HISTOIRE DES GRECS

SIXIÈME PÉRIODE — SUPRÉMATIE DE SPARTE, PUIS DE THÈBES (404-339) – DÉCADENCE DE LA GRÈCE.

Chapitre XXVIII — Depuis la prise d’Athènes jusqu’au traité d’Antalcidas (404-387).

 

 

I. Les Dix Mille (402-403)

Ce n’est pas au moment où les doctrines sont trouvées, que leurs résultats politiques et sociaux se produisent. Il faut des siècles aux idées pour faire leur chemin et déraciner les croyances qu’elles combattent. La philosophie devait tuer un jour le paganisme et modifier, en s’infiltrant dans les lois, les bases de la société ; mais, aux temps qui nous occupent, elle n’était qu’une curiosité pour les esprits d’élite. Dans l’histoire politique de la Grèce, la tragédie que nous venons de raconter resta un fait isolé ; les peuples n’en furent pas détournés de leur route, et Xénophon, qui trace leur histoire, ne croit même pas devoir mêler le nom de Socrate aux événements qu’il raconte.

Mais tous pouvaient voir que les démagogues et les factions avaient fait perdre aux Athéniens le magnifique empire que Périclès et la sagesse politique leur avaient donné ; qu’Athènes n’était pas tombée seule et que la Grèce entière s’était abaissée. Le barbare était maintenant l’ami, et le patriotisme, la première des vertus sociales parce qu’elle contient toutes les autres, avait fait place à des ambitions mesquines qui pousseront les Grecs à chercher de l’or dans de lointaines aventures.

Quand une longue guerre se termine subitement, des forces militaires considérables se trouvent sans emploi. Une foule d’hommes qui ont grandi dans les camps et qui ne connaissent pas d’autre existence que les armes se sentent incapables de commencer une vie nouvelle, de changer les habitudes du soldat contre celles du citoyen. Flue l’entreprise la plus hasardeuse se présente, ils y courront. Lorsque, après Ægos-Potamos, la paix fit rentrer les armes et les galères dans les arsenaux, les mercenaires de Sparte et d’Athènes, les bannis, toujours nombreux en Grèce, se trouvèrent inoccupés, et l’on vit qu’un des plus affligeants résultats de cette lutte avait été de produire une force flottante, une armée sans patrie, qui ne demandait que la guerre, parce qu’elle en avait besoin pour vivre. Cette armée se donna au plus offrant, au jeune Cyrus.

Depuis que les Perses avaient réussi à mettre la Grèce en feu, ils étaient restés simples spectateurs des événements, n’y prenant part qu’autant qu’il était besoin pour alimenter l’incendie. Incapables de renouveler la grande lutte livrée au commencement du siècle, ils n’avaient plus qu’une ressource, affaiblir la Grèce en y entretenant la discorde. Les désastres de Marathon, de Salamine, de Platée, de Mycale, de l’Eurymédon, accumulés en quelques années, et le traité honteux qui les avait suivis, avaient porté un coup fatal au prestige divin qui entourait jadis le monarque de l’Asie. Aux grands princes aussi avaient succédé les princes incapables. L’Orient est terrible pour ses révolutions de palais et la prompte décadence de ses dynasties. On avait vu Artaban, capitaine des gardes, assassiner Xerxès (465) ; Artaxerxés Longue Main s’emparer du trône au préjudice de son frère aîné, qu’il tua, puis s’abandonner à l’influence de sa mère et de sa femme ; Xerxès II périr égorgé, après deux mois de règne (425), par son frère Sogdien ; celui-ci tomber au bout de sept mois sous les coups de son autre frère ; enfin Darius II le Bâtard, rester toute sa vie sous la tutelle de sa femme Parysatis et de trois eunuques. Ses deux fils, Artaxerxés Mnémon et Cyrus le Jeune, allaient continuer la tradition homicide de la cour de Suse.

Encouragées par ces désordres, les provinces s’agitaient. L’Égypte fut en révolte continuelle dans ce siècle. Certains peuples, jamais bien soumis, secouaient tout à fait le joug. En d’autres pays, c’étaient les satrapes qui visaient à l’indépendance.

Tissapherne, qui administrait le sud-ouest de l’Asie Mineure, avait du moins bien servi le monarque par son habileté à tenir la balance égale entre Sparte et Athènes. En 407, Cyrus l’avait remplacé dans une partie de ses provinces et y avait apporté une autre politique, parce qu’il avait d’autres desseins. A la mort de Darius II, arrivée peu de temps après la bataille d’Ægos-Potamos (404), Parysatis aurait voulu faire monter Cyrus au trône, par la raison qu’étant né après l’avènement de son père, il était fils de roi, tandis qu’Artaxerxés, né auparavant, n’était que fils de prince. Cyrus courut, à ce moment, risque de la vie ; sauvé par l’intercession de sa mère, il fut renvoyé dans son gouvernement et y rentra avec des projets de vengeance. Il employa prés de trois années à amasser des trésors et une armée pour renverser son frère. Dès qu’il vit la lutte finie en Grèce, il appela à lui tous les aventuriers, leur faisant dire : au piéton, il sera alloué un cheval ; au cavalier, un attelage ; au propriétaire d’un champ, des villages ; au maître de villages, des cités, et la solde sera mesurée au boisseau. Il donna dix mille dariques à un banni de Sparte, Cléarque, pour lui acheter des soldats en Thrace ; le Thessalien Aristippe, le Béotien Proxène, Sophénète de Stymphale, Socrate d’Achaïe, d’autres encore, reçurent semblable commission. Sparte même lui envoya sept cents hoplites, et mit à sa disposition une flotte de vingt-cinq galères, qui croisait dans la mer Égée, en feignant de croire que Cyrus ne se servirait des soldats et des navires que contre les tribus pillardes du littoral cilicien : duplicité peu héroïque imaginée par de lourdes intelligences qui croyaient pouvoir servir l’usurpateur sans offenser celui que l’usurpation menaçait. Cyrus réunit ainsi treize mille Grecs, dont prés de la moitié étaient Arcadiens et Achéens ; il avait de son côté cent mille barbares.

Il ne dévoila pas d’abord ses desseins, même à ses généraux ; il prétexta une guerre contre Tissapherne qui lui retenait une partie de son gouvernement, puis une expédition contre les Pisidiens qui infestaient ses frontières. Il partit de Sardes au printemps de 401 et se dirigea vers le Sud-est à travers la Phrygie, la Lycaonie et la Cilicie. Le satrape héréditaire de cette province, Syennésis, se déclara en sa faveur, tout en envoyant un de ses fils auprès du roi, pour protester de la fidélité qu’il lui gardait dans le cœur. On ne faisait que soupçonner encore le but de Cyrus. Mais les soupçons prirent plus de consistance quand il sortit de Tarse, où il avait fait reposer son armée vingt jours. Ces bruits causèrent une émeute parmi les mercenaires qu’effrayait l’idée, non de combattre le roi de Perse, niais de s’enfoncer dans les profondeurs de l’Asie. Cléarque, assailli de pierres, fut en danger ; on l’accusait de tromper les Grecs. Cyrus éleva leur solde à une darique et demie par mois, et annonça cette fois qu’il allait combattre le gouverneur de Syrie. A Thapsaque, il déclara enfin qu’il marchait sur Babylone. De nouveaux murmures furent apaisés par une nouvelle largesse.

L’auteur de l’Anabase se complaît à marquer ainsi chaque étape par une surprise. Il se peut que la foule s’y soit laissée prendre ; mais il se trouvait à Sardes trop de Grecs avisés pour croire que le prince avait réuni une si formidable armée dans le seul dessein de mettre quelques montagnards à la raison. Notre auteur devait être de ces Grecs-là : on verra plus loin qu’il avait des motifs pour parler comme il le fait.

Nulle part, ni dans les passes du Taurus, ni aux Portes Syriennes, Cyrus n’avait rencontré de résistance. L’Euphrate pouvait être une barrière, surtout si une armée campait sur son bord oriental : il ne s’y trouva pas un soldat, et les eaux étaient si basses, que les troupes purent passer le grand fleuve à gué. De Thapsaque, elles tournèrent à droite vers le sud, en longeant la rive gauche, sans être gênées par d’autres obstacles que ceux du désert. En cette saison cependant (septembre), elles durent avoir beaucoup à souffrir ; mais, au bout du chemin, général et soldats voyaient une grande proie à saisir, et cette espérance faisait braver un soleil tropical. Quand on fut à 15 ou 16 lieues de Babylone, dans la plaine de Cunaxa, on aperçut pour la première fois l’ennemi[1].

On allait établir le camp, lorsque l’on vit accourir, bride abattue, sur un cheval couvert de sueur, un des confidents de Cyrus. Il crie en langue barbare et en grec, à tous ceux qu’il rencontre, que le roi est tout proche avec une armée innombrable[2]. Aussitôt Cyrus saute à bas de son char, revêt sa cuirasse, monte à cheval, et ordonne que chacun s’arme et prenne son rang. Les Grecs se forment à la hâte : Cléarque à l’aile droite, près de l’Euphrate, et appuyé de mille cavaliers paphlagoniens ; au centre, Proxène et les autres généraux ; Mnémon à l’aile gauche, avec Ariée et l’armée barbare. Cyrus se place au milieu de sa ligne, suivi de six cents cavaliers montés sur des chevaux bardés de fer, eux-mêmes revêtus de grandes cuirasses, de cuissards et de casques. Le prince voulut combattre tête nue.

On était au milieu du jour, et l’ennemi ne paraissait pas encore; mais quand le soleil commença à décliner, on aperçut une poussière semblable à un nuage blanc, qui prit une couleur plus sombre et couvrit la plaine. Lorsqu’ils furent plus près, on vit briller l’airain, on distingua les rangs hérissés de piques. En avant, à une assez grande distance, étaient des chars armés de faux, dont les unes, attachées à l’essieu, s’étendaient obliquement à droite et à gauche ; les autres, placées sous le siège du conducteur, s’inclinaient vers la terre de manière à couper tout ce qu’elles rencontraient. Le projet était de se précipiter sur les bataillons grecs et de les rompre avec ces chars. Un des quatre généraux de l’armée royale était Tissapherne, dont les avis tenant Artaxerxés au courant des projets de son compétiteur lui avaient donné le temps de faire d’immenses préparatifs de défense.

Il n’y avait plus que trois ou quatre stades[3] entre le front des deux armées, lorsque les Grecs entonnèrent le pæan et invoquèrent à grand cris Arès Ényalios ; puis ils s’ébranlèrent et prirent le pas de course, en frappant les boucliers avec les piques pour effrayer les chevaux ennemis ; ils se précipitaient avec l’impétuosité des vagues en courroux. Avant même d’être à la portée du trait, la cavalerie barbare tourna bride ; les Grecs la poursuivirent, mais en se criant les uns aux autres de ne pas rompre les rangs. Quant aux chars, abandonnés bien vite de leurs conducteurs, les uns étaient emportés à travers les troupes ennemies, les autres vers la ligne des Grecs, qui s’ouvrit et les laissa passer. Il n’y eut qu’un soldat qui, frappé d’étonnement comme on le serait dans l’hippodrome, ne se rangea pas et fut renversé par un de ces chars, sans toutefois avoir d’autre mal. Un seul Grec aussi fut blessé d’une flèche.

