HISTOIRE DES GRECS

CINQUIÈME PÉRIODE — LUTTE DE SPARTE ET D’ATHÈNES (431-404).

Chapitre XXVII — Les Trente, les sophistes et Socrate (404-399).

 

 

I. Les Tente (404-403)

Dans ce jour que les alliés appelaient un jour de délivrance, et Athènes un jour de désolation et de deuil éternel, on avait vu des Athéniens, couronnés de fleurs, prendre part à la fête, d’autres aller au-devant des vainqueurs et témoigner leur joie de l’humiliation de leur patrie. C’étaient les bannis qui rentraient à la suite de Lysandre et à qui le Spartiate donnait le pouvoir. C’était Théramène, qui était resté trois mois dans le camp lacédémonien, temps bien long pour arrêter quelques articles d’une capitulation ; c’était enfin toute la faction oligarchique qui, depuis l’expédition de Sicile, avait si souvent troublé la ville de ses intrigues et parfois de ses trahisons[1]. Le négociateur, si lent à mettre la main au traité qui pouvait sauver son peuple, fut prompt à la mettre sur la vieille constitution, qui avait fait la gloire d’Athènes. Il proposa de confier de pleins pouvoirs, pour réviser les lois, à un comité composé de trente membres, comme le conseil des anciens à Sparte. Lysandre était là, l’armée péloponnésienne n’avait pas quitté Athènes : on obéit. Théramène donna dix noms, les magistrats dix autres, et l’assemblée le reste. Lysandre se réserva probablement de choisir les dix officiers qu’il établit dans le Pirée (juin 404).

La vie d’Athènes était dans son assemblée publique et dans ses cours de justice : celle-là gouvernait, celles-ci jugeaient, et bien des décisions funestes avaient été prises par l’une, bien des iniquités commises par les autres, lorsque la glorieuse démocratie d’Aristide et de Périclès avant glissé dans la démagogie, il ne s’était plus trouvé personne capable de faire prévaloir, dans les délibérations, la sagesse ; dans les jugements, l’équité. On reconnaissait les défauts de cette organisation, et nous avons montré qu’on avait maintes fois cherché à les corriger. Ceux à qui Sparte donnait le pouvoir usèrent d’un autre moyen : ils supprimèrent l’assemblée générale et la justice populaire des héliastes. S’ils conservèrent l’archontat, charge inoffensive, l’Aréopage et le, Conseil, ce fut en ôtant aux aréopagites leur juridiction criminelle et en obligeant les Quatre-Cents à voter sous les yeux des Trente. Ils parurent même donner satisfaction à la morale publique en chassant les sycophantes, vengeance venimeuse qui avait trop souvent servi les instincts envieux de la foule. Mais une industrie qui pouvait être si lucrative ne disparaîtra pas d’une ville où les révolutions se succédaient maintenant avec tant de rapidité, et, bien vite, il se forma d’autres délateurs au profit des nouveaux maîtres.

Du reste les Trente s’occupèrent peu de légiférer, niais beaucoup d’affermir leur tyrannie. De la mer il ne venait avec e commerce que de mauvaises idées de liberté, ils voulurent en détourner le peuple ; la tribune aux harangues, le béma, fut déplacée pour que les orateurs n’eussent pas de là cette vue dangereuse du Pirée qui tant de fois les avait patriotiquement inspirée. L’arsenal avait coûté 1000 talents à construire, ils en ordonnèrent la démolition et en adjugèrent les matériaux au prix de 3 talents. Ils voulaient aussi démolir les forts élevés sur la frontière, pour que l’Attique fût ouverte par terre, comme elle l’était par mer. Enfin, quand leurs premiers crimes eurent accru le mécontentement, ils obtinrent de Sparte un corps de sept cents hommes qu’ils établirent dans la citadelle. Pour trouver la solde de ces mercenaires, ils dépouillèrent les temples, battirent monnaie avec des condamnations, et l’on vit les habitudes de violence, contractées durant la guerre, faire rage dans la cité. Un frère, un fils de Nicias périrent ; tous ceux qui s’étaient montrés dévoués à l’ancienne constitution et avaient mérité par leurs services la confiance du peuple, ceux aussi, comme de riches métèques, dont les dépouilles offraient une bonne proie, furent atteints par la tyrannie. Chacun des Trente avait ses rancunes, ses vengeances à satisfaire. Un jour l’harmoste spartiate veut frapper de son bâton un jeune Athénien, Autolycos, qui avait été vainqueur dans plusieurs jeux gymniques ; celui-ci le prévient et le jette à terre ; il est mis à mort. Toute formalité de jugement était supprimée.

