HISTOIRE DES GRECS

HUITIÈME PÉRIODE — LA LIGUE ACHÉENNE (272-146) – EFFORTS IMPUISSANTS POUR S’UNIR ET SE SAUVER.

Chapitre XXXV — Depuis la mort de Pyrrhus jusqu’à l’arrivée des Romains en Grèce (272-214).

 

 

I. La ligue Achéenne et la ligue Étolienne

Athènes, Sparte et Thèbes sont tombées ; deux peuples jusqu’alors inconnus montent, à leur place, sur la scène laissée vide, mais rétrécie et embarrassée de décombres, les Achéens et les Étoliens.

La côte septentrionale du Péloponnèse est une bande de terre étroite, resserrée entre le golfe de Corinthe et la chaîne de montagnes qui encadre l’Arcadie du nord. Sa fertilité n’a rien de remarquable, excepté du côté de Sicyone. Ses cours d’eau, fort nombreux, descendent en droite ligne des montagnes à la côte. Le rivage, mieux découpé qu’à l’ouest du Péloponnèse, laisse pénétrer la mer au milieu des rochers qui la bordent. Mais quels débouchés pouvait avoir le commerce de ces villes ? Serait-ce avec l’Élide ou la pauvre Arcadie ? Quels moyens de communication au milieu des montagnes? D’ailleurs Corinthe, bien mieux située, attira de bonne heure à elle tout le commerce de son golfe qui passa devant les villes achéennes sans y déposer ni la fortune, ni le luxe. Elles vivaient donc pauvres mais unies. Hérodote nous apprend que dès la plus haute antiquité les douze cités de l’Égialée formaient une confédération. C’était un pays ionien, et le mystérieux nombre douze s’y retrouve. Si obscurité signifie bonheur, ces villes furent longtemps heureuses. Au milieu des sanglantes discordes de la Grèce, on remarqua sans doute l’état de calme et de paix qu’elles devaient à leur pauvreté, à la sagesse de leurs mœurs et de leurs institutions, puisque plusieurs cités de la Grande-Grèce, après le massacre des pythagoriciens, imitèrent le gouvernement et les lois de l’Achaïe.

On ne peut féliciter l’Achaïe d’être restée étrangère à la lutte nationale contre les Perses, et elle eût souhaité que Sparte et Athènes lui laissassent le repos qu’elle aimait. Elle en fut cruellement tirée par la guerre du Péloponnèse, qui ne souffrit pas de neutres. Patras se déclara pour Athènes ; Pellène pour Sparte ; l’influence dorienne s’étendit sur le reste. La confédération était déjà ébranlée. Elle le fut bien davantage quand vinrent les rois de Macédoine, qui parurent vouloir punir les Achéens d’avoir combattu contre eux, à Chéronée avec Athènes, à Mantinée, en 330, avec Sparte. Son affaiblissement. fut tel, qu’elle ne put prendre part à la guerre Lamiaque. Le nombre de ses villes était réduit à dix, depuis qu’en 373 un tremblement de terre avait détruit Hélicé, l’ancienne capitale, et qu’Olénos avait été abandonnée par ses habitants. Démétrius, Cassandre, Antigone Gonatas, mirent garnison dans quelques-unes, et livrèrent les autres à des tyrans ; car c’est de cet Antigone, dit Polybe, que sont venus tous les tyrans de la Grèce.

Vers 280, les Achéens profitèrent des malheurs de la Macédoine pour s’affranchir et reconstituer leur ligue. Les premières villes qui s’unirent, furent Ilymes, Patras, Tritée et Phares. Cinq ans après, les Égiens chassèrent leur garnison macédonienne, et s’affilièrent à la confédération. Après eux les Bouriens firent mourir leur tyran. Celui de Cérynée abdiqua volontairement. Léontion, Égire et Pellène complétèrent la réunion de toute l’Achaïe. Mais cette confédération était encore bien faible, lorsque Aratus y fit entrer la puissante ville de Sicyone. (Polybe)

Sicyone avait été autrefois gouvernée par l’aristocratie dorienne ; la chute de ce parti amena de longs désordres, du milieu desquels sortirent des tyrans. Sicyone réussit cependant à recouvrer son indépendance à la mort de l’un d’eux, Cléon, et remit alors le pouvoir aux mains de deux citoyens estimés, Timoclès et Clinias. Le premier étant mort, un certain Abantidas s’empara de la tyrannie, mit Clinias à mort et chercha à faire subir le même sort à son fils Aratus, âgé de sept ans. L’enfant, sauvé par la sœur même du tyran, se réfugia à Argos, où les hôtes et les amis de son père le reçurent. Il y passa treize années, goûtant peu les philosophes, mais fort assidu aux exercices du gymnase. Il y excella et fut vainqueur dans les cinq combats du pentathle. Sa taille, son corps, étaient athlétiques : mais l’athlète était aussi un prudent et avisé personnage, se plaisant, en politique comme à la guerre, aux embuscades, aux surprises ; craignant le grand jour, les décisions rapides et les voies droites de la guerre en rase campagne ; brave soldat et médiocre général ; grand citoyen et peut-être mauvais politique.

De bonne heure, Aratus médita l’affranchissement de sa patrie. Toutes ses mesures étaient déjà prises, quand le tyran Nicoclès, qui régnait alors d Sicyone, eut vent du complot et envoya à Argos des espions déguisés. Aratus, informé qu’ils étaient dans la ville, fit enlever ü grand bruit, au marché, des mets délicats, des parfums, et louer des joueuses de flûte pour organiser chez lui une fête et une orgie. Les espions revinrent à Sicyone, riant de la crédulité soupçonneuse du tyran. Ils n’avaient pas encore rendu compte de leur mission qu’Aratus partait d’Argos, et rejoignait des soldats qui l’attendaient à la tour de Polygnote. Il les conduit à Némée, leur découvre son projet, excite leur courage, et les mène droit à Sicyone, réglant sa marche sur celle de la lune, pour n’arriver aux murailles qu’après qu’elle serait couchée. Un Sicyonien échappé des prisons de Nicoclès l’avait instruit que, en un endroit, le mur était peu élevé et sa crête de plain-pied avec l’intérieur de la ville. Mais de ce côté se trouvait la maison d’un jardinier, gardée par des chiens vigilants. Un des siens qu’il envoya pour s’en saisir n’y réussit pas, et cet accident décourageait sa troupe ; mais il promit de renoncer à l’entreprise si les chiens devenaient trop importuns. Ils continuèrent d’avancer, précédés de ceux qui portaient les échelles ; quand ils les appliquèrent aux murailles, les chiens aboyèrent avec force. Un autre danger survint. Les premiers montaient déjà, lorsque l’officier qui devait être relevé le matin passa au-dessus de leur tête, avec une clochette et beaucoup de torches allumées, suivi de soldats qui faisaient un grand bruit : les assaillants se tapirent comme ils étaient sur leurs échelles, et on ne les aperçut pas. La garde du matin, qui venait relever celle de la nuit, passa de même sans les voir. Lorsqu’ils se furent tous éloignés, les conjurés escaladèrent la muraille, et, maîtres des deux côtés du chemin, envoyèrent presser la marche d’Aratus.

Il y avait peu de distance de la muraille au jardin et, dans une des tours, un grand chien de chasse faisait le guet : cet animal n’avait pas reconnu l’approche des conjurés; mais les chiens du jardinier l’ayant comme provoqué, en aboyant d’en bas, il répondit par un aboi sourd et prolongé, puis, quand les premiers qui avaient franchi le mur passèrent par devant la tour, un hurlement furieux. La sentinelle demanda au veneur à qui son chien en avait et s’il était survenu quelque chose de nouveau. Le veneur répondit que les torches des gardes et le son de la clochette avaient irrité son chien. Encouragés par cette réponse, les soldats d’Aratus ne doutèrent pas que le veneur ne fût d’intelligence avec leur chef et qu’un grand nombre d’habitants ne favorisât leur entreprise. Quand toute la troupe voulut monter, ils coururent un nouveau danger, les échelles pliaient ; il fallut aller lentement les uns après les autres. Cependant l’heure pressait; déjà les coqs chantaient, et on allait voir arriver les gens de la campagne portant leurs provisions au marché.

