HISTOIRE GÉNÉRALE DE LA GUERRE DE 1870-1871

TOME PREMIER

 

CHAPITRE VI. — SEDAN.

 

 

L'Empereur avait quitté l'armée de Metz le 16 août et était arrivé le 17 à Châlons, où se formait l'armée du maréchal Mac-Mahon, qui eut bientôt sous ses ordres 140.000 hommes répartis en quatre corps : le 1er (Ducrot), le 5e (de Failly, puis Wimpfen), le 7e (Douay) et le 12e (Lebrun)[1].

Pendant ce temps, le prince royal de Prusse, à la tête de l'armée victorieuse à Reichshofen, s'avançait par Nancy et Vitry-le-François sur Châlons et menaçait Paris. Le plus simple bon sens voulait fie l'armée ile Mac-Mahon se repliât sur Paris, pour y compléter son organisation et défendre la ville, en s'appuyant sur les forts et les hauteurs qui l'entourent et en font un formidable camp retranché. Mais le gouvernement de Paris en avait décidé autrement. Le conseil aulique qui s'était formé à Paris et se composait de l'Impératrice, de Palikao, des membres du Conseil privé et des présidents du Sénat (Rouher) et du Corps législatif (Schneider), prétendit diriger les opérations et se laissa tromper par les dépêches du maréchal Bazaine. Bazaine avait annoncé, le 16, qu'il était victorieux ; le 18, il avait maintenu ses positions : trop occupé, disait-il, pour envoyer des rapports, il n'avait que le temps d'expédier des dépêches. Personne ne soupçonnait à Paris la trahison de Bazaine, et l'on était convaincu qu'il allait sortir de Metz. Le général Palikao prit le parti d'envoyer Mac-Mahon sur la Meuse pour donner la main à l'armée de Metz et l'aider à opérer sa retraite.

Palikao voulait que Mac-Mahon se portât rapidement de Châlons sur Verdun, que l'on gagnât de vitesse le prince de Prusse et qu'on livrât bataille au prince de Saxe, qui devait s'opposer à notre marche. Ce projet était fort aventureux ; mais, exécuté avec vigueur et rapidité, peut-être pouvait-il réussir, surtout si Bazaine agissait énergiquement de son côté, comme on pensait qu'il le ferait.

L'Impératrice et le ministre de la guerre insistaient pour l'adoption de ce plan, disant que sa réussite aurait pour résultat de former une grande armée à opposer aux masses prussiennes, et surtout d'éviter les conséquences qu'aurait la rentrée de l'Empereur à Paris, si Bazaine abandonné était battu. On montrait la Révolution saisissant ce prétexte et renversant l'Empire.

A Châlons, l'Empereur, le maréchal Mac-Mahon, le prince Napoléon et le général Trochu[2] étaient opposés à l'idée de marcher au secours de Bazaine, et voulaient revenir à Paris et le défendre. C'était le parti le plus sage pour le salut de la France et pour celui de l'Empire, et l'on ne se rend pas compte de l'opposition que fit le gouvernement de la régence. Le 21, le retour à Paris fut décidé à Châlons ; l'armée partit pour Reims, et le maréchal Mac-Mahon en reçut le commandement. Le général Trochu, dont la population de Paris commençait à s'engouer à cause de son opposition à l'Empire, fut nommé gouverneur de Paris et y fut envoyé aussitôt. Il devait annoncer le retour de l'Empereur et de l'armée, et l'on comptait sur sa popularité naissante pour arrêter un mouvement révolutionnaire, comme sur son énergie pour le réprimer au besoin.

Le 22, Mac-Mahon allait donner de nouveaux ordres pour faire marcher les troupes de Reims sur Paris, lorsqu'il reçut à quatre heures la dépêche de Bazaine, du 19 août, annonçant que l'armée de Metz allait sortir et se rabattre sur Thionville et Châlons, par Montmédy. Le maréchal changea d'avis, renonça à se porter sur Paris et donna l'ordre de se diriger sur Stenay, pour marcher à la rencontre de Bazaine.

