HISTOIRE GÉNÉRALE DE LA GUERRE DE 1870-1871

TOME PREMIER

 

CHAPITRE IV. — REICHSHOFEN ET FORBACH.

 

 

Pendant que notre armée se formait lentement et en désordre sur la frontière de l'Est, les armées allemandes, rapidement mobilisées et transportées en chemin de fer, nous menaçaient de l'invasion.

L'Empereur, après avoir déclaré l'Impératrice régente, le 23 juillet, avait commis la faute grave de quitter Paris, d'aller à Metz, et de laisser les Irréconciliables maîtres de la situation et du pouvoir en cas d'échec. Sa présence à Metz ne pouvait d'ailleurs être d'aucune utilité : souffrant depuis longtemps déjà, il ne lui était pas possible de supporter les fatigues de la guerre. L'indécision, qui était la base de son caractère, avait augmenté encore dans les dernières années et le rendait absolument impropre à l'exercice du commandement.

Comme militaire, il manquait de compétence et d'autorité ; il était hors d'état d'imposer un ordre à ses maréchaux, d'étouffer leurs dissensions et de réduire à l'impuissance leurs mutuelles cabales.

L'Empereur avait choisi pour major-général le maréchal Le Bœuf, habile général d'artillerie, mais non préparé à remplir ces difficiles fonctions, qui exigent des connaissances et une aptitude spéciales. Le quartier général fut établi à Metz, d'où l'on transmettait les ordres et les contre-ordres aux différents chefs de corps.

Il parait que le plan des généraux français était de faire passer le Rhin, à Maxau, à une armée placée sous les ordres du maréchal Mac-Mahon, et de la jeter sur Wurtzbourg, pour séparer de la Prusse l'Allemagne du Sud et la forcer à la neutralité[1], ou battre ses troupes pendant leur mobilisation, et entraîner par ce succès l'Autriche et l'Italie dans notre alliance. Pendant ce temps, on marchait sur Mayence et Coblentz, pour refouler les forces prussiennes qui se massaient de ce côté, et la flotte devait jeter un corps de débarquement sur les côtes de la Baltique. On comptait sur l'appui du Danemark pour faire réussir cette diversion.

Le succès de cette conception exigeait une grande rapidité dans nos premiers mouvements. Or la lenteur et le désordre de la mobilisation de notre armée empêchèrent l'Empereur de commencer les hostilités en temps utile, et permirent à l'ennemi de concentrer sans danger ses masses sur notre frontière.

Devant l'invasion, l'Empereur fut obligé de renoncer à l'offensive et de laisser aux Allemands l'avantage qu'a toujours celui qui sait prendre l'initiative des opérations : on se tint donc sur la défensive. Mais se tenir sur la défensive suppose que l'on concentre les forces dont on dispose, qu'on a adopté un plan de défense, qu'on défendra les lignes et les positions dont on peut se servir, les Vosges, la Sarre, la Moselle, par exemple. Au lieu d'agir ainsi, on partagea l'armée en huit corps, dont les divisions furent éparpillées sur toute la frontière, entre Thionville et Belfort, à des distances telles qu'elles ne pouvaient pas se soutenir les unes les autres.

Étrange combinaison, qui émiettait nos troupes, déjà trop peu nombreuses, devant les armées prussiennes fortement concentrées.

Aucune disposition, aucun plan ne fut adopté, ni pour l'attaque, ni pour la retraite, ni pour se soutenir réciproquement en cas d'attaque de l'ennemi. En général, personne ne s'éclaire ; la cavalerie ne sert absolument à rien ; personne ne se garde ; personne ne sait où est l'ennemi, ce qu'il fait, quelles sont ses forces ; il n'y a ni reconnaissances faites au loin et à fond[2], ni espionnage. On ne voulait pas même croire aux renseignements qu'on avait par hasard, lorsqu'ils déplaisaient. Le sous-préfet de Wissembourg, qui annonçait avec persistance l'approche de l'armée du prince royal, fut assez sévèrement blâmé de donner sans cesse de fausses nouvelles. En revanche, on consultait les journaux anglais pour savoir ce que faisaient les Prussiens et décider nos mouvements. Nos troupes vont et viennent de ci et de là, sans raison, sans plan, mais sans relâche. Chaque ordre est suivi d'un contre-ordre ; chaque jour voit naître un plan nouveau.