Dés qu’il y eut une quarantaine de soldats sur le mur, Aratus y monta, attendit encore quelques-uns de ceux qui étaient en bas, puis courut au palais du tyran dont il chargea si brusquement les gardes, au milieu de leur sommeil, qu’il les prit tous. Aussitôt il envoya presser les amis qu’il avait dans la ville de venir le rejoindre, et comme le jour commençait à paraître, le théâtre se remplit d’une multitude considérable qui ne savait encore rien de ce qui s’était passé. Alors un héraut s’avança au milieu de la foule et cria qu’Aratus, fils de Clinias, appelait les citoyens à la liberté. A la nouvelle de l’événement qu’ils attendaient depuis si longtemps, ils coururent au palais du tyran et y mirent le feu. Il n’y eut pas, dans toute l’affaire, un seul homme tué ou blessé, pas même Nicoclès qui s’échappa de son palais en flammes par un souterrain. Aratus rappela ceux qui avaient été bannis par Nicoclès, au nombre de quatre-vingts, et ceux qui l’avaient été par les autres tyrans. On n’en comptait pas moins de cinq cents, qui avaient erré loin de leur patrie pendant près de cinquante années ; ils revinrent la plupart dans une extrême misère, et se remirent en possession de leurs maisons, de leurs terres. et de tous les biens qu’ils avaient possédés avant leur exil... (Plutarque)

Ce récit montre un côté de la vie politique de la Grèce : une troupe de bannis rentrant par surprise dans leur patrie. La chose n’était pas rare et ces retours étaient suivis, à l’ordinaire, de spoliations causées par la réintégration des exilés dans leurs biens : de sorte que de nouveaux proscrits quittaient la ville, pour y rentrer, eux aussi par force, à la première occasion favorable. Cette fois Aratus put obtenir de Ptolémée un présent de 150 talents, qu’il employa à indemniser ceux qui se trouvaient lésés. Il prévint ainsi les haines et de nouveaux troubles (251).

De la part de Ptolémée, ce service était intéressé. L’Égyptien voyait avec dépit l’influence du roi de Macédoine en Grèce ; pour entraver ses progrès et l’y tenir constamment occupé, il soutenait tous ceux qu’il croyait ennemis des Macédoniens. Aratus avait accepté avec empressement l’appui qui s’offrait de lui-même.

On n’était pas à une époque où il fût possible à une cité de vivre longtemps isolée et indépendante. Aratus vit qu’Antigone rôdait autour de Sicyone comme autour d’une proie. Ce prince s’était rendu maître d’Athènes, après une guerre ou plutôt un siège de six années, bravement soutenu encore par les Athéniens (263), et il possédait Corinthe, Sicyone lui eût donc convenu. Pour la sauver, Aratus ne vit d’autre ressource que de l’incorporer à la ligue achéenne, faible alors sans doute, mais qui, par cette réunion, devenait respectable. Le territoire de Sicyone semblait la continuation de celui des Achéens, de sorte que rien n’était plus naturel que cette alliance. Elle eut lieu sur le pied d’une égalité parfaite, quoique Sicyone fût de beaucoup plus puissante qu’aucune autre cité de la ligue ; mais en y accédant, en vue d’obtenir des secours, elle avait dû accepter et non faire les conditions.

Cette ligue était, après la confédération olynthienne, la secondé tentative sérieusement faite en Grèce pour garantir, par l’union politique, la sécurité de plusieurs peuples. Voici le résumé de la constitution qu’elle se donna, telle du moins que les renseignements insuffisants ou contradictoires fournis par les écrivains anciens permettent de l’établir.

La souveraineté résidait dans l’assemblée générale, à laquelle tous les hommes âgés de trente ans étaient admis. Cette assemblée décidait de la paix et de la guerre, ratifiait ou rejetait les alliances, faisait les règlements de la confédération, nommait les magistrats supérieurs et fixait le chiffre de l’impôt avec celui de l’armée fédérale, quand il fallait en lever une. Les suffrages y étaient comptés par ville, non par tète, de sorte que l’assemblée était une véritable assemblée représentative, à laquelle il n’était pas nécessaire que tous les citoyens de chaque cité assistassent, un petit nombre suffisant pour que la voix de leur peuple ne frit pas perdue(1). Mais ce petit nombre qui avait le loisir et les ressources nécessaires pour se déplacer et aller voter au loin, c’étaient les riches, les citoyens aisés. De là le caractère conservateur et modéré de cette démocratie. Le lieu de réunion était, dans le principe, à Hélice ; après la ruine de cette ville, ce fut à Égion, dans un bois consacré à Jupiter, et près du sanctuaire de Cérès Panachéenne. Polybe néanmoins montre l’assemblée tenue aussi à Cleitor, à Sicyone, à Corinthe, à Mégalopolis et l’on attribue à Philopœmen la proposition, qui semble avoir été acceptée, de s’assembler alternativement dans chacune des villes de la confédération. Il y avait deux sessions par an, l’une au printemps, l’autre en automne. Dans les cas graves et urgents, le magistrat suprême pouvait convoquer l’assemblée. Elle ne délibérait jamais que sur les questions proposées par la majorité des magistrats, et ses membres semblent avoir reçu une indemnité, comme les jetons de présence qui étaient touchés à Athènes[1]. Chaque session durait trois jours.

Les pouvoirs permanents étaient : un sénat dirigeant, dont on ignore la composition, dont l’existence même a été révoquée en doute; un conseil de dix démiurges, de douze avant la ruine d’Hélice et d’Olénos, ce qui prouve qu’ils étaient, au moins dans l’origine, les représentants des cités, puisque leur nombre variait en même temps que celui des villes, enfin le magistrat suprême, ou stratège, qui d’abord eut un collègue et qui, dépositaire du sceau de la ligue, commandait les forces militaires, convoquait et présidait l’assemblée. Les autres magistrats étaient l’hipparque, l’hypostratège (peut-être une seule magistrature sous deux noms différents), le secrétaire.

Quant à l’esprit qui animait cette ligue, Polybe le montre dans le passage suivant : «Dès le temps passé, bien des gens avaient tâché de persuader aux peuples du Péloponnèse de s’unir; mais, comme ils agissaient bien plus en vue de leur intérêt particulier que pour la liberté commune, la division durait toujours. Maintenant, au contraire, la concorde s’est si heureusement établie, qu’entre eux il y a non seulement alliance et amitié, mais mêmes lois, mêmes poids, mêmes mesures, même monnaie, mêmes magistrats, mêmes sénateurs, mêmes juges. En un mot, à cela près que tous les peuples du Péloponnèse ne sont pas renfermés dans les mêmes murailles, tout le reste est parfaitement uniforme et égal.

De quelle manière le nom des Achéens est-il devenu dominant dans le Péloponnèse ? Ce n’est certainement point par l’étendue du pays, le nombre des villes, les richesses ou le courage des habitants : car les Achéens ne l’emportent par aucun de ces avantages sur les autres peuples. L’Arcadie et la Laconie sont plus grandes, mieux peuplées; et leurs habitants ne le cèdent à personne pour la valeur. D’où vient donc qu’aujourd’hui c’est un honneur pour les Arcadiens, pour Lacédémone et pour tout le Péloponnèse, d’avoir pris les lois des Achéens, et d’en porter le nom ? Attribuer cela à la fortune, serait chose ridicule et folle. Il vaut mieux en chercher la cause, puisque, sans cause, il ne se fait rien de bon ni de mauvais. Or, cette cause, c’est, à mon sens, qu’il n’est point de république où l’égalité, la liberté, en un mot une parfaite démocratie, se trouvent avec moins de mélange que dans celle des Achéens. Entre les peuples du Péloponnèse dont elle est composée, il y en a qui d’abord se présentèrent d’eux-mêmes; d’autres en plus grand nombre eurent besoin qu’on leur fit voir l’intérêt qu’ils avaient d’y entrer ; il fallut user de violence pour y attirer quelques autres qui, aussitôt après, furent bien aises d’y avoir été contraints. Car les anciens citoyens n’avaient aucun privilège sur ceux qui étaient associés nouvellement. Tout était égal, pour les uns comme pour les autres. Ainsi la république parvint où elle aspirait, par deux puissants moyens, je veux dire l’égalité et la douceur. C’est à ces deux choses que les Péloponnésiens doivent cette parfaite union, qui fait le bonheur dont nous voyons qu’ils jouissent présentement.

