HISTOIRE DES GRECS

SEPTIÈME PÉRIODE — SUPRÉMATIE DE LA MACÉDOINE (359-272) – PREMIER ASSERVISSEMENT DE LA GRÈCE.

Chapitre XXXI — Philippe (359-336).

 

 

I. La Macédoine avant Philippe

Nous avons vu s’élever rapidement une grande domination, celle de Thèbes; mais elle resta ensevelie, avec Épaminondas, sous les lauriers de Mantinée; jamais chute ne fut si près du triomphe. Thèbes, par ses étonnants succès, avait enlevé à Sparte ses conquêtes et détruit le prestige de son nom, de sorte que Lacédémone subissait le sort qu’elle avait fait à Athènes. Les deux anciennes puissances, les deux têtes de la Grèce, se trouvaient donc découronnées : le lien des confédérations qu’elles avaient nouées autour d’elles était coupé. Au profit de qui ? Non pas de l’Arcadie, que la bataille sans larmes avait dès ses premiers pas convaincue d’impuissance pour l’attaque ; non pas d’Argos, ni de Corinthe, cités vieillies et usées ; non pas même de Thèbes, qui brilla comme un éclair et disparut. Ainsi la Grèce manquait d’un centre stable d’on une vie commune pût se répandre dans tous ses membres. Ce centre avait été un moment à Lacédémone, puis à Athènes, et une seconde fois à Lacédémone. Mais il se déplaçait encore ; l’axe de la Grèce inclinait vers les contrées septentrionales. Thèbes avait eu son jour ; plus haut, une puissance dominante avait failli se former et pouvait encore reparaître en Thessalie : quand Jason s’était fait décerner le titre de tagos, une ombre avait été jetée sur l’indépendance de la Grèce. Ce n’est pas de là cependant, c’est de plus loin qu’allait venir le danger.

La chaîne d’où le Pinde descend, au sud, se prolonge à l’est jusqu’à la mer Noire, sous les noms de monts Orbélos, Scomios et Hémos, en suivant une ligne à peu prés parallèle au rivage septentrional de la mer Égée. Le vaste espace encadré par ces montagnes et ces rivages, à partir de l’Olympe et des monts Cambuniens, au sud, était habité par des populations thraces et par celles qui ont formé le peuple macédonien. Celles-ci occupaient la partie occidentale, et étaient séparées des premières par le Rhodope qui va de l’Hémos à la mer Égée. Le Rhodope à l’est et l’Olympe au sud étaient les deux limites extrêmes de la Macédoine, celles du moins que ses rois voulurent lui donner.

Ce pays est partagé en plusieurs bassins par les montagnes qui se détachent de la chaîne supérieure et descendent vers la mer. Au fond de trois de ces bassins coulent l’Haliacmon, l’Axios et le Strymon. Les deux premiers fleuves débouchent sur une côte basse où ils forment quantité de marais[1], le troisième au contraire vient finir aux lieux oui s’élevèrent la puissante cité d’Amphipolis et la forteresse d’Éion. Entre le golfe Thermaïque, où se perd l’Axios, et le golfe Strymonique, où se jette le Strymon, le continent se prolonge dans la mer Égée, en une péninsule presque ronde, terminée par trois langues de terre qui lui donnent quelque ressemblance avec une main : c’est la Chalcidique. Les larges et fertiles vallées de la Macédoine contrastent avec les bassins étroits et le sol infécond qui forment, de l’autre côté du Pinde, l’Épire et l’Illyrie. Il y avait là place pour un grand peuple ; il s’y est trouvé, mais tardivement, parce que, enfermés entre des montagnes et un littoral envasé, les Macédoniens restèrent longtemps en dehors de la vie hellénique et eurent besoin qu’un grand homme les y fit entrer.

On n’a pas de donnée précise sur la population de la Macédoine[2]. Elle parait avoir été un mélange de la race grecque et de la race barbare qui peuplait l’Illyrie et l’Épire, bien qu’au temps de Polybe un Illyrien et un Macédonien ne pussent s’entendre que par interprète. Lorsque les Hellènes envahirent la Grèce, une branche de cette nation s’arrêta, sans doute, dans le sud-ouest de la Macédoine, sur le cours supérieur de l’Haliacmon et de l’Érigon[3], tandis que le nord, de l’Axios au Strymon, appartenait à la grande tribu illyrienne des Péoniens, qui prétendaient descendre des Troyens; le sud enfin, à des Thraces, Mygdons, Crestoniens, Édoniens, Bisaltes et Sitoniens. Les Thraces Piériens habitaient entre l’Haliacmon et la mer, les Bottiéens, qui se disaient Crétois, mais qui semblent Thraces comme leurs voisins, entre les bouches de l’Haliacmon et celles de l’Axios. Au contact de ces barbares, la race grecque s’altéra, et il se forma une population mixte, à laquelle Hérodote refusait le nom d’Hellènes, mais qui montra une grande facilité à adopter l’idiome hellénique. Si, parmi les noms Macédoniens que l’histoire et les inscriptions nous ont conservés, quelques-uns sont barbares, le plus grand nombre se rattachent au grec. Cependant on reconnut toujours un Macédonien à la manière dont il prononçait certaines lettres de cette langue.

Ce peuple formait plusieurs tribus qui, chacune, avait son chef, les Élyméens, les Orestes, les Éordéens, les Pélagoniens, les Lyncestes, qui avaient une capitale du nom d’Hercule, Herakleia. La plus puissante habitait autour d’Ægées, sous le nom, depuis célèbre, de Macédoniens. Chez quelques-unes de ces vaillantes peuplades, l’homme, qui n’avait pas abattu un sanglier à la chasse, restait assis et non couché dans les festins, et celui qui n’avait pas tué un ennemi était marqué d’un signe de déshonneur[4]. La femme paraît y avoir été plus libre, plus influente que dans la Grèce.

Nous n’avons, sur la primitive histoire de ce pays, ni épopées, ni chants nationaux, ni légendes nombreuses, comme il y en eut tant en Grèce. Thucydide raconte seulement que, vers le neuvième siècle, c’est-à-dire au temps où les constitutions républicaines se substituaient à la royauté, un Héraclide d’Argos, Caranos, se rendit, sur la foi d’un oracle, à la tête d’une troupe de Grecs, dans le pays des Orestes. Le roi de cette contrée le prit à son service dans une guerre contre les Éordéens, et, en récompense du secours qu’il en reçut, lui donna l’Émathie, province au nord du golfe Thermaïque. On disait que Caranos, conduit par une chèvre à Édesse, capitale de cette contrée, lui donna, en mémoire de ce fait miraculeux, le nom d’Ægées[5]. Cette ville continua d’être la capitale du pays jusqu’à l’époque d’Amyntas et de Philippe, qui transférèrent ce titre à Pella, plus rapprochée de la mer[6].

Le conteur par excellence, Hérodote, en sait plus long. Trois frères de la race de Téménos, quatrième descendant d’Hercule, Gauanès, Éropos et Perdiccas, exilés d’Argos, se rendirent en Illyrie et de là passèrent dans la haute Macédoine, où ils se mirent au service du roi de Lébéa pour garder ses troupeaux. Or, toutes les fois que la reine faisait cuire le pain dont elle nourrissait ses serviteurs, le pain destiné à Perdiccas doublait de poids ; elle fit part de cette singularité au roi, qui y vit un prodige menaçant pour lui et ordonna aux trois frères de s’éloigner de ses États. Ils répondirent qu’ils étaient prêts à obéir aussitôt qu’ils auraient reçu les gages qui leur étaient dus. A cette demande, le roi, qui se trouvait près du foyer où tombaient, par l’ouverture du toit, les rayons du soleil, comme saisi d’une inspiration divine, dit en leur montrant ces rayons : Tenez, je vous donne cela ; ce sont les gages que vous méritez. A cette réponse, les deux plus âgés des frères, Gauanès et Éropos, demeurèrent interdits ; mais le plus jeune, qui avait un couteau, s’écria : Eh bien, nous acceptons ! Et ayant tracé avec son couteau un cercle sur le plancher, autour de la lumière du soleil, il se baissa à trois reprises, feignant, chaque fois, de mettre les rayons du soleil dans les plis de sa robe et de les partager avec ses frères ; après quoi ils s’éloignèrent. Un de ceux qui étaient assis près du roi lui fait remarquer l’action du jeune homme et la manière dont il avait accepté ce qu’on lui offrait ; le roi s’inquiète, s’irrite, et envoie après eux des cavaliers pour les faire périr. Il y a dans cette contrée un fleuve, auquel les descendants de ces hommes d’Argos sacrifient comme à un dieu sauveur. Ce fleuve, après que les Téménides l’eurent passé, se gonfla tellement que les cavaliers n’osèrent le franchir. Les fugitifs ayant gagné une autre contrée de la Macédoine, s’établirent prés du lac appelé les jardins de Midas, où poussent des roses à soixante feuilles, qui l’emportent par le parfum sur toutes les autres ; c’est là aussi que Silène fut pris, au dire des Macédoniens, mais ces jardins sont dominés par le mont Bermios que l’hiver rend infranchissable. Les Téménides, après avoir soumis cette contrée, partirent de là pour conquérir le reste de la Macédoine.

Hérodote donne donc pour chef à la dynastie que nous connaissons en Macédoine l’Héraclide Perdiccas Ier, à une époque où la royauté héroïque existait encore en ce pays, dans son antique simplicité. Thucydide est du même avis, et la Grèce reconnut cette origine par l’autorisation accordée au fils d’Amyntas Ier, Alexandre le Philhellène, comme Pindare l’appelle, de concourir aux jeux olympiques.

Hérodote donne pour successeurs à Perdiccas Ier, Argée, Philippe, Éropos, Alcétas et Amyntas Ier, dont on sait peu de chose. Ce n’est qu’à l’époque des guerres Médiques qu’un demi-jour se fait dans cette histoire. Le royaume, sans étendre bien loin son action, était déjà considérablement agrandi : le mont Bermios avait été franchi ; les Piériens chassés de la tâte et rejetés à l’est sur le Strymon ; les Bottiéens, au sud, vers la Chalcidique, tout en conservant Pella. La domination macédonienne avait même passé l’Axios ; les Édoniens étaient expulsés d’une partie de la Mygdonie, Anthémous occupée à l’entrée de la péninsule Chalcidique, dans l’intérieur, les Éordéens et le petit peuple inconnu des Almopes dépossédés ; de sorte que les rois de Macédoine tenaient, même au delà de l’Axios, de fortes positions et paraissaient les suzerains des petits princes qui régnaient sur les barbares voisins. Vers la mer, ils possédaient la côte de la Piérie jusqu’aux bouches de l’Haliacmon, où ils étaient arrêtés par les Grecs, qui, dès la 10e olympiade, avaient couvert la péninsule Chalcidique de leurs colonies et fondé Méthone sur la côte même de la Piérie.

Telle était la situation de la Macédoine quand les Perses s’emparèrent de la Thrace. Amyntas Ier, un ami des Pisistratides, y régnait. Il suivit l’exemple des peuplades voisines qui s’étaient soumises, et consentit à offrir aux envoyés de Mégabaze, satrape de Thrace, la terre et l’eau. Mais, dans un repas, ces ambassadeurs ayant oublié le respect dû aux femmes de la cour de Macédoine , Alexandre, fils du roi, irrité de cette injure, les fit assassiner par des jeunes gens qu’il avait revêtus de l’habit des femmes outragées. Quand le satrape envoya réclamer ses ambassadeurs ou la punition des coupables, Alexandre gagna celui qui était chargé de cette recherche, en lui donnant la main de sa sœur, et le meurtre demeura impuni.

Cet Alexandre devint roi en 500. Quand les Perses de Xerxès arrivèrent, les Macédoniens furent entraînés par le torrent ; mais, quoique dans le camp des ennemis de la Grèce, Alexandre ne négligea aucune occasion de prouver qu’il agissait contre son gré, et qu’il ne demandait qu’à servir ses frères d’origine. C’est lui qui avertit les Grecs de quitter la Thessalie, lui que Mardonius envoya à Athènes pour une négociation amiable, lui encore qui, la veille de la bataille de Platée, vint la nuit, à cheval, au camp des Grecs, et leur révéla les desseins de l’ennemi. Il n’en avait pas moins la faveur de Mardonius, qui lui donna la Thrace jusqu’au mont Hémos. Après la ruine de l’expédition médique, cette acquisition fut perdue par la révolte des tribus indigènes. Mais peut-être faut-il rapporter à la protection des Perses la soumission des Bryges, des Thraces de la Bisaltique, des Pélasges de Crestone, et des villes de Therma et de Pydna. De la dernière qui, bâtie sur la côte de la Piérie, touchait à la mer, il fit sa résidence habituelle, afin de regarder de plus près aux affaires de la Grèce. On comprend quelle habileté fut nécessaire au roi de Macédoine pour se tirer d’embarras en si périlleuse occurrence, et trouver moyen, dans l’ébranlement universel, d’arrondir son royaume. Ses successeurs, entourés comme lui d’ennemis, eurent à tenir une conduite analogue. L’habileté politique, nécessité de la royauté macédonienne, devint le caractère particulier de ce gouvernement. Ce fut comme une école qui produisit pour dernier résultat Philippe, le plus habile homme d’État de l’antiquité grecque.

La Macédoine avait grandi par l’amitié des Perses ; elle grandit aussi par leurs défaites. A la faveur des victoires d’Athènes, Alexandre Ier, l’hôte de la République, et Perdiccas II accrurent leurs domaines : tout le pays, entre l’Axios et le Strymon, devint macédonien. Mais Perdiccas avait un frère, Philippe, qui possédait quelques districts de cette région, et les deux frères étaient ennemis. Athènes s’allia avec le plus faible, et pour avoir constamment l’œil et la main sur la Thrace et la Macédoine, elle fonda Amphipolis à l’embouchure du Strymon. De ce jour, Perdiccas fut un de ses adversaires les plus actifs ; il s’unit à Corinthe, soutint Potidée rebelle, sollicita Sparte d’envahir l’Attique et prépara, dans la Chalcidique, une autre révolte contre Athènes. Dans Olynthe, enfin, que sa position mettait à l’abri des flottes athéniennes, il réunit la population de plusieurs petites villes de la côte : c’était un boulevard qu’il croyait donner à la Macédoine.

Athènes ne demeura pas en reste avec lui. A l’est de la Macédoine, se trouvaient les Odryses sous le commandement du roi Sitalcès, qui avait fait reconnaître son autorité aux plus vaillantes peuplades de la Thrace. Il ne demandait qu’une occasion de mettre le pied chez son voisin. Les Athéniens l’y poussèrent, et il entra en Macédoine avec une nombreuse armée qui imposa de dures conditions. Ces conditions, Perdiccas les viole ; Sitalcès reparaît plein de colère, s’avance, malgré les courageux efforts de Perdiccas et des petits princes du Nord ; jusqu’à l’Axios, ravageant tout sur sa route, et devient si redoutable, qu’Athènes effrayée cesse de lui fournir des provisions (429). Perdiccas saisit le moment, il regagne le roi des Odryses qui se retire, peut-être en livrant Philippe à son frère.

Perdiccas s’était rapproché un instant d’Athènes pour être en état de repousser son formidable adversaire. Le danger évanoui, il redevint son ennemi, excita contre elle les villes de la Chalcidique, s’allia avec Lacédémone et obtint qu’elle envoyât de ce côté Brasidas (424). Il avait un autre projet ; il voulait que le Spartiate l’aidât à dompter les petits princes de la haute Macédoine, qui s’efforçaient d’échapper à sa suprématie. Derdas, roi des Orestes, avait, pour cette raison, pris récemment les armes ; actuellement, c’était Arrhibée, roi des Lyncestes. Brasidas refusa d’abord ; puis, quand il se fut emparé de toutes les villes chalcidiques et d’Amphipolis, il consentit à joindre ses troupes à celles de Perdiccas. Mais, en présence de l’ennemi, les mercenaires illyriens du roi firent défection, les Macédoniens, effrayés, s’enfuirent, et Brasidas, avec ses Grecs, opéra une retraite difficile (423).

Cet événement altéra la bonne amitié du roi et des Spartiates ; d’ailleurs ceux-ci, à leur tour, étaient devenus trop redoutables : Perdiccas traita avec Athènes, et obtint des Thessaliens qu’ils fermassent le passage aux armées lacédémoniennes. Les choses restèrent sur ce pied jusqu’à sa mort (418). Sa règle de conduite avait été de ne point se lier par de durables alliances, et de faire servir tour à tour à sa puissance Athènes et Sparte, Corinthe et les Odryses : politique peu généreuse, ne méritant pas, à qui la pratique, l’estime de l’histoire, mais habile, hardie, et qui perd les États ou les conduit à une grande fortune.

Alexandre Ier avait commencé la série de ces princes macédoniens qui sentirent le besoin d’helléniser leur peuple pour ajouter, aux forces de la barbarie, l’éclat et les ressources de la civilisation. Perdiccas Il suivit son exemple ; il ouvrit ses États aux Grecs que la guerre chassait de leur patrie et reçut dans sa demeure royale le poète Mélanippide, même Hippocrate. Ses successeurs continueront cette tactique intelligente : ce seront les Macédoniens qui donneront à la Grèce ses derniers défenseurs et qui écriront à Pydna la dernière page de son histoire.

Après Perdiccas II, l’expédition de Sicile, les revers d’Athènes, le déplacement du théâtre de la guerre, qui fut porté sur les côtes de l’Asie, laissèrent respirer la Macédoine. Sparte fit, en Chalcidique, succéder sa domination à celle d’Athènes : elle était moins à craindre parce qu’elle avait moins de marine. D’ailleurs le nouveau roi, Archélaos Ier, appliquait ses soins à un autre objet ; il cherchait moins à s’agrandir qu’à fortifier la royauté, qui n’était point encore sortie des traditions de l’âge héroïque. Pour arriver au trône, il avait égorgé un frère, un oncle, un cousin, dont les droits étaient supérieurs aux siens. Un tel homme, maître d’un pouvoir acheté si cher, ne devait pas être disposé à l’abandonner aux grands. Cette noblesse avait la fierté d’une aristocratie dorienne à demi barbare. Archélaos soutint contre elle une lutte opiniâtre ; il réussit à la rendre plus docile et à saisir l’autorité qui vient naturellement aux princes quand les peuples sentent d’instinct que le pouvoir d’un seul leur est nécessaire. Il fit, dit Thucydide, pour l’organisation et la puissance de la Macédoine, plus que ses huit prédécesseurs pris ensemble[7]. Au lieu de mercenaires sans fidélité et de levées tumultueuses sans expérience ni discipline, il eut une armée régulière. Il fortifia des villes pour arrêter les invasions et ouvrit des routes pour favoriser le commerce et l’agriculture, peine que ne se donnaient pas les gouvernements de ce temps-là. Trouvant Pydna trop exposée aux attaques par mer, il se construisit une autre capitale, Pella, située dans l’intérieur des terres et défendue par des marais, tout en étant, par un fleuve voisin, le Ludias, en communication avec le golfe Thermaïque. Au pied de l’Olympe, sur la route qui menait à la vallée de Tempé, il fonda Dion, où il appela la civilisation de la Grèce. A Ægées, il institua des jeux en l’honneur de Jupiter, comme les Grecs en célébraient à Olympie. Sa cour était magnifique : il y fit venir des artistes de la Grèce : Zeuxis exécuta dans son palais des peintures que le roi paya 7 talents. Il s’efforça vainement d’y attirer Sophocle, dont le fier génie ne se plaisait que dans Athènes, et Socrate, qui eût cessé d’être lui-même s’il eût quitté l’Agora ; mais il réussit auprès d’Euripide, qui vint terminer sa vie en Macédoine auprès de deux autres poètes, Chœrilos et Agathon, alors célèbres, et du musicien Timothée ; Athénée dit qu’il était en relation d’amitié avec Platon. A ce pays enfin, demi grec et demi barbare, qui n’avait ni vie civile régulière, ni commerce, ni industrie, ni art, ni littérature, Archélaos donna les éléments de toutes ces choses, s’efforçant de faire regagner en peu de temps, à son peuple, l’avance que les Grecs avaient prise sur lui. Le Pierre le Grand de cette Russie du monde grec périt assassiné en 399, victime peut-être des ressentiments de la noblesse.

On pourrait pousser plus loin la comparaison avec la Russie, en ajoutant que cette civilisation hâtive ne pénétra pas dans la masse de la nation et ne fit que polir, peut-être corrompre, la noblesse et la cour. Lorsque mon père devint votre roi, dira un jour Alexandre aux Macédoniens mutinés, vous étiez pauvres, errants, couverts de peaux de bêtes et gardant les moutons sur les montagnes ou combattant misérablement pour les défendre contre les Illyriens, les Thraces et les Triballes. Il vous a donné l’habit du soldat ; il vous a fait descendre dans la plaine et vous a appris à combattre les barbares à armes égales. Le roi civilisateur avait donc laissé beaucoup à faire. Son règne d’ailleurs fut suivi de crimes, d’usurpations, de meurtres et de guerres civiles qui remplirent quarante années (399-359). Oreste, fils d’Archélaos, passe quatre ans sous la tutelle d’Aéropos, qui le fait périr et règne à sa place pendant deux années. Aéropos laisse le trône à son fils Pausanias, qui, au bout d’un an, est renversé par un descendant d’Alexandre Ier, d’une autre ligne que celle qui avait régné jusque-là (393). Cet Amyntas II est bientôt chassé par Bardylys, chef de brigands, devenu roi des Illyriens, qui donne le trône à Argée, frère de Pausanias ; mais il rentre avec le secours des gens de Thessalie et d’Olynthe. Ceux-ci étaient alors menaçants pour la Macédoine. Sparte brise leur puissance et les force de rendre à Amyntas toutes les places qu’il leur avait cédées dans un moment de détresse. Ce prince vécut alors tranquille à Pella, allié à la fois de Sparte et d’Athènes. Ainsi la royauté de l’âge héroïque qui, dans les pays grecs, ne s’était conservée qu’à Sparte et en Épire, mais très déchue, était encore vivante en Macédoine. Le roi est supérieur à tous, dit Aristote, en richesse et en honneur. Cependant il vivait habituellement au milieu de troubles et de révolutions qui ne donnaient pas aux peuples plus de tranquillité que les démagogues n’en assuraient aux cités démocratiques.