Nous avons dit que l'armée était divisée en huit corps[3]. Au 1er août, ils étaient ainsi placés et commandés. Le premier corps, aux ordres du maréchal Mac-Mahon, était à Strasbourg et comptait 38.000 hommes, 96 canons et 24 mitrailleuses. Le deuxième corps, commandé par le général Frossard, était à Saint-Avold et à Forbach, et comptait 28.000 hommes, 72 canons et 18 mitrailleuses. Le troisième corps, commandé par le maréchal Bazaine, était à Boulay et comptait 42.000 hommes, 96 canons et 24 mitrailleuses[4]. Le quatrième corps, commandé par le général de Ladmirault, était à Thionville et comptait 33.500 hommes, 72 canons et 18 mitrailleuses. Le cinquième corps, aux ordres du général de Failly, était à Sarreguemines et à Bitche, et comptait 29.000 hommes, 72 canons et 18 mitrailleuses. Le sixième corps, commandé par le maréchal Canrobert, était à Châlons et comptait 40.000 hommes, 114 canons et 6 mitrailleuses. Le septième corps, commandé par le général Félix Douay, était à Belfort et ne comptait que 27.000 hommes, avec 72 canons et 18 mitrailleuses. La Garde, forte de 23.000 hommes, avec 60 canons et 12 mitrailleuses, était à Metz, sous les ordres du général Bourbaki. La réserve de cavalerie, placée à Lunéville, comptait 3 divisions (7.000 hommes), 30 canons et 6 mitrailleuses. La réserve d'artillerie se composait de 96 canons et de 3500 hommes. Le total de nos forces était de 272.000 hommes, 780 canons et 144 mitrailleuses.

Pendant ce temps, comme nous l'avons dit plus haut, le gouvernement songeait, mais trop tard, à se procurer des alliances. Il croyait que le Danemark se déclarerait pour nous, et il se proposait d'y envoyer le prince Napoléon et le général Trochu, à la tête d'un corps de débarquement destiné à faire avec les Danois une diversion du côté de la Baltique ; mais les vaisseaux n'étaient pas prêts[5], et les troupes manquaient. On comptait sur l'appui de l'Autriche et de l'Italie. On avait espéré jusqu'au dernier moment, malgré l'évidence, que la Bavière et le Wurtemberg resteraient neutres[6]. Tous ces rêves s'évanouirent. La Russie s'alliait secrètement avec la Prusse, afin d'obtenir carte blanche en Orient et le moyen de faire réviser le traité de Paris ; en échange, elle devait forcer l'Autriche à rester neutre, en la menaçant de la guerre si elle se déclarait pour nous. Quant à l'Angleterre, irritée d'un projet d'annexion de la Belgique à la France, maladroitement négocié quelques années auparavant entre l'Empereur et M. de Bismarck, projet que M. de Bismarck fit connaître aussitôt après la déclaration de guerre, l'Angleterre se prononça contre nous avec une haine qui étonna beaucoup notre légèreté française.

L'opinion publique, ignorante et mal renseignée par la presse, s'impatientait, dans les derniers jours de juillet, de ne pas voir les hostilités engagées et notre armée entrer en Allemagne ; elle trouvait étrange la proclamation de l'Empereur, qui annonçait une guerre longue et difficile. La presse et le public ne se doutaient pas des difficultés insurmontables qu'imposait notre mauvais système de mobilisation, ni de la nécessité où l'on était réduit tout à coup, et avant d'avoir combattu, à se tenir sur la défensive, ni des terribles surprises que l'ennemi allait nous infliger.

En effet, l'armée allemande, organisée comme on le sait, bien commandée, abondamment pourvue de tout, rapidement transportée en chemin de fer, s'avançait divisée en trois grosses masses, qui allaient nous surprendre partout, en tombant à l'improviste sur nos corps isolés. Leurs mouvements nous étaient complètement inconnus, grâce à la cavalerie qui les précédait et formait un impénétrable rideau devant elles.

