HISTOIRE DES GRECS

HUITIÈME PÉRIODE — LA LIGUE ACHÉENNE (272-146) – EFFORTS IMPUISSANTS POUR S’UNIR ET SE SAUVER.

Chapitre XXXVI — État de la Grèce avant la domination romaine.

 

 

I. Faiblesse générale

On sait quels éléments de force politique et morale la Grèce possédait encore, avant que la Macédoine eût étendu sur elle sa froide et lourde main, mais aussi que de causes de faiblesse renfermaient ces villes plus ennemies d’elles-mêmes que de l’étranger. Voyons ce qu’elle était devenue après cent trente années de cette domination, combattue ou subie, au moment où de nouveaux conquérants s’approchent.

On sait déjà qu’elle s’épuisait en luttes intestines, comme si elle tenait absolument à n’avoir plus de sang dans les veines quand viendront ces robustes ennemis. Mais il faut regarder de plus prés pour bien s’assurer que cette fois la Grèce ne pouvait plus vivre et, chose plus triste à dire, ne le méritait pas.

Durant les trois quarts de siècle qui suivirent la mort d’Alexandre, la Grèce avait été une proie vingt fois prise et reprise, une part du grand butin que se disputaient les successeurs. Puis un homme était venu, Aratus, qui avait essayé de rendre ce pays à lui-même en chassant les tyrans, et de l’unir en une association fraternelle pour le sauver.

Mais les institutions sont des rouages qui ne valent que par la force qui les met en jeu, et cette force réside dans les moeurs publiques. Pour la ligue achéenne, on a vu le séduisant tableau tracé par Polybe de son gouvernement : on a oublié les rivalités intestines et la faiblesse générale. C’était l’œuvre d’un homme, faible et périssable, comme tout ce qui en politique n’a pour appui que le génie d’un législateur ou d’un conquérant. Sans doute, si les Spartiates s’étaient sincèrement ralliés à la ligue ; si les Étoliens s’en fussent montrés moins ennemis ; si Démétrius et Philippe, au lieu d’attenter à la liberté des cités grecques, les avaient rattachées à leur cause; enfin si le corps des nations helléniques, ayant pour tête la Macédoine et armant ses mille liras de l’épée de Marathon et des Thermopyles, s’était tenu prêt à défendre contre toute invasion le sol sacré, sans doute il eût fallu que Rome envoyât plus de deux légions à Cynocéphales. Je vois, disait un député de Naupacte devant les Grecs assemblés[1], je vois s’élever de l’Occident une nuée orageuse ; hâtons-nous de terminer nos puérils différends avant qu’elle n’éclate sur nos têtes. Mais l’union et la paix n’étaient pas possibles entre les tendances pacifiques des Achéens et l’esprit révolutionnaire de Lacédémone; entre les marchands de Corinthe et les klephtes de l’Étolie; entre toutes ces républiques et les ambitieux rois de Macédoine. Philopœmen, malgré ses talents et ses louables efforts pour régénérer son peuple, aurait-il pu détruire la haine séculaire des Messéniens contre Sparte et de Sparte contre Argos ? Aurait-il fait oublier aux Éléens leur origine étolienne, aux Arcadiens leurs querelles héréditaires ! Et puis, il faut le dire encore, la division était même au sein des cités et d’autant plus profonde, qu’on ne se disputait pas le pouvoir, mais la fortune. Chaque ville avait son parti des riches et son parti des pauvres : Ies premiers toujours prêts à s’armer contre les seconds, et ceux qui n’avaient rien, à se jeter sur ceux qui possédaient. De là des haines violentes dont le Sénat sut profiter. Continuellement menacés d’une révolution sociale, les grands tournèrent vers Rome leurs espérances, et, dès que les légions paraîtront, il y aura en Grèce un parti romain.