Ainsi la Grèce trouvait à son dernier jour ce qu’elle n’avait jamais eu : l’égalité et l’union entre les villes. C’était malheureusement trop tard. Il y avait égalité parce qu’il n’existait plus de peuple fort ; il y avait union parce qu’on ne trouvait partout que faiblesse.

Une question dont Polybe ne donne pas la solution, non plus qu’aucun historien de l’antiquité, est celle des rapports qui existaient entre la confédération et ses membres. Les villes conservaient leur administration municipale et une certaine liberté d’action, pourvu que les intérêts généraux de la ligue ne s’y trouvassent pas contraires. Ce que Polybe dit de leur régime intérieur et uniforme a soulevé aussi des objections. Chaque ville avait encore ses deux factions démocratique et aristocratique ; et l’accession à la ligue achéenne était sans doute toujours précédée ou suivie, sans intervention directe des confédérés, du triomphe de l’un des deux partis. Ainsi, au temps de la lutte de Sparte et d’Athènes, une révolution intérieure dans un État faisait prévaloir l’alliance avec l’une ou l’autre cité, suivant le parti qui avait été vainqueur. Le caractère de la ligue achéenne et celui de ses grands hommes, tous ennemis de la démagogie et des tyrans, deux puissances mauvaises qui se donnent la main, fait penser que c’était la faction aristocratique qui inclinait plus volontiers vers les Achéens ; l’autre cherchait, au contraire, assistance auprès des Étoliens[2].

Ceux-ci formaient une confédération, à certains égards, pareille à la ligue achéenne. Leurs diverses peuplades ou villes avaient une assemblée commune, à laquelle probablement n’étaient admis que les hommes d’âge mûr. Cette assemblée, appelée panétolicon, se réunissait tous les ans à Thermos, à l’équinoxe d’automne, décidait alors de la paix ou de la guerre et nommait les magistrats. Outre cette assemblée annuelle, il y avait l’assemblée permanente des apoclètes ou députés, qui formaient un conseil semblable à celui des démiurges en Achaïe, niais plus nombreux. Le premier magistrat était le stratège, commandant des forces militaires. Après lui venaient l’hipparque, le grammateus ou secrétaire, etc. La ligue étolienne s’associait des villes fort éloignées, et leur laissait certainement une grande liberté d’action intérieure, mais dans quelle mesure ? On l’ignore. L’expression συντελεϊν είς τό Αίτωλιxόν montre seulement que leurs alliés, comme ceux d’Athènes deux siècles auparavant, avaient aliéné une partie de leur indépendance. Ensuite tous les droits, tous les devoirs n’étaient point parfaitement déterminés ; et parmi ces villes il y avait encore, comme dans l’empire d’Athènes, bien des conditions différentes. Dans quelques-unes on voit une garnison et un gouverneur étoliens.

Les Étoliens étaient, comme les Achéens, un peuple neuf, en ce sens, du moins, qu’il n’avait pas encore épuisé sa sève. Par leur position, excentrique vers la frontière occidentale de la Grèce, au sein des montagnes, dans le voisinage de tribus barbares, ils avaient gardé des mœurs rudes et des habitudes de brigandage, qui dans le reste de l’Hellade avaient cessé depuis des siècles. Les anciennes dominatrices de la Grèce, Sparte, Athènes, Thèbes, étant tombées et la puissance de la Macédoine souffrant alors une éclipse, ils prirent la place laissée libre. Partout où la guerre éclatait, comme les oiseaux de proie que l’odeur du sang attire, ils accouraient, pillant amis et ennemis. Et quand on leur demandait de renoncer à cette coutume sauvage : Nous ôterions plutôt l’Étolie de l’Étolie que d’empêcher nos guerriers d’enlever les dépouilles des dépouilles. C’était pis que le droit de bris et d’épaves, et ils l’exerçaient au loin jusqu’au cœur du Péloponnèse, de la Thessalie et de l’Épire. En 218, leur stratège Dorimaque saccagera le plus fameux sanctuaire de la Grèce, après Delphes, le temple de Dodone qui ne se relèvera jamais de ce désastre. Une inscription mentionne, chez eux, l’existence d’un tribunal des prises.

Le portrait que Polybe trace de ce peuple n’est point flatté; mais le sage Polybe était Achéen et du parti des grands, c’est-à-dire le mortel ennemi des Étoliens, qui s’appuyaient sur le parti populaire et lui durent leur fortune. On peut donc croire que, sans les calomnier, il les a peints en laid. Ils avaient une qualité qui, en ce temps-là, n’était point commune en Grèce : ils ne refusaient jamais à la patrie les services qu’elle demandait : ils osèrent résister aux Gaulois, à la Macédoine, aux Romains, et ils surent être puissants. La ligue étolienne, plus fortement organisée qu’aucune autre ne le fut en Grèce, subordonnait les villes à l’assemblée générale et par conséquent tenait les confédérés unis par un lien plus étroit. Il en résulta pour elle beaucoup d’influence au dehors, parce que son action fut plus vive et ses desseins mieux suivis. Ses confédérés étaient nombreux : il y en avait dans le Péloponnèse et jusque sur les côtes de la Thrace et de l’Asie Mineure, comme Lysimachie, Chalcédoine et Cios. Dans la Grèce centrale, ils tenaient les Thermopyles, la Locride, la Phocide et le sud de la Thessalie. Mais cette force, au lieu de servir la liberté de la Grèce, tournera contre elle, parce qu’il ne se pouvait pas que la ligue étolienne, avec ses principes de gouvernement et ses règles de conduite, devînt jamais le pivot d’une confédération générale. Ce que Sparte avait été autrefois pour le Péloponnèse, l’Étolie, en sens contraire, l’était pour la Grèce entière : une menace continuelle. Pour compléter la ressemblance, le stratège Scopas voudra, comme Cléomène, le roi révolutionnaire de la nouvelle Lacédémone, abolir les dettes et établir des lois favorables aux pauvres. Par crainte de Sparte, Aratus livrera le Péloponnèse aux Macédoniens, et dés que Philippe se sera déclaré ennemi de Rome, celle-ci trouvera dans les Étoliens les plus utiles auxiliaires. Ils lui ouvriront la Grèce centrale et leur nombreuse cavalerie assurera peut-être à Cynoscéphales la victoire de Flamininus[3].

Chez les Achéens, les mœurs publiques étaient meilleures, et leurs chefs, Aratus, Philopœmen, Lycortas, le père de Polybe, voulurent véritablement le salut de la Grèce. Au lieu de le chercher comme Athènes, Sparte et la Macédoine, dans une domination violente, ils espérèrent le trouver dans une confédération, dont le principe fut celui des anciennes amphictyonies helléniques : l’égalité de tous les peuples associés. La ligue achéenne, qui assurait à chacun de ses membres les mêmes droits, qui respectait l’individualité des peuples et cependant les appelait à agir en commun, semblait devoir faire une Grèce unie, forte et redoutable, comme elle ne l’avait jamais été. Voyons quel fut en réalité son rôle historique.

 

II. Succès des Achéens ; Agis, roi de Sparte

Avant d’être réunie à la ligue achéenne, Sicyone avait été menacée par les Étoliens. Devenu en 246, à l’âge de 26 ans, stratège de la confédération, Aratus en tourna les armes contre ses turbulents adversaires ; il alla au secours de la Béotie, qu’ils attaquaient, mais il arriva trop tard : les Béotiens venaient d’être vaincus à Chéronée. Abattus par cette défaite, dit Polybe (XX, 4), ils n’osèrent plus, depuis ce temps, rien entreprendre pour recouvrer leur première puissance, ni se joindre, par décret public, aux autres Grecs, dans quelque expédition qu’on leur proposât. Ils ne pensèrent plus qu’à boire et à manger ; et ils le firent avec tant d’excès, qu’ils devinrent sans courage et sans force.

