ÉTUDE BIOGRAPHIQUE SUR COLBERT

 

CHAPITRE III. — MINISTÈRE DE COLBERT.

 

 

I. — Colbert ministre. - Procès de Fouquet.

 

Mazarin mourut le 9 mars 1661, et aussitôt Louis XIV signifia qu'il n'y aurait plus de premier ministre, et qu'il gouvernerait par lui-même. Fouquet resta surintendant des finances, espérant même devenir premier ministre quand le jeune roi serait fatigué de son nouveau rôle. Mais Louis XIV connaissait en partie le désordre et les malversations de l'administration que dirigeait Fouquet ; voulant se rendre un compte exact de l'état des choses, du système général des finances et de l'emploi des revenus de l'État, il s'adressa à Colbert, qui le mit au courant de ce qui se passait.

Nous avons dit que déjà Colbert avait averti Mazarin des déprédations commises par Fouquet et ses complices ; Colbert signala les mêmes faits au Roi. Éclairé par Colbert et convaincu de tous les mensonges que lui débitait Fouquet, Louis XIV prit la résolution de se débarrasser du surintendant. Le 5 septembre 1661, Fouquet était arrêté à Nantes ; la charge de surintendant fut abolie, et un conseil royal des finances, présidé par le Roi, fut établi. Colbert, nommé intendant des finances, fit partie de ce conseil, et quand les trois intendants des finances furent réduits à deux, en 1662, il fut maintenu dans ses fonctions. La même année, Louis XIV ajouta à ses attributions la marine et les galères, les manufactures, le commerce et les consulats. Le duc de Lionne avait une partie de la direction de ces divers services ; en 1669, Colbert en eut la direction complète et entière. En 1664, Colbert fut nommé surintendant des bâtiments ; en 1665, surintendant du commerce, contrôleur général des finances et grand trésorier de l'ordre du Saint-Esprit. En 1669, il devint secrétaire d'État de la marine avec la survivance de sa charge pour son fils le marquis de Seignelay, qui, dès 1672, dirigea les services de la marine.

La première condition qui s'imposait au Roi et à son conseiller, pour rétablir l'ordre et l'honnêteté dans l'administration des finances, était de punir Fouquet et ses complices. On les traduisit devant une Chambre de justice chargée de les juger.

Il a toujours été admis par beaucoup de gens que voler ou frauder l'État, la douane ou l'octroi, n'est pas un vol, et ce préjugé, qui est un triste reste des temps anciens, n'est pas encore complètement détruit. L'époque de Mazarin et de Fouquet est celle où cette opinion criminelle était partagée, sans exception, par tous ceux qui la pouvaient mettre en pratique. Jamais, dans notre histoire, on n'a vu le vol des deniers de l'État exercé en grand avec autant d'audace, pendant vingt ans, par un ensemble de malfaiteurs comprenant presque tous les officiers chargés de l'administration des finances, ministre en tête, foulant le peuple, l'accablant d'impôts de toutes sortes, et en prenant pour eux plus de la moitié. Page honteuse de notre histoire, qu'il faut écrire cependant pour faire apprécier justement toute la grandeur du service rendu à la France par Colbert et Louis XIV, qui ont mis fin, non sans peine, à un tel régime.

Ce n'est que de nos jours, grâce aux documents publiés par M. P. Clément, dès 1846[1], que l'opinion, égarée surtout par madame de Sévigné, a cessé de voir dans Fouquet une innocente victime de la jalousie de Louis XIV et de l'ambition de Colbert, et qu'elle a été forcée d'admettre que Fouquet était un grand coupable qui avait été justement, et pas assez sévèrement puni ; qu'il y avait dans ce protecteur aimable et intelligent des lettres et des arts un autre personnage, un grand voleur, ainsi que l'appelle madame de Motteville, d'ordinaire si mesurée et si modérée dans ses appréciations et les termes qu'elle emploie.

Est-ce que les complices et protégés de Fouquet, est-ce que tous ces financiers d'alors, les Bullion, les Tubeuf, les Guénégaud, les Rambouillet, les de Nouveau, les Fieubet, le chancelier Séguier lui-même, qui gagnait sur les boues de Paris, l'ancien surintendant Servien, ne sont pas aussi de sincères amis des arts ? Comme Mazarin et Fouquet, ils employaient nos meilleurs artistes à décorer leurs somptueux hôtels. Sont-ils donc plus innocents pour cela ? Et le fait d'employer de l'argent mal acquis doit-il être pardonné parce qu'une partie en est employée à faire faire de belles peintures et de belles sculptures ?

Depuis la mort de Richelieu et de Louis XIII (1642-43), le vol des deniers publics, assez fréquent avant Sully et Richelieu, avait recommencé. Mazarin, premier ministre, y prenait part, et une part importante, car on sait qu'il légua à ses héritiers plus de 100 millions de livres (500 millions de francs), sans compter les millions déposés dans certaines forteresses, que Colbert livra à Louis XIV, Le surintendant des finances Particelli, un autre Italien qui se fit appeler M. d'Émery, signala son administration par les abus les plus scandaleux. Le poids des impôts, tant anciens que nouveaux, et les vols des partisans furent Tune des principales causes de la Fronde, qui éclata en 1648. Parmi les libelles qui parurent alors, j'en trouve un dont le titre est significatif[2]. Ce factum contient les noms de tous les partisans de l'époque, au nombre d'environ deux cents, et caractérise en quelques mots l'origine de leurs biens et signale leurs principaux méfaits. A chaque page, on constate des fortunes scandaleuses : c'est un nommé Bordier, fils d'un fabricant de chandelles, qui s'est fait bâtir une maison de 400.000 livres (2 millions de francs), qui a donné 800.000 livres (4 millions) à sa fille, qui a acheté une charge de 800.000 livres (4 millions), et qui, outre cela, possède encore une douzaine de millions de livres (60 millions). La lecture de ce factum est navrante. On y voit tous les officiers des finances, surintendants, intendants, trésoriers et fermiers, leurs commis, associés et parents, commettre, sans pudeur et en toute liberté, friponneries, vols et pillages, recevoir d'énormes pots de vin, puiser à pleines mains dans les fonds du clergé, les tailles, les aides, les entrées de Paris, les gabelles, les rentes de la ville, les fermes, les taxes sur les officiers des gabelles, les fonds affectés à la Chambre des deniers du Roi, enfin dans toutes les caisses, à Paris et dans les provinces ; prendre pour eux, sur les 90 millions de livres (450 millions) d'impôts de toute nature que le peuple paye à l'Etat, plus de 50 millions de livres (250 millions), et ne laisser au Roi que 35 à 40 millions de livres[3] (175 à 200 millions), se faire des fortunes aussi impudentes que colossales, telles que celles de Mazarin, d'Émery, de Fouquet, d'un certain traitant appelé Boislève[4], qui, au moment de l'arrestation de Fouquet, possédait 18 millions de livres (environ 100 millions), et de tant d'autres, Bruant, Gourville, etc. Cet état de choses, que nous avons de la peine à concevoir, avait pour résultat, le Roi étant ainsi dépouillé de ses revenus, de l'obliger à consommer les revenus des années suivantes, que les maltôtiers lui avançaient en prenant d'énormes bénéfices. Quand Colbert devint ministre, il était de règle que les dépenses de l'année courante étaient payées par les revenus de la seconde année suivante : 1660 était mangé en 1658. Ce qu'il y a de curieux dans la biographie de tous ces maltôtiers, c'est que plusieurs ont une origine populaire : l'un est fils de cordonnier, l'autre a pour père un ouvrier en soie de Tours, d'autres descendent d'un paysan de Bourgogne, d'un fripier de Paris, d'un batelier du Languedoc ; sept sont d'anciens laquais. Parmi eux se rencontrent : un individu qui était jadis un vagabond sans père ni mère, un rat de cave dans les aides. Tous sont parmi les plus riches ; quelques-uns ont pris un titre et figurent avec aplomb dans le monde des partisans.

La Fronde, c'est-à-dire le soulèvement général qui éclata contre l'intolérable régime financier de Mazarin et de Particelli, avait voulu le faire cesser ; mais Mazarin finit par redevenir le maître, et le désordre recommença. Les maltôtiers, autorisés par l'exemple de Mazarin et de Fouquet, se remirent à leurs opérations, un moment gênées.

Le procédé le plus commode pour voler, voler à la fois le Roi et le peuple, consistait dans le trafic des billets de l'épargne. Le Trésor ou l'Épargne ne payait pas ces billets, ou mieux ces mandats, à certains créanciers de l'État, aux petits, aux gens sans influence, sans protection, sous prétexte que les fonds sur lesquels ces billets devaient être acquittés étaient épuisés : au bout de quelques années, ces malheureux créanciers, las de réclamer leur argent ou ruinés, se décidaient à les vendre aux aigrefins, avec 96, 95 et 94 p. 100 de perte, et ces mêmes billets, achetés par les maltôtiers, surintendant et autres, étaient payés intégralement par l'Epargne. C'est la banqueroute en permanence avec complication d'escroquerie et de vol. Le surintendant Servien acheta une fois pour 50.000 livres (250.000 fr.) de billets de l'Épargne et en tira 1.200.000 livres[5] (6 millions). Après la banqueroute de 1648, les billets de l'Épargne inondèrent Paris, et on les achetait à 10 p. 100 : Fouquet et les trésoriers de l'Epargne firent ce honteux commerce et se firent payer intégralement ces billets. Cela, dit Gourville dans ses Mémoires, cela fit beaucoup de personnes extrêmement riches... et ayant tous ces exemples devant moi, je profitai beaucoup. Nous voyons bien les enrichis : mais les ruinés !

Fouquet, pour rendre plus faciles ses opérations et éviter tout contrôle, poussa l'impudence jusqu'à placer chez lui la caisse de l'Épargne. La caisse du Trésor public était devenue la sienne.

Après la défaite de la Fronde, en 1653, Fouquet avait partagé la surintendance des finances avec Servien ; et quand celui-ci mourut, en 1659, il fut le seul surintendant, put prendre tout pour lui et agir en toute liberté. Aussi put-il dépenser par an 4 millions de livres (20 millions d'aujourd'hui), plus que Louis XIV au temps de ses plus grandes prodigalités, et ne perdons pas de vue que cet argent provient de l'impôt payé par des populations misérables et affamées, foulées de mille manières.

Colbert dénonça plusieurs fois Fouquet à Mazarin ; mais Mazarin, agissant un peu comme Fouquet, ne pouvait sévir contre le surintendant.

Avant d'obtenir la charge de surintendant en 1653, Fouquet avait acheté celle de procureur général au Parlement de Paris. Il avait, comme tel, une grande autorité sur le Parlement et la direction de la police de Paris. Sa richesse lui permettait de servir des pensions à de nombreux personnages de la haute noblesse qui devenaient ses clients et ses appuis. On dit qu'Anne d'Autriche recevait de lui une pension de 500.000 livres[6] (2 millions et demi). Il avait des ambassadeurs particuliers et des agents dans les principales Cours. Il se faisait des partisans et des prôneurs parmi les écrivains, les artistes, les femmes du grand monde, par les services qu'il leur rendait, par l'argent qu'il leur distribuait largement ; il était ainsi devenu le favori de l'opinion à la Cour et à la ville.

Craignant d'être un jour renversé ou arrêté par Mazarin, il avait pris ses précautions et formé tout un projet de révolte en Bretagne, où il possédait l'île de Belle-Isle, qu'il avait fortifiée. De ce chef seul il méritait la corde. Après son arrestation, on trouva le plan de cette révolte tout entier écrit de sa main.

Quand Mazarin mourut, Fouquet, avons-nous dit, était persuadé qu'il allait le remplacer comme premier ministre : il se trompait, Louis XIV voulant être roi de nom et de fait. Bientôt, inquiet des relations de Colbert avec Louis XIV, Fouquet se crut obligé à faire quelques aveux sur les irrégularités qu'il avait pu commettre à cause de la difficulté des temps, et le Roi, jugeant que le moment du châtiment n'était pas encore venu, feignit de lui pardonner.

Voulant gagner l'esprit de Louis XIV, Fouquet eut l'idée de l'inviter, le 17 août 1661, à une fête dans son château de Vaux, et de déployer un luxe prodigieux dans cette maison plus belle que ne le fut jamais Versailles, et qui avait déjà coûté plus de 50 millions de nos jours[7]. Il comptait pour séduire le jeune roi sur l'effet merveilleux des fontaines du parc, avec leurs gerbes et leurs jets innombrables, au milieu desquels apparut, sortant d'une large coquille, une actrice de la troupe de Molière transformée en nymphe et récitant de beaux vers à S. M. Molière devait jouer les Fâcheux, auxquels le Roi avait un peu travaillé. Un repas splendide, préparé par les soins de Vatel, allait être servi aux 6.000 invités, au Roi, à Anne d'Autriche, à Monsieur, frère du Roi, à Madame[8]. Le repas coûta 600.000 francs. On y vit figurer un service entier en or massif, dont 36 douzaines d'assiettes. Partout on voyait l'écureuil des armes de Fouquet avec sa devise : Quo non ascendam ?[9]

Indigné de ce luxe inouï, de ce faste insolent, qui contrastait avec la modestie des maisons royales de ce moment, Louis XIV dit à sa mère : Ne ferons-nous pas rendre gorge à tous ces gens-là ? et il voulut faire arrêter le surintendant séance tenante. Anne d'Autriche l'en empêcha ; mais Fouquet était si bien servi par ses espions, hommes et femmes, qu'il fut aussitôt averti.

Il ne faut pas hésiter à dire ici quelle terrible misère sévissait sur le peuple, foulé par cet homme. Gui Patin écrivait alors : On minute de nouveaux impôts ; les pauvres gens meurent par toute la France de maladie, de misère, d'oppression, de pauvreté et de désespoir[10]. Le président de Lamoignon put dire, pendant le procès, avec une complète exactitude : Les peuples gémissaient dans toutes les provinces sous la main de l'exacteur, et il semblait que toute leur substance et leur propre sang même ne pouvait suffire à la soif ardente des partisans. La misère de ces pauvres gens est presque dans la dernière extrémité, tant par la continuation des maux qu'ils ont soufferts depuis si longtemps que par la cherté et la disette presque inouïe des deux dernières années. Et, en présence de ces faits non moins inouïs, il faut hautement reconnaître et dire que la punition de Fouquet constitue l'acte le plus honorable du règne de Louis XIV et de la vie de Colbert.

Mais cet homme était si puissant qu'il fallut toutes sortes de précautions pour l'arrêter sans risquer de provoquer des désordres graves : le Roi et Colbert, en préparant son arrestation, ont l'air de gens qui organisent dans l'ombre un mauvais coup, tant il y a de secrets à garder, de fausses nouvelles à faire courir, de précautions à prendre. Et cependant il s'agit de mettre la main sur un criminel.

Il fallut d'abord le décider à vendre sa charge de procureur général, qui lui donnait l'appui du Parlement, car on craignait, non sans raison, qu'il ne cherchât à recommencer une nouvelle Fronde. L'abbé de Choisy prétend que, pour le décider, on fit croire à Fouquet qu'il ne pouvait être nommé chevalier de l'ordre, ce qu'il désirait beaucoup, que s'il n'était plus de robe. Il paraît plus probable qu'il vendit sa charge parce que le Roi lui dit qu'il ferait bien d'employer tout son temps à l'administration des finances. Quoi qu'il en soit, il vendit sa charge 1.400.000 livres (7 millions), et donna 1 million de livres (5 millions) à Louis XIV.

Décidés à faire arrêter et punir Fouquet, Louis XIV et Colbert prirent toutes les précautions nécessaires pour ne pas laisser échapper le surintendant, si bien servi par ses espions, ses amis, ses complices. Tout fut préparé par Colbert : on a de lui trois pièces[11] qui nous mettent au courant de toutes les mesures qu'il fallait prendre et qui furent prises. On arrêtera Fouquet à Nantes ; — il faut agir avec promptitude et secret ; — il faut empêcher la nouvelle de l'arrestation d'arriver à Paris autrement que par les courriers du Roi[12] et mettre les scellés aussitôt à Vaux, à Saint-Mandé[13], dans ses logements à Paris et à Fontainebleau ; — on arrêtera madame Fouquet, Bruant et Pellisson, ses commis principaux[14] ; — on enverra 12 compagnies des Gardes françaises et suisses en Bretagne pour assurer l'ordre et occuper Belle-Isle[15] ; — à Nantes, tous les détails de l'arrestation sont préparés ; on a même sous la main le linge, les habits, le valet, qui seront nécessaires à Fouquet, et 1.000 pistoles pour les frais de son voyage de Nantes à Paris. Tout étant prêt, laissons maintenant Louis XIV exposer les causes de l'arrestation du surintendant et nous en raconter les détails.

Ce fut alors, dit le Roi[16], que je crus devoir mettre sérieusement la main au rétablissement des finances, et la première chose que je jugeai nécessaire, fut de déposer de leurs emplois les principaux officiers par qui le désordre avait été introduit, car depuis le temps que je prenais soin de mes affaires, j'avais de jour en jour découvert de nouvelles marques de leurs dissipations, et principalement du surintendant.

La vue des vastes établissements que cet homme avait projetés, et les insolentes acquisitions qu'il avait faites, ne pouvaient qu'elles ne convainquissent mon esprit du dérèglement de son ambition ; et la calamité générale de tous mes peuples sollicitait sans cesse ma justice contre lui. Mais ce qui le rendait plus coupable envers moi, était que bien loin de profiter de la bonté que je lui avais témoignée en le retenant dans mes conseils[17], il en avait pris une nouvelle espérance de me tromper, et bien loin d'en devenir plus sage, tâchait seulement d'en être plus adroit.

Mais quelque artifice qu'il pût pratiquer, je ne fus pas longtemps sans reconnaître sa mauvaise foi[18]. Car il ne pouvait s'empêcher de continuer ses dépenses excessives, de fortifier des places[19], d'orner des palais[20], de former des cabales, et de mettre sous le nom de ses amis des charges importantes qu'il leur achetait à mes dépens, dans l'espoir de se rendre bientôt l'arbitre souverain de l'État.

Quoique ce procédé fût assurément fort criminel, je ne m'étais d'abord proposé que de l'éloigner des affaires ; mais ayant depuis considéré que de l'humeur inquiète dont il était, il ne supporterait point ce changement de fortune sans tenter quelque chose de nouveau, je pensai qu'il était plus sûr de l'arrêter.

Je différai néanmoins l'exécution de ce dessein, et ce dessein me donna une peine incroyable ; car, non-seulement je voyais que pendant ce temps-là il pratiquait de nouvelles subtilités pour me voler, mais ce qui m'incommodait davantage était que, pour augmenter la réputation de son crédit, il affectait de me demander des audiences particulières ; et que pour ne lui pas donner de défiance, j'étais contraint de les lui accorder, et de souffrir qu'il m'entretînt de discours inutiles pendant que je connaissais à fond toute son infidélité.

Vous pouvez juger qu'à l'âge où j'étais[21], il fallait que ma raison fît beaucoup d'effort sur mes ressentiments pour agir avec tant de retenue. Mais d'une part je voyais que la déposition du surintendant avait une liaison nécessaire avec le changement des fermes ; et, d'un autre côté, je savais que l'été, où nous étions alors, était celle des saisons de l'année où ces innovations se faisaient avec le plus de désavantage, outre que je voulais, avant toutes choses, avoir un fond en mes mains de 4 millions (20 millions de fr.) pour les besoins qui pourraient subvenir. Ainsi je me résolus d'attendre l'automne pour exécuter ce projet.

Mais étant allé vers la fin du mois d'août à Nantes, où les États de Bretagne étaient assemblés, et de là voyant de plus près qu'auparavant les ambitieux projets de ce ministre, je ne pus m'empêcher de le faire arrêter en ce lieu même, le 5 septembre.

Toute la France, persuadée aussi bien que moi de la mauvaise conduite du surintendant, applaudit à cette action, et loua particulièrement le secret dans lequel j'avais tenu, durant trois ou quatre mois, une résolution de cette nature, principalement à l'égard d'un homme qui avait des entrées si particulières auprès de moi, qui entretenait commerce avec tous ceux qui m'approchaient, qui recevait des avis du dedans et du dehors de l'État, et qui de soi-même devait tout appréhender par le seul témoignage de sa conscience.

Fouquet avait en effet reçu de nombreux avis sur sa prochaine arrestation et n'avait pas voulu y croire ; il était persuadé, disait-il, que Louis XIV voulait faire arrêter Colbert. Écoutons maintenant le Roi raconter l'arrestation du surintendant : il écrivit à Anne d'Autriche, le 5 septembre, la lettre suivante :

Madame ma mère, je vous ai déjà écrit ce matin l'exécution des ordres que j'avais donnés pour faire arrêter le surintendant ; mais je suis bien aise de vous mander le détail de cette affaire. Vous saurez qu'il y a longtemps que je l'avais sur le cœur ; mais il a été impossible de le faire plus tôt, parce que je voulais qu'il fît payer auparavant 30.000 écus pour la marine, et que d'ailleurs il fallait ajuster diverses choses qui ne se pouvaient faire en un jour, et vous ne sauriez vous imaginer la peine que j'ai eue seulement à trouver le moyen de parler en particulier à d'Artagnan[22] ; car je suis accablé tout le jour par une infinité de gens fort alertes, et qui, à la moindre apparence, auraient pu pénétrer bien avant : néanmoins il y avait deux jours que je lui avais commandé de se tenir prêt, et de se servir de Duclavaux et de Maupertuis au défaut des maréchaux de logis et brigadiers de ses mousquetaires, dont la plupart sont malades. J'avais la plus grande impatience du monde que cela fût achevé, n'y ayant plus autre chose qui me retînt dans ce pays.

Enfin, ce matin, le surintendant étant venu travailler avec moi à l'accoutumée, je l'ai entretenu tantôt d'une manière, tantôt d'une autre, et fait semblant de chercher des papiers jusqu'à ce que j'aie aperçu, par la fenêtre de mon cabinet, Artagnan dans la cour du château, et alors j'ai laissé aller le surintendant, qui, après avoir causé un peu au bas du degré avec La Feuillade, a disparu dans le temps qu'il saluait le sieur Le Tellier, de sorte que le pauvre Artagnan croyait l'avoir manqué, et m'a envoyé dire par Maupertuis qu'il soupçonnait que quelqu'un lui avait dit de se sauver ; mais il le rattrapa dans la place de la grande église, et l'a arrêté de ma part environ sur le midi. Il lui a demandé les papiers qu'il avait sur lui, dans lesquels on m'a dit que je trouverais l'état au vrai de Belle-Isle ; mais j'ai tant d'autres affaires, que je n'ai pu les voir encore : cependant j'ai commandé au sieur Boucherat[23] d'aller sceller chez le surintendant, et au sieur Pellot chez Pellisson, que j'ai fait arrêter aussi.

J'avais témoigné que je voulais aller ce matin à la chasse, et, sous ce prétexte, fait préparer mes carrosses et fait monter à cheval mes mousquetaires ; j'avais aussi commandé les compagnies des Gardes qui sont ici, pour faire l'exercice dans la Prairie, afin de les avoir toutes prêtes à marcher sur Belle-Isle. Incontinent donc l'affaire a été faite : l'on a mis le surintendant dans l'un de mes carrosses, suivi de mes mousquetaires, qui le mènent au château d'Angers, et m'y attendront en relais, tandis que sa femme, par mon ordre, s'en va à Limoges. Fourille a marché à l'instant avec mes compagnies des Gardes et ont ordre de s'avancer à la rade de Belle-Isle, d'où il détachera Chavigny, capitaine, pour commander dans la place avec 100 Français et 60 Suisses, qu'il lui donnera ; et si, par hasard, celui que le surintendant y a mis voulait faire résistance, je lui ai recommandé de le forcer. J'avais d'abord résolu d'en attendre des nouvelles ; mais tous les ordres sont si bien donnés, que, selon toutes les apparences, la chose ne peut manquer ; et aussi je m'en retourne sans différer davantage, et celle-ci est la dernière que je vous écrirai de ce voyage.

J'ai discouru ensuite sur cet accident[24] avec des Messieurs qui sont ici avec moi ; je leur ai dit franchement qu'il y avait quatre mois que j'avais formé mon projet ; qu'il n'y avait que vous seule qui en aviez connaissance, et que je ne l'avais communiqué au sieur Le Tellier que depuis deux jours, pour faire expédier les ordres. Je leur ai déclaré aussi que je ne voulais plus de surintendant, mais travailler moi- même aux finances avec des personnes fidèles, qui n'agiront pas sans moi, connaissant que c'était le vrai moyen de me mettre dans l'abondance et de soulager mon peuple. Vous n'aurez pas de peine à croire qu'il y en a eu de bien penauds ; mais je ne suis pas si dupe qu'ils s'étaient imaginé, et que le meilleur parti est de s'attacher à moi.

J'oubliais de vous dire que j'ai dépêché de mes mousquetaires partout sur les grands chemins, et jusqu'à Saumur, afin d'arrêter tous les courriers qu'ils rencontreront allant à Paris, et d'empêcher qu'il n'y en arrive aucun devant celui que je vous ai envoyé. Ils me servent avec tant de zèle et de ponctualité, que j'ai tous les jours plus de sujet de m'en louer ; et, en cette dernière occasion, quoique j'eusse donné plusieurs ordres, ils les ont si bien exécutés, que tout s'est fait en un même temps, sans que personne ait rien pu pénétrer.

Au reste j'ai déjà commencé à goûter le plaisir qu'il y a de travailler soi-même aux finances, ayant, dans le peu d'occupations que j'y ai donné, remarqué des choses importantes dans lesquelles je ne voyais goutte, et l'on ne doit pas douter que je ne continue. J'aurai achevé dans demain tout ce qui me reste à faire ici, et à l'instant je partirai avec une joie extrême de vous aller embrasser, et vous assurer moi- même dans la continuation de mon affection et de mon amitié, étant, Madame ma mère,

Votre affectionné fils,

LOUIS.

A la nouvelle de l'arrestation du surintendant, la stupéfaction fut extrême dans la société parisienne et à la Cour ; mais le peuple, dont la haine était encore excitée par la cherté du pain[25], montra une grande joie ; partout où passa Fouquet, de Nantes à la Bastille, le peuple voulait le tuer, et d'Artagnan, à Angers surtout, eut peine à le protéger.

Colbert avait non seulement préparé tout ce qui intéressait l'arrestation de Fouquet, mais aussi ce que le Roi devait faire après s'être débarrassé de ce pillard et de ses complices. Louis XIV déclara qu'il supprimait complètement la charge de surintendant ; qu'il se réservait la direction entière de ses finances et qu'il établissait un conseil royal des finances qui, sous sa direction, ferait toutes les fonctions des finances. Colbert fit partie de ce conseil, et Louis XIV, grâce à lui, put faire cesser le honteux régime financier qui durait depuis si longtemps.

Les scellés avaient été mis dans toutes les résidences de Fouquet, et on avait fait les recherches les plus sérieuses. A Saint-Mandé[26], on trouva deux cassettes pleines de lettres et de papiers fort compromettants, et, derrière une glace, un plan de guerre civile qui devait être mis à exécution si Mazarin, ou les ennemis que Fouquet s'était faits, voulaient l'opprimer ou le faire arrêter ; le plan était accompagné d'engagements de diverses personnes pour soutenir Fouquet[27]. L'une des cassettes révéla les sommes énormes données à de grands seigneurs : 600.000 livres au duc de Brancas ; 200.000 au duc de Richelieu ; 100.000 au marquis de Créqui ; 100.000 à Madame Beauvais, première femme de chambre de la Reine-Mère, etc. Ces dons ne pouvaient avoir été faits que dans une mauvaise intention, celle d'acheter des partisans. L'autre cassette prouva combien les mœurs de Fouquet étaient perverties, et les lettres qu'elle contenait produisirent un immense scandale dans la haute société[28], en même temps qu'une sorte de terreur s'emparait de la Cour, tant il y avait de gens compromis et craignant d'être poursuivis.

Une chambre de justice, destinée à juger Fouquet et ses complices, fut créée en décembre 1661[29]. Elle fut composée de M. de Lamoignon, premier président du Parlement, et de vingt-six juges pris dans le Conseil d'État, parmi les maîtres des requêtes, et dans divers parlements de province. L'avocat général de la chambre fut M. Talon. Bien que triés sur le volet par Colbert, qui avait mis parmi eux son oncle Pussort, conseiller d'État et de caractère dur et sévère, les juges se montrèrent bientôt hostiles à Colbert et favorables à Fouquet, jusqu'à faire traîner l'affaire pendant trois ans, et même jusqu'à vouloir l'absoudre ; et il fallut, pour obtenir d'eux une condamnation presque dérisoire, que le Roi et Colbert exerçassent une lourde et fâcheuse pression sur une partie des juges.

Le préambule de l'édit de création de la Chambre de justice est évidemment l'œuvre de Colbert : nous le reproduisons avec les chefs d'accusation dirigés contre Fouquet.

Les abus dans l'administration des finances avaient été poussés si loin, que le Roi s'était décidé à prendre personnellement connaissance du détail de toutes les recettes et dépenses du royaume, afin d'empêcher quelques particuliers d'élever subitement, par des voies illégitimes, des fortunes prodigieuses, et de donner le scandaleux exemple d'un luxe capable de corrompre les mœurs et toutes les maximes de l'honnêteté publique.