Pour amener ces peuples à une union fraternelle, il aurait fallu effacer de leur souvenir toute leur histoire, et arrêter la dissolution des moeurs, la ruine du patriotisme. Il aurait fallu surtout empêcher le contact avec cet Orient si riche et si corrompu, qui enlevait à la Grèce ce qui lui restait de poètes et d’artistes, pour les écoles d’Alexandrie et de Pergame; ce qu’elle avait encore d’hommes de talent et de courage, pour les cours des Ptolémées et des Séleucides : ceux-ci n’avaient pas un ministre, un général, un gouverneur de ville ou de province qui ne fût Grec. L’Hellade donnait le meilleur de son sang, et recevait des vices en échange. Partout en ce pays, dit Polybe, les grandes dignités s’achètent à peu de frais ; confiez un talent à ceux qui ont le maniement des deniers publics ; prenez dix cautions, autant de promesses et deux fois plus de témoins, jamais vous ne reverrez votre argent[2]. Ailleurs il cite ce Dicéarchos, digne ami de Scopas, qui, envoyé par Philippe pour piller les Cyclades, malgré la foi jurée, élevait partout où il abordait deux autels : à l’Impiété et à l’Injustice[3].

Cette soif de l’or avait produit une. dépravation morale qui supprimait le dévouement pour les intérêts publics. Aussi, quelle torpeur dans la plupart des villes! Athènes, la vive et intelligente cité qui jadis prenait l’initiative des plus glorieuses mesures, refuse maintenant d’associer ses destinées à celles de la Grèce[4] ; et par les honneurs sacrilèges qu’elle rend à Démétrius, à Attale, à tous ces rois qu’elle nomme des dieux sauveurs, elle prouve combien elle-même était mûre pour la servitude. Aratus la délivre de la garnison macédonienne du Pirée et lui rend Salamine, sans pouvoir la tirer de son apathique indifférence. Il ne lui manquait plus que d’interdire par décret public à ses citoyens de jamais s’occuper des affaires générales de la Grèce, comme les Béotiens, qui, pour n’être pas troublés dans leurs grossiers plaisirs, faisaient du patriotisme un crime d’État : A Thèbes, dit Polybe, on laissait ses biens non à ses enfants, mais à ses compagnons de table, à condition de les dépenser en orgies ; beaucoup avaient ainsi plus de festins à faire par mois que le mois n’avait de jours. Pendant près de vingt-cinq ans les tribunaux restèrent fermés[5] ... » On est allé plus loin que Polybe, et la stupidité béotienne est devenue un proverbe. Cependant Pindare et Épaminondas, Leuctres et Chéronée sont, pour ce peuple, des titres d’honneur, et les très gracieuses figurines trouvées dans la nécropole de Tanagra révèlent un sentiment de l’art qui est digne de la Grèce.

Depuis le premier Philippe, Corinthe ne s’appartenait plus. Une garnison occupait ses murs, une autre sa citadelle, et Aratus prenait et vendait l’Acrocorinthe, sans que les citoyens intervinssent même au marché. Leurs arsenaux étaient vides ; mais les statues, les vases élégants, les palais de marbre, brillaient partout, et ils mettaient leur gloire à ce qu’on vantât leur ville comme la plus voluptueuse de la Grèce. Leur temple de Vénus était si riche qu’il avait à son service plus de mille courtisanes. Après avoir détruit ou asservi les autres cités de l’Argolide, Argos avait eu elle-même des tyrans. On a vu les Achéens pénétrer trois fois dans la ville pour les délivrer. Du haut de leurs maisons, les habitants, spectateurs indifférents d’une lutte où se jouaient leurs destinées, applaudissaient aux coups les mieux portés. Ils semblaient, dit Plutarque, assister aux jeux Néméens.

Sparte n’était qu’une révolution perpétuelle. En quelques années, quatre fois les éphores avaient été massacrés, et la royauté rendue absolue, abolie, puis rétablie, achetée et laissée enfin aux mains d’un tyran, Machanidas, que Philopœmen abattra. Mais Sparte, malgré son abaissement, est trop fière de sa vieille gloire pour consentir à aller se perdre dans la ligue achéenne. A Machanidas succédera Nabis, et les Spartiates resteront les alliés des Étoliens.