Cet avilissement de la population béotienne livrait la Grèce centrale aux Étoliens, et l’on pouvait craindre qu’ils ne pénétrassent maintenant dans le Péloponnèse. Depuis 244, Antigone en possédait la clef, et il leur était allié. Aratus, stratège pour la seconde fois en 243, s’empara de l’Acrocorinthe par un coup de main semblable à celui qui lui avait livré Sicyone ; il rendit aux Corinthiens les clefs de leur ville, qu’ils n’avaient pas eues depuis le temps de Philippe, et les fit entrer dans la ligue, ainsi que Mégare, Trézène et Épidaure. Pour détacher les Athéniens du roi de Macédoine, il leur envoya, sans rançon, quelques-uns de leurs concitoyens, ses prisonniers ; enfin il dissipa les soupçons qu’Antigone avait réussi à jeter contre lui dans l’esprit du roi d’Égypte, et il décida les Achéens à nommer Ptolémée Évergète généralissime sur terre et sur mer. Ce prince serait forcé de faire honneur au titre qu’on lui donnait, en fournissant quelque utile assistance, et son éloignement enlevait à ce protectorat tout danger. Aratus, en effet, resta le vrai chef de la ligue. Comme la loi ne permettait pas de l’élire stratège tous les ans, on le nommait à cette charge de deux années l’une : mais par l’influence qu’il exerçait, il était réellement perpétué dans le gouvernement.

Il continua sa guerre contre la démagogie et les tyrans. Ces hommes avaient excité une telle haine, que le sage et modéré Polybe écrivait : Leur nom seul comprend tous les crimes dont la nature humaine est capable. Il osait même dire : Le meurtre d’un tyran est un titre de gloire[4]. Argos en avait un alors, Aristippos, vrai type de la tyrannie soupçonneuse. Cet homme entouré, le jour, de ses satellites, s’enfermait, la nuit venue, dans une chambre haute, où il montait par une échelle qui était aussitôt retirée, et où il entrait par une trappe sur laquelle il plaçait sa couche. On comprend ce qu’un homme vivant ainsi, dans les soupçons et la crainte, devait avoir de cruauté. Telle était cependant l’apathique indifférence des Argiens, qu’ils ne faisaient rien pour secouer ce joug insupportable. Aratus renouvela contre Aristippos les tentatives qu’il avait déjà faites contre Aristomachos, son prédécesseur. Par surprise, il monta jusque sur les murs d’Argos : la moindre assistance des habitants lui eût donné la victoire. Ils laissèrent le tyran assaillir de tous côtés les Achéens, comme s’ils eussent assisté, spectateurs désintéressés, aux jeux néméens et fussent juges du combat. Cet échec décida Aratus à livrer bataille hors des murs, mais il perdait en rase campagne son assurance, et fut deux fois vaincu. Pourtant, dans une troisième rencontre, il battit et tua Aristippos. Malheureusement la mort du tyran n’entraîna pas sur-le-champ la chute de la tyrannie; il eut un successeur, Aristomachos le jeune.

Ce qu’il tentait à Argos, Aratus se proposait de l’exécuter partout. II rendait la vie si difficile aux tyrans, qu’un d’eux, Lydiadès, maître de Mégalopolis, aima mieux abdiquer que de vivre dans ces continuelles alarmes. Il invita Aratus à venir le trouver, déposa devant lui le pouvoir et fit entrer Mégalopolis dans la ligue des Achéens, qui, pour le dédommager de ce sacrifice, le nommèrent stratège. Peu s’en fallut qu’ils n’eussent à s’en repentir. Lydiadès apporta dans la ligue une ambition fâcheuse; il se mit en opposition avec Aratus, et poussa sans utilité à une rupture avec Sparte, qui pourtant fut vaincue dans une nouvelle bataille de Mantinée (243). Pendant six ans, ils alternèrent dans le commandement : ce ne fut qu’au bout de ce temps qu’on reconnut tout ce qu’il y avait de personnel dans les vues de Lydiadès, et qu’Aratus reprit un ascendant décisif.

Rien n’était plus sage que de ménager Sparte. On le vit bien lorsque les Étoliens, en 238, se présentèrent à l’isthme de Corinthe. Agis vint avec des troupes lacédémoniennes se joindre aux Achéens. Il voulait livrer bataille ; Aratus s’y opposant, le roi irrité se retira, et les Étoliens eurent les passages libres. Aratus répara du moins glorieusement sa faute, en leur tuant dans une surprise sept cents hommes.

Antigone Gonatas était mort en 239, laissant le trône à son fils Démétrius Il. Le nouveau prince, maître de l’Attique et de la Phocide, voulait avoir encore la Béotie, qui séparait ces deux provinces. Il l’enleva aux Étoliens, qu’il rejeta ainsi dans le parti des Achéens. Ce fut le moment le plus brillant de la ligue. Alliée maintenant de Sparte et de l’Étolie, accrue de Corinthe et de Mégalopolis, soustraite à toute influence dangereuse, elle devenait le centre autour duquel se groupaient les ennemis de la Macédoine. Ses progrès continuèrent. Malgré les efforts de Démétrius, Aristomachos le jeune fut réduit à imiter Lydiadès. Moyennant 50 talents, il fit entrer Argos dans la ligue. En récompense, on l’élut stratège l’année suivante. Xénon, tyran d’Hermione ; Cléonymos, tyran de Phlionte, firent de même. La mort de Démétrius II, en 233, est marquée par Polybe comme le moment où tous les petits chefs du Péloponnèse, privés de leur protecteur, tombèrent. La plupart des villes arcadiennes entrèrent alors dans la ligue ; Athènes chassa, avec l’assistance d’Aratus, sa garnison macédonienne, et Égine se fit recevoir membre de la confédération. Les discordes qui agitaient la Macédoine sous la régence d’Antigone Dôson[5], frère de Démétrius et tuteur de son neveu Philippe, dont il prit la place, les défections qu’il eut à combattre sur toutes ses frontières, ses entreprises hors de la Grèce, jusqu’en Carie, laissèrent prédominer quelque temps l’influence achéenne, à peu près sans contrepoids.

Ainsi, vers l’an 229, les Achéens comptaient comme alliés ou comme membres de leur ligue[6] : dans la Grèce centrale, l’Attique, Mégare et l’Étolie; dans le Péloponnèse, Sparte, Corinthe, Sicyone, Argos et la plus grande partie de l’Arcadie. Cette concentration des forces de la Grèce, ce progrès vers une union volontaire de la plupart des cités, étaient nécessaires pour sauver l’indépendance toujours menacée par la Macédoine ; mais combien plus encore pour faire face à l’orage qui déjà se formait à l’Occident ! En cette même année 229, les Romains, sous de frivoles prétextes, mettaient le pied en Illyrie. Si les Grecs avaient pu lire dans l’avenir, par quels efforts n’auraient-ils pas maintenu la concorde qui semblait s’établir !

Loin de là, ce fut en ce moment qu’ils se divisèrent à jamais ! Il eût été salutaire pour la Grèce qu’à cette époque la vie eût été éteinte partout, excepté dans la ligue. Sous cette nouvelle forme politique se fût alors abritée toute la nationalité hellénique, moins la Macédoine. Mais les Étoliens vivaient encore, et Sparte un instant ressuscita.

Ce qu’on appelait la constitution de Lycurgue n’était plus qu’un souvenir. Cet édifice artificiel qui avait pour base, dans le principe, l’égalité des fortunes, par suite du partage des terres en un nombre fixe de lots, s’était écroulé. La guerre qui moissonnait les Spartiates et la loi de l’éphore Épitadéos, qui permettait de disposer de son bien, avaient produit ce singulier résultat que les femmes et un petit nombre de citoyens avaient attiré à eux toutes les fortunes. Sous le règne d’Agis IV, Lacédémone n’avait plus que sept cents Spartiates, dont cent à peine possédaient de la terre, et au temps d’Aristote, les deux tiers du territoire étaient aux mains des femmes[7].

La foule, n’ayant plus les ressources nécessaires pour remplir les obligations auxquelles étaient attachés les droits politiques, ne pouvait prendre part à aucune affaire; il en résultait que le gouvernement tout entier était aux mains de quelques riches. Cette dégradation avait deux fâcheuses conséquences : les pauvres, objet de mépris, étaient en campagne de fort mauvais soldats et, dans la ville, des conspirateurs épiant sans cesse l’occasion de bouleverser l’État. Les mœurs, on le pense bien, avaient aussi changé. Le roi Areus et son fils Acrotatos introduisirent ouvertement à Sparte le luxe des cours orientales. Sparte ne fut plus Sparte, mais une ville comme beaucoup d’autres, molle, oisive et corrompue, mélange odieux d’extrême richesse et d’extrême misère. Platon prétend qu’elle renfermait plus d’or et d’argent que la Grèce tout entière. Aussi tout s’y vendait, les charges et la justice.