Les trois armées allemandes étaient placées sous le commandement supérieur du roi de Prusse, ayant pour chef d'état-major général le général de Moltke.

Le plan d'attaque de la France, tel qu'il a été exécuté, avait été rédigé dans l'hiver de 1868-69 ; tout avait été préparé, comme nous l'avons dit, pour les transports et les marches de chaque corps. Le jour où la mobilisation fut ordonnée, il n'y eut qu'à mettre les dates sur les tableaux de marche et de transport, puis à commencer la mise à exécution. Les armées prussiennes devaient être arrivées le 3 août aux points qui leur étaient assignés sur notre frontière ; elles exécutèrent si ponctuellement les ordres donnés, que, le 4, le prince royal commençait l'offensive. Personne ne comprendra jamais qu'avec 200.000 hommes, nous ayons permis aux Prussiens d'opérer ces marches, ces concentrations, au lieu de nous jeter sur leurs divisions isolées, de couper leurs chemins de fer, en un mot, d'opposer quelque obstacle à la réalisation de leurs projets, qu'ils ont accomplis comme s'ils eussent fait de grandes manœuvres pendant la paix.

La première armée allemande, commandée par Steinmetz, formait la droite de l'ennemi. Partie de Coblentz, elle remontait la Moselle et s'avançait sur Sarrelouis. C'est elle qui nous attaquera à Forbach. Elle était forte de 61.000 hommes et comptait deux corps d'armée : le 7e (Zastrow), le 8e (Gœben), deux divisions de cavalerie et 180 canons. — La deuxième armée, commandée parle prince Frédéric-Charles, formait le centre. Partie de Mayence, elle s'avançait sur Sarreguemines par Kaiserslautern. Elle était forte d'environ 206.000 hommes et comptait six corps d'armée : la garde (prince Auguste de Wurtemberg), le 3e corps (Alvensleben II), le 4e (Alvensleben I), le 9e (Manstein), le 10e (Voigts-Rhetz), le 12e corps, formé par les Saxons (prince royal de Saxe), deux divisions de cavalerie et 534 canons. Le prince Frédéric-Charles ne prendra pas part aux premières opérations. — La troisième armée, commandée par le prince royal de Prusse, formait la gauche de l'ennemi. Partie de Spire, elle s'avançait par Landau sur Wissembourg. Elle était forte d'environ 180.000 hommes et comptait deux corps d'armée prussiens (le 5e, Kirschbach ; le 11°, Bose) ; deux corps d'armée bavarois (le 1er, Von der Thann ; le 2°, Hartmann), la division wurtembergeoise (Obernitz), la division badoise (Boyer), deux divisions de cavalerie et 480 canons. C'est elle qui va nous attaquer à Wissembourg et à Reichshofen.

L'ensemble des forces allemandes est donc de 447.000 hommes et de 1194 canons. Il restait en Allemagne : le 1er corps (Manteuffel), le 2e (Fransecky), le 6° (Tumpling), et quatre divisions de landwehr, formant une première réserve de 188.000 hommes et de 384 canons, à laquelle il faut ajouter une seconde réserve de 160.000 hommes, formée de landwehr de garnison, et une troisième réserve de 226.000 hommes, composée de troupes de dépôt.

Dès les premiers jours du mois d'août, la Prusse, rassurée du côté de la mer, jeta en France toute sa première réserve et augmenta l'effectif de ses trois armées. La première fut alors composée de trois corps (1er, 7e et 8e) et de deux divisions de cavalerie, et son effectif porté à environ 100.000 hommes et 264 canons. La seconde armée fut composée de la garde prussienne, de cinq corps prussiens (2e, 3e, 4e, 9e et 10e), du corps saxon (le 12e), et de deux divisions de cavalerie[7] ; son effectif fut porté à environ 220.000 hommes et 624 pièces de canon. La troisième armée fut composée de trois corps prussiens (5e, 6e, 11e), du 1er et du 2e corps bavarois, des divisions wurtembergeoise et badoise, et de deux divisions de cavalerie ; son effectif fut porté à environ 200.000 hommes et 552 canons.

Au moment où les Prussiens allaient prendre l'offensive, l'Empereur attaqua Sarrebruck (2 août).