Faut-il parler des petits peuples ? Égine a disparu de la scène politique. Mégare n’est qu’une annexe obscure de la ligue béotienne ou achéenne. Les Éléens, comme Messène et une partie de l’Arcadie, dépendent des Étoliens. La faiblesse de la Phocide atteste encore, après quatre générations, l’effet terrible des colères sacrées; l’Eubée, la Thessalie, sont sans force[6] ; la Crète, livrée aux désordres et à toutes les mauvaises passions : on disait crétiser pour mentir[7].

Même avec des mœurs meilleures et du patriotisme, les Grecs ne se lussent pas encore sauvés; et la paix, l’union eussent régné du cap Ténare au mont Orbélos, que Rome n’en eût pas moins, avec un peu plus de temps et d’efforts, mis la Grèce à ses pieds.

En s’appuyant de l’autorité de Montesquieu, on s’est étrangement mépris sur les forces de la Grèce à cette époque; on a pris au sérieux les craintes de Rome; dans les ménagements politiques du Sénat, on a vu l’aveu et la preuve de la puissance de la Grèce et l’on a compté par cent mille le nombre de ses guerriers. Illusion d’optique produite par les grands noms de la vieille histoire : de loin, vaisseaux de haut bord ; de près, bâtons flottants. Athènes ne peut arrêter les courses des pirates de Chalcis ni celles de la garnison de Corinthe. En l’année 200, quelques bandes d’Acarnaniens mettent impunément l’Attique à feu et à sang, et deux mille Macédoniens tiennent la ville assiégée. Quand Philippe ravage la Laconie jusque sous les murs de Sparte, Lycurgue n’a que deux mille hommes à lui opposer. Philippe lui-même entre en campagne avec cinq mille sept cents soldats en 219, et avec sept mille deux cents l’an d’après. Le contingent d’Argos et de Mégalopolis est de cinq cent cinquante hommes, et toute la confédération achéenne ne peut mettre sur pied durant la guerre des deux ligues, la plus vive de cette époque, que trois mille cinq cents hommes de troupes nationales[8]. En 219, trois cités se séparent de la confédération, pour leur défense il suffit d’une armée de trois cent cinquante soldats. Les Éléens n’ont jamais plus de quelques centaines d’hommes sous les armes; au combat du mont Apélauros, ils étaient deux mille trois cents, les mercenaires compris[9]. Plutarque dira plus tard : Aujourd’hui la Grèce ne pourrait mettre sur pied trois mille hoplites[10].

La marine était tombée encore plus bas. Les Athéniens, qui montaient deux cents vaisseaux à Salamine, ont maintenant pour flotte trois navires non pontés. Nabis n’en possède pas davantage[11]. La ligué achéenne, qui comprenait l’Argolide, Corinthe, Sicyone et toutes les villes maritimes de l’Égialée, ne parvient à armer que six bâtiments, trois pour garder le golfe de Corinthe, trois pour le golfe Saronique. On peut voir dans Tite Live la ridicule flotte de Philopœmen, dont le vaisseau amiral était une quadrirème qui depuis quatre-vingts ans pourrissait dans le port d’Ægion[12]. Les Étoliens n’ont pas même un navire[13]. Rhodes même, dont la puissance paraissait si grande comparée à tant de petitesse, ayant un grave différend avec Byzance, n’envoie que trois galères dans l’Hellespont ; et cependant les partis ennemis, dans cette guerre, étaient deux républiques célèbres, trois rois, Attale, Prusias, Achæos, et je ne sais combien de chefs gaulois et thraces[14]. Depuis la chute de l’empire d’Athènes la piraterie désolait la mer Égée, et l’on se rappelle que les corsaires illyriens poussaient impunément leurs ravages jusque dans les Cyclades.