Amyntas II laissa trois fils, Alexandre II, Perdiccas et Philippe (369). Le premier fut, après deux ans de règne, assassiné par Ptolémée d’Aloros, qui appartenait à la maison royale, mais par une naissance illégitime. On prétend que la mère d’Alexandre, Eurydice, trempa dans le meurtre, pour favoriser Ptolémée qu’elle aimait et qui eut la tutelle du jeune Perdiccas III. Un prince du sang, Pausanias, soutenu par un parti macédonien et par les Thraces, essaya de les renverser tous deux. Iphicrate, vieil ami d’Amyntas, se trouvait alors avec une armée près d’Amphipolis, qu’il voulait recouvrer pour Athènes. Eurydice lui demanda une entrevue, et en lui présentant ses deux jeunes fils, Perdiccas et Philippe, elle leur fit embrasser ses genoux comme des suppliants. Iphicrate prit en main leur cause ; il chassa Pausanias de la Macédoine, et le jeune Perdiccas resta sous la tutelle de Ptolémée et dans l’alliance d’Athènes. Thèbes vit avec dépit cette influence et la renversa. Pour tenir le régent en bride, Pélopidas emmena à Thèbes Philippe, le plus jeune des fils d’Amyntas (368).

Dès que Perdiccas fut homme, il vengea, dans le sang de Ptolémée, le meurtre de son frère aîné, la honte de sa mère et les dangers que lui-même avait courus (365). Il régna cinq années encore et sembla marcher sur les traces d’Archélaos : il entretint des relations d’amitié avec Platon et profita de la détresse des Amphipolitains, serrés de près par Athènes, pour mettre garnison dans cette ville; mais, attaqué en 359 par les Illyriens, il périt en les combattant, ou tomba sous les coups d’assassins soudoyés par sa mère Eurydice.

 

II. Avènement de Philippe (359) ; ses réformes ; conquête d’Amphipolis

Le frère de Perdiccas III, Philippe, troisième et dernier fils d’Amyntas II, était alors âgé de vingt-trois ans. Il avait quitté Thèbes depuis plusieurs années pour prendre le commandement d’une province que Perdiccas lui avait cédée, peut-être à la sollicitation de Platon. Son séjour dans la ville qui venait de prendre le premier rang dans le monde hellénique acheva ce que la nature avait fait pour lui. Il vit la Grèce arrivée au plus haut degré de civilisation, Thèbes au plus haut point de puissance, et il eut le singulier bonheur de vivre auprès d’un homme qui semblait résumer en lui toutes les qualités de sa race, grand général, orateur et philosophe : c’est nommer Épaminondas. Et, pour un esprit sagace, que d’utiles observations à faire au milieu de ces luttes d’ambition, conduites avec les derniers raffinements de la politique : sur les champs de bataille, une tactique nouvelle, supérieure même à celle de Sparte ; dans les cités, les brusques emportements et les défaillances des assemblées populaires, la passion siégeant au conseil plus souvent que la sagesse, la publicité des plans, les lenteurs de l’exécution, la vénalité des chefs. Connaissance des hommes et des choses, qui deviendra un terrible moyen d’action entre les mains d’un homme souple et hardi, entreprenant et rusé, avide de gloire et l’allant chercher partout, même là où elle se vend le plus cher, dans le péril[8] ; d’une activité indomptable, servie par une santé de fer ; n’ayant rien du tyran, affable, clément, généreux, pourvu que ces qualités aident à ses desseins ; par-dessus tout, d’une ambition dévorante. qui, au besoin, passait sur le corps de la justice pour atteindre et saisir la fortune ; l’idéal enfin du politique, si le dernier mot de la politique est le succès.

L’héritier du trône était un enfant, Amyntas. La tutelle revenait naturellement à Philippe, son oncle ; il s’en empara. D’immenses difficultés surgissaient de toutes parts et menaçaient de faire retomber le royaume dans l’anarchie où, depuis quarante ans, il avait été tant de fois plongé. Un cercle d’ennemis entourait la Macédoine : derrière et sur ses flancs, des populations barbares ; devant, les Grecs qui occupaient les côtes de la mer Égée; les Illyriens, qui, venant de tuer aux Macédoniens leur roi et quatre mille hommes, menaçaient les provinces de l’Ouest ; enhardis par ce revers, les Péoniens ravageaient celles du Nord ; à l’est, les Thraces s’apprêtaient à tout envahir; et au midi, les Athéniens épiaient l’occasion de reprendre Amphipolis, leur éternel regret; enfin les déchirements intérieurs ouvraient la porte aux étrangers. Des discordes récentes il restait deux prétendants : l’un, Pausanias, ce prince du sang qu’Iphicrate avait déjà chassé, sollicitait le roi des Thraces ; l’autre, Argée, l’ancien adversaire d’Amyntas ou un de ses fils, venait d’obtenir des Athéniens une flotte et trois mille hoplites, sous les ordres de Mantias.

Pour faire face à tant de périls, un peuple découragé à cause du désastre qu’il venait d’essuyer, une noblesse et des troupes arrogantes, comme il arrive toujours dans les guerres civiles, et d’une fidélité équivoque, au milieu de prétentions qui pouvaient faire douter où était le droit et où serait le succès. Il y avait donc ranimer la confiance des Macédoniens en eux-mêmes, à se les attacher et à les unir sous une forte discipline, de telle sorte qu’ils pussent combattre avec avantage ceux qui les regardaient comme une proie facile : voilà pour l’intérieur. Au dehors, il fallait débarrasser les frontières, refouler à droite les Illyriens, à gauche les Thraces, et jeter à la mer les Grecs qui barraient à la Macédoine l’accès du golfe profond que la nature avait disposé pour être son domaine.

Ce fut là le premier plan, un plan de délivrance; le second sera un plan de conquête : de cette Macédoine pacifiée et étendue à ses limites naturelles, de cette forteresse qui domine la Grèce, Philippe sortira, à l’ouest, pour envahir l’Illyrie ; à l’est, pour asservir la Thrace. Il voudra mettre une main sur Byzance, la clef de l’Euxin, et l’autre sur les Thermopyles, la clef de la Grèce. Cela fait, la conquête de l’empire perse ne sera plus qu’un jeu. Philippe, quoi qu’on en ait dit, ne conçut pas tout d’abord ce dessein gigantesque. Une espérance nouvelle sortit pour lui de chaque succès nouveau. Le plan grandit avec la fortune, et il avait été si bien conçu, dès l’origine, dans ses proportions restreintes, qu’il convint ensuite à une situation plus haute. C’est pour Philippe une assez grande gloire, sans qu’il soit besoin de lui faire prévoir l’avenir vingt ans avant que cet avenir fût possible. Ajoutons que les étapes successives qui viennent d’être marquées, Philippe les suivit avec la vaillance de Mars et la prudence astucieuse d’Ulysse ; que son fils ne le remplaça qu’à la dernière ; et que là même il eût précédé Alexandre, sans le coup de poignard qui l’arrêta dans la force de l’âge, de la fortune et du génie.

D’abord, pour détacher Athènes du parti d’Argée, il déclara qu’il laisserait Amphipolis indépendante. Dés largesses habilement distribuées achetèrent l’inaction des Thraces. Avant que les Athéniens se détachassent tout à fait de sa cause, Argée envahit la Macédoine, il fut battu, probablement tué, et toute la troupe qu’il commandait cernée sur une hauteur où elle fut forcée de se rendre. Il s’y trouvait quelques Athéniens : Philippe les renvoie comblés de présents, et les fait suivre d’envoyés qui portent à leur ville une lettre amicale. Avec les Athéniens, de tels procédés n’étaient pas perdus ; la paix fut faite. Libre de ce côté, il se retourne contre ceux qui, hier, lui imposaient d’humiliantes conditions. Malgré le courage et l’habileté de leur chef Bardylis, soldat de fortune, parti de très bas, il bat les Péoniens, qui reconnaissent sa suzeraineté. Les Illyriens éprouvent le même sort et lui cèdent tout le pays à l’orient du lac Lychnitis, avec les passages des montagnes que désormais il pourra leur fermer.

Ces succès méritaient une récompense. On couronna l’Héraclide qui venait, en si peu de temps, de relever à ce point la Macédoine. Y eut-il vraiment, comme on l’a dit, usurpation ? La succession royale n’était point régie par des lois invariables ; dans un tel pays, le trône était un cheval harnaché en guerre que montait un Héraclide ; et par son origine, par son courage, Philippe remplissait cette condition. Du reste, il garda son neveu à sa cour, et plus tard il lui fit épouser une  de ses filles. Un autre l’eût mis à mort ; mais, fort de ses services et de sa popularité, Philippe pouvait être confiant. Nul prince absolu n’usa, d’ailleurs, comme lui des moyens qui ont cours dans les États libres : à l’armée, il montrait les qualités physiques que le soldat estime ; cavalier infatigable, nageur intrépide, il eût remporté le prix pour tous les jeux ou exercices militaires, et il avait en plus l’éloquence qui ajoute tant de force à l’autorité du commandement. Au palais, dans la ville, affable et séduisant, il aimait, selon la coutume du pays, les longs festins, les coupes profondes, et il en plaisait d’autant plus aux Macédoniens. Mais, au besoin, il était sobre et dur à lui-même, vivant avec ses troupes et, comme elles, au hasard des marches qui le conduisaient en des localités plantureuses ou stériles; et ce dédain du chef pour les commodités de la vie va toujours au cœur du soldat. Cette popularité lui avait rendu l’accès du trône facile ; faciles aussi rendit-elle les réformes dont le royaume avait besoin et pour lesquelles il s’assura la faveur du ciel : des oracles habilement répandus le représentèrent comme l’homme prédestiné à faire la grandeur de la Macédoine.

La longue faiblesse de ce royaume tenait à la mauvaise organisation de l’armée et aux prétentions anarchiques de petits princes qui, apparentés de près ou de loin à la famille royale, possédaient en quasi-souveraineté de vastes domaines où ils avaient leurs gardes particuliers. Un contemporain, Théopompe, donne à Philippe 800 hétaires ou compagnons d’armes, aussi riches en terres à eux seuls que 10.000 hellènes. Il se trouvait donc dans ce royaume, comme dans notre société féodale, une noblesse en état d’embarrasser des rois faibles. Philippe profita des dangers que le pays courait pour essayer de soumettre les uns et les autres, au nom du salut commun et de la grandeur nationale, à une rigoureuse discipline. Il habitua ses troupes à faire, avec armes et bagages, sous leur kausia, la coiffure nationale des Macédoniens, des marches de 500 stades par jour (55 kilomètres). Il défendit aux soldats, même aux officiers, l’usage des voitures, et ne permit aux cavaliers qu’un valet par homme ; aux fantassins, un pour dix. On raconte qu’il congédia un étranger de distinction pour avoir fait usage de bains chauds, et chassa deux de ses généraux qui avaient introduit dans le camp une chanteuse. Un jeune noble s’était écarté pendant une marche pour se désaltérer, il fut frappé de coups de bâton, et un autre, qui, comptant sur la faveur du roi, était sorti des rangs contrairement aux ordres, fut mis à mort. La foule voyait sans colère le prince punir avec cette rudesse à demi barbare les grands dont la mollesse et l’insolence l’avaient tant de fois irritée.

Philippe prit une autre précaution contre ses nobles, il les amena à lui envoyer leurs enfants et à s’honorer que ceux-ci remplissent près de lui les fonctions de la domesticité royale, en même temps que les devoirs militaires de gardes du roi : c’étaient des otages qu’il prenait. Ils avaient le privilège de ne pouvoir être battus de verges, si ce n’est par ordre exprès du prince, celui de manger assis à sa table, et surtout l’avantage d’arrêter au passage les faveurs royales. Les Βασιλιοί παϊδες étaient des candidats désignés d’avance pour les grandes fonctions; mais, dans cette monarchie militaire, ils prenaient aussi part aux combats[9]. Philippe essaya même d’en faire des lettrés qui pussent le servir en de délicates missions, et rivaliser avec les Grecs d’instruction et d’éloquence. La royauté a souvent employé des moyens analogues pour enchaîner l’aristocratie au trône et transformer ses nobles eu courtisans à qui l’éclat de la cour faisait oublier la vie rude, mais aussi l’indépendance du manoir seigneurial.

Le noyau de l’armée fut la phalange, dont l’idée première avait été donnée par le système militaire d’Épaminondas. La phalange présentait une masse d’hommes, serrés les uns contre les autres, sur seize files de profondeur, couverts de fortes armures défensives, portant une courte épée, un petit bouclier rond garni d’airain, et la sarisse, longue pique de cinq mètres et demi[10], tenue à deux mains, dont la pointe acérée protégeait l’homme du premier rang, à prés de cinq mètres en avant de sa poitrine, de sorte que l’homme du second rang portait encore sa lance à quatre mètres en avant du premier phalangiste, celui du troisième à trois, et ainsi de suite jusqu’au soldat de la cinquième file, dont la lance dépassait encore d’un mètre le front de la phalange. Les autres soutenaient l’effort des cinq premiers rangs, et appuyaient leur sarisse sur les épaules de ceux qui les précédaient, de manière à former au-dessus de la phalange un toit de piques qui arrêtait une partie des traits lancés sur elle. C’était donc bien cette bête monstrueuse et hérissée de fer dont parle Plutarque : sur un terrain de niveau, rien ne pouvait lui résister.

Mais la phalange ne suffisait pas à elle seule : prise de flanc ou en arrière, cette masse énorme était sans force, parce que, manquant de souplesse et de mobilité, elle ne pouvait évoluer rapidement, ni changer de front selon le besoin. Philippe lui donna l’appui d’une infanterie légère, quoique armée de manière à combattre de prés, celle des hypaspistes, qui commençaient le combat, gravissaient les collines et emportaient les retranchements. En avant et autour d’eux couraient les gens de traits, troupe irrégulière et composée d’étrangers.

La cavalerie des hétaires ou compagnons du roi, munie d’une courte javeline et d’un sabre, pour joindre de près l’ennemi, fut, avec la phalange, la force principale de l’armée macédonienne, et joua toujours un rôle important dans les batailles asiatiques. Au Granique, à Issus, à Arbelles, elle eut l’honneur de la journée : c’était notre cavalerie de ligne ; elle se faisait aussi éclairer par une cavalerie légère, les sarissophores. La principale noblesse du pays prenait rang parmi les hétaires[11].

Enfin, Philippe organisa encore ce que nous appellerions un parc d’artillerie et de siège, c’est-à-dire que son armée fut toujours pourvue de machines propres à lancer des traits contre l’ennemi ou des quartiers de roc contre les remparts des villes, engins qu’avant lui on n’employait pas, ou qu’on employait peu[12].

Remarquez qu’au moment où Philippe constituait si fortement l’armée macédonienne, la Grèce, pour les raisons que j’ai déjà dites, n’avait plus d’armée nationale. Ce seul fait explique déjà bien des choses.

En Macédoine, le service militaire personnel était obligatoire, comme il l’avait été dans toutes les cités grecques, avant que l’usage s’établit d’acheter des mercenaires. Philippe eut donc autant de soldats qu’il put en entretenir. Son armée ne compta d’abord que 10.000 hommes ; il en accrût sans cesse le nombre, et finit par le porter à 30.000. Cette force militaire, considérable pour l’étendue du royaume, et d’ailleurs continuellement employée pendant un règne belliqueux, acquit une importance qui transforma le gouvernement de la Macédoine en une sorte de despotisme militaire. Les prérogatives dont le peuple, ou une certaine partie du peuple avait joui, passèrent à l’armée qui, dans les lointaines contrées de l’Asie, représenta la nation et hérita du droit de juger les criminels d’État. On verra Alexandre consulter ses soldats dans plusieurs cas de haute trahison, et, sous ses successeurs, les Macédoniens jouer souvent, dans les camps, le rôle du peuple d’Athènes à l’Agora.

Deux années n’étaient pas encore écoulées depuis la mort de son frère, et déjà Philippe avait pacifié et reconstitué la Macédoine. Un pouvoir unique et fort était établi; une armée considérable s’organisait ; la nation était réconciliée; les prétentions insolentes sévèrement contenues. Les succès déjà remportés en promettaient d’autres ;  car si Philippe était fort, le sol n’était pas ingrat. Il y avait dans cette nation macédonienne une sève vigoureuse, entretenue par le voisinage des barbares, et qu’il s’agissait seulement de diriger. Les guerres civiles, loin d’affaiblir cette énergie, n’avaient fait que lui donner plus de force, comme il arrive, quand cette force ne se détruit pas en se tournant contre elle-même.

Reléguée jusqu’alors vers les pays barbares, la Macédoine ne pouvait se faire une place dans le monde grec qu’en devenant puissance maritime, comme la Russie n’est devenue puissance européenne que du jour où elle a pris, avec Saint-Pétersbourg, possession des côtes de la Baltique. Mais de nombreuses forteresses d’Athènes et de ses alliées s’élevaient entre la Macédoine et la mer, comme les prix du combat exposés sur l’arène. Philippe voulut les saisir. Ses premiers regards se tournèrent vers Amphipolis qui, par sa position aux bouches d’un grand fleuve, ouvrait ou fermait la mer à la Macédoine et la vallée du Strymon aux Athéniens. Peu de temps auparavant, le roi, faible encore et menacé, avait renoncé à toute prétention sur cette ville ; maintenant il se croyait assez fort pour la prendre. Des différends survenus à propos lui servirent de prétexte; il l’attaqua. Mais il avait à craindre Athènes et Olynthe. Celle-ci, humiliée par Lacédémone, s’était relevée après l’abaissement des Spartiates, sans reformer toutefois la grande confédération à la tête de laquelle, en 382, elle était placée. Si ces deux villes se liguaient, Philippe échouait. Avec une merveilleuse adresse et une duplicité dont il donna par la suite plus d’un exemple, il acheta la défection d’Olynthe en lui cédant la ville d’Anthémous ; aux Athéniens, il persuada qu’il allait faire cette conquête pour eux, à condition qu’ils lui permettraient d’occuper Pydna, qui, sous Amyntas, s’était séparée de la Macédoine pour entrer dans leur alliance. Quand ensuite les Amphipolitains, serrés dans leurs murs par son armée, offrirent à Athènes de se rendre à elle, il lui écrivit une lettre pour renouveler ses promesses. Les Athéniens étaient alors fort occupés ailleurs, ils se reposèrent sur la bonne foi du roi et rejetèrent l’offre d’Amphipolis. La ville fut prise (358), et ne paraît pas avoir été traitée avec l’excessive rigueur dont parle Démosthène. Philippe se borna, au témoignage de Diodore, à bannir les principaux citoyens du parti contraire. D’après le traité avec les Athéniens, il n’était tenu de leur livrer Amphipolis qu’après avoir occupé Pydna. Il assiégea immédiatement cette place, la prit par trahison, et n’en garda pas moins Amphipolis : Athènes était jouée.

Son irritation ramenait la possibilité d’une ligne avec les Olynthiens. Cette fois, ce furent ceux-ci que Philippe gagna par la promesse de leur livrer Potidée, occupée alors par une garnison athénienne, qui ouvrait ou fermait l’entrée de la presqu’île de Pallène. Potidée fut prise, peut-être par trahison comme Pydna ; et le roi, fidèle par calcul à sa parole, la livra aux Olynthiens (357) ; mais il traita avec une courtoisie parfaite la garnison athénienne, et la renvoya dans sa patrie, protestant qu’il voulait demeurer en paix avec Athènes. Que faisait-il ? Rien que de légitime en apparence ; il n’attaquait pas, il reprenait ; comme disait un czar de Russie essayant de mettre la main sur Constantinople, il reprenait les clefs de sa maison.

La prise d’Amphipolis le faisait toucher à la Thrace et lui donnait les bois de construction de la vallée du Strymon ; mais plus loin, à l’est, était Crénides, au pied du mont Pangée[13], fameux depuis longtemps par ses mines d’or et d’argent qu’on exploitait mal, parce que trop de gens s’en disputaient la possession. Philippe s’empara de la ville des sources, en augmenta la population par une colonie, la force par de solides remparts et lui donna son nom, Philippes (356). C’est dans les plaines du voisinage que la république romaine succombera, avec Brutus et Cassius, les chefs des tyrannicides. Les mines du mont Pangée avaient été jusque-là d’un faible produit; sous l’administration du roi, elles rendirent annuellement plus de mille talents. Cette masse de métaux précieux lui permit de faire une réforme monétaire qui eut pour la Macédoine une grande importance commerciale : il frappa des tétradrachmes d’argent d’après le système rhodien qui avait cours partout, et des statères d’or ayant la valeur du darique persan que les Grecs ne connaissaient que trop. La Macédoine eut donc alors le double étalon, comme on dit aujourd’hui[14]. Tétradrachmes et statères coururent l’Hellade pour y acheter des soldats, des marins et des traîtres.