Cyrus fut rempli de joie à la vue de ce succès des Grecs, et déjà ceux qui l’entouraient l’adoraient comme leur roi. Cependant il n’y avait qu’une aile qui fût dispersée, et l’armée royale était si nombreuse que son centre dépassait encore l’aile gauche de Cyrus. Aussi le prince garda sa position et tint serrés autour de lui ses sis cents chevaux, en observant tous les mouvements du roi. Artaxerxés, qui s’était placé au centre avec six mille cavaliers, fit un mouvement pour entourer les Grecs. Cyrus, craignant qu’il ne les prit à dos et ne les taillât en pièces, courut à lui avec ses cavaliers, replia tout ce qui était devant le roi, et tua, dit-on, de sa main, leur général. Mais ses cavaliers se dispersèrent à la poursuite des fuyards, et il n’y avait plus que peu de monde auprès de lui, lorsqu’il reconnut le roi : Je vois l’homme, s’écria-t-il. Il se précipita sur lui, le frappa à la poitrine, et le blessa à travers sa cuirasse. Au même instant il fut atteint lui-même au-dessous de l’œil, d’un javelot lancé avec force par un soldat inconnu. Il tomba mort, et sur son corps périrent huit de ses principaux amis. Ainsi finit Cyrus. Tous ceux qui l’ont intimement connu s’accordent à dire que c’est le Perse, depuis l’ancien Cyrus, qui s’est montré le plus digne de l’empire, et qu’il possédait toutes les vertus d’un grand roi... (septembre 401).

Sa mort changea l’issue de la bataille. Ses troupes, sans chef et sans raison de combattre davantage, se dispersèrent, et le roi pénétra dans leur camp, où le harem du vaincu tomba en ses mains. Il s’y trouvait deux Grecques que leurs parents avaient offertes au prince lorsqu’il résidait à Sardes : usage habituel à ces populations asiatiques, qui trafiquaient de tout, même de la beauté de leurs filles, dotées par eux, dans cette intention, d’une éducation brillante. Une d’elles, originaire de Milet, s’échappa ; la belle Milto de Phocée, moins ou plus heureuse, devint une des femmes du grand roi et, comme la Monime de Mithridate, mais sans avoir sa fin tragique, régna sur son maître.

Pendant que Cyrus mourait, les Grecs victorieux continuaient leur marche en avant. Lorsqu’ils apprirent que l’ennemi pillait leurs bagages, ils revinrent sur leurs pas. D’abord les Perses allèrent hardiment à leur rencontre ; mais en les voyant se mettre en ligne, entonner le pæan et charger avec fureur, ils s’enfuirent plus vite encore que la première fois. Au coucher du soleil, les Grecs revinrent à leurs tentes, surpris de n’avoir pas de nouvelles de Cyrus et n’imaginant pas qu’il eût péri. Ils ne le surent que le lendemain matin, et apprirent en même temps qu’Ariée, avec les auxiliaires barbares, avaient fui à une journée de marche en arrière ; de sorte que cette petite troupe de Grecs, qui avait à peine perdu un ou deux soldats, demeurait maîtresse du champ de bataille entre deux armées, l’une alliée, l’autre ennemie, fuyant en sens contraires ! Alors commença cette retraite fameuse, à travers des pays pour la plupart inconnus des Perses eux-mêmes et malgré les déserts, les montagnes, les fleuves, les neiges, la disette et les peuplades sauvages. Elle fut appelée la retraite des Dix Mille, parce que tel était à peu près le nombre des soldats.

D’abord les Grecs se rapprochèrent d’Ariée, et les deux armées se jurèrent une alliance inviolable. Le roi les fit sommer de déposer leurs armes ; comme ils répondirent fièrement que ce n’était pas aux vainqueurs à désarmer, il changea de ton et chercha à les gagner, en leur promettant les subsistances dont ils manquaient. Ils acceptèrent, mais n’en continuèrent pas moins leur route. Alors Tissapherne arriva, se dirigeant, disait-il, vers son gouvernement. Les Grecs avaient offert à Ariée de prendre la place et le rôle de Cyrus ; il préféra négocier sa soumission au grand roi et réunit ses troupes à celles du satrape d’Ionie. En voyant ces Asiatiques se réconcilier et s’entendre, les Grecs entrèrent en défiance. Pour les rassurer, Cléarque se rendit auprès de Tissapherne avec quatre autres chefs. Malgré la foi promise, le satrape les fit saisir dans sa tente même et les livra au roi, qui ordonna leur mort.

L’armée privée de ses généraux, tomba d’abord dans l’abattement. On était à 10.000 stades de la Grèce, entouré de peuples hostiles, sans vivres, sans cavalerie pour achever une victoire ou protéger une retraite. Nul ne dormit dans la triste nuit qui suivit ce malheur.

À ce moment, notre auteur entre en scène. Il y avait, dit-il, à l’armée un Athénien nommé Xénophon, qui ne la suivait ni comme général, ni comme officier, ni comme soldat. Entre lui et Proxène il existait depuis longtemps des liens d’hospitalité; ce chef l’avait engagé à quitter son pays, en promettant de lui concilier les bonnes grâces de Cyrus. L’or de ce prince avait assuré la victoire de Sparte et la ruine d’Athènes; Xénophon n’avait pas voulu s’en souvenir. Il avait pourtant consulté sur ce voyage Socrate, qui, lui aussi, dans ses hautes spéculations, oubliait volontiers Athènes. Le philosophe l’avait renvoyé au dieu de Delphes, et un oracle ambigu avait permis à Xénophon d’exécuter ce qu’il voulait faire. En réalité, le disciple du citoyen du monde s’était mis comme les autres à la solde de Cyrus, et il savait bien que, si ce prince renversait son frère, le nouveau roi de Perse, par les qualités mêmes qu’il lui donne, serait pour Athènes un ennemi bien autrement redoutable que le faible Artaxerxés. Ce rôle qu’il s’attribue, le naïf étonnement qu’il affecte, dans son livre, ait sujet du but enfin dévoilé de l’expédition, n’étaient pour lui qu’une réponse au décret athénien qui lui retira le droit de cité, comme serviteur de Cyrus.

D’après son récit, il aurait sauvé l’armée du découragement. Éclairé, dit-il, par un songe, il rassembla le conseil des officiers, fit chasser un traître qui parlait de se rendre, et conseilla d’élire de nouveaux généraux, ce qu’on fit sur-le-champ : il fut nommé à la place de Proxène. Par ses soins, un corps de cinquante cavaliers et un autre de deux cents frondeurs ou archers furent organisés, de sorte qu’on put tenir à distance les troupes de Tissapherne.

Nous ne suivrons pas les Dix Mille dans leur glorieuse retraite : le fait seul qu’ils purent traverser impunément le grand empire importe à l’histoire générale. Arrivé chez les Carduques, Tissapherne cessa de marcher sur leurs traces et prit la route de l’Ionie. Mais ils n’échappèrent à ses embûches que pour tomber dans celles des montagnards du pays, qui leur firent beaucoup de mal avec leurs longues flèches, auxquelles nul bouclier ne résistait. Le satrape d’Arménie, Tiribaze, les accueillit bien ; il conclut avec eux un traité, promettant de ne pas les attaquer,       s’ils se contentaient de prendre des vivres, sans brûler les villages. Mais une tempête les surprit dans ces montagnes, et la température s’abaissa au point que des soldats moururent de froid ; d’autres perdirent la vue par l’éclat des neiges ; la plus grande partie des bêtes de somme périt. Il fallut ensuite franchir le Phase, l’Harpédos, repousser la belliqueuse peuplade des Chalybes. Enfin, arrivés à la montagne de Théchès, ils découvrirent à l’horizon la vaste étendue du Pont-Euxin. Les premiers qui atteignirent le sommet et aperçurent la mer jetèrent de grands cris. Xénophon, en les entendant, crut que les ennemis attaquaient la tête de l’armée. Les cris augmentaient à mesure qu’on approchait ; de nouveaux soldats se joignaient en courant aux premiers. Xénophon, de moment en moment plus inquiet, monte à cheval, prend avec lui la cavalerie, et longe le flanc de la colonne pour donner du secours ; mais bientôt il entend les soldats crier : La mer ! la mer ! en se félicitent mutuellement. Alors, arrière-garde, équipages, cavaliers, tout court au sommet de la montagne ; arrivés, tous s’embrassent, les larmes aux yeux, et se jettent dans les bras de leurs généraux et de leurs officiers. Aussitôt, sans qu’on ait jamais su par qui l’ordre fait donné, les soldats apportent des pierres et élèvent sur la cime une pyramide qu’ils recouvrent d’armes enlevées à l’ennemi. C’était un trophée qu’ils dressaient, et le plus glorieux que main d’homme eut élevé, car ils avaient vaincu l’empire perse et la nature même.

Après quelques nouveaux combats contre les belliqueuses tribus de la côte, ils arrivèrent à la ville grecque de Trapézonte, colonie de Sinope, où ils célébrèrent leur délivrance par des jeux solennels et des sacrifices (mars 400). Ils étaient encore 8600 hoplites et 1400 archers ou frondeurs[4]. Ils n’avaient plus qu’un désir, trouver des vaisseaux qui les transportassent dans leur patrie. Je suis las, dit l’un d’eux dans l’assemblée, de plier bagage, de marcher, de courir, de porter mes armes, de garder mon rang et de me battre ; puisque voilà la mer, je veux m’embarquer et arriver en Grèce, comme Ulysse, étendu sur le tillac et dormant. L’amiral spartiate était à Bvzance. Chirisophos lui fut envoyé pour demander des vaisseaux ; mais Sparte ne voulait plus avoir rien de commun avec des gens qui avaient échoué dans leur entreprise. Les navires furent refusés, et les Dix Mille, forcés de longer la côte par terre, tantôt combattant, tantôt en paix, atteignirent péniblement deux colonies de Sinope, Cérasonte et Cotyora. Cette dernière ville leur fournit les moyens de gagner par mer Sinope, Héraclée et Calpé. Dans la traversée de la Bithynie, ils furent assaillis sans relâche par la cavalerie de Pharnabaze, mais sans se laisser entamer, et arrivèrent à Chrysopolis, en face de Byzance (oct. ou nov. 400). Pharnabaze, pressé de délivrer sa satrapie d’un tel voisinage, paya leur passage à l’amiral lacédémonien, Anaxibios, qui les transporta de l’autre côté de l’Hellespont, où ils entrèrent au service d’un prince des Odryses, Seuthès, qu’ils remirent en possession de son héritage.

