HISTOIRE DES GRECS

SEPTIÈME PÉRIODE — SUPRÉMATIE DE LA MACÉDOINE (359-272) – PREMIER ASSERVISSEMENT DE LA GRÈCE.

Chapitre XXXII — Alexandre (336-323)[1].

 

 

I. Alexandre et Aristote ; destruction de Thèbes (333)

Alexandre ne pouvait échapper aux faiseurs de légendes. On dit que Philippe étant à Samothrace, dans sa première jeunesse, y fut initié aux mystères, avec Olympias, alors enfant, et orpheline de père et de mère. Il en devint épris, et plus tard ayant obtenu le consentement d’Arymbas, frère de cette princesse, il l’épousa. La nuit qui précéda celle de leur entrée dans la chambre nuptiale, Olympias songea qu’à la suite d’un coup de tonnerre la foudre était tombée sur elle et avait allumé un grand feu, qui, après s’être divisé en plusieurs traits de flamme, se dissipa promptement. » Ce prodige serait bien l’image de la vie d’Alexandre et de cette puissance qui devait s’élever si vite, éblouir le monde, et sitôt disparaître. On disait donc que Jupiter, était le vrai père d’Alexandre, qui, déjà, descendait des dieux et des héros : d’Hercule, par Caranos, et d’Achille, par Olympias[2]. Il vint au monde le 29 juillet 356, le jour même où le temple de Diane, à Éphèse, fut brûlé par Érostrate.

Alexandre avait ce que les Grecs regardaient comme un don des dieux, la beauté : ses yeux étaient doux et limpides, sa peau très blanche, et il inclinait légèrement la tête sur l’épaule gauche. Les grands traits de son caractère se montrèrent dès l’enfance dans les petites choses. Il était encore aux mains de son premier précepteur, Léonidas, qui l’élevait dans les sévères habitudes des Spartiates, lorsqu’un jour, sacrifiant aux dieux, il jeta l’encens à pleine poignée. Attendez, lui dit le parcimonieux mentor, attendez, pour faire de telles offrandes, que vous possédiez le pays où croît l’encens. Plus tard, maître de l’Asie, Alexandre envoya à Léonidas 100 talents pesant d’aromates, en l’invitant à ne plus être chiche avec les dieux.

Quand on amena à la cour le cheval Bucéphale, que lui seul put réduire, il émerveilla ceux qui furent témoins de son audace, et Philippe le saisissant dans ses bras s’écria : Cherche un autre royaume, ô mon fils, le mien n’est pas assez grand pour toi ! C’était dire beaucoup pour un cheval dompté, si cette scène est authentique, mais il est certain qu’Alexandre révéla de bonne heure les dispositions héroïques de son âme impétueuse.

Elles furent augmentées par un autre précepteur, l’Acarnanien Lysimachos, qui lui donna le goût d’Homère et qui comparait Philippe à Pélée, Alexandre à Achille. Achille devint le modèle de celui qui devait laisser bien loin derrière lui le héros de la vaillance. Comme Achille, Alexandre excellait à la course et dans les exercices du corps ; mais, quand on lui demanda s’il disputerait le prix à Olympie : Oui, dit-il, si pour rivaux j’y devais trouver des rois. Comme lui, il jouait de la lyre, même de tous les instruments, sauf de la flûte. Il savait par cœur l’Iliade et une partie de l’Odyssée. Pindare et Stésichore étaient, avec Homère, ses poètes favoris. La musique exerçait sur lui un grand empire : un jour qu’on chantait, avec accompagnement musical, un hymne guerrier, il bondit et saisit ses armes[3].

Il eut un autre maître illustre, Aristote. Le plus savant et le plus profond des philosophes de l’antiquité n’eut point de répugnance à se charger de l’éducation d’un fils de roi. Il avait étudié toutes les formes de gouvernement ; il les admettait toutes, lorsqu’elles étaient d’accord avec les circonstances de temps et de lieux. Mais, pour la Grèce de son époque, il croyait que les constitutions républicaines désorganisaient l’État, en laissant trop libre carrière aux factions ; que la tyrannie, sortie de la faveur populaire, courait toujours le risque d’aboutir à la violence, tandis que la royauté, fondée sur un vieux droit héréditaire, était capable de maintenir la justice, de réprimer l’insolence et de garantir la sécurité des biens et des personnes.

Aristote n’avait donc pas besoin d’être gagné à la cause de la royauté, mais il fallait former l’homme dans le prince en cultivant dans son esprit les dispositions sérieuses : elles ne manquaient pas. Encore enfant, Alexandre avait étonné les ambassadeurs perses en les questionnant sur les routes, les distances, les forces de l’empire du grand roi. Aristote lui apprit, dit-on, beaucoup de sciences : la politiqué, la morale, même l’éloquence, qui ne s’enseigne pas, mais qui se règle. Médecin, comme son père Nicomachos, il lui inspira du goût pour la médecine, si bien qu’Alexandre pratiqua quelquefois cet art sur ses amis et ses soldats, quoiqu’il n’ait pas su en profiter pour lui-même. On ajoute qu’il l’initia à ses plus profondes spéculations et qu’à la nouvelle qu’il venait de les publier, Alexandre, qui voulait en tout être au-dessus des autres hommes, lui reprocha de n’avoir pas réservé pour eux seuls les mystères de la science.

Je ne sais tout ce qu’Aristote apprit à son royal disciple, car Alexandre ne fut que durant trois Alexandre jeune ou quatre années son élève, et le quitta avant sa dix-septième année[4] ; mais ce dont je suis sûr, c’est que le philosophe agrandit et éleva son esprit, qu’il lui ouvrit des horizons immenses, qu’il augmenta en lui la soif des grandes choses, dans la paix comme dans la guerre. Le philosophe qui voulait tout savoir et tout régler fut le digne maître du roi qui voulut tout conquérir pour tout renouveler. Cependant quand nous verrons Alexandre concevoir de si hautes et si libérales pensées pour l’ordonnance de son empire, nous nous souviendrons quel était, pour Aristote, l’idéal d’un État : un petit nombre de citoyens servis par des esclaves. Sur ce point l’élève est plus grand que le maître.

Quand Philippe mourut, en 336, Alexandre était à peine âgé de vingt ans. Néanmoins il avait déjà fait ses preuves : quatre années auparavant, régent du royaume, tandis que son père assiégeait Périnthe et Byzance, il avait vaincu des tribus thraces révoltées et, à Chéronée, on avait remarqué son courage. Les circonstances de son avènement étaient des plus difficiles : à l’intérieur et à l’extérieur, tout l’édifice élevé par son père chancelait. Mais Alexandre avait pour lui les soldats charmés de sa brillante valeur, le peuple gagné par ses largesses, et mieux que tout cela, son génie[5].

Son premier soin fut de se débarrasser des complices réels ou supposés de Pausanias. On enveloppa aussi dans un complot Amyntas, ce fils de Perdiccas à qui Philippe avait pris la couronne, et il fut mis à mort. Aussitôt que Philippe était tombé, Olympias s’était vengée de ses affronts sur Cléopâtre et son fils. Elle tua l’enfant dans les bras de sa mère, et força celle-ci à se pendre avec sa propre ceinture. L’oncle de Cléopâtre commandait un corps macédonien en Asie, Alexandre n’attendit qu’une occasion favorable pour se débarrasser de lui. Ces exécutions étaient des garanties pour le nouveau roi, mais plusieurs aussi d’atroces injustices. Alexandre oubliera ainsi quelquefois Alexandre, pour montrer le roi barbare.

Cependant la Grèce s’agitait : Athènes et, dans Athènes, Démosthène avaient donné le signal. Le grand orateur était en deuil de sa fille morte depuis sept jours, quand un courrier secret lui annonça le meurtre de Philippe. II prend des vêtements blancs, se couronne de fleurs, et court annoncer aux Cinq-Cents que les dieux lui ont révélé par un songe la mort du Macédonien. Bientôt la nouvelle se confirme, et Démosthène, malgré Phocion, fait décerner une couronne à l’assassin. C’étaient deux mauvaises choses à la fois une ruse inutile, et une offense à la moralité publique. Mais, d’abord, le récit du prétendu songe est d’Eschine, un ennemi, par conséquent suspect[6] ; ensuite il faut bien reconnaître qu’en montrant la joie que cet assassinat lui causait, Démosthène ne blessait ni la moralité de son temps ni celle de l’antiquité tout entière, qui honorait Harmodios et Timoléon comme des héros, et qui ne craignait pas de dire par la bouche du sage Polybe : Le meurtre d’un tyran est un titre de gloire[7].

Aussitôt des émissaires partent d’Athènes, et Démosthène sème l’or persan et la révolte. Argos, l’Arcadie, l’Élide, rejettent la suprématie macédonienne. Thèbes renverse son gouvernement oligarchique et attaque la Cadmée, encore tenue par les troupes que Philippe y a mises ; Sparte sort de son immobilité et cherche des alliés ; les Étoliens offrent des secours aux bannis des Acarnaniens ; les Ambraciotes chassent les garnisons macédoniennes; Démosthène, enfin, négocie la révolte du général qui commandait l’armée envoyée par Philippe en Asie.

Au milieu de cette effervescence, Alexandre paraît et déconcerte tout par sa rapidité. Une armée formidable le suit. Il gagne les Thessaliens, convoque aux Thermopyles les amphictyons, qui reconnaissent sa suprématie, promet aux Ambraciotes l’autonomie, et se montre tout à coup sous les murs de Thèbes, qui se tait, frappée d’effroi. Athènes lui députe des ambassadeurs, parmi lesquels on mit Démosthène, qui, soit crainte, soit pudeur, ne se serait pas avancé au delà du Cithéron, et elle lui vote deux couronnes d’or, une de plus qu’elle n’en avait décerné à Pausanias[8]. Enfin Alexandre convoqua dans Corinthe l’assemblée générale de l’Hellade, même les Spartiates, qui répondirent avec plus de dignité que de prudence : Notre habitude est de conduire les autres et non pas de les suivre. Sans doute Alexandre sourit en entendant ces théâtrales paroles. Mais Sparte n’était plus qu’un souvenir ; il le respecta, afin de n’être pas détourné un seul instant de sa grande affaire. L’assemblée le nomma chef suprême des Grecs dans la guerre contre les Perses. Quant à Attale, il l’avait fait assassiner (336).

Un homme étonna cependant le jeune victorieux. On conte qu’à Corinthe Alexandre alla voir Diogène dans son tonneau. Que veux-tu de moi ? demanda-t-il au philosophe. — Que tu t’ôtes de mon soleil ! Sur quoi le prince aurait dit à ceux qui l’accompagnaient : Si je n’étais Alexandre, je voudrais être Diogène. Ce n’est pas probable ; mais il est vrai qu’il n’y a que deux moyens de se mettre au-dessus de la fortune : par le dédain ou par la force, et le premier est le plus sûr[9].

Puisque nous en sommes aux mots historiques, qui, peut-être, ne le furent jamais, disons encore qu’Alexandre, venu à Delphes à une époque de l’année où le dieu du soleil s’éloignait de son temple assombri par l’hiver, voulut, malgré l’absence d’Apollon, consulter l’oracle. La Pythie s’y refusant, il la saisit et, de force, il la menait à l’antre prophétique, quand elle s’écria : Ô mon fils, tu es irrésistible ! Alexandre, à ces mots, s’arrête ; il avait reçu l’oracle qu’il souhaitait. Les Grecs avaient trop d’esprit pour n’en pas prêter à ceux qu’ils faisaient parler. Je ne garantis pas l’authenticité de tous les mots à effet qu’ils ont mis dans la bouche de Philippe, d’Alexandre et de tant d’autres. Ils aimaient à jeter ces fleurs légères, au milieu de la grave histoire, pour en atténuer la sévérité, et ils y ont réussi.

En quelques semaines, Alexandre avait tout pacifié au sud de son empire; mais au nord les peuples barbares remuaient. Il courut de ce côté, arriva en dix jours au pied de l’Hémos (Balkan), qu’il franchit, malgré la résistance des Thraces indépendants, et battit complètement les Triballes, dont les débris s’enfuirent dans l’île de Peucé, sur le Danube, où, malgré quelques vaisseaux qu’il avait fait venir de Byzance, il ne put les forcer. Il passa audacieusement le grand fleuve et détruisit une ville des Gètes, qui, effrayés, reculèrent dans la profondeur de leurs déserts ; mais il ne resta qu’un jour sur la rive gauche ; c’était assez pour que le bruit de cet exploit répandit au loin la crainte de ses armes. Il relut des ambassades de plusieurs peuples de ces régions, même des Celtes, voisins du golfe Adriatique. Que craignez-vous ? demanda à ceux-ci le jeune conquérant, qui attendait un hommage à sa valeur. — Que le ciel ne tombe, dirent ils. — Les Celtes sont fiers, répliqua Alexandre. Il leur donna pourtant le titre d’alliés et d’amis ; puis s’éloigna des rives du Danube, où il avait établi le respect de son nom, et alla le porter à l’ouest chez les Illyriens, tribus vaillantes, mais barbares, qui sacrifièrent avant le combat trois jeunes gens, trois jeunes filles et trois béliers noirs.

Alexandre venait de faire le tour de ses États, en battant sur son passage les peuples environnants. Il apprend tout à coup que, sur le bruit mensonger de sa mort chez les barbares, les bannis sont rentrés dans Thèbes, qu’ils ont surpris et égorgé un des chefs de la garnison macédonienne, mais que la Cadmée tient encore.

En treize jours, il arrive en Béotie avec trente-trois mille hommes. Les Phocidiens et les habitants de Thespies, d’Orchomène et de Platée, ennemis héréditaires de la grande cité béotienne qui leur avait fait un sort si dur, étaient accourus à la curée. Démosthène m’appelait un enfant quand j’étais chez les Triballes, dit Alexandre, et jeune homme quand j’arrivai en Thessalie ; je lui montrerai sous les murs d’Athènes que je suis un homme. Il chercha pourtant à éviter l’effusion du sang, et laissa aux Thébains le temps de revenir à la soumission. Ils répondirent par une proclamation où ils appelaient à eux tout homme qui voudrait, avec l’aide du grand roi, travailler à rendre la liberté aux Grecs et à renverser le tyran de la patrie. Quoiqu’ils n’eussent point reçu les secours qu’Athènes leur avait votés sur la proposition de Démosthène, ni ceux de l’Élide et de l’Arcadie, qui s’arrêtèrent à l’isthme de Corinthe, ils présentèrent la bataille aux Macédoniens en avant de leurs murs. La lutte fut acharnée et longtemps indécise. Alexandre, ayant aperçu une poterne laissée sans gardes, lança de ce côté Perdiccas avec une troupe d’élite. A la vue de leur ville ouverte à l’ennemi, les Thébains rentrèrent précipitamment ; mais la garnison de la Cadmée fit une sortie, et ils furent enveloppés. Il n’y avait plus à combattre pour vaincre, ni même pour se sauver; du moins ils moururent en gens de coeur. Aucun ne demanda quartier. Pendant tout le jour on tua. Plus de six mille Thébains périrent : trente mille furent pris.

Thèbes allait avoir le sort qu’elle avait infligé à Platée, qu’elle avait demandé pour Athènes. Elle n’avait pas de grand et noble souvenir qui pût la sauver. Dans le conseil des alliés on n’en rappela qu’un, c’est qu’elle avait été mise jadis au ban de la Grèce pour son alliance impie avec Xerxès. Le décret suivant fut rendu : La ville de Thèbes sera détruite de fond en comble ; les captifs seront vendus à l’enchère ; les fugitifs seront arrêtés partout où on les trouvera, et aucun Grec ne pourra recevoir un Thébain sous son toit. Orchomène et Platée seront rebâties. En conséquence de ce décret, dicté par une haine séculaire plutôt que par la récente victoire, Alexandre fit raser la ville, moins la Cadmée où il mit garnison et la maison de Pindare, dont le génie plaisait au sien. Il laissa libres les prêtres, ceux qui avaient des liens d’hospitalité avec ses Macédoniens, et une noble Thébaine, Timocléia, qu’un de ses officiers avait outragée. Comme celui-ci exigeait encore qu’elle lui révélât le lieu où ses trésors étaient cachés, elle l’avait mené à un puits, lui disant : Ils sont là ; et après qu’il y fut descendu, elle l’y avait tué à coups de pierres ; le roi lui donna raison. Le reste de la population fut vendu aux enchères, qui produisirent 400 talents d’argent (2.495.000 francs ; c’était 83 francs seulement par tête[10]) ; enfin le territoire thébain fut partagé entre les alliés d’Alexandre (automne 555).

Une des plus vieilles cités de l’Hellade était donc détruite; d’antiques légendes, chères au génie hellénique, ne savaient plus où se placer, et certains dieux perdaient leurs honneurs accoutumés. C’était une mutilation de la Grèce qui laissait de la tristesse dans les coeurs et de la crainte dans l’esprit de ceux qui redoutaient le courroux des divinités poliades. Aussi, moins de trente ans après, Cassandre, un des successeurs d’Alexandre, rebâtira la cité de Dionysos et des Labdacides.