Des actes moins sanglants montrent l’invincible tendance du despotisme à abaisser l’esprit comme il enchaîne les corps. Ils firent une loi qui défendait d’enseigner la rhétorique. Elle était dirigée contre Socrate à qui l’on voulait interdire de continuer sa prédication sous peine de mort. Pensent-ils donc, répondit le Sage, que je me croie immortel ? Le peuple, au temps de sa royauté, avait patiemment souffert les sarcasmes sans voile d’Aristophane. Les tyrans craignirent que quelque poète, ami de la liberté, ne les traînât, euh et leurs crimes, sur la scène, et que le théâtre ne devint une tribune vengeresse. Ils défendirent d’y représenter des hommes vivants ; tout citoyen attaqué par un auteur comique eut le droit de le citer en justice, et ils interdirent la parabase, sorte de harangue politique que le chœur, resté seul sur la scène dans un intermède, adressait aux spectateurs sur les hommes et les événements du jour. La comédie telle qu’Aristophane l’avait conçue mourut du coup. La licence, dit Horace, méritait d’être réprimée ; elle le fut par une loi et le chœur se tut honteusement, quand il cessa d’avoir la puissance de nuire. Horace a trop de confiance en ces lois de censure. Nous avons appris par expérience que, très difficiles à faire, elles sont plus difficiles encore à appliquer, et Aristophane savait comment l’esprit passe au travers des mailles du filet dont on l’enveloppe. L’Assemblée des femmes et le Plutus, postérieurs au décret des Trente, sont de vives satires qui n’épargnent pas les individus.

Théramène, un de ces hommes prudents qui savent sortir à temps d’une maison qui croule, ou d’une faction qui se perd, commença a trouver qu’on allait trop loin[2]. Il dit à ses collègues que la terreur rendue générale pouvait devenir la vengeance. L’avis parut bon ; les tyrans dressèrent une liste de trois mille citoyens dont ils se firent une garde, puis désarmèrent tous les autres. On donna à ces Trois Mille le privilège qu’aucun d’eux ne pourrait être mis à mort sans un jugement du conseil ; pour le reste du peuple, il fut laissé à la discrétion des tyrans. Sûrs alors de l’impunité, ils continuèrent à bannir et à tuer. La classe des métèques leur était contraire : un jour ils décidèrent que chacun d’eux prendrait un métèque, le plus riche possible, qu’il le mettrait à mort et s’emparerait ensuite de ses biens. Théramène refusa de participer à ce nouveau crime. Il fallait se débarrasser au plus vite de cet importun qui voulait, au moins, un prétexte politique pour tremper ses mains dans le sang innocent. Critias s’en chargea. En plein conseil, il accuse Théramène de versatilité, de trahison envers les honnêtes gens, et il demande sa mort. Théramène se défend : il invoque d’abord la justice, le droit, ses services, puis, ce qui valait mieux auprès de telles gens, le danger qu’ils attiraient sur leur tête cri commençant à se décimer eux-mêmes. S’ils laissent Critias maître de sa vie, nul d’entre eux ne pourra se considérer comme en sûreté. Mais Critias fait approcher de la salle des satellites apostés et aimés de poignards : Sénateurs, dit-il, un magistrat attentif, qui voit ses amis cruellement trompés, doit prévenir toute surprise. Je vais donc remplir ce devoir. Les citoyens que voici déclarent qu’ils ne souffriront pas qu’on laisse échapper un homme qui sape ouvertement les fondements de l’oligarchie. Les nouvelles lois ne veulent pas qu’on fasse mourir sans votre avis un homme du nombre des Trois Mille, en même temps qu’elles abandonnent aux Trente le sort de ceux qui ne sont pas de ce nombre : j’efface le nom de Théramène de la liste, et, en vertu de mon autorité et de celle de mes collègues, je le condamne à mort. On entraîna Théramène et on lui fit boire la ciguë. Quand il l’eut prise, jetant en l’air ce qui restait dans la coupe : A la santé, dit-il, du beau Critias[3].