Là se termina la retraite des Dix Mille. En quinze mois et en deux cent quinze étapes ils avaient parcouru, tant à l’aller qu’au retour, 34.650 stades ou 6.400 kilomètres. Partis en aventuriers, ils revenaient en héros ; mais cette glorieuse armée finit mal : elle fondit en Thrace. Les uns retournèrent chez eux ; d’autres se dispersèrent çà et là ; beaucoup périrent en d’obscurs et inutiles combats, et un général spartiate en fit vendre comme esclaves quatre cents restés malades dans Byzance[5]. Ils n’étaient point partis pour faire triompher une idée ou satisfaire un sentiment national ; ils n’avaient cherché que de l’or, et cependant ils ont conquis une gloire immortelle, parce qu’ils ont ennobli leur entreprise, en montrant une constance qu’on ne soupçonnait pas dans cette race à la tête légère, et des qualités de soldats qui augmentèrent encore le renom militaire de la Grèce. Cette expédition infructueuse eut les plus graves conséquences ; la marche victorieuse des Dix Mille à travers tout l’empire prouvait l’incurable faiblesse des Perses, et cette révélation dangereuse ne sera perdue ni pour Agésilas ni pour Alexandre.

 

II. – Dureté de l’hégémonie spartiate

La guerre du Péloponnèse avait eu de désastreuses conséquences pour les mœurs publiques. Sa longue durée, ses péripéties sanglantes, avaient produit partout la méfiance, exalté les passions, déifié la force, et si profondément altéré le caractère grec, qu’il ne s’en releva jamais[6]. On était féroce sur les champs de bataille, féroce dans les luttes des partis. Voici, dit Aristote, le serment que fait prêter aujourd’hui l’oligarchie dans plusieurs cités : Je serai l’ennemi du peuple et je lui ferai tout le mal que je pourrai[7]. Il est vrai qu’à ce serment homicide nous pouvons opposer celui des héliastes d’Athènes après la tyrannie : J’oublierai tous les torts passés, et je ne permettrai que personne s’en souvienne et les cite. Mais Athènes, même dans sa décadence, était toujours Athènes, libérale et généreuse, comme ces statues mutilées, belles encore dans leur dégradation.

Le système de guerre avait changé. J’ai déjà constaté une révolution de l’art militaire, l’armée démocratique du cinquième et du sixième siècle succédant à l’armée aristocratique du temps des héros ; voici maintenant l’âge des mercenaires, toutes les villes grecques mêlent des soldats salariés à leurs soldats citoyens.

Mais, pour les payer, il faut de l’or. La Perse seule en a ; les Grecs lui en demandent : de là leur attitude de mendiants en face du grand roi, et la continuelle intervention des successeurs de Xerxès dans les affaires helléniques. On a vu cette dureté de mœurs, cette dépendance à l’égard de l’étranger dans les dernières années de la guerre ; on les retrouve dans la première année de la paix, l’année de l’anarchie, comme les Grecs appelèrent le commencement de la domination spartiate[8].

Pour se faire des complices de sa haine, Sparte avait, pendant trente années, accusé le despotisme de sa rivale et promis de briser les fers dont elle enchaînait la Grèce ; vieille tactique suivie par Rome, renouvelée souvent, et toujours avec succès. Athènes renversée, la Grèce entière se trouva aux pieds de Lacédémone. Qu’allait-elle faire ? Organiser enfin ce monde hellénique qui avait besoin d’être uni pour être fort, qui le sentait en ce moment, et qui y eût consenti peut-être sans trop de regrets ? Elle n’y songea même pas, et ne s’occupa que de vengeances réactionnaires et d’ambitieuses menées. Partout le sang coula, car partout elle rétablit les gouvernements oligarchiques[9]. Dix hommes, dans chaque ville, présidés par un harmoste ou gouverneur militaire, que soutenait une garnison lacédémonienne, eurent de pleins pouvoirs. Leur premier soin, comme l’avait été celui des Trente, fut de se venger cruellement de la faction contraire. A Thasos, il y eut un massacre ; à Milet, huit cents citoyens du parti populaire, trompés par les serments de Lysandre, sortirent de leurs retraites et furent égorgés ; cinq cents à Héraclée ; pareilles scènes à Byzance, chez les Œtéens et dans la plupart des villes de l’Asie Mineure. On ne saurait compter, dit Plutarque, ceux qui périrent. A Samos, tous les habitants furent exilés, et on ne leur laissa emporter qu’un habit[10]. Chios avait, par sa défection et sa marine, assuré le triomphe de Sparte ; on chassa ses plus renommés citoyens, et on lui ôta toutes ses trirèmes[11]. Dans la Thessalie, un homme de Phères, Lycophron, se rendit, après de sanglants combats, maître absolu de cette province. Alors, dit Xénophon, dès qu’un Lacédémonien parlait, les peuples obéissaient ; même un simple particulier réglait tout à sa guise. Et cette terreur, lui-même la partageait. À la fin de la retraite des Dix Mille, il refusa le titre de généralissime que ses compagnons lui offrirent, parce qu’il redoutait que Sparte ne vit de mauvais œil le commandement entre les mains d’un homme d’Athènes[12]. Les insulaires, surtout ceux qui avaient trahi la cause d’Athènes, pouvaient espérer que les impôts établis par Aristide et Périclès pour la protection de leur commerce seraient supprimés, puisque Lacédémone était l’alliée du grand roi. Ils n’avaient fait que changer de maîtres. Sparte continua de lever les anciens tributs qui montèrent annuellement à plus de 1000 talents[13].

Une flotte, qui surveillait toute la mer Égée, depuis Chypre jusqu’à Byzance ; des finances, dont Sparte ne troublait pas l’économie, compte Athènes, par de glorieuses inutilités ; une armée, toujours facile à trouver dans ces pauvres et arides populations du Péloponnèse, qui avaient vendu à Cyrus la plupart de ses mercenaires ; enfin une surveillance active et énergique exercée, à Sparte même par les éphores, dans toutes les cités par les harmostes, tels étaient, avec l’immense réputation de Lacédémone, les soutiens de son empire.

Athènes avait jadis plus habilement constitué le sien, sans violences, ni spoliations ou cruautés; aussi put-elle le garder longtemps et ne point voir, même dans ses malheurs, de trop nombreuses défections. Sparte n’en savait pas faut sur l’organisation des Etats. Elle ne connaissait que la force, et elle en abusait. Soli empire n’eut pas d’autre lien : c’était aussi celui qu’avait employé sa rivale ; mais celle-ci y avait joint habituellement la justice. Elle s’était faite le centre politique, militaire et judiciaire de son empire, mieux encore, la métropole des arts et des lettres de l’Hellade entière. Rien de grand ou de glorieux, rien de fécond ou d’utile ne sortira de la domination lacédémonienne : à peine élevée, elle menace ruine. Mille causes de dissolution préparaient cette rapide décadence : les unes étaient dans Sparte même et dans la Grèce ; les autres hors de Lacédémone et de l’Hellade.

Les conséquences des institutions de Lycurgue continuaient à se développer. La cité spartiate diminuait de jour en jour, comme usée par le jeu de ses institutions de fer. Le cadre étroit dont elle s’était enveloppée et qui, jamais ne s’ouvrant, se resserrait toujours, finissait par ne plus renfermer qu’un petit nombre de Spartiates. Une foule avait péri dans les guerres; d’autres étaient rejetés dans la classe inférieure par leur pauvreté, qui ne leur permettait plus de venir s’asseoir aux tables publiques. Aristote le dit : Qui n’avait pas les moyens de fournir aux dépenses de ces tables était privé de ses droits politiques. Les Spartiates sentaient bien qu’ils étaient menacés de périr par défaut de citoyens : on se souvient du cri de douleur qui s’éleva lorsque les quatre cent vingt soldats de Sphactérie furent enfermés dans l’île. Le territoire de Sparte, dit encore Aristote, pourrait entretenir quinze cents cavaliers et trente mille hoplites, il nourrit à peine aujourd’hui mille guerriers. Dans des assemblées de quatre mille personnes, à peine voyait-on quarante Spartiates[14]. En outre, à mesure que le nombre des Spartiates diminuait, l’inégalité augmentait[15]. Depuis longtemps l’or et l’argent avaient cessé d’être proscrits et le désintéressement des Lacédémoniens d’être vanté. Ou connaissait de nombreux exemples de leur vénalité : Eurybiade avait été acheté par Thémistocle ; Pleistoanax et Cléandridas, par Périclès ; Léotychidés, par les Aleuades ; l’amiral et les capitaines de la flotte, par Tissapherne. Les rois, les sénateurs, les éphores, avaient été maintes fois gagnés à prix d’argent, et Gylippos, le sauveur de Syracuse, chargé de porter à Sparte le butin d’Athènes, en avait soustrait 30 talents. Aussi un interlocuteur de l’Alcibiade disait-il : Il y a plus d’or et d’argent dans Lacédémone que dans le reste de la Grèce ; ils y affluent de toutes parts et ils y restent. C’est comme l’antre du lion, on voit les traces de ce qui entre, non de ce qui sort[16]. Ceux qui revenaient des commandements en Asie, les harmostes, les généraux, en rapportaient de grosses sommes, et bien d’autres choses : le luxe, la mollesse, la corruption ; on se ruait dans la richesse et dans les vices qu’une fortune soudaine fait naître. Après la guerre du Péloponnèse, l’éphore Épitadéos avait fait passer une loi qui autorisait les citoyens à disposer de leurs biens et de leur lot de terre. Les effets de cette rhetra furent si rapides, qu’Aristote put écrire : La terre est allée à peu d’hommes. Au temps d’Agis IV, le territoire entier appartiendra à cent Spartiates[17]. Aussi le gouvernement était-il devenu de plus en plus oligarchique. Tout se passait entre les éphores et le sénat ; l’assemblée générale était même rarement consultée ; d’où il arrivait que les gouvernants, étant peu nombreux, se montraient d’autant plus jaloux de leurs privilèges et moins disposés à les laisser envahir. Ouvrir leurs rangs d’ailleurs pour y faire rentrer les familles que la pauvreté en avait fait sortir, c’eût été s’exposer, en leur livrant la majorité, à quelque réforme territoriale, à quelque partage nouveau des immenses domaines maintenant concentrés en un petit nombre de mains. Si l’intérêt public parlait dans ce sens, les intérêts privés parlaient en sens contraire et l’emportaient.