Pour le moment, cette terrible exécution jeta l’effroi dans la Grèce, et de toutes parts affluèrent les marques de soumission et de repentir. Athènes elle-même envoya féliciter le conquérant sur son heureux retour. Alexandre, en réponse, demanda que neuf de ses ennemis lui fussent livrés. Cette proscription est, pour les patriotes qu’elle frappait, un titre d’honneur. Leurs noms méritent d’être conservés : c’étaient Démosthène, Lycurgue, Hypéridés, Polyeucte, Charès, Charidèmos, Éphialtès, Diotimos et Héroclés. Les Athéniens hésitèrent en face de cette lâcheté, et Démosthène leur conta la fable du loup qui demandait aux brebis de lui livrer leurs chiens. L’honnête Phocion exhortait les victimes à se dévouer pour le salut public ; ajoutons qu’il eût fait, sans hésiter, ce qu’il demandait aux autres. La circonstance était grave : Alexandre n’en avait pas d’abord exigé davantage des Thébains Athènes cependant résista, et Démade proposa un décret habilement rédigé, qui, tout en renfermant la résolution de ne pas livrer les orateurs, promettait de les punir suivant la rigueur des lois, s’ils étaient jugés coupables. Il fut chargé de le faire agréer par Alexandre. L’heure de la colère était passée; le roi trouvait déjà qu’il y avait eu assez de sang versé à Thèbes. Démade réussit; il obtint même pour Athènes la permission de recevoir quelques Thébains fugitifs. Mais Éphialtès et Charidèmos, les deux chefs militaires du parti, furent contraints de s’exiler. Alexandre retrouvera le premier en Asie, à Halicarnasse, où le proscrit arrêtera un moment la fortune du conquérant.

Bien sûr désormais de la Grèce, Alexandre revint en Macédoine. Il y rassembla le conseil des chefs de son armée, pour les consulter sur l’expédition d’Asie, ou plutôt pour leur exposer ses projets et ses plans. Il les enflamma par ses discours, et la guerre étant résolue, il offrit de magnifiques sacrifices aux dieux, dans la ville de Dion, dans celle d’Ægées, et il célébra des jeux scéniques en l’honneur de Jupiter et des Muses, selon les rites institués anciennement par Archélaos. Des repas splendides, donnés aux généraux macédoniens et aux envoyés de la Grèce, des fêtes magnifiques à l’armée entière, précédèrent le départ de l’expédition et les longues fatigues que tous ensemble allaient partager.

Mais nous sommes en Macédoine ; la politique de l’Orient, qui compte la vie pour si peu, y domine ; il nous faut donc mentionner une autre précaution prise par Alexandre avant son départ : il fit tuer les parents de sa belle-mère Cléopâtre et tous ceux des siens qu’il lui sembla dangereux de laisser en arrière. Les grands hommes sont comme les grands chênes : ceux-ci tiennent par leurs racines au sol qui les porte, comme ceux-là, par certains côtés du caractère, aux mœurs et à la société d’où ils sont sortis.

 

II. Situation de l’empire Perse ; bataille du Granique (334) ; conquête de l’Asie-Mineure (333)

L’empire qu’Alexandre allait attaquer était depuis bien longtemps prés de sa ruine. La retraite des Dix Mille avait révélé sa faiblesse; et depuis cette expédition, que de secousses, sans parler de l’entreprise d’Agésilas, avaient ébranlé cet empire caduc ! En premier lieu, la révolte d’Évagoras, qui s’étant rendu indépendant à Salamine, en Chypre, s’allia avec le roi d’Égypte, Acoris, et résista aux forces du grand roi, même après que celui-ci, par le traité d’Antalcidas, eut fait reconnaître

des Grecs ses droits à la possession de Chypre. Battu d’abord, Évagoras se releva, grâce aux divisions des satrapes qui commandaient l’armée ennemie, et se rit, au bout de dix ans, reconnaître comme prince souverain (385). Tout l’empire avait, encore une fois, luttée en vain contre un seul homme et une seule ville.

Une autre guerre, celle d’Egypte, ne finit pas mieux. Cette province avait, depuis l’an 411, ses rois particuliers. En 386 Acoris y régnait depuis six années ; Artaxerxés le fit attaquer en même temps qu’Évagoras, avec aussi peu de succès. Menacé de nouveau en 377, Acoris prit à sa solde l’Athénien Chabrias, que, sur la plainte du roi, Athènes rappela. Pharnabaze, chargé de réduire l’Égypte avec deux cent mille hommes et vingt mille Grecs auxiliaires, obtint qu’Iphicrate vint commander sous lui. Quand le général athénien arriva, les vingt mille Grecs n’étaient pas encore réunis : Quoi ! dit-il à Pharnabaze, vos paroles et vos actions sont-elles si peu d’accord ?Je suis maître de mes paroles, répondit le satrape, mais mes actions dépendent du roi. Souvent ainsi les ordres inintelligents et despotiques de celui qu’on appelait l’homme semblable aux dieux paralysaient l’action des généraux. Le retard qu’avaient éprouvé les levées fit échouer l’expédition.

En 362, ce fut l’Asie Mineure presque entière qui faillit se détacher de l’empire. Le satrape de Phrygie, Ariobarzane, qui possédait Périnthe, sur la Propontide, et les deux rives de l’Hellespont, s’était révolté contre son maître et, pour obtenir l’alliance des Athéniens, il leur avait cédé Sestos, la huche du Pirée[11], avec une partie de la Chersonèse. Sous prétexte de le faire rentrer dans le devoir, les satrapes de Lydie et de Cappadoce et Mausole, prince de Carie, avaient attaqué Adramytte et la forte place d’Assos, qui s’étaient déclarées pour lui; en réalité, ils voulaient profiter, eux aussi, de la vieillesse d’Artaxerxés Memnon et des troubles du palais, pour se rendre indépendants. Dans le même temps, les Phéniciens remuèrent, et toute la partie occidentale de l’empire sembla perdue. La trahison rompit le lien des coalisés ; mais Datame, satrape de Cappadoce, se défendit longtemps, et ne succomba que sous le poignard d’un assassin. Quelques années plus tard, en 550, Artabaze, satrape révolté de Phrygie, s’enfuit en Macédoine, auprès de Philippe, auquel sans doute il apporta d’utiles renseignements.

La fin du règne d’Artaxerxés fut troublée par des conspirations domestiques et des assassinats. Ochus, son fils, monté par cette voie sur le trône en 558, fit périr ses cent dix-huit frères et tous ceux de ses parents qui lui portaient ombrage. Il eut à combattre une ligue des petits rois phéniciens d’Arados, de Tyr et de Sidon. Cette ligue fut dissoute par la trahison ; les Sidoniens brûlèrent eux-mêmes leur ville où le vainqueur ne trouva que quarante mille cadavres ; Chypre aussi succomba, malgré huit mille mercenaires que Phocion y avait amenés. Pour achever cette reconstruction de l’empire, Ochus attaqua l’Égypte, où Agésilas avait fait roi Nectanébos. Il prit à son service dix mille Grecs de Thèbes, d’Argos et d’Asie Mineure ; Nectanébos en avait vingt mille. Placés en face les uns des autres, dans des querelles étrangères, les mercenaires s’entendaient et s’épargnaient, comme les condottieri italiens du quinzième siècle, et les guerres étaient sans fin, à moins que l’or ne décidât la victoire, en déterminant la défection d’une de ces troupes vers l’autre. Ochus, plus heureux que ses prédécesseurs, réduisit l’Égypte, mais il blessa profondément ses sentiments religieux en pillant les sépultures et les temples : comme Cambyse, il tua le boeuf Apis (344). Devenu odieux, même aux Perses, il fut empoisonné par l’eunuque Bagoas qui mit à sa place le plus jeune fils de sa victime, Arsès. Au bout de trois ans, Arsès périt de la même main avec tous ses frères, vers le temps où mourait Philippe de Macédoine, et l’eunuque éleva au trône Codoman, neveu d’Artaxerxés II, qui prit le nom de Darius. Le nouveau prince mit fin à ces meurtres, en faisant boire à Bagoas le poison que ce meurtrier de rois lui avait à son tour préparé.

Ce rapide tableau montre l’empire des Perses mal joint dans ses parties; formé de peuples indifférents au sort du grand roi ; ébranlé au centre par les meurtres et les intrigues, aux extrémités par les révoltes ; livré à un despotisme violent, aux caprices des mercenaires qu’il prend à sa solde, aux rivalités des satrapes, dont beaucoup sont héréditaires; ne se soutenant enfin contre tant de secousses et de causes de déchirement que par les divisions de ses ennemis, les trahisons suscitées chez eux, les assassinats, ou l’emploi temporaire de soldats achetés. La puissance qui allait attaquer cet empire ne donnait aucune prise à ces moyens bas et odieux et avait le pouvoir d’entraver beaucoup, sinon d’empêcher les levées de Grecs mercenaires. Enfin, le grand roi avait bien encore d’innombrables multitudes à opposer aux Macédoniens, mais ces Asiatiques n’avaient rien appris de leurs défaites : ils avaient gardé l’habitude de combattre sans ordre et de loin, avec des armes de jet, tactique qui, malgré leur nombre, ne pouvait prévaloir contre une troupe docile à ses chefs, accoutumée aux évolutions militaires et formée à combattre de près. Il n’y avait alors d’armées redoutables que celles-là, et c’est pourquoi Ies hoplites grecs d’abord, la phalange d’Alexandre ensuite, enfin la légion romaine, ont passé partout.

Au commencement du printemps de l’année 334, Alexandre partit de Pella pour aller porter à Suse et à Persépolis la réponse de la Grèce aux guerres Médiques. En vingt jours il arriva à Sestos, où l’armée passa le détroit. Elle se composait, en infanterie, de douze mille Macédoniens, parmi lesquels se trouvaient deux corps d’élite, les Hypaspistes et les Argyraspides, aux boucliers d’argent, de sept mille alliés et de cinq mille mercenaires soldés, tous sous le commandement de Parménion. Cette infanterie régulière était suivie de cinq mille Odryses, Triballes ou Illyriens et de mille archers agrianes, ce qui formait un ensemble de trente mille fantassins. La cavalerie, très supérieure en nombre, proportionnellement à celle qu’on trouvait d’habitude dans les armées helléniques, et commandée par Philotas, fils de Parménion, comptait quatre mille cinq cents chevaux, savoir quinze cents Macédoniens, et parmi eux les Hétaires ou compagnons du roi, fournis par la noblesse macédonienne, quinze cents Thessaliens, six cents cavaliers grecs et neuf cents coureurs thraces ou péoniens. Pour la flotte, Alexandre avait réuni cent soixante trirèmes, dont vingt athéniennes et quantité de vaisseaux de charge. L’artillerie, balistes et catapultes, qui allait être employée dans les sièges et les batailles, suivait l’armée[12]. Alexandre avait laissé en Europe douze mille hommes d’infanterie et quinze cents chevaux sous les ordres d’Antipater, dont il eut soin d’emmener les trois fils avec lui[13]. Il avait distribué à ses amis tous ses biens, et sa caisse militaire était vide[14] : Que gardez-vous donc ? lui dit Perdiccas. — L’espérance ! Les Perses avaient une flotte de quatre cents navires de guerre montés par les marins expérimentés de la Phénicie, de Chypre et de l’Égypte. Un fort habile homme, qui connaissait bien la Grèce et avait déjà rendu de signalés services à l’empire, jusqu’à battre en Asie le corps macédonien expédié par Philippe, Memnon, de Rhodes, voulait qu’on disputât le passage de la mer. Alexandre ne trouva pas dans l’Hellespont une barque armée contre lui.

Pendant la traversée, il immola un taureau, et fit, avec une coupe d’or, des libations à Neptune et aux Néréides. Arrivé à portée de la côte, il y lança son javelot, comme pour en prendre possession, et sauta le premier à terre. Ce lieu était voisin des ruines de Troie; il s’y rendit, offrit des sacrifices à Pallas, et suspendit ses armes dans le temple de la déesse; en échange, il prit celles qu’on y avait consacrées et, dans les batailles, quelques-uns de ses gardes les portèrent toujours auprès de lui. Il sacrifia aussi à Priam pour apaiser le ressentiment de son ombre contre la race de Néoptolème, à laquelle les rois macédoniens appartenaient. Ainsi le verra-t-on partout sacrifiant aux dieux, consultant les oracles et pratiquant les cérémonies de tous les cultes. Chez le disciple d’Aristote, était-ce croyance, était-ce politique? L’une et l’autre à la fois. Ici, c’était surtout un hommage rendu par sa vive et poétique imagination, pleine des souvenirs d’Homère, aux brillantes fictions de la mythologie grecque. Alexandre couronna le tombeau d’Achille, Éphestion celui de Patrocle. Heureux Achille, s’écria le prince, d’avoir eu Homère pour chantre de ta gloire !

L’armée persique était réunie derrière le Granique, petit fleuve de la Troade qui descend de l’Ida et se jette dans la Propontide, à l’ouest de Cyzique. Memnon, de Rhodes, héritier de la satrapie de son frère Mentor dans l’orient de l’Asie Mineure, avait proposé de faire un désert devant Alexandre, et de le harceler incessamment, sans engager d’action, tandis que la flotte ferait sur ses derrières une diversion puissante en Macédoine et en Grèce. Je ne souffrirai point, s’était écrié Arsitès, satrape de Phrygie, que l’on brûle une seule habitation où je commande. Le conseil du Rhodien était bon, mais difficile à exécuter. Les Perses ne pouvaient tout détruire et reculer toujours. Les soldats d’Alexandre ont d’ailleurs montré que le désert ne les effrayait pas. Il est vrai qu’au moment où ils le franchirent si allégrement, ils avaient, derrière eux, trois victoires, et, devant, I’espoir d’un immense butin.

Les Perses avaient, selon Arrien, vingt mille chevaux, et à leur solde presque autant d’étrangers qui composaient la meilleure part de leur infanterie ; selon Diodore, dix mille cavaliers et cent mille fantassins. La cavalerie était rangée le long du cours d’eau, et l’infanterie en arrière, sur une éminence. Alexandre se jeta des premiers dans le fleuve, à la tête d’un corps d’élite. Cette avant-garde engage, en abordant, une lutte sanglante. Elle est d’abord repoussée à cause de la nature du terrain escarpé et glissant. Dans un choc, la lance d’Alexandre se rompt ; il veut prendre celle de son écuyer Arès : Cherchez-en d’autres, dit Arès en lui montrant le tronçon de la sienne, avec lequel il faisait encore des prodiges. Le Corinthien Démarate, un des Hétaires, donne sa lance au roi, qui court à Mithridate, gendre de Darius, et le renverse d’une blessure au visage. Un Perse lui décharge sur la tête un violent coup de cimeterre que le casque amortit : Alexandre le perce d’outre en outre. Un autre allait le frapper par derrière, et levait déjà le bras : Clitus le lui coupe d’un seul coup près de l’épaule. Cependant les Macédoniens passaient le fleuve en foule et rejoignaient leur roi. Les Perses, enfoncés parla cavalerie, percés par les hommes de trait qui étaient mêlés dans ses rangs, commencèrent à fuir. Dès que leur centre plia, les deux ailes étant déjà renversées, la déroute de cette première ligne fut complète; Alexandre poussa aussitôt vers l’infanterie, restée à son poste. La phalange et la cavalerie chargèrent à la fois : en peu de moments tout fut tué ou s’enfuit. Beaucoup s’échappèrent en se cachant sous les cadavres; deux mille tombèrent vivants au pouvoir du vainqueur...

Du côté des Macédoniens il périt, dans le premier choc, vingt-cinq hétaires. Alexandre leur fit élever, à Dion, des statues d’airain de la main de Lysippe. Le reste de sa cavalerie ne perdit guère plus de soixante hommes, et l’infanterie trente; Alexandre les fit ensevelir avec leurs armes, et exempta leurs pères et leurs enfants de tout impôt. Il eut le plus grand soin des blessés, les visitant, examinant les plaies, et leur donnant toute liberté de l’entretenir de leurs exploits. Il accorda aussi les derniers honneurs aux généraux perses, même à ceux des Grecs à leur solde qui avaient péri; mais il fit mettre aux fers les mercenaires pris vivants, et les envoya en Macédoine pour être esclaves, parce que, violant le décret rendu par l’assemblée de Corinthe, ils avaient combattu contre la Grèce, en faveur des barbares. Il offrit à Athènes trois cents trophées des dépouilles des Perses, pour être consacrés dans le temple de Minerve, avec cette inscription : Sur les barbares de l’Asie, Alexandre et les Grecs, à l’exception des Lacédémoniens. (Arrien)

Le roi mit aussitôt la main sur la Phrygie sans aggraver l’impôt de la province, et marcha vers le sud. En Lydie, il rendit à Sardes et au pays entier leurs vieilles lois. A Éphèse, il remplaça l’oligarchie par la démocratie et donna au temple de Diane, pour les constructions qui restaient à faire, le tribut que les Éphésiens payaient aux barbares ; il sacrifia plusieurs fois à la déesse ainsi vengée et il étendit le droit d’asile reconnu à son sanctuaire jusqu’à un stade de l’édifice. Plus tard, il offrit de se charger de l’achèvement du temple à condition que son nom y serait gravé, comme celui du fondateur : les Éphésiens refusèrent. Cependant des corps détachés allaient recevoir la soumission des villes d’Éolide, d’Ionie, celle de Magnésie, de Tralles, etc., rétablissant partout les constitutions libres, et remettant le tribut payé aux Perses, par respect pour le nom hellénique, mais aussi pour gagner l’utile alliance des Grecs asiatiques.