 

III. Situation d’Athènes ; guerre sociale (357-356) ; Isocrate et Démosthène

Comment les Athéniens le laissèrent-ils s’étendre ainsi tout le long des côtes de la mer Égée ? La réponse est dans la situation intérieure de la république et dans les embarras dont elle se trouvait assaillie. Ce sont deux points qu’il importe d’expliquer en revenant de quelques années en arrière.

Au dehors, Athènes ne s’était jamais complètement relevée du coup qu’elle avait reçu à la fin du siècle précédent, bien que son alliance avec Thèbes contre Sparte, et avec Sparte contre Thèbes, lui eût permis de renouer quelques-uns des liens de son ancienne confédération[15]. Instruite par l’expérience, elle avait mieux réglé ses rapports avec ses alliés et, parmi ses concitoyens, plus équitablement réparti les charges. Mais les idées de conquête étaient vite revenues. Timothée, rentré en grâce auprès du peuple athénien, chassa, en 365, la garnison persane de Samos ; il s’empara de Méthone, Pydna, Potidée, avec vingt autres villes de la Chalcidique et soumit une partie de la Chersonèse (364). Athènes étendit de nouveau sa domination sur l’Hellespont et le long des côtes de Thrace ; de nouveau aussi les pauvres reçurent des terres dans ces domaines de la république, et la politique de la métropole se trouva gênée par les relations amicales ou hostiles qui s’établirent alors si loin d’elle. Après Leuctres, Thèbes s’inquiéta de cette prospérité renaissante. Elle mit garnison dans Oropos sur la frontière de l’Attique et en face de l’Eubée, ce qui était une double menace pour Athènes ; puis elle arma une flotte, montée par Épaminondas, qui força l’Athénien Lachès à se retirer devant elle. Chios, Rhodes, Byzance et la Chersonèse furent même contraintes de faire défection (364).

La mort d’Épaminondas arrêta la fortune de Thèbes, et Athènes put retrouver la prépondérance sur mer. En 362, elle fit alliance avec les satrapes révoltés de l’Asie Mineure ; deux ans après, pour exploiter les lavages aurifères du district qu’on aurait pu appeler la Côte d’Or, elle envoya des colons à Crénides, dont nous venons de voir Philippe s’emparer. Elle espéra, un peu plus tard, recouvrer toute la Chersonèse de Thrace, par les succès de Timothée sur Cotys, et après le meurtre de ce prince (359), par un traité avec les chefs Odryses qui se disputèrent son royaume. Enfin un vigoureux effort de Charès lui livra, en 357, cette province, qui lui était doublement nécessaire, car là on commandait la grande route du commerce des blés et on percevait le droit de douane sur les navires qui descendaient de l’Euxin. Le Bosphore Cimmérien, au fond de cette mer, était le grenier du Pirée. Leucon, qui y régnait alors sous le titre d’άρχων, était un grand ami des Athéniens ; il avait autorisé leurs navires à faire leur chargement en blé avant tous les autres, et il les avait exemptés des droits de sortie, de sorte que leurs cargaisons, arrivant les premières sur le marché, pouvaient se vendre à meilleur compte que celles des concurrents. En échange, Athènes apportait dans ce royaume les mille objets de son industrie et répandait l’influence des arts de la Grèce en des lieux sauvages où d’anciens tombeaux nous livrent aujourd’hui des restes merveilleux de l’orfèvrerie hellénique[16].

L’Eubée même fut ramenée dans le parti d’Athènes, par une résolution digne des plus beaux, temps de la république. Un corps de troupes béotiennes y avait débarqué; à cette nouvelle, Timothée s’indigne : Les Thébains sont dans l’île, s’écrie-t-il, et vous délibérez, et vous ne volez pas au Pirée, et la mer ne se couvre pas de vos vaisseaux ! [17] Un décret est aussitôt rendu ; mais tous les triérarques qui devaient cette année servir avaient rempli leurs obligations, et il n’y avait personne qu’on pût légalement contraindre à armer une galère. Comme à Rome, le patriotisme des particuliers fournit à l’État ce que le trésor publie ne pouvait lui donner. Les citoyens s’imposèrent volontairement, et cinq jours après, une armée athénienne descendait dans l’Eubée et en chassait l’ennemi. Au nombre de ces patriotes était Démosthène. Ce fut la première fois, dit-il, qu’Athènes eut des triérarques volontaires, et je fus du nombre[18]. »

Malheureusement ces actes, qui avaient été la vie ordinaire du peuple athénien, n’étaient plus qu’un éclair de dévouement passager. Les triérarques chargés de l’équipement des vaisseaux vendaient au rabais l’entreprise à des aventuriers nécessiteux. Ceux-ci se payaient par des rapines et des extorsions, dont les généraux mêmes ne se faisaient pas faute. Charès volait une partie des fonds qu’il devait verser au trésor, et achetait l’impunité en prenant les principaux orateurs à sa solde.

Avec des intentions meilleures, les Athéniens en étaient arrivés à lasser plus qu’autrefois la patience des alliés, sans même se tenir en état de les protéger efficacement. Dans la première moitié de la guerre du Péloponnèse, la marine athénienne avait une telle supériorité, que marins et amiraux étaient animés d’une confiance qui doublait leurs forces : nul ennemi, même en nombre supérieur, n’osait les attendre. Maintenant que le condottiérisme avait pris la place. du service par les citoyens, un adversaire débauchait soldats, marins et pilotes, même les constructeurs. Thèbes pouvait en quelques mois se donner une flotte et la promener impunément à travers la mer Égée; pour son coup d’essai, Alexandre de Phères battit une escadre athénienne ; il pilla Ténos, dont il vendit tous les habitants, ravagea les Cyclades, assiégea Péparéthos et pénétra dans le Pirée (366). Grâce à cette confusion, les pirates reparaissaient, et lorsqu’ils s’étaient enrichis, ils conquéraient, pour faire une fin, quelque ville et passaient de bandits tyrans. Ainsi l’ancien pirate Charidèmos s’empara, sur la côte d’Asie, de Skepsis, de Cébren, d’Ilion et y régna.

Puisqu’il n’y avait plus de sécurité, pourquoi aurait-on maintenu une confédération coûteuse et inutile ? L’argent qui restait des contributions des alliés, dit Isocrate, était distribué à chaque spectacle pendant les fêtes de Dionysos, sous les yeux des alliés, témoins de ces largesses faites au peuple du plus pur de leurs biens, par des orateurs mercenaires[19]. En 357, ils rompirent ouvertement avec Athènes, et la guerre Sociale commença. Rhodes, Chios, Cos et Byzance y prirent la part principale.

Il n’y a rien à dire de Cos ni de Byzance, si ce n’est que la première avait donné le jour à Hippocrate et qu’Apelles venait d’y naître ; que la seconde avait acquis déjà une grande importance, grâce à son port si bien appelé aujourd’hui la Corne-d’Or, et à sa position au bout de l’Europe, en face de l’Asie, sur la route que les navires athéniens suivaient pour aller chercher les blés de la Tauride et les poissons de l’Euxin. Rhodes était plus fameuse. Vers 480 elle avait remplacé la royauté par un gouvernement habilement mélangé d’aristocratie et de démocratie, qui avait préservé cette île des révolutions intérieures : un vieil usage religieusement observé obligeait les citoyens riches à soutenir les citoyens pauvres. Ceux-ci recevaient d’ailleurs de l’État du blé ou un salaire pour des travaux publics aux ports et dans les arsenaux, de sorte qu’ils ne restaient jamais dans la misère ni dans l’oisiveté, deux mauvaises conseillères. L’établissement de colonies au loin, jusqu’en Espagne et en Gaule, servit encore tout à la fois à diminuer honorablement le nombre des pauvres et à étendre le commerce. Cette sollicitude des riches était bien calculée : elle fit plus pour leur repos que ne firent ailleurs toutes les violences. L’île avait trois cités principales : durant la guerre du Péloponnèse, en 408, on résolut de lui donner une capitale unique, et Rhodes fut fondée sur la côte septentrionale. On en fit une ville somptueuse, pleine de temples, de majestueux édifices et de richesses, mais pleine aussi de courage et de goût pour les choses de l’esprit. Ces goûts devaient rapprocher les Rhodiens d’Athènes. Ils acceptèrent son alliance et y restèrent fidèles tant que dura sa fortune. Après le désastre de Sicile, ils passèrent dans le parti de Lacédémone; les victoires de Conon, en 391, les ramenèrent dans celui d’Athènes[20].

Chios, l’île montagneuse, comme Homère l’appelait, où les anciens ont placé quelquefois le séjour des bienheureux, à cause de la salubrité de son climat, n’avait qu’un sol stérile que le granit perce à chaque pas. Mais sur ce rocher avait grandi, par la lutte même contre une nature marâtre, une population forte et laborieuse. Elle avait créé le sol qui lui manquait, et les Chiotes étaient devenus les plus habiles agriculteurs de toute la mer Égée. Un proverbe y court encore : Sous leurs mains la terre s’améliore. Ils avaient taillé leurs montagnes en gradins, y avaient porté de la terre, et, comme les Suisses ou nos Béarnais, avaient forcé le rocher à produire : il leur donnait un vin renommé que Strabon et Athénée estimaient le meilleur de la Grèce.

L’eau leur manquant, ils étaient allés en chercher au cœur des montagnes, et, dans leurs plaines, ils avaient planté des forêts qui, au mois de mai, embaumaient l’île entière, la mer et la côte asiatique[21]. Chios n’avait point fondé de colonies et n’en eut jamais, mais ses négociants se répandaient partout ; ils étaient les plus habiles spéculateurs et comme les banquiers de tout le monde hellénique. Thucydide les regarde comme les plus riches des Grecs. Ils avaient une institution particulière qui fut sans doute une des suites et en même temps une des causes de leur prospérité : tous les contrats entre particuliers devaient être passés devant les magistrats et gravés sur la pierre ; l’État les prenait, comme nous, sous sa sauvegarde.

Cependant ces richesses n’avaient point donné aux Chiotes la pensée de jouer un rôle politique. Ils s’étaient bravement battus pour la liberté de l’Ionie, à Lada, où ils avaient amené cent trirèmes; mais ils s’étaient résignés à la domination persique, plus tard à celle d’Athènes, qui les traita bien, ayant grand besoin de leur nombreuse marine. Dans les sacrifices publics des Athéniens, on faisait à la fois des vœux pour Athènes et pour Chios. Après l’expédition de Sicile, ils passèrent, eux aussi, du côté de Sparte et, comme les Rhodiens, revinrent ensuite à Athènes.

Pourquoi ces deux peuples sages et prudents se lancèrent-ils de nouveau dans les hasards de la guerre? L’ennui de payer un tribut a une cité affaiblie, qui n’avait plus le prestige ni la force de la victoire, y fut certainement pour beaucoup, mais plus encore peut-être une révolution que nous connaissons mal et qui s’opérait en ce moment sur la côte sud-ouest de l’Asie Mineure. Mausole[22] régnait à Halicarnasse et sur toute la Carie. Il paraît avoir été fort riche et puissant : on connaît son fastueux tombeau. Nous savons qu’en 362 il fournit à Lacédémone un subside et qu’il arma cent trirèmes; trois ans après, il fit réussir à Rhodes et à Chios une révolution oligarchique qui plaça ces îles dans sa dépendance ; Cos y était déjà, et en 345 son successeur y régnait encore[23]. Mausole avait sans doute rêvé une domination maritime, et le mieux pour y parvenir, après avoir rallié à soi les États qui tenaient le second rang sur mer, était d’abattre celui qui, malgré tous ses malheurs, gardait encore le premier[24]. La ligue mit en mer cent vaisseaux.

Le Pirée était vide et dans la cité il restait peu de riches. Autrefois Athènes en avait assez pour que les galères fussent armées chacune par un seul ou par deux citoyens. Mais ce temps était passé; il fallut partager entre plusieurs les charges de la triérarchie. En 357, Persandros fit appliquer à la flotte le système des symmories, établi en 378 pour l’impôt. Les douze cents citoyens portés aux registres du cens comme les plus imposés furent réunis, selon l’importance de l’armement, en groupes de cinq ou six, même de quinze ou seize, pour fournir à tour de rôle ce que l’État avait, depuis Solon et plus anciennement encore, l’habitude de demander aux triérarques. La mesure semblait nécessaire, car le temps des sacrifices patriotiques allait revenir.

Ce système d’association réussit, et Athènes eut bientôt deux flottes l’une de soixante galères qui partit, sous les ordres de Charès et de Chabrias, pour assiéger Chios ; l’autre, de force égale, commandée par Iphicrate et Timothée, se dirigea vers le nord. Dans une attaque audacieuse contre le port de Chios, Chabrias se trouva seul au milieu de l’ennemi, et se fit tuer plutôt que d’abandonner sa galère (357) ; c’était un vaillant homme : peut-être fut-il le dernier des généraux d’Athènes. Ce revers décida Charès à aller rejoindre Iphicrate et Timothée. On résolut de s’acheminer vers Byzance, pour rappeler de ce côté les ennemis qui ravageaient les îles restées fidèles, Lemnos, Imbros et Samos. La dernière fut sauvée ; mais les flottes ennemies se rencontrèrent dans le canal de Chios, et Charès voulut combattre, malgré ses deux collègues qu’effrayait l’imminence d’une tempête. Il attaqua, espérant les entraîner et, laissé seul, fut battu ; il s’en vengea en accusant, à Athènes, Iphicrate et Timothée de trahison. Le peuple, charmé de sauver le favori du moment aux dépens de vieux serviteurs, révoqua ceux-ci de leur commandement. Demeuré seul à la tête de la flotte, Charès vendit ses services à un satrape révolté, Artabaze, pour se procurer l’argent réclamé par ses troupes. Les Athéniens approuvèrent d’abord ce moyen de régler les comptes avec leurs mercenaires ; mais la menace que fit le grand roi d’envoyer trois cents vaisseaux aux alliés les décida à conclure la paix (355), après trois années d’une guerre dont nous savons fort mal les détails, et qui par contrecoup entraîna la défection de Corcyre. Athènes reconnut l’indépendance des confédérés. Elle perdit ses alliés les plus importants, avec les tributs qu’ils lui payaient, ce qui lui en resta ne dépassa point 45 talents[25]. Ses finances et son commerce étaient ruinés, sa foi en elle-même encore abaissée, et la décadence de l’esprit public encore accrue. Le peuple, au lieu de s’accuser lui-même, s’en prit à ses chefs. Timothée, qui compromettait par son caractère la popularité que lui donnaient 6 ses services, fut condamné, en 356, à une amende de 400 talents ; pour ne la point payer, il se retira à Chalcis, où il mourut. Iphicrate se sauva par son fier langage, en opposant les actes de toute sa vie aux vaines paroles du rhéteur qui l’accusait. Il avait comparu entouré d’un grand nombre de ses compagnons d’armes, qui lui faisaient un menaçant cortège : les juges intimidés l’acquittèrent, mais depuis ce jour il renonça à servir. L’esprit soupçonneux de la démocratie athénienne privait à la fois la patrie de ses deux meilleurs généraux (354).

Vers ce temps parut un écrit fameux, celui qu’Isocrate, un artiste en beau langage, composa, sous forme de discours sur la Paix, probablement avant qu’elle eût été conclue, à moins que la minutieuse lenteur de l’écrivain, trop occupé à polir ses phrases et à mesurer des syllabes, n’ait fait un de ces plaidoyers posthumes et d’apparat qui viennent quand il n’est plus temps[26]. Disciple du même maître que Platon, Isocrate voulait appliquer à la conduite politique ces grands principes d’équité que Socrate avait enseignés. Dans le discours de la Paix règne un sens moral élevé. L’idée dominante est que la justice seule peut fonder des puissances durables, et que tous les malheurs d’Athènes sont venus de ce qu’elle ne l’a pas respectée. Il pensait que l’oppression dont les alliés étaient victimes les avait soulevés contre Athènes ; il attribuait cette oppression à la corruption du peuple, des armées, des généraux, et cette corruption même à l’empire de la mer, qui avait déjà perdu Lacédémone. De là cette conclusion, qu’Athènes devait renoncer à l’empire maritime, quand même on le lui offrirait.

Il semblait à Isocrate qu’une prudente modération et une sagesse timide pouvaient seules faire le bonheur des États, comme celui des particuliers. R appelait l’âge d’or d’Athènes l’époque d’Aristide et de Thémistocle, oubliant que c’était Thémistocle qui avait jeté les fondements de sa puissance navale, que c’était Aristide qui l’avait réglée, et que, sans cette puissance, Athènes eût péri deux fois sous les coups de Xerxès et sous ceux de Sparte. Plus de guerre ; qu’on désarme, les citoyens riches, écrasés de contributions, respireront enfin ; les Athéniens ne s’aviliront plus en confiant leurs armes à des mercenaires ; le commerce va se relever; Athènes, désertée par les étrangers, les verra accourir de nouveau dans son sein; les alliés, ravis de son désintéressement, tourneront vers elle leurs regards et leurs voeux; ils se rangeront d’eux-mêmes sous cet empire qu’elle leur a jusqu’ici imposé par la force, et le règne de la justice arrivera. Ainsi, après avoir accusé l’empire maritime de tout le mal, Isocrate y revenait. Tout occupé de cadencer ses périodes et plus attentif aux mots qu’à la pensée, il oubliait à la conclusion ses prémisses. Il voulait, ce qui était moins possible en Grèce que partout ailleurs, un empire fort avec des villes parfaitement indépendantes, prouvant une fois de plus que l’utopie n’est pas toujours séparée de la modération peureuse.

Nous insistons sur cet écrit et sur cet homme. C’est que tous deux étaient l’expression d’un parti de jour en jour plus nombreux, qu’effrayaient les tapageurs de la tribune[27] et qu’on nommait le parti des honnêtes gens. Ce sera cette faible école qui bientôt caressera une autre chimère, la conciliation de Philippe avec la Grèce, et qui, couvrant sa défaillance de la patriotique pensée de reprendre contre la Perse la guerre nationale, appellera Philippe le nouvel Agamemnon chargé de conduire les Hellènes contre l’ennemi héréditaire. Comme elle n’a pas l’intelligence des rudes nécessités des choses, et qu’elle recule d’effroi à l’idée d’une résolution énergique à prendre, elle recommandera sans cesse la plus extrême prudence. La justice, sans doute, partout et toujours, toujours aussi la modération, mais à la condition de ne pas hésiter devant chaque péril, de ne pas s’humilier devant chaque injure, de ne pas s’abstenir devant chaque provocation : la morale d’un État n’étant pas celle d’un philosophe solitaire.

En face de cette école et du timide vieillard qui n’avait pas même assez de hardiesse pour parler en public, et qui eut toute sa vie quatre-vingts ans, se trouvaient un autre parti, un autre homme et une autre éloquence. Les reproches d’Isocrate, tant mêlés de précautions oratoires, glissaient, sans entrer, sur l’esprit du peuple; s’ils avaient pu agir et réveiller quelque antique vertu, c’eût été en sortant de la bouche de Démosthène, quand il faisait retentir dans l’Agora cette voix animée par la passion, ces paroles lancées comme des carreaux de foudre, sans précaution, il semble, et sans art, tant elles s’échappaient pressées et brûlantes. Comparez, pour voir la différence du rhéteur à l’homme d’État, le discours d’Isocrate sur la paix et celui de Démosthène sur la guerre avec la Perse ; ils ont été écrits à peu près dans le même temps et pour le même but[28].

Celui qui devait être durant trente années l’âme de son peuple eut des commencements difficiles, et il est un mémorable exemple de ce que nous pouvons sur nous-mêmes, car il a été l’œuvre de sa volonté autant que de la nature. Enfant, il avait reçu de ses camarades le surnom d’Argas[29], pour exprimer l’âpreté de son caractère, et ce caractère il le garda toujours. Ses bustes, qui montrent un rude lutteur, n’annoncent pas une nature aimable, et la grâce manque à ses discours comme à son visage. Il était fils d’un armurier qui possédait de nombreux esclaves[30] ; mais il fut orphelin de bonne heure. Ses tuteurs le dépouillèrent de son bien, qui se trouva réduit de 14 talents à 1, et ils ne firent même pas les frais de son éducation. Il s’attacha à Isée, qu’on surnommait l’impétueux[31] et il apprit par cœur les huit livres d’histoire de Thucydide, dont la mâle éloquence convenait à son génie. On croit qu’il médita aussi les oeuvres de Platon, car beaucoup de ses discours reposent sur ce principe que le beau moral mérite par lui seul notre préférence. Parvenu, en 366, à sa majorité, dix-huit ans, il intenta un procès à ses tuteurs, le plaida lui-même et les fit condamner à restitution : succès qui ne l’empêcha point de sortir de ces longs débats à peu près ruiné. La première fois qu’il parut à la tribune publique, ses longues phrases, son style tourmenté, sa voix faible, son haleine courte, soulevèrent d’abord les rires. En ce temps-là, les acteurs avaient pris l’importance que n’avaient plus les poètes, et le comédien Satyros était une sorte de personnage[32] ; il releva le cœur du débutant découragé, en lui montrant que le mal était surtout dans son débit. Démosthène s’appliqua à vaincre ces difficultés naturelles, et Plutarque raconte, avec sa complaisance ordinaire pour de menus détails plus ou moins authentiques, que Démosthène se fit construire un cabinet souterrain où il allait tous les jours façonner son geste et sa voix, que souvent il s’y confinait deux ou trois mois de suite, la tête à demi rasée, afin de résister, par la honte, aux plus vives tentations de sortir. D’autres fois, il gravissait d’une course rapide une montagne, en récitant des vers à haute voix ; ou bien, sur le bord de la mer, la bouche à demi remplie de petits cailloux, pour forcer sa langue à se délier, il luttait de la voix avec le fracas des vagues. On pense bien qu’après de tels efforts et pour un tel homme, les orages de la place publique n’étaient plus redoutables.