Le 2° corps (général Frossard) ne rencontra qu'un bataillon et trois escadrons de uhlans, avec 4 canons, qui se replièrent après un combat de deux heures. Cette affaire insignifiante aurait pu avoir des suites sérieuses, si l'on avait pris Sarrebruck et ensuite Neuenkirchen, nœud de chemins de fer si important à occuper pour couper les communications entre Steinmetz et Frédéric-Charles, que l'on aurait dû y livrer bataille afin d'en devenir les maîtres. Mais cette stratégie élémentaire était au-dessus de l'intelligence du quartier général. On se contenta de parler du prince impérial, qui avait ramassé une balle et reçu le baptême du feu. On n'occupa même pas Sarrebruck, et l'on continua à rester dans l'inaction, sans se donner la peine de s'éclairer et de chercher à savoir ce que faisait et où était l'ennemi.

Au moment où l'on s'y attendait le moins, le prince royal de Prusse nous tira de cette somnolence et nous rappela à la réalité.

La division Douay (Charles-Abel), du corps de Mac-Mahon, était arrivée de Haguenau à Wissembourg, le 3 août au soir ; elle avait été envoyée sur la Lauter pour surveiller l'ennemi et protéger nos populations de la frontière contre les tentatives peu sérieuses de l'ennemi, mais nuisibles aux habitants[8], avec ordre toutefois de se retirer devant des forces évidemment supérieures. Personne ne se doutait de l'attaque si prochaine du prince royal ; on ne voulait pas même croire que l'armée prussienne fût prête à agir.

Le général Douay, ainsi jeté en pointe d'avant-garde, se croyait suivi de plus près qu'il ne l'était réellement par les 3e et 4e divisions du corps du maréchal Mac-Mahon, qui devaient être à Haguenau. Il comptait aussi être appuyé, non seulement par la division Ducrot, qui était à Reichshofen, mais aussi par le 5e corps (de Failly), qu'il supposait être encore entre Niederbronn et Bitche. Il ignorait que le quartier général, pour appuyer l'affaire de Sarrebruck, avait donné l'ordre au général de Failly de se porter sur Sarreguemines. Rien n'est coordonné ; tout se fait au hasard ; on oublie ou l'on néglige de prévenir, de s'informer.

L'effectif de la division Douay se composait de 7500 hommes d'infanterie, de trois batteries, dont une de mitrailleuses, et d'une compagnie du génie.

Deux régiments de cavalerie avaient été placés sous les ordres du général Douay depuis le 3 ; mais on avait détaché trois bataillons pour occuper le col du Pigeonnier, et deux autres bataillons étaient à Seltz, n'ayant pas rejoint la division : de sorte que, le 4, la division Douay n'avait pour combattre que 8 bataillons d'infanterie (4.800 hommes) et ses trois batteries, la cavalerie n'ayant pas pu être employée.

Le général Douay devait croire que ceux qui l'envoyaient à Wissembourg étaient exactement renseignés sur les mouvements et la situation de l'ennemi. Il fit faire, le matin du 4, la reconnaissance réglementaire ; mais elle n'alla pas assez loin, ne fouilla pas les bois et ne vit rien. Le commandant de la reconnaissance eut le tort de ne pas laisser de grand'garde en se repliant. Une heure après la rentrée de la reconnaissance, l'ennemi, qui s'était mis en mouvement derrière elle, envoyait ses obus sur Wissembourg et faisait sortir ses colonnes des bois où elles étaient cachées. Le général Douay, attaqué à l'improviste par les têtes de colonne de trois corps allemands[9], résista énergiquement avec ses 5000 soldats sur les hauteurs du Geisberg et autour de Wissembourg et d'Altenstadt. Le général Douay ayant été tué, le général Pellé continua à combattre, et, après une lutte acharnée de six heures, il battit en retraite sur Climbach, où était la division Ducrot. Nous avions perdu une pièce de canon, 1.200 hommes et un millier de prisonniers faits sur le champ de bataille et à Wissembourg, qui fut vigoureusement défendu par un bataillon du 74e. Cette victoire ouvrait l'Alsace au prince de Prusse[10].