A partir d’Éphèse, Alexandre longea la côte. La vie, la richesse et la force de l’Asie Mineure étaient sur les bords : il fallait les y saisir, achever de réunir le monde hellénique sous le protectorat macédonien, en y faisant entrer les Grecs asiatiques, enfin, intercepter à l’or et aux intrigues de la Perse, l’accès de la Grèce, en fermant les portes qui y conduisaient. La première ville qui l’arrêta fut Milet. Il en fit le siège. Nicanor se plaça avec cent soixante vaisseaux macédoniens à l’entrée du port, des deux côtés de l’île de Lada, pour couper aux habitants toute communication avec la flotte persique de quatre cents navires, qui arrivait enfin, mais le trouva trop fortement établi pour essayer de forcer le passage. Grâce à cette mesure et à la vivacité des attaques, la ville fut bientôt prise.

Malgré les services que sa flotte venait de lui rendre, Alexandre renonça à s’en servir davantage, soit manque de fonds pour payer les équipages, soit bien plutôt qu’il se fiât médiocrement à ces vaisseaux, ramassés de tous côtés, sur lesquels il ne pouvait mettre sa phalange et que montaient des hommes dont il avait raison de suspecter la fidélité. Le conquérant ne voulait pas remettre sa fortune en des mains si peu sûres. On verra plus loin qu’il trouva un autre moyen d’annuler et de prendre la flotte ennemie. Il ne conserva que quelques bâtiments pour le transport des machines de guerre, et particulièrement les vingt galères athéniennes.

Memnon s’était jeté avec le banni athénien Éphialtès, dans Halicarnasse de Carie, capitale du satrape Rhoontopatès[15]. Il s’y défendit bravement, et n’abandonna la place qu’en la livrant aux flammes. L’hiver approchant, Alexandre renvoya en Macédoine ses soldats nouveaux mariés, qui s’engagèrent à revenir au printemps avec ceux qu’aurait gagnés le récit de leurs exploits, des richesses de l’Asie,

et de la libéralité du conquérant. La Lycie, la Pamphylie successivement soumises, il remonta vers le nord par la Pisidie, jusqu’à la petite Phrygie, pour établir sa domination dans le centre de la péninsule et son influence dans les satrapies du Nord-Est. A Gordion, au fond d’une gorge que remplissaient des ruines d’un âge inconnu, il trouva le tombeau du roi Midas et son char considéré comme un symbole de domination. D’un coup d’épée, il trancha le nœud gordien, et crut avoir accompli l’oracle qui promettait l’empire de l’Asie à qui saurait le dénouer (mars 555). De là, il redescendit par Ancyre et la Cappadoce, jusqu’au Taurus. Cette montagne enveloppe la Cilicie d’une barrière insurmontable, excepté en deux points qu’une poignée d’hommes pourrait défendre ; ni l’un ni l’autre n’était gardé et Alexandre gagna sans peine le littoral de la mer de Chypre. Il avait donc traversé trois fois, du nord au sud et du sud au nord, puis en revenant au midi, cette large péninsule, de manière à n’y laisser aucun foyer de résistance.

Cependant des dangers sérieux le menaçaient encore sur ses derrières. Les Perses conservaient l’empire de la mer, et Memnon, à la tête de leur flotte, voulait débarquer en Grèce et reporter la guerre chez les agresseurs. Il commença par agir sur les îles pour avoir des points d’appui, s’empara de Chios, soumit presque tout Lesbos, et mit le siège devant Mytilène ; il allait s’en rendre maître, quand une maladie l’emporta. L’empire perdit avec lui son seul soutien. Ses successeurs prirent bien Mytilène, Ténédos et Cos, mais s’arrêtèrent là, ordre leur étant venu d’envoyer à l’armée royale les Grecs mercenaires qu’ils avaient à bord de la flotte.

Darius appelait alors du fond de l’Asie toutes les forces de l’empire. Cinq à six cent mille hommes se réunirent autour de lui dans les plaines de la Mésopotamie[16], et en voyant cette foule immense, sa confiance fut sans bornes, comme semblait l’être son pouvoir. Ses courtisans accrurent encore cet orgueil par leurs flatteries serviles. Un exilé athénien, Charidèmos, reconnaissant dans cette cohue celle de Xerxès, laissa seul percer des craintes et conseilla au roi de se fier plutôt à ses trésors et aux Grecs mercenaires. On se récria contre cette insulte faite aux Perses et à leur courage. Le roi exaspéré saisit lui-même Charidèmos et le livra à ses gardes. Vous reconnaîtrez trop tard, disait l’Athénien en marchant à la mort, la vérité de mes paroles ; la main de mon vengeur est déjà sur vous.

Darius n’avait rien fait depuis le Granique pour sauver l’Asie-Mineure ; il se résolut à défendre la Syrie et avança avec son immense armée jusqu’au mont Amanus qui la couvre. Il s’était établi d’abord dans les vastes plaines de Sochos, à deux jours de marche des montagnes ; comme il ne vit pas venir Alexandre, il se persuada que son approche seule avait effrayé le Macédonien et, traversant les portes Amaniques, il se dirigea sur le golfe d’Issus par des lieux coupés de collines, fort mal choisis pour sa cavalerie, laquelle, du reste, ne fit pas mieux à Arbèles, sur un terrain contraire. Ce sol tourmenté ne convenait pas davantage à la phalange, mais entre les deux adversaires la nature du champ de bataille importait peu : les Perses devaient être vaincus partout où ils rencontreraient Alexandre, et il n’y avait qu’une voie de salut pour eux, c’était de ne le point rencontrer ; de profiter, par exemple, de la barrière presque inexpugnable du Taurus ou de l’Amanus, pour en fermer vigoureusement les passages, tandis que l’or et la flotte perses agiraient en Grèce. Mais auprès du grand roi se trouvaient des gens de coeur, et Darius lui-même en était[17], comme ceux qui s’étaient si bravement fait tuer au Granique, et il ne leur convenait point de refuser le combat.

Alexandre, avant franchi sans y trouver un ennemi les défilés du Taurus, était descendu dans la plaine cilicienne ; il y fut arrêté à Tarse par une maladie qui compromit sa vie et faillit changer le sort du monde. On dit que, tout échauffé et couvert de sueur, il s’était jeté imprudemment dans les froides eaux du Cydnus ; saisi, à la suite de cette imprudence, d’une forte fièvre, il devint si malade qu’on désespéra de sa vie. Un Acarnanien, le médecin Philippe, ami du roi, tenta de le sauver, en lui préparant un breuvage qui devait agir violemment. Alexandre reçut au même moment une lettre de Parménion, qui l’avertissait de se méfier du médecin, vendu aux Perses. Darius avait récemment promis à un des généraux d’Alexandre, en échange de la vie du roi, 100 talents et le trône de Macédoine. Le complot avait été découvert, un autre pouvait être ourdi. Alexandre n’en voulut rien croire, et d’une main présentant à Philippe la lettre qui l’accusait, de l’autre il porta la coupe à ses lèvres et la vida d’un trait, montrant ainsi, avec un courage plus rare que celui du champ de bataille, sa confiance en ses amis et sa foi dans la vertu.

 

III. Bataille d’Issus (29 novembre 333) ; conquête de l’Asie ; prise de Tyr (août 332) ; occupation de l’Égypte ; bataille d’Arbèles (2 octobre 331)

Rendu à la santé, il courut, en soumettant la Cilicie, au-devant de Darius. On entre de Cilicie dans les pays du bassin de l’Euphrate par deux gorges qui ouvrent le mont Amanus; l’une au sud, appelée les Pyles ou portes de Syrie, l’autre au nord, les Pyles Amaniques. Les deux adversaires allant à la rencontre l’un de l’autre franchirent en même temps ces passages : les Macédoniens, celui du sud, ce qui les conduisit en Syrie; les Perses, celui du nord, ce qui les mena à Issus où Alexandre avait laissé ses malades. Alors il arriva que, quand Alexandre revint sur ses pas pour combattre, les armées se trouvèrent dans une position inverse de celle qu’elles auraient dû avoir, Darius tournant le dos à la Grèce, comme s’il en venait, et les Macédoniens à la Perse, comme s’ils étaient chargés d’en défendre les approches.

Le choc eut lieu sur les bords du petit fleuve Pinaros, qui se jette dans le golfe d’Issus. Darius appuya son aile droite au rivage de la mer, et y porta presque toute sa cavalerie. Sur sa gauche, il fit passer le fleuve à trente mille hommes de cavalerie et à vingt mille de trait, dans le dessein de tourner l’armée ennemie. Au centre, il défendit par des palissades les points les plus abordables du fleuve, et opposa à la phalange macédonienne trente mille Grecs et soixante mille Carduques pesamment armés. Le reste de ses troupes forma en arrière une masse épaisse et inutile. Alexandre appuya aussi sa droite aux montagnes, de manière à déborder la gauche ennemie, sa gauche à la mer, pour n’être pas tourné, et s’avança lentement, de peur qu’une marche trop rapide ne mît du désordre dans sa phalange. Parvenus à la portée du trait, ceux qui l’entouraient et lui-même coururent à toute bride vers le fleuve, pour en venir aux mains plus tôt et se garantir ainsi des flèches. L’ennemi céda bien vite; mais, dans ce mouvement précipité, une partie seulement des Macédoniens suivit le roi, le reste ayant rompu ses rangs au passage du fleuve, les Grecs, à la solde de Darius, saisirent ce moment pour tomber sur la phalange entr’ouverte. Le combat fut acharné. Ptolémée, fils de Séleucus, et cent vingt Macédoniens de distinction y furent tués. Pendant cette lutte au bord du fleuve, l’aile droite avait renversé tout ce qui était devant elle ; elle se tourna alors contre les Grecs, les prit de flanc, et en fit un horrible carnage. La cavalerie perse avait elle-même passé le fleuve, et tombant à toute bride sur les Thessaliens, combattit vaillamment, jusqu’à ce qu’elle vit son infanterie et les Grecs taillés en pièces. Alors la déroute fut générale ; et comme cette immense multitude se précipita à la fois vers les défilés, il en périt une foule, écrasés sous les pieds des chevaux.

Dès que Darius avait vu son aile gauche enfoncée, il s’était sauvé sur un char qu’il ne quitta point, tant qu’il courut à travers la plaine. Arrivé dans des gorges difficiles, il abandonna son bouclier, sa robe de pourpre, son arc même, et s’enfuit à cheval. La nuit, qui survint, le déroba à l’ardente poursuite du vainqueur, entre les mains duquel son char tomba. Alexandre l’eût pris lui-même, si, avant de courir aux fuyards, il n’eût attendu prudemment le rétablissement de sa phalange ébranlée, la défaite des Grecs et la déroute de la cavalerie perse. On évalua à cent mille le nombre des morts ; on traversa, en effet, des ravins qui avaient été comblés par les cadavres. La perte des Macédoniens fut seulement de trois cents fantassins et de cent cinquante cavaliers (29 novembre 333)[18].

Dans le camp de Darius, on trouva sa mère, sa femme, sa sœur, son fils jeune encore, deux de ses filles, quelques femmes des principaux de son armée et, seulement, 3000 talents, le trésor royal avec tous les bagages ayant été conduit à Damas ; Parménion, aussitôt envoyé dans cette ville, l’y saisit. Le lendemain Alexandre, quoique souffrant d’une blessure qu’il avait reçue à la cuisse, visita les blessés, ordonna l’inhumation des morts, avec pompe, en présence de son armée rangée en bataille, dans le plus grand appareil, et fit l’éloge des actions héroïques dont il avait été témoin ou que la voix générale de l’armée publiait. Chacun de ceux qui s’étaient distingués reçut des largesses selon son mérite et son rang ; Balacros, un des gardes, fut nommé satrape de Cilicie...

Quelques historiens rapportent qu’Alexandre, après la poursuite, étant entré dans la tente de Darius, qu’on lui avait réservée, entendit des cris de femmes et des gémissements sortir des appartements voisins. Il demande pourquoi ces cris, et quelles sont ces femmes. On lui répond que la mère de Darius, la reine et ses enfants, apprenant que l’arc du roi, son bouclier, son manteau, sont au pouvoir du vainqueur, ne doutent plus de sa mort et le pleurent. Il leur envoie aussitôt un des hétaires, pour leur annoncer que Darius est vivant, et que les Grecs ne possèdent que les dépouilles laissées par lui sur son char. L’envoyé ajoute que le vainqueur leur conserve les honneurs, l’état et le nom de reines, attendu qu’il n’a pas entrepris la guerre contre Darius par haine personnelle, mais pour lui disputer l’empire de l’Asie. Le lendemain Alexandre entra dans l’appartement des femmes, accompagné du seul Éphestion. La mère de Darius ne sachant quel était le roi, car nulle marque ne le distinguait, et frappée du port majestueux d’Éphestion, se prosterna devant celui-ci. Avertie de sa méprise par ceux qui l’entouraient, elle reculait confuse, lorsque le roi lui dit : Vous ne vous êtes point trompée ; celui-là est aussi Alexandre. (Arrien[19])

Alexandre avait trouvé parmi les prisonniers faits à Damas deux députés de Thèbes, un d’Athènes et un de Sparte. Il pardonna aux trois premiers et les renvoya ; quant à l’ambassadeur spartiate, il le tint quelque temps en prison.

Tandis que Darius fuyait par Thapsaque, au delà de l’Euphrate, Alexandre s’avançait, le long des côtes, vers les villes de Phénicie. Cette marche laissait à Darius le loisir de réunir une nouvelle armée, mais Alexandre savait ce que valaient les armées persiques, il lui importait bien davantage de continuer le plan habile qu’il avait tout d’abord conçu : isoler la Perse de la Grèce; lui fermer l’accès de la mer en s’emparant des villes maritimes ; prendre ainsi sans coup férir la flotte ennemie, qui se tenait toujours menaçante au milieu de la mer Égée, et qui, composée surtout de vaisseaux phéniciens, partagerait le sort des cités d’où elle était sortie. Toutes ouvrirent leurs portes, Tyr exceptée, qui sollicita bien la paix et une alliance, mais refusa de laissa entrer un seul Macédonien, pas même Alexandre, pour sacrifier à Hercule. Le vainqueur d’Issus était peu disposé à recevoir des conditions, et comme il lui importait d’avoir Tyr en sa puissance, il l’attaqua. Ce siège était difficile, car la ville se trouvait sur un rocher, à 3 stades, ou près de 600 mètres, de la côte. Il fallut construire un large môle entre l’îlot et le continent : pour encourager ses soldats, Alexandre remplit le premier gabion. Les Tyriens harcelèrent sans relâche ses soldats, et brûlèrent deux tours de bois élevées pour les protéger. Mais Alexandre avait conquis la mer par la terre; il obligea les Phéniciens qui avaient fait soumission de rappeler leurs vaisseaux de la mer Égée. Cette défection en amena une autre, celle du prince de Chypre. Alexandre eut alors deux cents galères, avec lesquelles il bloqua la flotte de Tyr, dans ses deux ports, ce qui lui permit d’achever le môle, qui subsiste encore. Les murs, hauts de 140 pieds, s’écroulèrent sous les coups des machines, et la brèche livra passage aux soldats irrités de cette résistance de sept mois et de la mort de quelques prisonniers que les Tyriens avaient égorgés sur leur muraille, en vue de l’armée macédonienne. Alexandre entra un des premiers dans la ville. Les Tyriens ne s’abandonnèrent pas encore : avec l’opiniâtreté de leur race, ils barricadèrent les rues, changèrent en forteresse la chapelle d’Agénor

et se défendirent comme leurs frères le feront à Carthage devant Scipion, et les Juifs à Jérusalem en face de Titus. Huit mille Tyriens furent égorgés; il n’y eut d’épargnés que le roi Azémilcos, les principaux de la ville et quelques Carthaginois venus pour sacrifier à Hercule. Le reste fut vendu comme esclaves, au nombre de trente mille. Il en coûte d’ajouter que deux mille de ces braves gens, qui avaient résisté d une agression injuste, furent, par ordre du conquérant, pendus le long du rivage.

Après les massacres, les remercîments aux dieux, selon l’usage impie de tous les temps, Alexandre sacrifia à Hercule ; la pompe fut conduite par les troupes sous les armes ; la flotte même y prit part. On célébra des jeux gymniques, à l’éclat de mille flambeaux portés par les coureurs, et la catapulte qui avait ouvert la brèche fut dédiée au dieu. (Arrien) Mais une grande et glorieuse cité n’était plus qu’un monceau de ruines et un des peuples anciens de la terre, un de ceux qui avaient contribué à l’avancement de la civilisation générale, venait d’être immolé à l’orgueil d’un conquérant (août 332).