L'Empereur partit avec l'armée pour Stenay. Par la volonté du gouvernement de la régence, il n'avait pas de commandement ; il se trouvait réduit à la situation d'empereur honoraire, et subissait pour la seconde fois une sorte d'abdication que ses ministres lui imposaient. On ne comprend pas plus l'aveuglement de ceux-ci que la résignation du souverain.

L'armée avait quitté et incendié le camp de Châlons, le 21 août ; elle s'était portée sur Reims se dirigeant sur Paris. Quand il fut décidé qu'elle irait à Stenay, elle quitta Reims le 23, et marcha avec une extrême lenteur[3] sur Rethel, Tourteron et Chêne-le-Populeux, dans l'Argonne, où elle arriva seulement le 27.

C'est à Chêne-le-Populeux que l'Empereur et j Mac-Mahon acquirent la certitude que Bazaine ; n'était pas sorti de Metz. Le maréchal Mac-Mahon, j jugeant nettement la situation et le péril de la marche sur Montmédy, voulait se replier sur Mézières et revenir à Paris ; il commença même ce mouvement et en prévint le ministre. Il lui rappelait ; que Metz était bloqué par 200.000 hommes, que le prince de Saxe menaçait son flanc droit, que le Prince royal s'avançait et allait lui couper la retraite, et il ajoutait que l'on n'avait pas de nouvelles de Bazaine. Palikao insista auprès de l'Empereur et de Mac-Mahon, continuant à les menacer de la révolution à Paris s'ils abandonnaient Bazaine. Le maréchal et l'Empereur cédèrent malheureusement, et décidèrent que l'on irait à Stenay. Il est facile de comprendre combien notre marche, déjà si lente, fut encore ralentie par ces hésitations et par ces changements de direction. En réalité l'on ne marchait pas, on louvoyait au lieu d'aller droit au but, et l'on perdit ainsi les quatre jours d'avance que l'on avait sur le prince de Prusse, qui parvint enfin à nous atteindre et à se réunir au prince de Saxe.

Pendant ce temps, le prince de Prusse s'emparait de Vitry-le-François et y apprenait, le 25, la marche de Mac-Mahon sur la Meuse. Le prince de Saxe, de son côté, arrivait à Clermont-en-Argonne. Aussitôt le général de Moltke arrêta la marche de ces deux armées sur Paris, changea leur direction et les lança à la poursuite de Mac-Mahon. La rapidité et la précision dès mouvements de l'ennemi contrastent douloureusement avec ce qui se passait dans notre armée, où il n'y avait qu'indécision, lenteur et désordre.

Le prince de Prusse, arrivé à Châlons, changea de direction et marcha sur la Meuse par Vouziers et Chêne-le-Populeux. De son côté, le prince de Saxe, de Clermont-en-Argonne se dirigea sur Dun, par Varennes, pour disputer le passage de la Meuse à Mac-Mahon. Dès le 27, sa cavalerie attaquait, à Buzancy, le général de Failly ; elle l'attaquait encore le 28 à Buzancy et, le 29 à Bois-les-Dames. Ces trois combats et l'occupation de Stenay par l'ennemi empêchèrent Mac-Mahon de passer la Meuse M cet endroit, d'où l'on arrivait sur Montmédy, et S forcèrent à descendre la Meuse jusqu'à Mouzon et Remilly. En même temps on apprenait la prochaine arrivée du prince de Prusse sur nos derrières : nous allions donc être attaqués par 250.000 hommes, et nous courions le risque presque certain de voir les Prussiens nous couper toute ligne de retraite. Dans de pareilles conditions, la marche sur Montmédy devenait évidemment impossible ; le maréchal voulut encore (le 29) se replier sur Mézières, pour de là revenir à Paris par la rive droite de l'Oise. De nouveaux ordres du cabinet de Paris l'obligèrent à continuer sa marche sur Montmédy, où, disait-on, il fallait aller soutenir Bazaine, sans nul doute aux prises avec le prince Frédéric-Charles, et qu'on ne pouvait laisser écraser. Mais Bazaine ne courait aucun danger ; le traître n'était pas sorti de Metz, et, pour venir à son secours, on allait faire sombrer la fortune de la France dans un épouvantable désastre.