Quelques jours après, un avertissement ou monitoire fut lu dans toutes les églises du royaume pour provoquer des dénonciations contre les financiers, et un arrêt de la Chambre défendit à tous trésoriers, receveurs, traitants, partisans ou intéressés dans les finances du Roi, de sortir sans autorisation de la ville où ils se trouvaient, sous peine d'être déclarés convaincus du crime de péculat. Or, nous l'avons dit, d'après les lois du temps, le péculat était puni de mort[30].

Quant aux chefs d'accusation, on imputait à Fouquet :

1° D'avoir tracé de sa main un véritable plan de guerre civile, en cas, disait-il, qu'on voulût l'opprimer, et de s'être fait donner par diverses personnes des engagements de se dévouer aveuglément à ses intérêts, de préférence à tout autre, sans en excepter personne au monde ;

2° D'avoir fait au Roi des prêts supposés[31], afin de se créer un titre apparent à des intérêts qui ne lui étaient pas dus ;

3° D'avoir confondu les deniers du Roi avec les siens propres, et de les avoir employés avec une profusion insolente à ses affaires domestiques ;

4° De s'être fait donner par les fermiers et traitants des pensions évaluées à 362.000 livres (1.800.000 fr.), à condition de les favoriser dans le prix de leurs fermes, et d'avoir pris pour lui-même, sous d'autres noms, la ferme de divers impôts ;

5° D'avoir fait revivre des billets surannés, achetés à vil prix, et de les avoir employés, pour leur somme totale, dans les ordonnances de comptant.

On ne peut passer sous silence une faute grave commise, dans ce long et solennel procès, par le gouvernement, faute qui fut largement exploitée par les juges gagnés à la cause de Fouquet. Mazarin était compromis dans toutes les déprédations et affaires véreuses dont on accusait Fouquet : Louis XIV et Colbert voulurent donc dégager le Cardinal du procès de Fouquet, dans lequel la mémoire de Mazarin eût été gravement et judiciairement atteinte et flétrie. Des commissaires furent chargés d'examiner les papiers de l'accusé en son absence, et de faire disparaître du dossier[32] toutes les pièces qui compromettaient le Cardinal. Cette faute eut pour résultat de fournir un excellent prétexte de mécontentement aux juges, d'autoriser Fouquet il se défendre avec audace, en protestant contre l'enlèvement de papiers qui, disait-il, établissaient son innocence, et à rejeter sur Mazarin une partie des faits qu'on lui reprochait.

L'instruction de l'affaire dura près de trois ans : il y avait d'innombrables pièces à examiner et à débattre avec l'accusé. Sans cesse il suscitait des délais, afin de gagner du temps et donner à ses amis du dehors le moyen d'agir sur l'opinion du public, qui à son tour réagirait sur les juges.

Quant à Fouquet, il se pose carrément en victime et en accusateur ; il décline la compétence de ses juges et prétend qu'un surintendant n'est justiciable que du Roi ; il soutient son innocence complète, accuse Mazarin et le chancelier Séguier lui-même ; il n'a jamais rien pris, dit-il ; le luxe qu'on lui reproche vient de sa fortune, des appointements de ses charges et des dettes qu'il a contractées, et qui, dit-il, ne sont pas moindres de 12 millions de livres (60 millions). Quant à son projet de révolte, il déclara que ce n'était qu'une pensée ridicule et extravagante, depuis longtemps oubliée, et qui ne pouvait constituer un chef d'accusation sérieux.

Nous n'avons pas le procès-verbal officiel du procès ; les trois volumes in-folio qui le composent sont encore inédits et se trouvent au cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale, et il n'est pas probable que leur publication trouverait facilement un éditeur et surtout des lecteurs. Tout ce que nous savons sur ce procès est de provenance hostile à Colbert et très favorable à Fouquet : le journal du rapporteur Olivier d'Ormesson, — les lettres de madame de Sévigné, — les Défenses de Pellisson, — les 15 petits volumes in-12 parus sous le titre de : les Défenses de M. Fouquet, — dont il y a eu trois éditions imprimées clandestinement et jetées en pâture au public, — de nombreuses pièces de vers satiriques dirigées contre Colbert.

Pendant ce temps, les opérations de Colbert sur les rentes, et leur réduction, soulevaient l'opinion contre lui et venaient en aide aux manœuvres des amis de Fouquet.

Les amis de Fouquet ! mais c'est presque tout ce qu'on est convenu d'appeler la société ; j'y trouve : la cabale des dévots, comme dit Colbert, les Jansénistes, les amis du cardinal de Hetz avec les débris de la Fronde, madame de Sévigné, qui s'agitait, écrivait et travaillait plus que tout autre, les financiers, les fermiers, traitants et partisans qui allaient être condamnés à rendre gorge, beaucoup de grandes familles nobles alliées aux financiers, afin de fumer leurs terres, les rentiers auxquels on retranchait un quartier en 1664, tous ceux qui étaient menacés ou gênés par les réformes de Colbert, le gazetier Loret, La Fontaine et d'autres gens de lettres. Pour tout ce monde, Fouquet est innocent ; c'est Colbert qui est coupable, on l'attaque avec acharnement.

Bref, le procès était devenu un prétexte d'opposition générale ; les juges se laissaient influencer, et la condamnation devenait incertaine. Les juges résistaient aux justes impatiences et aux démarches de Colbert et du Roi ; ils s'en plaignaient, et les amis de Fouquet exploitaient contre Colbert ses démarches, justifiées cependant par les lenteurs voulues de la Chambre. Ils invoquaient l'indépendance des juges, et cependant leurs obsessions ne la respectaient guère. Entre temps (juillet 1664), on pendit quelques pauvres diables de sergents aux tailles et un partisan, auxquels personne ne s'intéressait.

Fatigué des lenteurs calculées de la Chambre de justice, le Roi remplaça l'avocat général Talon par Chamillart le père, et M. de Lamoignon par le chancelier Séguier. Enfin, les débats commencèrent le 14 novembre 1664, et M. Chamillart donna ses conclusions.

Je requiers pour le Roi, dit-il, Nicolas Fouquet être déclaré atteint et convaincu du crime de péculat et autres cas mentionnés au procès, et, pour réparation, condamné à être pendu et étranglé jusqu'à ce que mort s'ensuive, en une potence qui, pour cet effet, sera dressée en la cour du Palais, et à rendre et restituer au profit du Seigneur Roi toutes les sommes qui se trouveraient avoir été diverties (détournées) par ledit Fouquet ou par ses commis, ou par autres personnes, de son aveu et autorité, pendant le temps de son administration ; le surplus de ses biens déclaré acquis et confisqué, sur iceux préalablement prise la somme de 80.000 livres parisis d'amende envers ledit Seigneur.

Les débats durèrent deux mois. Les rapporteurs du procès prirent enfin la parole et motivèrent leurs conclusions. Le premier rapporteur, Olivier d'Ormesson, parla pendant cinq jours et conclut au bannissement de l'accusé et à la confiscation de ses biens. Son avis prévalut et fut suivi par 13 juges, qui avaient cédé aux supplications et aux intrigues de toutes sortes pratiquées à leur endroit : 9 juges votèrent pour la mort. Les votes étaient alors motivés et demandèrent huit jours. Le procès fut enfin terminé le 20 décembre 1664. Les amis et partisans de Fouquet triomphaient : Colbert et Louis XIV étaient vaincus par la cabale. Mais Louis XIV, jugeant qu'il y pouvait avoir grand péril à laisser Fouquet sortir hors du royaume, vu la connaissance particulière qu'il avait des affaires les plus importantes de l'État, modifia la sentence et commua la peine du bannissement perpétuel en celle de prison perpétuelle, et fit enfermer Fouquet à Pignerol, où il mourut en 1680, après dix-neuf ans de captivité.

Nous n'hésitons pas à approuver complètement la mesure prise par Louis XIV. La fausse philanthropie qui, de nos jours, s'apitoie sur les coupables en regardant les victimes comme une quantité négligeable, est une mauvaise doctrine : ce n'est pas à Fouquet que nous nous intéressons ; nous plaignons les milliers de victimes qu'il a rançonnées et celles qu'il a fait mourir de misère et de désespoir.

Après la punition de Fouquet, 500 maltôtiers, grands et petits, furent condamnés à 110 millions de livres de restitution (550 millions de francs). Gourville, qui avait beaucoup profité du trafic des billets de l'épargne, dut payer 500.000 livres (2.500.000 francs). Enfin la Chambre de justice fut dissoute en 1669.

 

II. — Finances.

 

On se tromperait beaucoup si l'on voulait juger de l'importance du ministère des finances sous Louis XIV par son importance actuelle : la perception des impôts et le paiement des dépenses publiques ne constituaient alors qu'un minime détail de cette charge ; elle embrassait, sous l'autorité du Roi, les parties les plus essentielles de la législation ; tout ce qui peut influer sur le revenu de l'Etat, la fixation des diverses sortes d'impôt et de leur taux, la direction des sources de richesse auxquelles ils s'alimentent, c'est-à-dire les encouragements et les règlements concernant l'agriculture, les arts mécaniques, le commerce, en un mot le bien-être général du pays, et par conséquent l'architecture, les beaux-arts de toute espèce, même les lettres et les sciences, tout cela était dans la dépendance de cet auguste ministère ; il représentait une véritable gérance de souveraineté. Ce que Colbert a accompli dans cette charge est digne en tous points du grand siècle auquel il a eu l'honneur d'appartenir, et ce n'est pas sans raison que son nom est demeuré gravé dans la mémoire de la France[33].

Achevant le portrait de Colbert, l'éminent écrivain ajoute : Moins puissant que Louis XIV par l'étendue et la force du génie politique, par la promptitude du coup d'œil et par la vivacité de la conception, Colbert s'en rapprochait cependant par la vigueur du caractère. Il lui en a fallu beaucoup pour pousser en avant et faire réussir tant de choses nouvelles qui ont été mises en France par lui. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'il ait été accusé de despotisme par ses contemporains. Mais le despotisme, si l'on entend par là cette volonté énergique qui tombe partout d'aplomb et s'impose, sans tolérer la résistance, à tous ceux qui doivent le servir, est peut-être une des qualités les plus essentielles à un homme d'État qui veut produire quelque bien : sans cette qualité précieuse, qui seule peut assurer à l'administrateur la liberté de ses mouvements, et, comme une hache, lui frayer sa route à travers les embarras et les difficultés sans nombre qui arrêtent ses pas, les plus beaux plans sont vainement conçus, et rien n'arrive à son terme. Les hauts vouloirs ne sont le partage que des puissantes âmes.

Mais il faut sortir des généralités, même les plus élevées, et aborder les faits.

Il serait à peu près impossible de se rendre compte de ce que Colbert a fait comme ministre des finances, si l'on ne connaissait, au moins dans ses grands traits, le système des impôts de l'ancienne monarchie.

Le fisc du XVIIe siècle a conservé les traditions du fisc romain et des temps féodaux, dont il dérive : la noblesse et le clergé sont affranchis de l'impôt ; le roturier, le paysan, l'homme de pôte[34], paient seuls l'impôt, la taille ; ils sont taillables et corvéables. En détruisant la grande féodalité, la royauté avait pris pour elle les droits des anciens grands vassaux et les exerçait à son profit.

L'affermage était le mode de perception de tous les impôts : taille, gabelle, douanes, etc. Le procédé était commode pour l'État, qui se trouvait ainsi dégagé de presque tous les soins de la perception. Mais, en revanche, l'affermage se prêtait à toutes les fraudes, et il fallait un Sully ou un Colbert pour que la probité devînt la règle. Par exemple : on afferme un impôt 20 millions ; il doit rapporter à l'État 15 millions, le fermier ne doit percevoir que 20 millions, dont 5 pour ses frais et bénéfices. Si le ministre est un Fouquet, l'État ne touchera que 10 millions et le peuple paiera 25 millions : les i5 millions volés au Roi et au peuple seront partagés entre les voleurs de tout étage. L'Assemblée constituante a donc eu raison d'abolir l'affermage et de le remplacer par la régie, c'est-à-dire par la levée directe de l'impôt par l'État et ses agents.

L'administration financière dont Colbert prenait la direction, en 1661, était détestable : le système des impôts, leur base, leur répartition, leur perception, étaient odieux, pleins d'iniquités. On a vu avec quelle improbité les prédécesseurs de Colbert avaient géré les affaires. Il ne faut pas craindre de le redire, Colbert rétablit l'ordre et la probité dans cette caverne de malhonnêtes gens ; il s'efforça de tirer le meilleur parti du système existant, de le rendre moins lourd pour le peuple ; mais il ne changea rien au système lui-même, qui dura jusqu'en 1789.

A l'arrivée de Colbert aux affaires, le Trésor était littéralement à sec ; les revenus des deux années suivantes étaient dépensés ou volés ; le taillable était ruiné, hors d'état de payer. Nous l'avons déjà dit, mais il est utile de reproduire ici les justes doléances de Louis XIV.

On lit dans ses Mémoires :

Les finances, qui donnent l'action et le mouvement à tout ce grand corps de la monarchie, étaient entièrement épuisées, et à tel point qu'à peine on y voyait de ressource ; plusieurs des dépenses les plus nécessaires et les plus privilégiées de ma maison et de ma propre personne, ou retardées contre toute bienséance, ou soutenues par le seul crédit dont les suites étaient à charge. L'abondance paraissait en même temps chez les gens d'affaires, qui d'un côté couvraient toutes leurs malversations par toute sorte d'artifices, et les découvraient de l'autre par un luxe insolent et audacieux, comme s'ils eussent appréhendé de me les laisser ignorer La manière en laquelle s'était faite la recette et la dépense était une chose incroyable. Mes revenus n'étaient plus maniés par mes trésoriers, mais par les commis du surintendant, qui lui en comptaient confusément avec ses dépenses particulières, et l'argent se déboursait en tel temps, en telle forme et pour telle cause qu'il leur plaisait. L'on cherchait après, à loisir, de fausses dépenses, des ordonnances de comptant et des billets réformés pour consommer toutes ces choses.

Le premier point à obtenir était de faire cesser un pareil régime. Colbert et Louis XIV mirent fin aux voleries des financiers ; mais le point essentiel, la réforme générale du système, ne fut accomplie, comme nous venons de le dire, qu'en 1789, par l'Assemblée constituante, qui abolit les privilèges et soumit à l'impôt tous les citoyens.

Nos impôts actuels sont à peu près les anciens impôts, mais perçus autrement, répartis plus équitablement et payés par tout le monde[35]. L'impôt foncier remplace la taille et le vingtième. — Les aides sont devenues les droits réunis, appelés plus tard les contributions indirectes. — La gabelle a perdu son nom exécré et est devenue l'impôt du sel. — Les octrois existent encore, mais s'appellent octrois de bienfaisance. — La taxe des maîtrises et jurandes, et le droit de marc d'or, qu'il fallait payer pour être admis à exercer une profession industrielle ou commerciale, ont été remplacés par l'impôt des patentes. — Notre impôt du timbre est l'ancien droit de contrôle, etc.

 

Taille.

La taille était payée par le paysan, qui de plus payait la gabelle, les aides, etc., subissait les corvées, payait à son seigneur les droits féodaux, la dîme au clergé, et supportait encore presque tout le poids du logement des soldats, dont les excès achevaient de le ruiner.

L'intendant de la généralité[36] remettait aux élus le rôle des tailles, qu'ils répartissaient entre les diverses paroisses (communes) de leur ressort. La répartition dernière, qui se faisait dans la paroisse, était opérée le plus souvent d'une manière injuste, et exigeait la plus grande surveillance, surveillance que les agents du pouvoir négligeaient d'exercer. Colbert leur recommande[37] de veiller à cette répartition dernière, car il arrive, dit-il, que dans presque toutes les paroisses, les principaux habitants et les plus riches, les coqs du village, trouvent facilement les moyens de se décharger des tailles et d'en surcharger les moyens et les pauvres habitants, et même que ceux-ci demeurent d'accord de la décharge de ces plus riches, parce qu'ils les font travailler et parce qu'ils trouvent des secours par leur moyen dans toutes leurs nécessités.

Colbert s'efforça de combattre cet abus, en autorisant les intendants à taxer d'office ceux que la faveur avait laissés en dehors du rôle ou qui avaient été insuffisamment taxés. Il soumit à la taille, le plus qu'il le pût faire, les faux nobles, déjà si nombreux.

La taille était perçue avec rigueur. Souvent on logeait des brigades d'archers (gendarmes) chez le taillable négligent ou récalcitrant. On saisissait ce qu'il possédait, le bétail même. Colbert empêcha ces sévérités extrêmes. Il diminua les tailles autant que faire se pouvait, et ce fut sa grande préoccupation. En 1661, quand il arriva au ministère, la taille était de 42 millions de livres (210 millions de francs) ; — en 1671, elle est réduite à 33.845.000 livres (170 millions) ; — la guerre de Hollande a fait augmenter les impôts ; aussi en 1678 la taille est remontée à 40 millions de livres (200 millions) ; — en 1680, elle redescend à 32.894.828 livres (164.500.000 francs) ; — en 1683, année de la mort de Colbert, elle est de 37.908.000 livres (189.500.000 fr.). Colbert et la taille sont obligés de suivre la volonté de Louis XIV et de fournir à ses dépenses : guerre, bâtiments, luxe et plaisirs. Le ministre ne peut que dire au maître : Quant à la diminution des tailles, c'est une matière qui dépend de la résolution de S. M., du règlement de ses dépenses, et en laquelle l'application de ceux auxquels S. M. veut bien se confier dans la conduite, régie et administration de ses finances ne peut rien.

Avant Colbert les remises faites aux receveurs généraux des tailles étaient de 5 sols pour livre ; en 1662, Colbert les réduisit à 9 deniers[38], c'est-à-dire de 25 pour 100 à environ 2 et ½ pour 100, ce qui diminua la taille de 4 millions de livres (20 millions).

Il ne suffit pas d'ordonner, il faut s'assurer que les ordres donnés sont exécutés. Pour obtenir ce résultat, le ministre prescrivit aux intendants de visiter, chaque année, au printemps, leur généralité, élection par élection, en s'arrêtant quelques jours dans trois ou quatre petites villes ou gros bourgs de chacune d'elles, afin de prendre connaissance de tous les détails de l'administration, et de recevoir les plaintes et doléances des habitants. Ces visites annuelles, que Colbert dirigeait surtout au point de vue financier, sont de sa part l'objet de circulaires, dans lesquelles on trouve résumées d'une manière admirable toutes ses idées relatives aux impôts et au commerce[39].

La lourdeur des tailles et l'excès de la misère faisaient éclater de temps en temps quelques révoltes, impitoyablement réprimées. Quand on établit la taille dans le Boulonnais (1662), qui jusqu'alors n'y avait pas été soumis, il y eut un soulèvement qui fut rudement châtié, et plusieurs centaines de pauvres paysans furent envoyés aux galères[40].

Dans les pays d'élection, en vertu d'une détestable coutume venant du fisc romain, les collecteurs des tailles, nommés chaque année par les paroisses, étaient responsables de la taille et en devaient payer l'intégralité. Leurs biens et leur liberté en répondaient. Après avoir usé de tous les moyens pour lever l'impôt, poursuites, frais, vexations, garnisaires, le collecteur ne donnant pas à l'intendant la somme exigée, était jeté en prison par l'intendant, qui avait aussi sa responsabilité. En 1679, les prisons de Tours renfermaient 54 collecteurs.

Affligé d'un pareil état de choses, Colbert essaya d'y remédier en recommandant, tantôt l'indulgence devant la misère, tantôt la sévérité devant la malice. Mais le seul remède efficace était un changement complet de système, et il n'y avait pas alors à y penser[41]. Malgré tous les efforts du ministre pour ménager le paysan, dans l'escarcelle duquel l'Etat trouvait ses principales sources de revenus, la situation des campagnes alla de mal en pis, la misère ne cessa d'augmenter et finit par prendre des proportions et une intensité qui nous paraissent incroyables. Ainsi, le 29 mai 1675, le duc de Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné, écrivait à Colbert :

Je ne puis plus différer de vous faire savoir la misère où je vois réduite cette province ; le commerce y cesse absolument, et de toutes parts on me vient supplier de faire connaître au Roi l'impossibilité où l'on est de payer les charges. Il est assuré, Monsieur, et je vous parle pour être bien informé, que la plus grande partie des habitants de ladite province n'ont vécu pendant l'hiver que de pain de gland et de racines, et que, présentement, on les voit manger l'herbe des prés et l'écorce des arbres. Je me sens obligé de vous dire les choses comme elles sont pour y donner après cela l'ordre qu'il plaira à Sa Majesté.

Colbert ne cessait de signaler à Louis XIV la misère des peuples : en 1681, il lui remettait un mémoire dans lequel on lit :

Ce qu'il y a de plus important et sur quoi il n'y a plus de réflexion à faire, c'est la misère très grande des peuples. Toutes les lettres qui viennent des provinces en parlent, soit des intendants, soit des receveurs généraux ou autres personnes, même des évêques.

Le 8 juin 1683, il écrivait encore au Roi :

Toutes les affaires de finance ont leur cours ordinaire ; les intendants visitent les généralités et en rendent compte par toutes leurs lettres, qui sont pleines de la misère des peuples.

A quoi Louis XIV répondit :

La misère me fait grand'peine. Il faudra faire tout ce que l'on pourra pour soulager les peuples. Je souhaite de le pouvoir bientôt[42].

Les pays d'États[43] avaient le privilège de lever la taille par leurs agents. La somme à laquelle chacun d'eux était taxé, après débats entre le gouvernement et les députés, portait le nom de don gratuit. La répartition de la taille, faite dans ces pays d'après un cadastre plus ou moins sérieux, était un peu plus équitable que la répartition opérée dans les pays d'élection d'après des appréciations purement arbitraires.

 

Gabelle.

La gabelle était l'impôt sur le sel. Dès le xiv° siècle, le Roi avait pris pour lui le monopole du commerce du sel. Il fut ordonné que tout le sel fabriqué dans le royaume serait porté dans les greniers à sel établis par le Roi, qui le faisait vendre par ses grenetiers à un prix fixé. Nul impôt n'a été plus odieux, par les vexations qu'il imposait aux peuples. Il n'y avait, au temps de Colbert, aucune égalité entre les provinces : les unes, celles du Nord, appelées pays de grandes gabelles, subissaient l'impôt dans toute sa lourdeur ; il était moins lourd dans les pays de petites gabelles (Midi) ; il n'existait pas dans les pays de franc-salé (Ouest) ; les Trois-Évêchés de Metz, Toul et Verdun étaient régis par un mode particulier. Les nobles, le clergé étaient exempts de la gabelle ; une grande partie de la bourgeoisie également. Le paysan, le petit bourgeois payaient seuls cet impôt, qui était de 45 p. 100 de la valeur réelle du sel.

Dans les pays de grandes gabelles, non seulement le prix est fixé et l'impôt considérable, mais la consommation du taillable est fixée aussi ; on le force d'acheter un poids, déterminé arbitrairement. Ce sel, le sel du devoir, ne doit être employé que pour le pot et la table ; si le taillable en a trop, il lui est défendu de l'employer aux salaisons ; il y a un sel affecté aux salaisons.

Un pareil régime ne pouvait pas manquer d'amener de fréquents soulèvements, la contrebande, de continuelles fraudes, une lutte incessante entre le peuple et les gabelous ; il s'ensuivait des visites domiciliaires, des saisies et des arrestations. On comptait 10.000 arrestations par an et 1.800 condamnations à la prison. La contrebande du sel ou faux-saunage était un crime puni des galères perpétuelles : on envoyait dans les chiourmes plus de 300 faux-sauniers par an.

En 1661, la ferme de la gabelle était de 14,750.000 livres (73 millions et demi de francs) et rapportait seulement 1.399.000 livres (7 millions). Les frais de perception, de poursuites étaient tels, que le peuple payait 13 écus pour 1 que le Roi touchait ; les fermiers en avaient 12 pour leurs frais et leurs bénéfices. Dès le premier bail, Colbert réduisit la ferme à 13.500.000 livres (67 millions et demi) et toucha 4.566.950 livres (22 millions et demi).

 

Aides et entrées.

Les aides et entrées comprenaient les impôts sur les vins et autres boissons, les droits de jauge et de courtage, les droits sur les cabaretiers, taverniers et hôteliers, les droits sur les cartes à jouer, etc. Les aides étant des impôts de consommation, la noblesse et le clergé n'en étaient pas exempts : Colbert les augmenta de façon à faire payer quelque chose aux classes privilégiées, et pouvoir diminuer la taille.

 

Octrois.

Les octrois étaient des aides accordées ou octroyées aux villes par la royauté, qui prenait pour elle la moitié du produit brut.

 

Domaine et droits domaniaux.

Le domaine royal possédait dans tout le royaume une foule de terres, seigneuries, droits féodaux et seigneuriaux ; et, de plus, les droits nommés domaniaux, objets, avec le domaine, d'une ferme particulière, comprenaient un certain nombre de droits fiscaux, parmi lesquels on peut citer les lods et ventes et les amendes[44].

 

Don gratuit du clergé.

Avec la permission du Roi, le clergé tenait tous les cinq ans des assemblées, dans lesquelles il réglait ses affaires et formulait des vœux. Mais le Roi n'accordait au clergé la permission de se réunir qu'à la condition que l'assemblée lui accorderait, sous le nom de don gratuit, des décimes ordinaires et des subsides extraordinaires, d'une quantité variable.

 

Affaires extraordinaires.

Nous venons d'indiquer les sources principales du revenu de l'État. Quand il était pressé d'argent, ce qui arrivait souvent, il avait recours à un moyen détestable, aux affaires extraordinaires. On vendait quelques domaines, on créait de nouveaux offices en faisant payer les titulaires, on établissait les formules ou papier timbré (1673)[45], on mettait un droit sur la vaisselle d'étain, sur le tabac[46], sur les cartes à jouer, sur les métiers, etc. Ces nouveaux impôts, venant s'ajouter aux anciens, exaspéraient les populations ou les réduisaient au désespoir. Madame de Sévigné écrit en 1675[47] : Un pauvre passementier, dans le faubourg Saint-Marceau, était taxé à 10 écus[48] pour un impôt sur les maîtrises. Il ne les avait pas ; on le presse et represse, il demande du temps, on lui refuse ; on prend son pauvre lit et sa pauvre écuelle. Quand il se vit en cet état, la rage s'empara de son cœur ; il coupa la gorge à trois enfants qui étaient dans sa chambre ; sa femme sauva le quatrième et s'enfuit. Le pauvre homme est au Châtelet ; il sera pendu dans un jour ou deux. Il dit que tout son déplaisir, c'est de n'avoir pas tué sa femme et l'enfant qu'elle a sauvé. Songez que cela est vrai comme si vous l'aviez vu, et que, depuis le siège de Jérusalem, il ne s'est pas vu une telle fureur.

En 1674, Angoulême s'était révolté ; en 1675, ce fut le tour de Bordeaux, qui se souleva au cri de : Vive le Roi sans gabelle ! L'exaspération était telle, que l'intendant écrivait à Colbert : Si le roi d'Angleterre voulait profiter des dispositions de la province et faire une descente en Guyenne, où le parti des religionnaires était très fort, il donnerait dans la conjoncture présente beaucoup de peine[49]. On pendit et on roua quelques-uns des révoltés ; l'autorité du Roi fut maintenue, mais l'iniquité et le désordre continuèrent.

La même année, la Bretagne se souleva à cause du papier timbré et de la misère. La répression fut atroce : on roua, on pendit sans pitié les révoltés. Nous avons tous lu dans Madame de Sévigné le récit de ces terribles penderies.

Colbert était sensible à cette misère : loin de pouvoir la faire cesser, il pouvait à peine l'adoucir quelquefois. On raconte qu'un jour, contemplant la campagne des fenêtres de son château, et songeant sans doute à la misère de ceux qui la cultivaient : Je voudrais, dit-il, les yeux baignés de larmes, à tous ceux qui l'entouraient, pouvoir rendre ce pays heureux, et qu'éloigné du Roi, sans appui, sans crédit, l'herbe crût dans mes cours.

Colbert n'abusa pas des affaires extraordinaires. Mais après lui, dans les dernières années du règne de Louis XIV, Pontchartrain, Chamillart et Desmarets n'eurent guère d'autres ressources pour faire face aux dépenses de la guerre de la Ligue d'Augsbourg et à celles de la guerre de la Succession d'Espagne, pendant lesquelles Louis XIV fut aux prises avec des coalitions que son fol orgueil avait soulevées contre la France. Le pays fut alors épuisé, ruiné et réduit à cette épouvantable misère dont Vauban et Boisguilbert nous ont laissé le navrant tableau.

 

Rentes et emprunts.

Les rentes sur l'État étaient alors dans un chaos incompréhensible pour nous : il y avait des rentes constituées sur les tailles, d'autres sur les gabelles, d'autres sur les fermes, d'autres sur l'Hôtel de Ville de Paris, garanties par les revenus particuliers de la ville. Ces dernières passant pour les plus solides avaient plus de valeur. Les intérêts ou quartiers devaient se payer par trimestre ; mais le paiement était très irrégulier et ne se faisait pas toujours. On paya aux rentiers, en 1658, les quartiers de janvier 1641 et 1643. Souvent on retranchait un quartier ; plus d'une fois on fit banqueroute. Les financiers rachetaient les titres avilis de ces rentes, lesquels reprenaient entre leurs mains leur valeur. Les titres de rentes, de même que les billets de l'Épargne, étaient un moyen de faire une grande et rapide fortune.