Avant le siège de Tyr, Darius avait écrit au roi de Macédoine, pour lui reprocher cette guerre injuste et réclamer sa mère, sa femme, ses enfants, en offrant son amitié en échange. Alexandre avait répondu par une énumération des griefs de la Grèce. Il ajoutait que si Darius voulait se livrer à lui, il éprouverait sa générosité, recevrait de ses mains toute sa famille, et obtiendrait aussitôt tout ce qu’il pourrait demander ; mais que lui, Alexandre, entendait être traité comme le maître de l’Asie dans toutes les lettres que Darius lui enverrait. Pendant le siège, le grand roi, sentant bien la portée du nouveau coup que sa puissance allait recevoir, offrit à Alexandre 10.000 talents pour la rançon des siens, l’empire de tout le pays entre la mer Égée et l’Euphrate, enfin son alliance et la main de sa fille. Parménion était d’avis d’accepter ces propositions : Je le ferais, disait-il, si j’étais Alexandre. — Et moi aussi, reprit le roi, si j’étais Parménion. Et il répondit qu’il ne devait point y avoir deux maîtres pas plus qu’il n’y avait deux soleils.

Après de tels messages, il ne restait qu’à combattre. Alexandre pourtant ne daigna pas se tourner encore contre son adversaire. Les côtes de la Palestine et l’Égypte n’étaient pas conquises; il voulut les soumettre avant de pénétrer dans la haute Asie, pour ne rien laisser d’incertain derrière lui. La forte place de Gaza fut prise après deux ou trois mois de siège (déc. 331). Quinte-Curce raconte qu’Alexandre, irrité de la longue résistance de Bétis, le gouverneur de la ville, lui fit passer une courroie dans les talons et le traîna sept fois autour des murs pour imiter Achille[20]. La mauvaise réputation de Quinte-Curce a fait rejeter cette histoire et l’on a eu raison de n’y pas croire ; Alexandre grièvement blessé devant Gaza n’a pu y jouer le rôle d’Achille. Ce conte ne jure pourtant pas avec le caractère du héros, dont il ne faut pas vanter outre mesure la bonté. On a vu de lui bien des meurtres, on en verra d’autres encore. Quand son amiral lui amena prisonniers les chefs des villes qui avaient pris le parti des Perses, il les renvoya dans leurs cités pour y être jugés. C’était un arrêt de mort : tous périrent.

De son côté, l’historien juif Josèphe montre Alexandre se détournant de sa route pour visiter Jérusalem, s’inclinant devant le grand-prêtre Jadduah, et se reconnaissant dans les prophéties de Daniel, qui promettaient l’empire de l’Asie à un homme de l’Occident. Les Juifs d’alors étaient bien petits pour mériter cette attention du conquérant de l’Asie, et ce récit, flatteur pour eux, est trop bien arrangé dans l’intérêt de leur vanité pour n’être pas très suspect, quoiqu’il ne soit pas en contradiction avec la politique d: Alexandre. On l’a vu honorer l’Hercule tyrien ; bientôt il sacrifiera au boeuf Apis[21], et, dans toutes les occasions, il rendra aux cultes et aux prêtres indigènes des hommages que ceux-ci prennent pour eux, et que lui ne rend réellement qu’à sa propre ambition, ou à la divinité qu’il adore dans toutes ses manifestations nationales, toujours la même pour lui, sous les formes les plus diverses.

L’Égypte, si maltraitée par les rois de Perse, se soumit sur-le-champ. Alexandre entra à Péluse, à Memphis, et descendit le Nil jusqu’au petit village de Racotis, prés de la bouche de Canope et du lac Maréotis, pour visiter une île, chantée par Homère, celle de Pharos, qui forme en cet endroit le meilleur port de toute la côte africaine. Ce n’était ni par Thèbes ni par Memphis qu’un Grec pouvait tenir l’Égypte, mais par une cité maritime. Alexandre trouva le site très favorable pour porter une grande ville facile à aborder par mer pour le commerce ; facile à défendre par terre, grâce au lac ; en communication rapide avec l’intérieur, par les canaux et le Nil. Il en traça lui-même l’enceinte, et marqua l’alignement des rues qui durent se couper à angles droits, pour mieux recevoir le souffle rafraîchissant des vents étésiens. Il voulait en faire une ville moitié grecque et moitié égyptienne, qui servît de lien aux deux peuples, et il y fit construire des temples aux divinités des deux pays. Elle devint rapidement une des cités les plus fameuses de la terre, Alexandrie, l’émule et l’héritière de Tyr, l’entrepôt du commerce entre l’Orient et l’Occident, le point de rencontre de toutes les doctrines et de tous les cultes.

Cependant les meilleures nouvelles arrivaient de la Grèce. Les îles de Chios, de Cos, de Lesbos étaient revenues à l’alliance macédonienne, et les forces maritimes des Perses n’existant plus ou étant dans les mains d’Alexandre, la mer Égée était redevenue un lac grec, qui lui appartenait. Il était donc bien le maître incontesté de la moitié occidentale de l’empire, et pouvait, sans crainte, pénétrer maintenant au milieu de l’Asie. Avant d’en prendre le chemin, il jugea bon de conquérir un oracle fameux, et de se faire décerner une apothéose qui serait un nouvel instrument de domination. Il l’alla chercher à travers les sables d’Afrique, jusqu’au temple de Zeus Ammon, où le prêtre le salua du nom de fils du dieu[22]. Apollon n’avait pas eu plus de fierté que son père : l’oracle des Branchides avait déjà reconnu la naissance divine d’Alexandre. L’humain et le divin sont si mal séparés dans le polythéisme, et la philosophie avait déjà montré tant de fois, dans les divinités locales, un même dieu honoré sous des noms et avec des rites différents, que l’élève d’Aristote était préparé à mêler toutes ces religions, comme il allait confondre toutes ces provinces dans un seul empire. Les pharaons et, après eux, les rois de Perse maîtres de l’Égypte avaient porté le titre de fils d’Ammon ; il prit ce nom comme un butin de victoire, pour ne pas déchoir aux yeux de ses nouveaux sujets des bords du Nil et de l’Euphrate. Exalté par d’étonnants succès, il parut même, en certains moments, croire à sa divinité, comme le jour où il renia celui qui lui avait donné la vie, un royaume et les moyens de soumettre le plus vaste empire du monde. Dans une lettre écrite aux Athéniens, au sujet de Samos, il leur dit : Pour moi, je ne vous aurais jamais abandonné cette illustre cité, mais gardez-la, puisque vous l’avez reçue de celui qui était alors le maître et qu’on appelait mon père (332)[23]. Même alors il y eut probablement dans ses paroles moins de sincérité que de secrète moquerie pour le peuple flatteur par excellence. D’ailleurs tout se concilie si l’on se souvient de ce mot qu’on rapporte de lui : Zeus est le père de tous les hommes, mais il n’adopte pour ses fils que les meilleurs[24]. Alexandre avait droit à ce dernier titre au sens où les anciens l’entendaient, ce qui l’autorisait à prendre le premier. Aristote, son maître, n’avait-il pas écrit : Le prince doué d’un génie supérieur est un dieu parmi les hommes[25].

Par cette marche vers l’Ouest, jusqu’à l’oasis d’Ammon, Cyrène avait pu se croire menacée ; elle fit porter au roi des promesses d’obéissance.

Alexandre était libre maintenant de se mettre à la poursuite de Darius et de s’enfoncer au cœur de l’empire : aucune complication fâcheuse n’était plus à craindre sur ses derrières. Il laissa en Égypte deux satrapes indigènes pour que l’administration fût nationale, et des forces militaires, quatre mille hommes avec une escadre de trente trirèmes, sous des chefs macédoniens, pour qu’une révolte fût impossible. Il retourna à Tyr, y célébra avec pompe des jeux scéniques accompagnés de sacrifices et remonta par la Cœlésyrie, pour atteindre Thapsaque, le passage habituel de l’Euphrate, qu’il franchit à la fin d’août 331. De ce même point, le jeune Cyrus avait tourné au sud, parce que l’armée ennemie se trouvait aux environs de Babylone[26]. Celle de Darius était derrière le Tigre, presque à la hauteur de Thapsaque et de Nisibe ; Alexandre prit droit à l’est, à travers la Mésopotamie septentrionale (Mygdonie), afin de n’avoir à parcourir qu’un pays bien arrosé, abondant en vivres et en fourrages. On était vers la fin de septembre ; à cette époque de l’année, les neiges des montagnes d’Arménie ne fondant plus, le fleuve est guéable en mille points : le passage du Tigre ne fut donc pas difficile, et les Perses ne le disputèrent pas plus que celui de l’Euphrate. Tournant alors au sud, il alla au-devant de l’immense armée des barbares, un million de fantassins et quarante mille ou, selon Diodore, deux cent mille cavaliers, qu’il rencontra à 50 kilomètres à l’ouest de la ville d’Arbèles, dans la plaine de Gaugamèle. Là s’était élevée Ninive, capitale autrefois d’un grand empire oriental, à présent une ruine et un présage sinistre pour l’héritier des rois d’Assyrie. Darius avait eu soin de faire niveler le sol afin de faciliter les évolutions de ses deux cents chars de guerre, de sa cavalerie et de ses éléphants que les Grecs allaient voir pour la première fois.

Alexandre avait reçu de continuels renforts venus de la Grèce, où ses agents recrutaient, avec l’or conquis en Asie, de nombreuses troupes de mercenaires. Son armée comptait quarante mille hommes d’infanterie et sept mille cavaliers. Le soir venu, les feux innombrables des barbares firent ressortir plus encore la disproportion des forces. Parménion proposait d’attaquer de nuit et par surprise; le roi rejeta cet avis comme indigne de lui : la prudence même lui conseillait de ne point commettre aux ténèbres, et dans des lieux mal connus, le succès d’une attaque décisive.

C’est le 2 octobre 331 que se livra la bataille. Au matin de cette journée, on eut grand’peine à réveiller Alexandre, qui, tout entier aux préparatifs de l’action du lendemain, n’avait pu s’endormir qu’à l’aurore. Au centre de sa première ligne, il plaça sa phalange comptant seize mille hommes armés de la longue sarisse, auxquels Darius opposa, comme à Issus, les mercenaires grecs; derrière sa ligne de bataille, il en disposa une seconde, qui devait se porter partout où les Perses tenteraient de tourner les Macédoniens. « Darius prit bravement position en face du roi, qui appuya d’abord sur sa droite. Les Perses répondirent à ce mouvement en prolongeant leur aile gauche, et comme la manoeuvre des Grecs allait les faire sortir du terrain aplani, Darius accéléra le mouvement de sa gauche pour essayer d’envelopper par sa cavalerie la droite de l’ennemi. Alexandre fit charger les cavaliers scythes et bactriens, dont les chevaux mêmes étaient couverts, comme leurs cavaliers, les cataphractaires, de plaques de métal imbriquées, bonnes contre les flèches, insuffisantes contre la lance ou l’épée. Ils plièrent; d’autres, accourus à leur secours, les ramenèrent au combat, et il fallut un vigoureux effort pour les rompre. A ce moment, Darius lança ses chars armés de faux contre la phalange ; les Macédoniens avaient été prévenus de la manière dont ils devaient les combattre. Dès    que les chars s’ébranlèrent, les Agriens et les frondeurs firent pleuvoir sur les conducteurs et sur les chevaux une grêle de traits qui les arrêtèrent. Quelques-uns pourtant traversèrent les rangs, qui s’étaient ouverts à leur passage, et furent pris, sans avoir fait aucun mal, par les hypaspistes et les palefreniers.

Darius ébranla alors toute son armée. Alexandre avança à la tête de l’aile droite, et ordonna à Arétès de se porter avec sa cavalerie légère contre la cavalerie perse prête à le tourner. Une charge à fond entrouvrit les rangs des barbares ; Alexandre la suivit et, formant le coin avec la cavalerie des hétaires et la phalange, pénétra au milieu de l’ennemi. La mêlée dura peu; Darius recula en face de cette troupe serrée, profonde, partout hérissée de fer, et prit la fuite quand il vit sa cavalerie en déroute.

Cependant, au centre, la ligne des Grecs avait été forcée par une partie de la cavalerie indienne et persique qui s’était fait jour jusqu’aux bagages. Un moment, le désordre y fut extrême, car les prisonniers se tournèrent contre ceux qui les gardaient. Mais la seconde ligne fit volte-face, prit les Perses à dos, en tua une partie, embarrassée dans les bagages, et chassa le reste. A la gauche, l’aile droite de Darius avait enveloppé les Grecs et menaçait Parménion, qui envoya prévenir Alexandre du danger qu’il courait ; le roi se porta vivement, à la tête des hétaires, de la droite à la gauche. Dans ce mouvement, il tomba sur une colonne épaisse de Parthes, d’Indiens et de Perses qui se retiraient en faisant bonne contenance. Le choc fut terrible, car ces cavaliers étaient tous pris s’ils ne s’ouvraient un chemin. Soixante hétaires périrent ; Éphestion fut blessé. Les Macédoniens à la fin l’emportèrent, et des cavaliers perses, il n’échappa que ceux qui se firent jour à travers les rangs. Quand Alexandre arriva à l’aile gauche, la cavalerie thessalienne avait rétabli les affaires. Sa présence étant inutile, il laissa Parménion s’emparer du camp des barbares, et ramasser le butin, tandis qu’il se remettait à la poursuite de Darius. La nuit venue il s’arrêta pour donner quelques instants de repos à sa troupe, puis il reprit la route d’Arbèles, où il espérait surprendre Darius. Il y arriva le lendemain, mais le roi en était déjà parti, y laissant ses trésors, son char et ses armes. En deux jours Alexandre avait livré une grande bataille et parcouru six cents stades, plus de cent kilomètres. Dans le combat il n’avait perdu que cent hommes et environ mille chevaux tués par l’ennemi ou morts de fatigue. Plus de la moitié de cette perte tomba sur la cavalerie des hétaires. Du côté des barbares, on compta, dit-on, trois cent mille morts ; le nombre des prisonniers fut plus considérable[27]. (Arrien)

La vallée de l’Euphrate et du Tigre sépare deux mondes que la politique a très rarement réunis. Comme Alexandre, après Arbèles, s’est élancé, d’une course rapide, des rives du Tigre à celles de l’Indus, nous courrons vite à travers ces provinces qui ont été l’objet de tant de conquêtes éphémères et où la Grèce n’est apparue qu’un instant. La géographie et l’histoire de ces pays n’appartiennent pas à l’antiquité classique d’oie nous n’avons pas à sortir.

 

IV. Occupation des capitales persiques, mort de Darius ; défaite des Lacédémoniens (330) ; soumission des provinces orientales (329)

Après Arbèles, comme après Issus, Darius avait échappé aux vainqueurs; Alexandre le laissant fuir avec quelques milliers d’hommes, descendit au sud, le long du Tigre, pour mettre la main sur les capitales et sur les trésors qu’elles renfermaient. Quand il approcha de Babylone, les prêtres, les magistrats, les habitants, sortirent à sa rencontre, les mains chargées d’offrandes. Il s’entretint avec les mages, sacrifia à Bel et ordonna de relever son temple ainsi plage ou roi de que tous ceux que Xerxès avait détruits. De l’or trouvé dans cette ville, il donna 600 drachmes par tête à la cavalerie macédonienne, 500 à la cavalerie étrangère, 200 à l’infanterie nationale, un peu moins aux fantassins étrangers : c’était un acompte sur les profits de la conquête.

Après avoir pourvu au gouvernement des provinces soumises, il tourna à l’est, vers les pays qui étaient le centre et comme le sanctuaire de l’empire; en vingt jours il gagna Suse, où il trouva 40.000 talents en lingots, 9000 en numéraire et les statues d’Harmodios et d’Aristogiton, qu’il renvoya aux Athéniens. Quinze mille Macédoniens, Thraces ou Péloponnésiens, levés par Antipater avec l’argent qu’Alexandre lui avait envoyé, le rejoignirent dans cette ville et comblèrent les vides faits dans son armée, moins par le fer ennemi que par les garnisons qu’il laissait derrière lui. Entre Suse et Persépolis la route était difficile et dangereuse, à cause des plaines arides à traverser, des montagnes escarpées à franchir, des défilés étroits à forcer sous les quartiers de roc qu’un brave satrape, échappé d’Arbèles avec trente ou quarante mille hommes, Ariobarzane, y faisait rouler. Alexandre n’eut pas seulement contre lui la nature ; la population belliqueuse des Uxiens, dont le grand roi ne passait les montagnes qu’en payant tribut, essaya de l’arrêter et il dut s’ouvrir de vive force les Portes persiques : mémorables combats où il montra cette audace téméraire qui lui gagnait le coeur de ses soldats.