A la nouvelle de notre défaite à Wissembourg, le quartier général se décida à concentrer ses forces et à créer deux armées : l'une fut donnée au maréchal Mac-Mahon, et composée des 1er, 5e et 7e corps ; l'autre fut placée sous les ordres du maréchal Bazaine, et composée des 2°, 3e et 4e corps ; mais Empereur restait le chef supérieur des deux maréchaux et conservait le commandement de la Garde. Cet essai de concentration se faisait trop tard, et le quartier général ne sut pas plus donner des ordres précis aux deux armées qu'il n'avait su en donner aux corps séparés. La confusion des ordres et des contre-ordres, et l'absence d'un plan général continuèrent à laisser les Prussiens absolument maîtres de faire ce qu'ils voulurent.

Le 5, l'Empereur, avons-nous dit, donna au maréchal Mac-Mahon le commandement supérieur des 1er, 5e et 7e corps. En conséquence, les généraux de Failly et Douay reçurent l'ordre de rallier le maréchal, campé sur la Sauer, devant Wœrth ; mais cette concentration se fit avec une telle lenteur, que, le 6, une seule division du 7e corps avait rejoint Mac-Mahon, et qu'une division du 5e corps arriva seulement le soir, après la défaite du maréchal. Mac-Mahon, mal renseigné, ne comptait pas être attaqué le 6 août, et, le matin de ce jour fatal, il ne paraît pas que nous ayons eu connaissance de la présence de toute l'armée du prince royal devant la nôtre. Quoi qu'il en soit, il est bien regrettable que le maréchal n'ait pas jugé à propos de reculer sur Saverne, de prendre position dans les Vosges, d'y rallier les corps de Failly et de Douay : il eût évité un désastre. Au lieu d'agir ainsi, le maréchal engagea la bataille de Reichshofen[11] avec environ 40.000 hommes contre 90.000 Allemands. Le combat fut acharné : nos troupes d'Afrique se battirent ï avec une indomptable énergie, qui rappelait nos meilleurs jours ; mais elles furent écrasées par les' obus allemands. Puis, vers midi, l'armée prussienne tout entière s'avança contre la nôtre et commença à tourner notre droite. Pour la dégager, on lança la brigade Michel[12], qui reçut l'ordre de charger l'ennemi : elle se jeta avec une sauvage impétuosité et avec un héroïque esprit de sacrifice[13] au milieu du feu de l'artillerie et de la mousqueterie, et sabra ce qu'elle rencontra devant elle ; mais, en traversant le village de Morsbronn pour gagner la campagne, l'immortelle brigade fut presque détruite par l'infanterie allemande embusquée dans les maisons.

Cependant la bataille continuait toujours. Fort de son nombre, le prince royal envoyait sans cesse de nouvelles troupes au feu, et il fallut bien se décider à battre en retraite. Pour retarder le mouvement en avant de l'ennemi, la division de cuirassiers du général Bonnemain[14] fut jetée contre les Allemands, vers quatre heures, avec mission de sauver l'honneur des armes. Ces braves cavaliers chargèrent par escadron : ils firent peu de mal à l'infanterie allemande, abritée dans des houblonnières et des clos de vignes ; ils perdirent beaucoup de monde, mais ils ralentirent la marche de l'ennemi pendant une heure et sauvèrent l'armée.

Quand le maréchal quitta le champ de bataille, son armée était décimée, désorganisée par cette lutte sanglante ; elle se retirait sur Saverne, par Bouxwiller et Niederbronn, dans un désordre complet. Heureusement une division du 5e corps arriva à Niederbronn vers cinq heures et protégea sa retraite.

Le maréchal avait perdu 4.000 hommes tués ou blessés, 6.000 prisonniers, 41 canons ou mitrailleuses, ses convois de vivres et ses bagages ; de leur côté, les Allemands eurent 10.500 hommes hors de combat.

Vivement poursuivis d'abord par la cavalerie allemande, les 15.000 hommes débandés que Mac-Mahon ramenait avec lui ne purent détruire ni les chemins de fer ni les tunnels des Vosges, qu'on abandonnait intacts aux Prussiens, dès lors maîtres de leurs communications dans leur marche en avant[15]. Involontairement on se reporte, en racontant ce désastre, aux souvenirs glorieux de la défense de l'Alsace par Turenne.