Une des premières mesures prises par Colbert fut de mettre l'ordre dans les rentes sur l'État, et de frapper les coupables qui s'étaient enrichis aux dépens du trésor public et des particuliers. La Chambre de justice supprima un million de rentes sur l'Hôtel de Ville, pour lesquelles le Roi n'avait pas touché 100.000 livres de capital (13 mars 1662). D'autres arrêts (1662-64) supprimèrent des rentes constituées sur l'Hôtel de Ville de 1656 à 1661, et remboursèrent au prix d'achat toutes les rentes établies depuis vingt-cinq ans. Mesures violentes, mais absolument nécessaires, car jamais la réforme n'eût été faite autrement, et il fallait la faire.

Une opposition formidable éclata au Parlement et parmi tous les intéressés ; mais elle tomba devant la fermeté de Colbert et la sagesse des mesures qu'il prit pour accomplir cette révolution financière. Colbert et le Roi voulaient diminuer les tailles et soulager les peuples ; pour cela ils faisaient cesser un des principaux scandales de l'administration de Fouquet, en réduisant, supprimant ou rachetant les rentes qui résultaient d'emprunts fictifs ou véreux.

Malheureusement beaucoup de rentiers honnêtes furent atteints en même temps que les financiers malhonnêtes, et ces mesures produisirent contre Colbert un déchaînement que les amis de Fouquet exploitèrent contre le ministre et en faveur de leur protégé.

Colbert, ayant terminé l'affaire des rentes et réglé l'intérêt à 5 pour 100 (au denier vingt), prit pour règle de ne plus emprunter et, pendant dix ans, jusqu'en 1674, il put mettre à exécution cette sage résolution. Les dépenses causées par la guerre de Hollande décidèrent Louis XIV à emprunter et à suivre l'avis de Louvois, à qui il fallait absolument de l'argent pour l'armée, et qui vantait l'excellence des emprunts, en blâmant l'opinion de Colbert.

Le premier président, M. de Lamoignon, ennemi de Colbert, fut consulté par Louis XIV et donna raison à Louvois. Vous triomphez, lui dit Colbert en sortant du Conseil ; mais croyez-vous avoir fait l'action d'un homme de bien ? Croyez-vous que je ne susse pas comme vous qu'on pouvait trouver de l'argent à emprunter ? Mais connaissez-vous comme moi l'homme à qui nous avons à faire, sa passion pour la représentation, pour les grandes entreprises, pour tout genre de dépense ? Voilà donc la carrière ouverte aux emprunts, et par conséquent à des dépenses et à des impôts illimités ! Vous en répondrez à la nation et à la postérité.

Louis XIV emprunta donc et beaucoup ; successivement l'intérêt s'éleva à 5,55 pour 100 (au denier 18), puis à 6,25 (au denier 16) et à 7,14 (au denier 14). A la paix de Nimègue (1678), Colbert arrêta le mouvement et régularisa la situation, en remboursant une partie des emprunts, ce qu'il fit en contractant d'autres emprunts à meilleur marché. Il s'efforçait en même temps, par une administration honnête et prudente, de maintenir le crédit du Roi en France et à l'étranger. Il savait ce qu'était le crédit ; il en connaissait les ressorts et la puissance, et le définissait ainsi : Le crédit, écrivait-il à Louis XIV, consiste en l'opinion du public sur le bon état des finances de Votre Majesté.

Colbert avait créé une caisse des emprunts, où les particuliers pouvaient placer leur argent à 5 pour 100 avec la faculté de le retirer à volonté, et, grâce à la confiance du public, cette nouvelle institution réussit parfaitement.

En 1683, les rentes dues par l'État s'élevaient à 8 millions de livres[50] (40 millions de francs). En 1715, Louis XIV laissa une dette de 2 milliards de livres (10 milliards de francs), qu'on liquida en faisant banqueroute. Il y avait longtemps qu'on avait laissé de côté les sages maximes de Colbert et qu'on avait oublié l'ordonnance proposée par lui et signée par Louis XIV, laquelle portait peine de mort contre les traitants qui feraient désormais au Roi une avance de deniers : Ordonnance monstrueuse, sans doute, qui n'eut jamais cours, qui fut même violée et réduite à néant presque aussitôt que née, mais qui sert du moins à nous donner une idée de la gravité des abus déjà commis, de la grandeur du péril, de la vigilance du ministre et de la force de ses inquiétudes[51].

 

III. — Marine[52].

 

Jamais un grand État, dit le cardinal de Richelieu, ne doit être au hasard de recevoir une injure sans pouvoir en prendre revanche. Et partant, l'Angleterre étant située comme elle est, si la France n'était puissante en vaisseaux, elle pourrait entreprendre à son préjudice ce que bon lui semblerait, sans crainte de retour. Elle pourrait empêcher nos pêches, troubler notre commerce, et faire, en gardant les embouchures de nos grandes rivières, payer tel droit que bon lui semblerait à nos marchands. Elle pourrait descendre impunément dans nos îles, et même sur nos côtes. Enfin, la situation du pays natal de cette nation orgueilleuse, lui ôtant tout lieu de craindre les plus grandes puissances de la terre, à ne point traverser la mer ; et l'ancienne envie qu'elle a contre ce royaume lui donnerait apparemment lieu de tout oser, lorsque notre faiblesse nous ôterait tout moyen de rien entreprendre à son préjudice.

La mer était alors infestée de pirates et de corsaires : une marine était absolument nécessaire pour protéger le commerce maritime ; les vaisseaux de commerce se réunissaient en nombre considérable pour aller sur tel ou tel marché, et naviguaient sous la protection des bâtiments de guerre qui les escortaient.

Richelieu avait créé la marine et avait mis à la mer 80 vaisseaux et 20 galères ; ses amiraux, MM. de Sour- dis et de Brézé, avaient plus d'une fois vaincu les Espagnols. Mais les troubles de la Fronde et la négligence de Mazarin amenèrent la destruction de cette brillante marine : en 1661, on ne dépensait plus que 300.000 livres par an pour la flotte ; il ne restait plus que six galères, les autres étaient coulées à fond dans le port de Toulon.

Dès 1662, Colbert et Louis XIV résolurent de rétablir la marine ; le Roi y consacra trois millions de livres (15 millions de francs), et il écrivit à l'amiral duc de Beaufort[53] : Vous êtes bien informé, par tout ce que j'ai écrit avant le départ de mon armée navale, combien j'ai à cœur le rétablissement[54] de mes forces maritimes, et avec quel soin et quelle application j'y travaille. En 1670, Colbert avait 13 millions de livres (65 millions de francs) à dépenser, et, en moyenne, son budget fut d'au moins 10 millions de livres. Aussi, en 1671, la France avait, pour entrer bientôt en lutte avec la Hollande, 196 bâtiments de toute grandeur, portant 5.500 canons et montés par 37.500 hommes, officiers, officiers mariniers, matelots et soldats[55]. — En 1677, les forces navales de la France se composaient de 270 bâtiments de tout rang, et de 30 galères, montés par 50.000 hommes d'équipage. — Seignelay augmentera encore le nombre de nos vaisseaux.

La marine fut confiée à Colbert dès 1661 ; mais le duc de Lionne avait une partie du service, qu'il conserva jusqu'en 1665. La tâche que Louis XIV donnait à Colbert était énorme ; tout était à organiser, à rétablir ou à créer : vaisseaux, galères, manufactures pour la production des objets nécessaires à la flotte, ports, arsenaux, approvisionnements de toute nature, équipages, officiers, solde, discipline, administration. En quelques années, à force de volonté et de travail, tout se trouva organisé, rétabli ou créé.

Les magasins de la marine étant entièrement dénués de toutes choses, il fallut acheter dans les pays étrangers, en Hollande principalement, les marchandises dont on avait besoin pour construire les vaisseaux, acheter des navires, faire rentrer en France les matelots qui servaient au dehors, organiser les chantiers, attirer chez nous les charpentiers hollandais, les plus habiles de tous, pour former nos maîtres de hache et leurs ouvriers, peu exercés et lents. En 1669, on créa des conseils de constructions, qui furent établis dans les grands ports pour présider aux constructions navales. Partout, à Rochefort surtout, on déploya une activité prodigieuse, qui fait grand honneur à Colbert de Terron.

La flotte devait être partagée en deux grandes divisions : la marine du Levant, sur la Méditerranée, dont le centre était à Toulon avec 40 vaisseaux, — la marine du Ponant, sur l'Océan, dont les principaux centres étaient à Rochefort, avec 40 vaisseaux, et à Brest, avec 30 vaisseaux, et dont les centres secondaires étaient au Havre et à Dunkerque.

Nous avons dit qu'en 1671 la France avait 196 bâtiments à la mer : ces forces se composaient de 120 vaisseaux[56], de 55 frégates et flûtes[57], et 21 brûlots.

On acheta d'abord à l'étranger, avons-nous dit, les ancres, les bois, les mâts, le goudron, les chanvres, les canons dont on avait besoin ; mais en même temps Colbert créait les industries qui devaient bientôt lui fournir ces divers objets. Il établissait les fonderies du Nivernais[58] pour la fabrication des ancres ; il encourageait et développait la culture du chanvre, et, dès 1669, la France en produisait toutes les quantités nécessaires. Il créa l'industrie du goudron en Provence, dans le Médoc et les landes de Gascogne[59], à l'aide d'ouvriers suédois et hollandais ; et, à mesure que ces industries se développaient, il défendait avec raison qu'on achetât à l'étranger rien de ce que nos manufactures produisaient.

Sa préoccupation constante est de se passer des étrangers, et il est dans le vrai dans toute cette période de créations. Il force tous ceux qui sont sous ses ordres d'accepter ses idées : il les recommande à son fils, le marquis de Seignelay, son survivancier à la marine. On lit dans les instructions qu'il lui adressa en 1671 :

Observer surtout et tenir pour maxime de laquelle on ne se départe jamais, de prendre dans le royaume toutes les marchandises nécessaires pour la marine ; cultiver avec soin les établissements des manufactures qui ont été faits et s'appliquer à les perfectionner, en sorte qu'elles deviennent meilleures que dans tous les pays étrangers.

Ces manufactures principales sont : le goudron, établi dans le Médoc, Provence et Dauphiné ;

Tous les fers de toutes mesures et qualités pour la marine, établis en Dauphiné, Nivernais, Périgord et Bretagne ;

Les grosses ancres, établies à Rochefort, Toulon, Dauphiné, Brest et Nivernais ;

Les mousquets et haches d'armes, en Nivernais et Forez ; Les canons de fer, en Nivernais, Bourgogne et Périgord ; La fonte des canons de cuivre, à Toulon, Rochefort et Lyon ;

Le fer blanc et noir, en Nivernais ;

Tous les ustensiles de pilote et autres, à la Rochelle, Dieppe et autres lieux.

Acheter tous les chanvres dans le royaume, au lieu qu'on les faisait venir ci-devant de Riga, et prendre soin qu'il en soit semé dans tout le royaume, ce qui arrivera infailliblement si l'on continue de n'en point acheter dans les pays étrangers.

Cultiver avec soin la compagnie des Pyrénées[60], et la mettre en état, s'il est possible, de fournir tout ce à quoi elle s'est obligée, ce qui sera d'un grand avantage dans le royaume, vu que l'argent pour cette nature de marchandises ne se portera point dans les pays étrangers.

Cultiver avec le même soin la recherche des mâts dans le royaume, étant important de se passer pour cela des pays étrangers. Pour cet effet, il faut en faire toujours chercher, et prendre soin que ceux qui en cherchent en Auvergne, Dauphiné, Provence et les Pyrénées, soient protégés et qu'ils reçoivent toutes les assistances qui leur seront nécessaires pour l'exécution de leurs marchés.

Examiner avec les mêmes soins et applications toutes les autres marchandises et manufactures qui ne sont point encore établies dans le royaume, en cas qu'il y en ait, et chercher tous les moyens possibles pour les y établir.

Pour les bois et les mâts, Colbert les fit chercher et les trouva sur le sol de la France, et, pour conserver nos forêts et assurer, après lui, les richesses qu'elles contenaient, il fit, en 1669, l'ordonnance sur les eaux et forêts, qui est demeurée un de ses titres de gloire. Cependant, il acheta toujours les bois étrangers apportés dans nos ports ; c'était un moyen d'économiser les ressources de nos forêts ; il s'en servait ou les vendait à bon marché aux constructeurs français pour les exciter à mettre de nouveaux bâtiments sur leurs chantiers. On fit de grands approvisionnements de bois et de mâts dans les arsenaux, en prenant tous les soins qu'il fallait pour leur conservation, afin qu'en tout temps on pût trouver dans chaque arsenal les matériaux nécessaires à la construction de six vaisseaux.

Trois grands ports militaires, avec leurs arsenaux, furent établis à Toulon, Brest et Rochefort, ce dernier créé de toutes pièces par Colbert et Colbert de Terron[61].

Colbert fit faire de grands travaux dans les ports de Brest et de Toulon pour augmenter leur profondeur, construire les arsenaux, leurs ateliers et magasins, établir des quais[62], etc. Dans chacun de ces trois ports, on augmenta les fortifications pour les mettre à l'abri des attaques de l'ennemi. Marseille, Cette, le Havre, Boulogne, Calais et Dunkerque furent notablement améliorés.

Les arsenaux et leurs magasins furent l'objet d'une réglementation sévèrement appliquée, ce qui était nécessaire pour éviter le gaspillage et le vol, ce que l'on appelle aujourd'hui, par euphémisme, les détournements.

En 1680, Louis XIV visita Dunkerque ; il n'avait pas encore vu, et, chose bizarre, il ne vit jamais un seul de ses grands ports. Satisfait des immenses travaux que Vauban et Colbert avaient fait exécuter à Dunkerque, il écrivit au ministre :

J'ai été très content des travaux du port ; j'entendrai bien mieux présentement les lettres de marine que je ne faisais, car j'ai vu le vaisseau de toutes manières et faire toutes les manœuvres, tant pour le combat que pour la route. Je n'ai jamais vu d'hommes si bien faits que le sont les soldats et les matelots. Si je vois jamais beaucoup de mes vaisseaux ensemble, ils me feront grand plaisir. Les travaux de la marine sont surprenants, et je n'imaginais pas les choses ' comme elles sont. Enfin, j'en suis très satisfait. Mon voyage me coûtera quelque chose, mais mon argent sera bien employé, car j'aurai plus de pièces qui verront la rade et les attaques à revers ; votre fils vous expliquera le détail. J'ai vu comment on fermerait l'arsenal. Je crois que tout ira à merveille et qu'après cela Dunkerque sera le plus beau lieu du monde. Voilà ce que je suis bien aise de vous dire pour aujourd'hui.

Partout Colbert imposait une économie sévère et un ordre absolu. Il s'occupe des soins à prendre pour conserver les vaisseaux, ce qui est aussi indispensable que d'en construire. On lit dans ses instructions à Seignelay :

N'y ayant rien dans toute la marine de plus important que la conservation des vaisseaux, il n'y a rien aussi à quoi on doive donner plus d'application. Pour cet effet il faut donner des ordres précis et tenir la main à ce qu'ils soient tenus extraordinairement propres[63], tant dedans que dehors, depuis la quille jusqu'au bâton de pavillon.

Observer avec soin la différence qu'il y a entre les vaisseaux du Roi et ceux de Hollande sur ce point de la propreté ; s'informer de tout ce qui se passe en Hollande et de tout ce qui se fait pour les maintenir en cet état, et faire observer les mêmes choses en France, et quelque chose de plus, s'il est possible.

Il faut considérer cette propreté comme l'âme de la marine, sans laquelle il est impossible qu'elle puisse subsister[64] ; et il faut s'y appliquer comme à ce qui est plus important et plus nécessaire pour égaler et même surpasser les étrangers. De cette propreté dépend encore l'arrangement parfait dans tous les magasins et travaux de marine, sur quoi il faut voir en détail chacune chose pour les pouvoir réduire au degré de perfection qu'il est nécessaire.

Il faut, de plus, examiner avec le plus grand soin le véritable prix de toutes les marchandises et manufactures, et chercher tous les moyens possibles pour les réduire au meilleur prix qu'il se pourra ; pour cet effet il faut être informé de ce que chacune nature de marchandise coûte en Hollande et en Angleterre, comme :

Les chanvres, le fer, les toiles noyales[65], les ancres, etc.

Il faut, de plus, s'informer particulièrement de l'économie qu'ils observent en toutes choses, les travaux qu'ils font faire à journées, et ceux qu'ils font faire à prix faits ; la discipline et police qu'ils observent dans leurs arsenaux, et enfin tout ce qui peut contribuer au bon ménage et économie des deniers du Roi, et tenir pour une maxime certaine sur ce sujet que celui qui fait la guerre à meilleur marché est assurément supérieur à l'autre.

Avant Colbert le recrutement des vaisseaux de l'État se faisait à l'aide de la presse, coutume brutale et inique qui est encore en usage en Angleterre. En cas de besoin, l'État faisait main basse sur les matelots du commerce et les embarquait. Après divers essais pour organiser la levée des équipages sur des bases équitables, Colbert établit, en 1668, le système des classes[66]. On fit un rôle général des marins ; on déclara qu'ils appartenaient à l'État, et on les partagea en classes, dont le nombre fut fixé à trois[67] ; ils devaient servir à bord des vaisseaux du Roi, une année par chaque période de trois ans. Les marins enrôlés jouissaient de quelques faveurs ; s'ils étaient blessés, ils étaient secourus ou pensionnés ; leurs familles étaient aussi secourues par la caisse des gens de mer fondée en 1675.

Mais en temps de guerre on prenait tous les marins dont on avait besoin ; la levée générale ressemblait fort à une presse organisée. Aussi ce régime ne fut-il ni regardé comme une amélioration, ni accepté facilement ; et en 1672, pour forcer les matelots à s'engager au service du Roi[68], on avait eu recours à la presse et aux mesures les plus violentes.

C'est une erreur de croire que notre inscription maritime remonte aux classes de Colbert ; elle en est la suite, les classes en ont donné l'idée première, mais elle ne leur ressemble guère. Nos lois modernes[69], qui ont organisé l'inscription maritime, ont transformé le régime des classes ; elles en ont fait disparaître tout ce qu'il avait de violent et d'injuste, de sorte que notre inscription maritime ne ressemble plus aux classes de Colbert.

Pour diminuer le nombre des hommes qu'il aurait à demander annuellement aux classes, Colbert avait formé (1669) deux régiments d'infanterie de marine[70]. Cette création, éminemment utile, était en cours d'exécution lorsque Louvois y mit obstacle[71] ; il prétendit que la levée de ces régiments faisait tort à sa charge, et déclara que si le Roi voulait avoir des régiments d'infanterie sur ses vaisseaux, c'était lui qui devait donner les commissions aux officiers ; ce que Colbert, par esprit de conciliation, accepta. Mais les officiers de ces nouveaux régiments servirent mal : officiers de terre, ils ne voulaient pas obéir aux officiers de mer, aux capitaines de vaisseau, et l'on fut obligé de renoncer au système de Colbert et de faire servir ces régiments à terre avec le reste de l'infanterie. La marine, par la faute de Louvois, fut ainsi privée d'un personnel qui lui eût été fort utile.

L'institution des classes donnait à nos flottes environ 60.000 marins, non compris les officiers, les ouvriers des ports, les mousses, la chiourme des galères.

L'improbité que l'on trouvait alors dans l'armée de terre — fraudes envers l'État et les soldats commises par les capitaines, qui se faisaient un revenu à l'aide de ces indignes pratiques —, la même improbité se retrouvait dans l'armée de mer. Colbert et Louis XIV luttèrent sans relâche et avec énergie contre les capitaines de vaisseau qui retenaient une partie de la solde de leurs hommes, leur donnaient une nourriture mauvaise et insuffisante, et rendaient ainsi le régime des classes encore plus impopulaire. Le ministre fit cesser cet abus, en chargeant un munitionnaire d'approvisionner les vaisseaux des provisions de bouche nécessaires aux officiers et matelots. Jusqu'alors les capitaines avaient été chargés de ce soin.

Colbert apporta à la surveillance des dépenses, à bord des bâtiments et dans les arsenaux, une constante attention : on volait partout ; on volait sur les constructions navales, sur les vivres, sur les poudres, et les voleurs n'étaient autres que des officiers, des fonctionnaires grands et petits[72]. Pour faire cesser ces désordres, Colbert cassa un grand nombre d'officiers.

Louvois, toujours poussé par sa haine contre Colbert, signala plusieurs fois à Louis XIV quelques-unes de ces friponneries, comme s'il n'y en avait pas eu à signaler aussi dans le service qu'il dirigeait.

Nos matelots et nos officiers, ces derniers surtout, ne valaient pas grand'chose en 1661, et il ne fut pas facile, au début, d'avoir de bons officiers, instruits, braves et disciplinés. La formation du brillant corps d'hommes de mer qui commandèrent les vaisseaux et les escadres de Louis XIV n'est donc pas la moins belle partie de l'œuvre de Colbert.

A l'origine, l'audace manquait surtout aux officiers, plus encore que l'instruction. En 1671, Colbert écrivait à un chef d'escadre que, s'il avait le bonheur d'exécuter une action d'éclat, elle serait d'autant plus agréable à S. M. qu'elle lui serait plus nouvelle. Pilotes timides, officiers trop prudents, Colbert n'eut d'abord que des gens de cette sorte sur ses vaisseaux : aucun n'avait l'élévation et la chaleur nécessaire pour faire quelque chose d'extraordinaire. On n'osait sortir du port à la moindre apparence de mauvais temps ; personne ne se souciait d'aller à la guerre contre les pirates de la Méditerranée, encore moins d'aller les brûler dans leurs ports. Longtemps Louis XIV ressentit grand'peine de voir toutes ses dépenses pour la marine rendues inutiles par la faute des officiers et leur manque de bravoure audacieuse.

Les choses changèrent avec la guerre de Hollande (1672-78) : Martel, Valbelle, Vivonne, Duquesne, Château-Renault, Tourville déployèrent une grande bravoure, résistèrent aux Hollandais, les meilleurs marins de ce temps, battirent Tromp et Ruyter, leurs plus grands amiraux, et commencèrent à donner à la marine française la bravoure audacieuse que lui voulait Louis XIV et qu'elle avait eue sous Richelieu.

Pour former les jeunes officiers, Colbert créa des écoles où ils apprenaient l'hydrographie et le tir du canon : il voulait avec raison que le tir de nos vaisseaux fût excellent, supérieur à celui de l'ennemi.

Colbert eut autant de peine à établir la discipline parmi les officiers de marine qu'à combattre leur improbité. Il se plaint souvent de manquements au devoir, de désobéissances. Un capitaine abandonne son navire en mer ; d'autres vont coucher à terre, beaucoup embarquent des marchandises, une pacotille, pour en faire le commerce. Il ne cesse de se plaindre des jalousies, des susceptibilités, qu'il appelle des pointilleries d'honneur et qui entravent le service, et de l'esprit d'intrigue et de cabale qui anime les officiers.

Parmi les plus indisciplinés des marins de ce temps, on doit signaler Duquesne et Château-Renault. Ce dernier, chef d'escadre, était l'un des meilleurs officiers de la flotte ; mais il refusait trop souvent d'obéir à ses chefs, aux ordres du ministre et du Roi. Château-Renault avait reçu l'ordre de mettre à la voile pour escorter des bâtiments allant à Terre-Neuve (1675) ; il n'avait pas bougé et demandait délai sur délai ; Colbert lui écrivit :

S. M. a remarqué que vous ne lisez pas ses instructions ou que vous n'y faites aucune réflexion, et c'est ce qu'elle ne veut souffrir. Cela est indigne, non seulement d'un commandant général, mais d'un commandant de flûte. Vous devez me remercier que je vous écrive aussi fortement que je fais, parce que le service du Roi, vos avantages et votre propre gloire dépendent uniquement de ce point.

Quinze jours après, Château-Renault n'était pas parti et discutait encore ses instructions.

S. M. m'ordonne de vous écrire, lui dit Colbert, que si elle reçoit encore une lettre de vous, par laquelle elle voie que vous n'avez point exécuté son ordre, elle enverra celui de vous faire arrêter sur votre bord[73].

Duquesne, notre plus grand homme de mer, avait le caractère le plus difficile. En 1670, Colbert disait : La difficulté du sieur Duquesne est une grande chicane. Je ne sais à la fin si nous pourrons nous servir de cet homme. Duquesne, en effet, est en lutte avec tout le monde : intendants, ministre, amiral ; il discute sans relâche ; il a ses fantaisies ; il n'obéit pas à son chef, le vice-amiral d'Estrées, qui paraît, il est vrai, avoir moins de valeur que lui. Comme on le savait très habile homme de mer, on lui avait fait une belle position : 26.000 livres (180.000 francs) lui étaient allouées pour son traitement et sa table. On patienta et on fit bien, car, lorsque la flotte française lutta, en 1676, dans les mers de Sicile, contre Ruyter, Duquesne fit des prodiges de valeur et de tactique, et remporta les plus belles victoires. Aussi Colbert lui écrivit-il les lettres suivantes :

La lettre que le Roi veut bien vous écrire de sa main vous fera mieux connaître que je ne le pourrais faire la satisfaction que S. M. a reçue de ce qui s'est passé dans la dernière bataille que vous avez donnée contre les Hollandais[74]. Tout ce que vous avez fait est si glorieux, et vous avez donné des marques si avantageuses de votre valeur, de votre capacité et de votre expérience consommée dans le métier de la mer, qu'il ne se peut rien ajouter à la gloire que vous avez acquise. S. M. a enfin eu la satisfaction de voir remporter une victoire contre les Hollandais, qui ont été jusqu'à présent presque toujours supérieurs sur mer à ceux qu'ils ont combattus, el elle a connu, par tout ce que vous avez fait, qu'elle a en vous un capitaine à opposer à Ruyter pour le courage et la capacité.

Soyez persuadé que personne ne peut jamais prendre plus de part que moi à la gloire que vous avez acquise ; j'y suis obligé par le service que S. M. en reçoit, mais j'y suis encore fortement engagé par l'estime que j'ai toujours eue pour vous, qui me fera chercher toutes les occasions de vous rendre service.

En même temps qu'il écrivait cette lettre, comme ministre, Colbert, comme particulier, en adressait une autre à Duquesne :

Je vous avoue qu'il y a bien longtemps que je n'ai écrit de lettre avec autant de plaisir que celle-ci, puisque c'est pour vous féliciter du premier combat naval que les forces du Roi ont livré contre les Hollandais, dans lequel vous avez donné de si grandes preuves de votre capacité, de votre fermeté et de votre valeur, que, ayant autant d'envie que vous savez que j'en dois avoir que les armes du Roi soient aussi glorieuses par mer que par terre, je ne puis m'empêcher de prendre part plus que personne à la gloire que vous avez acquise et à la satisfaction que S. M. vous a témoignée d'une aussi belle et aussi grande action que celle que vous avez faite ; et vous ne pouvez pas douter que le Roi n'ait fort bien remarqué que, ayant affaire au plus habile matelot, et peut- être au plus grand et au plus ferme capitaine de mer qu'il y ait à présent au monde, vous n'avez pas laissé de prendre sur lui l'avantage de la manœuvre, votre vaisseau ayant regagné pendant la nuit le vent qu'il avait sur vous le soir précédent, et celui de la fermeté, l'ayant obligé de plier deux fois devant vous. Une si belle occasion nous donne ici des assurances certaines de toutes celles que vous ferez à l'avenir, lorsque les occasions s'en présenteront ; vous devez être assuré de la part que j'y prendrai toujours, et je n'omettrai rien de ce qui pourra concourir à vos avantages et à votre satisfaction[75].

Une nouvelle victoire amena de nouvelles félicitations, mais ne donnait pas à Duquesne le grade d'amiral qu'il méritait et qu'il n'obtenait pas, à cause de son caractère et parce qu'il était protestant, ce qui, lui écrivait Colbert mettait obstacle aux intentions du Roi[76]. Duquesne continua à gronder, discuter, résister, censurer aigrement, et s'attira la semonce suivante de Colbert[77] :

Je vous ai dit plusieurs fois que les difficultés infinies que vous faites en toutes occasions et en toutes choses font beaucoup de peine au Roi. Je ne vous dirai pas qu'elles gâtent les services que vous rendez ; mais assurément il est difficile que cela ne fasse pas impression dans l'esprit de Sa Majesté, et que peut-être elles ne lui fassent connaître que si vous étiez plus avancé dans les dignités de la marine, vos difficultés augmenteraient à proportion. C'est la plus grande marque d'amitié que je vous puisse donner de vous redire souvent les mêmes choses, et croyez-moi, une fois pour toutes, rendez-vous plus facile.

L'activité prodigieuse, l'esprit d'ordre, le zèle ardent de Colbert pour le bien de l'État, ne ressortent nulle part plus nettement que dans ses lettres aux chefs d'escadre Martel, Château-Renault, d'Almeras, Tourville, Duquesne. Les détails instructifs, les particularités piquantes y abondent, et les caractères s'y dessinent avec une précision qu'on chercherait vainement ailleurs. Ces lettres, avec celles aux intendants des ports et les instructions au marquis de Seignelay[78] pour l'initier à la marine, forment son titre de gloire le plus incontestable. Rien dans ces pages qui ne défie la critique la plus sévère et ne mette en relief les qualités essentielles de l'organisateur, les grandes vues, la décision, la fermeté[79].