Persépolis (Istakar), métropole de l’empire, était alors la plus riche de toutes les cités que le soleil éclaire[28]. (Diodore) On dit qu’en approchant de ses murs, les Macédoniens rencontrèrent quatre mille Grecs asiatiques qui avaient été relégués dans ce lointain exil, après avoir été affreusement mutilés; que, cette vue enflammant la colère des vainqueurs, Persépolis fut livrée au pillage et que la nuit suivante l’orgie augmenta les ruines, lorsque Alexandre, entraîné par la courtisane Thaïs, incendia le palais des rois, pour venger la Grèce de l’incendie de ses temples[29]. Ces histoires sont-elles vraies? Si nous abandonnons quelques détails trop bien arrangés pour l’intérêt dramatique, il restera vraisemblable qu’Alexandre voulut annoncer à tout l’Orient, par cette destruction du sanctuaire national, la fin de la domination persique. Quant à la ville, elle ne fut pas détruite, comme le dit Quinte-Curce, puisqu’on voit, peu de temps après la mort du conquérant, le satrape Peucestès y sacrifier aux mânes de Philippe et d’Alexandre. Pour sa part de butin, le nouveau maître de l’Orient mit la main sur 120.000 talents, monceau d’or que Darius n’avait pas su utiliser, et, afin d’achever la prise de possession des villes saintes des Akhéménides, il gagna de Persépolis, Pasargade qui gardait le tombeau de Cyrus et où se faisait le couronnement des rois (mai et juin 330)[30].

Babylone, Suse et Persépolis occupées, Alexandre n’avait plus rien à faire au sud de l’empire, il se remit sur les traces de Darius, remonta vers Ecbatane (Hamadan), et atteignit cette ville huit jours après que Darius en était parti. Il y déposa son butin de guerre, 180.000 talents, sous la garde de Parménion, et en fit sa nouvelle base d’opérations. Six mille Grecs l’y rejoignirent, mais d’autres le quittèrent pour retourner en leur pays ; outre leur solde et leur butin, ils emportèrent 2000 talents qu’Alexandre leur donna.

Autant le conquérant avait montré de dédain pour le roi fugitif tant qu’il avait eu à prendre ses capitales et ses trésors, autant il montra d’ardente activité à le poursuivre quand il n’eut plus que lui à saisir. En onze jours il fit quatre cent quatre-vingts kilomètres, et atteignit Rhagées (Rei, près de Téhéran), à quelque distance des Portes Caspiennes. Darius venait de les franchir. Il fallait désespérer de l’atteindre ; mais deux serviteurs du roi vinrent annoncer que Bessus, satrape de la Bactriane, avait enchaîné Darius et le traînait à sa suite, sur la route de l’Arie (Khoraçan) qui conduisait à son gouvernement. Alexandre reprend aussitôt la poursuite, marche trois jours et trois nuits presque sans s’arrêter, et le quatrième jour, avec cinq cents de ses meilleurs soldats, montés sur ce qui lui restait de chevaux valides, il atteint les Perses, non loin d’Hécatompylos. A sa vue, l’épouvante les disperse, et il se trouve en face de Darius, mais de Darius égorgé. Bessus, n’ayant pu décider le roi à partir avec lui, avait laissé sur la route son cadavre percé de coups (juillet 330). Alexandre lui fit de royales funérailles.

Avant que la nouvelle de cette triste fin du dernier des successeurs de Xerxès eût franchi la mer Égée, Eschine s’était écrié dans Athènes[31] : Nous sommes nés pour fournir à la postérité d’incroyables récits. N’est-ce pas le roi des Perses, celui qui creusa l’Athos et enchaîna l’Hellespont, celui qui demanda à nos pères la terre et l’eau, qui dans ses messages osait se dire le maître du monde, depuis les lieux où le soleil se lève jusqu’à ceux où il se couche, n’est-ce pas lui qui maintenant cherche à sauver non plus son empire, mais sa vie dans une lutte désespérée ? Eschine se trompait ; il n’y avait pas eu de lutte désespérée : le grand roi avait péri victime d’un vulgaire assassinat et son immense empire était tombé comme une tour ruinée à sa base, qui, au premier choc, s’écroule.

Pendant qu’Alexandre gagnait un empire, il faillit perdre son patrimoine. C’est à Chéronée que les Spartiates auraient dû venir; ce qu’ils n’avaient pas fait en face de Philippe, ils le tentèrent quand ils virent son fils engagé au fond de l’Asie. Ils avaient refusé de reconnaître le congrès de Corinthe, et tenaient toujours des députés auprès de Darius. La défaite d’un général macédonien par les Scythes du Danube, qui lui tuèrent un grand nombre d’hommes, et la révolte du gouverneur de la Thrace, les décidèrent à profiter des embarras d’Antipater. Les Éléens, les Achéens, moins Pellène, et les Arcadiens, excepté ceux de Mégalopolis, s’unirent à eux, de sorte que leur roi Agis put assiéger Mégalopolis avec vingt mille fantassins et deux mille chevaux. Ce réveil inattendu de Lacédémone fit-il hésiter Athènes, qui ne souhaitait pas plus l’hégémonie de Sparte que celle de la Macédoine? Démosthène du moins garda le silence, et quand un orateur demanda l’armement des galères, Démade, alors administrateur du théoricon, répondit qu’il avait bien dans sa caisse de quoi y pourvoir, mais que, si on dépensait l’argent à ces préparatifs, il ne pourrait plus distribuer à chaque citoyen la demie mine qu’il avait réservée pour la fête des Choès. Je ne sais si l’espérance de cette gratification décida le dèmos à la prudence ; je croirais plus volontiers que des gens avisés lui montrèrent la ville tenue en échec par la garnison macédonienne de la Cadmée ; son port bloqué par les flottes d’Alexandre, maintenant maîtresses de la mer ; les bénéfices de la victoire, si on la gagnait, réservés à Lacédémone; enfin les bannis partout ramenés et les gouvernements démocratiques renversés.

Antipater fit face à tout ; il arrangea les affaires de Thrace, et accourut encore à temps avec quarante mille hommes pour sauver Mégalopolis. Le roi spartiate fut tué avec cinq ou six mille des siens. Comme Agis, qui, blessé, s’était un instant relevé et, appuyé sur un genou, avait combattu encore jusqu’au coup mortel, la Grèce retombait frappée à mort aux pieds des Macédoniens (sept. 330). Le congrès assemblé à Corinthe décida que des députés iraient demander au roi de régler le sort des vaincus. Ils se souvint des conseils d’Aristote qui lui recommandait de rester pour les Grecs un généralissime et de ne gouverner en maître que les barbares : il se montra clément. Les Achéens, les Éléens et les Arcadiens qui, membres de la ligue, avaient violé le pacte fédéral, furent punis d’une amende de 120 talents envers Mégalopolis ; de Sparte, qui n’en faisait point partie, il n’exigea que les cinquante otages réclamés par Antipater.

Alexandre avait appris la défaite des Spartiates presque en même temps que leur soulèvement et, au milieu de sa grande entreprise, de telles agitations lui avaient paru misérables. Pendant que nous abattions l’empire des Perses, dit-il à ses soldats, il s’est livré en Arcadie, une bataille de rats ; et ce dédain était, pour les Spartiates, une seconde défaite. En ce moment, Alexandre avait raison de ne prendre aucun souci des affaires de la Grèce ; il se préoccupait bien plus de Bessus, qui pouvait établir un centre de résistance dans la Sogdiane et la Bactriane, on il avait pris le titre de roi. Il se résolut à ne pas lui donner le temps de s’y fortifier, mais, suivant sa tactique de ne laisser derrière lui ni un centre de résistance ni un peuple d’une fidélité suspecte, il s’avança plus encore dans le Nord pour fermer la route de l’Asie Mineure et de l’Euxin à ceux qui voudraient exciter quelque trouble dans l’Occident. Hécatompylos paraît avoir été située aux environs de Shahroud, au sud d’Asterabad. Entre ces deux villes s’étendent des montagnes dont les eaux méridionales de la Caspienne baignent le pied et qui séparent la Parthie (Kohistan) de l’Hyrcanie (Mazendéran). En se continuant à l’est pour rejoindre, par le Caucase indien ou Paropamisos (Hindou-Koush), les masses colossales de l’Himalaya, cette chaîne court, avec des altitudes qui varient beaucoup, entre deux contrées très différentes[32], le Touran et l’Iran, ou la Bactriane et la Sogdiane au fiord, la Perse et l’Afghanistan au sud. Après avoir rapidement dompté les Parthes, les Mardes et les Hyrcaniens, Alexandre se remit à la poursuite de Bessus et soumit, en passant, l’Arie, où il fonda une Alexandrie qui, sous le nom de Hérat, est restée un des grands marchés de l’Orient, une des portes de la Perse et de l’Inde. Un complice de Bessus gouvernait la Drangiane et l’Arachosie (Séistan) ; il le chercha et se le fit livrer par les Indiens. Une tragédie l’arrêta un moment : Philotas, fils de Parménion, reçut l’avis d’un complot formé contre la vie d’Alexandre ; pendant trois jours il garda le secret, qu’un autre transmit au roi. Ce retard inexplicable, une lettre obscure de Parménion, les propos pleins d’amertume et les sarcasmes que Philotas répandait depuis longtemps contre le roi, firent croire à sa complicité, et Alexandre l’accusa lui-même devant l’armée. Mis à la torture, il fit des aveux que la douleur peut-être arrachait[33] : l’armée le lapida. Plusieurs de ses amis, tous officiers de haut rang, périrent avec lui. Ce qu’il y eut de plus odieux dans cette lugubre et ténébreuse affaire, ce fut le meurtre du vieux Parménion : il gardait à Ecbatane, à trente journées de là, d’immenses trésors ; on craignit une révolte ; un messager, monté sur un dromadaire rapide, traversa en onze jours le désert ; il lui portait une fausse lettre de son fils, et l’égorgea pendant qu’il la lisait (330).

De Prophthasia (Farrah ?), théâtre de ces tristes scènes, Alexandre gagna les défilés du Paropamisos, qui le séparait de la Bactriane, laissant derrière lui deux autres Alexandries, dont l’une, encore aujourd’hui florissante, garde le nom de son fondateur, Kandahar[34]. Une révolte des Ariens ne l’arrêta pas ; il envoya contre eux un détachement et entra clans la Bactriane.

Les grandes plaines de l’Asie centrale étaient dés lors bien loin derrière lui, et il arrivait en des pays hérissés de montagnes, coupés de ravins où il trouvait, au lieu des masses confuses qu’il avait si aisément dispersées d Arbèles, des montagnards, ici comme partout énergiques et braves. Aux grandes batailles succèdent les combats isolés, les sièges, les luttes contre la nature, au milieu des monts couverts de neige du Caucase indien, avec des froids tels que les Macédoniens n’en avaient jamais connus. Durant quatorze jours, ils souffrirent toutes les misères et quand ils arrivèrent, en débouchant de ces passages par le nord, à la première ville de la Bactriane, Adrapsa (Anderab ?) ils trouvèrent tout le pays dévasté : Bessus avait fait le désert devant l’armée envahissante. Cependant, Aornos, l’imprenable, Bactres même, furent prises : les Macédoniens étaient dans la vallée de l’Oxus. Le puissant fleuve fut franchi sur un pont qu’Alexandre improvisa avec la peau des tentes transformées en outres remplies de paille qui portèrent quelques poutres et planches sur lesquelles l’armée passa. Le Sogdien Spitamène, allié de Bessus, voyant sa cause perdue, le livra au roi, qui le fit battre de verges à la vue de toute l’armée, puis l’abandonna aux cruelles vengeances des parents de Darius (329).

Ces tortures et ce meurtre n’étaient que des représailles. Le massacre des Branchides fut un acte abominable. C’étaient des Grecs, descendants d’une famille qui, cent cinquante ans auparavant, avait livré à Xerxès les trésors du temple d’Apollon, près de Milet, dont elle avait la garde. Après Salamine et Platée, ils avaient échappé par la fuite d la haine de leurs concitoyens, et le grand roi leur avait donné des terres dans la Bactriane. Ils v avaient conservé leurs traditions et leur langue. Aussi, à la nouvelle qu’une armée grecque approchait, ils accoururent joyeusement au-devant d’elle. Alexandre, pour venger le dieu et la Grèce trahis par leurs pères, les fit, hommes, femmes et enfants, égorger jusqu’au dernier, renversa leur ville et coupa les arbres pour que le lieu habité par la race sacrilège fût voué à la désolation[35].

Après la Bactriane, la Sogdiane subit le joug, et les vainqueurs occupèrent sa capitale, Maracanda (Samarcande ?). Mais Alexandre ne s’y arrêta pas ; il poussa jusqu’à l’Iaxarte, qu’il franchit, et au delà duquel il battit les Scythes. Dans les mêmes lieux, et sur les bords de ce fleuve, il jeta une Alexandrie nouvelle (Kliodjend ?) ; ce fut le point le plus avancé qu’il atteignit vers le nord[36]. Des chroniqueurs, qui croyaient aux vieilles légendes, ont placé en cet endroit une visite intéressée de la reine des Amazones à Alexandre. Cette Amazone était, comme le roi le raconta lui-même à Antipater, une fille du chef des Scythes offerte par son père au harem du vainqueur[37].

Une insurrection provoquée par  Spitamène rappela le Macédonien au sud ; un corps de son armée avait été détruit par le satrape, qui échappa à sa poursuite. Alexandre punit la province de ce soulèvement, auquel elle était peut-être étrangère, par d’affreux ravages (329). Le mouvement eut, l’année suivante, encore plus d’étendue; un de ses officiers, Peithon fut enlevé avec sa troupe par Spitamène ; mais la prise en un jour du roc Sogdien, forteresse fameuse dans ce pays, effraya quelques-uns des révoltés. A la sommation d’Alexandre, le gouverneur avait répondu : As-tu des ailes ? et il semblait qu’il en fallût pour atteindre l’inaccessible citadelle. Le roi promit 42 talents au premier qui toucherait les murs, et une petite troupe escalada le roc à pic.

Dans la forteresse, Alexandre trouva la famille d’un seigneur perse dont la fille, Roxane, était d’une incomparable beauté. La politique du conquérant était d’unir les deux peuples; dans les villes qu’il fondait, il mêlait toujours des Grecs aux indigènes. Il donna lui-même l’exemple de cette fusion des deux races en épousant Roxane. Le père, flatté d’un tel honneur, accourut faire sa soumission, qui entraîna celle d’une partie de la province. Pour mieux assurer le repos de ce pays, il chargea Héphestion d’y fonder douze villes qui servissent de rempart contre les Scythes, pendant que lui-même fouillait tous les points de la Sogdiane, n’y laissant ni une forteresse fermée contre lui, ni un ennemi en armes. Une surprise que tenta encore Spitamène lui devint fatale : il fut battu, et les Massagètes, à l’approche des Macédoniens, sauvèrent leurs tribus du pillage en envoyant au conquérant la tête du hardi partisan. Alexandre avait employé deux années à soumettre ces belliqueuses peuplades ; il passa quelques mois encore dans la Bactriane, où plusieurs chefs refusaient de poser les armes ; il n’en partit que pour commencer son expédition contre l’Inde (328).

Derrière lui il laissait dans ces régions de grands, mais aussi de terribles souvenirs. Dans les déserts de l’Oxus on l’avait vu, après une longue marche à pied, à la tête de ses troupes, mourant de soif, refuser un peu d’eau qu’un des siens avait trouvée, et la répandre à terre parce qu’il ne pouvait la partager avec ses soldats. Dans les combats, il était au premier rang et fut souvent blessé ; il ne s’en remettait jamais à d’autres du soin de conduire ces marches prodigieuses qui tant de fois lui permirent de frapper l’ennemi de coups inattendus et décisifs. Dans une grande chasse, attaqué par un lion, il refusa le secours de Lysimaque et l’abattit ; cette fois, l’armée inquiète décréta que le roi ne pourrait plus chasser à pied ni sans escorte. Sa libéralité était sans bornes, comme son courage; et il avait, au besoin, autant de persévérance que d’impétueux élan. Il avait habitué les Macédoniens à ne rien regarder comme impossible ; aussi, parmi les soldats, surtout parmi les nouveaux venus, beaucoup, en voyant de si grandes choses accomplies, se souvenaient des bruits répandus sur sa naissance divine, sur les réponses d’Ammon, sur le serpent mystérieux que Philippe avait trouvé le premier jour dans la chambre nuptiale, et de lâches flatteurs essayaient d’y faire croire le roi. Un jour d’orage, Anasarque d’Abdère lui dit : N’est-ce pas toi qui tonnes la haut, ô fils de Zeus ? Mais l’entourage du conquérant restait incrédule. Ses compagnons d’enfance, ses vieux généraux, cette fière noblesse de Macédoine, naguère si libre avec ses rois, ne voyait pas sans un profond dépit cette apothéose.