Que Démosthène ait fait tout cela, nous ne le jurerons pas ; mais Démétrius de Phalère, qui l’a personnellement connu, atteste qu’il triompha, par un travail opiniâtre, d’une nature rebelle. Il s’exerça d’abord comme avocat consultant et rédigea des discours que des plaideurs lui demandèrent ; on l’accuse même d’en avoir écrit pour des adversaires. Le fils de l’armurier, dit Plutarque, vendit aux deux parties, afin qu’ils s’en servissent l’une contre l’autre, des poignards sortis du même atelier[33]. Si le fait est vrai, il est peu honorable. Mais n’avons-nous pas eu de grands avocats qui, mettant l’art au-dessus de la vérité, plaidaient publiquement les plus mauvaises causes et attestaient sur leur honneur l’innocence de criminels avérés : c’est le danger de la profession. Encore faut-il dire que les discours achetés aux logographes étaient des mémoires anonymes et que I’autorité du rédacteur ne s’ajoutait pas à la force des arguments[34].

Dés que Démosthène put se mêler aux affaires de l’État, l’ambition du roi de Macédoine fut sa constante préoccupation. Devenu un des dix orateurs officiels, il apporta à Lycurgue, à Hégésippos, à Hypéridès, le secours de sa puissante parole et il fut l’âme de ce parti généreux qui voulait l’indépendance d’Athènes et de la Grèce. Lycurgue, né à Athènes, vers 396, appartenait à la grande famille des Étéoboutades. Élève de Platon, puis d’Isocrate, il entra tardivement dans les fonctions publiques, mais les remplit avec une intégrité qui devint proverbiale. C’était un homme des anciens jours, juste comme Aristide, sage comme Socrate, noble, riche et vivant dans l’abstinence : figure austère que nous ne pouvons que saluer en passant. Son éloquence sévère était quelquefois prolixe, mais il eut douze ans la garde du trésor public, et 19.000 talents, plus de 100 millions de francs, passèrent par ses mains, sans que le moindre soupçon pût s’élever contre sa rigide probité. Il porta les revenus ordinaires de la ville de 600 à 1200 talents, et Boeckh le considère comme le seul financier peut-être que l’antiquité ait eu. Il mit un terme, par des mesures draconiennes, aux brigandages qui, dans le relâchement des moeurs publiques, désolaient Athènes, et fut surnommé l’Ibis, ou le destructeur des reptiles, pour la guerre sans merci qu’il fit aux concussionnaires. Il construisit ou répara près de quatre cents galères, deux arsenaux qu’il remplit d’armes, un théâtre, un gymnase, un stade, une palestre, et, comme Périclès, il accumula dans les temples, pour augmenter l’éclat des fêtes, les statues d’or et les ornements de métaux précieux, ressource des temps difficiles. Il institua des combats de chant, et c’est à lui peut-être que nous devons ce qui nous reste des œuvres d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, dont il fit déposer une copie dans les archives de l’État. Un tel homme honore le parti auquel il s’attacha[35].

Hégésippos nous est moins connu ; nous savons seulement qu’il fut l’adversaire d’Eschine et l’ami de Démosthène, dont il soutint les efforts contre Philippe. Deux discours conservés dans la collection démosthénique lui sont attribués par les anciens grammairiens; c’est dire que son éloquence n’était point sans force. Cependant il fut éclipsé à la tribune par Hypéridès, qui, plus âgé que Démosthène de quelques années et, comme lui, un des orateurs officiels de la république, se jeta avec énergie dans la lutte pour la liberté. Ainsi que Démosthène encore, il servit Athènes de sa parole dans l’assemblée, de son courage comme triérarque, de son dévouement dans les chorégies. En 350, pour l’expédition de Phocion en Eubée, qui se termina par la victoire de Tamynes, il arma deux galères; il en commanda sans doute beaucoup d’autres, car dans les rares détails que nous possédons sur lui nous le retrouvons, neuf ans plus tard, triérarque devant Byzance. Il n’avait point l’austérité de Lycurgue, mais il méritera d’être proscrit par les Macédoniens; c’est un autre titre d’honneur.

Ce parti, et avec lui Démosthène, a été condamné comme s’étant voué à une œuvre impossible et mauvaise. L’œuvre était grande, et peu s’en fallut qu’elle ne se réalisât. Les succès de Philippe ont conduit Alexandre à la conquête de l’Orient. La civilisation du monde a gagné au contact des deux sociétés, la grecque et l’asiatique. Mais la vie se déplaça : d’Athènes elle passa à Rhodes, à Pergame, à Smyrne, à Éphèse, à Alexandrie, et le résultat de la domination macédonienne fut la mort de la Grèce d’Europe. L’éternel honneur de Démosthène est d’avoir vu que cette puissance, qui se levait du Nord, allait tuer sa patrie, et d’avoir donné son génie, sa vie, pour la sauver. Nous, qui avons, pour nous dédommager de cette mort d’un peuple épuisé, et le grand mouvement philosophique et religieux qui naquit, après Alexandre, du mélange des nations et des systèmes ; nous, placés au point de vue de l’histoire générale, nous sommes pour Philippe et pour son fils ; plaçons-nous au point de vue grec, et nous serons pour Démosthène.

Assistons à ce duel de l’homme qui, armé de sa seule parole, arrête, et plus d’une fois repousse un roi puissant et victorieux[36].

 

IV. Temporisation de Philippe ; seconde guerre Sacrée (355) ; tentative de Philippe sur les Thermopyles, première Philippique (346)

Démosthène sembla hésiter à commencer l’attaque. Dans son discours sur les Symmories (354), dont le but apparent était de détourner le peuple d’une nouvelle guerre persique, il ne nomma point Philippe, en parlant des périls qu’Athènes pouvait courir ; mais il insista pour qu’on se tint prêt à passer rapidement du conseil à l’action contre n’importe quel ennemi : Le premier point, dit-il, et le plus important, c’est que vous soyez, Athéniens, bien résolus à faire votre devoir. Toutes les fois que, après une décision prise, chacun s’est mis à l’œuvre pour l’exécuter, tout vous a réussi, mais lorsque vous vous regardiez les uns les autres, chacun laissant sa tâche au voisin, rien n’aboutit. Alors il demande que le corps des douze cents contribuables pour la triérarchie soit porté à deux mille, et il propose les moyens qui feront trouver l’argent nécessaire à l’équipement de trois cents galères, chose aisée, ajoute-t-il, puisque Athènes renferme à elle seule plus de richesses que toutes les autres villes helléniques prises ensemble. Et il finit par ces mots significatifs : Ne rien dire, mais se préparer, qui valent pour tous les temps[37].

Quand Philippe envoya, la même année, quelques troupes au tyran de Chalcis, en Eubée, contre un autre tyran celui d’Érétrie, Démosthène déconseilla au peuple de secourir le dernier, et ce fut contre son avis qu’on chargea Phocion d’une expédition dont il se tira bien, mais d’où l’orateur avait craint de voir sortir une guerre prématurée. Le moment ne vint que trop tôt de renoncer à tout ménagement et de jeter hautement le cri d’alarme.

Cependant Philippe aussi temporisait. En 559, il avait reconstitué la Macédoine, en 558, pris Amphipolis et Pydna, en 557 Potidée. Pour laisser se calmer les craintes, il s’arrêta au milieu de ses succès. Mais ce temps de repos ne fut pas perdu : il améliora l’administration de ses États, compléta l’organisation de son armée et de ses finances, observant tout en silence, au dedans et au dehors, lion et renard, veillant, attendant, et toujours prêt à s’élancer. A la fin de 357 il passa plusieurs mois dans les fêtes qui suivirent ses noces avec Olympias, fille de Néoptolème, roi d’Épire, et cette ardeur au plaisir faisait croire à ses ennemis qu’il dégénérait ; mais ce mariage était un acte politique qui lui donnait un allié sur les derrières de l’Illyrie et de la Grèce. En 356, il déjoua les menées des rois de Thrace, de Péonie et d’Illyrie, ligués contre lui ; il fonda Philippes pour s’assurer les mines du mont Pangée, et il reçut coup sur coup trois nouvelles : Parménion, son meilleur général avait vaincu les Illyriens ; ses chevaux avaient remporté le prix aux jeux olympiques ; enfin Olympias donnait le jour à celui qui devait être Alexandre. On raconte qu’il écrivit à Aristote : Apprends qu’il m’est né un fils ; je rends grâces aux dieux moins de la naissance de cet enfant, que de ce qu’il est venu au monde de ton vivant. J’espère qu’élevé et instruit par toi, il sera digne de moi et de mon empire[38]. Lettre qui ferait, si elle était authentique, autant d’honneur au roi qui l’écrivit qu’au philosophe qui la reçut.

Cette victoire aux jeux olympiques n’était pas un fait indifférent. Elle marquait le dessein arrêté de Philippe de s’introduire dans le monde grec : avant de lui prendre sa liberté, il prenait ses couronnes. Déjà les révolutions et la guerre travaillaient pour lui dans la Thessalie et la Phocide. Alexandre de Phères avait péri assassiné par ses beaux-frères, Tisiphonos, Pitholaos et Lycophron, à l’instigation de sa femme Thébé. Une nuit, durant son sommeil, elle lui enleva son épée et éloigna les dogues féroces qui veillaient à l’entrée de sa chambre. Ses frères hésitaient, elle les menaça d’éveiller le tyran (359). Les meurtriers avaient succédé à son pouvoir. Tisiphonos d’abord avec Thébé, puis, en 353, Lycophron. Les Aleuades crurent le temps venu de renverser enfin cette tyrannie dégénérée ; ils appelèrent Philippe à leur secours. Le roi assiégeait alors Méthone, au nord de Pydna, dont la résistance était énergique et où il reçut une blessure qui lui fit perdre un oeil. La ville enfin forcée, il la rasa; c’était encore un point d’appui enlevé à Athènes sur le golfe Thermaïque et la libération définitive du littoral macédonien. Répondant alors à l’appel des Aleuades, il pénétra avec une armée en Thessalie, battit Lycophron, malgré sept mille Phocidiens accourus à son secours, et prévint les Athéniens à Pagase, port de la ville de Phères (353). Ainsi, grâce aux discordes des Thessaliens, Philippe prenait pied dans leur pays, non pas en conquérant mais en libérateur, et, maître du vestibule de la Grèce, il ne lui restait qu’à en franchir le seuil. Une vieille institution religieuse qui réveilla des prétentions surannées lui offrit un prétexte pour avancer plus loin.

Le tribunal des amphictyons, dont n’avaient parlé ni Thucydide, durant la guerre du Péloponnèse, ni Xénophon, dans ses Helléniques, parut en ce temps-là revenir à la vie. Sur la demande des Thébains, il avait, quelque temps après la bataille de Leuctres, condamné les Lacédémoniens, pour la surprise de la Cadmée, à une amende de 500 talents, que Sparte n’avait point payée, ce qui l’avait fait exclure des jeux pythiques. Le procédé parut bon aux Thébains contre un autre ennemi, les Phocidiens, population remuante qui avait avec eux de fréquents démêlés au sujet de leur commune frontière. En 357, Thèbes les accusa devant le conseil amphictyonique de nous ne savons au juste quel méfait : selon les uns de l’enlèvement d’une femme thébaine, la belle Théna ; selon d’autres, qui semblent plus près de la vérité, de la mise en culture de quelques terres consacrées à Apollon. La sentence portait que si les Phocidiens refusaient de payer, leur territoire serait mis sous l’anathème et consacré à la divinité, ce qui voulait dire dévasté et occupé par les prêtres de Delphes. Un des principaux Phocidiens, Philomélos, remontra à ses concitoyens qu’il y aurait lâcheté à se soumettre à un décret injuste, obtenu par les Thébains, leurs ennemis ; il leur rappela, citant en preuve un vers d’Homère, que le patronage de l’oracle de Delphes, la rocheuse Pytho, leur appartenait et qu’ils l’avaient possédé longtemps ; il soutint qu’ils devaient le ressaisir, et se fit fort de le remettre entre leurs mains. Les Phocidiens le choisirent pour général avec des pouvoirs illimités. Il se rendit à Lacédémone et décida le roi Archidamos à faire cause commune avec lui. Sparte, n’osant pas intervenir ostensiblement, donna du moins 45 talents. Philomélos doubla la somme sur son propre bien, et soudoya une troupe de mercenaires qu’il ajouta à mille Phocidiens d’élite. Avec ces forces, il s’empara du temple, tua les Thracides[39] qui le gardaient, mit leurs biens aux enchères, mais rassura la population de Delphes en promettant que là s’arrêteraient les violences. Les Locriens d’Amphissa, étant accourus au secours des Delphiens, furent battus, ce qui lui donna le loisir d’entourer le temple d’une enceinte fortifiée et de porter ses troupes à cinq mille hommes, en attirant à lui des mercenaires par l’appât d’une paye plus forte (355). Cependant il envoya des ambassadeurs dans toutes les cités pour représenter que les Phocidiens se bornaient à revendiquer leur droit de protection sur le temple, et il offrit de rendre compte à tous les Grecs des offrandes consacrées. Mais les Béotiens, de leur côté, sollicitèrent les Thessaliens et les autres membres du corps amphictyonique de déclarer la guerre aux Phocidiens, comme sacrilèges, et une vaste confédération se forma contre eux. Les Athéniens, les Lacédémoniens et quelques peuples du Péloponnèse refusèrent seuls d’y entrer, sans toutefois prêter aux Phocidiens un secours efficace.

Pour tenir tête à cette ligue, Philomélos fut obligé de faire ce qu’il prétendait n’avoir pas fait encore : il mit la main sur le trésor sacré et il traîna au trépied prophétique la Pythie éperdue, qui, dans son effroi, laissa échapper des paroles où il prétendit trouver, pour lui-même et pour son peuple, une promesse d’assistance divine. Mais, dirent les dévots d’Apollon et les politiques de la Béotie, aucun homme pieux et honnête ne se rangea sous ses drapeaux, tandis que tout ce qu’il y avait de gens décriés et plus fidèles à l’argent qu’aux dieux se hâta d’accourir ; bientôt une armée puissante, toute composée d’impies prêts à profaner les temples, se trouva sur pied. Il y avait de la vérité dans ces paroles : les mercenaires de Philomélos s’inquiétaient bien moins de la cause qu’ils servaient que de la haute paye qui leur était donnée. Ils vinrent en si grand nombre que les Phocidiens eurent bientôt une armée de dix mille hommes ; alors commença une guerre qui fut marquée, comme toutes les guerres religieuses, par d’abominables cruautés. De part et d’autre on ne faisait pas de prisonniers, et les morts étaient privés de sépulture. Les Locriens furent vaincus de nouveau ; les Thessaliens, qui s’avancèrent avec six mille soldats, ne furent pas plus heureux ; mais les Béotiens, venus en nombre double, surprirent les Phocidiens près de Tithorée. Philomélos, sur le point de tomber aux mains de l’ennemi, après s’être vaillamment conduit, se précipita du haut d’une roche escarpée et périt (354).

Onomarchos, qui le remplaça, se servit audacieusement des trésors de Delphes pour recruter son armée et acheter des partisans dans les cités grecques ; il ravagea la Locride, s’empara d’Orchomène, où un parti antithébain subsistait toujours, et il assiégeait Chéronée, quand l’approche d’une armée béotienne le força de rentrer en Phocide. Il était d’ailleurs appelé au nord par le Thessalien Lycophron, que Philippe menaçait. Un secours de sept mille Phocidiens qu’il lui envoya sous son jeune frère, Phayllos, fut insuffisant. Il accourut lui-même, vainquit deux fois le roi, qu’il rejeta en Macédoine, et revint en Béotie s’emparer de Coronée. Mais, durant cette dernière expédition, Philippe reparaissait en Thessalie avec vingt mille hommes et trois mille chevaux. Onomarchos courut à sa rencontre et fut cette fois complètement battu. L’armée phocidienne compta six mille morts ; trois mille prisonniers furent jetés à la mer comme sacrilèges; les soldats du roi, défenseurs d’Apollon, étaient allés au combat le casque couronné du laurier sacré. Le corps d’Onomarchos, trouvé parmi les morts, fut mis en croix ; quelques Phocidiens échappèrent en gagnant à la nage une escadre athénienne qui croisait en vue du rivage (352).

Philippe se présentait donc comme le vengeur d’Apollon et de la religion outragée ; il prit en Thessalie un autre rôle, celui d’ami de la liberté : il rétablit à Phères le gouvernement républicain. Mais en même temps il se fit céder, à titre d’indemnité pour ses frais de guerre, une partie des revenus de la province, et il mit la main sur ses chantiers et sur ses arsenaux. Il occupait Pagase et la péninsule des Magnètes qui enveloppe le golfe pagasétique, où se trouvaient les restes de la flotte préparée par Alexandre de Phères, qui devinrent le commencement de la flotte macédonienne. Une escadre athénienne n’arriva qu’après l’occupation du grand port thessalien, fâcheux retard qui justifie les plaintes que Démosthène ne cesse de répéter sur la lenteur des préparatifs et la répugnance des citoyens d’Athènes à faire maintenant un service personnel à l’armée. De Pagase, Philippe touchait à l’Eubée, presque aux Thermopyles ; de là aussi partirent bientôt de nombreux corsaires qui infestèrent la mer Égée, troublèrent le commerce d’Athènes, pillèrent Lemnos et Imbros, et osèrent s’aventurer jusque sur la côte de Marathon, où ils enlevèrent la galère paralienne.

Philippe essaya de poursuivre sa fortune et, comme il avait réglé les affaires de Thessalie, d’aller décider celles de la Grèce et de la religion, fallût-il pénétrer jusque dans la Phocide. Il marcha sur les Thermopyles. Les Athéniens, retrouvant cette fois leur décision des anciens jours, avaient couru au défilé et s’y étaient retranchés fortement; Philippe recula. Cette tentative fut un trait de lumière pour ceux qui doutaient encore; dans Athènes des actions de grâces furent rendues aux dieux, comme après une victoire (352).

Phayllos, frère d’Onomarchos, lui avait succédé dans le commandement. Les premiers chefs des Phocidiens avaient craint de toucher aux offrandes antiques, qui paraissaient plus particulièrement sacrées : Phayllos prit tout. Les présents de Crésus, qu’Hérodote avait admirés, bien d’autres respectés à cause de leur caractère vénérable, furent fondus et monnayés pour les mercenaires, quelques-uns donnés à des favoris ou à des joueuses de flûte, comme les colliers d’or d’Hélène et d’Ériphyle. Lorsque les Athéniens empruntaient les trésors de leurs temples, ils demandaient respectueusement assistance à leurs dieux pour une cause nationale ; dans le pillage de Delphes, il n’y avait que la rapacité brutale et sacrilège de soldats de fortune qui dévalisaient le commun sanctuaire de la Grèce, sans penser jamais à restitution. Avec cet or, Phayllos acheta de nombreux mercenaires et quelques alliés. Nous ne savons si Athènes et Lacédémone en acceptèrent ; elles avaient d’autres raisons pour soutenir les Phocidiens. La première donna cinq mille hoplites, la seconde mille, les Achéens deux mille ; Lycophron, chassé de Phères, en amena autant, et Phayllos se trouva assez fort pour descendre en Béotie, s’y maintenir malgré trois échecs, enlever toutes les villes de la Locride épicnémidienne et battre les Thébains, qui voulaient les sauver. Mais cet actif général était déjà atteint d’une maladie qui l’emporta. On le remplaça par le jeune fils d’Onomarchos, Phalaekos, à qui il fallut donner un guide, presque un tuteur, Mnaséas, qui périt bientôt. Ces changements continuels dans le commandement ne permettaient pas de mettre de la suite dans les desseins. Aussi les hostilités se poursuivaient avec mollesse et l’on voyait de la lassitude dans les deux partis. Depuis Alcibiade et Lysandre, il y en avait toujours un qui regardait du côté de la Perse. Les Thébains demandèrent au grand roi 300 talents, et ils les obtinrent. C’était pour lui de l’argent placé à gros intérêt, puisque cette assistance financière entretenait la guerre parmi les Grecs.

La Grèce centrale était en feu ; l’occasion parut bonne aux Spartiates pour recouvrer dans le Péloponnèse l’ascendant qu’Épaminondas leur avait ôté. Ils attaquèrent Mégalopolis, qui reçut des secours d’Argos, de Messène et de Sicyone, même de Thèbes, d’où partirent, pour aider sa résistance, quatre mille hoplites et cinq cents cavaliers. Mais trois mille Phocidiens arrivèrent au secours de Sparte, et les forces se trouvèrent si bien balancées, qu’au bout de deux campagnes inutiles on fit la paix (351).