Mac-Mahon se résigna à aller à Montmédy ; le 12e corps passa la Meuse, le 29, à Mouzon, pendant que le 1er la traversait à Remilly, le 30 vers midi. Les 5e et 7e corps, qui étaient en arrière, suivaient le mouvement et devaient passer la Meuse le 30 dans la soirée.

Mais, le 30, les têtes de colonnes du prince de Prusse[4] se joignirent à l'armée du prince de Saxe, qui, ayant reçu l'ordre d'attaquer l'armée de Mac-Mahon, se jeta aussitôt sur le 5e corps (de Failly) et le surprit à Beaumont, vers midi. Il n'y avait pour garder les approches du campement ni grand'gardes ni sentinelles ; les paysans qui vinrent donner l'alarme furent mal reçus. Bref, les Prussiens sortirent des bois et vinrent mettre leurs pièces en batterie à 400 mètres de notre camp, hésitant à tirer sur une troupe aussi pleine de sécurité et si complètement surprise. On ne peut s'expliquer comment le général de Failly, qui était aux prises avec l'ennemi depuis trois jours, et le général qui commandait la division si honteusement surprise, ont pu négliger de prendre les mesures que prescrivent les règlements militaires et le plus vulgaire bon sens, au point de laisser arriver à 4 ou 500 mètres de leur campement 80.000 hommes et une nombreuse artillerie sans en être prévenus. Sauf un régiment, le 68e, personne n'était sous les armes et prêt à combattre ; par hasard, le colonel du 68e avait donné l'ordre à son régiment de se tenir prêt à passer sa revue. Surpris par les obus, notre campement tomba dans un désordre indescriptible. Le 68e se porta aussitôt contre l'ennemi, lui tint tête et perdit 1.169 hommes en moins de trois quarts d'heure. Cette résistance énergique permit à quelques milliers de soldats, de toutes armes et de tous régiments, de se grouper autour des débris du 68e, et, sous le commandement du colonel de Béhagle (du 11e de ligne), de résister à l'ennemi assez de temps pour assurer la retraite. Pendant ce temps, le reste du 56 corps, qui avait commencé sa marche sur Mouzon, prenait position entre Yonk et la Meuse, au nord de Beaumont, et luttait énergiquement contre les Saxons ; mais il fut obligé par l'artillerie prussienne de battre en retraite, vivement poursuivi par l'ennemi. Le 5e corps passa la Meuse à Mouzon, protégé par l'artillerie du 12e corps et par le 5e régiment de cuirassiers, qui se fit hacher. Encore une fois le dévouement de ces braves soldats arrachait à une perte certaine des troupes compromises par l'incapacité de leurs chefs.

En même temps, le général Douay (7e corps), pressé par deux corps prussiens et par une division de cavalerie, se dirigeait sur Remilly ; une de ses divisions eut un engagement assez sérieux à Varniforêt, mais le 7e corps arriva intact à Remilly et à Sedan, où il passa la Meuse, et rallia l'armée dans la nuit du 30 au 31.

Pendant que le 5e corps se faisait battre à Beaumont-Mouzon, que le 7e arrivait à Sedan, non sans danger, que le 12e était à Mouzon, deux divisions d'infanterie du 1er corps[5] et la division de cavalerie de réserve du général Margueritte, ayant à leur tête l'Empereur et le général Ducrot, se portaient de Remilly sur Carignan, où l'on coucha le 30. Le brave et intelligent général Margueritte poussa des partis jusqu'à Montmédy et sur les routes qui de Montmédy conduisent à Metz, pour avoir des nouvelles de Bazaine ; il s'assura que le maréchal était bloqué dans Metz et qu'il n'avait pas rompu le cercle. Mac-Mahon était exact au rendez-vous donné à Montmédy, et Bazaine y manquait par sa faute, puisqu'il n'avait rien fait pour y arriver. Dès lors il était inutile d'aller plus loin : l'Empereur et Ducrot revinrent sur Sedan, et toute l'armée s'y trouva réunie le 31 au soir, menacée d'y être enveloppée et prisonnière le lendemain.