Quand Alexandre, après la mort de Darius, adopta les usages perses, ceignit le diadème, revêtit la tunique blanche et fit porter à ses favoris des robes de pourpre ; quand il apprit le langage des vaincus et admit dans sa garde les fils des plus illustres familles du pays, il ne céda pas au vain désir d’égaler la magnificence des grands rois, il fit ce que la politique commandait. D’ailleurs, cette étiquette orientale était pour les Perses ; au milieu de l’armée, il gardait la simplicité militaire. Un soir, dans la Parætacène, par une température glaciale qui avait tué plusieurs soldats, Alexandre se réchauffait au feu d’un bivouac. Il voit s’approcher, d’une marche indécise, un vétéran que le froid avait saisi et que ses yeux guidaient à peine ; il l’arrête, prend ses armes, le fait asseoir à sa place, et quand le soldat, revenu à lui, se trouble en reconnaissant Alexandre : Camarade, lui dit-il en riant, chez les Perses s’asseoir sur le siège du roi, c’est un cas de mort ; pour toi, ce sera un cas de vie, car ce feu t’aura sauvé. Petit fait, bonnes paroles, qui souvent se renouvelaient et aidaient à faire de grandes choses. Mais des Macédoniens s’indignaient de l’abandon des coutumes nationales, et se montraient jaloux des Perses qu’ils regardaient comme injustement favorisés. Malgré son ferme et lucide génie, Alexandre ne réussit pas à concilier ses droits de conquérant de l’Asie avec les égards que la prudence lui conseillait d’avoir pour ceux qui lui avaient assuré cette éblouissante fortune. Il lui était difficile de jouer deux rôles à la fois, d’être dans le même temps le grand roi pour les Perses, tout en restant pour ses compagnons d’armes le roi de Macédoine, et de ne pas entendre les sourdes rumeurs qui couraient contre lui. Il ne l’était pas moins, à quelques-uns de ceux qui avaient vu les Héraclides si pauvres d’autorité et de richesse, d’accepter sans murmures la situation nouvelle que leur imposait l’ordre de choses qu’eux-mêmes avaient fondé. L’un s’abandonna à l’orgueil et aux accès de colère d’un despote oriental ; les autres à l’indiscipline et à l’insolence. Déjà il avait cru trouver des traîtres et des conspirateurs ; il avait fait mourir Philotas et assassiner Parménion. Une scène déplorable montra, en 328, les progrès de ce double mal.

A Maracanda, pendant une fête des Dioscures, quelques-uns de ces bas personnages, devins ou sophistes, dont les flatteries nourrissaient l’orgueil du roi, s’avisèrent d’exalter Alexandre, au point de le mettre au-dessus des deux divinités dont on célébrait les exploits, même au-dessus d’Hercule. Clitus, indigné, s’écrie qu’Alexandre n’a pas tout fait à lui seul ; qu’une bonne part de la gloire appartient aux Macédoniens. Et, comme on rabaissait les actions de Philippe pour glorifier celles de son fils, le vieux général ne garde plus de bornes; ils commence l’éloge du père, fait la satire d’Alexandre, et tendant le bras vers le roi : Sans le secours de ce bras, lui crie-t-il, tu périssais dès le Granique. Ivre de vin et de colère, Alexandre ne se contient plus ; il arrache une pique à un de ses gardes et en percé son ami, son sauveur. Dans cette généreuse nature, le repentir suivit de près. On dit que ses yeux se dessillant aussitôt, il tourna contre sa poitrine la pointe de la lance et allait s’en percer lui-même, quand on l’arrêta. Pendant trois jours il demeura dans sa tente, sanglotant, appelant Clitus, se maudissant lui-même et refusant toute nourriture. Mais l’armée entière se fit son complice, en décrétant que le sauveur d’Alexandre avait été justement assassiné. Tout le monde conspira pour arracher au plus vite le remords de sa conscience : les prêtres en attribuant le crime commis dans l’ivresse à la vengeance de Bacchus, dont il négligeait les autels ; le sophiste Anaxarque en lui reprochant d’abaisser les droits d’un conquérant au niveau de la morale vulgaire. Le juste, osait-il dire, est ce que veulent et font les rois ; c’est pourquoi, dans l’Olympe, la Justice est à côté de Zeus, parce que tous les actes de Zeus sont bustes et bons.

Le sang n’en était pas moins versé, et Alexandre allait en répandre d’autre. Les Perses qui, en approchant du prince, se prosternaient devant le fils d’Ammon ou plutôt, selon leur coutume nationale, devant le Grand Roi, voyaient les Macédoniens aborder librement Alexandre. Ces procédés différents maintenaient entre les deux peuples la barrière qu’il eût fallu détruire pour effacer, chez les uns, le souvenir de la défaite, et diminuer, chez les autres, l’orgueil de la victoire : deux sentiments qui empêchaient le conquérant de consolider sa conquête. Soumettre la Perse lui avait été facile, changer ses mœurs ne l’était pas ; et comme c’était un empire oriental qu’il fondait, ce fut aux Grecs qu’il demanda de sacrifier leurs usages à l’intérêt général. Les vieux généraux, habitués à faire la part des nécessités, y consentirent. Un philosophe ou plutôt un sophiste, qui suivait l’expédition pour en écrire l’histoire, s’y refusa. Callisthène d’Olynthe, disciple et neveu d’Aristote, combattit, à la table même du roi, sa politique de conciliation par des raisons qui, excellentes à Athènes ou à Sparte, ne l’étaient plus au fond de la Perse, mais qui faisaient impression sur les jeunes nobles, les enfants royaux, auxquels la garde de la tente royale était confiée. Un d’eux, Hermolaos, écoutait avidement les paroles du rhéteur; châtié pour une faute, il conspira contre la vie du roi avec cinq de ses compagnons; découverts, ils furent condamnés et lapidés par les Macédoniens. Callisthène, impliqué dans le complot, fut pendu[38]. C’était un homme de bien, une âme droite et fière, d’une vertu rigide ; mais Aristote, qui lui reconnaissait beaucoup d’éloquence, ajoute que le bon sens lui manquait[39], ce qui n’est pas contradictoire; et si, comme Aristobule et Ptolémée l’en accusaient dans leurs Mémoires, il a connu la conjuration et encouragé les auteurs à y persévérer, il était un complice et fut légitimement condamné (327).

Dans la Sogdiane, Alexandre avait reçu une ambassade d’un prince indien, Omphis, roi du pays entre le haut Indus et l’Hydaspe, dont la capitale, Taxila, s’élevait près de la ville moderne d’Attock; il appelait le Macédonien à son secours contre un autre roi du voisinage, Porus, et offrait de lui ouvrir la porte des Indes. Alexandre laissa en Bactriane dix mille fantassins, et trois mille cinq cents cavaliers pour contenir le pays jusqu’à l’Iaxarte, et à la tête de cent vingt mille hommes de pied et de quinze mille chevaux, il traversa encore une fois le Paropamisos pour gagner la vallée du Cophène (le Caboul), où se trouvent les défilés fameux de Khaïber. Tandis que Perdiccas et Héphestion descendaient à l’est le long de ce fleuve jusqu’à la ville moderne de Peschawar et au confluent du Cophène avec l’Indus, il remonta au nord la vallée du Choaspe (affluent du Cophène à Djelalabad) pour réduire les belliqueuses tribus des Aspiens, des Assacéniens et des Guréens. Cette expédition, où les Macédoniens se heurtaient, en chaque défilé, à des forteresses presque inaccessibles, occupa le reste de l’année 327 et le commencement de 326. Une seconde Aornos, devant laquelle Hercule, disait-on, avait échoué, fut prise après des prodiges d’audace et des travaux qui prouvent qu’Alexandre avait, à côté de ses incomparables soldats, d’habiles ingénieurs et une artillerie de siège formidable. A Nysa, il crut trouver des traces du passage de Bacchus et se servit de ces souvenirs mythologiques pour exalter le courage de ses Macédoniens. Il semblait, en effet, marcher sur les pas d’un dieu ou d’un héros et effacer leur gloire par la sienne, en livrant à ces hardis montagnards des combats de géants. Le Choaspe a ses sources dans les montagnes dont le revers septentrional est longé par l’Oxus. Alexandre tenait donc, dans le Caucase Indien, la tête des vallées qui, par l’Indus, descendaient à l’Océan et, par l’Oxus, à la mer Caspienne. C’est la position que les Russes voudraient prendre et qu’ils prendront probablement un jour pour s’ouvrir l’accès des mers méridionales.

Au printemps de 526, Alexandre franchit enfin l’Indus, traversa les États du prince de Taxila, où il vit avec surprise les brahmanes livrés à leurs austérités, et arriva prés de la ville moderne de Djalalpour, aux bords de l’Hydaspe. La fonte des neiges avait rempli ce large bassin d’eaux rapides et recouvert tous les gués. Sur la rive gauche se tenait Porus, avec une armée formidable et des éléphants de combat dont la taille et les cris étaient pour effrayer des troupes qui n’avaient pas

encore eu à lutter contre ces machines de guerre vivantes. Porus, très brave de sa personne, arrêta quelque temps son adversaire et ne céda la victoire qu’après un sanglant combat où il fut blessé et pris. Quinte-Curce met dans la bouche des deux princes des paroles qui, sans doute, ne sont pas véridiques, mais qu’on aime à répéter. Comment prétends-tu être traité ? demanda le vainqueur à son captif. — En roi. — Je le ferai pour moi-même ; à présent que puis-je faire pour toi ? Parle. — J’ai tout dit. — Je te rends ton royaume et j’y ajouterai encore. Alexandre le fit ; sa générosité, d’accord avec sa politique, plaçait en face du prince de Taxila un rival qui pouvait le contenir (mai 326). Il fonda en ces lieux deux villes : l’une appelée Nicée, pour rappeler sa victoire, l’autre Bucéphalie, en mémoire de son fidèle et vieux coursier, qui venait de mourir des blessures reçues dans le combat.

Dans ces deux campagnes, Alexandre avait montré son courage ordinaire, mais aussi des qualités militaires plus rares que celles des premières années de la conquête. Le passage de l’Hydaspe et la bataille qui suivit sont pour des juges compétents, les généraux anglais qui ont combattu dans ces régions, les habiles manoeuvres d’un chef accompli[40].

 

V. Retour d’Alexandre (326) ; son arrivée à Babylone (324) ; sa mort (323)

La victoire sur Porus livrait à Alexandre la fertile région des Cinq-Rivières ; il continua à marcher dans la direction de l’est, et, après avoir traversé l’Hydaspe, il franchit en combattant l’Acésine, l’Hydraote et arriva au bord de l’Hyphase, qui fut la limite extrême de son expédition. Il s’arrêta, non qu’il fût las d’aller, mais parce que ses soldats, assure-t-on, l’y forcèrent. Épuisés de fatigue, maltraités par 70 jours d’orages et de pluies continuelles[41], n’ayant plus que des lambeaux pour vêtements et des armes usées, ils s’effrayèrent des entreprises nouvelles où leur chef voulait les entraîner, à travers un désert immense, contre ces Gangarides et ces Prasiens, dont le roi pouvait conduire contre eux deux cent mille fantassins, vingt mille chevaux et plusieurs centaines d’éléphants. Plutôt que de passer le fleuve profond et rapide qui se trouvait devant eux, ils formèrent des groupes et murmurèrent. Alexandre convoqua aussitôt les chefs et leur dit : Nous n’avons pas loin d’ici au Gange et à la mer Orientale, qui se réunit à celle des Indes et embrasse le monde. Du golfe Persique, nous remonterons jusqu’aux colonnes d’Hercule, et, soumettant l’Afrique comme l’Asie, nous prendrons les bornes de l’univers pour celles de notre empire... Si je ne partageais ni vos fatigues ni vos dangers, votre découragement aurait un motif. Vous pourriez vous plaindre d’un sort inégal qui placerait d’un côté les peines et de l’autre les récompenses. Niais, périls et travaux, tout est commun entre nous, et le prix est au bout de la carrière. Ce pays : il est à vous. Ces trésors : ils sont les vôtres. L’Asie soumise, je remplirai, je surpasserai vos espérances. Ceux qui voudront revoir leurs foyers, je les reconduirai moi-même ; ceux qui voudront rester, je les comblerai de présents inestimables.

Ce discours est suivi d’un profond silence. Que celui, dit-il, qui n’approuve pas ce dessein, parle. Nouveau silence. Enfin, un des vieux officiers, Cœnos, exprime les sentiments de tous en le suppliant de les laisser retourner en Macédoine : là il trouverait toute une jeunesse avide de gloire et prête à remplacer des soldats vieillis. Ces paroles sont reçues par d’universels applaudissements ; Alexandre, irrité, se retire.

Le lendemain, il réunit de nouveau le conseil des chefs : Je ne contrains personne à me suivre ; votre roi marchera en avant; il trouvera des soldats fidèles. Que ceux qui l’ont désiré se retirent, ils le peuvent ; allez annoncer aux Grecs que vous avez abandonné votre prince. Il se renferme alors dans sa tente ; il y reste pendant trois jours, sans parler à aucun de ses Hétaires ; il attend qu’une de ces révolutions qui ne sont pas rares dans l’esprit des soldats en change les dispositions. Mais l’armée continue de garder le silence. Néanmoins il fait les sacrifices accoutumés pour obtenir un trajet favorable. Les auspices sont contraires. Alors, rassemblant les plus âgés et les plus intimes des Hétaires : Puisque tout me rappelle, allez annoncer à l’armée le départ.

A cette nouvelle, la multitude pousse des cris de joie; ils accourent à la tente d’Alexandre et le bénissent d’être assez généreux pour ne céder qu’à l’amour de ses soldats. Il divise alors son armée en douze corps, et fait dresser par eux douze autels immenses, aussi hauts que les plus grandes tours, comme un monument de ses victoires et un témoignage de sa reconnaissance envers les dieux. Ce travail achevé, il ordonne des sacrifices selon le rit grec, des jeux gymniques et équestres, range tout le pays jusqu’à l’Hyphase sous la domination de Porus et donne enfin le signal du départ. (Arrien)

La scène est belle et c’est le véridique Arrien qui la raconte. Je crains cependant qu’elle n’ait été rendue plus dramatique qu’elle ne le fut en réalité. Il se peut qu’Alexandre ait voulu passer l’Hyphase et voir ce qui se trouvait par delà. Mais plusieurs raisons devaient l’empêcher d’aller beaucoup plus loin. Entre le pays des Cinq-Rivières, où il campait, et la vallée du Gange s’étend un vaste désert sans herbe et sans eau, dont Porus a dû lui dire que la traversée serait très difficile. Les nouvelles arrivées des régions occidentales signalaient des agitations qui rendaient le retour de l’armée nécessaire, et certains faits nous donnent le droit de dire qu’Alexandre lui-même comprenait qu’il avait atteint l’extrême limite de sa conquête. Jusqu’à l’Indus, il avait organisé toutes les provinces en satrapies, avec un chef civil indigène, un chef militaire macédonien, et une garnison mi-partie de Grecs et de barbares. Ainsi venait-il de faire encore dans le Paropamisos, et cette satrapie de l’Inde citérieure avait donné à son empire la formidable barrière de l’Afghanistan actuel. Entre l’Indus et l’Hyphase, il avait changé de système, laissant aux peuples leurs gouvernements nationaux, il n’avait demandé aux princes que d’être ses alliés et de lui payer un léger tribut. Enfin, au lendemain de sa victoire sur Porus, il avait fait couper, dans les montagnes qui bordent l’Hydaspe, des forêts entières dont le fleuve amena les bois à Bucéphalie et à Nicée, où Cratère avait été chargé de construire deux mille navires. Pourquoi une telle flotte, si ce n’était pour porter Alexandre aux bouches de l’Indus et non pas à celle du Gange ? Il s’embarqua avec une partie de son armée sur l’Hydaspe.

Monté sur son vaisseau, il prend une coupe d’or, s’avance à la proue, et fait des libations dans le fleuve ; il en invoque le dieu et celui de l’Acésine, qui se réunit à l’Hydaspe pour se précipiter dans l’Indus ; il invoque aussi l’Indus, et, après les libations en l’honneur d’Hercule, père de sa race, d’Ammon et des autres dieux qu’il révère, la trompette sonne, les rames s’agitent et la flotte se met en mouvement. (Arrien) Le reste de l’armée suivait les rives (novembre 326).

En traversant de nouveau l’Hyphase, l’Hydraote et l’Acésine, il arriva au bord de l’Hydaspe qu’il descendit jusqu’à l’Indus. Tout en avançant il recevait la soumission des peuples riverains. Quelques-uns résistèrent, entre autres les Malliens et les Oxydraques : au siège d’un fort des Malliens, son impétueux courage faillit lui coûter la vie. Il étain parvenu le premier sur la muraille ; trois de ses officiers l’y suivirent. Mais les échelles se rompirent, et Alexandre, en butte, sur la crête du rempart, à tous les traits, se précipita seul dans l’intérieur du fort. Acculé au mur et protégé par un tronc d’arbre, il tint les ennemis à distance, tua les plus audacieux qui l’approchèrent, mais enfin tomba atteint d’une flèche. Heureusement ses trois compagnons l’avaient rejoint et le couvrirent de leurs boucliers. Cette résistance donna aux soldats le temps de franchir le mur et d’accourir en foule. Alexandre fut emporté, évanoui, dans sa tente. Le bruit de sa mort se répandit dans le gros de l’armée, qui était à quatre journées de là sur le bas du fleuve. A cette nouvelle, il y eut de tels éclats de douleur qu’il fallut leur conduire le glorieux blessé dans un navire, qui descendit le courant sans rames afin d’éviter tout ébranlement et tout bruit. Lorsque, enfin, ils le virent s’avancer debout sur sa galère, prendre terre et monter à cheval, ils se précipitèrent autour de lui avec des cris de joie pour baiser ses mains, son manteau et le couvrir de fleurs. Ce jour-là Alexandre fut payé de sa blessure.