Pendant que les yeux des Grecs étaient fixés sur ces mouvements intérieurs, Philippe, repoussé des Thermopyles, essayait de se dédommager en Thrace. Il s’avançait à petit bruit vers la Chersonèse, que les Athéniens avaient récemment recouvrée, et vers Byzance, pour leur couper la route de l’Euxin, d’où ils tiraient leurs approvisionnements : 400.000 médimnes de blé par an[40]. Mais Démosthène suivait ses mouvements et éclata. Quand donc, Athéniens, s’écria-t-il, dans sa première Philippique, quand ferez-vous votre devoir, et qu’attendez-vous ? Quelque événement nouveau, ou même, justes dieux ! quelque nécessité qui vous contraigne, Mais, pour des hommes libres, la plus pressante nécessité, n’est-ce pas le déshonneur ? Voulez-vous, dites-moi, aller toujours par la place publique vous demandant les uns aux autres Eh bien ! que dit-on de nouveau ? Eh ! que se peut-il dire de plus nouveau qu’un homme de Macédoine qui triomphe d’Athènes et domine en Grèce ?Philippe est-il mort ?Non, mais il est malade.Mort ou malade, que vous importe ? Si celui-ci mourait, vous vous en feriez bientôt un autre par votre indolence, car c’est par elle qu’il s’est tant élevé, non de lui-même, non par sa propre force. Puis, mettant le doigt sur toutes les plaies du gouvernement d’Athènes, sur le vice et les désordres des armées de mercenaires, sur la légèreté dû peuple, sur ses résolutions sans effet, il proposa d’énergiques remèdes : Je veux d’abord cinquante galères bien équipées, et que vous soyez résolus à monter vous-mêmes, au besoin. Ainsi vous arrêterez les soudaines irruptions de cet homme qui s’élance de sa Macédoine aux Thermopyles, sur la Chersonèse, sur Olynthe, partout enfin où il lui plaît.... Qu’on ne me parle ni de dix mille ni de vingt mille mercenaires, admirables armées dans les lettres qui les annoncent. Ce qu’il faut, c’est une armée d’Athènes[41]... Vos mercenaires ne triomphent que de vos amis et de vos alliés; quant à l’ennemi, ils le laissent grandir à l’aise. Ils jettent, en passant, un coup d’œil sur la guerre où vous les envoyez, puis ils s’en vont avec la flotte chez Artabaze ou ailleurs. Le général les suit; il le faut bien. Comme il ne peut payer, il ne peut commander. Que veux-je donc? Enlever tout prétexte au général et aux soldats en les payant fidèlement, en plaçant près d’eux des citoyens qui, soldats eux-mêmes, surveilleront les chefs. A voir comme nos affaires sont conduites, on peut en vérité bien rire de nous aujourd’hui ! Qu’on vous dise : Athéniens, êtes-vous en paix ? — Non, certes, répondrez-vous, nous sommes en guerre avec, Philippe ! En effet, n’avez-vous pas choisi parmi vous dix taxiarques, autant de stratèges, de phylarques, et deux hipparques ? Tous ces chefs, que font-ils? Hors un seul que vous envoyez d la guerre, les autres décorent vos fêtes à la suite des sacrificateurs. Vous fabriquez vos généraux, comme les mouleurs d’argile leurs statuettes, pour la place publique, non pour la guerre[42].

Avec une hardiesse qui n’était pas sans danger, il reprochait aux Athéniens, dans un autre discours, de parler beaucoup sans agir et de se refuser aux sacrifices nécessaires. Contribuer de nos biens, nous ne le voulons pas; servir en personne, nous ne l’osons pas... Non seulement nous ne donnons pas à Diopithe ce qui lui a été assigné et nous ne considérons pas qu’il se soutient par lui-même[43], mais on le décrie, on critique ses projets, on l’accuse de crimes passés et futurs... En vérité, Philippe peut se contenter de cette prière : Faites, grands Dieux, qu’Athènes se conduise toujours ainsi ! Des temporisations sans fin, de folles dépenses, des enquêtes pour le choix de vos gouvernants, des colères, de mutuelles accusations, voilà votre vie[44].

Ailleurs il signalait la mauvaise organisation de l’armée et les lenteurs fatales qui en résultaient : Dites-moi, je vous prie, pourquoi vos Panathénées, vos Dionysiaques, ces fêtes si pompeuses, d’un si grand appareil et qui vous coûtent plus cher que l’armement d’une flotte, sont toujours célébrées au moment marqué, tandis que partout vos flottes arrivent trop tard, ainsi à Méthone, ainsi à Pagase, ainsi à Potidée ? C’est que pour ces fêtes la loi a tout réglé, Chacun de vous connaît longtemps d’avance le chorège, le gymnasiarque de sa tribu ; il sait ce qu’il doit recevoir, de qui, à quel moment, en un mot, tout ce qu’il doit faire. Rien n’est incertain, imprévu, négligé. Pour la guerre, au contraire, et pour les préparatifs qu’elle demande, nul ordre, nulle prévoyance, la confusion partout. A la première alarme, on nomme des triérarques, on procède aux échanges, on s’enquiert des subsides ; ensuite, on appelle sur les vaisseaux d’abord l’étranger domicilié, puis l’affranchi, puis le citoyen, puis enfin... Mais durant tous ces apprêts, ce que notre flotte devait sauver a péri.

Ces vives peintures montrent à nu l’intérieur d’Athènes, les vices de son administration, les défauts du nouveau peuple qu’Isocrate signalait tout à l’heure. On voit aussi combien Démosthène était frappé du danger actuel : Tout cela, Athéniens, est sans doute fort peu agréable à entendre. Mais si, en supprimant d’un discours ce qui peut vous déplaire, on supprimait l’affaire elle-même, il faudrait ne parler que pour le plaisir de vos oreilles.... N’est-il pas honteux de se duper soi-même, de toujours reculer devant ce qui gêne et de ne point savoir que l’habile homme de guerre ne suit pas les événements, mais les devance ; que l’homme politique commande aux affaires, comme le général à son armée ; qu’il les plie, les gouverne à son gré et n’est jamais forcé de les subir ? Athéniens, vous êtes riches en vaisseaux, en fantassins, en cavaliers en revenus, plus riches qu’aucun peuple, mais cette force n’est jamais employée à temps, partant vous arrivez trop tard. Votre lutte avec Philippe, c’est le pugilat des barbares : l’athlète reçoit un coup, il y porte la main ; il en reçoit un autre, sa main y est aussitôt. Mais parer, mais regarder son adversaire en face, il ne le sait pas, il ne l’ose pas. Vous faites de même. Apprenez-vous que Philippe est en Chersonèse, vite un décret pour la Chersonèse ; qu’il est aux Thermopyles, vous courez aux Thermopyles. Vous allez après lui comme s’il commandait vos mouvements; de vous-mêmes, nulle prévoyance. Autrefois peut-être cette lenteur pouvait être tolérée, aujourd’hui, dans la crise où nous sommes, cela ne se peut plus. Philippe ne s’arrêtera pas, cela est manifeste; il faut qu’on lui barre le chemin. Quant au plan même de la guerre, il n’en donnait aucun : Où aborder ? dira-t-on. Osons seulement. La guerre montrera l’endroit faible de l’ennemi.

Ces paroles étaient à la fois éloquentes et justes. Il n’y avait pas dix ans que la Macédoine était le plus misérable royaume, et son pouvoir ne paraissait pas encore, il s’en fallait, aussi formidable que l’avait été celui de Lacédémone. Cependant Sparte était tombée. Pourquoi Philippe serait-il plus difficile à abattre ? Démosthène était dans le vrai, à égale distance de ceux qui fermaient volontairement les yeux au péril et de ceux qui, comme Phocion, désespéraient trop tôt. Si sa demande de réformes n’est pas plus explicite, c’est qu’il était forcé de parler sur certains points avec une extrême réserve. Dans son commentaire sur la première Olynthienne, Ulpien raconte qu’un décret provoqué par Euboulos, le ministre des finances et des plaisirs du peuple, avait prononcé la peine de mort contre quiconque proposerait de détourner pour le service de la flotte et de l’armée l’argent destiné à augmenter l’éclat des fêtes publiques et à permettre à tous les citoyens d’y venir honorer les dieux. J’ignore si cette peine fut jamais appliquée; mais nous savons que le sénateur Apollodore ayant proposé d’employer aux dépenses de la guerre olynthienne l’excédent du revenu public, au lieu de le verser au théoricon, fut condamné à une amende que l’accusateur fixa à 15 talents et que le tribunal réduisit[45]. Ce décret et cette condamnation nous révoltent, parce que nous oublions que le théoricon était une sorte de budget des cultes. La question, en ce qui le concerne, était donc plus religieuse que politique ; et si l’on comprend que Démosthène se soit préoccupé, avant tout, de trouver des ressources pour combattre le Macédonien, on accordera que les dévots aient songé au service des dieux pour assurer à la ville leur protection.

Ces dévots s’accordaient sur ce point avec les partisans de la paix d tout prix, qui s’inquiétaient peu des nécessités militaires. Si la guerre survient, disaient-ils, on pourvoira aux dépenses par une loi spéciale qui mettra un impôt sur la fortune des citoyens. C’était rejeter les charges sur les riches, qui, afin de les éviter, seront toujours pour la paix[46].

Démosthène, et plus encore la nouvelle d’une tentative de Philippe sur un fort gardé par une garnison athénienne, entre Périnthe et Byzance, éveillèrent dans le peuple quelque énergie. Un armement considérable fut voté. Mais soit que Philippe ne fût pas prêt pour une lutte directe avec Athènes, soit qu’une maladie le condamnât à l’inaction, il s’arrêta de nouveau et laissa passer près de deux années sans faire parler de lui, plongé dans la débauche, si l’on en croit Démosthène; mais toujours actif, travaillant à embellir sa capitale de monuments magnifiques, y attirant les meilleurs artistes, et prodiguant dans les villes grecques son or corrupteur.

 

V. Les Olynthiennes (349-348) ; surprise des Thermopyles ; fin de la guerre Sacrée (346) ; Athènes déjoue les projets de Philippe sur le Péloponnèse et sur l’Arcanie (346-345)

Cependant Philippe voyait encore dans la péninsule Chalcidique une ville indépendante, dont il avait naguère acheté chèrement l’alliance, par la cession de Potidée, mais qui, au premier jour, se tournerait peut-être contre lui : une épine au cœur de la Macédoine. Tant qu’Olynthe ne serait pas à lui, ses ennemis pouvaient la considérer comme une porte prête à s’ouvrir pour donner entrée dans son royaume. Cité riche, d’ailleurs, capitale d’une confédération de trente-deux villes, Olynthe faisait obstacle à la vue de la Macédoine sur la mer. Philippe en méditait depuis longtemps la ruine. L’asile qu’elle donna à deux princes macédoniens fuyant sa colère le décida à frapper ce grand coup. Avant de l’attaquer corps à corps, il la cerna, en enlevant les cités voisines. Il avait pris Apollonie quelques mois auparavant : en 549 il s’empara de Stagire, qu’il détruisit, et la terreur lui ouvrit les portes de plusieurs autres villes. Il faut que vous sortiez de votre ville, dit-il à des députés olynthiens, ou moi de la Macédoine. Olynthe implora le secours d’Athènes.

Démosthène monte aussitôt à la tribune et signale en traits ardents les progrès et la politique perfide de Philippe, Olynthe trompée par le don de Potidée, la Thessalie par la promesse de lui rendre la Magnésie : Amorcer les peuples assez insensés pour se laisser séduire à ses avances, et les faire tomber dans les filets qu’il a tendus, voilà le secret de sa grandeur[47]. Puis, comparant à cette politique active, l’inertie du peuple d’Athènes : Nous dormons, s’écrie-t-il ; Athéniens, vous dormez ! Et il propose les vrais remèdes, des actes, des réformes, un meilleur emploi des finances gaspillées en fêtes et en distributions au peuple. Athéniens, ne soyez pas surpris : je vais parler contre l’opinion du plus grand nombre. Établissez des nomothètes, non certes pour créer de nouvelles lois, vous n’en avez que trop, mais pour abolir celles qui vous nuisent; et celles-là je les indique nettement : ce sont les lois sur l’argent du théâtre et quelques-unes sur le service militaire. Les unes sacrifient aux oisifs de la ville nos ressources pour la guerre ; les autres assurent l’impunité au lâche. Nous étions sans rivaux, maîtres chez nous, arbitres chez les autres ; Sparte était abattue ; Thèbes occupée ailleurs ; personne devant nous qui pût nous disputer l’empire. C’est dans un tel état que nous nous sommes laissé ravir nos possessions ; que nous avons dissipé sans aucun fruit plus de 1500 talents ; que des alliances gagnées par la guerre ont été perdues en pleine paix par nos habiles gens d’aujourd’hui ; c’est alors enfin que nous avons suscité contre nous ce dangereux ennemi. Qu’on me dise en effet par qui, si ce n’est par nous, il s’est tant élevé, ce Philippe !

Sans doute, allez-vous dire, les choses vont mal au dehors, mais au dedans que de merveilles ! Qu’avez-vous à montrer ? Des murs recrépis, des chemins réparés, des fontaines et autres bagatelles. Mais jetez les yeux sur les auteurs de ces beaux ouvrages : ils étaient pauvres et les voilà riches ! Autant leur fortune a grandi, autant a baissé celle de l’État... Vous, peuple d’Athènes, on vous enlève tout, argent, alliés; vous êtes des valets, vous faites nombre ; heureux que vos maîtres vous accordent l’obole du théâtre, vous envoient la pitance du jour[48] ! Ô abaissement extrême ! Ils vous donnent votre bien et vous les en remerciez comme d’une grâce... Je ne l’ignore pas, il pourra m’en coûter cher de vous parler ainsi de vos misères, plus cher peut-être qu’à ceux qui les ont faites. Car la franchise n’est pas toujours de saison avec vous, et je m’étonne aujourd’hui de votre patience. On trouvera, en effet, qu’il fallait du courage à Démosthène pour parler ainsi, en se souvenant que la peine de mort avait été décrétée contre celui qui proposerait l’abrogation des lois théâtrales.

Les Athéniens n’obéirent qu’à moitié à Démosthène et négligèrent le point principal de ses discours, la réforme intérieure. Ils ne changèrent rien aux finances ni à l’armée et envoyèrent seulement Charès avec trente vaisseaux et deux mille mercenaires au secours d’Olynthe : ceci après la première Olynthienne (349) ; après la seconde, Charidémos et quatre mille mercenaires ; après la troisième, deux mille trois cents soldats, cette fois tous Athéniens.

Mais, tandis que les généraux, par leurs désordres, mécontentaient plutôt qu’ils n’aidaient les Olynthiens, Philippe achetait les magistrats qui commandaient dans la ville assiégée et qui la lui livrèrent (348). D’abord il fit tuer ses deux demi-frères, les princes macédoniens qui s’étaient réfugiés à Olynthe, et il abandonna cette ville au pillage ; il vendit ses habitants, et employa sa part de butin à semer l’or pour apaiser les ressentiments, et à donner dans la ville de Dion des fêtes, où ne manquèrent certainement pas les danseuses thessaliennes[49]. Nombre d’étrangers accoururent de divers points de la Grèce à ces jeux, célébrés avec une royale magnificence. Philippe les accueillit tous, fit asseoir les plus distingués à sa table, les charma, les gagna par ses manières et ses présents. C’était une campagne qu’il conduisait encore, aussi fructueuse qu’il aurait pu la faire à la tête de son armée. Ses convives emportèrent en partant un germe de corruption qui grandit dans chaque cité, même dans Athènes, où un parti nombreux ne parlait que des bonnes intentions du roi. Les uns étaient d’honnêtes dupes, les autres des gens vendus; d’autres encore désespéraient et, d’avance, se résignaient ; hommes de petit cœur qui s’écrieront après Chéronée : Nous périssions, si nous n’avions péri. Quelques-uns cependant, et à leur tête Démosthène, même Euboulos, un des chefs du parti de la paix, et Eschine demandaient qu’on assemblât un congrès pour aviser à l’union de tous les peuples helléniques contre les nouveaux barbares qui, en deux ans, venaient de détruire trente-deux cités grecques. Il y eut un commencement d’exécution; on désigna des ambassadeurs, qui parcoururent beaucoup de cités, sans rapporter autre chose que de bienveillantes et stériles paroles ; Athènes restait seule. Sur ces entrefaites, le bruit se répandit que Philippe consentait à traiter. Le parti de la paix venait de s’augmenter de tous ceux qui s’intéressaient au sort des Athéniens faits prisonniers à Olynthe. Un jour, les parents et les amis des captifs, vêtus en suppliants se présentèrent à l’assemblée ; après avoir déposé un rameau d’olivier sur l’autel de l’Agora, ils demandèrent au peuple de ne pas oublier ceux qui étaient tombés pour lui en servitude. Leurs plaintes touchèrent l’assemblée, qui décida d’envoyer dix députés au roi ; dans le nombre se trouvaient Démosthène et Eschine.

Celui-ci, né en 390, d’un pauvre maître d’école et d’une joueuse de tympanon, avait fait tous les métiers, copiste, greffier, acteur ; mais, pour monter plus haut, il avait une dextérité de parole, une souplesse d’esprit qui trouvaient leur emploi dans Athènes. Euboulos, l’adversaire de Démosthène, fit comprendre celui-ci dans l’ambassade. A en croire Eschine, lui-même aurait adressé au roi une fort belle harangue, tandis que Démosthène aurait perdu, en face de Philippe, toute son éloquence : Cet homme, dit-il, qui promettait en chemin monts et merveilles, resta court après avoir bégayé quelques mots. Il faut entendre que Démosthène, qui parla le dernier, étant le plus jeune des membres de la députation, trouva qu’après tant de discours il était de bon goût, vis-à-vis du roi et pour lui-même, d’ajouter seulement quelques mots. L’anecdote est de celles qu’on fit courir pour mettre en doute son courage. Ses ennemis ne pouvaient contester son éloquence ou son patriotisme ; ils essayèrent de le faire passer pour un lâche, malgré ses campagnes comme triérarque et comme soldat ; on le dira encore après Chéronée. Mais qu’avait-il à redouter de Philippe dans cette entrevue pacifique ? Si le roi l’intimidait, il avait eu le temps de reprendre contenance pendant que les beaux parleurs accablaient Philippe de leur éloquence. Il se peut même qu’il faille retourner l’accusation et donner le rôle ridicule à Eschine, qui, pour décider le Macédonien à restituer Amphipolis, était remonté jusqu’à Thésée, en faisant valoir les droits qu’Athènes tenait de ce prince mythologique sur une ville bâtie huit ou dix siècles après lui (346).

Le roi fut des plus aimables avec les ambassadeurs, dont quelques-uns, dans cette circonstance ou plus tard, tendirent la main et reçurent des largesses. Philocratès afficha jusque dans Athènes le luxe qu’il devait aux bienfaits du roi ; Eschine obtint, comme lui, des propriétés sur le territoire d’Olynthe[50]. Pour Athènes, Philippe eut moins de générosité. Il refusa de lui rendre Amphipolis, Potidée, et proposa de prendre pour base du traité à intervenir ce que nous appelons l’uti possidetis, clause très avantageuse aux Macédoniens, qui avaient beaucoup gagné, très défavorable aux Athéniens, qui avaient beaucoup perdu. Des ambassadeurs, parmi lesquels se trouvaient deux futurs généraux d’Alexandre, Antipater et Parménion, apportèrent ce projet de convention à Athènes. On discuta deux jours ; à la fin les représentants de la confédération maritime montrèrent leurs dispositions pacifiques en donnant, au nom des alliés, plein pouvoir au peuple athénien de signer la paix. Un dernier mot d’Euboulos fit cesser toute hésitation : Acceptez, dit-il, ou apprêtez-vous à payer l’impôt de guerre, à y ajouter le théoricon et à monter sur les vaisseaux. On accepta, et les envoyés macédoniens prirent les serments de la république en laissant comprendre parmi les alliés d’Athènes le Thrace Kersobleptès, dont le royaume couvrait la Chersonèse athénienne, mais en refusant ce titre aux Phocidiens, qui défendaient les Thermopyles contre Philippe (avril 346).

Tandis qu’on discourait à Athènes, Philippe agissait. Il détrônait Kersobleptès et s’emparait de plusieurs places fortes voisines de la Chersonèse, regardant comme de bonne prise tout ce qu’il occuperait avant d’avoir lui-même juré la paix. Quand, sur l’avis de Démosthène, une nouvelle députation partit pour recevoir ses serments, elle mit vingt-trois jours à gagner Pella et dut l’y attendre plus d’un mois. Le rusé monarque feignait d’ignorer son arrivée et conquérait toujours au fond de la Thrace. De retour enfin, il écouta les ambassadeurs, mais avant de leur rendre réponse, il les mena jusqu’à Phères en Thessalie. Là, il leur déclara qu’il ne pouvait consentir à laisser écrire le nom des Phocidiens dans le traité. Les députés étaient à peine rentrés dans Athènes, après une absence de soixante-dix jours, que Philippe marchait aux Thermopyles et s’en emparait. Démosthène accusa plus tard ses collègues, et particulièrement Eschine, d’avoir été vendus à Philippe. Eschine ne fut sans doute coupable que d’avoir contribué à répandre parmi ses concitoyens ces sentiments de naïve confiance dans les promesses du roi qui les perdirent. Il était un des conseillers du peuple, il fut mal venu plus tard à dire, pour sa justification, qu’il avait partagé l’entraînement général. Démosthène seul avait vu et signalé le péril; mais on ne l’avait pas écouté (346).