Colbert a été un financier habile et un ministre des finances intelligent et honnête ; mais l'organisateur de la marine a été un homme de génie, et il jugeait bien son rôle quand il disait que la marine était la plus importante et la plus belle partie de son département.

 

Galères.

Les galères, navires à rames aidés quelquefois de la voile, étaient les bâtiments de guerre le plus en usage sur la Méditerranée. C'était une marine spéciale et que l'on séparait ordinairement des vaisseaux, ou marine proprement dite, dans le langage et l'administration d'alors.

En 1661, les galères étaient dans le même état de décadence que la marine. Colbert eut les mêmes efforts à faire pour rétablir la flotte à rames que pour reconstituer les bâtiments à voiles. En 1670, la France avait 20 galères ; en 1677, 30 ; à la fin du siècle, 42.

L'équipage des galères, la chiourme[80], se recrutait surtout avec les forçats ou condamnés aux travaux forcés, puis avec des esclaves turcs, quelquefois avec des bonnevoglies ou rameurs volontaires italiens.

Afin d'avoir le plus grand nombre possible de forçats, Colbert recommandait aux Parlements de condamner aux travaux forcés le plus de coupables qu'ils pourraient, de les envoyer aux galères plutôt qu'à la mort ou en prison. C'est surtout en parcourant la correspondance des premiers présidents et des intendants qu'on acquiert la preuve de la pression qui fut exercée ; pression malheureuse et dont les excès, quel que fût le but du gouvernement, causent une insurmontable tristesse[81]. Avec ces procédés on augmenta la chiourme, qui était de 4,710 forçats en 1676 : Mais la mort faisait de continuels ravages parmi eux, et soit pour maintenir les effectifs des rameurs, soit pour en augmenter le nombre, on envoya aux galères : mendiants, vagabonds, contrebandiers, faux-sauniers, paysans révoltés contre les impôts ; on acheta au duc de Savoie, qui n'avait pas de galères, ses forçats ; on acheta des nègres de Guinée, des esclaves turcs aux chevaliers de Malte ou à nos consuls du Levant[82], des esclaves russes à Constantinople. A l'imitation des Espagnols, on envoya aux galères des prisonniers de guerre.

On avait recours aussi à un moyen odieux : on gardait après l'expiration de leur peine les forçats qu'on aurait dû, d'après la loi, mettre en liberté ; on doublait, on triplait le temps auquel les galériens avaient été condamnés ; on ne les libérait guère que lorsqu'ils étaient hors de service par leurs blessures, leurs infirmités ou leurs maladies incurables, et encore leur imposait-on, même dans ce cas, l'obligation de se faire remplacer par un esclave turc. Un forçat, condamné en 1665 à deux ans de galères, y était encore en 1679 ! Je ne suis pas de l'école de ces philanthropes qui s'apitoient à l'excès sur le sort des criminels et oublient la pitié qu'on doit à leurs victimes ; mais si cet excès de douceur est dangereux et ridicule, l'excès de rigueur, de violence et d'iniquité d'autrefois doit être énergiquement flétri.

Que dire du régime auquel ces misérables étaient soumis ? Enchaînés sur leur banc, à peine nourris, à peine vêtus d'une casaque rouge, rongés de vermine et de gale, battus à coups de fouet et de trique pour les faire ramer en mesure et avec énergie, un bâillon de bois dans la bouche pour les forcer au silence pendant les manœuvres, les forçats accomplissaient alors le travail que font aujourd'hui les machines à vapeur.

 

IV. — Colonies.

 

Nos premières colonies datent du règne de Charles V. Les Dieppois avaient fondé alors plusieurs comptoirs sur les côtes de la Guinée. Nous nous laissâmes enlever ces colonies par les Portugais pendant que nos rois s'efforçaient de conquérir l'Italie. Ce n'est que sous Henri IV que la France se remit à coloniser ; on fonda pendant ce règne la colonie du Canada ou Nouvelle- France, dont seuls quelques grands esprits appréciaient l'inestimable valeur. Richelieu continua l'œuvre de Henri IV et fonda plusieurs colonies. C'est des colons de cette époque que descendent les créoles des Antilles, de l'île Bourbon et de l'île de France, et cette forte race franco-canadienne, qui a pris de nos jours une importance considérable. On trouve dans la Gazette de France du 10 janvier 1632[83] un curieux article destiné à appeler l'attention du public sur la Nouvelle-France et à engager les habitants nécessiteux de la vieille France à émigrer dans ces vastes et fertiles contrées. Nous reproduisons ce curieux article, qui est toujours vrai et encore plein d'actualité.

Il se fait à la Rochelle un embarquement pour aller au mois de mars en la Nouvelle-France. C'est une terre neuve, propre à froment et légumes, et où lous autres fruits croissent comme en France, riche en mines d'argent, cuivre et fer, partout plantée d'arbres de haute futaie d'extrême grosseur et hauteur, féconde en prairies à nourrir toute sorte de bétail. Son étendue est de plus de mille lieues, bornées de rivières et d'une mer fort poissonneuse, et où se pèchent force saumons, esturgeons et moulues (morues). La navigation y est sûre pour ce qu'elle se fait en pleine mer, où l'on ne peut être guetté des corsaires, et que personne ne prétend rien en ce pays-là depuis cent ans qu'il est aux Français. Ce qui paraît en ce que tous les ans 800 vaisseaux y vont et reviennent sans péril, avec 30 pour 100 de profit de leurs pêches par chacun voyage.

Le royaume de l'Acadie, où la colonie doit habiter, est à même hauteur que Bordeaux et Marseille. On y va ordinairement en un mois, bien qu'un vaisseau des Sables-d'Olonne en soit naguère revenu en quatorze jours.

La compagnie autorisée de Sa Majesté pour l'exécution de ce beau dessein, y fera passer un chacun pour 10 écus par tête, et pour chaque mille écus qu'y voudront employer ceux qui aiment cette sorte de trafic, promet au bout de trois ans de leur y faire trouver autres mille écus de profit par chacun an. Ceux qui s'entretuent ou consument leur âge en procès pour un arpent de terre en pourraient là trouver à meilleur marché ; et si ceux que la misère et la nécessité poursuivent en ce royaume veulent ouvrir les yeux à cet expédient, ils pourront, par ce changement de climat, interrompre le cours de leurs mauvaises influences ; et surtout est cette entreprise à estimer par la décharge qu'elle nous fait espérer de tous les mendiants valides de la France. Je leur décrirai les autres particularités et sonnerai le boute-selle quand il en sera temps : ce peu suffira pour leur faire ce pendant (en attendant) disposer de leurs affaires.

Avec Mazarin le développement colonial s'arrêta : Colbert dut reprendre en sous-œuvre tout ce que Richelieu avait commencé. Il confia, comme Richelieu l'avait fait et comme cela se pratiquait en Hollande, à de grandes compagnies commerciales le soin de régir et d'administrer les possessions françaises d'outre-mer. En 1664, il créa la compagnie des Indes occidentales et lui accorda le monopole du commerce de la Guyane, des Antilles françaises et de la Nouvelle-France. La même année il fonda la compagnie des Indes orientales, dont le siège fut d'abord fixé à Madagascar. Cette dernière compagnie fut établie par actions, dont les principaux souscripteurs furent le Roi, les parlements, les grands fonctionnaires, et au capital de 15 millions de livres (75 millions de francs).

La principale visée de Colbert, dit l'ambassadeur vénitien Giustiniani[84], n'est pas de prendre pied dans les Indes pour s'enrichir en distribuant les denrées dans les autres pays de l'Europe comme le font les Anglais et les Hollandais, mais pour les répandre dans le royaume de France et y ruiner ce commerce qui est le plus grand que fassent ces deux peuples, et, par là, attirer à lui l'argent des Français. Le royaume n'ayant plus besoin des marchandises des autres, ils perdront leur principale ressource, et contenant en lui-même les produits dont on a besoin ailleurs par nécessité ou par luxe, il sera toujours bien fourni de numéraire.

Les compagnies fondées par Colbert eurent de nombreux privilèges et le monopole du commerce dans toute l'étendue de leurs concessions. Mais ces monopoles et les fausses mesures économiques qui avaient présidé à leur organisation ruinèrent la compagnie des Indes occidentales et arrêtèrent tout l'essor de la compagnie des Indes orientales.

La France avait alors pour colonies : le Canada, fondé par Henri IV ; — la Guyane, le Sénégal, le Bastion de France (en Algérie), la Martinique, la Guadeloupe, Saint-Christophe, l'île de France, Bourbon et Madagascar, où nous nous étions établis sous Richelieu. A ces possessions Colbert ajouta : la partie occidentale de Saint-Domingue, Sainte-Lucie, la Grenade, Marie- Galante, Saint-Martin, Saint-Barthélemy, Sainte-Croix (dans les Antilles) ; la Louisiane, c'est-à-dire l'immense bassin du Mississipi ; la baie d'Hudson ; Gorée, Arguin et Portendick (au Sénégal), et, dans l'Inde, les comptoirs de Surate, Ceylan, San-Thomé et Pondichéry. Notre empire colonial était fondé ; nous étions les maîtres de presque toute l'Amérique septentrionale ; nous possédions les plus riches Antilles ; mais nous n'avons su ni faire valoir ces possessions, ni en conserver les parties les plus importantes, grâce aux fautes accumulées que nous avons commises et à l'incroyable régime auquel étaient soumises nos colonies[85], régime désigné sous le nom de pacte colonial.

Le régime colonial imposé aux possessions françaises n'était pas une invention de Richelieu et de Colbert ; c'était un régime adopté, dès le XVIe siècle, par les Portugais et les Espagnols, et après eux par les Hollandais et les Anglais. Une fois établi chez nous, malgré les ruines qu'il causait, malgré l'évidence de la fausseté de sa base, la France l'a conservé. En vain Vauban[86], Jurieu[87], le commerce français[88], démontrèrent le tort grave qu'il faisait à nos colonies, en arrêtant leur commerce et leurs développements, le système fut conservé, même par l'Assemblée constituante de 1789, et il a duré jusqu'à nos jours, où il semble qu'on voudrait le rétablir au moins en partie. Forbonnais avait bien raison de dire : Cette nation, taxée d'inconstance, est la plus opiniâtre à conserver les fausses mesures qu'elle a une fois adoptées.

Le pacte colonial, organisé pour fermer complètement nos colonies au commerce hollandais, reposait sur les bases suivantes : Tout commerce avec les étrangers est interdit aux colonies ; — les colonies sont des débouchés ouverts au commerce seul de la métropole ; — elles doivent acheter à la France seule les produits manufacturés dont elles ont besoin ; — la métropole seule a le droit d'y acheter les matières premières ou les denrées nécessaires à son industrie ou à sa consommation.

Le pacte colonial se compliquait du système protecteur, dont on parlera plus loin et en vertu duquel les colonies ne devaient fabriquer aucun produit manu facturé qui pourrait nuire ou faire concurrence aux produits similaires fabriqués dans la métropole. En même temps il leur était défendu de vendre aux étrangers aucun produit manufacturé, conséquemment d'avoir aucune industrie.

Le pacte colonial, quelque absurde qu'il fût, a duré jusqu'en 1861, et c'est Napoléon III qui a eu l'honneur de l'abolir, et non sans peine : c'était une des grandes traditions des bureaux et des hommes d'État.

On avait vu cependant un fait énorme s'accomplir en Algérie. Ce pays produit en abondance une plante fibreuse, l'alfa, qui sert à la fabrication du papier. Un industriel avait eu l'idée de transformer l'alfa en pâte et d'expédier en France cette pâte aux fabriques de papier. Rien de plus naturel : en effet, le transport de la pâte d'alfa coûtera moins cher que l'alfa brut, et il est donc opportun de réduire l'alfa en pâte en Algérie, sur le lieu même de production, et d'expédier la pâte d'alfa en France. C'est évident, mais le pacte colonial le défend : cette pâte fera concurrence aux pâtes fabriquées en France, avec le chiffon ou toute autre matière. C'est en vain que le colon algérien et nos fabricants de papier invoquent le besoin que les fabriques françaises ont de la pâte d'alfa, parce que la consommation du papier a pris de telles proportions, que le chiffon ne suffit plus ; la douane reste inflexible ; le règlement est absurde, mais formel ; elle s'oppose à l'exportation en France de la pâte d'alfa, et ce, en vertu du pacte colonial. Battu sur ce point, notre colon veut alors vendre son alfa en pâte aux Anglais, qui ne demandent qu'à en acheter. Maintenant la douane défend la sortie de la marchandise, parce que l'Algérie est une colonie et que les colonies, en vertu du système protecteur, n'ont pas le droit de vendre leurs produits manufacturés aux étrangers. Il ne restait plus au colon qu'à faire faillite ; c'est ce qu'il fit.

Il faut avoir une forte dose d'amour-propre, quand on a de tels règlements chez soi, pour croire qu'on est le peuple le plus spirituel de l'univers.

Revenons au XVIIe siècle. Il s'était passé au Canada des faits non moins invraisemblables. Les Indiens avaient l'habitude de se vêtir avec des couvertures de laine : les Anglais et les Hollandais vendaient aux Indiens du Canada des couvertures de la grandeur et de la largeur qui leur convenaient, et ornées selon leur goût. Jamais, je dis jamais, ni les intendants, ni les gouverneurs du Canada ne purent obtenir du gouvernement français qu'on envoyât de France des couvertures ayant les dimensions exigées par nos Indiens, parce que les règlements imposés à l'industrie française exigeaient que les couvertures fabriquées en France, pour nos lits, eussent telle largeur, telle longueur, telle épaisseur, telles bandes de couleur. Et, en vertu de ces merveilleux et immuables règlements, nous n'avons jamais pu avoir, au Canada, ce principal article de commerce avec les Indiens, qui l'achetaient aux Anglais et aux Hollandais.

Débarrassé du fléau de l'administration française et de ses ineptes règlements, le Canada, soumis à une domination étrangère depuis 1763, a vu sa population s'élever de 80.000 habitants à 2 millions et demi, son industrie, son commerce, son agriculture et sa richesse prendre de merveilleux développements.

 

V. — Industrie et commerce. — Agriculture, forêts, haras ; routes et canaux ; mines.

 

Industrie et commerce.

On a tort de regarder Colbert comme l'auteur du système protecteur ; ses idées sur ce point sont celles de tout le monde à cette époque. Elles règnent à Venise, à Gênes, en Espagne, en Portugal, en Hollande, en Angleterre, dans les villes hanséatiques ; personne n'admet la liberté commerciale et industrielle : Colbert a suivi les idées dominantes.

De nos jours, la partie semblait gagnée par la liberté commerciale ; mais, depuis quelques années, elle perd du terrain et nous revenons peu à peu au régime protecteur. Est-ce que M. Renan aurait raison de dire que l'économie politique n'est qu'un éternel dialogue entre deux systèmes, dont l'un n'arrivera jamais à supplanter l'autre, ni à le convaincre d'erreur absolue ?

Si Colbert a fait des tarifs protecteurs et a entravé la liberté du commerce, c'était pour protéger l'industrie qu'il créait : il a fait ce qu'avait fait Cromwell par l'acte de navigation ; il a fait ce que viennent de faire les États-Unis et le prince de Bismarck, et il avait raison ; il agissait dans l'intérêt du pays et non pas dans l'intérêt exclusif du producteur, et je pense que, quand un pays a une industrie bien établie et florissante, la protection n'est plus qu'une prime accordée à l'intérêt personnel du producteur, ce qui est injuste, et à sa routine, ce qui est inepte.

A son arrivée aux affaires, Colbert trouvait les Hollandais entièrement maîtres du commerce de la France et de ses colonies. La France n'avait qu'une faible marine marchande ; le cabotage de port à port, sur nos côtes, se faisait par des bâtiments hollandais ; avec ses 15.000 bâtiments de commerce, la Hollande faisait à elle seule tous les transports maritimes et réalisait ainsi d'immenses bénéfices.

Si les Hollandais nous achetaient nos vins de Bordeaux, notre blé dans les temps de nécessité, nos eaux-de-vie, nos vinaigres, quelques toiles, des papiers, quelques merceries, en revanche, ils nous vendaient : draperies, tissus de laine, sucres, tabac et indigo des îles de l'Amérique ; épiceries, drogues, soie, étoffes de coton et cuirs des Indes orientales et du Levant ; bois ; mâts ; fer de Suède et de Galice ; cuivre ; goudron ; canons de fer ; chanvre ; cordages ; fer blanc et noir ; cuivre jaune ; ustensiles de pilote ; boulets ; ancres ; poudres ; mèches ; mousquets ; plomb ; draperies et serges de Londres ; bas de soie et bas de laine d'Angleterre ; bouracans, damas et camelots de Flandre ; points de Venise et de Hollande ; passements de Flandre ; moquettes de Flandre ; bœufs et moutons d'Allemagne ; cuirs de tous pays ; soieries de Milan, de Gênes et de Hollande. En réalité, ils fournissaient à la France la presque totalité des marchandises dont elle avait besoin ; ils étaient les seuls maîtres du commerce de nos Antilles. Incontestablement, ils jouaient en France un rôle qui les enrichissait, mais nous appauvrissait de plus en plus, qui tuait tout travail chez nous, et nous réservait le sort du Portugal, exploité si longtemps et ruiné par les Anglais.

Quelque partisan que l'on puisse être de la liberté du commerce, il faut bien convenir que Colbert avait raison de faire cesser cet état de choses, tout en se réservant le droit de blâmer certaines mesures maladroites.

Il ferma le marché français à la Hollande, comme Cromwell avait fermé le marché anglais aux bâtiments hollandais. Il opposa au commerce hollandais des tarifs sur toutes les marchandises importées en France ; il leur ferma nos colonies par le pacte colonial ; il fonda de grandes compagnies coloniales pour fournir la France des produits de l'Inde, du Levant et de l'Amérique ; il créa de nombreuses industries destinées à donner à la France les produits industriels que lui avaient vendus jusqu'alors les Hollandais ; il développa la marine marchande ; il força la France à travailler, à produire et à aller chercher elle-même dans les pays étrangers ce dont elle avait besoin.

Il existait en France, à l'arrivée de Colbert au ministère, une certaine industrie : Rouen, Paris, Tours étaient des centres manufacturiers assez actifs ; les lainages, les soieries, les bas, les chapeaux de castor, la mercerie, la quincaillerie, les pelleteries en étaient recherchés à l'étranger ; les arts industriels produisaient de véritables chefs-d'œuvre. La France vendait pour 80 millions de livres (400 millions de francs) de produits manufacturés et de produits agricoles à la Hollande et à l'Angleterre, sans compter ses exportations au Levant, en Espagne, en Italie. En 1663, cette situation avait un peu changé ; une partie de nos ouvriers étaient passés en Angleterre et en Hollande ; l'industrie tendait à diminuer. Colbert voulut la relever et déjà il faisait dire à Louis XIV qu'il voulait mettre le royaume en état de se passer de recourir aux étrangers pour les choses nécessaires à l'usage et à la commodité de ses sujets. On allait, pour obtenir ce résultat, créer de nouvelles manufactures : en effet, Colbert établit des fabriques de dentelles, de point de France, à l'imitation du point de Venise, et les dentelles françaises, le point d'Alençon surtout, devinrent bientôt, grâce au goût de nos dessinateurs, les plus belles du monde. Il établit la fabrication des glaces, miroirs et services de table en cristal, à l'imitation de ceux de Venise, et celle des carreaux transparents pour les fenêtres[89], — la fabrication des draps à Abbeville, Louviers, Sedan, Villeneuvette, — la fabrication du savon, de la soude, du fer-blanc, — la fabrication des tapisseries dites de Flandre, — des filatures, des blanchisseries, des raffineries, etc.

A l'arrivée de Colbert au ministère, il n'y avait pas en France une seule raffinerie pour les sucres de nos Antilles ; on les raffinait en Hollande, en Angleterre et en Portugal. Les choses changèrent avec Colbert : la compagnie du Nord raffina nos sucres et les vendit dans les pays de sa concession. Une surtaxe de 12 p. 100 fut établie sur les sucres étrangers, et les sucres français furent exemptés de tout droit de sortie et d'entrée.

Dans un mémoire adressé à Louis XIV en 1670[90], Colbert indique tout ce qu'il a fait pour l'industrie.

La manufacture des draperies de Sedan a été rétablie et augmentée de 12 métiers, qu'il y avait alors (en 1664), à 62 ;

Les établissements nouveaux d'Abbeville, Dieppe, Fécamp et Rouen ont été faits, dans lesquels il y a présentement plus de 200 métiers[91] ;

Celle des bouracans a été établie ensuite à la Ferté-sous-Jouarre, qui est composée de 120 métiers ;

Celle des petits damas de Flandre, à Meaux, composée de 80 métiers ;

Des camelots, à Amiens et Abbeville, de 120 métiers ; Les basins et coutils de Bruges et Bruxelles, à Montmorin, Saint-Quentin et Avranches, de 30 métiers ;

Des toiles fines de Hollande, à Bresle, Louviers, Laval et autres lieux, de 200 métiers ;

Les serges de Londres, à Gournay, Auxerre, Autun, et autres lieux, de 300 métiers ;

Les bas de laine d'Angleterre, dans la Beauce, Provins, Picardie, Sens, Auxerre, Autun et ailleurs, au nombre de 32 villes ou bourgs ;

Celle du fer-blanc, en Nivernais ;

Celle des points de France, en 52 villes et bourgs, où plus de 20.000 ouvrières travaillent ;

La manufacture de laiton, ou cuivre jaune, montée en Champagne ;

Celle des camelots de Bruxelles, à Paris, qui deviendra grande et considérable ;

Le fil de laiton, en Bourgogne ;

L'or filé de Milan, à Lyon ;

La manufacture des soies appelées organsins, dans la même ville.

Pour diminuer l'entrée des bestiaux dans le royaume, les droits d'entrée ont été augmentés notablement, et en même temps les ordres ont été donnés pour empêcher la saisie des bestiaux par le receveur des deniers du Roi dans tout le royaume, ce qui a produit en même temps la diminution de l'entrée des cuirs.

Les métiers des bas de soie ont été établis au nombre de 100 ;

La recherche des salpêtres, et en même temps la manufacture des poudres ;

Celle des mèches ;

L'établissement de la manufacture des mousquets et des armes de toute sorte en Nivernais, et le rétablissement de celle du Forez[92] ;

La distribution des étalons qui a produit et produira certainement le rétablissement des haras, et diminuera considérablement l'entrée des chevaux étrangers, s'il ne l'empêche entièrement.

Et comme V. M. a voulu travailler avec diligence au rétablissement de ses forces maritimes, et pour cela qu'il a été nécessaire de faire une dépense fort considérable, que toutes les marchandises, munitions et manufactures venaient auparavant de Hollande et des pays du Nord, il a été absolument nécessaire de s'appliquer particulièrement à trouver dans le royaume, ou à y établir tout ce qui pouvait être nécessaire à ce grand dessein.

Pour cet effet, la manufacture de goudron a été établie en Médoc, Auvergne, Dauphiné et Provence ;

Les canons de fer, en Bourgogne, Nivernais, Saintonge et Périgord ;

Les grosses ancres, en Dauphiné, Nivernais, Bretagne el Rochefort ;

Les toiles à voiles pour le Levant, en Dauphiné ;

Les étamines, en Auvergne ;

Tous les ustensiles des pilotes et autres, à Dieppe et à la Rochelle ;

La coupe des bois propres pour les vaisseaux, en Bourgogne, Dauphiné, Bretagne, Normandie, Poitou, Saintonge, Provence, Guyenne et Pyrénées ;

Les mâts, qui étaient inconnus dans le royaume, ont été trouvés en Provence, Languedoc, Auvergne, Dauphiné et dans les Pyrénées.

Le fer, qui se tirait de Suède et de Biscaye, se fabrique a présent dans le royaume.

Le chanvre fin pour cordages, qui venait de Prusse et de Piémont, se prend à présent en Bourgogne, Maçonnais, Bresse, Dauphiné ; et depuis l'on en a établi les achats en Berry et Auvergne, ce qui donne toujours de l'argent dans ces provinces et le retient au dedans du royaume.

En un mot, tout ce qui sert à la construction des vaisseaux est à présent établi dans le royaume, en telle sorte que V. M. se peut passer des étrangers pour la marine, et même que, dans peu de temps, elle leur en pourra fournir et tirer leur argent par ce moyen. Et c'est dans cette même vue d'avoir tout ce qui est nécessaire pour pourvoir abondamment sa marine et celle de ses sujets, qu'elle a fait travailler à la réformation universelle de toutes les forêts de son royaume, qui, étant aussi soigneusement conservées qu'elles sont à présent, produiront abondamment tout le bois nécessaire pour cela.

Il fallait protéger cette industrie naissante contre la concurrence étrangère : aussi, en 1664, Colbert fit-il un nouveau tarif de douanes qui modifiait considérablement celui de 1644, alors en vigueur, en augmentant notablement les droits d'entrée, quelquefois en les doublant. Les puissances étrangères se soumirent sans trop de récriminations. Le tarif de 1664, sur certains points, eut d'excellents résultats : à l'intérieur, il débarrassa le commerce de nombreuses entraves, et un grand mouvement industriel et commercial fut la conséquence de ces réformes. Mais ce tarif allait porter à notre agriculture un coup funeste, en soumettant la sortie des grains à un droit de 20 livres par muid, soit 5 fr. 35 par hectolitre[93].

L'ambassadeur vénitien Giustiniani donne sur cette période du ministère de Colbert d'intéressants détails ; on lit dans sa relation[94] :

Le but de Colbert est de rendre le pays entier supérieur en opulence à tout autre, abondant en marchandises, riche en arts et fécond en biens de toute sorte, n'ayant besoin de rien et dispensateur de toutes choses aux autres Etats. En conséquence, il ne néglige rien pour acclimater en France les meilleures industries de chaque pays, et il empêche par diverses mesures les autres États d'introduire leurs produits dans ceux du Roi. Ce qui se fabrique de particulier en Angleterre, ce que la nature y produit de rare, il s'est étudié à l'importer dans le royaume. Pour la confection de certains produits, les bas, on est allé jusqu'à affecter aux ouvriers amenés d'Angleterre la demeure royale de Madrid[95], transformant ainsi un palais en atelier. Il essaye de faire tanner à l'anglaise les peaux de bœuf provenant du royaume, afin qu'elles servent aux mêmes usages que les cuirs anglais et les remplacent.

A la Hollande on a emprunté sa manière de fabriquer les draps, comme aussi les fromages, les beurres et autres spécialités. A l'Allemagne on a pris la manufacture des chapeaux et du fer-blanc, et beaucoup d'autres travaux industriels ; à notre pays les points à jour[96], les miroirs. Cinq ou six mille femmes répandues dans la plupart des provinces y travaillent[97], et beaucoup de maîtresses de Venise y sont allées. Quant aux miroirs, le progrès en a été fort arrêté[98], mais on n'en pense pas moins à le remettre en bon chemin.

On s'efforce de prendre la fleur de ce que produit le monde entier. On a appris de la Perse le travail des tapis, et il s'en fait à Paris de plus beaux et de plus élégants ; on importe et on vend les raretés les plus belles des Indes, et pareillement on a pris à l'Afrique plusieurs de ses procédés de fabrication.

Ce qu'il y a de mieux dans toutes les parties du monde se fabrique à présent en France ; et telle est la vogue de ses produits, que de toutes parts affluent les commandes pour s'en fournir. Cela occasionne une telle demande, que l'argent haussant de prix fait éprouver une grande perte dans les remises, de sorte que, pour éviter un changement onéreux, il faut envoyer du numéraire dans ce royaume, au dommage évident des autres places (de commerce) et à l'entière satisfaction de Colbert, qui ne cherche qu'à en dépouiller les autres États pour en enrichir la France.

Autant il est charmé de voir passer l'or des autres dans le royaume, autant il est jaloux et soigneux de l'empêcher d'en sortir, et, à cet effet, les ordres les plus sévères sont donnés partout[99]....

Son Excellence ne néglige aucune occasion, si minime qu'elle soit, dès qu'il y a bénéfice. Elle prête l'oreille à tous ceux qui lui proposent quelque avantage, fait mettre par écrit leurs inventions, puis les examinant bien et les trouvant bonnes, il les porte au Roi comme étant siennes- Cela lui a longtemps servi à se faire passer auprès du Roi comme un homme unique en fait d'inventions ; mais les gens, ayant découvert ce procédé, ne lui portent plus leurs idées.

Son Excellence s'est appliquée à développer le grand commerce maritime, celui des Indes principalement et du Levant ; il y a à Paris une réunion de délégués spéciaux, où, chaque semaine, on examine et étudie ces matières.

Encouragé par ses premiers succès, Colbert crut devoir aller plus loin et fit le tarif de 1667 : tous les droits d'entrée furent doublés ou triplés. L'Angleterre et la Hollande, cette dernière surtout, répondirent au tarif français par une élévation de droits sur nos vins et nos produits manufacturés. De longues négociations, de plus en plus acerbes, commencèrent à ce moment ; mais à la guerre de tarifs allait bientôt succéder la guerre à coups de canon.

L'acte de navigation avait amené la guerre entre l'Angleterre et la Hollande ; le tarif de 1667 allait amener la guerre de 1672. Les Hollandais avaient des prétentions intolérables. Colbert voulait que la France eût une marine marchande et devînt une grande puissance maritime ; la Hollande en était irritée et prétendait être la seule à être toute puissante sur mer. Sur 20.000 bâtiments faisant le commerce du monde, selon Colbert, les Hollandais en avaient 15 à 16.000, et les Français 5 ou 600. Le Roi et le ministre voulurent, avec I raison, changer cet état de choses, si nuisible aux intérêts de la France.