Cette faiblesse n’était pas accidentelle. Je n’ose dire que l’esprit militaire était mort dans la Grèce ; mais depuis deux siècles elle s’épuisait d’hommes, et le meilleur de son sang était versé pour des causes qui lui étaient étrangères. L’appât des honneurs et des richesses attirait dans les cours orientales les Grecs les plus braves et les plus habiles, et ce métier lucratif faisait déserter la patrie. C’est au moment où périssait le roi de Sparte, Areus, on les derniers restes de la liberté hellénique tombaient sous les coups d’Antigone, que Xanthippe emmenait au secours de Carthage les plus braves Lacédémoniens. Plus tard, durant la seconde guerre des Romains contre Philippe, Scopas vint enrôler au nom de Ptolémée six mille Étoliens, et toute la jeunesse l’aurait suivi sans l’opposition du stratège Damocrite[15]. Au temps d’Alexandre, Darius avait déjà cinquante mille mercenaires grecs; nous avons vu qu’ils faisaient aussi la seule force des Ptolémées et des Séleucides. Il y avait donc entre l’Orient et la Grèce un échange également funeste aux deux pays : l’un prenait les hommes et perdait la confiance et l’appui des forces nationales; l’autre recevait de l’or et, avec cet or qui ruinait ses mœurs, achetait à son tour des soldats pour ses querelles particulières. Le condottiérisme, cette plaie mortelle des États, qui tua Carthage et les républiques italiennes du moyen âge, s’était étendu sur la Grèce entière. La Macédoine elle-même soudoyait des étrangers ; à Sellasie, Antigone en avait cinq à six mille. Dans les armées achéennes, ils formaient toujours plus de la moitié des troupes. Les rois et les tyrans de Sparte n’avaient pas d’autres soldats[16].

La richesse arrivée par des voies mauvaises s’en va habituellement comme elle est venue. L’or asiatique et africain ne restait pas en Grèce, parce que le travail n’y était plus. Les villes étaient dépeuplées et misérables. De Mégalopolis on disait : Grande ville, grand désert[17]. La misère était partout. Mantinée entière, hommes et choses, n’était pas estimée 300 talents, et Polybe (II, 62) n’en donnerait pas six mille de tout le capital imposable du Péloponnèse. L’Attique était, deux siècles plus tôt, le pays le plus riche de la Grèce. Une récente estimation de ses biens-fonds et des valeurs mobilières n’en avait porté le chiffre qu’à 5750 talents, la moitié de ce que Périclès tenait d’or en réserve dans le trésor des Athéniens, avant la guerre où leur fortune sombra[18]. Et ce même peuple qui donnait alors 1000 talents pour un seul temple, aujourd’hui condamné par des arbitres à une amende, n’en pouvait trouver que 500 pour se libérer.

Ainsi, de petites armées et de petites affaires : peu de bruit pour rien; tandis que, de l’autre côté de l’Adriatique, retentissaient les éclats de la grande lutte d’Annibal et de Rome. Véritablement, quand on regarde à l’Occident le peuple nouveau qui monte sur la scène du monde et qu’en face de cette société si sévèrement organisée, remplie encore de fortes vertus, de discipline et de courage, on voit cette Grèce si dégradée qu’elle n’a plus ni poètes, ni artistes, ni citoyens; si anarchique, qu’on ne peut saisir un intérêt sérieux dans ses rivalités, ni un plan concerté dans ses guerres; si dépeuplée, qu’elle s’en va mourir faute d’hommes[19] ; on ne peut se défendre d’un sentiment de douleur, car on prévoit la fin inévitable et prochaine d’un peuple autrefois glorieux. Tous les raisonnements, tous les souvenirs tirés d’un autre temps ne peuvent faire qu’on croie la Grèce forte et capable encore de dévouement et d’héroïsme. C’était un peuple usé, livré à l’esprit de trouble et de vertige. Il était temps que Rome s’en saisit avant que la barbarie n’en reprit possession, avant que tous ses chefs-d’œuvre ne tombassent sous la hache de Philippe, comme ceux de la Macédoine et du Péloponnèse sous la main sacrilège des Étoliens[20].