Il résultait de là une haine violente entre les privilégiés et la classe inférieure, qui se recrutait des Spartiates déchus de leur rang, d’Hilotes affranchis, de Laconiens auxquels on avait accordé certains droits, d’enfants nés de Spartiates de la première classe et de femmes étrangères. Ces catégories étaient soigneusement séparées par des dénominations et, sans doute aussi, par des conditions différentes. Au-dessous des Égaux, qui formaient une étroite oligarchie se trouvaient les Inférieurs, ou Spartiates exclus des tables publiques, et les Néodamodes ou Hilotes affranchis pour services rendus à l’État ; enfin les Périèques. Ces hommes, qui ne participaient pas au gouvernement, n’en avaient pas moins le vif sentiment de leur valeur et de leurs services. Des hommes considérables, nés de pères spartiates et de femmes hilotes, étaient sortis de cette classe, tels que Lysandre, Gylippos et Callicratidas. Les Thébains disaient, à Athènes, dans un discours haineux contre Lacédémone, que les Spartiates prenaient leurs harmostes parmi les hilotes[18] : entendez parmi des hommes ayant du sang d’hilote dans les veines. D’ailleurs, beaucoup de ceux-ci avaient amassé un pécule qui leur donnait l’ambition de sortir de l’état où la coutume les retenait. Lorsque Cléomène III promettra la liberté aux hilotes qui pourront verser 5 mines (470 fr.) au trésor, six mille se présenteront[19].

Lacédémone conservait cependant ses deux maisons royales, dont la principale fonction aurait dû être de maintenir la discipline dans l’État. Mais l’autorité croissante des éphores et la fortune nouvelle de Sparte avaient diminue le pouvoir des rois. Ceux-ci, réduits depuis longtemps au rôle de généraux héréditaires, ne partaient plus pour une expédition sans être accompagnés de dix surveillants, déguisés sous le nom de conseillers, qui dirigeaient véritablement les opérations militaires[20]. Dans les dernières années de la guerre du Péloponnèse, les grands coups se frappaient sur mer et c’étaient des parvenus qui commandaient les flottes, vendaient les captifs, rançonnaient les cités et recevaient les subventions du grand roi. Aussi Aristote dans sa Politique, appelle-t-il la charge d’amiral une autre royauté[21].

Lysandre ne s’abandonnait donc pas à une folle ambition, lorsque, devenu le premier citoyen de Sparte, il se proposa de remanier à son profit l’état politique de la cité. Il ne put voir sans chagrin, dit Plutarque, qu’une ville dont il avait si fort augmenté la gloire fût gouvernée par des rois qui ne valaient pas mieux que lui, et il pensa à enlever leur dignité aux deux maisons régnantes, pour la rendre commune à tous les Héraclides[22]. D’autres disent qu’il voulait étendre ce droit non seulement aux Héraclides, mais encore à tous les Spartiates, afin qu’il pût passer à quiconque s’en rendrait digne par sa vertu. Comme ce héros était monté par son propre mérite au premier rang dans l’estime publique de la Grèce, il espérait que le jour où la royauté serait le prix du talent, aucun Spartiate ne pourrait lui être préféré. Déjà il avait chargé Cléon d’Halicarnasse de composer pour lui un artificieux discours avec lequel il comptait séduire les Spartiates ; en même temps, il essaya d’acheter à Delphes, à Dodone et au temple de Zeus Aramon des oracles en sa faveur[23]. L’assistance des dieux, même obtenue par la corruption de leurs prêtres, était quelque chose ; mais celle des hommes était plus nécessaire. Or, depuis longtemps, Lysandre avait attaché à sa fortune un parti nombreux, en rétablissant partout l’oligarchie qui, avec la servilité sacrilège devenue plus tard si commune dans la Grèce et dans l’empire romain, lui avait dressé des autels et rendu, de son vivant, le culte des héros. Lui-même se faisait appeler, par ses poètes, un nouvel Agamemnon, le stratège de l’Hellade, et sur la côte d’Asie, dans les îles, il affectait des façons royales. Ses offrandes à Delphes, après Ægos-Potamos, le montraient couronné par Neptune, au milieu d’un groupe de divinités qui semblaient lui faire cortège ; et il était associé aux sacrifices préparés pour Jupiter Libérateur. A Sparte, on s’irritait de ce faste et de cette insolence ; sans pénétrer ses secrets desseins, on était jaloux de sa puissance et de sa gloire ; on disait que, pour un simple citoyen, il avait trop de l’une et de l’autre, trop d’or aussi, sans doute, et il effrayait ceux qui, naguère, avaient exilé Gylippos, le libérateur de Syracuse.

À la tête de cette opposition était le roi Pausanias, qu’on a déjà vu renverser à Athènes, en 403, l’ouvrage de Lysandre. Quatre ans après, Dercyllidas fit ou laissa faire la même chose dans les colonies : elles se débarrassèrent des oligarchies que le vainqueur d’Ægos-Potamos leur avait imposées et elles revinrent à leurs anciennes lois. Pourtant, quand Agis mourut en cette même année 399, Lysandre eut assez de crédit pour faire proclamer roi Agésilas, un des frères d’Agis, au détriment du fils de ce prince, Léotychidas, qu’il accusa de n’être que le fils d’Alcibiade.

Agésilas était petit et infirme d’un pied, ce qui permettait à ses adversaires de dire que, chez un peuple de vigoureux soldats, il ne pouvait avoir les qualités royales ; on fit même courir un oracle de Delphes qui menaçait Lacédémone de grands malheurs le jour où elle aurait un roi boiteux. Lysandre n’était pas homme à se laisser arrêter par une intervention sacerdotale. Il accepta l’oracle comme véridique, puis démontra que le dieu, pour conserver la pureté du sang des Héraclides, avait condamné le prétendant bâtard et non celui contre lequel on ne pouvait relever qu’un accident de nature. Ces lourds esprits furent charmés d’une distinction aussi subtile, et Agésilas fut élu roi. Lysandre comptait régner sous son nom ; mais il se trouva que le protégé était un homme supérieur qui, à la première occasion, rejeta loin cette tutelle, et Lysandre fut réduit à retourner à ses intrigues.

Pendant ces sourdes menées, une conspiration du caractère le plus grave avait été formée par un certain Cinadon, qui n’appartenait pas à la classe des Égaux. Celui qui le dénonça raconta aux éphores qu’un jour Cinadon l’avait conduit au bout de la place et lui avait dit d’examiner combien il s’y trouvait de Spartiates. Après en avoir compté jusqu’à quarante, y compris le roi, les éphores et des sénateurs, je lui demandai à quoi servait ce calcul. Ces gens-là, me répondit-il, tiens-les pour tes ennemis ; les autres, au nombre de plus de quatre mille, sont à nous. Cinadon, ajoutait-il, avait fait remarquer ici un, là deux de ces ennemis, qu’on rencontrait dans les rues ; il regardait les autres comme des amis. Quant aux domaines ruraux, si dans chacun d’eux nous avons un ennemi, qui est le maître, nous y comptons aussi beaucoup de partisans.

Les éphores lui demandèrent à combien montait le nombre des complices. Il n’est pas considérable, m’a dit Cinadon, mais les chefs sont sûrs d’eux, ainsi que des Hilotes, des Néodamodes, des Inférieurs et des Périèques. Sitôt qu’on parle d’un Spartiate aux hommes de ces différentes classes, ils ne peuvent cacher le plaisir qu’ils auraient à le manger tout vif. On lui demanda encore où ils comptaient prendre des armes. Cinadon lui avait assuré que tous les conjurés en avaient ; il l’avait mené dans le quartier des forgerons, et lui avait montré quantité de poignards, d’épées, de broches, de cognées, de haches et de faux dont la multitude s’emparerait[24].

Cinadon fut arrêté avec quelques-uns de ses complices. Quand on l’interrogea sur ce qui l’avait poussé à de tels desseins: Je ne voulais point de maître à Lacédémone, dit-il. On lui fit subir un cruel supplice (399). Cette conjuration venait de révéler un abîme de haines creusé sous la société spartiate, et en même temps un effrayant accord de toutes les classes inférieures, libres et esclaves. Une guerre sociale pouvait sortir de là. Mais Sparte savait encore déjouer les complots avec cette vigilance qu’une méfiance continuelle donne à toutes les oligarchies.

Malgré, ces hostilités entre les classes, malgré bien d’autres tiraillements, lutte des rois contre le sénat et contre les éphores, qui les avaient réduits à la condition de sujets[25], rivalité des rois entre eux, etc., le gouvernement de Sparte n’en était pas moins puissant pour l’action extérieure, par la concentration du pouvoir dans un petit nombre de mains. Au dedans les éphores, au dehors les harmostes, ces prétendus conciliateurs, exerçaient une dictature permanente ; elle avait des garnisons à Mégare, à Égine, à Tanagra, à Pharsale, à Héraclée de Trachinie, en avant des Thermopyles, et Denys de Syracuse était son allié. Mais ce pouvoir si étendu n’était guère qu’une force d’opinion, puisque Sparte par elle-même avait peu de ressources, ayant peu de citoyens; et déjà cette force s’éloignait d’elle.

Ses prétentions blessaient ceux qui aimaient encore la liberté, et qui n’avaient point, pour se consoler de la perdre, ce qu’Athènes avait donné a ses sujets, les dédommagements d’un commerce immense, l’éclat des fêtes, des arts et de la poésie. Sparte, aussi intéressée et plus oppressive, prenait tout. Chaque année, elle levait un tribut de plus de 4000 talents qui venaient s’enfouir à Lacédémone, d’où ils ne sortaient plus[26] ; et ceux qui lui avaient donné des soldats, comme les Achéens et l’Arcadie, des vaisseaux, comme Corinthe, des auxiliaires, comme Thèbes, ne recevaient rien.

On sentit bientôt de quel poids pesait ce lourd génie dorien ; et beaucoup regrettèrent la suprématie athénienne, aimable jusque dans ses insolences. Que les Grecs des côtes de Thrace ou d’Asie, ces peuples qui jamais n’avaient su dire .lion, tremblassent devant un bâton ou un manteau spartiate, il n’y avait pas à s’en étonner, ils avaient l’habitude d’obéir. Pourtant c’était beaucoup, même pour eux, de deux servitudes, celle des oligarques amis de Lysandre, doublée de celle des harmostes de Lacédémone. Mais, dans la mère patrie, Sparte ne devait pas compter sur tant de docilité. Elle n’avait pas craint, au sujet des bannis d’Athènes, de parler en souveraine et de faire seule des décrets pour la Grèce entière. On sait comment Thèbes y avait répondu.