Elle se distinguait pourtant par une certaine tradition héroïque et guerrière qui, plus d’une fois la sauva, de Démétrius, par exemple, plus tard de Pyrrhus, et qui se manifestait même à l’extérieur par les expéditions de Cléonymos dans la Grande-Grèce, en faveur des Tarentins, d’Areus en Crète, en Étolie et contre les Macédoniens, de Xanthippe en Afrique, au secours de Carthage. Et cela, chose étrange, dans le temps même qu’elle se laissait enlever, sur son propre territoire, cinquante mille esclaves par les Étoliens : double indice d’un esprit militaire redoutable encore, au moins dans quelques chefs, mais aussi de la ruine du sentiment national. On allait volontiers gagner de l’or en aventurier au service étranger ; on délaissait la patrie.

Un Eurysthénide, Agis IV, devenu roi en 244, à l’âge de vingt ans, crut possible de régénérer Sparte, en la ramenant aux institutions et aux moeurs des anciens jours. Il voulait commencer par refaire un partage des terres : c’était s’attaquer, dès le premier pas, à la question la plus périlleuse, car il s’agissait de déposséder les uns au profit des autres. La plupart des riches, habitués au luxe et ennemis de toute innovation, surtout leurs femmes, effrayées au seul souvenir de la vie sévère qu’avaient imposée les coutumes primitives, formaient le parti contraire à la réforme : à sa tête se plaçait un Eurypontide, le roi Léonidas, collègue d’Agis, qui avait passé une partie de sa vie dans les cours asiatiques, et enseigné à ses concitoyens de nouvelles délicatesses. Pour Agis étaient les pauvres, les ambitieux, mais aussi quelques jeunes gens qui, avec la générosité de leur âge, voyaient dans ces réformes le bien de la patrie. Il gagna à ses idées sa mère Agésistrate et son aïeule Archidamie, les deux femmes les plus riches de la ville. Lui-même, élevé par elles dans le luxe, possédait de vastes propriétés et un trésor de 600 talents. Il renonça à ses habitudes, prit le vêtement, les habitudes des anciens Spartiates, et déclara qu’il mettait ses biens en commun. Sa mère et son aïeule s’associèrent à cet esprit de sacrifice.

Le plan proposé par Agis était celui-ci : abolition des dettes ; partage de la Laconie entière en dix-neuf mille cinq cents lots, dont quinze mille pour les Laconiens en état de porter les armes, et quatre mille cinq cents pour les Spartiates ; formation d’un corps de quatre mille cinq cents citoyens par l’adjonction aux sept cents d’un nombre suffisant de voisins ou d’étrangers qui auraient reçu une éducation libérale, seraient jeunes encore et bien conformés; enfin rétablissement de la discipline consacrée par le nom de Lycurgue. Pour faire passer ce projet, il essaya d’abord des voies légales, en le présentant au sénat. Léonidas objecta que Lycurgue n’avait rien fait (le semblable, qu’il n’avait ni aboli les dettes, ni admis des étrangers au nombre des Spartiates. Agis répliqua que si le législateur vénéré n’avait pas aboli les dettes, il n’avait pas permis non plus d’en contracter, puisqu’il avait supprimé l’argent ; que Léonidas avait mauvaise grâce à se montrer si exclusif à l’égard des étrangers, lui qui avait épousé une Asiatique. Le projet fut rejeté, mais à une voix seulement de majorité. Il fallut recourir à d’autres moyens. Les trois principaux personnages du parti d’Agis étaient : Agésilas, son oncle maternel, habile orateur ; Lysandre, descendant du vainqueur d’Athènes, doué de qualités semblables à celles de son ancêtre ; enfin Mandroclidas, Spartiate renommé pour sa dextérité. Il fut convenu entre eux qu’on se débarrasserait d’abord de Léonidas. Agis avait eu soin de faire admettre Lysandre au nombre des éphores de l’année. En cette qualité, Lysandre rappela une ancienne loi qui défendait à un Héraclide d’épouser une étrangère ; et même lui imputait à crime capital de résider hors de la Laconie, comme l’avait fait Léonidas. Pour ce double grief, il le fit déposer et remplacer par son gendre Cléombrote.

L’année suivante, l’éphorat échappa à Agis. Ses ennemis en remplirent toutes les places et accusèrent Lysandre de mesures illégales. Agis se décida à agir révolutionnairement; il reprocha aux éphores d’excéder de beaucoup leurs primitives attributions, qui se bornaient à intervenir quand les rois n’étaient pas d’accord, les chassa et mit à leur place de nouveaux éphores parmi lesquels Agésilas. Les jeunes gens furent armés, les prisonniers délivrés et Agis se trouva maître absolu, sans qu’il eût coulé une goutte de sang. C’était le moment d’exécuter les réformes. Malheureusement, parmi les trois conseillers d’Agis, il y en avait un qui ne travaillait que pour lui-même. Agésilas avait à la fois beaucoup de terres et beaucoup de dettes. Il voulait bien être débarrassé des unes, mais il entendait garder les autres ; par de spécieuses raisons, il persuada à Agis de commencer par l’abolition des dettes; tous les titres de créances, mis en tas sur la place publique, furent brûlés en présence de la foule. Agésilas déclarait, dans sa joie, qu’il n’avait jamais vu feu plus clair ni plus pur. Quand vint ensuite la question du partage des terres, il trouva des expédients pour différer l’exécution. Les choses traînèrent jusqu’au moment où les Athéniens attaqués par les Étoliens, en 238, appelèrent les Spartiates à leur secours. Agis se rendit sur l’isthme. Tandis qu’il allait faire admirer à tous les pays qu’il traversait sa simplicité, son courage, la discipline de ses soldats, Agésilas discréditait le parti par ses désordres et sa scandaleuse tyrannie. La foule pauvre, qui avait tout espéré des réformes, crut avoir été trompée ; les partisans de Léonidas reprirent le dessus et, quand Agis revint, une révolution avait rétabli son rival. Il se réfugia avec Cléombrote dans un temple ; celui-ci fut sauvé par sa femme, fille de Léonidas ; mais Agis, attiré traîtreusement hors du sanctuaire et traduit devant un tribunal exceptionnel, fût condamné à mort après qu’il eut refusé de désavouer sa généreuse tentative. Traîné en prison, il y fut étranglé, et l’on fit subir le même supplice, sur son cadavre, à sa mère et à son aïeule.

Cet acte de cruauté fut suivi d’une période de terreur, pendant laquelle, pour la première fois, il n’y eut à Sparte qu’un roi, Léonidas. Mais, du sein même de sa famille, sortit un ennemi. L’âme d’Agis sembla entrer dans sa maison avec Agiatis, l’épouse de ce malheureux prince, que Léonidas avait épargnée à cause de sa grande fortune, et qu’il donna pour femme à son jeune fils Cléomène.

 

III. Cléomène ; succès des Étoliens ; alliance des Achéens avec Philippe de Macédoine ; bataille de Sellasie (222)

Cléomène avait l’esprit ardent et était à cet âge où l’on veut tout avec emportement, le mal, si une nature mauvaise vous y pousse, le bien, si une main chère ou respectée vous le montre. Il écoutait d’une oreille avide les récits qu’Agiatis lui faisait des desseins et des vertus de son premier époux. Il s’enflammait à ces paroles, et se sentait saisi d’indignation quand il voyait comment et pourquoi le jeune martyr était tombé, et la tyrannie oligarchique dont la victoire de son père avait été le signal, et la corruption des grands, leur mollesse, leur mépris des vieilles institutions, leur oubli de toute vertu, de tout patriotisme. Un philosophe stoïcien, Sphéros d’Olbia, disciple de ce Cléanthe, le dernier des grands hommes d’Athènes[8], s’était alors établi à Sparte, où il paraît que la philosophie avait pénétré avec les moeurs nouvelles. Cléomène suivit ses leçons. Il puisa, sans doute, dans les enseignements austères de l’école du devoir, de nouveaux encouragements pour les pensées qu’il roulait dans son esprit, peut-être aussi cette hâte du bien, cette violence de vertu, si j’ose dire, et cet oubli des conditions réelles de l’homme et de la société qui caractérise la noble doctrine de Zénon. Le stoïcisme comprend mal l’homme, dont il exagère certaines vertus jusqu’à en faire des défauts ; Cléomène comprit mal son temps, et son impatience du bien lui inspira des mesures coupables qui détruisirent tout[9]. Devenu roi en 236, il reprit les projets d’Agis, mais avec la pensée qu’une réforme aussi hostile à des intérêts puissants ne réussirait que le jour où il aurait une armée capable de l’imposer. Pour avoir cette armée, il lui fallait une guerre, des succès, de la gloire. Agis avait voulu réformer l’État, afin de refaire l’armée et la puissance de Sparte ; Cléomène prit la même route, mais par l’autre bout. Il se proposa de relever l’empire pour corriger ensuite la constitution. Si l’on pouvait rapprocher Sparte de Rome, et un faux héros d’un grand homme, nous dirions qu’Agis fit comme les Gracques et périt comme eux, tandis que Cléomène tenta ce qui réussit à César et fut sur le point de réussir comme lui.