Au moins, sous la domination romaine, trouvera-t-elle le repos et la paix[21].

Sans doute il y avait encore des Grecs éclairés, patriotes; et quand la question sera clairement posée entre la Grèce et Rome, entre la liberté et l’obéissance, nous retrouverons des sentiments et des courages dignes d’un grand peuple, mais trop tard pour le sauver. Ce n’est plus de la ligue achéenne que pouvait venir le salut, le moment était passé; ni d’un système fédératif, où il est trop aisé d un agresseur habile de porter le trouble et l’anarchie; mais d’une réforme impossible dans les moeurs et les idées des Grecs, et d’une étroite union avec la Macédoine sous un grand prince.

 

II. La Macédoine ; dispersion des forces de la Macédoine ; les Romains en Illyrie

Entourée par la mer et par d’impraticables montagnes, habitée par une race guerrière, affectionnée à ses rois, et toute fière encore du rôle qu’ils lui avaient fait jouer dans le monde, la Macédoine était vraiment un puissant État. Comme avec Carthage, il fallut que Rome s’y prît à trois fois pour l’abattre. Si Philippe n’eût possédé que la Macédoine, sa conduite sans doute eût été simple, comme ses intérêts. Mais il avait encore la Thessalie et l’Eubée, Opunte en Locride, Élatée et la plus grande partie de la Phocide, l’Acrocorinthe et Orchomène d’Arcadie[22]. Il tenait garnison dans trois des Cyclades, Andros, Paros, Cythnos, dans Thasos et quelques villes des côtes de Thrace et d’Asie; enfin une partie considérable de la Carie lui appartenait[23] : possessions lointaines et dispersées qui multipliaient les contacts hostiles. Ses villes de Thrace et Sestos, Abydos, les clefs du passage d’Europe en Asie, le rendaient dangereux pour Attale de Pergame; ses villes de Carie et file d’Iasos, pour les Rhodiens; l’Eubée, pour Athènes; la Thessalie et la Phocide, pour les Étoliens ses possessions du Péloponnèse, pour Lacédémone ; enfin sa puissance le faisait l’ennemi des Ptolémées d’Égypte.

Avec plus de suite dans ses desseins et un plus sage emploi de ses forces, il aurait pu dominer sur la Grèce, car il en occupait tous les postes importants ; il en tenait les entraves, comme disait Antipater. Mais toujours il fit la guerre moins en roi qu’en chef de bande, courant dans une même campagne de la 1liacédoine à Céphallénie, de cette île à Thermos, de l’Étolie à Sparte, n’abattant aucun ennemi et laissant toute entreprise inachevée. Dans ces guerres, ses forces ne dépassent jamais quelques milliers d’hommes, et Plutarque parle des difficultés qu’il trouvait à lever des soldats. Il ne pouvait non plus dégarnir la Macédoine, car, chaque fois qu’ils le sentaient absent, les Thraces, les Dardaniens et les peuples d’Illyrie se jetaient sur son royaume.

Dompter ces barbares, écraser lés Étoliens, chasser les tyrans de Sparte et gagner le reste des Grecs par la douceur, tel était son rôle. Un Grec avait dit nettement dans une grande assemblée le mot de la situation : Il faut que Philippe n’ait plus besoin d’entretenir parmi nous la division pour régner, et qu’il puisse compter sur l’affection de l’Hellade entière pour veiller sur elle, comme sur son bien[24]. Le roi lui-même sentait la nécessité de cette politique : Ne vous alliez pas aux barbares, disait-il, les Romains sont des étrangers qu’il ne faut pas accoutumer à se mêler de nos affaires. Ils n’ont ni votre langue, ni vos mœurs, ni vos lois. Nous, au contraire, Macédoniens Étoliens, Achéens, nous ne sommes qu’un seul peuplé. Si quelques différends passagers nous divisent, nous n’en devons pas moins être unis par une haine commune et éternelle contre les barbares[25].