Puissance continentale, Thèbes, prétendait depuis longtemps jouer dans la Grèce centrale le rôle que jouait Sparte dans le Péloponnèse. Entre elle et Athènes il pouvait y avoir jalousie, il n’y avait pas nécessairement opposition d’intérêts, comme avec Lacédémone. Dans l’ivresse de la victoire, Sparte avait cru n’avoir point de ménagements à garder ; elle s’était indignée que les Thébains se fussent attribué à Décélie la dîme d’Apollon, et elle avait dédaigneusement rejeté leurs réclamations au sujet du butin de guerre et des trésors rapportés par Lysandre, 1470 talents, restes des avances faites par Cyrus[27]. Corinthe, qui n’avait pas été mieux écoutée, était d’accord avec les Thébains, autre grief que Sparte reprochait à ceux-ci. Les Argiens, dans une discussion touchant la démarcation des frontières, soutenaient qu’ils donnaient de meilleures raisons que leurs adversaires. Celui qui est le plus fort avec cet argument-là, dit Lysandre en montrant son épée, raisonne mieux que tous les autres sur les limites des territoires. Un Mégarien, dans une conférence, élevait la voix : Mon ami, lui dit le même personnage, vos paroles auraient besoin d’une ville.

Avec les Éléens, Sparte fit moins de façon. Durant la guerre du Péloponnèse, ils lui avaient infligé de sensibles outrages ; elle s’en souvint après la chute d’Athènes. En 402, elle leur réclama des frais de guerre pour les campagnes qu’ils avaient refusé de faire contre le peuple qu’on appelait l’ennemi commun, et elle les somma de rendre l’indépendance à leurs sujets. Sur leur refus, Agis s’avança avec une armée. Arrêté par un tremblement de terre, il revint l’an d’après suivi des contingents de tous les alliés, même d’Athènes ; Corinthe seule et Thèbes avaient refusé d’aider à cette violence. Nombre de volontaires de l’Achaïe et de l’Arcadie étaient accourus à la curée. Xénophon assure que le pillage de cette riche province, depuis des siècles épargnée par la guerre, répandit l’abondance dans le reste du Péloponnèse. L’Élide dut reconnaître l’indépendance des villes de la Triphylie et de la Pisatide, livrer ses vaisseaux et son port, abattre l’enceinte de sa capitale, après quoi les Spartiates voulurent bien l’admettre au nombre de leurs alliés, c’est-à-dire de leurs sujets (400). Cette exécution leur permit d’étendre leur influence dans la mer Ionienne. Ils y assouvirent une vieille haine en chassant les derniers débris du peuple Messénien qu’Athènes avait établis à Céphallénie et à Naupacte.

Aux exigences impérieuses du gouvernement lacédémonien s’ajoutaient les violences individuelles des citoyens, qui souvent sont plus odieuses, parce qu’une victime même obscure excite plus de pitié qu’un peuple courbé sous la défaite, et qu’il est moins dangereux de toucher, par la force, à la liberté publique, le bien de tous, que, par le mépris, à l’honneur ou à la vie d’un seul.

Un homme de Leuctres, bon et hospitalier, Skédasos, reçut un jour chez lui deux jeunes Lacédémoniens. Il avait deux filles dont la beauté frappa ses hôtes. Au retour d’un voyage à Delphes, où ils étaient allés consulter le dieu, ils les trouvèrent seules et leur firent violence, puis les égorgèrent et jetèrent les cadavres dans le puits de la maison. Skédasos, revenu le lendemain, s’étonne de ne pas voir ses filles accourir à sa rencontre ; son chien jette des hurlements plaintifs et courts sans cesse du puits à son maître. Inquiet, il y regarde, voit le crime et apprend de ses voisins quels sont les coupables. Il part aussitôt pour Lacédémone. En Argolide, dans une auberge de la route, il rencontre un homme aussi malheureux que lui : c’était un père dont le fils avait été tué parce qu’il résistait aux brutalités outrageantes d’un Spartiate. Le père avait cru à la justice de Lacédémone et n’avait rien obtenu. Pourtant Skédasos continue son chemin et, arrivé, raconte son malheur aux éphores, aux rois, à tous les citoyens qu’il rencontre : nul ne fait attention à lui. Alors, pour appeler sur Sparte la colère divine, il invoque les dieux du ciel et de la terre, surtout les Furies vengeresses, et se tue. On éleva à ses filles un tombeau à Leuctres. Un jour la fortune de Sparte s’y brisera[28].

Pour quelques faits que nous connaissons, combien qui nous échappent ? On peut le comprendre à voir la haine que Sparte excitait jusque dans le Péloponnèse.

Les Arcadiens et les Achéens ne la servaient que par crainte ; elle était, disaient-ils, placée sur leurs flancs, comme une citadelle, tenant toute la péninsule sous sa garde. À Lacédémone, on ne se faisait pas illusion sur leurs sentiments. Au retour d’une expédition où un corps spartiate fuit détruit, dans la guerre de Corinthe dont il sera bientôt question, Agésilas n’entrait qu’à la nuit dans les villes et en sortait au point du jouir, pour ne pas laisser voir à ses soldats la secrète joie causée aux habitants par ce désastre.

Enfin, les Perses avaient cessé d’être les alliés de Lacédémone depuis que, maîtresse de la Grèce, elle avait pris en main la querelle nationale. Avant et après Ægos-Potamos, elle avait fait bon marché de l’indépendance des Grecs asiatiques ne leur laissant d’autre alternative que d’obéir à Cyrus ou à Tissapherne. Tous s’étaient prononcés pour Cyrus, à l’exception de Milet, que le jeune prince assiégeait quand il commença son expédition. Tissapherne, de retour de la poursuite des Dix Mille, ayant voulu soumettre les Milésiens, ceux-ci députèrent à Sparte, qui leur envoya Thymbron avec mille Néodamodes, quatre mille hommes du Péloponnèse, trois cents cavaliers d’Athènes et trois mille ioniens, à ces troupes se joignirent les débris des Dix Mille qu’amena Xénophon, tombé à la condition d’un chef de bande vivant de son épée (400). Thymbron prit Pergame et quelques autres villes, mais l’indiscipline et les pillages de ses troupes ayant excité les plaintes des alliés, il fut rappelé, condamné à une amende, qu’il ne put payer, et par suite contraint de s’exiler. Son successeur, Dercyllidas, qui, par son esprit trop fertile en ressources et en ruses, avait gagné le surnom de Sisyphe, profita de la rivalité de Pharnabaze et de Tissapherne ; il fit une trêve avec l’un, ce qui lui permit de porter la guerre chez l’autre. Sous lui, la discipline fut excellente et les succès rapides ; un riche canton des environs du mont Ida, appelé l’Éolide de Pharnabaze, et une partie de la Bithynie furent conquis ou ravagés. A la faveur d’une autre trêve avec Pharnabaze, il passa dans la Chersonèse de Thrace, que les tribus voisines dévastaient, et mit ce fertile pays, avec les onze villes qu’il renfermait, à l’abri de semblables incursions, en faisant relever par son armée l’ancien mur de Miltiade et de Périclès, qui traversait l’isthme, sur une longueur de 37 stades. Au retour, il porta la guerre en Carie, où Tissapherne avait ses biens personnels. Une bataille fut sur le point d’être livrée. Tissapherne avait des Grecs mercenaires, il s’en trouvait alors partout, et des barbares en si grand nombre, que les         Grecs asiatiques de Dercyllidas une frayeur qui fit hésiter le général. Une entrevue eut lieu : Dercyllidas demanda que les Perses laissassent les cités helléniques se gouverner par leurs propres lois ; Pharnabaze et Tissapherne, que les troupes du Spartiate sortissent du territoire du grand roi et les harmostes lacédémoniens des villes où ils s’étaient établis. Les deux partis ne purent s’entendre et convinrent d’en référer à leurs gouvernements (399).

 

III. — Expédition d’Agésilas ; guerre de Corinthe ; traité d’Antalcidas (387)

En l’année 366 Lysandre fit décerner à Agésilas le commandement de l’armée d’Asie. Comme pour réveiller les souvenirs de la guerre de Troie, le roi vint s’embarquer au port d’Agamemnon, à Aulis, avec deux mille Néodamodes et sis mille alliés. Cette fois encore Corinthe et Thèbes refusèrent leur contingent., Thèbes sans explication, Corinthe en s’autorisant d’un présage funeste : l’inondation de son temple de Zeus ; Athènes s’était excusée sur sa faiblesse. Une querelle s’éleva même entre Agésilas et les Béotiens, qui arrachèrent de l’autel et dispersèrent les chairs d’une victime immolée par lui, attendu qu’il s’était servi pour le sacrifice, contrairement à l’usage, d’un devin étranger au pays où il sacrifiait. Il partit sans tirer vengeance de cette insulte et se rendit à Éphèse : Lysandre l’accompagnait avec un conseil de trente Spartiates[29].

Les villes grecques d’Asie étaient alors bouleversées ; aucun parti n’y dominait ni le démocratique, autrefois protégé par Athènes, ni l’aristocratique, établi par Lysandre. Celui-ci, venu pour rendre à ses partisans l’influence, espérait conduire à son gré le roi, dont il ne connaissait pas les grandes qualités. Ne se donnant même pas la peine de dissimuler, il se forma une cour nombreuse de tous ceux qui venaient solliciter sa protection, et vécut dans un faste royal : On eût dit le prince simple particulier et Lysandre roi. Agésilas en prit ombrage, et se plut à lui montrer son mauvais vouloir. Pour dérober le spectacle de son impuissance à ceux qui l’avaient vu maître de tout, Lysandre finit par demander une mission qui l’éloignât.

A la faveur de la trêve, Tissapherne avait assemble; une armée nombreuse, qui couvrait la Carie. Le Spartiate le laissa s’y morfondre, tourna rapidement sur la Phrygie demeurée sans défense, et y fit un immense butin (396). Le manque de cavalerie l’ayant obligé de revenir sur ses pas, il en forma une parmi les Grecs d’Asie, et établit son quartier général à Éphèse, dont il fit un véritable atelier de guerre. Il présidait aux travaux, aux exercices, et remplissait  les soldats d’ardeur et de confiance. Dans la vue de redoubler leur mépris pour les barbares, il fit vendre nus, sur la place publique, quelques Perses prisonniers. Les soldats, qui leur virent un corps tout blanc, parce qu’ils ne quittaient jamais leurs vêtements, délicat et faible, parce qu’ils se faisaient toujours voiturer, se persuadèrent qu’ils n’auraient à combattre que des femmes. Quand il fut prêt, il trompa de nouveau Tissapherne, qui persistait à l’attendre du côté de la Carie, et se jeta sur le pays de Sardes. II s’y avança trois jours sans rencontrer d’ennemis ; le quatrième parut la cavalerie persique : elle était séparée de son infanterie. Agésilas l’attaqua vivement, la mit en pleine déroute et fit un butin de plus de soixante-dix talents. Ce revers perdit Tissapherne dans l’esprit d’Artaxerxés, et Tithrauste reçut l’ordre d’aller prendre son gouvernement et sa tête (395).