Cette guerre de Phocide, que Philippe venait de terminer, se prolongeait depuis dix ans avec un égal succès de part et d’autre. Nulle puissance, en Grèce, ne semblait en état d’y mettre fin. Thèbes avait déjà obtenu du roi de Perse 500 talents pour lutter contre les trésors de Delphes. Mais un secours plus direct lui était nécessaire : elle appela Philippe, qui s’approcha des Thermopyles et n’eut qu’à se présenter pour décider Phalækos à se retirer, avec ses huit mille mercenaires, dans le Péloponnèse[51]. L’expédition était sans dangers, il n’en recueillit pas moins la gloire d’avoir pu seul venger les dieux.

Son premier soin fut de mettre une garnison macédonienne dans Nicée, sans s’inquiéter s’il mécontentait par là les Thébains qui occupaient cette ville ; il voulait, en s’établissant d’une façon permanente dans le défilé, tenir toujours ouverte pour lui la porte de la Grèce. Cette précaution prise, il convoqua le conseil des Amphictyons afin de régler le sort des Phocidiens. La tradition attribuait à cette assemblée une autorité indéterminée et vague, mais à présent que Philippe mettait à sa disposition une force considérable, elle pouvait commander. Elle décida que la Phocide cesserait de former un État ; que ceux qui avaient pris part à la spoliation du temple seraient jugés et traités comme sacrilèges ; que les vingt-deux villes de la Phocide seraient rasées, tous les habitants dispersés dans des bourgs dont aucun ne contiendraient plus de cinquante maisons ; qu’ils conserveraient leur territoire, mais grevé d’un tribut annuel de 60 talents pour réparer les pertes faites par le temple de Delphes, estimées 10.000 talents[52] ; que leurs armes seraient brisées sur la pierre et les débris jetés au feu, les chevaux vendus, et qu’ils n’en pourraient posséder d’autres à l’avenir. Naguère, dans la Chalcidique, Philippe avait détruit trente-deux villes ; à présent, c’est un peuple entier que lui et ses alliés exterminaient : ainsi s’annonçait la domination macédonienne. Après le châtiment, les récompenses : la présidence des jeux pythiques fut donnée à Philippe, conjointement avec les Béotiens et les Thessaliens, et on transféra au roi de Macédoine les deux voix dans le conseil amphictyonique que les Phocidiens avaient possédées (346). La religion et la rivalité haineuse de cités voisines venaient de tuer l’indépendance nationale. Un prince étranger avait maintenant la présidence du conseil fédéral, la garde du sanctuaire hellénique, et tenait, aux Thermopyles, les clefs de la Grèce.

Ces nouvelles avaient troublé la Grèce. Les Athéniens s’étaient mis à fortifier le Pirée, à munir les forteresses des frontières, et un décret avait obligé les citoyens à rentrer leurs biens meubles des campagnes dans les bourgs fermés. Quand arriva l’époque de la convocation du conseil amphictyonique, ils refusèrent d’envoyer à Delphes la députation ordinaire ; Sparte fit comme eux. Ce n’était qu’une protestation silencieuse ; cependant Philippe jugea prudent de se retirer dans ses États, suivant sa tactique habituelle, et quand il vit l’émotion un peu calmée, il dépêcha une ambassade aux Athéniens pour obtenir d’eux la reconnaissance de son titre d’amphictyon : il l’obtint.

Démosthène cette fois parla pour la paix ; c’était en effet une question de paix ou de guerre, et malgré ses craintes chaque jour plus vives, il ne jugeait pas prudent de rompre sur ce prétexte, qui eût exposé les Athéniens à voir renaître contre eux la ligue qui avait accablé les Phocidiens. Mieux valait attendre des jours meilleurs où Athènes pourrait reformer cette alliance à son profit et contre la Macédoine. Ne consentons à rien qui soit indigne de nous, dit-il, mais restons ce que nous avons été, des politiques qui agissent après mûre réflexion. Nous avons laissé Oropos aux Thébains, Amphipolis à Philippe, Chios, Cos et Rhodes aux princes de Carie; nous avons permis que Cardia fût séparée de la Chersonèse, et nous n’avons pas puni les Byzantins pour la capture de quelques-uns de nos vaisseaux. Pourquoi ces complaisances ? Parce que nous comptions que la paix nous serait plus profitable que la guerre. Si donc vous avez traité avec chacun de ces ennemis en particulier, quand il s’agissait de vos plus graves intérêts, ne serait-ce pas une folie insigne de déclarer la guerre à tous vos adversaires réunis pour les ombres delphiques[53] (346).

Ce qu’Athènes se proposait de faire un jour contre Philippe, le roi l’exécutait contre elle; il cherchait à isoler cette ville du reste de la Grèce, et il étendait son influence, ses intrigues jusqu’au milieu du Péloponnèse. De bonne heure il s’était promis de reprendre les vues de Thèbes de ce côté. Une guerre civile ayant éclaté l’année suivante (345) dans l’Élide, les riches égorgèrent quatre mille de leurs adversaires, coupables d’être entrés en armes sur le territoire sacré ; puis ils se placèrent sous le protectorat de Philippe. Il avait depuis longtemps noué des relations avec l’Arcadie, flatté ce peuple qui pouvait lui servir à tenir Sparte en bride, semé l’or dans ses villes et attiré à sa cour leurs plus ambitieux citoyens. Dés l’année 356 on trouve le Mégalopolitain Chéron fort avant dans sa confiance : en 349, au moment de la guerre d’Olynthe, Eschine, envoyé par Athènes à Mégalopolis, entendit dans le conseil des Dix Mille les louanges du roi et vit les hoplites arcadiens partir pour le rejoindre. La haine qu’il s’appliqua, dit Pausanias, à entretenir entre les Arcadiens et Lacédémone fut un des principaux obstacles à ce congrès des cités helléniques qu’Athènes chercha tant de fois à réunir contre la Macédoine.

En véritable homme d’État, Philippe compta toujours avec le temps ; il semait et laissait mûrir. En 345, on lui avait, en Arcadie, élevé tant de statues, décerné tant de couronnes, qu’on ne trouva plus rien à lui offrir que de l’appeler lui-même et de décréter que toutes les villes lui seraient ouvertes. Il n’était pas homme à s’engager à fond dans les affaires du Péloponnèse avant d’avoir terminé celles de la Grèce du Nord. Il se contenta d’envoyer de l’argent avec des mercenaires étrangers et de prendre hautement Messène sous sa protection. Il écrivit aux Spartiates : Si j’entre en Laconie, je détruirai votre ville. Ils répondirent : Si ! A Corinthe, les habitants, malgré leur mollesse, firent des préparatifs de défense, et Diogène, pour ne pas rester seul oisif, roula son tonneau.

Démosthène parcourut lui-même le Péloponnèse en combattant partout les menées de Philippe, qui cette fois n’aboutirent pas. Le Macédonien n’avait voulu faire qu’une diversion, et il avait réussi.

Dans ses harangues aux Péloponnésiens, Démosthène avait insisté sur les perfidies du roi : Ce Philippe qui, ne tenant à la Grèce par aucun lien, n’est qu’un barbare, pas même de bon lieu, mais de cette misérable Macédoine où l’on n’acheta jamais un bon esclave[54]. Philippe crut nécessaire d’effacer ces impressions, et la ville qui, dans son abaissement, gardait au moins plus qu’aucune autre, avec les trophées de Marathon et de Salamine, le sentiment de la résistance à l’étranger, vit les députés de l’ennemi des Grecs venir devant elle disculper leur maître. Démosthène prononça alors sa seconde Philippique (344), dans laquelle il revint au système de la guerre, la chimère de la paix s’étant évanouie devant les actes audacieux du Macédonien. Il rappela les discours qu’il avait tenus aux hommes de Messène et d’Argos, pour les effrayer de l’amitié royale, en leur montrant les Thessaliens victimes de leur propre crédulité. A peine avais-je fini, dit-il, que ce fut un tumulte d’applaudissements. Que tout cela est bien dit ! s’écriaient-ils. Les autres envoyés parlèrent aussi et plus d’une fois, soit en ma présence, soit après mon départ. Mais rien ne put arracher ce peuple à l’amitié de Philippe, à l’enchantement de ses promesses. Que des Messéniens, des gens du Péloponnèse, voient la raison et ne la suivent pas, qui peut s’en étonner ? Mais vous, Athéniens, vous si clairvoyants par vous-mêmes, si bien avertis par vos orateurs, ne pas voir les pièges qu’on vous tend, l’ennemi qui vous enveloppe, et, par amour de l’indolence, vous laisser conduire en aveugles aux mêmes calamités que les autres ! Faut-il donc que le plaisir du moment, le loisir du jour, aient sur vous plus de pouvoir que toutes les promesses de l’avenir ! [55] Puis il signala les traîtres et ce parti macédonien, qui était pour la Grèce le plus grand fléau. Après la paix conclue et à mon retour de la seconde ambassade, je m’aperçus que notre ville était indignement jouée. Aussitôt j’avertis, je protestai, je m’opposai de toutes mes forces à ce qu’on livrât les Thermopyles et la Phocide. Que disaient alors ces traîtres ? Que j’étais un buveur d’eau, partant un homme morose et difficile. Mais Philippe, ajoutaient-ils, Philippe n’aura pas plutôt franchi le défilé, qu’il ne songera plus qu’à vous complaire. Il fortifiera Thespies et Platée; il abattra l’orgueil des Thébains; il percera à ses frais la Chersonèse ; il vous donnera Oropos et l’Eubée en dédommagement d’Amphipolis. Car tout cela vous a été dit ici, à cette tribune; vous vous en souvenez, hommes pourtant si faciles, si oublieux avec les traîtres ! Mais voici le plus honteux: sur l’appât de quelques espérances, vous avez enchaîné à cette paix jusqu’à votre postérité, tant la fraude fut habile[56].

Philippe, après avoir lu ce discours, dit : J’aurais donné ma voix à Démosthène pour me faire déclarer la guerre, et je l’aurais nommé général. Il exprimait par là l’impression profonde que lui avait faite cette virile éloquence, bien plutôt que le vœu de voir les Grecs se déclarer contre lui; car si une ligue hellénique se formait, la victoire pour Philippe devenait un problème. Cette ligue était la continuelle pensée de Démosthène ; Euboulos même s’était rallié à cette idée. Jusqu’ici on avait échoué ; mais les derniers événements avaient rendu le danger si évident, que l’entreprise semblait maintenant plus facile. Les Athéniens, pour y entraîner les autres peuples, montrèrent une activité digne de leurs beaux jours.

En 344, Philippe s’en était allé guerroyer contre les Illyriens. Il ravagea leur pays, y prit quelques villes, puis revint à la Grèce et s’occupa de réorganiser la Thessalie. Il la divisa en quatre districts, plaça à la tête de chacun d’eux des hommes dévoués, mit des garnisons dans les places fortes, et s’attribua tous les revenus du pays : la Thessalie était décidément une province macédonienne. Il occupait les Thermopyles, la première porte de la Grèce : il voulut avoir la seconde, l’isthme de Corinthe. S’il pouvait s’y établir, il était à la fois maître du chemin de l’Attique et de celui du Péloponnèse. II fomenta une conspiration dans Mégare pour se faire déclarer protecteur de la ville ; les Athéniens le prévinrent : Phocion entra dans la place et en releva les murs (343).

Cette tentative manquée, il courut à une autre, d’un côté opposé ; il intervint en Épire en faveur de son beau-frère Alexandre ; conquit pour lui trois villes à moitié grecques qui refusaient de lui obéir ; et, pour son compte, chercha à s’emparer d’Ambracie, dont la prise lui eût donné l’Acarnanie. Là, il eût trouvé, pour entrer dans le Péloponnèse, la route qu’Athènes venait de lui fermer à Mégare. Elle lui ferma celle-ci encore. Une troupe d’Athéniens se jeta dans Ambracie, et Démosthène vint enflammer le courage des Acarnanes et des Achéens. Une surprise tentée en même temps par les Athéniens sur Magnésie en Thessalie rappela Philippe de l’Épire.

Ainsi les deux adversaires, sans oser se prendre corps à corps, s’attaquaient de loin. Cet état n’était ni la paix ni la guerre. Philippe s’en plaignit : il envoya à Athènes le Byzantin Python, dont l’éloquence égalait presque celle de Démosthène, et, quelque temps après, un artificieux message où des menaces se cachaient sous d’affectueuses paroles. Hégésippos y répondit par un fier discours dont la conclusion nécessaire était la guerre : Mais c’est la guerre que tu demandes, s’écria un mécontent à l’orateur qui descendait de la tribune. — Oui, par Jupiter ! et je demande de plus des deuils, des enterrements publics, des éloges funèbres, tout ce qui nous fera vivre libres et repoussera de nos têtes le joug macédonien. Malheureusement cette fois, au lieu d’agir, les Athéniens se mirent à faire un procès à Eschine et à Philocratès, d’après les dénonciations de Démosthène, qui cependant continuait ses efforts pour tourner leurs esprits vers les objets véritablement grands (343)[57].

 

VI. Opérations de Philippe en Thrace (341-339) ; bataille de Chéronée (338) ; mort de Philippe (336)

Tandis qu’ils perdaient ainsi un temps précieux, Philippe construisait dans ses ports des arsenaux, des navires et préparait une expédition dans l’intérieur de la Thrace. Sa politique visait deux buts : la Grèce, pour hériter, par droit de conquête, de sa vieille gloire et jouer dans le monde nouveau le rôle épique d’Agamemnon; la Thrace, pour arrondir son royaume, exercer son armée, recruter des soldats et atteindre les rives de l’Euxin, où il y avait des tributs à lever sur les villes grecques de cette côte et une marine militaire à créer dans cette mer que sillonnaient les flottes marchandes de l’Hellade. En 542, lorsque le soleil eut fondu les neiges de l’Hémos et chassé l’hiver des plaines de la Thrace, il pénétra jusqu’au centre de l’ancien royaume des Odryses et y fonda, avec des Grecs enlevés aux villes de la côte, plusieurs colonies. Une d’elles, qu’il peupla de malfaiteurs, à défaut de colons volontaires, prit son nom qu’elle a gardé, et est encore une des grandes villes de la Turquie d’Europe, Philippopoli, sur la Maritza (Hebrus). Ces établissements dans le voisinage de la Chersonèse et de Byzance menaçaient les possessions, le commerce, l’existence même d’Athènes, qui se nourrissait des blés de la Tauride. Un de ses généraux, Diopithès, était dans la Chersonèse avec une petite armée[58] ; il fit quelques incursions sur les terres récemment conquises par Philippe, qui se plaignit à Athènes. Les Athéniens, dit Démosthène, sont les défenseurs de la liberté grecque. Chaque coup porté à cette liberté frappe sur eux. De là leur droit de la défendre partout. Puis, représentant Philippe comme le mortel ennemi d’Athènes il ajoutait : Ne voyez-vous pas que plus on le laisse prendre, plus il prend et plus il se donne de force pour nous accabler ? Quand donc, ô Athéniens, commencerez-vous à faire votre devoir ? Vous répondez : Certes nous le ferons, lorsqu’il sera nécessaire. — Mais cette nécessité, il y a longtemps qu’elle vous presse. Et il pose nettement la question : Sachez bien que tout ce que Philippe entreprend ou médite, il le médite et l’entreprend contre nous. Qui de vous serait assez simple pour croire que quelques bicoques de Thrace ont tenté sa convoitise ; qu’il bravera pour elles travaux, frimas, périls extrêmes ; mais que les ports d’Athènes, ses arsenaux, ses flottes, ses mines d’argent, ses revenus, ses places, toute cette splendeur, enfin, ne le tentera pas ; qu’il vous en laissera tranquilles possesseurs, heureux d’aller en Thrace, arracher aux silos le seigle et le millet, et hiverner au fond des abîmes ? Non, non, Athènes et ses trésors, voilà ce qu’il poursuit partout[59].

Ce n’est pas la convoitise seule qui le pousse ; il comprend que, pour l’accomplissement de ses desseins, il faut qu’Athènes disparaisse. Ennemi de la démocratie comme Athènes l’est des tyrans, il ne veut pas autre chose, et il a raison de ne le point vouloir ; c’est, chez lui, vigilance et bon sens. Regardez-le comme l’implacable ennemi de tout gouvernement libre.

Cette pensée obsède Démosthène ; il la reprend dans la IVe Philippique[60] : Oui, croyez que cet homme veut notre mal ; qu’il hait tout chez nous, et notre ville, et le sol qui la porte ; tout, jusqu’à nos dieux ! Mais c’est principalement à notre démocratie qu’il en veut ; c’est elle qu’enveloppent ses embûches, elle qu’il s’applique à détruire. Il faut le dire, une sorte de nécessité l’y pousse. Réfléchissez en effet : il veut être le maître, et seuls vous lui faites obstacle. Il sait que rien ne sera sûr pour lui tant que vous resterez un peuple libre ; qu’à son premier revers, tout ce qu’il tient comprimé sous sa main lui échappera pour s’enfuir vers nous. Et il terminait en revenant à la seule proposition qui pût sauver Athènes : la réforme des abus, une ligue de toute la Grèce[61].

La moitié de son conseil fut suivie. Des ambassades partirent, et les mouvements qu’elles imprimèrent à l’opinion publique furent assez forts pour engager Philippe à s’arrêter. Démosthène gagnait du temps, c’était beaucoup, comme il le remarque lui-même, dans la lutte d’une république, contre un monarque (341).

Philippe suspendait ses desseins en Grèce, l’attention y étant éveillée, mais il les poussait activement vers la Thrace, où il croyait trouver plus de facilités. Vers la fin de 541, il assiégea Sélymbrie, et peu de temps après la place plus importante de Périnthe, sur la Propontide. Protégés par la forte position de leur ville sur une éminence que la mer baignait de deux côtés, les Périnthiens firent une opiniâtre résistance, malgré les trente mille hommes dont Philippe les enveloppait, les mines qu’il creusait sous leurs murs et les tours hautes de 80 coudées que lui construisaient ses ingénieurs : la poliorcétique se développait. Mais la défense augmentait aussi ses moyens de résistance : un jour que les Macédoniens pénétrèrent dans la ville par une brèche, ils en furent chassés.

Démosthène suivait tous les mouvements de son adversaire. Aux armées du roi il oppose encore sa parole, et ce qu’il a fait dans le Péloponnèse, il va le faire dans la Thrace. Il se rend à Byzance, la plus grande ville de ces régions, et, détruisant à force d’éloquence une jalousie invétérée, il renoue l’alliance que la guerre Sociale avait brisée ; Byzance envoie des secours à Périnthe ; les Perses, inquiets de voir les Macédoniens si prés de l’Asie, lui font passer des soldats, des vivres, de l’argent, et un Athénien, Apollodore, conduit ce secours. Athènes soutint cette coalition par une diversion puissante. Tandis qu’Éphialte, envoyé à Suse, avivait les craintes du grand roi, un chef eubéen tout dévoué à Athènes, Callias, allait piller les villes du golfe pagaskique, capturer des vaisseaux chargés pour la Macédoine, et aider Phocion, débarqué dans l’Eubée, à chasser les Macédoniens, qui voulaient faire de cette île une forteresse menaçante pour Athènes. Phocion n’était que la main qui avait exécuté ; c’est Démosthène qui avait fait voter l’expédition ; lui encore qui venait de former contre le roi une ligue comprenant, avec l’Eubée et Corcyre, presque toutes les cités riveraines du golfe de Corinthe. Au printemps de 340, leurs députés vinrent à Athènes se concerter sur les opérations à entreprendre et les subsides à fournir. Le peuple reconnaissant de ces succès dus à son grand orateur lui décerna une couronne d’or.

Cependant Philippe n’avançait pas devant Périnthe ; croyant plus facile de prendre Byzance, il divisa ses forces et assiégea les deux villes à la fois ; en même temps il se plaignit à Athènes des dernières hostilités. C’en était trop : Byzance aux mains du roi fermerait la route de l’Euxin. Cette fois Philippe menaçait de tarir les sources mêmes de la vie du peuple ; aussi l’irritation fut extrême, et Athènes enfin se retrouva. Démosthène fit renverser la colonne sur laquelle, sept années auparavant, le traité de 346 avec le misérable Macédonien avait été gravé, et l’on arma cent vingt galères montées par des hoplites athéniens, sous les ordres de Phocion[62]. Encouragés par cette décision, les insulaires de Chios, de Rhodes et de Cos envoyèrent aussi des secours à Byzance. Cette ville, établie à la pointe d’une péninsule triangulaire dont deux côtés étaient baignés par la mer et le troisième protégé par une forte muraille, pouvait tenir longtemps, surtout si les puissances maritimes lui venaient en aide, et ce secours arrivait. La probité de Phocion, comme l’éloquence de Démosthène, firent oublier aux Byzantins leurs rancunes et leurs soupçons contre Athènes. Naguère ils avaient refusé de recevoir Charès et son escadre, car c’était presque malgré ces villes qu’Athènes les assistait ; Phocion fut admis dans Byzance, et Philippe, vaincu par Démosthène, s’éloigna en frémissant (339)[63].

Comme Mégare , comme Ambracie, comme l’Eubée, Byzance et Périnthe lui échappaient. A l’est, à l’ouest, au centre, il n’éprouvait qu’humiliations et défaites ; et ceux qui lui infligeaient ces affronts répétés étaient les vaincus d’Ægos-Potamos ! Oui, mais les restes d’un grand peuple conduits, soutenus par un grand homme.

Périnthe et Byzance firent sculpter un groupe colossal qui représentait les deux villes offrant au peuple athénien une couronne, et décrétèrent que leurs députes iraient aux quatre grands jeux de la Grèce proclamer les services d’Athènes, ainsi que leur gratitude. Sestos, Éléonte, Madytos et Alopéconnèsos envoyèrent à Athènes une couronne d’or de la valeur de 60 talents, et dressèrent un autel consacré à la Reconnaissance et au Peuple athénien.