Après une navigation heureuse sur le bas Indus, mêlée encore de quelques combats, on atteignit l’île de Pattala, qui n’est autre que le delta formé par les bouches du grand fleuve et dont le sommet (à Hyderabad) est à 200 kilomètres de l’Océan (fin de juillet 325). Arrivé à ce terme, Alexandre reprit enfin le chemin de l’Occident. Il laissait dans ces contrées, que les maîtres de l’Asie ne visitaient pas avant lui, des traces nombreuses de son passage et de ses grandes vues de civilisation. Il avait semé sur son chemin, dans toutes les positions avantageuses, des villes où il mêlait ses soldats aux indigènes, et dont plusieurs devaient garder quelque temps la civilisation grecque qu’il y déposait, plusieurs même survivre aux siècles et aux révolutions. Son projet était maintenant de retourner par terre avec le gros de son armée ; mais, tandis qu’il traversera des provinces que n’ont pas encore vues ses soldats, il veut que sa flotte, sous les ordres de Néarque, explore les côtes méridionales de son empire, et revienne de l’Indus aux bouches du Tigre. Dès que la mousson du nord-est, qui souffle durant l’hiver, commença de se faire sentir dans les premiers jours d’octobre, Néarque s’embarqua sur cet Océan dont le flux et le reflux, chose nouvelle pour les Grecs, les avaient d’abord effrayés. Alexandre, qui se proposait de relier par une route connue les bouches de l’Euphrate à celles de l’Indus, prépara au commerce des lieux de refuge et de ressources. Avant de quitter file de Pattala, il y éleva une forteresse pour s’en assurer la soumission ; il y creusa des puits, pour procurer de l’eau douce à la population, et construisit un port, des magasins, des chantiers. A la fin d’août 325, ou au commencement de septembre, il s’enfonça vers l’ouest à travers le pays des Arabites et des Orites, où il laissa une nouvelle Alexandrie, à Rhambacia, puis il entra dans les déserts de la Gédrosie.

Les troupes éprouvèrent, dans les sables brûlants et mobiles de cette région, de grandes souffrances, par la chaleur, la soif et la faim[42]. On abandonna beaucoup de bêtes de somme, d’équipages, même de soldats. L’armée, dit Strabon, fut sauvée par les dattiers qui croissaient en grand nombre dans le lit des torrents. Alexandre partagea tous ces maux, et il est plus grand dans ces patientes et difficiles épreuves que lorsqu’il montre sur les champs de bataille le courage vulgaire d’un soldat. Au bout de deux mois, on atteignit la Carmanie, et l’on rencontra les convois de vivres que les satrapes voisins avaient envoyés. Alors, s’il faut en croire Diodore et Quinte Curce, aux privations succédèrent les orgies, et une marche triomphale de sept jours, rappelant ce que l’on contait de Bacchus revenant de la conquête des Indes. Arrien traite de fables ces récits, parce que Ptolémée et Aristobule n’en parlaient point. Ces orgies sacrées et militaires sont cependant bien dans le goût d’Alexandre et des soldats de tous les temps. Marche triomphale ou seulement fête du retour, les Macédoniens et leur chef ont certainement honoré Dionysos par de larges libations ; mais ils ont aussi célébré la fin de leurs immortelles campagnes par des sacrifices, des hymnes sacrés et les jeux habituels aux Grecs dans leurs solennités. Le roi rayonnant de bonheur et de génie présidait à tout, joutes et banquets. Un autre chef, cependant, attira un moment tous les regards. Néarque, entré dans le détroit d’Harmozia (Hormouz), venait d’aborder à l’embouchure de l’Anamis (fin décembre 325) et, apprenant qu’Alexandre était à cinq journées de marche dans l’intérieur, il s’était rendu prés de lui. Le roi lui fit raconter à l’armée cet étonnant voyage, où ses marins avaient éprouvé tant de fatigues, vaincu tant de difficultés et bravé les terribles ouragans de la mer des Indes. Au prix de ces misères, ils avaient ouvert au commerce de nouvelles routes entre l’Orient et l’Occident, et tous, soldats et matelots, étaient fiers du chef qui leur avait fait accomplir cette grande chose.

A Pasargades, où il passa, Alexandre fit réparer le tombeau de Cyrus qui avait été pillé, puis gagna Suse par Persépolis (printemps de 324). Il y punit du dernier supplice plusieurs satrapes infidèles ou coupables d’exactions, qui avaient espéré ne jamais le revoir. Un d’eux, Harpalos, satrape de Babylone, n’osa l’attendre. Il s’enfuit avec 5000 talents, et prit six mille mercenaires à sa solde. Beaucoup de Grecs étaient ainsi épars en Asie, vendant au plus offrant leurs services. Alexandre défendit à ses satrapes d’avoir aucune garde de ce genre, et essaya de se rendre maître de cette force flottante, indisciplinée et dangereuse, en fondant avec ces mercenaires des colonies dans la Perside. Le projet ne reçut qu’un commencement d’exécution.

Malgré son exemple et ses efforts, l’union entre les deux peuples n’avançait pas. Il avait déjà pris pour femme Roxane ; il épousa encore Barsine[43], fille aînée de Darius. Il donna à Héphestion la main de Drypétis, sœur de Barsine, et maria, avec de riches dots, les femmes les plus distinguées de la Perse à ses généraux. Plus de quatre-vingt-dix mariages se firent ainsi en un jour, et il n’y eut qu’une seule cérémonie pour mieux resserrer les liens qui unissaient Alexandre et ses officiers. Il invita tous les soldats à suivre cet exemple, et fit des présents de noces à ceux qui épousèrent des Asiatiques : dix mille se firent inscrire. Un spectacle inaccoutumé suivit ces fêtes splendides. A Taxila, les Macédoniens avaient vu des ascètes brahmaniques qui, bourreaux de leur corps, faisaient de leur vie un lent suicide, pour sortir plus rapidement, à force de macérations cruelles, de cette existence terrestre qu’il méprisaient. Un d’entre eux, Calanos, qu’Alexandre avait ramené de l’Inde, monta sur un bûcher en présence de l’armée. Il avait soixante-treize ans, et une maladie venait de le saisir. Il aima mieux faire de sa mort une fête, que de l’attendre triste et douloureuse. Il y perdait peu de jours, et sa vanité y gagnait du bruit autour de son nom, par cette glorification de la doctrine du renoncement faite en face de ceux qui, amoureux de la vie, ne croyaient qu’aux mérites de l’action.

Ces mariages étaient un excellent moyen de fondre ensemble les deux peuples. Comme dans une coupe d’amour se mêlaient la vie et les mœurs des différentes races, et les peuples en y buvant oubliaient leur vieille inimitié[44]. Alexandre essaya la même fusion dans l’organisation de l’armée. Les satrapes lui envoyèrent un corps de trente mille jeunes Perses, qu’il appela ses épigones et fit armer et discipliner comme les Macédoniens. Ceux-ci virent d’un œil jaloux cette troupe nouvelle. Oubliant les bienfaits d’Alexandre, qui venait encore de payer leurs dettes, 20.000 talents, avec la délicatesse d’un ami[45], ils se mutinent et demandent tous à partir. Alexandre, indigné, descend de son siège suivi de ses gardes, saisit les plus mutins au milieu de la foule qui murmure, et les livre au supplice. Puis il remonte, leur rappelle longuement tout ce qu’ils doivent de puissance, de bien-être, de gloire à Philippe et à lui-même : Partez, ajoute-t-il ; allez dire aux Grecs qu’Alexandre, abandonné par vous, s’est remis à la foi des barbares qu’il avait vaincus ! » Il rentre alors dans sa tente et refuse pendant deux jours de voir ses plus intimes amis. Le troisième, il convoque les principaux chefs, leur distribue les commandements et se compose une armée toute persique. A cette nouvelle, les Macédoniens ne peuvent supporter l’idée d’être remplacés par les Perses dans l’affection d’Alexandre : ils courent en foule à sa tente, le supplient de se montrer, implorent son pardon. Il s’avance ; à l’aspect de leur humiliation et de leur désespoir, il est vaincu, et mêle ses larmes aux leurs : Vous êtes tous ma famille, s’écrie-t-il ; je ne vous donne plus d’autre nom ! Un banquet de neuf mille convives où Alexandre tint sa place scella la réconciliation. Puis il licencia de leur plein gré dix mille Macédoniens que l’âge ou les blessures avaient rendus impropres aux combats. Il leur donna, outre l’argent nécessaire pour le voyage, un talent à chacun, et chargea Cratère de les reconduire dans leurs foyers.

Vers cette époque, Alexandre eut une grande douleur : il perdit, à Ecbatane, Héphestion, son plus intime ami[46]. Il lui fit des funérailles telles qu’homme n’en eut jamais; on dit qu’elles coûtèrent 40.000 talents et qu’il demanda à l’oracle d’Ammon si Héphestion devait être honoré comme un héros ou comme un dieu[47]. Les soins du gouvernement firent promptement diversion à sa tristesse. Entre la Susiane et la dédie, les Cosséens habitaient un pays difficile et vivaient à peu près indépendants dans leurs montagnes. Alexandre ne pouvait laisser, au cœur de son empire, sur la route de Suse à Ecbatane, une liberté trop fière pour n’être pas d’un dangereux exemple. Une campagne de quarante jours, marquée par des combats heureux pour les Macédoniens et par une répression rigoureuse pour les indigènes, eut raison de ces tribus farouches. A Babylone, où il rentra enfin (printemps de 325), il trouva des ambassades arrivées de toutes les parties du monde connu. Il en vint d’Italie : des Bruttiens, des Lucaniens, des Étrusques ; il en vint d’Afrique : des Carthaginois, des Éthiopiens, des Libyens. Des Scythes d’Europe s’y rencontrèrent avec des Celtes et des Ibères[48]. Les Macédoniens entendirent des noms inconnus, et se virent invoqués, comme arbitres, par des peuples dont ils ignoraient l’existence et la demeure.

Au milieu de ces hommages, et pour les justifier, Alexandre ne rêvait rien que de grand. Selon les uns, il se proposait de faire le tour de l’Arabie, de côtoyer l’Éthiopie, la Libye, la Numidie et le mont Atlas, de franchir les colonnes d’Hercule, de pénétrer jusqu’à Gadès, et de rentrer ensuite dans la Méditerranée après avoir soumis Carthage et toute l’Afrique... Selon d’autres, il se serait dirigé par l’Euxin et le Palus-Méotide contre les Scythes. Quelques-uns même assurent qu’il pensait à descendre en Sicile et au promontoire d’Iapygie, attiré par le grand nom des Romains. Arrien se trompe : ce nom n’avait rien de grand encore. Mais il est certain qu’Alexandre fit construire en Phénicie des galères, qui devaient être transportées à Thapsaque pour de là descendre l’Euphrate jusqu au golfe Persique et qu’il envoya trois expéditions sur les côtes d’Arabie, afin d’achever le jalonnement de la route maritime entre les bouches de l’Indus et celles du Nil. La plus hardie fut celle du Cilicien Hiéron, qui paraît avoir longé à peu près toute la côte orientale de la péninsule. Héracleidès était envoyé dans un but semblable en Hyrcanie, sur les bords de la mer Caspienne, et devait y construire une flotte pour chercher si cette mer n’avait pas de communication avec le Palus-Méotide et l’océan du Nord.

En attendant qu’il pût partir pour de nouvelles conquêtes, il s’occupait d’améliorations intérieures. Il faisait creuser à Babylone un port capable de contenir mille galères, avec des abris pour les recevoir, et enlever les barrages que les rois de Perse avaient jetés dans le Tigre inférieur, pour entraver la navigation. Il parcourait le lac Pallacopas, où l’Euphrate se déchargeait, lors de la fonte des neiges, mais où les eaux se perdaient ensuite sans utilité. Pour mieux régler les prises d’eau qui épuisaient le fleuve, il fit travailler dix mille hommes pendant trois mois à cet ouvrage. Un jour qu’il naviguait sur le lac prés d’un lieu où s’élevaient les tombeaux de quelques anciens rois, le vent emporta son diadème, qui s’arrêta aux buissons des tombes. Un matelot se jeta dans l’eau pour aller le reprendre, et le mit sur sa tête en regagnant à la nage la barque royale. Les prêtres chaldéens virent dans ce fait un signe funèbre et firent mettre le soldat à mort. Arrien dit, au contraire, qu’il fut récompensé, ce qui est plus probable. Quant aux présages sinistres, il arriva, comme toujours, qu’après l’événement on crut en avoir remarqué. Le conquérant de l’Asie ne pouvait disparaître si jeune sans que les imaginations ne missent en mouvement la nature et les dieux pour annoncer sa fin prochaine. Alexandre prépara lui-même son destin. Dans la joie de son triomphe et après tant de misères héroïquement supportées, il s’abandonna sans retenue à ces plaisirs de la table où tant de fois son père et lui avaient laissé leur raison. Sous la latitude de Babylone cette intempérance était un arrêt de mort. A la suite de plusieurs orgies longtemps prolongées, il fut pris d’une fièvre dont il avait peut-être gagné le germe dans les miasmes des marais du Pallacopas. Elle le mina durant dix jours; le onzième il expira, 21 avril 323. Quelques semaines auparavant, des députés grecs étaient venus l’appeler dieu et l’adorer.

Alexandre n’avait pas accompli sa trente-troisième année quand il mourut. La force avait à peu près achevé son oeuvre : c’était à la sagesse de faire le sien. Cette seconde tâche eût-elle été au-dessus de lui ? Détruire est quelquefois facile, édifier ne l’est jamais. Le peu qu’il a laissé entrevoir de ses desseins montre qu’il eût fait encore de grandes choses, et la sévérité dont il usa à l’égard des satrapes concussionnaires garantit qu’il eût donné à ses peuples une administration vigilante.

Résumons en deux mots l’œuvre de ce conquérant qui ne connaissait plus d’ennemis hors du champ de bataille :

Les vaincus gagnés par ses égards et associés à ses plans[49] ;

Le commerce, lien des nations, développé en de grandes proportions et voyant devant lui les routes ou nouvelles ou pacifiées qu’Alexandre lui a ouvertes, les ports, les chantiers, les places de refuge ou d’étape qu’il lui a préparées ;

L’industrie vivement sollicitée par les immenses richesses autrefois inactives et stériles dans les trésors royaux, maintenant jetés dans la circulation par la main prodigue du conquérant[50] ;

La civilisation grecque portée sur mille points de l’empire par tant de colonies, dont une seule, Alexandrie, reçut et versa longtemps sur le monde un flot inépuisable, mais trouble, de richesses et d’idées[51] ;

Un nouveau monde révélé à la Grèce, et les peuples, les idées, les religions, mêlés, confondus dans une unité grandiose, d’où une société nouvelle serait sortie, si la plus grande des forces, le temps, avait été accordée à celui qui eut presque toutes les autres.

Voilà ce qu’Alexandre avait préparé et pourquoi, depuis deux mille ans, l’histoire s’arrête et s’incline devant le nom de ce victorieux, en oubliant ce que, trop complaisante pour la jeunesse et le génie, elle se contente d’appeler ses fautes.

Mais qu’aurait-il donné à l’univers dompté ? Nul ne le sait ; probablement l’uniformité de la servitude au milieu d’une grande prospérité matérielle. Je vois bien dans une des mains du conquérant l’épée à laquelle rien ne résiste, je ne vois pas dans l’autre les idées qu’il faut semer sur le sillon sanglant de la guerre pour le cacher sous une riche moisson. Ses violences, son besoin de briser tous les obstacles, l’orgueil surhumain dont il était saisi, promettaient un gouvernement impérieux et dur, utile aux vaincus tant qu’aurait vécu Alexandre, nécessairement désordonné après sa mort. Qu’enfanta cette civilisation hellénique transportée par lui au coeur de l’Orient ? Affaibli à force de s’étendre et privé du souffle vivifiant de la liberté, l’esprit grec ne porta point dans sa patrie nouvelle, pour la poésie et l’art, ces fruits savoureux et sains que, à la fois excité et contenu, il avait si libéralement donnés au pied de l’Hymette et du Parnasse. Des Asiatiques apprirent et parlèrent l’idiome des Hellènes[52], aucun ne leur prit le mâle génie de leurs beaux jours, le sentiment énergique de la dignité de l’homme et des droits du citoyen qui avait fait leur grandeur. Comme ces pâles lumières qui ne font que rendre les ténèbres plus visibles, l’hellénisme en Orient ne servit qu’à montrer d’une manière plus éclatante les lâchetés, les faiblesses et les turpitudes des cours et des populations asiatiques.