Le 7, le maréchal et les généraux de Failly et Douay reçurent l'ordre de se retirer à Châlons, où, d'après la volonté de l'Empereur, toute l'armée devait se réunir.

L'Alsace était perdue. Strasbourg et Belfort, qui n'étaient pas en état de défense, allaient être assiégés sans espoir d'être secourus, et l'ennemi était libre de couvrir de ses partis de cavalerie deux ou trois départements, d'y étouffer par de cruelles exécutions le soulèvement militaire de la population et de frapper ainsi de terreur le reste de la France.

La retraite de Mac-Mahon s'accomplit par Saverne, Lunéville et Neufchâteau[16]. Là, ses troupes s'embarquèrent en chemin de fer pour gagner Châlons, où elles arrivèrent, le 16 août, complètement démoralisées par la défaite et par les privations qu'elles avaient supportées pendant dix jours. Le corps du général de Failly, très-compromis entre Sarreguemines et Bitche, avait échappé à l'ennemi et se rendit à Châlons par la Petite-Pierre, Lunéville, Neufchâteau et Chaumont, suivant Mac-Mahon à quelque distance. A Chaumont, il prit la voie ferrée, et il arriva à Châlons le 20, à peu près en même temps que le Ie corps, qui venait de Belfort[17].

Le prince royal ne poursuivit pas longtemps Mac-Mahon ; il ne dépassa pas la Moselle et resta à portée de l'armée de Frédéric-Charles.

Pendant que l'aile gauche des Prussiens gagnait la bataille de Reichshofen, leur aile droite battait le même jour le général Frossard à Forbach. La veille, l'Empereur, avons-nous dit, avait placé les 2e, 3° et 4e corps sous les ordres du maréchal Bazaine, qui se trouvait ainsi avoir une véritable armée sous son commandement. Mais, par une aberration inexplicable, à peine Bazaine était-il nommé chef supérieur des 2e, 3e et 4e corps, que le quartier général arrêta la concentration des trois corps sans le consulter, et régla leur emplacement sur une étendue de 60 kilomètres, en les plaçant hors de portée de se soutenir les uns les autres, devant une armée de 70.000 hommes.

Le 2e corps (Frossard) avait reçu l'ordre, après l'affaire de Sarrebruck, de se replier sur Forbach, bien qu'il soit difficile de comprendre pourquoi on allait laisser Steinmetz libre de passer la Sarre sans combat. Quoi qu'il en soit, le général Frossard vint prendre position à l'est de Forbach, sur les hauteurs de Spickeren.

Le 6 août, une bataille s'y engagea par hasard, et nous ne sûmes pas profiter de l'occasion que la Fortune nous offrait. Steinmetz servait de pivot aux trois armées allemandes, qui devaient accomplir une grande conversion à droite. L'armée du prince royal était l'aile marchante, et Steinmetz devait attendre pour agir qu'elle eût accompli sa conversion.

Le général Frossard ayant fait retirer ses troupes de quelques positions qui dominaient la Sarre, deux lieutenants de Steinmetz, Kamecke et Rheinbaben, crurent que les Français battaient en retraite et les firent attaquer par une division. Ils s'étaient trompés. Une bataille sérieuse s'engagea[18], à laquelle prirent part successivement toutes les divisions de l'armée de Steinmetz et plusieurs régiments du prince Frédéric-Charles, qui accoururent au canon.

Quatre fois le 2e corps reprit l'offensive et fut repoussé ; ne recevant aucun secours, le général Frossard battit en retraite à neuf heures du soir, après avoir perdu 2.000 hommes tués ou blessés, et 2.000 prisonniers[19].