Le droit de 50 sols (7 fr. 50 c.) par tonneau, imposé aux navires étrangers qui entraient dans nos ports ou qui en sortaient, dans le but de favoriser nos bâtiments de commerce, atteignait surtout les navires hollandais : on leur accorda de ne payer le droit qu'une fois, à la sortie. Rien ne satisfit les exigences hollandaises. Quand Louis XIV croyait s'emparer des Pays-Bas espagnols pendant la guerre de Dévolution, la Hollande montra tout son mauvais vouloir contre la France en formant la Triple-Alliance avec la Suède et l'Angleterre, mécontentes, comme elle, des tarifs de Colbert ; elle força Louis XIV à signer la paix d'Aix-la-Chapelle (1668) et à renoncer à presque toutes ses conquêtes.

Louis XIV et Colbert, indignés de la conduite de la Hollande et de son ingratitude[100], se préparèrent à la guerre afin d'être les maîtres chez eux. En attendant, les deux pays se battaient à coups de tarifs : aux surtaxes imposées en France sur l'importation des harengs et des épiceries provenant de Hollande, celle-ci répondit par la prohibition des vins et des eaux-de-vie de France, et de divers produits manufacturés.

La guerre éclata en 1672 : la Hollande envahie se soumettait, et les propositions qu'elle faisait pour avoir la paix étaient parfaitement acceptables. Les brutales exigences de Louvois, ses insolences envers les ambassadeurs hollandais, la demande que la Hollande abolît chez elle, sans réciprocité, toutes les prohibitions et droits établis sur les marchandises françaises depuis 1662, amenèrent un soulèvement patriotique, le massacre des frères de Witt, l'avènement au pouvoir de Guillaume d'Orange, l'inondation de la Hollande, la retraite de l'armée française, puis, bientôt après, une coalition contre Louis XIV, et enfin l'invasion de la France. Dans tout cela ce n'est pas Colbert qui a. eu tort, c'est Louvois : et si j'approuve la guerre contre la Hollande, je blâme les fautes inouïes, les folies de Louvois, qui ont transformé la lutte contre la Hollande en une lutte contre l'Europe.

Louis XIV résista six ans, mais la France fut épuisée ; le Roi fit la paix, en 1678, aux dépens de l'Espagne et garda la Franche-Comté. A ne regarder que le traité conclu avec l'Espagne, Louis XIV est victorieux ; il acquiert une grande province ; mais il a signé à Nimègue autant de traités qu'il y avait de puissances dans la coalition, et, si on veut connaître la vérité, il faut lire le traité avec la Hollande, traité de commerce et de navigation. Or ce traité est tout à l'avantage des Hollandais ; la guerre de tarifs se terminait à leur profit. L'article 7 dit formellement que le tarif de 1667 sera abrogé et que les droits de douane seront plus modérés. Le droit de 50 sols par tonneau est conservé, mais la Hollande le fera abolir au traité de Ryswyck (1697). — L'article 13 oblige Louis XIV à reconnaître le droit des neutres, réclamé dès 1608 par la Hollande[101], et à admettre que le pavillon couvrait la marchandise.

Le grand mouvement industriel et commercial créé par Colbert, ainsi que la prospérité financière des premières années, s'arrêta dès 1674, l'année où Guillaume d'Orange souleva la coalition contre Louis XIV ; cette prospérité commerciale et financière ne se releva jamais à la hauteur qu'elle avait avant la guerre de Hollande. Tels étaient les résultats de l'intervention de Louvois dans la politique.

En même temps que Colbert créait en France une industrie qu'il protégeait énergiquement, abusant de sa force, il voulut empêcher le pape Alexandre VII et son successeur Clément IX de créer et de protéger une industrie nationale dans leurs États. Ces deux souverains pontifes avaient interdit l'entrée des marchandises françaises dans leurs domaines ; mais, dès 1669, une lutte s'engagea, et la papauté, sans armée et sans flotte, fut contrainte de se soumettre aux volontés de Colbert[102].

Malgré les complications que le tarif de 1667 avait amenées et la guerre qui s'ensuivit, Colbert poursuivait sans relâche le développement de l'industrie française. Il faisait recruter, par ses ambassadeurs et ses consuls, les plus habiles ouvriers des pays étrangers ; il empêchait, par la violence même, nos ouvriers de sortir de France pour aller exercer leur métier à l'étranger[103].

Colbert trouvait partout, surtout dans les classes populaires, ignorantes, paresseuses et misérables, une résistance quelquefois insurmontable : il comprenait bien, lui, si laborieux et appartenant à une famille commerçante, que le travail seul pouvait les délivrer de la misère ; mais elles refusaient de suivre son impulsion. Partout on préférait l'ancienne façon de travailler aux procédés nouveaux. Colbert écrivait, en 1667, au maire et aux échevins d'Auxerre, où il voulait établir la fabrication de la dentelle, malgré le mauvais vouloir des gens du pays qui ne voulaient pas travailler : Que l'abondance procède toujours du travail et la misère de l'oisiveté ; et, quelques années après, en 1673, il écrivait à son frère l'évêque d'Auxerre :

Les maire et échevins (d'Auxerre) ne savent ce qu'ils font... les villes dont les magistrats ont de l'esprit et savent de quelle conséquence il est d'y attirer de l'argent par toutes sortes de moyens cultivent les manufactures avec un soin incroyable. Mais comme la ville d'Auxerre veut retourner dans la fainéantise et l'anéantissement dans lesquels elle a été, et qu'elle ne veut pas profiter des moyens que je lui ai donnés pour sortir de ce méchant état, les autres affaires dont je suis chargé et ma santé qui n'est pas telle que je puisse autant travailler que j'ai fait autrefois, m'obligent à l'abandonner à sa mauvaise conduite.

Colbert veut rendre les paysans plus riches, et il a raison ; mais en même temps il dit, et il a tort, que :

La misère des peuples ne consiste pas aux impositions qu'ils payent au Roi, mais seulement dans la différence qu'il y a du travail d'une province à l'autre, parce qu'ils sont à l'aise dès qu'ils veulent travailler[104].

Sur d'autres points, Colbert réussit à implanter la fabrication des points de France : en 1692, les dentellières du Havre et des environs étaient au nombre de 22.000. Souvent Colbert se montre ennemi des privilèges. Il ne veut accorder de privilège qu'à une industrie absolument nouvelle et qu'il y a intérêt à introduire dans le royaume, parce que, disait-il, les privilèges des manufactures publiques établies dans le royaume contraignent toujours le commun et la liberté publique[105]. Il ne craint pas la concurrence la plus entière à l'intérieur du royaume, entre les provinces ; il la veut, il la maintient malgré les réclamations des provinces, chacune voulant se défendre, se protéger contre les provinces voisines. Colbert ne veut protéger que la France, à ses frontières, contre les produits étrangers : s'il avait écouté ses contemporains, on aurait protégé les provinces et même les villes.

Colbert a l'honneur d'avoir compris le premier quelles relations il y a entre le développement simultané de l'agriculture, de l'industrie, du commerce et de la prospérité financière. Une agriculture florissante et le travail industriel à la maison dans les campagnes rendent le paysan riche, aisé tout au moins ; il peut acheter les produits des manufactures et payer l'impôt. L'industrie trouve d'abord sur le sol national un marché pour ses produits, qui n'ont de limite que les besoins des consommateurs et leurs ressources, et elle vend l'excédent de sa production aux peuples étrangers : en même temps, elle achète et consomme les produits agricoles. Le commerce résulte de ces divers échanges, et est plus ou moins considérable s'il est facilité par de bonnes voies de communication, par la paix, la sécurité et la liberté de ses allures.

Ce sont là des vérités banales aujourd'hui ; mais à l'époque de Colbert elles étaient ou nouvelles ou bien peu connues, et il a eu le mérite réel, malgré certaines fautes, d'avoir compris et admis ces idées, et de les avoir appliquées autant qu'il l'a pu. Un intendant avait exprimé la crainte que l'agriculture ne souffrît de l'établissement d'une manufacture de bas : Au contraire, lui répond Colbert, n'y ayant rien qui serve tant à augmenter les peuples que les différents moyens de gagner leur vie.

Il disait une autre fois[106] que rien n'était plus favorable à une ville que le grand nombre des établissements industriels, tout le monde n'ayant pas les mêmes intérêts, et d'ailleurs le tricot convenant à de pauvres gens, les serges, les toiles et les points de France à d'autres ; outre que, par suite de la concurrence, les maîtres ne feraient plus la loi aux ouvriers. En même temps, il s'étudiait également à répandre la culture du lin, afin d'augmenter le nombre des manufactures de toiles, favorisant du même coup l'agriculture et l'industrie[107].

Il voulait bien encourager, soutenir même à l'origine, une manufacture naissante, afin de l'aider à se fonder ; mais il n'entendait pas la subventionner à perpétuité pour la dispenser de toute amélioration et lui permettre de vivre sans initiative et sans efforts. Il veut faire les affaires du royaume et non pas celles de quelques manufacturiers. Une fabrique de draps établie à Carcassonne se plaignait de ne plus vendre ses produits dans le Levant ; Colbert écrivit à l'intendant de Montpellier[108] :

Il est impossible d'éviter que ces sortes d'établissements ne reçoivent différents changements de temps en temps ; et si ceux qui les soutiennent n'ont pas l'industrie, lorsqu'une consommation leur manque, d'en trouver d'autres, il n'y a point d'autorité et d'assistance qui puisse suppléer à ce défaut. La suspension du commerce du Levant ne peut pas durer longtemps, et il suffit pour le surplus que le royaume consomme une grande quantité de ces étoffes, en sorte que, pourvu qu'on les fasse bonnes, ils en trouveront facilement le débit. Mais il n'y a point d'autres expédients en ces sortes de matières, et vous devez observer que les marchands ne s'appliquent jamais à surmonter par leur propre industrie les difficultés qu'ils rencontrent dans leur commerce, tant qu'ils espèrent de trouver des moyens plus faciles par l'autorité du Roi ; c'est pour cela qu'ils ont recours à vous, pour tirer quelque avantage de toute manière, en faisant craindre le dépérissement entier de leur manufacture.

Il est impossible de mieux dire, et, étant admis le principe de la protection, de le mieux mettre en pratique.

Tout cependant n'est pas à louer dans l'œuvre de ce grand ministre : les règlements qu'il imposa à l'industrie, par exemple. Craignant, non sans raison, les fraudes que pouvaient commettre les fabricants, les tromperies de toute sorte — dont nous sommes aujourd'hui les victimes et qui justifient en partie les mesures extrêmes de Colbert —, il voulut forcer les manufacturiers à ne produire que des marchandises bonnes et bien faites. Il organisa toute l'industrie et tout le commerce en corporations et maîtrises, et leur donna des règlements dont elles ne devaient jamais se départir, sous quelque prétexte que ce fût.

Les États généraux de 1614 avaient demandé que l'exercice des métiers fût laissé libre, au lieu d'être un privilège accordé par la royauté : leur requête n'avait eu aucun résultat. Colbert, pas plus que ses prédécesseurs, ne fit droit à cette demande ; au contraire, il organisa, comme nous venons de le dire, en corporations et en maîtrises toutes les industries qui étaient encore libres, et tira de bonnes sommes de toutes ces maîtrises qu'il vendait à beaux deniers comptants.

Qu'il y ait eu dans ces anciennes corporations et maîtrises certaines parties qu'on aurait eu raison de conserver, c'est possible ; mais l'Assemblée constituante n'en a pas moins bien fait de les abolir, de rendre à chacun le droit de travailler, et de proclamer la liberté du travail et le droit de gagner sa vie ou de faire fortune en travaillant.

Les corporations et les maîtrises mettaient entièrement l'industrie entre les mains d'un certain nombre de familles bourgeoises ; une sorte de féodalité industrielle était établie ; le travail, l'industrie et le commerce étaient devenus un privilège pour les propriétaires des maîtrises, qui les transmettaient à leurs enfants ou les vendaient à un successeur.

Mais le fabricant privilégié n'était pas libre de fabriquer à sa guise, selon les besoins ou le goût de ses acheteurs français ou étrangers. Des règlements très détaillés lui imposaient l'obligation de fabriquer d'après des longueurs, des largeurs, des qualités, des couleurs, des teintures déterminées et immuables. L'ensemble de ces règlements est considérable ; chaque fabrication a le sien, et chacun a de nombreux articles : chaque violation de l'un d'eux est punie avec rigueur, par des amendes, par la confiscation, par le carcan.

Une opposition générale éclata quand ces règlements furent imposés aux fabricants ; il fallut que Colbert luttât contre ces résistances, et ce ne fut qu'à force de sévérité qu'il parvint à imposer sa volonté.

L'œuvre industrielle de Colbert ne lui survécut pas : quelques années après sa mort, l'industrie était considérablement réduite. Parmi les causes de cette décadence si rapide, il faut mettre en première ligne la révocation de l'édit de Nantes et la sortie de France de tant de milliers de familles protestantes. Exclue de toutes sortes de professions, la bourgeoisie protestante s'était livrée à l'industrie, et Colbert avait trouvé en elle l'auxiliaire le plus utile. Les protestants émigrèrent avec leur argent et se retirèrent à Londres, en Hollande, à Berlin, où ils fondèrent de nouvelles manufactures. Quelques détails suffiront pour faire connaître ce qui se passa alors et les déplorables résultats de la politique de Louis XIV et de Louvois.

Les manufactures de papier de l'Angoumois furent réduites de 60 à 16 moulins travaillant. Des 400 tanneries qui enrichissaient naguère la Touraine, il n'en restait plus que 54 en 1698 ; ses 8.000 métiers d'étoffes de soie étaient réduits à 1.200 ; ses 40.000 ouvriers, employés autrefois à dévider la soie, l'apprêter et la fabriquer, à 4.000 ; de ses 3.000 métiers à rubans, il n'en restait pas 60[109]. Partout, à la fin du siècle, l'industrie était dans le même état.

Le commerce et l'industrie ont de tels liens qu'ils sont sans cesse mêlés l'un à l'autre : il faut cependant, pour exposer nettement les faits, les séparer, quitte à se répéter au besoin, bien que les redites ne soient pas très littéraires ; mais, avant tout, ces matières exigent ordre et clarté.

Nous avons déjà vu, aux colonies, que Colbert avait établi plusieurs grandes compagnies pour exploiter le commerce des Indes orientales et de l'Amérique ; il en créa aussi pour le Levant, le Nord et le Sénégal[110]. Il expose le but de ces compagnies dans le mémoire présenté à Louis XIV en 1670.

Pour empêcher que les Hollandais ne profitent du commerce des îles de l'Amérique, duquel ils s'étaient emparés et en avaient exclu les Français, ce qui leur valait au moins un million d'or tous les ans, V. M. a formé et établi la compagnie des Indes occidentales, dans laquelle elle a mis jusqu'à présent près de 4 millions de livres ; mais aussi a-t-elle eu cette satisfaction qu'elle a ôté aux Hollandais ce million d'or qui servait à nourrir et à entretenir plus de 4.000 de leurs sujets qui naviguaient continuellement dans les îles avec plus de 200 vaisseaux.

Pour empêcher que les mêmes Hollandais ne tirent plus de 10 millions du royaume par le moyen de toutes les marchandises qu'ils apportent des Indes orientales et du Levant, V. M. a formé des compagnies pour les mêmes pays, dans lesquelles elle a déjà mis plus de 5 millions de livres de fonds. Et pour diminuer les fonds considérables d'argent comptant qu'il faut envoyer dans les Indes pour le commerce, elle a établi dans le Dauphiné, Lyonnais, Languedoc, Picardie et Normandie, la manufacture de draperies grossières qui a un très grand débit en ce pays-là ; et en même temps, elle a fait les règlements et statuts pour la perfection desdites manufactures et de leurs teintures, afin de donner la préférence des étoffes françaises à celles des étrangers, qui sont à présent fort défectueuses.

Et ensuite pour augmenter le commerce et la navigation, qui est la source de toute l'abondance, V. M. a formé la compagnie du Nord, qui est destinée pour porter dans tous les pays du Nord toutes nos denrées el marchandises, et en apporter toutes celles qui servent à la construction des vaisseaux pour les sujets de V. M., d'autant qu'avant qu'elle ait dans son royaume tout ce qui est nécessaire pour cela[111]... Néanmoins, par tous les moyens qu'elle met en pratique, il y a lieu d'espérer que le commerce et la navigation de ses sujets augmenteront encore vingt ou trente années autant, à proportion, qu'ils ont augmenté depuis sept ou huit ans. Toute l'abondance de ces sortes de marchandises qui croissent dans le Nord passera de la Hollande, où elles ont toujours demeuré, dans le royaume, ce qui peut seul attirer l'abondance et l'argent, et par conséquent augmenter les revenus de V. M. et la misère de ses voisins.

Nous savions déjà que le but constant de la politique commerciale de Colbert était de lutter contre la Hollande, de l'appauvrir, de faire la misère chez elle en lui enlevant le monopole du commerce et des transports maritimes ; maintenant il nous le dit lui-même et avec netteté.

Les grands articles d'exportation du commerce français étaient alors les vins de Bordeaux[112], les eaux-de-vie, le blé, le sel pour les pêcheries de Norvège, les soieries de Tours, les sucres raffinés. Les Hollandais venaient chercher ces marchandises dans nos ports et les vendaient aux peuples étrangers, gagnant le prix du transport et le bénéfice de l'intermédiaire. Colbert voulut que la France vendît elle-même ses produits et eût les bénéfices de ce commerce. Pour cela, il lui fallait une marine marchande : il la créa et la développa autant que possible. L'ordonnance de 1629, par laquelle Louis XIII et Richelieu accordaient aux gentilshommes le droit de faire le commerce de mer sans déroger, fut renouvelée en 1664. Des primes furent accordées aux constructeurs de bâtiments ; on leur vendit des bois à bon marché, et aux armateurs qui achetaient des navires à l'étranger on donna 4 ou 5 livres (20 ou 25 fr.) par tonneau.

A entendre les partisans à outrance des tarifs protecteurs et de la prohibition, c'est Colbert qui est l'auteur de ce régime. Rien n'est plus faux ; il crée l'industrie, il veut donner du travail à toutes ces populations pauvres qui croupissaient dans la misère, il veut enrichir la France et protéger le travail national contre la Hollande, il fait les tarifs de 1664 et de 1667, mais il ne décrète pas une seule prohibition. Ce n'est que plus tard qu'on a transformé une protection alors nécessaire en une prohibition générale des produits étrangers, au détriment du consommateur, et même de l'industrie, dès lors affranchie de la nécessité de se perfectionner : le tout en se couvrant du nom de Colbert, qui ne peut être responsable de pareils faits, auxquels sa haute intelligence et son patriotisme se seraient opposés.

Le point de départ de Colbert est tout autre : il veut, et il a raison, il veut mettre fin à l'exploitation de la France par la Hollande, et permettre à son pays de s'enrichir par le commerce et l'industrie : on lit dans le mémoire adressé à Louis XIV en 1670.

Comme il n'y a que le commerce seul et tout ce qui en dépend qui puisse produire ce grand effet, et qu'il fallait l'introduire dans un royaume où ni le général[113], ni même les particuliers ne s'y sont jamais appliqués, et qui même en quelque sorte est contraire au génie de la nation, peut-être qu'il n'y avait rien qui pût être entrepris de plus difficile ni s de plus avantageux pour le règne de V. M., puisque à cette augmentation de puissance en argent étaient attachées toutes les grandes choses qu'elle a déjà faites et qu'elle pourra encore faire pendant toute sa vie.

Les contemporains ne comprirent pas grand'chose à ce que Colbert voulait et faisait : l'abbé de Choisy a dit dans ses Mémoires :

Il crut que le royaume de France se pourrait suffire à lui- même ; oubliant sans doute que le Créateur de toutes choses n'a placé les différents biens dans les différentes parties de l'univers qu'afin de lier une société commune, et d'obliger les hommes par leurs intérêts à se communiquer réciproquement les trésors qui se trouveront dans chaque pays[114].

Louis XIV lui-même comprit-il bien le génie et l'œuvre de Colbert ? N'avait-il pas un secret mépris pour le commerce, l'industrie et toutes ces questions d'argent ? Ne mettait-il pas Louvois au-dessus de Colbert ? Est-ce que Louvois, sa sotte jactance, ses basses flatteries, l'armée et la guerre qui ruinaient la France, n'étaient pas pour le grand Roi bien au-dessus de Colbert, de son économie, de sa sagesse, du commerce et de l'industrie qui enrichissaient son royaume ? Mais Louvois travaillait à la gloire du Roi, et Colbert n'était qu'un habile régisseur chargé de fournir de l'argent. Après lui, en effet, on détruisit de gaieté de cœur une partie de son œuvre, et on laissa le reste se détruire peu à peu : la partie militaire seule, la marine, fut conservée.

Colbert sait aussi bien que nous quelle est la valeur de la liberté en matière de commerce. Il écrit, le 24 juin 1664 :

Je suis un peu contrarié de tout ce qui peut gêner le commerce, qui doit être extrêmement libre ;

Et le 1er septembre 1671 :

Il y a dix ans entiers que S. M. travaille à établir dans son royaume une liberté entière de commerce et ouvrir ses ports à toutes les nations pour l'augmenter.... Le commerce, universellement, consiste en la liberté à toutes personnes d'acheter et vendre, et en la multiplicité des acheteurs. Tout ce qui tend à restreindre la liberté et le nombre des marchands ne peut rien valoir.

Il veut la liberté à l'intérieur de la France ; il n'en veut pas aux frontières, parce qu'elle profite exclusivement aux Hollandais. Il supprima autant qu'il le put les entraves que les douanes intérieures apportaient aux transactions entre les provinces de la France. On payait, à ces douanes, des droits nombreux et confus : Colbert les remplaça par un droit unique, à l'entrée et à la sortie[115]. Il accorda aux ports de Marseille (1669) et de Dunkerque, la franchise complète. Les idées opposées à la liberté étaient alors si générales et si ancrées dans les esprits, que la mesure qui déclarait Marseille port franc, et qui allait lui donner de si grands développements, souleva à Marseille même une vive opposition.

Colbert voulait qu'on enseignât les langues vivantes, le hollandais, l'anglais. L'Université n'admettait pas cet enseignement, et les négociants étaient obligés d'envoyer leurs enfants en Angleterre et en Hollande pour y apprendre la langue de ces pays. Afin de combler cette lacune, Seignelay, réalisant sans doute une idée de son père, fit enseigner ces deux langues dans les ports de mer[116].

Colbert aurait voulu établir l'uniformité des poids et mesures : il dut renoncer à ce projet, mais il l'imposa dans tous les arsenaux de la marine.

A chaque pas il se heurtait contre toute sorte d'obstacles et de résistances : la paresse, l'ignorance, la routine, les préjugés, les abus, les privilèges, la mauvaise foi, l'improbité.

Colbert agissait d'après les principes qui dirigeaient le commerce hollandais ; mais les Hollandais étaient laborieux, actifs, entreprenants, patients, tenaces, intelligents, riches surtout, et réussissaient là où Colbert s'épuisait souvent en efforts infructueux : leur compagnie des Indes rapportait à ses actionnaires 30 et 40 pour 100, quand la nôtre se ruinait. Il est vrai que la compagnie française avait de piètres agents et que sa charte de fondation lui imposait les plus étranges conditions, par exemple : l'obligation faite à ses tribunaux de rendre la justice d'après les lois françaises, principalement d'après la Coutume de Paris. Les Hollandais ne commettaient pas de pareilles fautes ; ils laissaient leurs colonies se gouverner et rendre la justice d'après des lois appropriées à leur état social. Mais pouvons-nous bien reprocher à Colbert la manie de centralisation absolue et d'unité sans exceptions, quand, malgré l'expérience et l'évidence, nous en sommes encore plus férus qu'on ne l'était de son temps ?

 

Agriculture, forêts, haras.

L'agriculture était parvenue, pendant le règne de Henri IV et le ministère de Sully, à un état assez florissant, bien que le paysan en fût encore aux vieux procédés gaulois ou romains, au système des jachères, et qu'il n'eût que des instruments primitifs ; mais enfin, il cultivait, récoltait et vendait ses produits. Sully lui avait accordé la liberté de vendre son blé à l'étranger, et cette liberté était le meilleur encouragement qu'on pût donner aux cultivateurs. Richelieu avait conservé cet état de choses : Fouquet et le Parlement[117] le modifièrent et prohibèrent la sortie des blés. Colbert adopta ce système, entraîné à son tour par les terribles disettes de 1662 et 1663, qui exercèrent toujours une grande influence sur son esprit, et il crut pouvoir régler par lui-même l'importation et l'exportation des blés, non seulement entre la France et l'étranger, mais entre les provinces françaises elles-mêmes. Ce que l'échelle mobile faisait de 1815 à 1860, Colbert essaya de le faire, avec bien moins de facilités. Quelquefois il permettait la sortie des blés, et bientôt la défendait : si l'état ou la promesse de la récolte lui paraissaient satisfaisants, il autorisait l'exportation ; mais le désir de nourrir les armées à bon marché ou une apparence de mauvaise récolte le décidait à défendre la sortie. Cette incertitude continuelle sur ce que l'on ferait des grains récoltés produisit une diminution considérable des terres cultivées ; on ne cultiva plus que les fonds les plus fertiles, on abandonna toutes les terres médiocres qui restèrent en friche ; la production diminua, et dans les années de médiocre récolte il y eut disette. Dès l'année 1686, l'ère des disettes régulières commença ; elle devait durer près d'un siècle : pendant tout ce temps, sur trois années, il y eut une année de disette, quelquefois de famine. Pendant ce temps aussi, le prix du blé fut toujours très peu élevé, et le paysan tomba dans une misère qui alla sans cesse en augmentant.

Déjà l'ambassadeur Contarini[118] écrivait au Sénat de Venise :

La noblesse est épuisée par les dépenses les plus exorbitantes, le menu peuple pareillement est courbé sous le poids écrasant et croissant de nombreuses impositions, par lesquelles tout l'argent afflue dans les caisses royales. Il est vrai qu'à Paris on ne peut reconnaître l'état nécessiteux du peuple de France, cette ville ne réunissant que les plus riches et les plus aisés ; c'est dans les provinces qu'on voit la misère et la détresse des peuples, accablés par des charges sans nombre et par les logements des gens de guerre, auxquels ils sont obligés de faire face, quoique réduits à la mendicité. Une taxe une fois imposée dure toujours, et la cause qui, par l'urgence du besoin, a forcé le gouvernement de frapper les contribuables, a beau disparaître, la taxe reste. Les impôts de guerre continuent à se lever en temps de paix. Il est de fait que, dernièrement, on a publié la remise de 6 millions d'arriéré depuis la paix de Nimègue ; mais il est de fait aussi que la majeure partie était irrécouvrable à cause de l'indigence des contribuables, et c'est pourquoi on préféra en faire l'abandon. Ce qui serait du dernier préjudice pour tout autre prince tourne à l'avantage et au profit de cet heureux monarque, car les hommes, contraints par la pauvreté de chercher leur vie quelque part, se décident à s'enrôler sous les drapeaux du Roi, et plus misérable est le pays, plus se trouvent nombreuses les armées royales. Ainsi, l'indigence des nobles et la misère des peuples tourne toujours au plus grand avantage du pouvoir absolu du Roi, qui dompte cette nation fière et inconstante avec le frein de l'extrême nécessité.

Cette misère, résultat de la politique de Louis XIV et de Louvois, bien plus encore que des mauvaises mesures de Colbert, alla sans cesse en s'aggravant, avons- nous dit ; nous en avons la preuve dans ce passage de la Dîme royale de Vauban :

Il est certain, dit l'illustre maréchal, que la misère est poussée à l'excès, et que, si l'on n'y remédie, le menu peuple tombera dans une extrémité dont il ne se relèvera jamais, les grands chemins de la campagne et les rues des villes étant pleins de mendiants, que la faim et la nudité chassent de chez eux.

A cette époque Fénelon écrivait à Louis XIV :

La sédition s'allume peu à peu de toutes parts. Ils croient que vous n'avez aucune pitié de leurs maux, que vous n'aimez que votre autorité et votre gloire. Si le Roi, dit-on, avait un cœur de père pour son peuple, ne mettrait-il pas plutôt sa gloire à leur donner du pain, et à les faire respirer après tant de maux, qu'à garder quelques places de la frontière qui causent la guerre... Les émotions populaires qui étaient inconnues depuis si longtemps deviennent fréquentes. Paris même, si près de vous, n'en est pas exempt...

Les tarifs de 1664 et 1667 avaient eu de mauvais résultats pour l'agriculture. Le blé et la vigne étaient les deux grandes cultures de cette époque. Les Hollandais, par représailles, n'achetèrent plus nos blés et nos vins. Le commerce des blés à l'intérieur était fort gêné par les douanes qui séparaient les provinces, et la liberté de vendre d'une province à l'autre n'existait pas plus en permanence que la liberté de vendre à l'étranger.

Jamais cependant Colbert n'empêcha les blés étrangers d'entrer en France : cette prohibition était réservée aux protectionnistes modernes.