Il pensait juste, mais il agissait mal. S’il ne fit pas empoisonner Aratus[26], il s’aliéna ses alliés par des excès ou de la perfidie. Un roi, osait-il dire, n’est obligé ni par sa parole ni par la morale. Les yeux les moins exercés voyaient s’approcher la tempête que les Étoliens attiraient de l’Occident. Philippe aussi la voyait niais semblait si peu en comprendre le péril qu’il se prépara fort mal à en conjurer les effets. Même après sa première guerre, quand il avait déjà senti le poids des épées romaines, il se laissa prendre encore au dépourvu. Lorsque le Sénat lui envoya dénoncer les hostilités, il était à

batailler en Asie contre Attale et les Rhodiens, pour quelques places inutiles de la Thrace et de la Carie. Sa réponse au député Æmilius peint sa légèreté moqueuse au milieu des plus graves affaires. Il lui pardonnait, disait-il, la hauteur de ses paroles pour trois raisons : d’abord il était jeune et sans expérience ; puis il était le plus beau de ceux de son âge; enfin il portait un nom romain[27].

L’Italie et la Grèce, ces deux moitiés du monde ancien, avaient commencé depuis longtemps à mêler leurs intérêts. Alexandre le Molosse, roi d’Épire avait essayé de faire en Italie ce que son neveu, le fils de Philippe, accomplissait en Orient. Il fut tué en 326 par un Lucanien, et ses projets tombèrent avec lui. Les étranges succès des Macédoniens en Asie causèrent quelque inquiétude dans Rome, si l’on en croit Tite Live qui se demande quel consul le Sénat aurait opposé à Alexandre. Au temps de Pyrrhus, autre Épirote, le danger fut plus grand, les Romains s’en tirèrent par la victoire de Bénévent, et, dans les années suivantes, ils achevèrent la conquête de la Grande-Grèce, ce qui les plaça entre deux mers dont ils eurent à faire la police. Par la conquête de la Corse et de la Sardaigne, après la première guerre Punique, la mer occidentale devint un lac romain, et, par les mêmes raisons de garantie à donner au commerce de leurs nouveaux sujets, ils furent conduits à envoyer, dans la mer orientale, leurs flottes et leurs légions.

La côte d’Illyrie, couverte d’îles innombrables a été longtemps habitée par de dangereux bandits qui, selon l’occurrence, faisaient la course tantôt sur mer, tantôt sur terre. Les Italiens qui naviguaient sur l’Adriatique, avaient à se plaindre de ces pirates, mais plus encore la Grèce, qui, comme les corps en dissolution, pouvait être la proie d’ennemis misérables. Les Illyriens n’avaient pas craint de se mesurer avec les Étoliens et les Épirotes. Ils avaient pris Phénice, la plus riche ville de l’Épire, pillé l’Élide, la Messénie et attiré les Acarnaniens dans leur alliance. Ces succès n’étaient pas pour inspirer à ces écumeurs de mer plus de réserve à l’égard des négociants d’Adria, de Brindes et de Tarente, qui jetèrent de si hauts cris que le sénat romain, déjà peu tolérant, envoya des ambassadeurs à la veuve de leur dernier roi. Teuta gouvernait au nom de son fils Pinéus une partie de l’Illyrie, elle répondit avec hauteur que ce n’était pas la coutume des rois d’Illyrie de défendre à leurs sujets d’aller en course pour leur utilité particulière. A ces paroles, le plus jeune des députés, un Coruncanius, répartit : Chez nous, reine, la coutume est de ne jamais laisser impunis les torts soufferts par nos concitoyens, et nous ferons en sorte, s’il plaît aux dieux, que vous vous portiez de vous-même à réformer les coutumes des rois illyriens. Teuta, irritée, fit tuer le jeune audacieux, ceux qui avaient provoqué cette ambassade romaine, et brûler vifs les commandants des vaisseaux qui l’avaient amenée. Puis les courses recommencèrent avec plus d’audace : Corcyre fut prise, Épidamne et Apollonie assiégées, une flotte achéenne battue.