Nous avons dit que les Prussiens étaient accourus de toutes parts au canon : c'est pour eux une règle et un devoir. Il n'en fut pas de même dans notre armée. Pendant que le 2e corps était aux prises avec Steinmetz, le 3° corps, commandé par le maréchal Bazaine, était à Saint-Avold, et plusieurs de ses divisions n'avaient que 7 ou 12 kilomètres à franchir pour arriver à Spickeren et nous donner la victoire. Non seulement elles n'arrivèrent pas au canon, mais, malgré les demandes de secours adressées par le général Frossard au maréchal Bazaine, le 2e corps ne fut pas secouru. Bazaine avait ordonné cependant à trois de ses divisions de se porter au secours du 2e corps ; mais ces divisions furent averties trop tard, mirent trop de lenteur à marcher ou s'arrêtèrent en chemin[20] ; bref, elles arrivèrent à Forbach après le combat. Les distances à parcourir n'étaient pas telles que des généraux énergiques et dévoués à leur devoir n'eussent pu les franchir en temps utile et arriver assez tôt pour faire payer cher à Steinmetz la faute que ses lieutenants avaient commis[21]. Nous pouvions donc éviter la défaite de Forbach aussi bien que celle de Reichshofen.

Après sa défaite, le 28 corps évacua Forbach, abandonnant les immenses approvisionnements rassemblés dans la gare de cette ville[22] et se replia sur Sarreguemines. Il y reçut un premier ordre d'aller à Châlons, puis un second qui lui prescrivait de revenir à Metz, où il arriva en effet le 10.

Les deux ailes de l'armée allemande étaient victorieuses le même jour, et l'armée française désorganisée et en retraite. La France était envahie, et Paris déjà menacé. Devant un pareil péril, il semble que le quartier général aurait dû sortir de son indécision et agir avec énergie ; tout au contraire, il ne sut plus quel parti prendre. En effet, on décide, le 7 au matin, que toute l'armée ira à Châlons ; le 7 au soir, on convient qu'on livrera une grande bataille le lendemain, à Saint-Avold ; le 8, on renonce à livrer bataille pour se replier sur Metz, où l'on appelle le maréchal Canrobert ; on adopte ensuite le projet de défendre la ligne de la Moselle, entre Toul, Metz et Thionville ; le 12, l'Empereur cède le commandement au maréchal Bazaine ; et le 13, quand le maréchal Canrobert est arrivé, on revient à l'idée de quitter Metz et de battre en retraite sur Châlons. Il faut convenir que les Prussiens ont eu beau jeu.

Après leurs victoires de Wœrth et de Spickeren, les trois armées allemandes se réunirent librement à l'ouest des Vosges et s'avancèrent : Steinmetz sur Metz, par Faulquemont ; Je prince Frédéric-Charles sur Metz également, par Gros-Tenquin ; le prince royal, qui formait l'aile marchante, se dirigea sur Nancy par Sarre-Union, pour suivre Mac-Mahon, Douay et de Failly, qui se repliaient, comme on l'a dit, sur Châlons. En même temps, le prince royal détachait les Badois et le général Werder, et les chargeait d'assiéger Strasbourg ; dès le 8 août, la cavalerie ennemie paraissait devant cette ville.

Ne trouvant personne devant eux, les Prussiens continuèrent leurs mouvements sans difficulté : ils occupèrent Lunéville, où d'immenses approvisionnements tombèrent entre leurs mains ; ils entrèrent à Nancy (12 août), de là allèrent occuper Frouard[23] et Pont-à-Mousson, et poussèrent jusqu'à Commercy sur la Meuse, en laissant provisoirement Toul de côté. Par ces marches habiles, mais accomplies en toute liberté, on ne saurait trop le répéter, l'ennemi tournait Metz, menaçait Paris, coupait les forces françaises en deux morceaux, l'un à Metz, l'autre à Châlons, et prenait ses mesures pour les empêcher de se rejoindre.

A la même époque, le 11 août, le roi de Prusse adressa une proclamation à la nation française. Je fais la guerre, disait-il, aux soldats français, et non pas aux habitants, dont les personnes et les biens seront en sûreté tant qu'ils ne m'enlèveront pas, par des agressions contre les troupes allemandes, le droit de les protéger... Il ne s'agit pas d'isoler, comme on l'a dit, l'Empereur et les Bonaparte de la nation, mais de séparer la nation de l'armée ; pour réussir, le roi de Prusse faisait appel à l'égoïsme et à l'intérêt personnel.