La liberté complète du commerce des grains a été établie par Napoléon III. On y renonce de nos jours : l'invasion de la France par les blés des États-Unis, de l'Inde et de la Plata exige, paraît-il, que l'on frappe les blés étrangers de droits d'entrée. Ce qui défendrait aussi nos blés nationaux, ce serait que l'agriculture, sortant enfin de la routine et de l'ignorance, lit comme a fait l'Allemagne, avec ses terres sablonneuses et médiocres ; qu'elle obligeât, par la science, la terre à produire le double de ce qu'en tire l'ignorance.

Si Colbert a fait du mal à l'agriculture, il lui a cependant fait quelque bien : il a diminué la taille autant que les dépenses de Louis XIV permettaient de la diminuer ; il a empêché le plus possible la saisie du bétail quand le paysan ne pouvait pas payer l'impôt ; il a essayé de multiplier le bétail, les fumiers étant indispensables à la culture ; il a essayé d'améliorer nos races ovines indigènes avec des béliers anglais et des béliers mérinos de Ségovie ; il a développé la culture du chanvre et établi celle du lin.

Son œuvre est plus grande et plus utile quand il s'agit des forêts et des haras.

Nous avons déjà parlé, à propos de la marine, des soins apportés par Colbert à la conservation et à l'exploitation des forêts. Elles étaient, avant lui, défrichées, gaspillées, incendiées ou dévastées par le pâturage. Malgré les édits de plusieurs rois, la mauvaise administration des grands maîtres des Eaux et Forêts et de leurs agents laissait commettre de nombreux dommages souvent irréparables. Dès 4662, sur les conseils de Colbert, Louis XIV commença à mettre un terme à ces désordres.

Je m'appliquai aussi cette année, dit le Roi dans ses Mémoires, à un règlement pour les forêts de mon royaume, où le désordre était extrême et me déplaisait d'autant plus que j'avais formé de longue main de grands desseins pour la marine... La guerre et les inventions des partisans pour faire de l'argent avaient produit[119] une infinité d'officiers des Eaux et Forêts comme de toutes les autres sortes ; la guerre et les mêmes inventions leur ôtaient ou leur retranchaient leurs gages, dont on ne leur avait fait qu'une vaine montre, en établissant leurs offices. Ils s'en vengeaient et s'en payaient, mais avec usure, aux dépens des forêts qui leur étaient commises. Il n'y avait sortes d'artifices dont ces officiers ne se fussent avisés, jusqu'à brûler exprès une partie des bois sur pied, pour avoir lieu de prendre le reste, comme brûlé par accident... J'avais seulement empêché, l'année précédente, le mal de s'augmenter, en défendant qu'il se fît aucune vente jusqu'à ce que j'en eusse autrement ordonné. Cette année, j'y apportai deux remèdes principaux : l'un fut la réduction des officiers à un petit nombre qu'on pût payer de leurs gages sans peine et sur lesquels il fût plus aisé d'avoir les yeux ; l'autre fut la recherche des malversations passées, qui ne servait pas seulement d'exemple pour l'avenir, mais qui, par les restitutions considérables auxquelles ils furent condamnés, fournissait en partie au remboursement des officiers supprimés.

En 1669 parut l'ordonnance des Eaux et Forêts qui mit un ordre complet dans cette partie de l'administration. Le Parlement lui fit une opposition telle, que le Roi fut obligé de tenir un lit de justice pour faire enregistrer l'ordonnance. Partout, dans le royaume, elle souleva une opposition non moins vive : de tout temps les abus ont été tenaces. Grâce à cette ordonnance, nos forêts, désormais bien aménagées, ont été conservées.

En 1682, les forêts de l'État avaient une superficie de 434.611 hectares[120] ; en 1683 elles rapportaient 1.028.766 livres (5 millions et demi de francs), tandis qu'en 1661 leur produit n'était que de 850.000 francs. Avant Colbert la production chevaline était assez peu considérable en France, et on était obligé d'acheter en grand nombre les chevaux, surtout les chevaux de guerre, en Allemagne, en Angleterre, dans la Frise, l'Italie, l'Andalousie, en Danemark, dans le Maroc et la Turquie.

Dès 1663, Colbert écrivait aux intendants :

S. M., ayant estimé que le rétablissement des haras dans les provinces de son royaume est fort important à son service et fort avantageux à ses sujets, tant pour avoir en temps j de guerre le nombre de chevaux nécessaire pour monter sa j cavalerie, que pour n'être pas nécessité de transporter tous g les ans des sommes considérables dans les pays étrangers g pour en acheter, a résolu d'y appliquer une partie des soins g qu'elle donne à la conduite de son État et à tout ce qui peut le rendre florissant.

En 1665, Louis XIV rétablissait les haras et les remplissait d'étalons achetés dans la Frise et la Hollande, en Danemark et dans le Maroc ; il les distribuait gratuitement aux propriétaires de haras, gentilshommes, bourgeois ou paysans, qui étaient en mesure de favoriser ses projets, c'est-à-dire qui s'engageaient à ne jamais s'en servir comme monture et à ne les employer qu'à améliorer nos races indigènes. Le Roi et Colbert voulaient que ces beaux étalons fissent disparaître des haras les chevaux de petite taille et de race médiocre. Colbert recommandait aussi à l'intendant du Limousin d'acheter dans les foires de beaux poulains pour s'en servir plus tard comme étalons et améliorer la race du pays ; c'est la méthode de la sélection, qui paraît être la meilleure, que Colbert patronnait, et il est à remarquer que déjà le Limousin ne produisait plus les beaux chevaux d'autrefois.

Colbert et M. de Garsault[121], qui fut son collaborateur dans cette œuvre difficile, réussirent, après de longs efforts, à relever la production chevaline en France. Les chevaux amenés et vendus dans les foires étaient nombreux et bons. A la foire de Guibray, en 1682, Louis XIV en avait acheté douze pour sa personne.

Colbert avait établi, à Saint-Léger, près de Rambouillet, un haras royal et un autre à Versailles même. Mais après lui, les haras, comme tant d'autres parties des services qu'il avait dirigés, retombèrent bientôt dans le misérable état d'où il les avait tirés. C'est toujours la même chose en France : il y a quelques grands hommes çà et là, qui créent, organisent et font marcher telle ou telle chose ; après eux la routine, l'ignorance et quelques intrigants désorganisent ou détruisent.

 

Routes et canaux.

Il est superflu, je pense, d'exposer longuement l'utilité ou la nécessité pour un pays d'avoir un réseau de bonnes routes et de voies navigables : il n'y arien de possible sans chemins en bon état. Henri IV avait créé, en 1599, la charge de grand voyer de France en faveur de Sully, qui, en 1608, disposait pour les travaux des routes d'un budget d'environ 20 millions de francs[122]. Après Henri IV, travaux et projets furent abandonnés, et le budget des chemins était à peine de 100.000 livres (500.000 francs) à l'arrivée de Colbert aux affaires. Les voies romaines, si solides, avaient disparu faute d'entretien ; les routes nouvelles étaient détestables et étroites, parce que les riverains s'étaient approprié une partie de leur surface ; leur parcours avait même été modifié suivant le caprice ou l'intérêt de quelques personnages ; de très nombreux péages, qui remontaient aux temps féodaux ou à l'époque romaine, étaient perçus sur les chemins royaux, sur les ponts et sur les rivières. Le commerce, l'industrie, l'agriculture, les armées ne pouvaient s'accommoder d'un pareil état de choses, qu'il fallait absolument changer.

Colbert supprima, après mille difficultés et les résistances les plus opiniâtres, la plus grande partie des péages et employa toutes les ressources disponibles au rétablissement et à l'augmentation des chemins ainsi qu'à l'amélioration des cours d'eau.

Certes Colbert n'est pas seul pour accomplir la prodigieuse besogne dont nous exposons seulement les traits principaux ; mais c'est encore faire son éloge que de dire qu'il a su choisir, diriger et forcer à agir, sans jamais se relâcher, les intendants des généralités et de la marine, qui ont été ses plus précieux auxiliaires.

On fit faire les travaux par des entrepreneurs, après adjudication au rabais ; on surveilla avec soin leur besogne, qui devait être non seulement bonne, mais éternelle si c'était possible.

Le plan général du réseau de Sully fut conservé ; réunir les provinces à Paris, capitale du royaume et centre de toute la consommation, ouvrir des routes qui conduiraient aux villes maritimes, lieux d'un grand transport et d'une grande consommation, enfin, construire et bien entretenir les routes militaires de Champagne, Lorraine et Alsace, qui conduisent aux frontières. On commença aussi une route militaire dans les Alpes, qui est, je crois, la première qui ait été ouverte. On lit dans le Mercure galant de 1680[123] :

MM. de Poligny et de Visancourt, ingénieurs, et M. Cheuvrier de Briançon ont tracé un fort beau chemin pour le carosse, de Grenoble à Pignerol par le Bourgdeisan, et ils en tracent présentement un autre par Corpes et Lesdiguières. Ils en sont déjà à Chorgas et iront jusqu'à Briançon regagner le chemin de Bourgdeisan à Pignerol. Deux chariots pour l'artillerie passeront de front presque partout sur ce chemin, et les paysans auront soin, pendant l'hiver, de le tenir dégagé des neiges.

Le manque d'argent empêcha l'achèvement de ce beau travail.

Colbert faisait procéder aux travaux avec méthode ; il écrivait aux intendants en 1680 :

La maxime du Roi est d'entreprendre un grand chemin et de le rendre parfait, auparavant que d'en entreprendre un autre, parce que Sa Majesté a souvent remarqué que lorsqu'on entreprend beaucoup d'ouvrages en différents chemins, les fonds se trouvent consommés sans beaucoup d'utilité[124].

Colbert consacra aux travaux des routes, en 1671, 623.000 livres (3.115.000 francs) ; ordinairement il dépensait la moitié, avec 60.000 livres pour l'entretien (300.000 francs). Ajoutons que les pays d'États fournissaient eux-mêmes les sommes nécessaires aux travaux exécutés dans la province ; que les octrois, les corvées et diverses impositions spéciales levées sur quelques villes ajoutaient d'importantes ressources aux fonds alloués par le Roi.

En même temps Colbert réprimait sévèrement les abus. Un propriétaire de Saintonge, qui avait fait réparer arbitrairement ses chemins par les corvéables, fut envoyé aux galères perpétuelles[125].

Les belles routes de Colbert, larges[126] et bien entretenues, ont été continuées par les ingénieurs du XVIIIe siècle dirigés par l'habile M. de Trudaine, ce qui faisait dire à Young que, si les Français n'avaient pas d'agriculture, ils avaient de belles routes.

Colbert s'occupa aussi de l'amélioration de nos rivières[127] afin de les rendre navigables.

Le canal de Briare, commencé sous Henri IV, n'avait été achevé qu'en 1641 ; les premiers bateaux venus de la Loire à Paris arrivèrent le 27 mars. Le corps de Ville et une grande foule allèrent recevoir avec applaudissement cette flotte de 10 bateaux[128]. Colbert continua l'œuvre commencée. Ce fut pendant son administration que l'on fit les études et les projets de plusieurs canaux qui ne furent exécutés qu'après lui : canal d'Orléans (de la Loire au Loing), canal Crozat (de la Somme à l'Oise), canal du Centre (entre Loire et Saône), canal de Bourgogne (entre l'Yonne et la Saône). On fit aussi les études pour joindre la Meuse à l'Aisne, et l'Escaut à l'Oise. Mais de tous les travaux de ce genre, le plus important est le canal du Languedoc, admirable entreprise destinée à réunir l'Océan à la Méditerranée, en joignant la Garonne et l'Aude. Ce fut Piquet de Bon- repos, intéressé dans la ferme des Gabelles de la province, et géomètre par instinct, qui conçut le projet dès 1662 et le proposa à Colbert.

Colbert accepta la proposition ; mais l'ingénieur chargé d'examiner le projet, au lieu de se prononcer, comme le voulait Piqueta pour un canal à grandes dimensions et pouvant recevoir les bâtiments de guerre, auxquels il aurait évité le passage du détroit de Gibraltar, réduisit le projet de Riquet à un canal destiné à la batellerie : le lit de la Garonne eût été insuffisant, et le canal maritime eût coûté trop cher. Tel qu'on le construisit, les dépenses s'élevèrent à 17 millions de livres[129] (85 millions de fr.). Après divers essais on commença les travaux en 1666 et ceux du port de Cette, et l'inauguration du canal de transnavigation eut lieu le 19 mai 1681.

Les ponts et chaussées ont aussi à s'occuper des inondations et des moyens de mettre les riverains à l'abri du fléau. La Loire, avec ses terribles et fréquents débordements, a toujours été le fleuve le plus redoutable, soit par les inondations, soit par la débâcle des glaces.

En 1608, la vallée de la Loire avait été dévastée à tel point que Sully écrivait à Henri IV : Les peuples sont devenus si appauvris par cet accident que, s'il ne plaît à V. M. les secourir en les déchargeant des tailles et les assistant d'une bonne et grande somme pour les réparations plus pressées et nécessaires, il faudra qu'ils abandonnent tout, et laissent leurs maisons désertes et leurs terres en friche. Henri IV s'empressa de répondre : Mon ami, pour ce qui touche la ruine des eaux, Dieu m'a baillé mes sujets pour les conserver comme mes enfants ; que mon Conseil les traite avec charité ; les aumônes sont très agréables devant Dieu, particulièrement en cet accident. J'en sentirais ma conscience chargée ; que l'on les secoure de tout ce que l'on jugera que je le pourrai faire. Je finirai, vous assurant que je vous aime bien.

Je cite avec plaisir ces deux belles lettres, car si le règne de Louis XIV et le ministère de Colbert sont pleins de choses grandes et utiles, tout y est sec et froid, et il est vraiment bon de se réchauffer un moment à la chaleur de ces cœurs généreux.

L'entretien, l'exhaussement et l'élargissement des levées, digues et turcies qui bordent la Loire, la construction de ponts offrant à l'écoulement des eaux de larges débouchés, la création d'ingénieurs chargés de ces divers travaux, la lutte contre les riverains qui ne pensent qu'à l'intérêt local et s'opposent à tout travail entrepris dans l'intérêt général, occupent sans cesse Colbert ; mais il ne lui fut pas donné, pas plus qu'à ses successeurs, de résoudre le problème et de vaincre le fleuve.

 

Mines.

Colbert avait aussi les mines dans son département. Il continua l'œuvre de Sully qui, en 1601, avait fixé la législation sur les mines : les mines appartiennent à l'État, qui les concède à des compagnies ou à des particuliers pour les exploiter. L'exploitation des mines était alors chez nous dans l'enfance ; les Suédois seuls y étaient habiles. Colbert fit venir quelques ouvriers de ce pays et un ingénieur, et il organisa quelques compagnies, qui échouèrent complètement. On en resta à l'extraction du plomb et du minerai de fer.

 

VI. Fortifications. — Administration provinciale. — Justice. — Législation. — Police.

 

Fortifications.

Par une bizarrerie dont la cause est inconnue, le service des fortifications fut partagé en 1661, date de la chute de Fouquet, entre les ministres de la guerre et de la marine, et cette séparation dura jusqu'en 1691, année de la mort de Seignelay : alors les fortifications rentrèrent toutes dans le département de Louvois.

Colbert était chargé non seulement du service des fortifications maritimes, mais encore des places fortes de la Picardie, de la Champagne, des Trois-Évêchés, de la Bourgogne, du Dauphiné, de la Provence et du Languedoc. Ce fut Colbert qui signala au Roi la capacité et l'activité de Vauban, dès 1663, et le mit en évidence.

Les places construites ou améliorées par Vauban et ses élèves, sous la direction de Colbert, sont nombreuses : Ham, Saint-Quentin, la Capelle, la Fère, le Catelet, Doullens, Péronne, Corbie, Ardres, Metz, Toul, Verdun, Langres, Chalon, Auxonne, — Dunkerque, le Havre, Brest, Belle-Isle, Blaye, Oléron, Ré, Bayonne et Toulon, dont l'arsenal et les fortifications furent reconstruits sur les plans de Vauban. On construisit aussi à Marseille les forts Saint-Jean et Saint- Nicolas pour tenir la ville en bride : de même à Bordeaux, le Château-Trompette. Colbert fit raser un assez bon nombre de petites places devenues inutiles. Peu disposé à employer les corvées pour les routes, les exigences militaires l'obligèrent à s'en servir pour les travaux des fortifications : Colbert préférait cependant employer des soldats auxquels on donnait un supplément de solde. Les soldats touchaient 7 sols et demi par jour (1 fr. 87 c.) ; le corvéable ne touchait que le pain de munition réglementaire pendant la durée de son travail ; mais il travaillait peu. Les ouvriers volontaires, que Colbert employait de préférence, touchaient 10 et 12 sols par jour (2 fr. 50 c. ou 3 francs).

Quant aux -propriétés, maisons ou terrains, qu'il fallait acquérir pour élever les nouvelles fortifications, on les prenait d'abord ; on rasait les maisons, on abandonnait les matériaux aux propriétaires, et on les indemnisait ensuite, suivant l'estimation de l'intendant de la province, auquel il était recommandé de ne pas faire d'estimation avec trop d'indulgence.

Dans ce service, comme dans tous les autres, Colbert exigea l'économie ; il exerça et imposa à tous ses agents une surveillance rigoureuse des entrepreneurs, de la solidité de leurs travaux, de la rapidité de leur exécution. Il veut aussi, mais sans pouvoir l'obtenir, que les intendants répriment les violences des gens de guerre chez l'habitant ; mais les traditions sont telles qu'il est impossible à Louis XIV, à Colbert et à Louvois, trois des plus fortes volontés cependant que l'on connaisse, de mettre un terme à ces excès. Colbert écrivait, le 6 avril 1674, à l'intendant d'Amiens :

Comme j'entends tous les jours le Roi, non seulement se plaindre de la conduite des gens de guerre, mais même blâmer les intendants qui ne les répriment pas avec assez de sévérité, je crois que votre fermeté naturelle soutenue de la volonté de S. M. vous portera facilement à faire des punitions telles, que les peuples en recevront du soulagement et que les troupes mêmes en seront meilleures, parce qu'il n'y a rien qui leur nuise davantage que le désordre et la licence.

 

Administration provinciale.

Il n'existe rien, à cette époque, qui ressemble à notre ministère de l'intérieur. L'administration des provinces ou des généralités était alors partagée entre les différents ministres : chacun avait dans son département un certain nombre d'entre elles. A la tête de chaque généralité était placé un intendant de justice, police et finances, nommé par le Roi et investi d'une autorité presque illimitée sur toutes choses[130].

Les gouverneurs de provinces, personnages de haute noblesse, n'avaient plus alors qu'une partie de l'autorité militaire et certaines prérogatives ; leur pouvoir, si considérable avant Richelieu, était alors presque nul. L'intendant, fonctionnaire bourgeois, avait remplacé le gouverneur, personnage de haute noblesse et aux allures indépendantes.

Les intendants, fidèles agents du pouvoir royal, étaient chargés de toute l'administration : justice, police, répression des violences de toutes sortes commises par les nobles dans les provinces éloignées de la Cour, établissement de la taille et répression des abus, dispenses ou surcharges, rendus plus faciles par la mauvaise répartition de cet impôt. Ils devaient obliger les Parlements à obéir au Roi ; ils étaient chargés de négocier avec les pays d'États pour le don gratuit qu'ils payaient au Roi ; de liquider les dettes des communes, qui déjà étaient énormes ; de régler les octrois et d'en affecter les revenus aux travaux utiles à la ville qui les payait ; de faire exécuter les travaux d'agrandissement et d'embellissement des villes, qui dès lors commençaient à vouloir modifier leur ancien état ; de faire cesser l'abus des colombiers ; d'améliorer l'état des prisons ; de pourchasser sans pitié les vagabonds et les Bohémiens ; enfin de faire exécuter les ordres du Roi dans tous les services.

A peine arrivé aux affaires, Colbert chargea, en 1663, un certain nombre de maîtres des requêtes de faire, dans les provinces du royaume, une enquête sur toutes les parties de l'administration et d'en rédiger un rapport exact. D'après l'instruction de Colbert[131], ces Missi dominici devaient renseigner le Roi sur les évêques, les abbayes et autres maisons religieuses ; sur les gouverneurs de provinces et les lieutenants généraux ; sur les parlements, les bailliages, et les abus qui se peuvent commettre dans l'administration de la justice ; sur les finances et les cours des aides ; sur les faux nobles ; sur les revenus du Roi, gabelles, taille, octrois, abus et vexations ; sur les domaines du Roi et les usurpations des particuliers sur ledit domaine ; sur les dettes des villes et communes rurales ; sur le commerce et les manufactures ; sur la marine ; sur les canaux, cours d'eau, routes et chemins ; sur les ponts ; sur les haras, etc.

Les maîtres des requêtes devaient rechercher avec soin les cartes des provinces. N'oublions pas que la carte de Cassini n'existait pas encore, et que Colbert n'avait pas à sa disposition une seule carte de France à grande échelle et bien faite.

Il est nécessaire, dit-il dans son instruction, que lesdits sieurs — maîtres des requêtes, commissaires départis dans les provinces — recherchent les cartes qui ont été faites de chacune province ou généralité, en vérifiant avec soin si elles sont bonnes ; et, au cas qu'elles ne soient pas exactement faites ou même qu'elles ne soient pas assez amples, s'ils trouvent quelque personne habile et intelligente, capable de les réformer, dans la même province ou dans les circonvoisines, S. M. veut qu'ils les emploient à y travailler incessamment et sans discontinuation ; et, au cas qu'ils ne trouvent aucune personne capable de ce travail, ils feront faire des mémoires fort exacts sur les anciens (travaux), tant pour les réformer que pour les rendre plus amples, lesquels S. M. fera mettre ès mains du sieur Sanson, son géographe ordinaire pour le fait des cartes ; et, sur ces mémoires, les- dits sieurs observeront que la division des quatre gouvernements ecclésiastique, militaire, de justice et de finances, soit clairement faite, non seulement en général, mais même dans le détail et les subdivisions de chacun[132]...

On a les mémoires de quelques-uns de ces envoyés royaux[133] et l'on reste stupéfait en lisant certains détails, et en apprenant, par ces documents irrécusables, ce qu'était la France d'alors et ce qui se passait impunément dans cette société provinciale où les violences féodales subsistaient encore. Il existait de graves désordres partout : la répartition et la levée des impôts abondent en abus, en violences et en exactions de toute sorte ; une multitude de prétendus nobles ne payent pas d'impôts, et quelques années après, dans le Poitou seulement, 300 faux nobles furent replacés dans la classe des taillables et condamnés à payer 500.000 livres d'amendes. Des filles riches étaient enlevées à leur famille et mariées de force aux partisans de ces faux nobles. Des gentilshommes exercent le brigandage en bandes, et ne reculent pas devant l'assassinat. Presque tout le personnel judiciaire abuse de ses charges et de son pouvoir ; des magistrats se font vendre des terres à leur convenance. Les prisons sont mal closes, pestilentielles. Les meurtres, assassinats, violences, rapts, vols de grands chemins sont très nombreux. Un bourreau facilite, pour de l'argent, l'évasion d'un condamné ; pour de l'argent aussi, il engourdit les membres des accusés et les rend insensibles aux douleurs de la question. On pille partout les domaines du Roi. Les prévôts des maréchaux (officiers de gendarmerie) reçoivent des pensions annuelles des voleurs de grands chemins et leur laissent toute liberté d'action.

Colbert, impitoyable réformateur et briseur d'abus inexorable, instruit de ce qui se passe, va essayer de rétablir l'ordre, en instituant une police sévère dans cette société si mal administrée et abandonnée aux caprices des plus forts et des plus audacieux.

 

Justice. — Législation. — Police. — Les Grands-Jours d'Auvergne. — Les codes.

L'enquête faite, Colbert, avons-nous dit, résolut de mettre un terme aux désordres et aux scandales qu'elle avait révélés, et de faire disparaître les petits tyrans de province, derniers restes du régime féodal. Le 31 août 1665, une déclaration royale ordonna la tenue, à Clermont, d'assises extraordinaires, appelées Grands-Jours[134], pour l'Auvergne, le Bourbonnais, le Nivernais, le Forez, le Beaujolais, le Lyonnais, le Combrailles, la Marche et le Berry. Le préambule de la déclaration disait :

La licence des guerres étrangères et civiles, qui, depuis trente ans, désolaient notre royaume, ayant non seulement affaibli la force des lois, mais encore introduit un grand nombre d'abus, tant en l'administration de nos finances qu'en l'administration de la justice, le premier et principal objet que nous nous sommes proposé, et celui auquel, après l'affermissement de nos conquêtes, après la réparation de nos finances et le rétablissement du commerce, nous avons destiné tous nos soins, a été de faire régner la justice, et régner par elle dans notre État... ; mais, comme nous sommes averti que le mal est plus grand dans les provinces éloignées de notre cour de Parlement, que les lois y sont méprisées, les peuples exposés à toutes sortes de violences et d'oppressions, que les personnes faibles et misérables ne trouvent aucun secours dans l'autorité de la justice, que les gentilshommes abusent souvent de leur crédit pour commettre des actions indignes de leur naissance, et que d'ailleurs la faiblesse des officiers subalternes est si grande que, ne pouvant résister à leurs vexations (des gentilshommes), les crimes demeurent impunis... Pour remédier à tous ces désordres, nous avons, etc.

La Cour était composée d'un président au parlement de Paris (M. de Novion), d'un maître des requêtes, de 16 conseillers, d'un avocat général et d'un substitut du procureur général : ses pouvoirs étaient absolus, elle jugeait sans appel. Elle avait le droit de mettre garnison chez les contumaces, de raser les châteaux où l'on ferait la moindre résistance à la justice et de frapper de mort ceux qui recevraient ou assisteraient les contumaces. Sa mission était de rétablir l'ordre dans l'administration de la justice et de punir tous les coupables qui jusqu'alors avaient échappé à son action.

Le menu peuple et les paysans accueillirent avec transport les juges du Roi. Colbert n'avait-il pas annoncé que le but des Grands-Jours était de châtier les coupables et les mauvais juges, de rendre la vigueur aux bons et de rétablir l'autorité des lois. Les paysans prirent ces paroles au pied de la lettre, et traitèrent leurs tyrans de la veille avec un mépris et une audace inouïs. M. de Novion écrivait :

Nous avons quantité de prisonniers ; tous les prévôts en campagne jettent dans les esprits la dernière épouvante. Les Auvergnats n'ont jamais si bien connu qu'ils ont un roi. Un gentilhomme me vient de faire plainte qu'un paysan lui ayant dit des insolences, il lui a jeté son chapeau par terre sans le frapper, et que le paysan lui a répondu hardiment qu'il eût à lui relever son chapeau ou qu'il le mènerait incontinent devant des gens qui lui en feraient nettoyer l'ordure. Jamais il n'y eut tant de consternation de la part des grands, et tant de joie entre les faibles.

Un noël du temps fait bien connaître l'oppression que les seigneurs exerçaient sur Jacques Bonhomme :

L'homme du château

A l'homme de la grange arrache

Ce qui le soutient :

Le cochon.

Il prend aussi l'oison,

Le cabri, l'agneau et la vache ;

Encore, s'il se fâche,

Prend la charrue et le bœuf,

Et puis lui donne par la face,

Et les coups sont siens.

Le noble qui doit

Tout ce que sa race

A mangé de bœuf,

Tout le vin qu'il a bu,

Et son habit neuf,

Ni payer

Ne veut ni plaider ;

Mais chasse de chez lui le marchand ;

Pour tout paiement le menace

De coups de bâton.

A parler français,

Chaque gentilhomme,

Du matin au soir,

Fait croître ses cens[135]

Et d'un liard en a six ;

Vit sans foi,

Prend le pré, le foin,

Les champs et les choux du bonhomme,

Bat qui lui déplaît,

Et comme un roi dans son royaume,

Dit que cela lui plaît.

Les juges se mirent à l'œuvre, mais presque tous les coupables avaient déjà pris la fuite : 273 contumaces furent condamnés au gibet et exécutés en effigie ; 44 furent condamnés à avoir la tête coupée, 32 à la roue, 28 aux galères. Un certain nombre, dont quelques-uns appartenaient à la grande noblesse d'Auvergne, furent exécutés ou envoyés aux galères ; d'autres eurent leurs biens confisqués ou virent leurs châteaux démolis.

Après avoir siégé trois mois (octobre 1665-janvier 1666), la cour des Grands-Jours termina ses opérations. La mémoire de son œuvre si utile fut consacrée par une médaille représentant la Justice, tenant le glaive et la balance d'une main, et, de l'autre, relevant une femme éplorée, avec cette légende : Les provinces délivrées de l'oppression des Grands. L'action des Grands-Jours s'étendit au loin : l'intendant du Poitou écrivait à Colbert : L'épouvante est si grande, que tous les garnements ont quitté leurs maisons et battent la campagne, ce pendant que les peuples respirent et donnent au Roi mille bénédictions.

En 1666 une autre cour de Grands-Jours alla tenir ses assises au Puy, pour le Velay, le Vivarais et les Cévennes. L'intendant du Limousin recevait les pouvoirs les plus étendus pour faire, dans sa généralité, le procès à certains gentilshommes qui commettaient toutes sortes de violences et qui avaient à leurs gages des faussaires et des gens de sac et de corde. En 1688, il y eut encore des Grands-J ours à Poitiers.