Ce meurtre accompli, le nouveau satrape feignit de croire qu’il n’y avait plus de sujet de guerre entre Sparte et le grand roi ; il offrit même de reconnaître l’indépendance des Grecs asiatiques, à condition qu’ils payeraient l’ancien tribut., enfin il donna 30 talents à Agésilas pour qu’il sortit de son gouvernement, eu attendant la réponse de Sparte à ses ouvertures. Agésilas prit l’argent et se rejeta sur l’autre satrapie, celle de Pharnabaze. Tithrauste s’y attendait bien ; pourvu que la guerre s’éloignât de ses provinces, il s’inquiétait peu qu’elle allât fondre sur titi autre point de l’empire. Ires satrapes, jaloux les tins des autres, au grand plaisir de la cour de Suse, qui eût redouté leur bonne intelligence, réduisaient toute l’administration à lever le tribut, et toute la politique à tenir leurs provinces en paix : le grand roi ne leur en demandait pas davantage. Tithrauste s’occupa pourtant de débarrasser I’Asie d’Agésilas. Le plus sûr moyen était de rallumer une guerre en Grèce; il y envoya un agent dévoué, Timocrate, qu’il arma de 50 talents.

Cependant Agésilas continuait d’avancer en Asie. Il gagna à son alliance Atys, un prince paphlagonien, et pénétra jusque dans le voisinage de Dascylion, résidence de Pharnabaze, qui sollicita une entrevue. Agésilas et les Trente attendaient le satrape, couchés sur le gazon. Pharnabaze arriva superbement vêtu : ses esclaves étendirent à terre des coussins pour lui faire un siège délicat; ruais, voyant la simplicité d’Agésilas, il eut honte de sa mollesse, et, comme lui, s’assit sur la terre nue avec ses riches vêtements. Agésilas l’engagea à secouer l’autorité du grand roi. Il ne se rendit pas, mais le Spartiate put conclure de ses paroles qu’il serait aisé de détacher l’Asie Mineure de l’empire et de mettre une foule de petits États entre le grand roi et la Grèce. Ainsi grandissaient chaque jour ses projets. Ses forces aussi s’augmentaient. Les Lacédémoniens venaient, contrairement à la loi, de mettre la flotte sous ses ordres ; en peu de temps il l’avait accrue de cent vingt galères.

Au milieu de ses préparatifs et de ses espérances, il reçut l’ordre de revenir en Grèce où venait d’éclater une guerre qui rendait sa présence nécessaire. Cette nouvelle l’affligea vivement, car il voyait une grande gloire lui échapper; néanmoins il convoqua les alliés, et leur montra les ordres de la république, en leur disant qu’il fallait voler au secours de la patrie : Si les affaires s’arrangent, sachez, mes amis, que je ne vous oublierai pas ; je reviendrai parmi vous répondre à vos vœux. À ces mots, ils fondirent en larmes et décrétèrent qu’ils iraient avec lui au secours de Lacédémone. Il nomma un harmoste d’Asie, auquel il laissa quatre mille hommes. Après quoi, il passa dans la Chersonèse et prit la route que Xerxès avait suivie (394).

Ce sont trente mille archers du roi qui me chassent de l’Asie, disait Agésilas, faisant allusion à l’empreinte marquée sur les trente mille pièces d’or reçues par les orateurs de Thèbes, de Corinthe et d’Argos qui venaient d’exciter la guerre[30]. Tithrauste avait calculé juste ; son envoyé avait trouvé les Thébains fort animés contre Lacédémone. Une querelle entre les Phocidiens et les Locriens, que Thèbes soutenait, alluma la guerre. Lysandre se fit envoyer au secours des premiers ; le roi Pausanias devait venir le rejoindre sous les murs d’Haliarte. Au jour convenu, Lysandre se trouva seul au rendez-vous. Il n’était pas dans son caractère de reculer ou d’attendre; il attaqua la place, fut repoussé et tué. Pausanias, qui n’avait peut-être pas grande confiance dans le dévouement de ses alliés, n’osa risquer une bataille, et demanda une trêve pour enlever les morts. Les Thébains l’accordèrent. Mais, fiers de ce succès, s’ils voyaient un soldat de Pausanias s’écarter tant soit peu, pour gagner une métairie, ils le ramenaient au grand chemin en, le frappant. De retour à Sparte, le roi fut condamné à mort ; il se réfugia à Tégée, et y mourut de maladie. Cette sentence était une satisfaction donnée à la vanité nationale. L’oligarchie de Sparte n’a rien à reprocher en fait d’injustices politiques à la démocratie d’Athènes (395)[31].

En 401 les Thébains avaient montré une haine violente contre Athènes. Cependant il avait suffi de deux ou trois années d’hégémonie lacédémonienne pour tourner contre Sparte ses anciens alliés. En politique, les voisins sont souvent des ennemis, aussi y avait-il eu, des deux côtés du Parnès, de longues inimitiés. Mais du moment que le danger venait du Péloponnèse, Thèbes et Athènes devaient se tendre la main, puisque au fond elles n’avaient point d’intérêts contraires, l’une étant puissance continentale et agricole, l’autre puissance maritime et commerçante. Par leur union, elles empêchaient Sparte de sortir de sa péninsule.

Avant la bataille d’Haliarte, une ambassade thébaine était venue dans l’Attique demander assistance. Athènes, toute mutilée encore, était sans vaisseaux, sans remparts. La délibération fut courte cependant. Pour toute réponse à l’orateur thébain, Thrasybule lut le décret d’alliance. Résolution aussi sage qu’héroïque, disait plus tard Démosthène en rappelant ce souvenir, car l’homme de cœur doit toujours, quel que soit le péril mettre la main aux grandes entreprises que l’honneur commande[32].

L’armée athénienne n’arriva que le lendemain du combat d’Haliarte, mais elle était en ligne avec les Thébains quand parut Pausanias, et cette intervention d’Athènes décida les Eubéens, les Acarnanes, les Ambraciotes, la Locride, Corinthe et Argos à entrer dans la nouvelle alliance. On résolut d’avoir un trésor commun et un conseil fédéral siégeant à Corinthe. Dans le premier conseil qui se réunit, le Corinthien Timoléos fit contre Sparte un violent discours qu’il termina par ces mots : Les Lacédémoniens sont comme les fleuves : peu considérables à leur source, ils grossissent à mesure qu’ils s’en éloignent, ou, comme les essaims qu’on prend sans peine dans leur ruche, ils piquent affreusement quand on les attaque hors de leur demeure. Marchons donc sur Lacédémone, et joignons l’ennemi dans la ville même, ou le plus près possible. L’avis était bon, il fut mal suivi ; toute confédération est condamnée à de fatales lenteurs. Quand l’armée fut prête, les Spartiates étaient déjà dans la Sicyonie ; il fallut recevoir le combat dans la plaine de Némée, près de Corinthe. Les alliés avaient 24.000 hoplites et 1550 chevaux, les Spartiates, 13.500 hommes seulement[33]. Les hésitations des Thébains, et le défaut d’accord dans le commandement amenèrent la défaite des confédérés, ils perdirent 2800 hommes. Les vainqueurs eurent 1100 morts, pariai lesquels on ne compta que huit Spartiates (juillet 394). Comme au temps de Périclès, Athènes honorait ses morts tombés en face de l’ennemi ; on a retrouvé en 1862 le monument funéraire de Dexiléos, tué au combat de Némée[34].

Ce succès n’était cependant pas pour Lacédémone une victoire décisive, car les alliés regagnèrent tranquillement leur camp et, dans la Grèce du Nord, Sparte avait essuyé de graves échecs. Les Thessaliens s’étaient emparé de Pharsale et d’Héraclée, où ils avaient mis à mort tous les Spartiates qu’ils avaient pris, et les Phocidiens, malgré leurs généraux lacédémoniens, avaient été vaincus à Narycos. Mais Agésilas arrivait sur les derrières de la ligne. Il venait de traverser la Thrace, la Macédoine, se faisant jour à la pointe de la lance. Les Thessaliens qui voulurent l’arrêter furent dispersés, et il pénétra sans obstacle jusqu’à Coronée où les alliés l’attendaient. Là eut lieu un choc terrible ; les Thébains y montrèrent des qualités militaires qui étaient de mauvais augure pour Sparte. Agésilas, couvert de blessures, conserva le champ de bataille ; mais cette victoire était aussi peu décisive que celle de Némée, et deux fois les alliés avaient tenu tête à ceux que, quelques jours auparavant, ils n’auraient pas osé regarder en face (14 août 394[35]).

Agésilas rapporta cependant de la Béotie un trophée. On conservait près d’Haliarte un prétendu tombeau d’Alcmène que Jupiter avait aimée : il le fit ouvrir et ramena dans Lacédémone les restes de la mère d’Hercule, qui devaient être pour les Héraclides un gage de victoire et de domination souveraine. Les Spartiates n’étaient point gens à concevoir un doute sur l’authenticité de pareille relique, et Agésilas croyait utile, dans la situation où ils se trouvaient, de relever leurs espérances.

A Chéronée, Xénophon, revenu d’Asie avec l’armée lacédémonienne, avait combattu sous les ordres d’Agésilas contre les Thébains, ce qui était combattre contre Athènes, l’alliée de Thèbes. Sparte lui témoigna sa reconnaissance par le don d’un vaste domaine en une vallée charmante de l’Alphée, prés de Scillonte en Élide. Il y apporta son butin de guerre et y vécut longtemps au milieu des soins donnés à ses terres, de ses dévotions au temple d’Artémis qu’il avait bâti, et dans le culte des lettres[36].

La veille du combat, de Chéronée, Agésilas avait reçu la nouvelle d’un grand désastre, qu’il cacha à ses troupes. L’athénien Conon, réfugié en Chypre avec huit galères après la bataille d’Ægos-Potamos, avait trouvé le meilleur accueil auprès du roi de ce pays, Évagoras, et, de Salamine, il avait suivi d’un œil attentif les événements. On ignore ses patriotiques menées, bien qu’on parle d’un voyage qu’il fit à la cour du grand roi. Mais on voit tout à coup l’activité des ports de Phénicie se réveiller, un grand armement en sortir, Pharnabaze le rejoindre, et Conon prendre le commandement de 1a flotte royale. Il avait déjà suscité une révolution à Rhodes, qui renversa son gouvernement oligarchique; et il enleva nu immense convoi de blé que l’Égyptien Néphéritès envoyait aux Spartiates. Réuni à l’escadre de Pharnabaze, il détruisit la flotte lacédémonienne à la hauteur de Cnide : sur quatre-vingt-cinq trirèmes ennemies, cinquante furent prises. L’amiral Pisandros, beau-frère d’Agésilas, n’avait pas voulu quitter sa galère poussée au rivage, et s’était fait tuer (juillet 394).