Déjà les Bavarois avaient attaqué, le 31, le général Lebrun (12e corps), à Bazeilles ; ils avaient été repoussés, mais ce succès ne pouvait exercer aucune influence sur la situation générale : il fallait en profiter pour, dès le 31, battre en retraite sur Mézières et sortir d'une impasse où nous allions être cernés immanquablement, si nous persistions à y rester.

Malheureusement on y resta : on ne se rendit pas compte du mouvement enveloppant que les Prussiens préparaient, et dont on avait cependant de nombreux indices ; on persista à croire jusqu'au dernier moment que l'on conserverait la ligne de retraite sur Mézières, et l'on se décida, plutôt que l'on ne se prépara, à donner la bataille. Notre armée comptait environ 130.000 hommes, 320 canons et 70 mitrailleuses ; elle était insuffisamment pourvue de vivres[6] et de munitions, tandis que l'ennemi, dont nous jouions si complètement le jeu, disposait de 250.000 combattants et de 700 bouches à feu. En effet, toute l'armée du prince de Prusse était arrivée et s'était jointe à l'armée de la Meuse ; une partie de ces troupes se préparait à passer la Meuse, à Donchery, à l'ouest de Sedan, pour couper notre retraite sur Mézières ou sur la Belgique, et nous enfermer dans Sedan.

Pendant que les armées prussiennes exécutaient avec un ordre et une régularité absolus un plan d'opérations savamment préparé, et commençaient leur manœuvre enveloppante du lendemain, notre armée continuait à être dans un désordre dont les détails sont navrants. On ne trouve nulle part la trace d'un plan d'ensemble pour la bataille qui va s'engager ; les généraux commandant les corps d'armée paraissent avoir agi chacun d'après son inspiration ; aucune disposition n'est prise pour assurer la retraite ; on n'est pas informé des manœuvres et des projets de l'ennemi, qui, lui, sait tout ce que nous faisons ; aucune décision n'a été prise à l'avance pour désigner le successeur du maréchal de Mac-Mahon, si celui-ci vient à être tué ou blessé. Aussi, Mac-Mahon blessé au début de l'action, le commandement passera-t-il d'abord au général Ducrot, puis au général de Wimpfen[7] qui le demandera à l'Empereur et l'obtiendra comme plus ancien et en vertu d'un ordre du ministre. Trois fois on changera donc de général en chef et de dispositif pendant la bataille même. Jusqu'à la fin, l'armée ira tantôt sur Montmédy, tantôt sur Mézières. Ces ordres contradictoires, ces marches et contre-marches jetèrent une confusion complète dans l'armée, enlevèrent aux soldats toute confiance dans leurs chefs, et, après la bataille, firent naître dans leur esprit l'idée de trahison.