Mais cette guerre glorieuse dont Cléomène avait besoin, il ne pouvait la trouver que dans une tentative pour rendre à Lacédémone la suprématie, et cette tentative le conduisait forcément à une lutte contre la ligue achéenne : nécessité fatale ! car cette rivalité allait détruire la dernière espérance de la Grèce.

Les Étoliens poussèrent à cette rupture. Rassurés du côté de la Macédoine par les troubles qui avaient suivi la mort de Démétrius, ils s’étaient sentis pris de jalousie à la vue des rapides progrès des Achéens. Trois villes arcadiennes, Tégée, Orchomène et Mantinée, précédemment associées à la confédération achéenne, s’en détachèrent pour s’unir à Sparte. Loin de s’offenser de cette défection, les Étoliens la confirmèrent. Ils y voyaient l’occasion d’un conflit inévitable entre Lacédémone et les Achéens. Sparte avait bien d’ailleurs quelques griefs qu’on pouvait mettre en avant. Mégalopolis, la forteresse armée par Épaminondas contre la Laconie, avait été admise dans la ligue, et l’on a vu que Lydiadès y avait apporté des sentiments hostiles à Lacédémone. Bien qu’Aratus eût empêché ces sentiments de prévaloir, Sparte pouvait se croire menacée ; d’ailleurs on crut, ou l’on voulut croire, qu’Aratus méditait une surprise sur Tégée et Orchomène. Pour conjurer ce spécieux péril, Cléomène vint relever, sur le territoire mégalopolitain, un fort qui commandait une des entrées de la Laconie.

L’assemblée des Achéens rompit aussitôt avec Sparte et avec l’Étolie. « Il leur parut beau, dit Polybe, de ne devoir la défense de leurs villes et de leur pays qu’à eux-mêmes, et de n’implorer le secours de personne. » Aristomachos, alors stratège, entra en campagne avec vingt et un mille hommes, et attaqua l’Arcadie spartiate, que le roi, envolé par les éphores, vint défendre avec cinq mille soldats (227). Cléomène se montra général énergique et habile. Il battit honteusement les Achéens, et fut, l’année suivante, près du mont Lycée, vainqueur d’Aratus qui prit la fuite, et, prés de Mégalopolis, de Lydiadès qui périt. Il avait eu soin d’emmener de Sparte ceux qui lui étaient le plus hostiles; après les avoir à dessein fatigués par des marches nombreuses, il leur accorda un repos qu’ils réclamaient à grands cris. A cet instant, il les quitta comme pour courir à une autre entreprise, et, avec ses mercenaires, marcha sur Sparte, où il surprit les éphores qu’il égorgea ; un seul, laissé pour mort, put se réfugier dans un sanctuaire et fut ensuite banni avec quatre-vingts des partisans de l’oligarchie. Il mit en commun tous les biens, à commencer par les siens et ceux de son beau-père et de ses amis. E compléta le nombre des citoyens, en appelant les habitants des pals voisins, dont il forma un corps de cinq mille fantassins armés de longues piques à deux mains, au lieu de javelines. Il leur partagea toutes les terres, et réserva des portions même pour les bannis, qu’il promit de rappeler dés que les circonstances le permettraient, mêlant ainsi la justice et l’humanité à l’extrême énergie de ses mesures. Il remit en vigueur, d’après les anciennes lois, la discipline, l’éducation, les repas publics, les exercices et Ies autres usages, donnant lui-même l’exemple. La royauté fut aussi rétablie dans ses droits primitifs, usurpés par les éphores ; et, pour se conformer aux vieilles institutions, il fit nommer un second roi, qu’au lieu de choisir dans la race des Proclides, il prit à ses côtés, son frère Euclidas (226).

Cléomène est représenté comme un ambitieux. Certainement il le fut ; mais il eut l’ambition élevée qui désire le pouvoir, moins pour les richesses ou les plaisirs qu’il donne que pour les grandes choses qu’il permet de faire : avant tout, il voulait régénérer l’État. A ne considérer que l’avantage spartiate, nulle entreprise plus belle ne pouvait être accomplie ; par malheur, ce point de vue n’était pas assez large. Sparte, depuis trop longtemps étrangère aux affaires générales de l’Hellade, ne comprit pas que l’intérêt grec devait désormais, pour le salut de tous, l’emporter sur l’intérêt lacédémonien. A des temps nouveaux il fallait une organisation nouvelle : c’était un devoir de se faire Achéen. Avec la Macédoine toujours suspendue sur la tête des Grecs, entre l’Asie appartenant aux Séleucides, et l’Italie réunie sous les Romains, il n’y avait d’espérance que dans l’union. Trois puissances voulaient se faire le centre sur lequel tout le pays s’appuierait : l’Étolie, qui ne menait à rien et ne pouvait rien fonder ; Sparte, qui voulait des sujets ; la ligue achéenne, qui ne demandait que des citoyens. C’est la ligue qui offrait, pour la solution du problème, les conditions les meilleures. Devait-elle consentir, si elle n’était pas pour le moment la plus forte, à aller se perdre dans le nouvel État spartiate ? On le dit ; mais on oublie le caractère que Sparte venait de prendre, celui d’une cité révolutionnaire, où toutes les passions du pauvre contre le riche avaient été déchaînées et satisfaites : exemple contagieux qui gagnait les cités voisines. Dans tout le Péloponnèse, les pauvres attendaient de Cléomène l’abolition des dettes et un partage des terres, c’est-à-dire le bouleversement social. Aratus et les Achéens se rejetèrent, d’effroi, dans les bras de la Macédoine, et lui demandèrent de les aider à éteindre ce volcan, qui menaçait de répandre tout autour de lui ses ravages. Il n’y eut pas jalousie d’Aratus contre Cléomène, mais terreur d’une société paisible, en face d’une révolution radicale qui, à Sparte, était peut-être nécessaire, partant légitime[10], mais qui ne l’était point dans les cités constituées d’après. d’autres principes.

Cléomène avait hâte de montrer la force que Sparte venait de recouvrer ; il entra en Arcadie, détacha Mantinée de la ligue, battit les Achéens à Hécatombéon, dans l’Achaïe même (224), et l’année suivante s’empara d’Argos et de toute l’Argolide. A Corinthe, à Sicyone, les pauvres s’agitèrent. Aratus y courut; dans la première de ces villes, il ordonna plusieurs exécutions ; dans l’autre, il faillit être tué. Corinthe se donna à Cléomène qui bloqua aussitôt la citadelle. Aratus, de son côté, appela Antigone, et le roi de Macédoine fut déclaré généralissime des troupes de terre et de mer de la ligue, avec un pouvoir absolu ; encore ne voulut-il accepter cette charge qu’à la condition qu’on lui donnerait, pour salaire, la citadelle de Corinthe imitant en cela le chasseur d’Ésope, qui brida le cheval avant de le monter.

A l’approche d’Antigone, Cléomène se posta sur l’isthme. Entre l’Acrocorinthe et la mer, il fit tracer un fossé pour fermer le passage aux Macédoniens ; mais, sur ses derrières, les grands, qu’il n’avait point bannis, soulevèrent Argos, et la perte de cette ville le força de quitter ses positions. Antigone, trouvant le passage libre, entra à Corinthe, où il mit garnison, et de là dans l’Arcadie, où prit Tégée, Orchomène et Mantinée, que les Achéens, sous la conduite d’Aratus, saccagèrent de fond en comble (223)[11].