C’était une heureuse occasion pour les Romains de se montrer aux Grecs. Le sénat vit quel parti il pouvait tirer de ces événements et il prit hautement le rôle de protecteur de la Grèce, qu’il devait jouer jusqu’au bout avec tant de succès. Afin de donner une grande idée de sa puissance, il envoya contre ces misérables ennemis deux cents vaisseaux, vingt mille légionnaires et les deux consuls (229), c’est-à-dire bien plus qu’il n’avait fait au début contre Carthage. Corcyre fut livrée par un traître, Démétrius ; les Illyriens assiégeaient Issa dans l’île du même nom (Lissa) ; ils en furent chassés, et aucune des places qui voulurent résister ne put tenir. Teuta, effrayée, accorda tout ce que Rome lui demanda : un tribut, la cession d’une partie de l’Illyrie, la promesse de ne pas mettre en mer au delà du Lissus plus de deux navires, et la tête de ses principaux conseillers pour apaiser par leur sang répandu les mânes irritées du jeune Coruncanius (228). Les villes grecques soumises par les Illyriens, Corcyre et Apollonie, furent rétablies dans leur indépendance.

Les consuls se hâtèrent de faire connaître ce traité aux Grecs, en rappelant que c’était pour leur défense qu’ils avaient passé la mer. Les députés se montrèrent dans toutes les villes aux applaudissements de la foule : à Corinthe, ils furent admis aux jeux isthmiques ; à Athènes, on leur donna le droit de cité, et ils furent initiés aux mystères d’Éleusis. Ainsi se nouèrent les premières relations de Rome et de la Grèce.

Les Romains avaient donné à Démétrius l’île de Pharos et quelques districts de l’Illyrie. Ne se croyant pas assez récompensé, il s’unit aux corsaires et entraîna dans sa révolte le roi Pinéus. Le sénat envoya encore un consul en Illyrie. Démétrius se réfugia auprès du roi de Macédoine, qu’il armera bientôt contre les Romains, et Pinéus se soumit aux conditions du premier traité (219). Rome posséda alors sur le continent grec de bons ports et une vaste province, poste avancé, qui couvrit l’Italie et menaça la Macédoine.

 

 

 



[1] En 217 : Polybe, V, 21.

[2] Polybe, IV, 9 ; VI, 56, et XVIII, 17. Les Grecs ne peuvent pas croire que Flamininus ne vend pas la paix à Philippe.

[3] Polybe, XVIII, 57.

[4] Polybe, V, 106, 7. Olymp., CXL, 3.

[5] Polybe, XX, 4, 6 ; et 6, 1 sqq. La stupidité et la gloutonnerie béotiennes, sont devenues proverbiales. Cf. Athénée, X, 11, et le Pseudo-Dicéarque, dans l’ouvrage intitulé Βίος τής Έλλάδος, ap. Didot, Hist. Græc. fragm.

[6] Annibal, ou plutôt Tite Live, disait de la Béotie, de l’Eubée et de la Thessalie : Illis nullæ suæ vires sunt.

[7] Philippe avait eu un instant le titre illusoire de chef suprême de la Crète. La Crète, dit Polybe, est le seul pays au monde où le gain, de quelque nature qu’il soit, passe pour honnête et légitime... Si vous regardez aux particuliers, il y a peu d’hommes plus fourbes ; si vous regardez à l’État, il n’en est point où l’on conçoive de desseins plus injustes (VI, 9).

[8] Un moment on décréta une levée de onze mille huit cents hommes, mais il y avait sur ce nombre huit mille trois cents mercenaires (Polybe, V, 91). Voyez, ibid. X, fr. 5, le déplorable état de la cavalerie avant les réformes de Philopœmen.