L'ordre rétabli, Colbert et Louis XIV entreprirent la réforme des lois et de l'administration de la justice. Le projet de Colbert attribue tout l'honneur de cette réforme à Louis XIV, qui en effet y prit une part assez considérable, ce qui n'étonnera aucun de ceux qui savent combien le Roi était laborieux et accomplissait consciencieusement ses devoirs de souverain. Les deux points essentiels de la réforme étaient de réduire en un seul corps d'ordonnances tout ce qui est nécessaire pour rendre la jurisprudence fixe et certaine, et réduire le nombre des juges, comme le seul moyen qui n'a point encore été tenté d'abréger les procès.

Colbert organisa un Conseil de justice (1665), qui fut chargé de la rédaction des nouveaux Codes, ou, comme l'on disait alors, des nouvelles ordonnances. Ce Conseil était composé du chancelier Séguier, du premier président du parlement de Paris M. de Lamoignon, de 7 présidents à mortier et de 22 conseillers au parlement de Paris, des avocats généraux Talon et Bignon, de 5 conseillers d'État, parmi lesquels Pussort, l'oncle de Colbert, qui joua un rôle prépondérant, et de 3 maîtres des requêtes. Le Roi assista à quelques-unes des conférences, qui se tenaient au Louvre, et, en plusieurs circonstances, il termina les discussions en imposant sa volonté et le bon sens.

Le premier résultat des travaux du Conseil de justice, préparés par six avocats émérites, fut l'ordonnance civile (1667) ou Code Louis. Cette ordonnance réunissait pour la première fois toutes les règles de la procédure civile dans un ordre méthodique, et traçait à tous les tribunaux du royaume une marche uniforme dans la conduite des procès. Elle a été le premier pas fait dans la voie de notre codification moderne, et a duré jusqu'au Code civil.

L'une des meilleures réformes de Colbert en matière de droit civil a été l'établissement de la publicité des hypothèques, constituée par l'édit de 1673 ; mais cette excellente mesure souleva la noblesse, indignée que les prêteurs pussent connaître le secret des fortunes, et Louis XIV fut obligé de révoquer l'édit en 1674. D'autres édits, compléments nécessaires du Code Louis, furent promulgués cette même année 1673. Il fallut en abroger un devant le soulèvement général des procureurs (avoués) et huissiers, auxquels on avait voulu imposer des formules uniformes pour tout le royaume. On comprend difficilement l'omnipotence de Louis XIV vaincue par une émeute d'huissiers et de procureurs.

En 1670 parut l'ordonnance criminelle, ou plutôt de procédure criminelle. En 1673, on promulgua l'ordonnance de commerce, qui a été conservée presque tout entière dans le Code de commerce de 1807, dont elle est la base presque unique. En 1681, ce fut le tour de l'ordonnance de la marine, ou Code maritime, qui fut aussitôt imité par toutes les nations. Le Code noir, destiné à régler la condition des esclaves des colonies, ne parut qu'en 1685 après la mort de Colbert ; mais il avait été préparé de son vivant. Si ce Code révolte quelquefois par les iniquités qu'il consacre, souvent aussi il prescrit diverses mesures d'humanité et de moralité entièrement favorables aux esclaves. Ces mesures, toutes nouvelles, sont entièrement à l'honneur de la France, et il suffit pour s'en convaincre de comparer le Code noir aux législations étrangères si complètement brutales et inhumaines.

Pour terminer ce qui regarde le droit, il faut dire que l'enseignement du droit civil et du droit romain fut établi à Paris, et que l'on commença à enseigner le droit français, d'abord à Bourges (1665) et successivement dans toutes les autres universités.

La vénalité des charges civiles et militaires était un fléau qui rendait impossible le fonctionnement régulier de tous les services. Un pareil vice social, dont les funestes résultats étaient évidents, ne pouvait échapper à l'esprit réformateur de Colbert. Il fit faire une enquête, et il apprit que le nombre des seuls officiers de justice et de finance s'élevait à 45.780, et que le prix de leurs charges était de 459.630.842 livres (2.298.000.000 fr.), dont les titulaires étaient censés ne toucher pour leurs gages qu'un revenu de 8.546.847 livres (42.700.000 fr.), soit environ 2 p. 100, mais qu'ils augmentaient ce revenu par tous les moyens, aux dépens de l'État et du public. En présence de ces 46.000 familles, qui ne songeaient qu'à exploiter leurs charges le plus fructueusement possible, en vue de leur intérêt seul, presque toujours contraire à l'intérêt général, Colbert chercha, non pas à supprimer la vénalité des offices et à rembourser les titulaires, ce qui était impossible, mais à diminuer le nombre des charges en remboursant les titulaires, à fixer le prix des offices de justice, en un mot à réduire le mal autant que faire se pouvait.

Paris était dans le département de Colbert. Déjà sa population était de 500.000 habitants. C'était alors un coupe-gorge, que Boileau décrivait ainsi en 1660 :

Le bois le plus obscur et le moins fréquente

Est, au prix de Paris, un lieu de sûreté.

La ville était pleine de vagabonds, de gueux, de malandrins, qui mendiaient, volaient et tuaient. Le guet, trop peu nombreux et mal payé, ne rendait aucun service. Les pages et les laquais, innombrables, se battaient en duel à chaque moment et commettaient mille désordres. Les rues mal pavées étaient d'infects cloaques, où la peste se déclarait volontiers ; l'éclairage nul, le balayage et le nettoiement inconnus. Tout était à faire. Colbert se mit résolument à l'œuvre, supprima toutes les anciennes autorités, créa la charge de lieutenant de police et la donna à M. de la Reinie (1667), qui transforma Paris et y établit l'ordre et la sécurité. Ce n'était pas chose facile, car, pour se débarrasser des malandrins de la cour des miracles, le lieutenant de police dut payer de sa personne et diriger lui-même l'expédition qu'il envoyait contre eux. On enferma les gueux, mendiants et vagabonds à l'hôpital général[136]. L'organisation et l'approvisionnement de Paris furent complètement réglés par l'ordonnance de 1672 et par celle de 1674 qui supprima toutes les justices seigneuriales dans Paris, afin d'y établir l'unité de la justice[137]. Qu'on ne croie pas que par ces temps de monarchie absolue, pendant lesquels la liberté de la presse n'existait pas, le gouvernement et la personne même du Roi fussent à l'abri des critiques et des attaques de toutes sortes : les libelles, gazettes, lardons, nouvelles à la main, imprimés ou manuscrits, en vers ou en prose, imprimés en France, à Bruxelles ou en Hollande, paraissaient quand même ; on les distribuait et on les lisait partout, à la Cour même. Colbert et La Reinie prirent les mesures les plus sévères pour punir les libellistes ; on enleva aux libraires, au commerce des livres, toute liberté ; les auteurs et les marchands de libelles furent pendus ou envoyés aux galères, nobles ou non. Rien n'y fit : on vendit les libelles plus cher.

En 1679 Louis XIV publia l'édit sur les duels, dont Colbert rédigea le préambule.

Nous trouvons encore, en remontant à l'année 1666, deux ordonnances ayant chacune le même but, l'augmentation de la population du royaume. L'une cherche à diminuer le nombre des couvents et des religieux ou religieuses. L'autre ordonnance dispense de payer les impôts, ou donne des pensions à tous ceux, nobles ou non, qui se marient avant l'âge de vingt ans, ou qui ont dix enfants vivants, non religieux, ou qui en ont eu douze. Les enfants morts au service comptent comme s'ils étaient vivants.

 

VII. — Colbert surintendant des bâtiments. — Vue d'ensemble. — Bâtiments et beaux-arts. — Les Gobelins. — Académies. — Lettres et Sciences.

 

Vue d'ensemble.

Comprenant à merveille, dit Jean Reynaud, que l'opulence ne suffit pas pour constituer la vraie richesse des nations, Colbert appliqua tous ses soins à vivifier en France la culture des lettres, des sciences et des beaux-arts. Richelieu avait aperçu bien avant lui la secrète puissance de notre langue, et devinant l'ascendant que la nation française pourrait prendre par là sur les autres, il avait créé l'Académie avec mission d'améliorer ce bel idiome, destiné dans sa politique à devenir l'idiome souverain du monde civilisé : marchant sur les traces de ce hardi génie, Colbert, bien que peu lettré, ne traita pas l'Académie avec moins d'estime et d'attention, et l'on sait à quel haut degré d'activité et de splendeur ses encouragements surent l'élever.

Non content de ce seul foyer de lumières, il y adjoignit l'Académie des inscriptions et belles-lettres et l'Académie des sciences. Certes, l'impulsion donnée par Richelieu ne pouvait pas être plus sagement continuée, et l'on serait embarrassé de décider laquelle de ces trois nobles compagnies, chargées, l'une du perfectionnement de la langue, l'autre de l'étude de l'histoire et du perfectionnement du style, la troisième de l'observation de la nature et de la découverte de ses lois, mérite d'être placée la première. Même à un point de vue purement économique, les deux fondations de Colbert ont encore leur importance : l'utilité des sciences physiques et chimiques, voire de l'astronomie, pour le développement de l'industrie et du commerce, est une chose que tout le monde connaît et qu'il serait superflu de démontrer ; et quant à l'élégance du style et à la vue claire des siècles qui nous ont précédés, leur influence sur la physionomie particulière des productions des arts n'est peut-être pas moins considérable que celle des sciences sur leur qualité et leur bas prix.

Peut-être, dit M. Necker, dont nous aimons à trouver encore ici l'autorité, que ce ministre, ayant réfléchi sur le goût, qui n'est qu'un sentiment parfait des convenances, avait aperçu dans les chefs-d'œuvre de Racine et de Molière, et dans leurs représentations journalières, une instruction dont l'industrie française profiterait sans y penser ; il avait présumé que l'habitude de distinguer de bonne heure ces fils imperceptibles qui séparent la grâce de l'affectation, la simplicité de la négligence, la grandeur de l'exagération, influerait de proche en proche sur l'esprit national et perfectionnerait ce goût qui fait aujourd'hui triompher les Français dans tous leurs ouvrages d'industrie, et leur permet de vendre bien cher aux étrangers une sorte de convenance spirituelle et fugitive qui ne tient ni au travail, ni au nombre des hommes, et qui devient pour la France le plus adroit de tous les commerces[138].

L'Observatoire, le Jardin des Plantes, l'Académie de peinture, celle d'architecture, l'École de France à Rome, sont également des institutions de Colbert. Tout ce qui était capable d'augmenter la puissance de l'esprit humain lui semblait propre à augmenter aussi celle de l'État, et les hommes de mérite dans tous les genres étaient ce qu'il avait le plus à cœur de découvrir. Les encouragements, les honneurs, les récompenses, allaient partout chercher les gens de lettres et les savants, et non seulement en France dans le fond des provinces, mais jusque dans les pays étrangers. Il avait senti que, le génie ne connaissant pas de frontières dans la dispersion du fruit de ses travaux, la reconnaissance du genre humain à son égard ne devait pas en connaître non plus. Mais ce fut une initiative bien glorieuse pour la France que d'aller ainsi chercher de tous côtés les hommes éminents pour se les attacher, quelque lointaine patrie que la nature leur eût donnée, et les rallier autour d'elle comme lui appartenant par droit de consanguinité spirituelle : les uns, mis seulement en correspondance avec nos Académies, demeurèrent chez eux ; d'autres furent invités à venir s'établir chez nous ; le nom de Louis XIV, et par conséquent celui de la France, dont celui-ci n'était que le représentant couronné, devint plus grand par l'éclat des bienfaits et des opérations pacifiques qu'il ne le fut jamais par celui des victoires. Paris fut embelli et rendu digne de servir de capitale à la France et de lieu commun de rendez-vous à l'Europe devenue vassale de la France, grâce à cette nouvelle et toute-puissante méthode de conquête. Les quais, les boulevards, les plus belles places, le Louvre, les Tuileries, les principaux monuments d'utilité publique ou de plaisir, furent construits ou achevés sous l'administration de Colbert.

 

Bâtiments et beaux-arts.

Le 1er janvier 1664, Colbert devenait surintendant des bâtiments, en remplacement de M. de Ratabon, et, comme tel, il avait la direction des beaux-arts, des académies, de la bibliothèque royale, des palais, jardins et manufactures du Roi, la haute main sur les lettres et les sciences. Reynaud vient de nous dire quel parti le nouveau surintendant sut tirer de sa charge.

Les premiers soins de Colbert se portèrent sur le Louvre ; il voulait achever ce palais et en faire une résidence digne du roi de France. Le Vau, premier architecte du Roi, dirigeait alors les travaux ; mais ses projets déplaisaient à Colbert, qui demanda au cavalier Bernin de vouloir bien faire les plans et projets pour l'achèvement du Louvre : Cet Italien, à la fois architecte, peintre et sculpteur, était célèbre dans le monde des arts, et on s'attendait à le voir faire un chef-d'œuvre. L'étonnement fut grand quand, à l'arrivée des projets du cavalier, on les trouva fort différents de ce que sa réputation promettait, et ne tenant aucun compte ni du climat de Paris, ni des besoins de la famille royale. On lui fit des observations qui le scandalisèrent ; on l'apaisa à grand'peine et on le décida à venir à Paris (mai 1665). Pendant son voyage en France, il reçut des honneurs extraordinaires, et on eut soin surtout que ce grand homme ne manquât jamais de la glace dont il pouvait avoir besoin. On adopta enfin ses plans et on posa la première pierre du nouveau Louvre. Mais, sur de nouvelles observations, il se dépita et partit avec un brevet de 12.000 livres (60.000 fr.) de pension. Colbert le remplaça par Claude Perrault[139], qui éleva la colonnade du Louvre, œuvre médiocre, en pleine contradiction avec le style de l'édifice, et qui jetait l'architecture française dans une voie d'imitation exagérée de l'architecture grecque[140].

Pendant ce temps, Lebrun décorait la galerie d'Apollon ou galerie du Louvre. Cette galerie, commencée par Charles IX et achevée par Henri IV, avait été détruite par un incendie le 12 février 1661, et Louis XIV avait ordonné de la rétablir. Lebrun[141] fut chargé de la décorer et y fit un chef-d'œuvre[142].

Pendant qu'on travaillait au Louvre, Louis XIV formait le projet de se bâtir, à Versailles, un grand palais sur l'emplacement du joli château que Louis XIII avait fait élever par Lemercier. Cette nouvelle résidence lui permettrait de quitter en même temps Paris et Saint-Germain, séjours habituels de son père et de son grand-père. Colbert était absolument opposé à ce projet : il voulait achever le Louvre et empêcher le Roi de dépenser l'argent aux travaux de Versailles ; il eut de véritables démêlés avec Louis XIV à ce sujet, et il lui écrivit avec une fermeté qui atteste combien grand était son crédit auprès du maître. Dans une lettre, du 28 septembre 1665, il lui dit :

V. M. retourne de Versailles. Je la supplie de me permettre de lui dire sur ce sujet deux mots de réflexion que je fais souvent et qu'elle pardonnera, s'il lui plaît, à mon zèle.

Cette maison regarde bien davantage le plaisir et le divertissement de V. M. que sa gloire... Cependant si V. M. veut bien chercher dans Versailles où sont plus de 500.000 écus qui y ont été dépensés depuis deux ans, elle aura assurément peine à les trouver... Pendant ce temps qu'elle a dépensé de si grandes sommes en cette maison, elle a négligé le Louvre, qui est assurément le plus superbe palais qu'il y ait au monde et le plus digne de la grandeur de V. M. Et Dieu veuille que tant d'occasions qui la peuvent nécessiter d'entrer dans quelque grande guerre, en lui ôtant les moyens d'achever ce superbe bâtiment, ne lui donnent pas longtemps le déplaisir d'en avoir perdu le temps et l'occasion... 0 quelle pitié, que le plus grand roi et le plus vertueux, de la véritable vertu qui fait les plus grands princes, fût mesuré à l'aune de Versailles ! Et toutefois, il y a lieu de craindre ce malheur.

Louis XIV persista, et il fallut que Colbert se soumît. Versailles ne fut d'abord pour Louis XIV qu'une maison pour chasser et se divertir. Mais sa pensée se modifia, et le nouveau château allait devenir un caravansérail, où le monarque logerait et tiendrait sous son regard la haute noblesse, jusqu'alors si turbulente, la ruinerait par le jeu et le luxe, et l'obligerait à vivre du produit des charges de Cour et des pensions qu'il lui donnerait. Bientôt, en effet, le château et ses dépendances renfermèrent une population de plus de 10.000 personnes, maîtres et valets.

Dès 1669, les travaux de Versailles, jusqu'alors consacrés à l'embellissement du parc sous la direction de Le Nôtre, furent dirigés dans le but d'agrandir le petit château de Louis XIII, qui finit par disparaître presque complètement au milieu des nouvelles constructions de Le Vau. Mort en 1671, Le Vau fut remplacé par Mansart, qui acheva, agrandit encore le château, y ajouta les deux ailes, les bâtiments de la cour d'honneur et toutes les dépendances : la Ménagerie, Trianon, le château de Clagny pour Madame de Montespan, les Écuries, le Grand-Commun, la Vénerie, le Chenil. Plus tard il ajoutera enfin Marly à cet ensemble, qui coûtera de 5 à 600 millions de francs.

Condamné à bâtir Versailles malgré lui, Colbert se résigna et apporta à la direction et à la surveillance des nouvelles constructions le même zèle et la même énergie qu'il mettait à tout ce qui se faisait dans les divers services de son immense administration. Toutes les semaines, il envoyait au Roi une note sur l'état des travaux ; il voyait tout par lui-même et avait des sous- ordres excellents. Le premier fut un sieur Petit, contrôleur général des bâtiments, jardins, tapisseries et manufactures du Roi ; il était chargé d'avoir l'œil sur tous les ouvrages qui se faisaient à Versailles et d'en bâter l'exécution. Petit fut remplacé, en 1672, par Lefebvre, qui, d'après Colbert, avait plus d'action.

On a de Colbert à Lefebvre une instruction[143] qui montre bien ce qu'était le surintendant des bâtiments et comment il remplissait sa charge. Colbert ordonne au contrôleur général de visiter tous les jours les travaux, et de faire exécuter ponctuellement les ordres et mémoires qu'il reçoit ; de commencer la visite tous les jours dès cinq heures du matin[144] ; de contrôler le nombre des 36.000 ouvriers de toutes sortes qui travaillaient alors à Versailles, et de se mettre en état de répondre à tout ce qu'il lui demandera quand il viendra à Versailles. Aucun détail n'échappe à l'attention de Colbert ; il recommande à Lefebvre d'avoir soin que le petit parc soit toujours propre et en bon état, ce qui ne devait pas être facile à obtenir, étant donnés les travaux de toute espèce qui s'accomplissaient partout et à la fois.

Les comptes étaient vérifiés avec soin par les greffiers de l'écritoire : l'un d'eux, en 1683, employa 46 journées à la vérification des comptes et reçut 600 livres (3.000 francs) pour sa peine.

Versailles est le type de l'art du règne de Louis XIV, et Versailles, c'est Lebrun. Premier peintre du Roi, après avoir été le premier peintre de Fouquet, Lebrun était directeur de l'Académie royale de peinture et de sculpture ; il était aussi directeur de la manufacture royale des Gobelins ; il venait d'exécuter la décoration de la galerie d'Apollon. Son talent et ses diverses fonctions en faisaient un personnage tout puissant. Si Lebrun est un peintre de grande valeur, il est bien plus encore un décorateur de premier ordre, car son génie d'invention est prodigieux, et son goût toujours distingué. Il a fait exécuter sur ses dessins et par les artistes les plus habiles, soumis à son autorité, la sculpture décorative, les statues, la grande orfèvrerie, les meubles, les tapisseries, en un mot l'entière décoration et l'ameublement du palais, et il a imprimé à toutes ses parties un caractère d'unité et de grandeur, qui s'adaptait merveilleusement au faste de la Cour du Roi-Soleil. Lebrun, Mansart et Le Nôtre, forment l'état-major de cette armée d'artistes qui a créé Versailles.

Ces grands travaux coûtaient cher, et Colbert faisait souvent appel à la sagesse du Roi sur l'énormité de toutes ces dépenses, si peu d'accord avec les embarras du Trésor. Dans les dernières années, ces remontrances fatiguaient Louis XIV, qui aurait dit un jour à son premier architecte : Mansart, je ne veux plus bâtir, on me donne trop de dégoûts.

Il faut au moins mentionner que Colbert avait encore à diriger les travaux d'entretien et d'embellissement des châteaux de Saint-Germain, de Chambord et de Fontainebleau ; et les travaux de Paris.

A Paris, Colbert fit achever le Val-de-Grâce, élever les portes Saint-Denis, Saint-Martin et Saint-Antoine. Il fit percer de nouvelles rues, mais trop étroites ; il fit faire des quais, des promenades, des boulevards ; il créa des quartiers nouveaux, et si, par ces divers travaux, le Paris du Moyen-Age commençait à disparaître, le Paris moderne, en revanche, devenait plus salubre et plus habitable.

Le règne de Louis XIV vit naître une forte et féconde organisation de l'administration des beaux-arts ; Colbert en créa les diverses parties en vue du service du Roi. L'Académie d'architecture compléta l'Académie de peinture et de sculpture ; l'Académie de Rome fut destinée à perfectionner les jeunes artistes formés par les Académies de Paris ; un enseignement fort et raisonné fut établi dans toutes. Tout un personnel d'officiers fut institué pour les bâtiments et logements des maisons royales. En tête est le surintendant des bâtiments du Roi, dirigeant les Académies, les travaux et les manufactures ; et, au-dessous de lui, des intendants, des contrôleurs, le premier architecte, le premier peintre, etc. ; et quel monde d'artistes de valeur sont aux ordres de cette heureuse administration !

Nous avons pour connaître quel ordre parfait Colbert avait établi dans son administration des beaux-arts, et ce qu'il y a fait, une précieuse collection : ce sont les Comptes des bâtiments du Roi[145], de 1664 à 1683. Colbert fit faire aussi par M. Gédéon du Metz, intendant et contrôleur général des meubles de la Couronne, un inventaire desdits meubles, cabinets, orfèvrerie, vaisselle d'or et d'argent, filigranes, vases en matières précieuses, miroirs, objets en cristal de roche, tapisseries, tapis, étoffes d'or et d'argent, brocarts, armes et armures, tableaux, porcelaines, bronzes, etc. M. du Metz employa plusieurs années à faire l'inventaire de toutes ces richesses, inventaire destiné à en assurer la conservation et à empêcher, dit le Roi, la dissipation prodigieuse de tout ce qu'il y avait de plus beau et de plus rare dans nos garde-meubles, qui en avait été faite au siècle précédent[146].

Le Mercure galant, dans la relation qu'il a publiée sur le séjour des ambassadeurs de Siam en France[147], a donné une description des merveilles du Garde-meuble, qui doit trouver sa place ici, car elle offre un tableau curieux et assez complet de l'art industriel de cette époque, dont Colbert et Lebrun sont les directeurs.

Ils allèrent au garde-meuble de la Couronne, proche le Louvre... Ils virent d'abord les couvertures des mulets du Roi : il y en a 28 dont le fond est de velours bleu ; les armes de France et de Navarre sont dans le milieu et d'une broderie fort relevée, ainsi que les ornements qui sont aux quatre coins. Ils virent ensuite 60 lits[148] très magnifiques, car on ne voulut pas leur montrer ceux qui sont moins beaux, quoiqu'ils soient fort riches. Les premiers qu'on leur fit voir sont de Perse, de Turquie, de la Chine, de Portugal et de plusieurs autres nations où l'on travaille le mieux. Il y a le lit du Sacre, à deux envers de broderie, estimé 600.000 livres (3 millions de francs) ; le lit de l'Histoire de Proserpine et le lit appelé de la reine Marguerite ; il y en a de petit point, que ceux qui les voient de quatre pas prennent pour de la peinture ; d'autres sur des fonds d'argent, et d'autres brodés sur des velours de toutes sortes de couleurs. On leur montra l'équipage d'un vaisseau du Roi qui est à Toulon, nommé le Royal-Louis. Il contient, en 150 pièces, 6.000 aunes de damas passé d'or, avec les cordages qui sont or, argent et soie. On leur fit voir aussi une pièce de chaque tenture de tapisserie. Ces tentures sont : Scipion, Constantin, Coriolan, les Actes des Apôtres, Alexandre, Fructus belli, les Éléments, les Maisons royales, les Chasses, les Grotesques, les Douze-Mois, le Triomphe de l'Amour, les Sept-Ages, l'Histoire du Roi, son Sacre, l'Alliance des Suisses, les Prises de villes.

Ils virent aussi un tapis fait au lieu appelé la Savonnerie ; il est de 7 aunes et demie de long : il y en a 93 de même, qui, tous ensemble, ne font qu'un Lapis. Cet ouvrage a été fait pour la grande galerie du Louvre. Il y en a 12 autres pour la galerie d'Apollon, qui est à côté de la grande galerie.

Quoiqu'il y eût beaucoup d'argenterie, je n'en fais point de détail, parce que la plus belle est à Versailles ; mais il y a un service avec le buffet de vermeil doré à côtes, qui est très curieux. On l'appelle Service de Médailles, parce qu'il est tout rempli de petites médailles qui représentent les empereurs romains et d'autres têtes antiques. Ce qu'il y a de surprenant dans ce service, c'est que les médailles ne sont point dorées, quoique tout le reste le soit.

Ils s'attachèrent fort à regarder un cabinet assez grand et tout d'acier, qui est un présent qu'on a fait au Roi.

Outre tous ces meubles, S. M. en a encore une infinité d'autres dans toutes les maisons royales, afin qu'on ne soit pas obligé d'y en transporter lorsqu'elle y va faire quelque séjour. Il y en a grand nombre de beaux à Vincennes, et ceux qui sont dans le garde-meuble de Versailles sont si magnifiques qu'on peut dire qu'ils surpassent ceux de Paris.

Non seulement le Roi en fait faire tous les jours de nouveaux, mais S. M. fait travailler à des étoffes extraordinaires pour en faire[149] ; et l'on montra aux ambassadeurs près de 100 pièces de brocarts d'or et d'argent, faites sur des dessins nouveaux, et auxquels on a rien vu encore de pareil. Il y en a surtout d'une telle hauteur qu'ils passent tous ceux qu'on a faits jusqu'à présent en quelque lieu du monde que ce soit, et même ceux du Levant. Ils sont de la manufacture que le Roi a fait établir à Saint-Maur par M. Charlier.

Il y avait aussi des rideaux de damas blanc pour les fenêtres de Versailles[150], avec des couronnes, des chiffres et des lyres d'or, mais seulement d'espace en espace, parce qu'on ne doit pas trop charger d'or un rideau qui doit être aisé à manier. Je ne vous parle de ces rideaux que parce qu'ils sont tout d'une pièce, quoiqu'ils soient d'environ sept aunes et demie de haut et de quatre et demie de large. Le premier ambassadeur en fut si surpris qu'il mesura lui- même ce rideau.

Quant aux brocarts, il y en a d'assez larges pour faire des pièces de tenture de tapisserie de cabinet, tout d'un morceau. Le Roi s'en sert pour faire des meubles d'été ; il y en a dont on peut aussi faire des meubles d'hiver. Ils sont tout remplis de fleurs d'or frisé.

Non content de ce qui se faisait en France, Colbert faisait acheter à l'étranger, pour la décoration des palais royaux, des tableaux et des statues de grands maîtres, que nous retrouvons aujourd'hui dans les galeries du Louvre. Les ambassadeurs en Italie, le directeur de l'Académie de France, étaient chargés de ces acquisitions. En 1670, Colbert voulait avoir un superbe Titien : il s'arrêta cependant devant le prix de 12.000 écus (180.000 fr.) que le propriétaire en demandait.

 

Les Gobelins.

Le service du surintendant des Bâtiments du Roi comprenait les manufactures royales des Gobelins et de la Savonnerie. En 1662, Colbert avait transformé l'ancienne manufacture de tapisseries des Gobelins en une manufacture royale des meubles de la Couronne et en avait nommé Lebrun directeur. Les Gobelins fabriquèrent, sur les dessins de leur directeur, les tapisseries, meubles, cabinets, fermetures des portes et des fenêtres, serrures, verrous en cuivre ciselé et doré, mosaïque genre Florence, grands ouvrages d'argenterie ciselés, broderies sur gros de Tours, gros de Naples, moire et toile d'argent, dont le Roi avait besoin. Lebrun ne fut pas un directeur oisif. Le Louvre possède de ce grand artiste plus de 2,400 dessins qui ont servi de modèles aux artistes placés sous ses ordres : Van der Meulen, de Sève, Baptiste, Blain de Fontenay, Boëls, peintre d'animaux, Anguier et Francart, peintres d'ornements, Dominique Cucci, Caffieri, Temporiti, Tuby, sculpteurs, les ébénistes Boulle, Oppenord et Poitou, les graveurs Rousselet, Leclerc, Audran, les mosaïstes Ferdinand et Philippe, les orfèvres Loir et de Villiers, le sculpteur-fondeur Le Nerve, les brodeurs Fayette et Balan, les tapissiers Jans, Pierre et Jean Lefebvre, Girard Laurent, etc.

La Savonnerie[151] faisait d'admirables tapis. On doit citer le célèbre tapis de pied, façon de Turquie, fait par Lourdet pour la galerie d'Apollon, lequel fut ensuite destiné à la grande galerie du Louvre et qui devait avoir 227 toises de long (442 m.). Commencé avant 1666, ce tapis n'était pas achevé en 1684. Germain Brice vit ce chef-d'œuvre, en 1713, au garde-meuble du Roi, où il était conservé avec 24.000 aunes[152] de tapisseries de différents siècles.