 

 

 



[1] Jusqu'au dernier moment, le gouvernement français espéra en la neutralité de la Bavière et du Wurtemberg. Ce dernier État, après la déclaration de guerre, prévint M. de Bismarck qu'il allait marcher immédiatement, et en même temps il amusait notre ambassadeur et lui déclarait qu'il n'avait pas encore pris son parti.

[2] Les guerres d'Afrique nous avaient donné l'habitude malheureuse de ne pas écarter assez loin les reconnaissances de cavalerie, qui, sans cette précaution, auraient été enlevées. On conserva les habitudes prises en Algérie : on envoya à petites distances des régiments de cavalerie tout entiers, qui ne voyaient rien. Quatre cavaliers auraient beaucoup mieux fait, en allant plus loin.

[3] La force des corps n'est pas égale : le 1er, le 3e et le 6e ont 4 divisions d'infanterie et une de cavalerie, formée de 6 régiments ; les 2e, 4e, 5e et 7e corps n'ont que 3 divisions d'infanterie et une de cavalerie, formée de 4 régiments. La Garde est formée de 2 divisions d'infanterie et d'une de cavalerie à 6 régiments.

[4] Le 3e corps fut successivement commandé par le maréchal Bazaine, le général Decaen et le maréchal Le Bœuf.

[5] Le rôle de la marine, pendant toute la guerre, fut à peu près nul. On s'attendait à une expédition, à un débarquement en Allemagne, au bombardement de quelques villes maritimes. On ne fit rien de sérieux, et à la fin de la guerre, une frégate prussienne, l'Augusta, capturait nos bâtiments de commerce à l'embouchure de la Gironde. En revanche, les marins et nos officiers de marine se battirent bravement dans nos armées de terre.

[6] Le 19 juillet, la Bavière déclara qu'en vertu des traités elle marcherait avec la Prusse.

[7] La garde compte aussi une division de cavalerie ; le corps saxon a également une division de cavalerie : ce qui porte à 4 divisions de cavalerie (sans compter la cavalerie attachée aux. cinq corps d'armée prussiens) l'effectif de la cavalerie de la seconde armée.

[8] Expressions de la dépêche envoyée du ministère de l'intérieur au maréchal Mac-Mahon et transmise au général Ducrot.

[9] 5e et 11e corps prussiens, et 2e corps bavarois. Le prince royal engagea environ 40.000 hommes.

[10] L'armée allemande eut 1.550 hommes hors de combat.

[11] Appelée aussi et plus exactement bataille de Wœrth et de Frœschwiller.

[12] 8e et 9e cuirassiers, et 2 escadrons du 6e lanciers.

[13] Unsere Zeit, mars 1872.

[14] 1er, 2e, 3e et 4e régiments.

[15] Ce n'est que le 22 janvier 1871, à la fin de la guerre, que l'on coupa le chemin de fer et les communications des Prussiens, en faisant sauter le pont de Fontenoy sur la Moselle, entre Toul et Nancy. Ce beau coup de main fut exécuté par 300 chasseurs des Vosges, commandés par deux officiers de l'armée, le capitaine Bernard et le lieutenant Coumès.

[16] 2.000 hommes de son aile droite se retirèrent à Strasbourg.

[17] Le 7e corps alla de Belfort à Paris et fut ramené aussitôt de Paris à Châlons.

[18] C'est la bataille de Forbach ou de Spickeren.

[19] Les Prussiens eurent 4.000 hommes hors de combat.

[20] L'une perdit plusieurs heures à faire le café pour les hommes.

[21] C'est tellement évident que le roi de Prusse enleva à Steinmetz son commandement, malgré la victoire qu'il avait remportée, parce qu'il l'avait gagnée au hasard et seulement par la faute de ses adversaires. Steinmetz ne fut toutefois disgracié qu'après le combat de Borny, qu'il livra dans les mêmes conditions.

[22] On abandonna encore à Forbach un équipage de ponts, faute d'attelages pour l'emmener. Le quartier général avait bien envoyé de Metz l'équipage ; mais, s'étant servi du chemin de fer, il avait oublié ou négligé d'envoyer en même temps les chevaux. — Les grands magasins de Sarreguemines tombèrent aussi au pouvoir de l'ennemi après le départ du 2e corps.

[23] Où ils coupèrent le chemin de fer, le 13.