L'armée française était placée à l'est de Sedan, ayant sa gauche à Illy et sa droite à Bazeilles, où le général Lebrun soutint un nouveau et rude combat contre les Bavarois de Von der Thann. On paraît avoir eu avoir d'abord l'intention d'écraser les Bavarois à Bazeilles, de les repousser sur Carignan et de s'ouvrir la route de Montmédy. Lorsque le maréchal Mac-Mahon, blessé d'un éclat d'obus, eut été remplacé par le général Ducrot (vers sept heures), celui-ci renonça au projet de s'ouvrir la route de Carignan. Craignant avec raison d'être tourné par les Prussiens à l'ouest de Sedan et de voir sa retraite coupée, soit sur Mézières, soit sur la .Belgique, il voulut, pendant qu'il en était encore temps, quitter ce champ de bataille si malheureusement choisi, battre en retraite par Illy sur Mézières et échapper ainsi à un désastre inévitable[8]. Il ordonna donc la retraite, et deux divisions commencèrent le mouvement. Mais, vers neuf heures, le général de Wimpfen, commandant le 5e corps, obtint de l'Empereur que le commandement de l'armée lui fût remis ; et aussitôt, malgré les prières du général Ducrot[9], il arrêta le mouvement de retraite et reprit les premières dispositions, c'est-à-dire le projet de déboucher sur Montmédy. Dès lors nous étions perdus. En effet, les Bavarois parvinrent à enlever Bazeilles à l'infanterie de marine et au général Lebrun, qui le défendirent avec une bravoure admirable ; puis ils brûlèrent ce village et en massacrèrent la population avec une férocité que l'histoire doit flétrir[10]. A gauche, les 5e et 11e corps prussiens et deux divisions de cavalerie avaient traversé la Meuse à Donchery, sans être inquiétés, et s'étaient portés sur Floing et Illy pour s'y joindre à la droite de l'armée prussienne : nous étions donc complètement enveloppés. Une artillerie nombreuse (690 pièces), agissant par masses compactes, nous attaquait de tous côtés et resserrait sans cesse ce cercle de feux meurtriers. Malgré la plus énergique résistance, notre infanterie était rompue, et notre artillerie, admirable de courage, quoique inférieure en nombre et en portée, résistait avec un sang-froid héroïque ; mais, foudroyée et démontée, vers deux heures elle était hors d'état de continuer à lutter. Dès lors nous étions perdus.

On fit appel à la cavalerie pour essayer de rompre le cercle qui enveloppait l'armée et pour sauver, comme à Reichshofen, l'honneur des armes. Le général Margueritte marcha avec sa division[11] et fut tué en allant reconnaître le point sur lequel il allait charger. Il fut remplacé par le général de Galiffet, qui, à trois reprises, essaya d'aborder l'ennemi et de prendre de flanc les batteries allemandes qui décimaient notre armée ; trois fois il fut repoussé et revint écrasé par le feu de l'artillerie et de la mousqueterie de 17 bataillons, qu'il essaya vainement d'enfoncer. L'ennemi a rendu lui-même un éclatant hommage à la bravoure incomparable de nos cavaliers ; mais cette bravoure fut malheureusement inutile.

Entourée, écrasée par le feu de 700 canons établis sur les hauteurs qui l'environnaient de tous côtés, l'armée plia et fut peu à peu rejetée sur Sedan. Il était alors trois heures et demie : à ce moment, le général de Wimpfen proposa à l'Empereur[12] de se mettre à la tête des troupes et de faire un suprême effort pour percer les lignes de l'ennemi et s'ouvrir le chemin de Carignan. L'Empereur refusa de répondre à cet appel désespéré ; il fit hisser le drapeau blanc sur la citadelle de Sedan et invita le général de Wimpfen à entrer en négociation avec l'ennemi, pour épargner, disait-il, la vie de ses soldats. Au lieu d'obéir à cet ordre, Wimpfen rassembla quelques milliers d'hommes, tomba sur les Bavarois à Balan, mais il fut repoussé. A ce moment, la petite ville de Sedan offrait un aspect déchirant : 70.000 hommes commençaient à s'y entasser pêlemêle avec les canons, les voitures, les chevaux, les blessés et les fuyards ; les obus y faisaient de nombreuses victimes dans les rues. C'est alors que l'Empereur écrivit au roi de Prusse une lettre ainsi conçue :

Monsieur mon frère, n'ayant pu mourir au milieu de mes troupes, il ne me reste qu'à remettre mon épée entre les mains de Votre Majesté. Je suis, de Votre Majesté, le bon frère.

NAPOLÉON.

En même temps, le général de Wimpfen reçut l'ordre de négocier avec le général de Moltke les détails de la capitulation. A la réception de cet ordre, Wimpfen donna sa démission. L'Empereur voulut le remplacer par le général Ducrot, qui refusa, ainsi que le général Douay, disant avec raison que, puisque le général de Wimpfen avait voulu prendre le commandement le matin, il devait le garder jusqu'à la fin.