Après la mort de Théramène, les Trente déclarèrent que les Trois Mille pourraient seuls habiter dans Athènes. Argos, Thèbes, Mégare, regorgèrent bientôt d’exilés athéniens. Sparte n’eut pas honte de défendre, sous des peines graves, de leur donner asile; et d’autoriser les Trente à les saisir, en quelque lieu de la Grèce qu’ils se trouvassent. Ce décret était une insulte à la Grèce entière. Thèbes, irritée des prétentions souveraines de Lacédémone, y répondit en ordonnant de recevoir les bannis dans toute la Béotie, de les secourir et de n’entraver aucune expédition qu’ils pourraient faire contre Athènes. Thèbes croyait avoir rendu assez de services à la cause commune, pour qu’on lui montrât quelque déférence, et ses réclamations ait sujet des trésors enlevés par Lysandre n’avaient pas nième été écoutées. A Argos, il fut répondit aux Lacédémoniens, venus pour réclamer l’exécution de leur décret, qu’ils seraient traités en ennemis s’ils ne se retiraient avant le coucher du soleil.

Au nombre de ceux que les tyrans avaient bannis étaient Alcibiade et Thrasybule. Le premier, ne se croyant plus en sûreté clans ses forteresses de Thrace, passa en Asie, auprès de Pharnabaze. Il avait pénétré les desseins du jeune Cyrus, et il voulait les révéler au roi. Mais une nuit, le feu fut mis à sa maison et, comme il se précipitait dehors pour échapper aux flammes, il tomba sous les flèches d’une troupe de barbares qui entouraient sa demeure. Était-ce une vengeance des Trente, de Lacédémone ou de Cyrus ? De tous les trois probablement. Thrasybule s’était réfugié à Thèbes ; encouragé par le récent décret des Thébains, il partit avec soixante-dix hommes et se saisit, sur le Parnès, de la forteresse de Phylé, à 19 ou 20 kilomètres d’Athènes. Bientôt sa troupe grossit : les Trente, qui vinrent l’attaquer, furent repoussés. Les Lacédémoniens de la citadelle envoyés contre lui ne réussirent pas mieux (janv. 403).

On pouvait croire que ces échecs allaient inspirer quelque modération aux tyrans; ils se rendirent avec leurs bandes à Éleusis et à Salamine, enlevèrent trois cents habitants et les ramenèrent à Athènes, où ils furent exécutés. Ce n’était plus de la tyrannie, mais de la démence[4]. De tels actes augmentaient les forces de Thrasybule. Quand il eut autour de lui mille hommes, il marcha sur le Pirée et s’empara de la forte position de Munychie. Les Trente descendirent contre lui, avec les Trois Mille et les cavaliers[5]. Un devin qui l’accompagnait lui conseilla de ne point attaquer avant qu’un des siens ne fût tombé et, four accomplir lui-même l’oracle, il marcha en avant et se fit tuer comme autrefois le légendaire Codrus. L’armée des tyrans fut aisément mise en déroute ; les vainqueurs épargnèrent les fuyards, litais leur petit nombre les empêcha de poursuivre la victoire. Pourquoi, criait aux rangs ennemis un héraut de Thrasybule, pourquoi nous chasser de nos demeures, pourquoi vous armer contre nous et servir la fureur d’hommes qui, dans le cours de huit mois, ont versé plus de sang athénien que les Péloponnésiens durant dis années de guerre ? Critias, le chef des Trente, ayant perdu la vie dans le combat, sa mort facilita un arrangement. Les Trente furent déposés et se retirèrent à Éleusis ; on vient de voir comment ils avaient ménagé cette retraite. Mais les Trois Mille entendaient garder leurs privilèges ; ils établirent un conseil de dix citoyens qui essayèrent de se maintenir, à la fois, contre les bannis, maîtres du Pirée, et contre les Trente, maîtres d’Éleusis. Pressés par Thrasybule, qui avait reçu de nouveaux secours de Thèbes et de Mégare[6], ils demandèrent l’assistance de Sparte, pour sauver Athènes, disaient-ils, des mains des Béotiens. Lysandre venait de rentrer à Lacédémone. Dénoncé aux éphores par le satrape Pharnabaze pour ses brigandages en Asie, il avait été révoqué de son commandement, menacé du sort de son ami Thorax, mis à mort pour avoir gardé, contrairement aux lois, de l’argent en sa maison, et il n’avait échappé au jugement qu’en prétextant un vœu à accomplir au temple de Jupiter Ammon. De retour à Sparte, ou moment où y arrivait la demande des Dix, il retrouva assez d’influence pour obtenir qu’on leur accordât 100 talents et que lui-même fût envoyé à Athènes comme harmoste. Avec cet argent, il leva aisément un corps de mille hommes, et vint, cerner le Pirée par terre, tandis que son frère le bloquait par mer avec quarante vaisseaux. Mais les rois et les éphores, depuis longtemps jaloux du vainqueur d’Ægos-Potamos, ou plutôt effrayés de l’audace d’un homme déjà monté si haut, représentèrent, dans une assemblée tenue après son départ, que le Péloponnèse n’avait d’autre intérêt dans cette affaire que la paix publique ; que Lysandre suivait là ses visées particulières et qu’il n’était pas bon qu’un citoyen eût tant de pouvoir. On n’ignorait pas qu’il méditait d’opérer, à son profit, un changement dans la succession royale ; aussi le roi Pausanias, de la branche des Agides presque toujours favorable à Athènes, ou plutôt à la paix et aux vieilles institutions de Lacédémone, réussit à se faire envoyer dans l’Attique avec une armée pour contrebattre les projets du remuant ambitieux. En vain les Dix offrirent de remettre Athènes à l’absolue disposition de Sparte, à condition qu’on leur sacrifiât les bannis : Pausanias commanda la paix. Une amnistie fut proclamée. Les Trente, et quelques-uns de leurs adhérents les plus compromis, en furent seuls exceptés. Encore eurent-ils la permission de se retirer à Éleusis. La négociation terminée, Pausanias licencia ses troupes; Thrasybule et les siens montèrent en armes à la citadelle, et sacrifièrent à Minerve, en actions de grâces pour cette paix inespérée. Par leur courage ils avaient procuré ce bien à leur patrie : Après les dieux, dira plus tard Démosthène, c’est à Thrasybule que, la république dut son salut[7].