Et la Grèce, dont ici nous faisons l’histoire, qu’y gagna-t-elle ? La victoire d’Alexandre riva ses fers, et avec l’indépendance des cités tomba ce mouvement intellectuel que la liberté avait produit. La Grèce vit se déplacer les pôles du monde moral, Pergame et Alexandrie succéder à Athènes, Éphèse et Smyrne à Corinthe. Non seulement elle cessa d’être fécondée par ce flot d’hommes, de poètes, d’artistes, de philosophes qui, un siècle plus tôt, arrivait vers elle de toutes les rives de la Méditerranée, mais elle s’épuisera à fournir les nouvelles cours orientales de généraux et de ministres, de parasites et de soldats. Tout homme qui eût pu devenir l’honneur de sa patrie passera au service étranger. Toute sève, tout sang généreux, tout talent, toute ambition, s’éloigneront d’elle. La vie la quittera pour retourner, affaiblie, languissante, à ses colonies asiatiques et africaines. Les Muses ne chanteront plus aux lieux accoutumés, mais une dernière fois et d’une voix affaiblie, en Sicile et à Cyrène[53], ensuite plus rien. L’art et l’éloquence passeront pour un moment à Rhodes, la philosophie aux bords du Nil, la science partout : celle-ci puissante encore ; celle-là troublée, inquiète et confuse. Aristote, qui, durant un séjour de près de treize années à Athènes (335-323), y avait écrit tous ses grands ouvrages, la quitte pour n’y plus rentrer. Lycurgue venait d’y mourir, et elle va perdre encore Démosthène et Phocion, que nul ne remplacera. Tout, jusqu’aux dieux, décline. Alexandre, étendant ses droits de conquérant sur l’Olympe, a donné le second rang au temple et au dieu d’Ammon, après Olympie, mais avant Delphes.

La Macédoine même, quel profit lui revint-il de s’être épuisée de sang pour faire couler à flots celui de l’Asie ? Cinquante ans après la mort du conquérant, les barbares pillaient Ægées, sa vieille capitale, et jetaient au vent la poussière de ses rois[54] !

On a voulu constituer un siècle d’Alexandre comme nous avons eu le siècle de Périclès. Le conquérant, qui se faisait suivre dans ses campagnes de l’Iliade, tenue toujours près de lui dans une cassette d’or ; qui fut l’élève et qui resta l’ami d’Aristote, qui, enfin, répandit l’hellénisme dans une moitié de l’Asie, semble mériter que son règne marque aussi une des grandes époques de la civilisation. Mais l’on n’y trouve point une éclosion nouvelle du génie grec. Les écrivains, les artistes qui florissaient sous lui étaient les continuateurs de ceux qui les avaient précédés. Les derniers orateurs ont disparu avec la liberté athénienne et que ne doit pas l’art d’Apelles et de Lysippe à celui de Zeuxis et de Scopas ! L’ordre ionique prend sur la côte d’Asie son plus brillant essor surtout à Priène, à Magnésie, à Milet, dont le temple d’Apollon Didyméen était le plus vaste que Strabon connût[55]. Mais cet ordre n’était pas une création du temps d’Alexandre. Quant au mouvement philosophique du quatrième siècle, on sait qu’il procède de Socrate et de Platon. Des trois écoles le plus en vue, celles d’Épicure, d’Arcésilas et de Zénon, ou le plaisir, le doute et le devoir, les deux premières enseignent aux Grecs la philosophie commode qui, alors leur convenait, et ce fut à Rome que la troisième forma de nobles caractères.

 

 

 



[1] Pour ce chapitre, voyez Arrien, Anabase, Diodore, Plutarque, Fie d’Alexandre, Justin, même Quinte-Curce, qu’il faut toujours lire avec précaution, mais qu’il faut lire, ainsi que Diodore, pour compléter Arrien, qui ne s’est servi que d’ouvrages macédoniens, tandis que tous deux ont puisé aussi aux sources grecques.

[2] Sur la légende relative à Jupiter et au serpent, voyez Lucien, Άλεξανδρος, qui l’explique par l’usage des habitants de Pella d’avoir un grand nombre de serpents apprivoisés, usage suivi encore de son temps.

[3] Plutarque, La Fortune d’Alexandre, II, 2.

[4] Sur ce qu’Aristote enseigna à Alexandre, voyez Plutarque, Alexandre, 9, et ci-dessus, p. 96. Aristote ne quitta la Macédoine qu’en 335 ; son influence sur l’esprit d’Alexandre put donc se prolonger cinq ans encore.

[5] Suivant Justin (XI, 1), il aurait accordé exemption aux Macédoniens de toutes charges et impôts, sauf le service militaire. Cela est impossible. Peut-être faut-il entendre les impôts de l’année courante.

[6] Eschine, Contre Ctésiphon, 77-78.

[7] II, 56, 15. Athènes avait, en 359, donné le droit de cité et une couronne d’or aux deux assassins du roi de Thrace, Cotys, comme meurtriers d’un tyran. Cf. Démosthène, Contre Aristocr., 119.

[8] Cette légation de Démosthène est peu probable.

[9] Voyez Bayle, Dict. philos., art. Diogène. Le philosophe n’était pas seul à habiter une pareille demeure ; des exilés, des mendiants, se logeaient ainsi économiquement.

[10] Justin dit cependant (III, 4) que les enchères furent élevées, parce que pretium non ex ementium commodo, sed ex inimicorum odio extenditur.

[11] Ainsi appelé parce que Sestos aux mains des Athéniens leur assurait l’arrivée des blés de la Tauride (Aristote, Rhét., III, 10, 3).

[12] Elle servit beaucoup au siège de Tyr et au passage de l’Iaxarte (Arrien, IV, 4, 7).

[13] Diodore, XVII, 17.

[14] Il devait 800 talents, et son père lui avait laissé une dette de 500 (Arrien, VII, 9-10).

[15] Ou Orontobatès, comme Arrien le nomme.

[16] Selon Diodore, quatre cent mille fantassins et cent mille cavaliers. Arrien dit qu’à Issus l’armée des Perses montait à six cent mille combattants.

[17] Il avait un jour, avant d’être roi, tué en combat singulier un chef ennemi renommé pour sa force et qui avait défié le plus brave des Perses (Diodore, XVII, 5).

[18] Cette disproportion étonne ; on la retrouvera plus grande encore pour la bataille d’Arbèles ; mais, malgré l’autorité d’Arrien, on n’est pas tenu d’accepter ces chiffres. Qui donc a compté les morts de Darius ?

[19] La reine, Stateira, mourut dans le camp d’Alexandre, qui lui fit de royales funérailles. Voyez, dans Plutarque (Alex., 30) et dans Quinte-Curce (IV, 10, 34), ce que les rhéteurs peuvent ajouter à un fait historique ; ils ont entendu la conversation entre le grand roi et l’eunuque Tiréos, échappé du camp macédonien ; ils ont vu les inquiétudes de Darius au sujet de la fidélité de Stateira, son admiration pour la continence d’Alexandre, etc., etc.

[20] Ce fait, dont ne parlent ni Arrien ni Diodore, se trouve dans un autre historien d’Alexandre, le rhéteur Hégésias, dont il ne nous reste que de très courts fragments. Cf. Scriptores rerum Alex. M., édit. Didot, p. 139.

[21] Ochus, bien moins politique, avait trouvé plaisant de tuer le bœuf-dieu et de se le faire servir à un repas. La foi d’Alexandre est bien incertaine. Le devin Aristander ne le quittait jamais. N’était-ce qu’un reste de préjugés survivant dans un grand esprit ?

[22] Le Jupiter Ammon était représenté avec des cornes de bélier ; elles étaient pour les anciens un signe de puissance ou de divinité.

[23] On verra plus loin que Perdiccas rendit Samos à ses anciens habitants en 322 (Diodore, XVIII, 9).

[24] Plutarque, Alex., 38, et Apophth. reg. Alex., 15. Didot, Moralia, I, p. 245.

[25] Politique, III, 15, 8.

[26] Voyez la carte de l’expédition des Dix Mille au chapitre XXVIII.

[27] Quinte-Curce (IV, 16), cette fois plus rapproché sans doute de la vérité qu’Arrien, donne quarante mille morts pour les Perses, trois cents pour les Macédoniens ; Diodore (XVII, 61) parle de cinq cents morts. Il ne faut accorder qu’une confiance limitée à presque tous les chiffres conservés par les anciens écrivains.

[28] Quant à moi, dit M. Dieulafoy dans son curieux livre sur l’Art antique de la Perse, lorsque j’essaye de faire revivre dans ma pensée ces grandioses édifices, lorsque je vois ces portiques aux colonnes de marbre ou de porphyre poli, ces taureaux bicéphales dont les cornes, les pieds, les yeux et les colliers devaient être revêtus d’une mince feuille d’or, les poutres et les solives de cèdre de l’entablement et des plafonds, les mosaïques de briques semblables à de lourdes dentelles jetées en revêtement sur les murs, ces corniches couvertes de plaques d’émaux bleu turquoise que termine un trait de lumière accroché à l’arête saillante des larmiers d’or et d’argent ; lorsque je considère les draperies suspendues au devant des portes, les fines découpures des moucharabiehs, les épaisses couches de tapis jetées sur les dallages, je me demande parfois si les monuments religieux de l’Égypte, si les temples de la Grèce eux-mêmes devaient produire sur l’imagination du visiteur une impression aussi saisissante que les palais du grand roi.

[29] Une tradition courut plus tard parmi les Orientaux que, dans cet incendie, avaient péri les livres sacrés de Zoroastre, le Zend-Avesta. — Arrien ne parte pas des mutilés, mais Diodore, Justin et Quinte-Curce mentionnent le fait, et la cruauté habituelle aux gouvernements asiatiques autorise à l’accepter.

[30] La position de Pasargade a été très discutée. Les uns mettent cette ville au nord-ouest de Persépolis ; d’autres au sud-est : cette dernière opinion est celle du plus récent voyageur dans la Perside, M. Dieulafoy, et il faut nous y ranger.

[31] Eschine, Contre Ctésiphon, § 132.

[32] Entre Hérat et Saraks s’ouvre, du sud au nord, la vallée du Heri-Rud que dominent des collines hautes à peine de 300 mètres et qui conduit au voisinage de la vallée du Murghâb où se trouve l’oasis de Merv, de sorte que le passage de l’un à l’autre versant, du Touran dans l’Iran, est de ce côté très facile. Nadir-Schah disait qui tient Hérat tient la poignée du sabre avec lequel on domine le Touran et l’Iran.

[33] En laissant de côté les aveux arrachés par la torture, il reste la non révélation d’un crime de haute trahison, que nos anciennes lois punissaient de mort, comme ce fut le cas pour de Thou. Les articles 105 et 107 du Code pénal de 1810 punissaient encore de réclusion ou d’emprisonnement la non révélation des crimes qui compromettaient la sûreté de l’État. Ce n’est que la loi du 28 avril 1832 qui a abrogé ces articles. C’était aussi une coutume des Macédoniens, comme de beaucoup de peuples barbares, que les parents d’un proscrit fussent proscrits avec lui (Quinte-Curce, VI, 11, 20).

[34] Les Orientaux appellent Alexandre Iskander. En sortant des défilés du Paropamisos, il fonda une autre Alexandrie pour les garder par le nord. Une mission russe dirigée par M. Kanikof a fait, en 1858-1859, une exploration scientifique du Khoraçan en passant par Asterahad, Méched et Hérat ; elle est descendue jusqu’au lac Hamoun dans le Séistan, vaste récipient, sans issue, des eaux des régions environnantes, et est revenue par Kirmau, Yezd et Téhéran. Cette expédition a donc suivi une partie de la route d’Alexandre et a pu constater la parfaite exactitude des documents anciens sur les marches de l’armée macédonienne.

[35] On a vu que cette idée biblique de punir les pères dans les enfants était également une idée grecque. Elle fut aussi une idée punique, car le Carthaginois Annibal sacrifia trois mille prisonniers grecs sur le champ de bataille d’Himéra où son grand-père Amilcar avait été tué, soixante-dix ans auparavant (Diodore, XIII, 62).

[36] Il occupa aussi, un peu plus au sud, sept forteresses bâties sans doute par Cyrus, au bord du steppe, et dont une portait le nom de ce prince.

[37] Plutarque, Alexandre, 61.

[38] Suivant une autre version, celle d’Aristobule, il fut enfermé dans une cage de fer et traîné à la suite de l’armée ; il y mourut sept mois après, dans l’Inde.

[39] Plutarque, Alexandre, 54.

[40] Le major général Cunningham, chargé de l’inspection archéologique de l’Inde, croit avoir découvert l’Aornos d’Alexandre. Sur les travaux des officiers anglais pour retrouver les traces du héros macédonien, voyez les Campagnes d’Alexandre dans l’Inde, par l’amiral Jurien de la Gravière.

[41] La mousson du sud-ouest commence, dans le nord de l’Inde, vers la fin de juin.

[42] Les récits des voyageurs modernes sont moins défavorables à la Gédrosie (Mekran). Voyez surtout Kinnear’s Memoir. Mais, dans le Nirman (Kirmania), l’expédition russe de 1859 trouva une terre si brûlée, un air si sec, que plusieurs fois on vit des ondées de pluie échappées d’un nuage s’évaporer dans l’atmosphère avant de toucher le sol. — La navigation de Néarque, depuis l’Indus jusqu’à l’Euphrate, fut de cent trente jours.

[43] C’est le nom que lui donne Arrien. Plutarque l’appelle Stateira.

[44] Plutarque, De la Fortune d’Alex., I, 6.

[45] Les débiteurs hésitaient à donner leur nom suivant un premier ordre. Alexandre fit porter dans le camp des tables couvertes d’or ; chacun vint avec son créancier, déclara sa dette et en reçut le montant. Le chiffre de 20.000 talents, donné par Arrien, répond au moins à cent millions de francs, en poids de métal fin.

[46] Alexandre avait deux grands amis, Héphestion et Cratère, qui se partageaient et qui faillirent plus d’une fois se disputer, l’épée à la main, son affection. Il disait d’eux : Cratère est l’ami du roi ; Héphestion est l’ami d’Alexandre. Plutarque (Alex., 30) raconte une scène charmante : un jour qu’Alexandre lisait une lettre de sa mère, pleine de reproches, que le roi ne voulait pas qu’on connût, Héphestion, appuyé sur son épaule, lisait avec lui. Alexandre se retournant scella de son anneau les lèvres de son ami.

[47] Plutarque est allé jusqu’à dire qu’Alexandre fit mettre en croix le médecin qui n’avait pas su sauver Héphestion. Arrien ne croit pas aux excès de douleur d’Alexandre et ne semble pas admettre le supplice du médecin.

[48] Quant à une ambassade des Romains, Arrien (VII, 15, 6) n’en a trouvé aucune trace dans les annalistes romains, et je crois qu’en ces temps-là le sénat était occupé de toute autre chose que de ce qui se passait à Babylone. La députation des Celtes, à moins que ce ne soient les Celtes du Danube, et celle des Ibères, si ces Ibères ne sont pas ceux du Caucase, sont également douteuses.

[49] Ils le pleurèrent : Sisygambis, mère de Darius, ne voulut pas lui survivre (Diodore, XVII, 118 ; Justin, XIII, 1). On a parlé d’empoisonnement ; les Éphémérides royales prouvent que sa maladie fut une de ces fièvres continues qui sont fréquentes dans les pays chauds.

[50] Par suite de l’accroissement de la circulation de l’or, ce métal baissa de valeur. Au temps de Philippe, le rapport avec l’argent était de 1 à 12,51 ; après les conquêtes d’Alexandre, il fut de 1 à 11,47. (Droysen, I, 688.)

[51] Alexandrie ne fut pas seulement le centre du commerce de l’Europe et de l’Inde, mais un immense atelier de traductions et de commentaires. Il n’y eut pas que la Bible des Septante qu’on y traduisit. Le même travail fut fait, Strabon l’atteste, pour tous les grands livres de l’Égypte, de la Chaldée et peut-être de l’Inde. Mais rien d’original et de puissant ne sortit du milieu de cette érudition.

[52] Dans la Bactriane régna longtemps une dynastie grecque.

[53] Callimaque et Ératosthène étaient de Cyrène, Théocrite et Archimède de Syracuse, Hipparque de Nicée, Aristarque, l’astronome, de Samos, etc.

[54] Au compte, sinon d’Alexandre, au moins de son expédition, il faut mettre encore les ambitions turbulentes et mauvaises qu’elle excita. Il n’y eut plus de chef d’État ou d’armée qui ne rêvât la possession, comme Antiochos, de l’Orient, comme Pyrrhus, de l’Occident. De là tant de guerres, de ruines et de bouleversements qui facilitèrent à leur tour la conquête romaine.

[55] Ses colonnes avaient 20 mètres, sa façade décastyle, 50, son naos prés de 100.