Les Lacédémoniens venaient donc de perdre la supériorité sur la mer, excepté dans l’Hellespont dont Dercyllidas tenait les clefs à Sestos et à Abydos. Ils la conservèrent plus longtemps sur terre. La guerre qui s’était faite précédemment en Béotie se concentra, dans les six années suivantes, autour de Corinthe, que les alliés défendaient avec toutes leurs forces, barrant les deux passages de l’isthme pour enfermer les Spartiates dans le Péloponnèse. Mais Corinthe renouvela presque les scènes atroces de Corcyre. Un parti surprit, un jour de fête, ses adversaires, qui furent égorgés jusque dans les temples et au pied des statues des dieux (392). Ces violences tournèrent mal ; les bannis appelèrent les Lacédémoniens, coupèrent les Longs-Murs et s’emparèrent du Léchée, d’où ils tinrent Corinthe comme assiégée (391). Une des routes de l’isthme était rouverte, Athènes et Thèbes s’en effrayèrent. On essaya de faire la paix. Sparte consentit à laisser Athènes relever ses murs et sa marine ; elle lui reconnaissait même la possession de Lemnos, d’Imbros et de Scyros, mais refusa de lui abandonner la Chersonèse. Le peuple ne ratifia pas les engagements de ses députés ; Thèbes aussi revint sur ses pas, et la guerre continua.

Parmi les chefs était l’Athénien Iphicrate, qui commandait un corps de mercenaires. On a vu déjà des mercenaires dans les armées d’Asie et sur toutes les flottes ; nous en trouvons maintenant d’une manière régulière en Grèce. Autrefois les citoyens, formés dès le jeune âge aux exercices de la guerre, dans les gymnases de la patrie, fournissaient la grosse infanterie, autour de laquelle se groupaient les soldats armés à la légère, donnés par les alliés, et les esclaves. Les devoirs du guerrier faisaient alors partie des devoirs du citoyen, le métier des armes n’était pas un métier à part ; ce que la tête avait conçu ou accepté, au sénat ou à l’assemblée, le bras l’exécutait sur le champ de bataille, et avec quelle puissance ! Cela change à l’époque où nous sommes. Mais ces hommes payés, ces soldats au service du plus offrant, n’apportaient plus, dans la guerre, l’ardeur et la passion patriotique qu’y mettaient auparavant les citoyens. Une guerre savante, toute de manoeuvres et de tactique, prit la place de l’ancienne guerre, plus ignorante, mais plus héroïque, comme aux temps modernes, la stratégie est née parmi les condottieri italiens. Iphicrate prit une part active à cette révolution. Il changea aussi l’armement d’une partie de l’armée athénienne, en donnant une grande importance aux peltastes, qui, armés de petits boucliers et de cuirasses légères, de fortes lances et de longues épées, réunirent les avantages de la grosse infanterie et des troupes légères, la suppression des armures pesantes permettant aux soldats des mouvements plus rapides. Iphicrate avait aussi presque deviné la tactique qui, plus tard, de l’autre côté de la mer Ionienne, valut aux Romains tant de triomphes : il occupait sans relâche ses troupes, ne campait jamais, même en pays ami, sans se retrancher et avait établi l’usage, dans les rondes, d’un mot d’ordre double, le premier donné par l’officier, le second par la sentinelle.

Une affaire dans laquelle les peltastes d’Iphicrate affrontèrent les terribles Spartiates, qui perdirent deux cent cinquante homme, consacra leur réputation et celle de leur général (390). Ils purent dès lors butiner jusqu’au fond de l’Arcadie sans que les alliés de Lacédémone osassent sortir à leur rencontre. Était-ce le courage qui manquait à ceux-ci ? A voir Agésilas traverser furtivement, la nuit, avec ses troupes, les villes arcadiennes pour éviter les rires moqueurs des habitants, on peut croire que ce peuple ne portait pas le deuil de l’humiliation spartiate.

L’année suivante, 359, Sparte fit un grand effort ; les Achéens cherchaient à s’étendre sur la rivé septentrionale de leur golfe ; à leur requête, Agésilas envahit le pays des Acarnanes, qu’il ravagea comme s’il se fût trouvé en terre barbare, coupant les arbres à fruit, enlevant les troupeaux, seule richesse de ce peuple pasteur, mais ne prenant aucune des villes qu’entouraient des murailles cyclopéennes. Les Acarnanes se résignèrent à entrer dans la ligue péloponnésienne. L’autre roi, Agésipolis, essaya d’obtenir un pareil résultat en Argolide. Argos et Sparte, quoique toutes deux doriennes, étaient des ennemies quatre ou cinq fois séculaires ; elles s’étaient livré de nombreux combats, sans pouvoir se frapper au cœur. Récemment Argos s’était faite l’âme de la ligue du Nord ; les Spartiates y avaient répondu par des menaces d’invasion, que les Argiens arrêtèrent plus d’une fois en envoyant à l’ennemi des hérauts pour dénoncer l’ouverture des solennités qui suspendaient la guerre. Quand Agésipolis approcha, ils essayèrent de l’arrêter encore, en prétextant la prochaine célébration des jeux isthmiques et la trêve sacrée. Mais le roi s’était mis en règle avec les dieux. Avant de commencer l’expédition, il avait consulté les prêtres de Jupiter Olympien, qui n’avaient pas manqué de répondre suivant ses désirs, puis il avait demandé à la Pythie de Delphes si Apollon était de l’avis de son père. Apollon s’était montré bon fils, et le Spartiate avait renvoyé les députés d’Argos avec la réponse des dieux : l’Argie fut ravagée.

Durant ces opérations qui causaient tant de ruines et moissonnaient tant d’existences, sans rien donner en échange de ces maux, un événement considérable s’était accompli à Athènes. Les Perses, encouragés par la victoire de Cnide, avaient pris audacieusement l’offensive. Conon et Pharnabaze chassèrent les harmostes des îles et des cités grecques d’Asie, qu’ils laissèrent sagement se donner un gouvernement de leur choix, et conduisirent leur flotte jusque dans le golfe de Messénie, où ils ravagèrent la riche vallée du Pamisos. Cythère aussi fut enlevée, et Conon y plaça une garnison athénienne. De là, Pharnabaze vint à l’isthme conférer avec le conseil de la ligue ; il l’exhorta à pousser vivement la guerre, et appuya ses conseils d’un subside. Comme il se disposait à retourner en Asie, Conon s’offrit, s’il lui laissait la flotte, à la faire vivre sans rien demander au trésor perse, et à relever les Longs-Murs d’Athènes, ce qui serait le coup le plus sensible porté à Lacédémone. De fortes murailles étaient alors chose de grande importance. Ces Grecs si braves, si batailleurs, ne savaient prendre une ville que par ruse ou famine. Leurs pères, disait-on, étaient restés dix ans devant Troie et autant devant Cirrha ; eux n’en savaient pas davantage : c’est plus lard que naîtra la poliorcétique[37]. Relever les Longs-Murs était donc assurer l’indépendance d’Athènes et lui rendre, avec la sécurité, le désir de retrouver sa puissance. Pharnabaze ne vit dans le projet de Conon qu’un moyen de créer des embarras à l’orgueilleuse cité qui, deux fois en quelques années, avait humilié le grand roi. Il pressa l’Athénien d’exécuter son dessein et, pour que l’ouvrage allât plus vite, il donna ce qui lui restait d’argent. Conon vint au Pirée avec quatre-vingts galères. Ses équipages, les ouvriers qu’il solda, ceux que Thèbes et d’autres villes envoyèrent, aidèrent le peuple à refaire l’ouvrage de Thémistocle, de Cimon et de Périclès. Malheureusement, cette fois, c’était le grand roi qui payait les travailleurs (393). Un sanctuaire élevé à Aphrodite dans le Pirée, par Képhisodotos, le père du grand Praxitèle, conserva le souvenir de la victoire de Conon et de l’assistance royale[38]. Du même artiste fut le groupe de la Paix et de la Richesse[39] : allégorie bien placée dans la ville où, pour beaucoup, ces deux mots renfermaient toute la politique, celle qu’avait réclamée Aristophane et qu’Isocrate conseillera.

Athènes n’eut pas plutôt rebâti ses murs qu’elle s’occupa de relever son empire, tombé avec eux. Ses rapides progrès alarmèrent les Lacédémoniens, qui se décidèrent à traiter avec la Perse, en lui sacrifiant les Grecs asiatiques. Ils envoyèrent au satrape des provinces occidentales un Spartiate de l’école de Lysandre, habile, beau parleur, sans scrupule, et le chargèrent de représenter aux Perses qu’ils commettaient une grande imprudence en ressuscitant la puissance d’Athènes, qui avait été pour eux une ennemie infatigable. Les négociations parurent, d’abord, ne point réussir. Mais lorsque les Athéniens et leurs alliés envoyèrent des députés à Sarcles, afin de combattre le négociateur lacédémonien, Tiribaze avait déjà pris son parti. Conon, chef de l’ambassade, fut saisi et jeté en prison sous prétexte que, nominé par Artaxerxés amiral de sa flotte, il avait trahi ses intérêts[40] (389). Athènes, en effet, relevée par l’alliance de la Perse, commençait à braver cet empire. Avec une généreuse imprudence, elle secourait le roi de Chypre, Évagoras, révolté contre lui ; elle donnait à Thrasybule, le restaurateur de la liberté, quarante galères et il faisait entrer dans son alliance deux princes de la Thrace, Byzance, Chalcédoine, une partie de Lesbos ; il rétablissait, à son profit, les péages de l’Euxin[41] et levait des contributions sur toutes les villes de la côte asiatique jusqu’en Pamphylie. Malheureusement il périt à Aspendos, dans une querelle de bourgeois et de soldats (389) ; mais Iphicrate, arrivé dans l’Hellespont avec ses peltastes, y maintint l’ouvrage de Thrasybule.

Cette force, qui revenait si vite à un peuple naguère abattu et désarmé, effraya le grand roi autant que Lacédémone. Antalcidas, envoyé une seconde fois en Asie, fut parfaitement accueilli à Suse ; Sparte et la l’erse arrêtèrent les bases de la paix qui serait dictée aux Grecs. Les courses continuelles des Éginètes, qui, une nuit, surprirent le Pirée, le succès des Spartiates dans l’Hellespont, où leur flotte de quatre-vingts voiles intercepta le commerce d’Athènes, forcèrent cette ville d’accepter le traité qui porte le nom d’Antalcidas. Tiribaze convoqua les députés de toutes les cités belligérantes, et leur lut les ordres de son maître[42]. Le roi, était-il dit, trouve juste que les villes d’Asie avec les îles de Chypre et de Clazomène restent dans sa dépendance, et que les autres villes grecques, grandes ou petites, soient libres, à l’exception de Lemnos, d’Imbros et de Scyros, qui appartiendront comme autrefois aux Athéniens. Ceux qui refuseront cette paix, je les combattrai de concert avec ceux qui l’accepteront ; je leur ferai la guerre par terre et par mer, avec mes vaisseaux et avec mes trésors (oct. 387).