De la domination de l’oligarchie, il rie resta qu’un sanglant souvenir (sept. 405). Les quinze mois qu’avaient duré ces troubles funestes furent appelés et l’année de l’anarchie et le règne des Trente Tyrans.

Peu de temps après, dit Xénophon, la nouvelle se répandit que ceux d’Éleusis recrutaient des troupes étrangères : on se leva en masse, on marcha contre eux ; leurs généraux furent tués dans une entrevue, on amena les autres à un accommodement, par l’entremise de leurs parents et de leurs amis; on jura ensuite qu’on oublierait toutes les injures, et ce serment fut respecté. À présent encore, ils vivent tous ensemble sous l’empire des mêmes lois. Le peuple athénien donna, dans cette crise épouvantable, un des plus rares exemples de modéradon que l’histoire connaisse. L’amnistie fût observée religieusement ; nul ne fut persécuté, et dans le serment imposé aux héliastes on inséra cette clause : Je jure de ne point me souvenir du passé et de ne point permettre qu’un autre s’en souvienne. Même lorsque Sparte réclama les 100 talents prêtés aux Trente, et qu’elle n’entendait pas donner à la démocratie, le peuple, au lieu de laisser la dette au compte de ceux qui avaient reçut l’argent, déclara que toute la ville payerait. Seulement, le Pœcile, où les tyrans avaient fait mourir quatorze cents citoyens, resta comme un lieu maudit pendant plus d’un siècle, jusqu’à ce que Zénon en eût fait oublier l’infamie en choisissant ce portique pour y enseigner son austère doctrine (405).

Une inscription consacra la mémoire du service rendu par les libérateurs : Les Athéniens, vieux enfants de la terre, ont honoré de ces couronnes ceux qui, les premiers, au péril de leur vie, brisèrent le joug des tyrans commandant au nom d’injustes lois[8].

Athènes était délivrée ; mais son commerce était détruit, sa population décimée, soit territoire en friche, sa marine tombée plus bas qu’au temps de Solon, et le trésor si épuisé, qu’il ne pouvait fournir aux dépenses des sacrifices, ni payer aux Thébains, créanciers impatients aussi, les 200 talents avancés à Thrasybule. Les fortifications du Pirée avaient été détruites, l’arsenal renversé, les Longs-Murs abattus, ceux mêmes de la ville étaient çà et là entr’ouverts ; et il n’y avait pas à toucher à ces ruines, car un œil jaloux veillait sur elles. Le peuple courut au plus pressé, à la constitution. Le gouvernement oligarchique avait été jugé d’après ses actes : la trahison et le crime ; d’un commun accord, tous voulurent retourner à cette démocratie modérée que Solon avait fondée. Sous l’archontat d’Euclide, 405, un comité de législation, celui des Nomothètes[9], eut la mission de rechercher et de proposer les modifications qu’il était nécessaire d’introduire dans les lois existantes, pour les ramener à l’esprit de l’ancienne constitution. Quand ce travail de révision eut été adopté par l’assemblée, on grava les lois sur le marbre[10] ; on les exposa sous le portique royal où siégeait l’Aréopage qui, rétabli dans ses anciens droits, dut veiller à leur exécution et défense fut faite aux magistrats de se servir d’une disposition non écrite. La loi ainsi mise au-dessus de l’autorité du conseil et de l’assemblée, on décréta encore qu’il faudrait en certains cas, pour rendre une décision valable, une majorité de six mille votes secrets[11]. Enfin, en vue de prévenir le retour de la tyrannie, il fut gravé sur une colonne, dressée dans la salle du conseil, qu’il serait permis au premier venu de tuer quiconque conspirerait contre la démocratie ou trahirait l’État[12]. Tous les citoyens jurèrent d’obéir L’olivier sur une à cette dangereuse loi qui autorisait des crimes, en déléguant aux particuliers un droit souverain dont l’exercice doit être garanti par un jugement public. Brutus se souviendra d’avoir lu ce décret à Athènes lorsqu’il assassinera César.