Ce fut le dernier des beaux jours d’Athènes. Je me trompe, elle en aura un encore, le lendemain de Chéronée.

Philippe alla cacher son dépit loin de la Grèce. Il fit une expédition contre les Scythes établis entre le mont Hémos (Balkan) et le Danube, mais fut battu au retour par les Triballes, qui lui enlevèrent son butin et le blessèrent grièvement. Tandis qu’il s’enfonçait dans le nord, ses amis lui préparaient en Grèce un triomphe. Eschine soulevait tout le conseil amphictyonique contre les Locriens d’Amphissa, qui osaient cultiver quelques parcelles du territoire crisséen adjugé au dieu de Delphes après la première guerre Sacrée. Était-il vendu à Philippe, et voulait-il préparer une nouvelle intervention de ce prince dans les affaires de la Grèce centrale ? Démosthène le prétendit. Il est certain du moins qu’il servit à la fois la cause de l’étranger et celle du fanatisme. Quand il annonça cette nouvelle à l’assemblée athénienne, Démosthène s’écria : Tu apportes la guerre, Eschine, au cœur de l’Attique, une guerre sacrée ! En effet, quelque temps après, le commandement des forces amphictyoniques fut remis de nouveau au roi de Macédoine par le décret suivant :

Climagoras étant pontife dans l’assemblée du printemps, les Hiéromnémons, les Pylagores et tout le peuple amphictyonique ont arrêté ce qui suit : Comme ceux d’Amphissa se sont partagé la terre sacrée, la cultivent, y font paître leurs troupeaux et que sommés de se retirer, ils ont repoussé par la force le conseil général des Grecs, en ont même blessé quelques-uns, Cottyphe, d’Arcadie, général des Amphictyons, sera envoyé en ambassade vers Philippe de Macédoine, le priera de secourir Apollon et les Amphictyons, de ne pas abandonner le dieu outragé par ces impies Amphissiens, et que tous les Grecs faisant partie du conseil amphictyonique l’ont élu général, chef absolu. En ce moment, la Pythie philippisait.

Philippe accepta ce devoir sacré qui lui était si utile, et envoya aussitôt un message à ses alliés du Péloponnèse pour qu’ils eussent à se trouver en armes, dans la Phocide, au commencement du mois de boédromion, avec des vivres pour quarante jours (août-sept.). Ceux qui ne viendront pas avec toutes leurs forces, ajoutait la lettre, seront punis par nous des peines dont le conseil nous a permis d’user. Lui-même pénétra en Phocide avec une armée, dans l’intention apparente de descendre par la Doride sur Amphissa. Mais, après quelques marches dans cette direction, il se détourna subitement sur Élatée, qu’il prit. De là, il était facile de pénétrer, par la vallée du Cephise, dans la Béotie et l’Attique, si une vaillante armée n’en barrait pas la route. Avec des Grecs encore libres, il y avait toujours à craindre quelque résolution désespérée : les souvenirs de Leuctres et de Marathon commandaient la prudence, même à ce prince audacieux que la victoire avait déjà tant de fois suivi. D’abord, pour assurer au besoin sa retraite sur la Thessalie, il fortifia Élatée ; puis, afin d’empêcher l’union des deus villes qui étaient encore à cette heure les plus grandes puissances militaires de la Grèce, il chargea Python de porter aux Thébains des paroles de paix, malgré le secret ressentiment qu’il avait conçu contre ce qu’il appelait l’insolence leuctrienne[64], et de demander à ces anciens rivaux d’Athènes de lui ouvrir les passages qui conduisaient dans l’Attique (339).

Ces effrayantes nouvelles arrivèrent de nuit à Athènes, au moment où les prytanes prenaient leur repas accoutumé. Aussitôt des feux allumés sur l’Acropole appelèrent dans la ville les habitants des campagnes ; la trompette, sonnant par toutes les rues, éveilla les citoyens, et, à la pointe du jour, une multitude inquiète se trouva réunie au Pnyx. Les magistrats firent répéter la nouvelle par un de ceux qui l’avaient apportée ; quand il se tut, la foule terrifiée resta silencieuse et aucun des orateurs habituels n’osa prendre la parole, malgré les invitations répétées du héraut. Enfin l’assemblée porta ses regards sur Démosthène ; il monta à la tribune, exhorta le peuple à ne pas perdre courage, et proposa un décret où se trouvaient de nobles paroles. Tant que Philippe n’a touché qu’à des villes barbares, étrangères à la Grèce, les Athéniens ont pu fermer les yeux sur ses envahissements ; mais quand ils le voient porter la main sur les villes grecques, traiter les unes avec ignominie, ruiner et détruire les autres, ils se regarderaient comme indignes de la gloire de leurs ancêtres s’ils abandonnaient des Grecs que Philippe prétend asservir... Après avoir offert des prières et des sacrifices aux dieux protecteurs d’Athènes, le sénat et le peuple ont résolu de mettre en mer deux cents vaisseaux. Le commandant de cette flotte la conduira en deçà des Thermopyles ; les généraux de la cavalerie et de l’infanterie mèneront leurs troupes à Éleusis. En outre, des députés seront envoyés par toute la Grèce, et d’abord vers les Thébains, que Philippe menace de plus prés ; ils les exhorteront à ne pas le craindre, à défendre leur liberté, celle de tous les Grecs. Ils diront que s’il a existé quelque mésintelligence entre les deux villes, les Athéniens l’ont oubliée, qu’ils sont prêts à secourir les Thébains de soldats et d’argent, à les fournir de traits et d’armes. Car les Grecs peuvent avec honneur se disputer entre eux la prééminence ; mais recevoir la loi d’un barbare est chose indigne de leur gloire et de la vertu de leurs ancêtres.

En même temps, Démosthène demanda l’institution d’un comité de salut public, l’emploi de toutes les forces d’Athènes, et ces forces étaient considérables, grâce à deux mesures qu’il proposa, et dont l’une était une victoire sur un vieil abus : il fit suspendre tous les travaux publics, et employer à la guerre l’argent qui leur était consacré ; auparavant, on eût ajouté au théoricon les reliquats de ce budget. En outre, on avait sous la main une armée, déjà réunie, de dix mille mercenaires.

Les députés partirent en toute hâte. Les Thébains avaient des griefs contre Philippe : il leur avait enlevé Échinos sur le golfe Maliaque ; il leur avait refusé Nicée, la clef des Thermopyles, et sa puissante amitié les effrayait. L’ambassade macédonienne, qui était déjà dans la ville, rappelait les services du roi et le sort de ceux qui soutenaient la guerre contre l’autorité sacrée des amphictyons. Mais Démosthène, de son souffle puissant, enflamma les Thébains d’une si noble ardeur, et répandit sur toutes les autres considérations de si épaisses ténèbres que, bannissant crainte, prudence, reconnaissance même, ils s’abandonnèrent à l’enthousiasme du devoir. Cette oeuvre de l’éloquence parut si prodigieuse, si menaçante, que Philippe envoya sur-le-champ des hérauts demander la paix; que la Grèce entière se dressa, l’œil fixé sur l’avenir ; que, non seulement les généraux athéniens, mais les chefs de la Béotie, suivaient les ordres de Démosthène, devenu à Thèbes, non moins que dans Athènes, l’âme de toutes les assemblées populaires.

Les alliés furent d’abord heureux dans quelques engagements particuliers. Une ruse de Philippe, l’indiscipline des mercenaires, peut-être l’incapacité des chefs, lui livrèrent les passages de la Doride, d’où il put descendre sur Amphissa, qui fut prise et ruinée. Les prêtres de Delphes étaient satisfaits : les sacrilèges avaient vécu, mais la liberté grecque allait mourir. Cet échec encouragea le parti de la paix. Dans Thèbes, dans Athènes, des voix s’élevèrent pour revenir aux négociations. Philippe semblait vouloir s’y prêter, et Phocion y poussait. Prends garde que les Athéniens ne se fâchent, lui dit un jour Démosthène ; Et toi, répondit Phocion, prends garde qu’ils ne reviennent à la raison. Mais Athènes était avec Démosthène ; elle lui vota, sur la proposition d’Hypéridès, une nouvelle couronne d’or (été de 338).

L’action générale fut assez longtemps retardée pour que les Spartiates eussent pu se lever et accourir sur ce dernier champ de bataille de la liberté ; ils n’y vinrent même pas, comme à Marathon, trop tard. Sauf quelques hommes de Corinthe, et peut-être de l’Achaïe, Athènes et Thèbes restèrent seules. Les Grecs avaient beaucoup de chefs, les Macédoniens un seul; cette différence suffirait à expliquer le résultat. L’armée hellénique était bien inférieure par le talent des généraux, mais au moins égale en nombre à celle de Philippe, qui comptait trente mille hommes d’infanterie et deux mille chevaux. Démosthène, malgré ses quarante-huit ans, servait à pied parmi les hoplites. La bataille se livra près de Chéronée. Alexandre alors âgé de dix-huit ans prit position en tête de l’aile gauche opposée aux Thébains ; Philippe a l’aile droite, en face des Athéniens. Au centre des deux armées étaient les mercenaires. Alexandre, le premier, entama les lignes ennemies par son impétueuse valeur. On dit que Philippe laissa les Athéniens épuiser leur fougue et se débander à la poursuite des ennemis, rompus par leur premier choc, qu’alors il fondit d’une hauteur sur leurs lignes en désordre, et les mit en déroute.  Mille Athéniens furent tués ; deux mille faits prisonniers, et parmi eux Démade ; le reste prit la fuite ; Démosthène fut au nombre de ces derniers[65]. La perte des Thébains n’est pas connue, mais dut être considérable. Le bataillon sacré resta tout entier sur le champ de bataille. On ne grava point, dit Pausanias, d’épitaphe sur leur tombeau, car la fortune les avait trahis, mais on le surmonta d’un lion, en souvenir de leur courage (2 août 338).

Athènes, en apprenant ce désastre, montra une constance romaine. Sur la proposition d’Hypéridès, un décret fut rendu qui, pour décider les esclaves et les métèques à s’armer, promit aux premiers la liberté, aux seconds le titre de citoyens. Le sénat des Cinq-Cents dut descendre en armes au Pirée, pour y régler tous les préparatifs de défense. Comme au temps des guerres Médiques, on se prépara à transporter dans cette forteresse les femmes et les enfants ; les bannis furent rappelés, les citoyens frappés d’atimie réhabilités. On prit 100 talents dans le trésor pour réparer les murs et l’on demanda des contributions volontaires aux citoyens riches, aux alliés : Démosthène donna 400 mines. Les timides songeaient à fuir ; une résolution de l’assemblée assimila l’émigration à la trahison, et plusieurs furent exécutés pour ce lâche abandon de la patrie en deuil[66].

Des trois généraux athéniens, l’un, Stratoclès, semble être resté sur le champ de bataille ; l’autre, Charès, échappa et ne fut point décrété d’accusation ; tout le ressentiment d’Athènes tomba sur le troisième, Lysiclès, qui s’était sans doute montré particulièrement incapable : il fut mis à mort. Était-ce une victime immolée à la colère du peuple ? L’incapacité, dans un certain poste et portée à un certain degré, mérite un châtiment sévère. Ce fut l’intègre Lycurgue qui l’accusa. Tu commandais l’armée, et mille citoyens ont péri, et deux mille ont été faits prisonniers, et un trophée s’élève contre la république, et la Grèce entière est esclave ! Tous ces malheurs sont arrivés quand tu guidais nos soldats, et tu oses vivre, tu oses voir la lumière du soleil, te présenter sur la place publique, toi, monument de honte et d’opprobre pour la patrie !

Rome parut plus grande après Cannes : elle sortit tout entière au-devant de Varron ; l’intérêt de la défense exigeait cette magnanimité ; Athènes du moins, sous le coup qui la frappait, ne plia pas le genou devant son vainqueur. Sur le marbre du tombeau on grava l’inscription suivante : Nos guerriers, défenseurs de la patrie, ont revêtu leurs armes pour le combat ; ils ont abattu l’insolence de l’ennemi et n’ont pas, dans leur bouillante ardeur, ménagé leur vie. Entre eux et l’oppresseur, ils ont pris Pluton pour arbitre, ne voulant pas que la Grèce sentît le joug sur sa tête et subît l’odieux outrage de la servitude. Ils sont morts en grand nombre ; la terre de la patrie possède en son sein leurs dépouilles. C’est le sort que Jupiter impose aux mortels. Ne faillir jamais, réussir toujours n’appartient qu’aux dieux ; nul mortel ne peut fuir sa destinée. C’était l’ancienne Envie des dieux qui reparaissait, habileté oratoire bonne en face de vaincus qu’il fallait sauver du désespoir[67].

Athènes conserva sa confiance à ceux qui avaient soutenu son courage. Plusieurs des mesures proposées par Hypéridès étaient contraires à d’anciennes lois, et il se trouva quelque ami zélé de la Macédoine pour l’accuser d’illégalité. Il y répondit par un discours où se trouvent ces fermes et fières paroles : As-tu écrit dans le décret que la liberté fût donnée aux esclaves ?Oui, pour que les hommes libres ne fussent pas réduit en esclavage. — As-tu demandé le rappel des exilés ?Oui, pour que personne ne partit en exil. — Ne savais-tu pas que de telles propositions étaient interdites par la loi ? - Non, car les armes des Macédoniens m’en cachaient le texte. Les juges, aussi patriotes que l’accusé, repoussèrent l’accusation.

Athènes n’hésita pas davantage à glorifier Démosthène. Malgré les clameurs élevées contre l’homme qui avait tant contribué à cette guerre malheureuse, les parents des victimes célébrèrent chez lui le repas des funérailles, et Athènes le chargea de prononcer l’oraison funèbre. Non, s’écria l’orateur, justifiant à la fois et lui-même et Athènes dans une explosion d’éloquence, non, Athéniens, vous n’avez pas failli en courant à la mort pour le salut et la liberté de la Grèce ! Non, j’en jure par vos ancêtres tombés à Marathon, à Salamine, à Platée. Et, mettant l’honneur dans le devoir accompli, non dans le succès, il termina par ces brèves et viriles paroles : Nos morts ont rempli le devoir de vaillants citoyens ; quant à la fortune, ils ont eu celle que les dieux leur ont donnée.

Réservons une place, dans ces souvenirs, à un rhéteur qui fut un jour citoyen, s’il en faut croire un récit qui n’est peut-être qu’une légende : le vieil Isocrate, encore en santé, malgré ses quatre-vingt-dix-huit ans, se laissa mourir de faim : son éternelle illusion sur les bonnes intentions de Philippe venait de s’évanouir, la réalité le tua[68].

Philippe fut digne d’Athènes. On rapporte que le soir de Chéronée, célébrant avec ses amis cette grande victoire, il ajouta, après le sacrifice aux dieux, l’ivresse du vin à celle de la joie[69], et vint, la tête couronnée de fleurs, insulter aux captifs. Eh quoi ! lui dit Démade, la fortune t’a donné le rôle d’Agamemnon, et tu joues celui de Thersite ! Rappelé à sa dignité par cette flatterie courageuse, il foula aux pieds ses couronnes[70] et, redevenu lui-même, le politique à la fois généreux et habile, il délivra sans rançon tous les prisonniers d’Athènes, brûla ses morts et lui renvoya honorablement leurs restes, par une ambassade chargée de lui offrir des conditions de paix qu’elle ne pouvait espérer. On voudrait croire que l’élan patriotique des Athéniens rendait cette générosité nécessaire. Philippe leur laissait Scyros, Délos, Lemnos, Imbros, Samos, et leur donnait Oropos qu’il ôtait aux Thébains ; mais il leur prit la Chersonèse, qui, mettant les détroits en son pouvoir, lui permettait de tenir ce peuple sous la menace de la famine, puisqu’il pouvait maintenant arrêter les blés de l’Euxin. Aussi Athènes cherchera-t-elle bientôt à se garantir contre ce danger en demandant à l’Italie son approvisionnement en céréales[71]. Les Thébains, bien plus sévèrement traités, durent payer la rançon de leurs captifs et de leurs morts, recevoir une garnison macédonienne dans la Cadmée, renoncer à toute domination sur la Béotie, où Orchomène, Thespies et Platée se relevèrent, et rappeler leurs bannis, qui, investis du gouvernement, se vengèrent de leurs adversaires par l’exil ou la mort.

Dans ce traitement contraire infligé aux deux peuples, il y avait de la haine pour cette ville, naguère sauvée par Philippe, maintenant hostile, pour ce lourd génie béotien qui, n’ayant rien donné à la Grèce, n’avait rien à prétendre ; il y avait aussi une affection involontaire pour cet autre peuple, artiste, éloquent et brave, pour cette cité, son infatigable ennemie, mais où se donnait la consécration de la gloire. Philippe craignait-il les lenteurs d’un long siège, les risques de quelque beau désespoir, les retards pour sa grande entreprise ? Sa pensée pesait tout cela, sans doute; il sentait aussi qu’Athènes, avec sa flotte intacte, n’était point à sa merci et qu’elle pourrait le servir. Mais voyons le meilleur côté : il était tout-puissant et il fut généreux. Après Chéronée, Démosthène pouvait dire aux Athéniens : Avoir embrassé le parti le plus honorable et se trouver encore en meilleure situation que ceux qui, en nous trahissant, croyaient assurer leur bonheur, je reconnais là votre heureuse fortune.

La grande entreprise que maintenant Philippe voulait accomplir, ce n’était rien de moins que la conquête de la Perse. De Chéronée il se rendit à Corinthe, où il convoqua les députés de la Grèce. Tous y vinrent, moins ceux de Lacédémone, qui se tinrent dans un dangereux mais honorable isolement. Il leur exposa ses projets et demanda leur concours. Une ligue offensive et défensive fut conclue entre les États grecs et la Macédoine pour le maintien de la paix intérieure et la guerre contre la Perse. On détermina les contingents et les subsides à fournir par chaque cité ; on prononça la peine du bannissement et de la confiscation des biens contre tout Hellène qui s’engagerait au service du grand roi, et l’on nomma Philippe généralissime des forces helléniques, pour venger les vieilles injures de la Grèce et conquérir le pays de l’or. En cas de contestations au sujet des clauses de l’alliance, le conseil amphictyonique prononcerait ; on se souvient que le généralissime était le président de ce conseil : la nasse était donc bien nouée. Cependant, à regarder de loin, cette confédération nouvelle du corps hellénique, dont le roi de Macédoine devenait la tête[72], semblait reposer sur de justes bases. Les Grecs restaient libres; ils gardaient leurs lois, leurs propriétés, leurs revenus, mais un autre allait penser et agir pour eux. Rome reprendra ce système contre les derniers héritiers d’Alexandre, et de serviles acclamations salueront Flamininus proclamant, dans cette même ville de Corinthe, la liberté hellénique, le jour où celle-ci sera définitivement perdue pour vingt siècles.

Avant de rentrer en Macédoine, Philippe voulut montrer sa puissance dans le Péloponnèse et humilier les Spartiates ; il ravagea la Laconie et agrandit à leurs dépens les territoires de Messène, de Mégalopolis, de Tégée et d’Argos. Il n’eut pas besoin d’aller dans l’Ouest : les Acarnanes chassèrent d’eux-mêmes ses ennemis, et Ambracie reçut une garnison macédonienne, comme Thèbes, Chalcis et Corinthe en avaient déjà : ces garnisons étaient les entraves de la Grèce. Byzance aussi sollicita son alliance (338), de sorte que l’accès de l’Asie lui était ouvert dans le même temps que la Grèce lui était soumise, et il pouvait croire cette soumission sincère, car la servilité s’affichait jusque dans la cité de Démosthène : Athènes donna son droit de cité à Philippe, à Alexandre, à deux de leurs généraux, Antipater et Parménion[73], et dressa, dans sa place publique, une statue au roi de Macédoine, avec l’inscription : Au bienfaiteur de la patrie !

L’année suivante se passa en querelles domestiques et en préparatifs. Philippe expédia un corps d’armée en Asie, sous Parménion et Attale. C’est alors sans doute que commencèrent les relations de la Perse et de Démosthène.

Le grand orateur n’avait pas attendu l’or du barbare pour se décider sur la politique à suivre. Il ne vendit ni son éloquence ni son patriotisme. On lui offrait un moyen d’aider sa cause, celle d’Athènes et de la Grèce, il l’accepta. La Perse n’était plus à craindre, la Macédoine l’était beaucoup : les subsides de l’une servirent contre l’autre, comme de nos jours l’or anglais servit contre Napoléon. Si la France qui en a tant souffert, a le droit de trouver ce moyen de guerre peu honorable, personne au moins n’a le droit d’accuser Démosthène de vénalité.

Les préparatifs de Philippe à peu près terminés, il consulta la Pythie sur le succès de l’expédition. L’oracle répondit : La victime est couronnée, l’autel est prêt, le sacrificateur attend. Dans cette réponse il lut la ruine des Perses, mais ce jour-là la Pythie ne philippisait pas : c’était lui la victime désignée.

Par des fêtes magnifiques, de splendides festins, des jeux, des combats de chants, auxquels il invita tous ses amis grecs, Philippe célébra à la fois son prochain départ et le mariage de sa fille Cléopâtre avec Alexandre, roi d’Épire, son beau-frère. Un nombreux concours d’assistants se trouva réuni de toutes parts dans la ville d’Ægées en Macédoine. Durant le banquet royal, un tragédien célèbre récita, sur l’invitation du roi, des vers qui disaient : Vous dont l’âme est plus haute que la zone éthérée, et qui, avec orgueil, regardez l’immense étendue de vos domaines, vous qui bâtissez palais sur palais, et croyez que votre vie ne finira pas, voici la mort qui, d’un pas rapide, s’approche et va jeter dans les ténèbres vos oeuvres et vos longues espérances, et Philippe applaudissait ; il lisait dans ces vers, au lieu de sa sentence, le destin dont il croyait la Perse menacée.