Wimpfen, en effet, signa la capitulation au château de Bellevue, le 2 septembre à onze heures et demie du matin. L'Empereur, le maréchal Mac-Mahon, 2826 officiers et 70.000 hommes étaient prisonniers de guerre ; les armes, 600 canons de place et de campagne, les drapeaux, un immense matériel de guerre, 12.000 chevaux, étaient livrés à la Prusse. Ne craignons pas de le répéter, ce désastre eût été évité bien probablement, si le maréchal Mac-Mahon, cédant aux respectueuses observations des généraux Douay et Ducrot, eût ordonné la retraite sur Mézières le 31 août.

Ce qui est encore plus condamnable que la capitulation, rendue nécessaire par le massacre inévitable de 70.000 soldats hors d'état de se défendre, c'est l'ineptie qui avait mis une brave armée dans de telles conditions. Quoi qu'il en soit, la capitulation de Sedan fut un exemple détestable : après Sedan, on eut la capitulation de Metz et celle de Paris, où des armées entières mirent bas les armes. Rien de pareil n'était connu dans notre histoire, et personne ne croyait que de telles hontes fussent possibles.

Sedan nous a coûté 15.000 hommes tués ou blessés[13], 21.000 hommes pris pendant la bataille et 70.000 faits prisonniers en vertu de la capitulation. Trois mille soldats parvinrent à se réfugier en Belgique ; 10.000 fuyards, qui s'étaient sauvés de Sedan avant la bataille, filèrent sur Mézières, d'où le général Vinoy les envoya à Avesnes ; quelques-uns arrivèrent même à Paris, criant à la trahison et y rapportant contre leurs chefs incapables ces sentiments de méfiance, de mépris et de haine, qui eurent une si pernicieuse influence sur l'esprit de l'armée et de la population de Paris.

Nos prisonniers, renfermés dans les boues de la presqu'île d'Iges, eurent beaucoup à souffrir de la pluie, du froid et surtout de la faim. Les paysans français se montrèrent d'une rapacité ignoble : un officier de cuirassiers paya plusieurs fois à ces misérables la livre de pain dix francs ! En même temps que nos soldats mouraient de faim dans la boue, dix mille chevaux abandonnés parcouraient le pays en bandes énormes. Semblables à des ouragans, ces cohues sauvages renversaient tout sur leur passage, ou s'arrêtaient pour combattre entre elles, précipitant les vaincus dans la Meuse.

L'Empereur s'était rendu au quartier général du roi de Prusse et avait eu d'abord un entretien avec M. de Bismarck. Il refusa de faire la paix, disant qu'étant prisonnier, il ne pouvait traiter. Voici comment M. de Bismarck apprécie le refus de l'Empereur de faire la paix : Nous espérions qu'à Sedan il aurait consenti à traiter. C'était son devoir. Il a préféré réserver son intérêt personnel de souverain. La France expie cruellement cet égoïsme. Nous en avons aussi beaucoup souffert[14].

On doit approuver sans restriction ce refus de faire la paix ; mais l'Empereur eut le tort de déclarer qu'il n'avait pas voulu personnellement la guerre, et qu'il y avait été contraint par l'opinion publique.

Après une entrevue avec le roi de Prusse, l'Empereur fut envoyé au château de Wilhelmshœhe, dans la Hesse, où il arriva le 5 septembre.

Un seul corps échappa au désastre : ce fut le 13e, commandé par le général Vinoy. Ce corps avait été envoyé à Mézières pour appuyer les opérations de Mac-Mahon ; mais une seule de ses trois divisions était arrivée à Mézières le 31 août. Le général Vinoy reçut de l'Empereur et de Mac-Mahon l'ordre d'y rester. Après Sedan, le général Vinoy prit son parti : dans la nuit du 1er au 2 septembre, il battit en retraite avec 10.000 hommes (division Blanchard) et 70 pièces de canon, mais avec peu de cartouches, et se dirigea sur Laon, en envoyant aux deux divisions qui s'avançaient l'ordre de rétrograder sur cette ville.