Tandis qu’Antigone se retirait à Égine pour y passer l’hiver, Cléomène, sans tenir compte de la saison, rentrait en campagne. Il surprit Mégalopolis, mais n’en eut que les murailles, grâce à Philopœmen dont nous rencontrons alors le nom pour la première fois ; par sa résistance désespérée dans les rues et les maisons, il donna le temps aux femmes, aux enfants, aux habitants désarmés, de fuir jusqu’à Messène, où lui-même se retira avec les hommes valides. Cléomène les rappela vainement dans leur ville et dans son alliance ; il se vengea sur les murailles et les édifices qu’il fit détruire. Les Achéens, à ce moment, tenaient conseil à Égion. Aratus paraît : on l’interroge ; il fond en larmes et se couvre le visage de sa chlamyde ; on le presse ; il parle enfin : Mégalopolis, dit-il, vient d’être détruite par Cléomène. Grâce à Philopœmen, le désastre se trouva moins funeste qu’on ne Pavait cru d’abord. Si la grande ville était en ruines, les Mégalopolitains étaient en armes et altérés de vengeance. Ils allaient en être rassasiés.

Pour soutenir cette lutte redoutable, Cléomène avait été forcé de recourir aux dernières ressources. Il affranchissait les hilotes ; il sollicitait Ptolémée, qui, depuis le rapprochement d’Antigone et des Achéens, était devenu favorable à Sparte ; et il lui livrait en otage sa famille pour des secours qu’il n’obtint pas, ou qui furent peu de chose. Il ne réussit qu’à réunir environ vingt mille hommes pour la campagne décisive qui allait s’ouvrir, tandis qu’Antigone en put rassembler près de trente mille, parmi lesquels, outre la phalange de dix mille Macédoniens, beaucoup d’alliés et de mercenaires de tous pays, Achéens, Mégalopolitains, Béotiens, Épirotes, Acarnanes, Illyriens, Agrianes, Gaulois. Cette armée se dirigea vers les monts Éva et Olympe, au nord-est de la Laconie, sur les bords du fleuve Œnos. Là se trouvait, entre les deux montagnes, un chemin qui conduisait, par Sellasie, à Sparte. Cléomène avait fait fortifier les passages par des fossés ou des abatis d’arbres ; et il s’y était établi avec son armée. Euclidas, son frère, se posta sur l’Éva, tandis que lui-même couvrait les pentes de l’Olympe. Ses positions étaient si formidables qu’Antigone hésita quelques jours à attaquer; il s’y décida enfin. L’action fut longue et sanglante. Des deux côtés les généraux étaient habiles, les soldats pleins de courage ; deux mouvements furent décisifs en faveur des Macédoniens. Les troupes envoyées contre Euclidas étaient repoussées en désordre, lorsqu’une charge exécutée par le jeune Philopœmen, malgré l’ordre de ses chefs, rompit les Lacédémoniens. Sur le mont Olympe, Cléomène résistait à tous les assauts ; mais Antigone doubla sa phalange qui s’avança piques baissées; rien ne put tenir devant elle. Tel est le récit de Polybe. Plutarque parle de la trahison d’un officier spartiate. Un grand nombre de soldats de Cléomène se firent tuer sur ce dernier champ de bataille de la vieille Lacédémone. Quand la bataille de Sellasie fut décidément perdue, le roi prit la fuite. Il arriva à Sparte, accompagné seulement de quelques cavaliers, refusa même de s’y asseoir et d’apaiser sa soif. Le bras appuyé contre une colonne et la tête penchée, il demeura quelque temps immobile, comme perdu dans ses tristes réflexions. L’énergie reprit bientôt le dessus ; il partit avec ses amis, gagna rapidement Gythion et de là se rendit en Égypte, sur un vaisseau préparé d’avance.

Ptolémée Évergète subit d’abord l’ascendant de cette forte nature. Il promit des secours au Spartiate et lui fit une pension annuelle. Mais à Évergète succéda son fils, Philopator, prince misérable, ivrogne, dissolu, qui fit mettre à mort sa mère Bérénice et laissa le gouvernement aux femmes. Cependant en Grèce tout changeait de face. Après être entré à Lacédémone, où il s’était empressé de rétablir les éphores, de ressusciter les abus et toutes les causes de faiblesse et de ruine, Antigone avait mis dans Orchomène et Corinthe des garnisons qui tenaient le Péloponnèse à sa discrétion ; puis il s’était rendu en Macédoine où l’appelait une attaque des Illyriens. Il avait été vainqueur de ces barbares, mais il était mort d’une hémorragie, les cris qu’il avait poussés dans le combat ayant fait rompre une veine dans sa gorge. Il laissait le trône à son neveu, Philippe III, âgé de dix-sept ans[12]. Le champ était donc libre. Cléomène songea à rentrer dans sa patrie. Il avait conservé, au milieu de la corruption de l’Égypte, les moeurs austères d’un Spartiate des anciens jours. Cette conduite, reproche vivant pour le prince et ses courtisans, l’avait rendu odieux ; on eut peu de peine à persuader au soupçonneux Philopator que l’exilé voulait faire une tentative sur Cyrène. On l’enferma avec treize de ses amis dans une vaste maison isolée, où on les garda comme les Turcs ont gardé Charles XII à Bender. Cléomène, qui a plus d’une analogie avec ce roi aventurier, fit comme lui : ne pouvant supporter la captivité, il trompa ses gardiens et sortit armé, avec ses compagnons, qui se répandirent dans Alexandrie, en poussant le cri de liberté ! Ce peuple hébété applaudit et ne bougea point. Les Spartiates tuèrent le gouverneur de la ville et un autre courtisan; mais ils furent enveloppés et se donnèrent la mort pour n’être pas pris vivants. Le corps de Cléomène fut écorché et mis en croix. Plus tard, on rendit à ses restes des honneurs expiatoires, et les Alexandrins le vénérèrent comme un héros.

Ainsi périt le dernier des Spartiates, entraînant dans son tombeau sa patrie et la Grèce. Sparte, en effet, était bien morte cette fois, la ligue achéenne se mourait, et les Macédoniens, établis au cœur du Péloponnèse, allaient fournir aux Romains un prétexte pour intervenir. La responsabilité de ces tristes conséquences retombe sur Cléomène, qui, au lieu de marcher en avant, recula de six siècles en arrière. Il voulut réaliser l’idéal suranné de Lycurgue, alors qu’il eût fallu arracher Sparte à son oligarchie oppressive, à son isolement coupable, à son égoïsme invétéré, pour la jeter dans les voies de son grand nom. En se faisant recevoir membre de la ligue achéenne, Sparte y entraînait le reste de la presqu’île ; et le Péloponnèse, la Grèce centrale fraternellement unis, seraient devenus une forteresse longtemps inexpugnable. Mais ni Sparte ni Cléomène ne con sentirent à aller se perdre dans cette association, où tous avaient des droits égaux. La ligue menacée se défendit en appelant les Macédoniens; et tout retomba dans le chaos.

Antigone, on l’a vu, n’avait guère survécu à son triomphe, et la Macédoine, repliée sur elle-même, ne paraissait pas redoutable sous un prince de dix-sept ans. La situation redevenait donc ce qu’elle était en 229, et les Achéens allaient sans doute continuer leurs progrès. Mais s’ils étaient délivrés de Sparte, restaient les Étoliens jaloux, haineux.

Les deux ligues se regardaient d’un oeil hostile et méfiant, à travers leur détroit. Les Étoliens, incorrigibles pillards, avaient hâte de voir recommencer les troubles, et, après la bataille de Sellasie, par une sorte de convention tacite, une paix générale avait régné en Grèce ; ce n’était pas leur compte.

Ils possédaient, comme associée à leur ligue, la ville de Phigalie, située dans les montagnes sur la commune frontière de l’Arcadie et de la Messénie, à deux heures seulement de la mer. Ils y envoyèrent un homme avide et violent, Dorimachos, sous prétexte de garder cette ville, en réalité pour surveiller le Péloponnèse. Des corsaires étoliens rôdaient autour des côtes, et ne se faisaient pas faute d’y descendre pour enlever du butin. Les éphores de Messène se plaignirent à Dorimachos, qui feignit de ne pas entendre : les pirates lui faisaient une part. Nouveaux pillages ; nouvelles et plus vives réclamations. L’Étolien, obligé de comparaître devant les magistrats à Messène, s’y montra l’injure et la menace à la bouche. On lui répondit avec fermeté : il se retira couvert de confusion et ne se donna point de repos qu’il n’eût entraîné les Étoliens à déclarer la guerre aux Messéniens. Ils rompirent avec ces alliés fidèles, sur cette remarque que le pays étant resté à l’abri des maux causés par les dernières guerres, on trouverait beaucoup à y prendre.