[9] Polybe, IV, 68, 1.

[10] De defectu oracul., 3.

[11] Tite Live, XXXI, 22. Cf. Polybe, XXXV, 26.

[12] Polybe, V, 91, et Tite Live, XXXV, 26.

[13] Dans leurs expéditions contre l’Épire, l’Acarnanie et le Péloponnèse, ils se servaient ταϊς τών Κεφαλλήνοω ναυσί (Polybe, V, 3).

[14] Polybe, II, 62, 4.

[15] Polybe, IV, 12. Cependant, en 191, ils rejoignirent la flotte romaine avec trente-deux navires pontés (Tite Live, XXXVI, 45), et en 190, avec trente-cinq. Mais le fait cité dans le texte montre toujours quelles misérables guerres troublaient alors le monde grec.

[16] Tite Lire, XXXI, 43.

[17] Voyez Polybe, II, 13, pour Cléomène et Antigone ; IV, 13, pour les Achéens ; IV, 17 - V, 8, pour Philippe ; IV, 15 - V, 3, pour les Éléens, pour Athènes, Tite Live, XXXI, 24, etc. La Crète en fournissait à tout le monde, même aux pirates (Strabon, X, 477).

[18] Il a été démontré que le chiffre de 5750 talents que donne Polybe pour l’estimation des biens-fonds et des valeurs mobilières de l’Attique (ibid.) ne s’applique qu’au premier genre de propriété, qui servait de base à l’impôt. A Athènes, le τίμημα, ou unité de capital foncier imposable, sur lequel l’impôt, είσφορά, prélevait en général un dixième, correspondait à ce que les Romains appelaient un capot (Dareste, Plaidoyers civils de Démosthène, I, p. 28).

[19] Polybe, XXXVII,12, et il ajoute que les hommes ne veulent plus se marier ni élever leurs enfants. C’est un des plus curieux fragments retrouvés par l’abbé Mai.

[20] Pour les dévastations de Philippe dans l’Attique, cf. Tite Live, XXXI, 5, 24, 20, 30. Il faisait briser les statues, même après les avoir renversées. A Thermos, capitale de l’Étolie, il brûla le temple et renversa deux mille statues (Polybe, V, 9 ; XI, 5). Les Étoliens, de leur côté, brûlèrent l’antique sanctuaire de Dodone (Polybe, IV, 14), et, à Dion, le temple et les tombeaux des rois de Macédoine. Ils faisaient, dit Polybe, la guerre aux dieux comme aux hommes. Les Lacédémoniens agissaient de même à Mégalopolis (Polybe, IV, 18) ; Philippe, à Pergame (XVI, 1 ; XVII). Voyez aussi le discours de Furius à l’assemblée de Naupacte (Tite Live, XXXI, 31). On se rappelle le pillage de Delphes par les Phocidiens et l’on connaît les sacrilèges de Prusias en Asie (Polybe, XXXII, 25).

[21] Cf. Cicéron, de Offic., II, 8, où il montre Rome comme un port et un refuge assuré pour les rois et les nations. Quinte-Curce dit de Tyr, IV, 4 : Nunc sub tutela Romanæ mansuctudinis acquiescit.

[22] Avec Héræ, Aliphéra, la Triphylie.

[23] Eurome, Pédase, Bargylie, Iassos, Stratonicée, en Carie ; Myrine, en Éolide ; Abydos, sur l’Hellespont ; Périnthe, Hespétie, Sestos, en Thrace. Cf. Polybe et Tite Live, passim.

[24] Polybe, V, 104.

[25] Tite Live, XXXI, 29.

[26] Polybe l’affirme, mais sur de bien vagues indices. Voyez passim, les reproches qu’il adresse à Philippe pour sa conduite à Messène, à Argos, et le discours d’Aristénès (Tite Live, XXII, 21).

[27] Polybe, XVI, fr. 14.