La retraite fut rapidement et bien conduite : on passa par Saulce-aux-Bois, Chaumont-Porcien et Seraincourt. Vivement poursuivie par le 6e corps prussien et surtout par la cavalerie, la division Blanchard marcha nuit et jour, malgré le mauvais temps, le peu de solidité de ses jeunes soldats et leur extrême fatigue. On évita constamment l'ennemi, qui, malgré ses efforts, ne put nous atteindre nulle part ; enfin, on arriva le 3 au soir à Montcornet, après une étape de seize heures. L'ennemi n'avait pu nous suivre, et dès lors nous étions hors de son atteinte.

Le général Vinoy put arriver librement à Laon et de là à Paris avec ses deux autres divisions qu'il avait ralliées. Le corps entier était revenu à Paris le 9 septembre. Grâce à l'habileté de sa retraite, le général Vinoy avait sauvé un corps de troupes que les Prussiens avaient un intérêt majeur à détruire ; car à ce moment c'était la seule troupe organisée qui se trouvât à Paris, et, pour tout dire, la seule force sérieuse qui existât encore en France.

Pour terminer ce chapitre, nous citerons la lettre écrite par Napoléon au général anglais Burgoyne. Elle résume parfaitement l'histoire de cette triste campagne.

Wilhelmshœhe, 29 octobre 1870.

Je viens de recevoir votre lettre qui m'a fait le plus grand plaisir, parce qu'elle est une preuve touchante de votre sympathie pour moi, et, ensuite, parce que votre nom me rappelle le temps heureux et glorieux où nos deux armées combattaient ensemble pour la même cause.

Vous qui êtes le de Moltke de l'Angleterre, vous aurez compris que nos désastres viennent de cette circonstance que les Prussiens ont été plus tôt prêts que nous, et que, pour ainsi dire, ils nous ont surpris en flagrant délit de formation. L'offensive m'était devenue impossible ; je me suis résolu à la défensive. Mais empêché par des complications politiques, la marche en arrière a été arrêtée, puis est devenue impossible.

Revenu à Châlons, j'ai voulu conduire la dernière armée qui nous restait à Paris ; mais là encore des complications politiques nous ont forcés à faire la marche la plus imprudente et la moins stratégique, qui a fini par le désastre de Sedan.

Voilà, en peu de mots, ce qu'a été la malheureuse campagne de 1870. Je tenais à vous donner ces explications, parce que je tiens à votre estime.

NAPOLÉON.

 

 

 



[1] Le 1er corps comptait 40.000 hommes, 4 divisions d'infanterie, 1 division de cavalerie de 7 régiments, 96 canons et 24 mitrailleuses. — Le 5e corps n'avait que 25.000 hommes (la brigade Lapasset étant à Metz), 3 divisions d'infanterie, 1 division de cavalerie de 4 régiments, 72 canons et 18 mitrailleuses. — Le 7° corps était fort de 30.000 hommes ; il avait 3 divisions d'infanterie et 1 de cavalerie, qui ne comptait qu'une brigade de 3 régiments, l'autre brigade, de 2 régiments, étant restée à Lyon pour contenir les émeutiers de cette ville ; son artillerie comptait 72 canons et 18 mitrailleuses. — Le 12e corps, fort de 45.000 hommes, se composait de 3 divisions d'infanterie, dont une d'infanterie de marine, et de 2 divisions de cavalerie, dont une était celle du (je corps, qui était restée à Châlons. — L'armée de Châlons comptait en outre 2 divisions de cavalerie de réserve : la division Margueritte (5 régiments) et la division Bonnemain (4 régiments). — Les corps d'armée de Châlons avaient été remis au complet avec des hommes de la réserve et de la seconde partie du contingent, avec des recrues de la classe de 69 et avec quelques régiments de marche.

[2] Le général Trochu avait été envoyé par Palikao à Châlons pour prendre le commandement d'un corps d'armée, et au besoin pour remplacer Mac-Mahon, s'il arrivait malheur au maréchal.