Dorimachos et son partisan Scopas, dit Polybe, déclarèrent irrégulièrement les hostilités ; sans attendre l’assemblée, sans consulter les magistrats, ils entrèrent en campagne et traversèrent, en le pillant, le territoire achéen de Patras, Pharées et Tritée. Ces villes et les Messéniens portèrent leurs plaintes à l’assemblée générale. Aratus fit déclarer la guerre et vint livrer aux Étoliens, prés de Mégalopolis, la bataille de Caphyes, perdue par sa faute. Les vainqueurs pénétrèrent en Achaïe jusqu’à Pellène, et, après avoir ravagé les terres de Sicyone, se retirèrent par l’isthme.

Le succès accrut leur confiance ; ils étendirent leurs brigandages, et quand on les leur reprochait, ils ne daignaient même pas se défendre. Ils se moquaient de ceux qui leur demandaient raison de ce qu’ils avaient fait, ou de ce qu’ils avaient dessein de faire... Ariston, leur stratège, se tenait en repos chez lui, feignant de ne rien savoir, et répétant qu’il n’y avait pas de guerre, qu’on était en pleine paix. Les Achéens, depuis l’intervention d’Antigone, avaient malheureusement appris à compter sur les autres plus que sur eux mêmes. En face d’un nouveau danger, ils crièrent encore : La Macédoine ! Ils envoyèrent des ambassadeurs à Philippe, aux Épirotes, aux Béotiens, aux Phocidiens, aux Acarnanes. Ils levèrent des troupes auxquelles les Messéniens et les Lacédémoniens joignirent leurs contingents, et ils en donnèrent le commandement à Aratus, à qui ils avaient rendu leur confiance, après l’avoir assez froidement accueilli au retour de Caphyes.

Les Lacédémoniens jouaient alors double jeu. Tandis qu’ils envoyaient des troupes aux Achéens, ils signaient un traité secret avec les Étoliens, et préparaient à Sparte même, contre la Macédoine, un mouvement qui éclata comme Philippe entrait dans le Péloponnèse : plusieurs de ses partisans furent égorgés. Mais, à l’approche du roi, les éphores feignirent un hypocrite dévouement. Philippe préféra ne pas éclaircir l’affaire ; il vint à Corinthe, où il avait convoqué une assemblée des membres et alliés de la ligue achéenne et, dans ce congrès, il prit une attitude qui rappelait la réserve de Philippe et d’Alexandre. Se faisant le simple exécuteur des volontés de la confédération, il laissa le conseil décréter qu’on restituerait, à tous ceux qui avaient été dépouillés par les Étoliens, leur gouvernement, leur pays, leurs villes, sans garnison, sans impôt, sans autres lois que celles de leurs pères; que l’on remettrait en vigueur les droits des amphictyons, et qu’on leur rendrait le temple de Delphes dont les Étoliens avaient voulu s’emparer. Ce décret fut ratifié à l’assemblée d’Égion, où Philippe vint prononcer un long discours fort bien accueilli. On conçut, dit Polybe, de grandes espérances de sa douceur et de son humanité. Cette conduite était due à l’influence, alors très grande, qu’Aratus exerçait sur lui.

Philippe prépara activement la guerre. Les Thessaliens, les Phocidiens, les Béotiens, les Acarnanes, les Eubéens, les Messéniens, et tous les membres de la ligue lui promirent assistance. Il obtint celle des Illyriens que les Étoliens avaient entraînés naguère dans une entreprise de pillage, sans les associer ensuite au partage du, butin. Les Étoliens avaient pour eux les Éléens, les Ambraciotes et les Spartiates, qui, Accomplissant à cette époque la révolution depuis quelque temps méditée, massacrèrent les chefs de la faction macédonienne et nommèrent deux rois. Les partisans de l’indépendance avaient jusque-là laissé les trônes vacants parce qu’ils avaient conservé l’espérance de voir revenir Cléomène. La nouvelle de sa mort les décida à partager le pouvoir royal entre Agésipolis, enfant de la famille des Eurysthénides, et Lycurgue, parmi les ancêtres duquel il n’y avait jamais eu de roi : la qualité de successeur d’Hercule et de roi de Sparte ne lui coûta qu’autant de talents qu’il y avait d’éphores. (Polybe)

Au commencement de l’été (220), alors qu’Aratus eut pris le commandement, il y eut guerre par toute la terre : Annibal marchait contre Sagonte les Romains, sous la conduite de L. Æmilius, furent envoyés en Illyrie contre Démétrius de Pharos ; Antiochus pensait à la conquête de la Cœlésyrie ; ... Ptolémée faisait des préparatifs contre Antiochus ; Lycurgue, suivant les traces de Cléomène, assiégeait l’Athénéon des Mégalopolitains ; les Achéens rassemblaient de la cavalerie et de l’infanterie étrangères pour la guerre dont ils étaient menacés de tous côtés ; Philippe quittait son royaume à la tête de dix mille Macédoniens pesamment armés, et de cinq mille hommes de troupes légères ; enfin, dans ce même temps, les Rhodiens entraient en hostilités avec Byzance. (Polybe)

Philippe fit avec succès cette guerre obscure, qui n’a pour nous nul intérêt. Malgré les invasions répétées des Dardaniens, qui le rappelèrent dans son royaume, malgré les trahisons de ses ministres Apellas, Léontios, Ptolémée, Mégaléas, qui conspirèrent contre sa vie, parce qu’ils n’avaient pu ruiner le crédit d’Aratus, il s’empara de Thermos, la capitale même des Étoliens, les chassa de la Thessalie, de l’Élide, ravagea la Laconie et battit deux fois Lycurgue.

Le premier Philippe semblait avoir été moins maître de la Grèce après Chéronée, et les plus vastes espérances naissaient dans l’esprit du jeune vainqueur. Puisqu’il tenait ce pays d’où Alexandre s’était élancé sur l’Orient, pourquoi n’en sortirait-il pas pour chercher à l’Occident la même fortune ?

 

 

 



[1] Polybe, XXII, 10, 3.

[2] A Opunte, en 197, le peuple appelle les Étoliens ; les riches les chassent. (Tite Live, XXXII, 32) ; à Cios, en Bithynie, le peuple domine, et la ville est sous l’influence des Étoliens (Polybe, XV, 21-23).

[3] Leur pays, âpre et montagneux, se prêtait mal à l’élève des chevaux, mais les plaines fécondes qui descendaient à la mer nourrissaient une race excellente (Tite Live, XXXIII, 7).

[4] II, 59 et 56. En un autre endroit (VII, 8), il s’étonne grandement que Hiéron à Syracuse ait acquis le pouvoir sans bannir ni égorger aucun citoyen : De tout ce qu’on peut voir, c’est, dit-il, la chose la plus étonnante.

[5] Λντίγονος surnommé Δώσων, parce qu’il promettait, mais ne donnait pas toujours.

[6] On a souvent confondu à tort ces deux conditions fort différentes. Ainsi, Athènes, les Étoliens et Sparte, étaient alliés, non membres de la ligue. De là les conséquences forcées qu’on a tirées sur la puissance des Achéens.

[7] Sur la mauvaise constitution de Sparte, voyez Aristote, Politique, II, 7.

[8] Il y vécut, s’il n’y prit pas naissance.

[9] Par exemple le meurtre des éphores et celui d’un prétendant au trône, Archidamos, que Polybe (V, 37) lui reproche.

[10] Il faut excepter, bien entendu, de cette légitimité l’emploi des moyens tels que le meurtre des éphores.

[11] Une ville nouvelle qui fut appelée Antigonie s’éleva sur ses ruines.

[12] Ce prince est appelé Philippe V par les historiens qui donnent à Arrhidée le nom de Philippe III, et au fils de Cassandre, qui régna à peine quelques mois, celui de Philippe IV.