Au milieu de ces fêtes, des couronnes d’or lui furent offertes par les riches convives et par les principales villes. Athènes même en envoya une avec ce décret : Si quelqu’un conspire contre la vie de Philippe, et vient chercher refuge à Athènes, il sera livré au roi. Le banquet terminé, la foule courut au théâtre ; la nuit durait encore. Dès que le jour se montra, on vit s’avancer une pompe religieuse : c’étaient les images des douze grands dieux, travaillées par les plus habiles artistes et parées des plus riches ornements; à leur suite, venait une treizième statue, celle du roi lui-même, placée sur un trône comme celles des dieux, au rang desquels on le montrait, assis et présent à leur conseil. Lorsque Philippe arriva, vêtu de blanc, il ordonna à ses gardes de se tenir à distance, voulant faire voir à tous qu’il se fiait à l’affection des Grecs, mais presque aussitôt un meurtrier, caché dans les couloirs du théâtre, avec une épée celte sous les vêtements, s’élance derrière lui, le frappe entre les côtes, et l’étend mort à ses pieds : Philippe n’avait que quarante-sept ans. Le meurtrier était un noble macédonien, Pausanias, qui, peu auparavant, lui avait demandé en vain justice d’un outrage. Selon d’autres, il était l’instrument des Perses ou des Athéniens. Enfin on a aussi accusé Olympias.

Souvent blessée par l’attention que son époux donnait à des hétaïres de l’Hellade ou à des danseuses thessaliennes, Olympias avait été mortellement offensée, lorsqu’en 337, suivant l’usage oriental de la polygamie qui commençait à s’introduire en Grèce, Philippe avait épousé Cléopâtre, nièce d’Attale, un de ses généraux, et célébré ses nouvelles noces avec toute la pompe royale. Comme la fiancée appartenait à une grande famille de Macédoine, son mariage fit naître des espérances politiques qui se produisirent au milieu même du festin, lorsque Attale, échauffé par le vin, s’écria : Macédoniens, priez les dieux de donner au sein de notre reine la fécondité et, au royaume, un héritier !Me prends-tu pour un bâtard ? repartit Alexandre, et il lui jeta sa coupe à la tête. Philippe, à moitié ivre, tira son épée et se précipita vers son fils ; mais ses jambes chancelaient ; il tomba, et Alexandre le montrant à ses amis : Il veut aller d’Europe en Asie et il ne peut se traîner d’une table à l’autre ! Olympias se réfugia auprès de son frère, le roi d’Épire, son fils chez les Illyriens, d’où il revint lorsque Philippe, intéressé à ne point laisser derrière lui une menace de guerre, se réconcilia avec l’Épirote, en le prenant pour gendre. Les soupçons de complicité avec l’assassin se sont étendus à Olympias et à Alexandre. Il n’y aurait pas à s’étonner que la mère, en qui fermentait une sève barbare, ait cherché dans un crime sa propre vengeance et le salut de son fils[74] mais Alexandre, capable d’ordonner des meurtres politiques, même de tuer de sa main un ami dans un accès de colère, ne l’était pas de préparer lentement un parricide.

 

 

 



[1] Les habitants appellent aujourd’hui l’Haliacmon le fleuve fou, Delipotamo, à cause de ses crues redoutables. En 1800, il rompit ses digues et inonda dix ans le plat pays (Cousinéry, Voyage en Macédoine, I, 2).

[2] Μαxέδνη, le pays haut. Cf. Fréret, Mém. de l’Acad., t. XLVII, p. 10.

[3] Les vallées supérieures de l’Haliacmon et de l’Érigon se trouvent précisément dans le voisinage des deux plus faciles passages d’Illyrie en Macédoine ; la première vers la Klissoura du Dévol, où la chaîne du Pinde est complètement interrompue, puisque le Dévol, né sur le versant oriental, se jette dans le Beratino (Apsos) ; la seconde vers le col où passa la grande voie romaine Egnatia. Ces circonstances physiques aident à comprendre ce que dit Strabon (liv. VII, p. 324), qu’il y avait grande analogie entre les peuples établis, du mont Bermios jusqu’à la côte qui fait face à Corcyre ; que c’étaient mêmes armes, même façon de se couper les cheveux, et au fond même langue. Rappelons aussi qu’il est facile de passer d’Épire en Thessalie par le défilé de Gomphi, et de Thessalie dans le bassin de l’Haliacmon par les nombreux passages des monts Cambuniens.

[4] Aristote, Politique, VII, 2, 6.

[5] Ædées ou Édesse, aujourd’hui la ville bulgare de Vodena, était bâtie sur un plateau demi-circulaire de 120 à 150 mètres de haut, coupé à pic de trois côtés, et adossé aux contreforts de deux hautes montagnes qui lui envoyaient leurs eaux limpides (Delacoulonche, Mémoire sur le berceau de la puissance macédonienne, p. 72). Elle commandait le passage qui menait des provinces maritimes dans la haute Macédoine, la Lyncestide et la Pélagonie. Les Romains y firent passer la via Egnatia.

[6] Pella bâtie sur des collines était entourée de marais profonds, qui allaient rejoindre le Ludias, par où les navires de mer remontaient jusqu’à Pella. La côte de la Bottiée n’a point de port ; de là l’importance de Pella.

[7] II, 100.

[8] Démosthène dira dans son discours sur la lettre de Philippe : Il est si dédaigneux du péril, si passionné de gloire, que tout son corps n’est bientôt plus qu’une blessure, tant il l’offre volontiers aux coups de l’ennemi ; et dans le discours sur la Chersonèse : Pourquoi a-t-il tant d’avantages sur nous, c’est qu’il ne quitte point son armée ; qu’elle est toujours prête et que, voyant de loin ce qu’il doit faire, il tombe à l’improviste où il veut.

[9] Arrien, III, 17, 2 ; IV, 1, 5. Tite Live (XLV, 5) nous les montre suivant Persée, après Pydna, jusque dans file de Samothrace. Cf. Quinte-Curce, VIII, 6, 1.

[10] Théophraste, Histoire des Plantes, III, 17, 2.

[11] Les Macédoniens ayant eu à combattre en plaine, dans la Thrace, avaient donné à leur cavalerie plus d’importance que les Grecs. Épaminondas, agissant en des pays de montagnes, n’avait, comme les Romains, que 1 cavalier pour 10 fantassins ; Alexandre en eut 1 sur 6. Remarquons en passant que, chez les Grecs, les chevaux n’avaient point de fers et les cavaliers point d’étriers.

[12] Aristote (Politique, VII, 2) parle de l’invention récente de la baliste et de tant de machines dont l’effet est si terrible. C’était une nouvelle révolution dans l’art militaire, révolution favorable aux États et aux princes puissants et riches, comme l’introduction du canon aida les rois du quinzième siècle à saisir l’autorité absolue. On a vu que Périclès avait eu probablement des machines au siège de Samos et que les Spartiates en eurent à celui de Platée. Mais le grand développement de cet art nouveau date de l’époque macédonienne. Pour la phalange, voyez, dans Polybe (XVIII, 12-15), la comparaison qu’il établit si judicieusement entre elle et la légion romaine.

[13] Cette montagne, le Pilaf-Tepe, s’élève à 1870 mètres. Cf. Heuzey, Mission archéologique en Macédoine.

[14] Alexandre modifia la monnaie d’argent de son père en frappant des pièces ayant le poids des tétradrachmes d’Athènes, 17gr,20. Le quart de cette pièce ou la drachme devint l’unité de compte dans tout le monde grec. — Le rapport de l’or à l’argent était alors de 1 à 12, 30. Cf. sur ces délicates questions, Brandis, Das Münz, Mass und Gewichtwesen, etc.

[15] Quelques-unes des dates qui suivent sont incertaines.

[16] Voyez les Antiquités du Bosphore Cimmérien.

[17] Démosthène, Discours sur la Chersonèse.

[18] Discours sur la Couronne (Didot), p. 136, § 99.

[19] C’était le théoricon. Des jetons en plomb constataient le droit aux deux oboles (quelquefois davantage), pour ceux qui en étaient porteurs, soit les pauvres seulement ou tous les citoyens (Philippique, IV, 141). Boeckh évalue cette dépense à 25 ou 30 talents.

[20] Le commerce de Rhodes était très actif. Sur de nombreuses amphores, dont les débris ont été trouvés à Mytilène dans l’île de Lesbos et sur beaucoup d’autres points du monde grec, on voit le timbre de Rhodes, qui les avait apportées en ces lieux.

[21] Aujourd’hui, la seule plaine qui entoure la capitale produit chaque année des millions d’oranges. Une curiosité végétale qui est en même temps pour file une source de richesse est l’arbre à mastic, sorte de lentisque qui sécrète une gomme fort recherchée dans le Levant. Les hommes en font une liqueur, et les femmes des harems la mâchent pour se donner bonne haleine ou la brillent dans des cassolettes. Les Occidentaux en font tout simplement un vernis très clair et transparent. On n’a jamais pu rendre cet arbre productif ailleurs. Voyez le Mémoire sur l’île de Chio, par M. Fustel de Coulanges, aux Archives des missions, t. V, p. 481-642. Malheureusement cette île est exposée à de terribles tremblements de terre.

[22] Les monnaies de ce prince donnent l’orthographe Μαύσωλος.

[23] Démosthène, Pour les Rhodiens, 1 ; De la paix, 24 ; Diodore, XVI, 7. M. Newton, alors consul anglais à Mytilène, a découvert à la fin de 1856 le tombeau si fameux de ce prince, même sa statue, une frise longue de 80 pieds, etc., toutes sculptures qui ont aussitôt pris rang parmi les plus belles que l’antiquité nous ait laissées et qui sont allées rejoindre à Londres celles de Phidias.

[24] Démosthène, dans le discours pour les Rhodiens, accuse Mausole d’avoir été l’instigateur de cette guerre.

[25] Démosthène, Discours sur la Couronne, § 214. Ces alliés étaient Thasos, Ténédos, Proconnesos et Sciathos, mais Athènes gardait comme son domaine Lemnos, Imbros, Scyros et la Chersonèse de Thrace, ce qui lui assurait un reste de puissance dans le nord de la mer Égée et à l’entrée de l’Hellespont.

[26] On comptait les années qu’Isocrate employait à faire un discours, comme on compte les heures qu’une femme mets sa toilette : on assurait que la fameuse harangue panégyrique, qui est un écrit de cinquante pages, lui avait coûté dix ans (E. Havet, Isocrate, p. LXIV). Je note en passant que, dans ce discours, Isocrate est très sévère pour Sparte.

[27] Isocrate, Discours à Philippe, § 129.

[28] Le discours de Démosthène, c’est le Περί συμμοριών, ou, comme l’auteur lui-même l’appelait, le Περί τών Βασιλιxών, de l’année 354. Démosthène était né dans la première année de la XCIXe olympiade, 384 ou 383, deux années avant Philippe de Macédoine.

[29] Argas était le nom d’un poète ou chansonnier de ce temps, renommé pour son caractère difficile.

[30] Le père de Démosthène avait deux fabriques, l’une d’armes qui occupait trente-deux esclaves, l’autre de lits et de sièges, où vingt esclaves travaillaient.

[31] Il nous reste d’Isée onze plaidoyers composés par lui pour des clients qui les lisaient ou les récitaient au tribunal et qui, se rapportant tous à des questions de droit civil, surtout d’adoption et d’héritage, éclairent heureusement beaucoup de points de la législation athénienne.

[32] Si Athénée (liv. XII, p. 591) ne se trompe pas, Satyros avait fait des comédies.

[33] M. Schæfer, Demosthenes und seine Zeit, a combattu cette thèse de Plutarque. Du moins il croit que les discours pour Apollodore, le fils du banquier Pasion, et qui font partie de la collection démosthénique, ne sont pas de notre orateur. Ce n’est pas l’avis de mon savant confrère, M. Weil, qui, dans l’Introduction à sa belle édition de Démosthène, est contraire à l’opinion de Schæfer.

[34] Denys d’Halicarnasse mentionne le discours contre Androtion, de 355, comme le premier en date des plaidoyers publics de Démosthène, qui l’avait écrit pour Diodore. Il continua longtemps ce métier de logographe pour réparer les brèches faites à son patrimoine; il augmenta aussi son bien par des prêts à la grosse aventure, usage très répandu à Athènes où l’intérêt était communément, entre autres pour les prêts maritimes, de 18 pour 100 et même davantage.

[35] Pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs.

[36] Démosthène a marqué lui-même, dans son discours sur la Couronne, la situation d’Athènes au commencement et à la fin de son administration : La république n’avait alors pour alliés que les plus pauvres des insulaires, car Chios, Rhodes, Corcyre, n’étaient point avec nous. Les tributs n’allaient pas au delà de 15 talents : d’infanterie, de cavalerie, point d’autre que celle de la ville et tous nos voisins nous étaient hostiles.... Je vous ai conquis l’alliance de l’Eubée, de l’Achaïe, de Corinthe, de Thèbes, de Mégare, de Leucade, de Corcyre, et vous avez eu par ces alliances 15.000 fantassins étrangers et 12.000 cavaliers, sans compter les subsides qui nous ont permis d’armer une flotte de 200 voiles. On voit que nous n’exagérons rien en parlant du duel entre Philippe et Démosthène.

[37] Dans le discours sur les Classes. Ce ne fut qu’en 340 qu’il réussit à obtenir la réforme des Symmories par une loi que nous connaissons mal, mais qui essayait de mettre un terme aux malversations des riches dans la répartition des impôts et dans l’armement des galères (Voyez le Discours sur la Couronne, § 100-108, éd. Didot). Il fit aussi supprimer la loi d’Euboulos sur le théoricon et décider que tous les excédents des recettes ne seraient plus versés dans la caisse des fêtes et qu’on les réserverait pour la guerre.

[38] L’authenticité de cette lettre a été contestée ; mais la principale raison qu’on donne, à savoir qu’Aristote n’avait pas encore sa grande renommée, n’est pas satisfaisante : il était, lié, depuis l’enfance, avec Philippe.

[39] La principale famille qui gouvernait à Delphes.

[40] Démosthène, Contre Leptine.

[41] Il ne la demande pas bien formidable : 2000 hommes de pied, dont 500 Athéniens, 200 cavaliers, dont 50 de l’Attique : mais si je la demande aussi petite, c’est que nous ne pouvons en mettre une sur pied qui tienne tête à Philippe ; plus forte, nous ne pourrions ni la payer ni la nourrir. Une guerre de course et de pillage, tenons-nous-en là; c’est la nécessité du moment. Il fallait vraiment bien du courage de la part de l’orateur et du peuple pour entrer, avec de tels moyens, en guerre contre un puissant roi.

[42] 1ère Philippique, §§ 10-11, 16, 27, 24-26. Je me sers de la belle traduction des Œuvres politiques de Démosthène par Plougouhn.

[43] Ce général, ne recevant rien ou peu de chose d’Athènes, faisait vivre son armée sur le pays ennemi.

[44] IVe Philippique.

[45] Collection démosthénique, Contre Nééra, 3-8.

[46] Cependant, en 347, il fut voté une somme annuelle de 10 talents pour les arsenaux du Pirée (Bœckh, Seewesen, p. 67).

[47] IIe Olynthienne. L’ordre chronologique des trois Olynthiennes a été l’objet de beaucoup de discussions. Quelques-uns mettent la seconde la première. Ce n’est pas l’opinion du dernier éditeur de Démosthène, M. Weil. Au reste, elles sont toutes trois du dernier mois de 349.

[48] Au lieu de la pitance du jour, le texte dit : votre part de boeuf, ce qui rappelle l’usage de distribuer aux citoyens une portion des victimes immolées dans les fêtes publiques.

[49] Un fils de Philippe, Arrhidée, eut pour mère une danseuse thessalienne, Philonna de Larisse.

[50] Démosthène, Procès de l’ambassade, § 114 et 146.

[51] Du Péloponnèse, Phalækos passa en Crète, où il se mit à la solde de Cnossos ; il périt dans une attaque contre Cydonia. Ses mercenaires eurent le sort habituel de leurs pareils ; ils finirent mal : vaincus en Élide, ils furent vendus comme esclaves ou tués : triste fin, où Diodore (XVI, 63) voit une vengeance divine.

[52] Diodore, XVI, 60. Comme, à ce compte, il fallait aux Phocidiens cent soixante-six ans pour s’acquitter, c’était une rente perpétuelle qui était constituée au profit du dieu. Nous avons les reçus de plusieurs années sur des stèles de marbre récemment trouvées au temple d’Athena Cranaia, à Élatée, la principale ville de la Phocide après Delphes (Bull. de correspondance hellén., mai-nov. 1887, p. 521 et suiv.).

[53] Disc. sur la paix, ad finem. Par ombres delphiques, Démosthène veut dire les futiles honneurs que Philippe venait de se faire décerner à Delphes : la présidence des jeux pythiques et le droit de consulter le premier l’oracle, qu’Athènes possédait depuis Périclès.

[54] J’emprunte ces paroles à la IIIe Philippique, qui fut prononcée trois ans plus tard, en 341.

[55] IIe Philippique.

[56] Ibid.

[57] Dans ce discours, Démosthène s’écriait encore : Un mal terrible est venu fondre sur la Grèce. Dans toutes les villes, des hommes trahissent la liberté de leur pays ; ils donnent à Philippe les titres d’hôte, de frère, d’ami..., etc. Procès de l’ambassade, § 258.

[58] Le nom de la Chersonèse était Χερρόνησος et en dialecte attique Χερσύνησος.

[59] Sur les affaires de la Chersonèse, 44 et 45.

[60] Si ce discours est de lui.

[61] Le discours Sur les affaires de la Chersonèse est de 341. La IIIe Philippique, une de ses harangues les plus véhémentes, fut prononcée quelques jours après.

[62] Ce fut pour cette expédition que Démosthène fit opérer une réforme importante dont il parle dans son discours pour la Couronne, § 102-107.

[63] Phocion chassa encore ses troupes de la Chersonèse et ses garnisons de plusieurs villes de la côte.

[64] Diodore, XVI, 58.

[65] Je ne rappelle pas la ridicule histoire de sa faite. Démosthène n’était pas Léonidas, mais il ne fut pas, il ne pouvait pas être le grotesque personnage qu’on représente. La lâcheté n’était pas en honneur à Athènes, et Démosthène y fut toujours honoré. C’est dans Diodore de Sicile, le principal mais très insuffisant historien de cette période, qu’on trouve, au livre XVI, 85-86, le récit de cette bataille.

[66] Eschine, Disc. sur la couronne, p. 105 (Plougoulm).

[67] Mais l’épitaphe est-elle authentique ? Plusieurs savants en doutent.

[68] On le dit, du moins, dans des écrits très postérieurs et sans autorité; et on ajoute en preuve de son courage qu’il avait porté le deuil de Socrate, quand ses disciples épouvantés fuyaient; ce n’était pas une témérité bien dangereuse.

[69] Les Macédoniens étaient de grands buveurs. Philippe le fut ; Alexandre le sera ; un frère de Perdiccas II avait été surnommé l’Entonnoir.

[70] L’usage des couronnes, que les Égyptiens connaissaient très anciennement, ne remonte peut-être pas pour les Grecs aux temps héroïques, mais il est fort ancien, puisqu’on a gardé ce vers de Sappho (fin du septième siècle) : Les dieux se détournent de ceux qui se présentent à eux sans couronnes. Au temps de Périclès, c’était un signe de puissance publique. Les orateurs officiels ne pouvaient paraître à la tribune sans en porter une, comme les magistrats, et on en décernait aux citoyens qui avaient bien mérité de la république. On en avait aussi pour les sacrifices, pour les banquets.

[71] En 329, quand l’Égypte et tout le littoral de l’Asie occidentale furent aux mains des Macédoniens, Athènes établit sur la côte du Picenum une station navale, avec des navires marchands et des galères de combat pour protéger son commerce contre les pirates tyrrhénien.

[72] Les conditions de cette ligue sont connues par le discours Περί τών πρός Άλέξανδρον συνθηxϊών, qu’on a attribué à Démosthène, mais que les anciens n’admettaient pas dans ses œuvres. Voyez aussi Diodore, XVI, 89 ; XVII, 45, et Justin qui dit (IX, 5) que, au congrès de Corinthe, on lui promit 200.000 fantassins et 15.000 cavaliers. Il y a là une grossière erreur, qu’on a bien souvent répétée. Ces chiffres, s’ils sont exacts, ne sont pas ceux des auxiliaires promis, mais le total des hommes ayant l’âge du service militaire. À ce compte, la France aurait 8 à 9 millions de combattants. On calcula sans doute la population militaire de chaque cité pour déterminer ensuite le contingent de chacune.

[73] Ils étaient les chefs de deux des plus puissantes familles de la Macédoine. D’Antipater, le roi disait : J’ai dormi tranquille, car Antipater veillait. Plutarque, Apophtegm., 27.

[74] Suivant Diodore (XVII, 2), peu de temps avant le meurtre, il était né du second mariage de Philippe, un fils dont on pourrait, un jour, opposer les droits à ceux d’Alexandre. Olympias le fit tuer.