[3] Cette lenteur, 8, 10 ou 12 kilomètres par jour, est causée : par les ordres et contre-ordres perpétuels qui faisaient parcourir aux troupes de 20 à 25 kilomètres quand en réalité elles ne gagnaient que 8 ou 10 kilomètres dans la direction indiquée ; par le manque de pain ; par le mauvais état des routes, que la pluie avait défoncées ; par la composition des régiments formés de troupes de nouvelle levée et incomplètement organisés ; par l'encombrement des bagages et des convois, qui devaient marcher au milieu des troupes et sous leur protection, parce que l'armée étant menacée par derrière et sur son flanc droit, les convois ne pouvaient la suivre sans risquer d'être enlevés. — Pendant ce temps, les Prussiens faisaient 32 et 40 kilomètres par jour pour nous atteindre.

[4] Les deux corps bavarois.

[5] Les deux autres étaient établies à Douzy.

[6] Avant la bataille de Sedan, les généraux avaient laissé prendre tous leurs convois. A Sedan, le chef de gare effaré avait fait filer sur Givet 500.000 rations de toute nature qui étaient en gare de Sedan. Aussi, après la bataille, on n'eut rien à donner à manger à nos malheureux soldats.

[7] Le général de Wimpfen était arrivé la veille à l'armée, venant d'Algérie, pour remplacer Je général de Failly au commandement du 5e corps.

[8] La route de Sedan à Mézières était encore libre à ce moment ; et ce qui le prouve, c'est que beaucoup de voitures du train et des parcs, parties de Sedan vers sept heures, arrivèrent sans encombre à Mézières.

[9] C'est aussi vers neuf heures que quelques régiments de cavalerie, continuant la retraite, prirent la route de Belgique, longèrent la frontière et arrivèrent à Avesnes. On ne parlerait pas de ce fait si, à propos de cette retraite opérée en toute liberté, on n'avait pas inventé la fable des perceurs, c'est-à-dire des braves qui s'étaient fait jour en passant sur le ventre de l'ennemi pendant que les autres capitulaient honteusement.

[10] Les Allemands ont nié inutilement cette barbarie. Ils ont fait la guerre en barbares, ils doivent en subir les conséquences. Ils ont remis en vigueur tous les vieux usages des guerres du Moyen-Age qu'on croyait abolis : ils ont massacré les prisonniers, entre autres 49 mobiles du 40 bataillon de la Marne à Passavant, le 25 août 1870 ; ils ont rétabli le système des otages ; ils ont inventé le système des otages placés sur les locomotives des chemins de fer ; ils ont autorisé et organisé le pillage et l'incendie ; ils ont exploité commercialement le réseau de l'Est, en transportant à leur profit voyageurs et marchandises jusqu'en mars 1871, contrairement à tout droit et à toute justice, et ont ainsi volé 44 millions de francs à la Compagnie de l'Est ; ils ont frappé les pays envahis de réquisitions et de contributions énormes ; ils ont accompli partout de sauvages exécutions ; ils ont annexé des territoires sans le consentement des habitants et sans prendre une part proportionnelle de la dette de la France ; ils ont exigé une indemnité de guerre exorbitante et sans précédents, non pour s'indemniser, mais pour s'enrichir ; ils ont déménagé, emballé et expédié des mobiliers en Allemagne pour augmenter leur bienêtre ; ils ont sans cesse violé le droit des gens et ont fait faire à l'Europe un déplorable retour en arrière vers la barbarie. Telle est la vérité, et les dénégations, ou les rectifications les plus hypocrites ne parviendront pas à la voiler.

[11] 1er, 2e, 4e chasseurs d'Afrique, 1er hussards et 6e chasseurs.

[12] L'Empereur était resté sur le champ de bataille depuis cinq heures du matin, au milieu des obus ; il rentra à Sedan à onze heures et demie, et dès lors il ne sortit plus de la ville.

[13] La perte des Allemands a été d'environ 10.000 hommes.

[14] J. FAVRE, Gouvernement de la défense nationale, II, 391. — (Entrevue de MM. J. Favre et de Bismarck à Versailles, le 25 janvier 1871.)