 

Académies.

Richelieu avait créé l'Académie française ; Colbert lui accorda toute sa faveur, et il créa à son tour quatre nouvelles académies : l'Académie des inscriptions et belles-lettres, l'Académie des sciences, l'Académie d'architecture et l'Académie de France à Rome.

L'Académie des inscriptions et belles-lettres (1663) fut chargée de composer les inscriptions et devises pour les bâtiments et les médailles, de faire l'histoire en médailles du règne de Louis XIV, de donner les sujets des dessins de tapisseries et des ornements des appartements et des fontaines de Versailles, etc. Parmi ses premiers membres, on remarque Chapelain, l'abbé de Bourzéis, François Charpentier, Charles Perrault, Quinault, Félibien, Racine, Boileau.

L'Académie des sciences fut fondée en 1666 ; les principaux membres étaient alors Huyghens, l'abbé Picard, Auzout, Mariotte, Claude Perrault, médecin et architecte, qui construisit (1667-1673) l'Observatoire de Paris.

L'Académie d'architecture (1671) vint compléter l'Académie de peinture et de sculpture créée en 1648, mais réorganisée par Colbert sur un plan très libéral et qui permit à tous les talents d'en faire partie[153]. L'Académie d'architecture eut pour membres fondateurs : Blondel, Le Vau, Libéral Bruand, Gittard, Antoine Le Pautre, Pierre Mignard, d'Orbay, André Félibien, qui s'adjoignirent ensuite Mansart et Le Nôtre.

L'Académie de France à Rome (1666) fut établie, sur les conseils de Lebrun, pour recevoir les jeunes artistes désignés par l'Académie de peinture et de sculpture ; ils devaient y compléter leurs études et faire des copies pour le Roi. Le premier directeur fut Errard.

Ce fut en 1673 que les membres de l'Académie de peinture et de sculpture firent la première exposition de leurs œuvres, qui seules furent admises à ce premier salon. Les batailles d'Alexandre par Lebrun y figuraient avec honneur[154].

L'Académie française, avons-nous dit, fut l'objet de toutes les faveurs de Colbert. Elle avait eu jusqu'alors pour protecteurs le cardinal de Richelieu et le chancelier Séguier ; à la mort de ce dernier (1672), Colbert donna à l'Académie le Roi pour protecteur et ne prit pour lui que le titre de vice-protecteur ; il la plaça parmi les grands corps de l'État en lui faisant donner le droit de venir, comme eux, haranguer S. M. aux occasions solennelles. Louis XIV lui accorda aussi une des salles du Louvre pour y tenir ses séances.

Colbert avait été admis dans la compagnie en 1666 et reçu en 1667 : il fit son discours comme le voulait le règlement. On lit dans la Gazette du 30 avril 1667 :

Le 21 du courant, le duc de Saint-Aignan ayant été prendre le sieur Colbert en son logis, le conduisit en l'Académie française, établie chez le chancelier de France, laquelle l'avait depuis longtemps invité à lui faire l'honneur d'être un de ses membres ; et après y avoir été reçu avec les cérémonies ordinaires, il fit un discours à la louange du Roi avec tant de grâce et de succès qu'il en fut admiré de toute cette savante compagnie.

Toujours ennemi de toute lenteur et pressé d'arriver au but, Colbert aurait voulu voir l'achèvement du Dictionnaire ; mais il ne fut terminé et publié qu'en 1694. Finissons ce chapitre en disant que Colbert paraît avoir eu, en 1666, l'idée d'une Académie universelle, qui fut réalisée depuis par la création de l'Institut. Fontenelle raconte en effet que le projet de Colbert était de fondre dans un corps unique les littérateurs, les historiens, les poètes, les philosophes, les savants les plus illustres. Divisés en trois sections, ils se seraient réunis deux fois par semaine à la bibliothèque du Roi. Et afin, dit-il, qu'il y eût quelque chose de commun qui liât ces différentes compagnies, on avait résolu d'en faire, tous les premiers du mois, une assemblée générale où les secrétaires auraient rapporté les jugements et les décisions de leurs assemblées particulières[155].

 

Lettres et Sciences.

L'abbé d'Olivet[156] raconte que, Louis XIV voulant récompenser les savants les plus illustres, Français ou étrangers, Colbert fit dresser en 1664 une liste de soixante personnes, dont le quart se composait d'étrangers. Ce fut Chapelain qui fit cette liste. Chapelain était fort instruit et un homme de bon sens et de bon conseil, qui n'a eu qu'un tort en sa vie, le jour où il publia son poème de la Pucelle. Chapelain, a dit Voltaire, avait une littérature immense, et ce qui peut surprendre, c'est qu'il avait du goût et qu'il était l'un des critiques les plus éclairés, et sa correspondance, qu'on vient de publier, justifie entièrement l'opinion de Voltaire. Le Roi fit des pensions de 600 à 4.000 livres aux illustrations littéraires et scientifiques de l'époque. Plusieurs souverains s'inquiétèrent de ces largesses du roi de France, qui faisaient connaître partout sa puissance et qui disposaient tous les écrivains étrangers à célébrer sa gloire. Aussi les panégyriques les plus exagérés de Louis XIV et de ses ministres se lisaient-ils alors dans tous les livres nouveaux publiés en Allemagne et en Italie. En France, les pensions eurent pour résultat de rendre les gens de lettres, jusqu'alors domestiques des Grands, serviteurs du Roi, qui fit venir à sa Cour les plus illustres d'entre eux. Racine avait à Versailles un si beau logement, qu'à sa mort il fut donné à un prince du sang.

Dès 1673 les dépenses de la guerre obligèrent Colbert à supprimer les pensions des étrangers ; mais les pensions des Français durèrent jusqu'en 1690. En vingt-six ans Louis XIV avait distribué 1.707.148 livres (8 millions et demi de francs) aux savants et aux hommes de lettres.

Colbert recevait à sa maison de Sceaux les membres de l'Académie française ; il avait de fréquentes relations avec les principaux érudits du temps, et l'on sait qu'il fit jouer chez lui en 1663 l'Ecole des femmes par Molière et sa troupe, auxquels il donna 220 livres (1.100 francs), et que, dans les querelles suscitées par le Tartufe, Colbert se prononça, comme le Roi du reste, pour Molière[157].

En 1670, afin d'avoir les drogmans nécessaires au commerce du Levant, un édit ordonna que Marseille enverrait tous les ans six jeunes gens aux Pères Capucins de Constantinople et de Smyrne, qui leur apprendraient les langues du Levant. Telle est l'origine de l'institution des Jeunes de langues, auxquels Marseille devait faire une pension de 300 livres (1.500 francs).

Colbert s'intéresse à tout : le savant d'Herbelot, auteur de la Bibliothèque orientale[158], était fixé en Italie : Colbert le fit revenir en France. Il eut aussi une part importante dans les grands voyages scientifiques, commerciaux et politiques du chevalier d'Arvieux dans le Levant, de Chardin en Perse et aux Indes, de Tavernier dans la Turquie, la Perse et les Indes, de Thévenot au Levant et aux Indes, de Bernier dans les États du Mogol.

Colbert ne voulait pas que Paris absorbât toutes les intelligences et que le reste de la France fût une terre morte. Devançant ce qui a été fait de nos jours avec les Comités historiques du Ministère de l'Instruction publique, centres des sociétés savantes de province, il écrivait aux intendants, en 1683, que le Roi serait charmé qu'il y eût sur les divers points du royaume des hommes adonnés aux lettres, aux sciences, à l'histoire, et qu'ils obtiendraient des gratifications proportionnées à leur valeur[159]. Ce fut à l'instigation de Colbert que La Tho- massière entreprit son excellente histoire du Berry.

En juin 1675, la Gazette[160] mentionne un fait qui se rattache évidemment à cette décentralisation intellectuelle. Le 27 mai, dit-elle, les députés de l'Académie royale établie depuis peu à Soissons, et dont le cardinal d'Estrées est le protecteur, complimentèrent la nôtre, en présence du sieur Colbert, secrétaire d'État, pour la remercier de son alliance. Le sieur Guérin, avocat du Roi et présidial de cette ville, porta la parole avec beaucoup de succès, et le sieur de Segrais, directeur de notre Académie, y répondit avec toute la politesse digne de la réputation de cette illustre Compagnie. En 1664 Colbert avait accordé à Mézerai un privilège pour fonder un journal littéraire général, qui ne parut pas. En 1665, un conseiller au Parlement, Denis de Sallo, créa le Journal des savants, destiné à informer le public de ce qui se passait dans la République des Lettres. Mal rédigé et mal accueilli du public, le journal cessa bientôt de paraître, mais Colbert le rétablit et en confia la rédaction à l'abbé Gallois, à la fois mathématicien, astronome, physicien, jurisconsulte et linguiste. Cette utile publication, qui renferme tant d'excellents travaux, dure encore.

Colbert, étant encore chez Mazarin, avait fait nommer un de ses frères[161] garde de la bibliothèque du Roi, ou, comme on disait alors, de la Librairie. Quand ce frère devint évêque de Luçon en 1661, Colbert lui succéda dans cette charge, qu'il transmit, en 1663, au savant Carcavi. La Librairie était alors placée dans une maison de la rue de la Harpe et ne comptait que 16.476 volumes manuscrits ou imprimés. Devenu surintendant des Bâtiments, Colbert, qui aimait les livres, installa la Librairie dans deux maisons de la rue Vivienne, contiguës à son hôtel ; il les avait achetées à la mort de M. de Bautru (1666).

Dès lors Colbert s'occupa d'augmenter la bibliothèque du Roi et d'en faire une collection digne de son nom ; il y ajouta la collection Béthune[162], les manuscrits de Brienne, les ornements du tombeau de Childéric, la bibliothèque de Carcavi, 1.300 volumes achetés à la vente de la bibliothèque de Fouquet, de nombreux manuscrits grecs ou orientaux acquis dans le Levant par les soins de divers voyageurs, de nos ambassadeurs et de nos consuls. Les livres ayant besoin d'être reliés, Colbert faisait aussi acheter à nos agents dans le Levant les plus belles peaux de maroquin.

C'est Colbert qui a créé et annexé à la bibliothèque du Roi le cabinet des médailles et le cabinet des estampes.

Le cabinet des estampes fut créé en 1666 avec la collection de l'abbé de Marolles, composée de 274 portefeuilles et achetée par Louis XIV. En 1670, le Roi ajouta à son cabinet les cuivres dont les estampes forment les 23 volumes du recueil de gravures appelé le Cabinet du Roi. Ce sont ces 956 planches qui, transportées au Louvre en 1812, ont formé le premier noyau de la chalcographie du Louvre.

Colbert transporta à la bibliothèque du Roi la collection de médailles qui était au Louvre (1667). Il augmenta le nouveau cabinet avec les médailles de Gaston duc d'Orléans[163], et avec celles qu'il fit acheter dans le Levant par Vaillant.

L'Académie des sciences tenait ses séances à la bibliothèque du Roi. L'imprimerie des estampes y était aussi établie.

En 1671 Louis XIV visita sa bibliothèque et put se rendre compte de la transformation que Colbert lui avait fait subir.

Le Jardin du Roi, ou Jardin des Plantes, avait été créé en 1625 par Héroard, premier médecin de Louis XIII. Colbert le réorganisa en 1671. On raconte qu'un jour il s'était transporté au jardin et avait constaté que le terrain consacré aux cultures botaniques avait été planté de vignes à l'usage des administrateurs de l'établissement. Saisi de colère, il ordonna d'arracher immédiatement ces vignes et se mit lui-même à la besogne. Il créa au jardin du Roi des chaires de botanique, de médecine, de chirurgie et de pharmacie. Les démonstrateurs ou professeurs étaient nommés par le Roi ; leur enseignement, indépendant de l'Université, était gratuit. On doit signaler parmi les professeurs de cette époque le célèbre botaniste Tournefort et le savant Fagon, premier médecin de Louis XIV.

On peut juger par cette étude sommaire du ministère de Colbert quelle a été l'étendue de sa tâche. Le P. Rapin, qui l'a connu et fréquenté, a dit que Colbert avait été le ministre qui avait remué le plus de choses, et que, rien ne lui ayant échappé dans ce vaste projet de réforme universelle, il donna en quelque sorte une autre face à l'État.

Comment s'étonner qu'investi de tant de fonctions, accablé de tant de travaux, Colbert ait voulu avoir un second pour la surintendance des Bâtiments, comme il en avait un déjà pour la marine. En 1680, il fit donner par le Roi la survivance de sa charge à son fils M. d'Ormoy ; mais ce fils était très jeune, paresseux, négligent, dissipé, et ne servit qu'à une chose, mécontenter Louis XIV et attirer de méchantes affaires à Colbert. Nous reparlerons plus loin de ce M. d'Ormoy.

 

 

 



[1] Hist. de la vie et de l'admin. de Colbert, 1 vol. in-8°.

[2] Catalogue des partisans, ensemble leurs généalogies, contre lesquels on peut et on doit agir pour la contribution aux dépenses de la guerre présente. 1649, in-4° de 20 pages.

[3] Lettres, mémoires et instructions, VII, 175 (Mémoire de Colbert à Mazarin, du 1er octobre 1659).

[4] Lettres, instructions et mémoires, VII, 147.

[5] Lettres, instructions el mémoires, VII, CCI.

[6] Lettres, instructions et mémoires, II, XIII.

[7] Le château de Vaux existe encore. Son propriétaire actuel l'a fait restaurer par M. Destailleurs.

[8] Henriette d'Angleterre, l'aimable duchesse d'Orléans.

[9] Où ne monterai-je pas ?

[10] Lettres, III, 385. — Voyez aussi l'ouvrage de FEILLET, la Misère au temps de la Fronde.

[11] Lettres, instructions et mémoires, VII, CLXXXIX.

[12] Un valet de Fouquet arriva cependant à Paris avant les courriers de Louis XIV.

[13] Où Fouquet avait une très belle maison.

[14] Averti à temps, Bruant s'échappa et se retira dans les Pays-Bas.

[15] Colbert avait envoyé Colbert de Terron, pour observer l'état de Belle-Isle et les fortifications qu'on y élevait.

[16] Mémoires composés pour l'instruction du Dauphin.

[17] Après la mort de Mazarin.

[18] Avec l'aide de Colbert.

[19] Belle-Isle.

[20] Vaux, Saint-Mandé.

[21] Louis XIV avait alors 23 ans.

[22] Capitaine des mousquetaires, qui était chargé d'arrêter Fouquet.

[23] Maître des requêtes, depuis chancelier de France.

[24] Événement ; ce qui arrive.

[25] GUI PATIN, III, 393.

[26] Fouquet s'était fait construire, en 1656, à Saint-Mandé, près Vincennes, où résidaient la reine Anne et Mazarin, un fort beau château, dont les derniers restes ont été détruits en 1885.

[27] Lettres, instructions et mémoires, II, XX.

[28] La cassette renfermait plusieurs lettres de madame de Sévigné, fort innocentes, paraît-il, mais dont la découverte, en pareille compagnie, mit au désespoir l'aimable écrivain, qui, selon nous, a toujours le tort, par sa défense énergique de Fouquet, d'égarer, encore aujourd'hui, l'opinion sur le compte de son pauvre ami.

[29] Lettres, instructions et mémoires, VII, 193, 195, 213.

[30] Lettres, instructions et mémoires, II, XVIII.

[31] Notamment un certain emprunt de 6 millions de livres (30 millions), dont le Roi ne vit jamais une pistole.

[32] Il y avait environ 60.000 pièces.

[33] Jean REYNAUD, article Colbert dans l'Encyclopédie nouvelle.

[34] In potestate. — Le mot impôt a la même étymologie.

[35] Les rentes françaises ont encore le privilège d'être exemptes d'impôt.

[36] La division administrative de la France, depuis Richelieu, était celle des généralités, qui se subdivisaient en élections, administrées, au point de vue financier, par des magistrats appelés Élus, bien qu'ils fussent nommés par le Roi. A l'origine (1356) ils devaient être élus par les députés aux États-Généraux.

[37] Circulaire du 28 mai 1681.

[38] Le sol se divisait en 12 deniers, le denier en 2 mailles.

[39] BAUDRY, introduction aux Mémoires de Foucault, in-4°, p. LXXXVII (Collection des Documents inédits).

[40] Correspondance administrative sous Louis XIV, II, 898.

[41] Pour les détails voir : Lettres, mémoires et instructions, II, LXXII et suivantes.

[42] La misère, contre laquelle saint Vincent de Paul lutta avec tant de charité et d'énergie, n'avait pris l'intensité que nous venons de signaler que depuis quelques années. Sous Henri IV et Louis XIII, avant les dilapidations et les désordres de l'administration de Fouquet, la condition des classes rurales était fort différente. Colbert fit complètement disparaître les voleries des deniers de l'État, mais la mauvaise législation qu'il établit sur le commerce des céréales ne lui permit pas de faire disparaître la misère des campagnes.

[43] Provinces ayant des États provinciaux, composés de députés des trois ordres. Ces pays étaient : le Languedoc, la Bretagne, la Bourgogne, la Provence, le Dauphiné, l'Artois, le Hainaut, le Cambrésis, le comté de Pau, le Bigorre, le comté de Foix.

[44] BAUDRY, introduction aux Mémoires de Foucault, LXXVI.

[45] Lettres, instructions et mémoires, II, 404.

[46] Lettres, instructions et mémoires, II, 404.

[47] Lettre du 31 juillet.

[48] Soit 30 livres (150 fr.).

[49] Lettres, instructions et mémoires, II, XCVI, 24 avril 1675.

[50] Lettres, instructions et mémoires, II, LXI.

[51] J. REYNAUD, loc. cit.

[52] Lettres, instructions et mémoires, t. III. — JOUBLEAU, Études sur Colbert.

[53] 17 juin 1662.

[54] Louis XIV dit formellement : le rétablissement de la marine, laissant l'honneur de sa création au grand Cardinal.

[55] Cette flotte coûtait 941.184 livres par mois (4.700.000 fr.).

[56] Dont 12 de premier rang, à trois ponts, portant de 70 à 120 canons ; — 24 de deuxième rang, aussi à trois ponts, de 56 à 70 canons.

[57] Bâtiments de transport.

[58] A proximité des mines de fer du Nivernais et du Berry, et des forêts du Morvan.

[59] Cette industrie n'a pas survécu à Colbert dans la Provence ; mais elle est encore très florissante dans les Landes.

[60] Cette compagnie était chargée de fournir des mâts et autres marchandises du Nord et des ancres.

[61] En 1671 Colbert alla visiter l'arsenal de Rochefort et inspecter la construction des vaisseaux (Gazette, 1671, p. 412).

[62] A Toulon, Colbert est déjà aux prises avec les autorités municipales pour leur faire exécuter les travaux indispensables à l'assainissement et à la propreté de la ville et du port. Il n'obtint aucun résultat.

[63] Notre nation était alors la plus malpropre de toutes celles qui allaient en mer. L'hygiène en souffrait encore plus que la conservation des vaisseaux.

[64] A cause des maladies épidémiques que la malpropreté engendrait parmi les équipages.

[65] On désignait sous ce nom certaines toiles très fortes, fabriquées surtout à Olonne.

[66] Qui fut essayé dès 1665.

[67] Après plusieurs essais.

[68] Service pour lequel, disait Louis XIV, les gens de mer avaient une aversion insurmontable, sans nul doute par suite de leur mauvaise condition à bord de ses vaisseaux, et par la faute des officiers.

[69] Ordonnance de 1784, loi du 3 brumaire an IV, décrets de 1808, 1833, 1860, 1861, 1863.

[70] Royal-Marine et Vermandois.

[71] Lettres, instructions et mémoires, III, Ire partie, XXIII.

[72] Ces habitudes détestables dataient du temps de Mazarin.

[73] Lettres, instructions et mémoires, III, 1re partie, XXXIX.

[74] La bataille de Stromboli, du 7 janvier 1676. Duquesne avait 20 vaisseaux et 6 brûlots ; Ruyter, 24 vaisseaux, 6 brûlots, 2 flûtes et 9 galères espagnoles.

[75] Lettres, instructions et mémoires, III, 1re partie (2e partie du volume), p. 2 et 3.

[76] En 1682, Duquesne fut fait marquis.

[77] Lettre du 7 mai 1678.

[78] On les trouvera au chapitre IV de ce volume.

[79] P. CLÉMENT, Lettres, instructions et mémoires, III, 1re partie, XXXVIII.

[80] Du turc tcheurmè (JAL).

[81] P. CLÉMENT, Lettres, instructions et mémoires, III, Ire partie, L.

[82] Très vigoureux, ces Turcs se payaient 400 ou 450 livres (2.000 ou 2.500 fr.).

[83] Page 24.

[84] Lettres, instructions et mémoires, VII, CLXXV.

[85] Sous Louis XV nous avons perdu le Canada et ses dépendances, la Louisiane, l'Inde de Dupleix, plusieurs Antilles ; depuis la Révolution, Saint-Domingue, la plus riche de nos colonies, l'île de France.

[86] Oisivetés de M. de Vauban.

[87] Soupirs de la France esclave.

[88] P. CLÉMENT, Histoire du système protecteur.

[89] Les fabriques furent établies à Paris (1665) et à Saint-Gobain. On voit de beaux échantillons de ces glaces et carreaux à la galerie des glaces du château de Versailles.

[90] Lettres, instructions et mémoires, VII, 233.

[91] Ajoutons ici la fabrication des draperies grossières destinées au Levant et aux Indes, fabrication établie dans le Dauphiné, le Lyonnais, le Languedoc, la Picardie et la Normandie. Colbert en parle plus loin.

[92] A Saint-Étienne.

[93] 20 livres = 100 francs. Le muid = 18 hect., 7319.

[94] Lettres, instructions et mémoires, VII, CLXXIII.

[95] Le château de Madrid, dans le bois de Boulogne.

[96] Punt-in-aria. Les dentelles.

[97] Actuellement il y a plus de 200.000 dentellières en France.

[98] La fabrique de Paris ne réussit pas ; celle de Saint-Gobain la remplaça aussitôt, et elle est devenue la plus belle manufacture de glaces qui existe.

[99] Colbert croit que plus le pays sera riche en numéraire, plus les impôts seront payés facilement, et qu'on pourra même les augmenter. Il revient à plus d'une reprise sur ce point.

[100] Henri IV et Louis XIII avaient soutenu la Hollande contre l'Espagne, et, grâce à nos rois, son indépendance avait été reconnue par le traité de Westphalie.

[101] Dans le livre de Grotius, Mare liberum (la mer libre), auquel l'anglais Selden répondit par le Mare clausum (la mer fermée), ouvrage dans lequel il expose les prétentions de l'Angleterre à la domination des mers.

[102] Lettres, instructions et mémoires, II, 1re partie, CXXXVII.

[103] Le sénat vénitien allait jusqu'à faire assassiner les ouvriers vénitiens en pareil cas.

[104] Lettre à l'intendant de Poitiers, le 28 novembre 1680.

[105] Lettres, instructions et mémoires, II, 1re partie, CXLIV (1682).

[106] Lettre du 17 octobre 1674.

[107] Lettres, instructions et mémoires, II, 1re partie, CXLV.

[108] Lettre du 2 octobre 1671.

[109] Ces chiffres sont donnés par M. Miromesnil, intendant de la généralité de Tours.

[110] Cette compagnie avait surtout pour but de fournir des esclaves nègres aux colonies.

[111] La fin de la phrase manque dans la minute autographe.

[112] Les vins de Bourgogne et de Champagne ne se vendaient pas encore aux étrangers.

[113] La généralité, le plus grand nombre.

[114] Colbert n'est pas contraire à cette idée fort juste : seulement il ne veut pas que les Hollandais seuls aillent aux Indes, en Amérique et ailleurs chercher les différents biens ; il veut que les Français y aillent aussi et prennent leur part du commerce des trésors qui se trouvent dans chaque pays.

[115] Les provinces dites des cinq grosses fermes qui avaient accepté le tarif de 1664 formaient un bloc composant la partie septentrionale de la France (Picardie, Boulonnais, Normandie, Perche, Maine, Anjou, Poitou, Touraine, Berry, Bourbonnais, Bourgogne, Beaujolais, Bresse, Bugey, Dombes, Île-de-France, Orléanais, Champagne) ; — les provinces réputées comme étrangères comprenaient le midi de la France (Saintonge, Bordelais, Périgord, Angoumois, Limousin, Auvergne, Lyonnais et Forez, Dauphiné, Provence, Languedoc, Roussillon, Guyenne, Gascogne, Béarn, Navarre), plus la Bretagne, — Flandre et Artois, — Franche-Comté. — Il y a aussi les provinces à l'instar de l'étranger effectif (Alsace, Lorraine, Dunkerque, pays de Gex, Marseille, Bayonne). Des douanes existent entre chacun de ces groupes ; il en existe aussi entre presque toutes les provinces réputées étrangères du midi de la France.

[116] BAUDRY, Introduction aux mémoires de Foucault, CXV.

[117] Arrêt du 19 août 1661.

[118] Ambassadeur en France, de 1673 à 1678. — VII, CLXXX.

[119] En vendant de nouvelles charges.

[120] 1.303.834 arpents.

[121] L'un des écuyers du Roi.

[122] 3.594.527 livres. — On peut voir dans l'atlas de Sanson la carte des routes de France et juger ainsi de l'œuvre de Sully. Tous ces grands chemins étaient bordés d'ormes, dont quelques-uns existaient encore en 1830, sur la route de Paris à Lyon, et étaient appelés des Rosny.

[123] Septembre, p. 183.

[124] Lettres, instructions et mémoires, IV, CVI.

[125] Lettres, instructions et mémoires, IV, CVIII.

[126] 12 mètres.

[127] Garonne, Lot, Tarn, Agoût, Drôme, Baïse, Seine, Aube, Marne, Somme, Allier, etc.

[128] Gazette de France, 1641, p. 176.

[129] Le canal fut exécuté aux frais de Riquet, qui en devint propriétaire.

[130] Les intendants ont été créés par Richelieu.

[131] Lettres, instructions et mémoires, IV, 23.

[132] Lettres, instructions et mémoires, IV, 28.

[133] Surtout celui de Colbert de Croissy, frère du ministre, chargé de visiter l'Anjou, la Touraine et le Poitou.

[134] Mémoires de Fléchier sur les Grands-Jours d'Auvergne, en 1665, annotés par M. Chéruel, 1862, 1 vol. in-12.

[135] Ses droits féodaux.

[136] Les gueux pullulaient de telle façon qu'ils envahirent plus tard le château de Versailles et que, pour les en faire sortir, une compagnie des Gardes mit deux jours à les chasser des salles, corridors et cours du palais.

[137] Il y avait alors 30 juridictions dans Paris : 8 royales : le Parlement, le Châtelet, la Cour des Aides, la Connétablie ; — 6 particulières : le prévôt des marchands, le grand maître de l'artillerie ; — 16 féodales : archevêché de Paris (au Fort-l'Évêque), l'officialité, 4 chapitres, 11 abbayes. Ces 22 juridictions furent abolies.

[138] Cette idée, si vraie, de l'influence de la littérature sur le goût dans les arts et leur application à l'industrie, allait recevoir de sérieuses confirmations : on ne peut manquer de reconnaître les rapports évidents entre la littérature de la Révolution et de l'Empire et l'école de David ; — entre la littérature et l'école romantiques ; — entre la littérature actuelle et les arts de notre époque.

[139] Frère de Charles Perrault, premier commis de Colbert à la surintendance des bâtiments.

[140] La colonnade fut achevée en 1676.

[141] Les sculpteurs qui travaillèrent sous les ordres de Lebrun sont les deux Marsy, Girardon et Regnaudin.

[142] La galerie ne fut pas cependant complètement terminée sous Louis XIV. Elle était déjà fort dégradée sous Napoléon 1er, et elle a été restaurée, de 1849 à 1851, par M. Dubari, qui a fait revivre dans tout son éclat l'œuvre de Lebrun, complété par le splendide tableau d'Eugène Delacroix, la Victoire d'Apollon.

[143] Lettres, instructions et mémoires, V, 337.

[144] On était alors au 30 septembre 1672.

[145] Publiés par M. Jules Guiffrey, dans les Documents inédits sur l'histoire de France : le 1er volume a paru en 1881.

[146] Cet inventaire a été publié par M. Jules Guiffrey ; le 1er volume a paru en 1885.

[147] Septembre 1686, p. 297.

[148] Lit, tour de lit, étoffe qui couvre le lit.

[149] Pour faire de nouveaux meubles.

[150] A la galerie des glaces.

[151] Cette manufacture était établie au Cours-de-la-Reine.

[152] L'aune = 1m,188.

[153] Nous avons déjà dit que Lebrun en fut nommé Directeur.

[154] L'exposition eut lieu dans la cour de l'hôtel Brion, au Palais-Royal.

[155] FLOURENS, Fontenelle, p. 36.

[156] Histoire de l'Académie française.

[157] Lettres, instructions et mémoires, V, XCIX.

[158] Qui ne parut qu'en 1697.

[159] Lettres, instructions et mémoires, V, LXXXVII.

[160] Gazette de France, 1675, p. 407.

[161] Nicolas Colbert, depuis évêque de Luçon.

[162] 1923 volumes de pièces et lettres manuscrites.

[163] Mort en 1660.