Voilà la chose honteuse et impie[43] qu’acceptaient les fils des vainqueurs de Salamine et de Platée, ceux qui venaient de traverser deux fois impunément cet empire maintenant si fier. Voilà ce qu’il fallait graver sur la pierre et l’airain et exposer dans les temples des dieux[44].

A Sparte revient particulièrement cette honte. Par la bataille de Leuctres, dit Plutarque[45], elle avait perdu la prépondérance ; mais, par la paix d’Antalcidas, elle perdit l’honneur. Après avoir provoqué cette intervention hautaine des barbares, ce fut, elle qui fit exécuter leur sentence. Les Grecs asiatiques furent abandonnés au grand roi, et toute ligue, toute union de cités fut détruite en Grèce. Les Thébains refusaient d’accepter cette clause qui détachait d’eux les villes de Béotie, depuis longtemps dans leur dépendance; Agésilas réunit une armée pour les y contraindre : ils se soumirent. La faction oligarchique dévouée à Sparte rentra à Corinthe, tandis que les chefs du parti contraire s’exilaient à leur tour et qu’Argos retirait la garnison qu’elle y tenait. Mais Sparte se garda bien de s’appliquer le traité à elle-même et de rendre la Messénie aux Messéniens. Elle avait voulu tout affaiblir, tout diviser autour d’elle, en restant seule unie et forte. On disait à Agésilas que Sparte persisait. Non, répondit-il, c’est la Perse qui laconise. Malheureusement l’un et l’autre étaient également vrais.

Un orateur athénien, se souvenant de la turbulence de ses compatriotes, reconnaissait que c’était avec justice que Lacédémone avait l’hégémonie en Grèce, et il assignait plusieurs causes à cette fortune persistante : le courage des Spartiates et leur discipline militaire, qui avaient préservé leur pays des ravages de l’invasion, quoiqu’ils n’eussent point de forteresses pour le défendre, et leur obéissance aux lois et aux coutumes des aïeux qui avait empêché les discordes intestines[46]. Cette image toujours vivante d’un passé lointain inspirait le respect, et cette immobilité, au milieu des perpétuels changements des autres États, était une force ; mais cette immobilité est contraire à la nature des institutions humaines, et cette force sera mise au service de l’iniquité. Pourtant la postérité gardera la mémoire de cette cité qui, longtemps, méprisa la mollesse et remplaça les remparts de pierres par de vaillantes poitrines d’hommes.

 

 

 



[1] De Sardes à Cunaxa le colonel Chesney compte 1464 milles anglais, qui font 2350 kilomètres (Euphrates and Tigris, p. 208).

[2] Xénophon porte à 900.000 soldats le chiffre de l’armée royale ; Ctésias et Plutarque à 400.000. Je n’ai pas besoin de dire que la plus grande partie de ce qui suit est tirée de Xénophon.

[3] Le stade vaut 185 mètres.

[4] En ne comptant ni les malades, ni les soldats âgés de plus de quarante ans, ni les enfants ni les femmes, qui furent embarqués à Trapézonte.

[5] Le reste se mit à la solde de Sparte, sous le commandement de Thymbron, pour combattre Tissapherne (voyez plus loin).

[6] Thucydide, III, 82-83.

[7] Politique, V, 7, 19.

[8] Anabase, VI, 6, 12.

[9] Plutarque, Lysandre, 15.

[10] Cornélius Nepos, Lys., 2 ; Polyæn, I, 45, 4 ; Plutarque, Lys., 19.

[11] Isocrate, de Pace, 38.

[12] Hellén., III, 5, 15 ; Anabase, VI, 6, 12 ; 7, 2. Et je ne dis pas tout. Voyez dans Isocrate, Panégyr., 113 et 114 ; dans Plutarque, Pélop., 20, dans l’édit. de Didot, t. III, p. 945.

[13] Diodore, XIV, 10.

[14] Aristote, Politique, II, 7 ; Xénophon, Helléniques, III, ch. 5.

[15] Aristote, Politique, II, 6, 16-18, II, 7, 3. Sur cette corruption de Sparte, cf. Isocrate, le discours sur la Paix, 118-127 ; Xénophon, République de Lacédémone, 14, et Thucydide, passim.

[16] Alcibiade, I, 18.

[17] Plutarque, Agis, V ; Aristote, Politique, II, 6 : la disette d’hommes l’a perdue. M. Fustel de Coulanges (la Propriété à Sparte, 1881) pense, avec raison, que ces changements avaient été préparés, antérieurement à Épitadéos, par des moyens détournés, et que les terres s’étaient accumulées, sous forme de créances, en peu de mains, ce qui avait réduit le nombre des citoyens actifs au chiffre qu’Aristote et Plutarque nous donnent. Il faut tenir compte aussi du Creticus amor, de l’exposition des enfants, etc. De 9000 qu’ils avaient été au temps de Lycurgue, ils étaient tombés, après Leuctres, à 2000 ; Aristote en compte 1000 ; sous Agis, il n’y en avait plus que 700, dont 600 mendiaient.

[18] Xénophon, Helléniques, III, 5, 12.

[19] Plutarque, Cléomène, 25.

[20] Thucydide, V, 63, pour l’année 417.

[21] Mais cette grande charge, qui inspirait des défiances, ne pouvait, d’après une loi expresse, être donnée deux fois au même personnage (Xénophon, Hellén., II, 1, 7).

[22] Il était fils de l’Héraclide Aristocritos.

[23] Plutarque, Lysandre, 25.

[24] Xénophon, Helléniques, III, 3, 7.

[25] Agésilas se levait quand ils passaient devant lui (Plutarque, Agis, 4).

[26] Diodore, XIV, 10.

[27] Xénophon, Helléniques, III, 5, 5 ; Plutarque, Lysandre, 27.

[28] Plutarque, Pélopidas, 21.

[29] Xénophon, Helléniques, III, 4. On remarquera le petit nombre de Spartiates qui accompagnent Agésilas et qui, d’ailleurs, ne lui ont été donnés que pour former son conseil et le surveiller. Dans la Vie d’Agésilas, Xénophon (?) parle de 3000 Néodamodes.

[30] Pour Xénophon, bien entendu, il n’y a pas d’autre cause à la guerre que ces trente mille pièces d’or ; il ne veut pas voir tout ce qui avait préparé les hostilités. Les Thébains ne se vendirent point à Tithrauste. Ils prirent son or comme une assistance que le grand roi leur offrait, ainsi qu’il l’avait donnée jadis à Sparte et à Athènes.

[31] M. Grote (t. IX, p. 416) vu plus loin : Out of the many cases in which this reproad (d’injustes condamnations à Athènes) is advanced, there are very few wilerein it has been made good... hardly a single instance of Athenian condemnation occurs, which we can so clearly prove to be undeserved, as this of a Spartan king.

[32] Xénophon, Helléniques, liv. III, 5 ; Démosthène, De la Couronne.

[33] 6000 d’Athènes, 7000 d’Argos, 5000 de Béotie, 3000 de Corinthe, 3000 de l’Eubée et 1550 cavaliers. Sparte avait armé 6000 hoplites, l’Élide avec la Triphylie 3000, Sicyone 1500. Épidaure, Trézène, Hermione, Haliées 3000. Xénophon ne donne pas le chiffre des Tégéates, des Mantinéens et des Achéens, qui combattirent à côté des Spartiates.

[34] L’inscription porte qu’il mourut à 20 ans. Il était un des cinq cavaliers dont parle l’inscription gravée sur son tombeau et à qui des honneurs particuliers furent rendus pour quelques actes de dévouement accompli dans cette funeste journée.

[35] Cette date est donnée par une éclipse que Xénophon mentionne, Helléniques, IV, 3, 10.

[36] Xénophon, qui paraît être né en 431, mourut en 355 où 354 réconcilié avec Athènes, quand cette ville redevint l’alliée de Sparte. Cf. A. Roqueth, De Xenoph. vita, 1884, p. 31.

[37] Périclès s’était déjà servi de machines de guerre à Samos, mais la défense ou l’attaque des places par des machines ne date vraiment que du quatrième siècle.

[38] Cette Vénus s’appela Εύπλοία, celle qui procure les navigations heureuses. Pausanias, I, 1, 3.

[39] Ce groupe, bien conservé dans son ensemble, a été longtemps connu sous le nom d’Ino-Leukothéa et Dionysos : aussi donnait-on à l’enfant que la déesse porte dans ses bras un vase, et c’est ainsi que l’original a été restauré à Munich. Mais la comparaison du marbre avec une monnaie d’Athènes et tout récemment la découverte au Pirée d’un torse d’enfant analogue (Mittheil. d. d. arch. Instit. in Athen, VI (1881), pl. 13 et p. 363) ne laissent aucun doute sur le nom à donner au groupe et sur les attributs des deux personnages : Ploutos, le dieu de la richesse, tient dans la main gauche une corne d’abondance ; Eiréné, la Paix, s’appuie de la main droite sur un long sceptre. C’est donc une copie du groupe de Képhisodotos que possède le musée de Munich. (Voyez Pausanias, I, 8, 2 et IX, 16, 2.) Ce groupe était peut-être en bronze et paraît avoir été dédié en l’année 375/4, après la victoire de Timothée à Leucade et la conclusion de la paix entre Athènes et Sparte.

[40] Lysias (Disc., XIX, 59) fait mourir Conon eu Chypre, probablement eu 389. II s’était donc échappé ou avait été relâché. Athènes reconnaissante lui éleva, près de l’image de Jupiter Libérateur, une statue de bronze, la première qui ait été, depuis Harmodios et Aristogiton, décernée à un citoyen (Démosthène, Leptine, § 70 ; Isocrate, Évagoras, 50-57). Je ne m’arrête pas à l’incident provoqué, en 391, par Andocide, le traité de paix négocié par lui à Sparte. L’authenticité de son discours a été contestée. D’ailleurs il ne suffit pas qu’un fait se soit produit pour que l’histoire générale le doive recueillir. Ces faits isolés et stériles embarrassent le récit et nuisent à l’intelligence de l’ensemble. J’ai hâte d’ailleurs d’arriver à de plus grands hommes et à de plus grandes choses.

[41] Xénophon, Helléniques, IV, 8, 27.

[42] Xénophon (Helléniques, V, 1, 28) ne donne qu’un abrégé de la lettre d’Artaxerxés ; le texte même est perdu. Il se peut que le décret qui déclare Phanacritos de Parion proxène et bienfaiteur et qui l’invite au repas d’hospitalité se rapporte à un des derniers incidents de cette guerre. Cf. Foucart, Rev. arch., déc. 1877.

[43] Platon, Ménexène, 17.

[44] Isocrate, Panégyr., 180.

[45] Artaxerxés, 22, 2.

[46] Lysias, Disc., XXXIII, § 7.