Ainsi, le premier soin des Athéniens, redevenus maîtres d’eux-mêmes, est de retourner à leur vieille constitution démocratique ; elle avait fait leur gloire dans le passé ; elle leur rendra encore quelques beaux jours.

 

II. Lutte entre la religion et l’esprit philosophique

Nous devrions dire maintenant comment Sparte, enfin victorieuse, usa de sa puissance; niais l’histoire de la Grèce est double : elle montre des faits qui excitent notre curiosité ou nous aident à former notre expérience politique, et des idées qui inspirent encore nos poètes, nos philosophes et nos artistes. C’est par les idées que les sociétés se transforment et que la civilisation se développe. La véritable histoire est donc celle de la pensée humaine ; or, en ce temps-là, beaucoup de pensées fermentaient dans Athènes, et un grand homme y commençait une révolution morale qui allait donner une vigoureuse secousse à l’esprit grec ; il faut aller à lui.

Par la guerre du Péloponnèse, Athènes avait perdu son empire, et bien autre chose; ses anciennes moeurs et ses vieilles croyances étaient ébranlées. Maîtres d’une moitié du monde hellénique, les Athéniens avaient vu affluer dans leur cité les hommes et les richesses ; l’industrie, le commerce, avaient pris un immense essor ; et au milieu de ce mouvement général, l’esprit n’avait pu rester le prisonnier de l’ancienne orthodoxie religieuse. Des horizons nouveaux s’étaient ouverts devant l’imagination dut penseur, comme des mers nouvelles devant le navire du marchand. Eschyle, Sophocle, Hérodote, Thucydide, Aristophane, avaient rencontré, dans les voies où ils s’étaient élancés, les plus belles conceptions du génie ; Phidias avait vu Jupiter ; Anaxagore avait presque trouvé Dieu. Ainsi, le vieil Homère et tous les poètes qui l’avaient précédé ou qu’il inspira avaient paru, après que la race grecque se fut, comme une alluvion féconde, répandue sur les côtes de l’Asie et mêlée, par le commerce et par les armes, au monde oriental.

Le sentiment religieux s’était épuré, au moins pour quelques-uns. La conception de la divinité était plus élevée, et la grande question de l’autre vie, tout en restant fort obscure, tendait vers une solution moins grossière que celle qui lui avait été donnée par Homère et Hésiode. La récompense des bons (χρηστοί) se rapprochait de celle qui leur est aujourd’hui promise. Les âmes des hommes pieux, disent Épicharme, Pindare et Eschyle, habitent au ciel et célèbrent par des hymnes la grande divinité[13]. L’âme des bienheureux (μάxαρες), placée au milieu des astres, participait à la béatitude divine, et jouissait de la vue perpétuelle de la lumière pure, comme les élus de Dante[14].

Nais au-dessous des nobles préoccupations de ces grands esprits, que d’agitations stériles ? Combien qui, ne pouvant créer, détruisaient ; qui niaient le passé sans rien affirmer pour l’avenir ; qui tournaient en dérision, les lois, les mœurs, les croyances du vieux temps, sans rien mettre à leur place. Les dévots entendaient avec effroi des hommes se rire de tout ce qui faisait encore leur vie morale et religieuse, douter de leurs dieux, parodier les mystères. Beaucoup même, voyant que les prières, les sacrifices, n’avaient point sauvé Athènes des plus affreuses calamités, en vinrent à penser que les croyances transmises par Ies aïeux pourraient bien n’être que des mensonges ; déjà on volait les dieux, non pas l’argent déposé dans leurs sanctuaires comme les Phocidiens le prendront à Delphes, mais, ce qui était un double sacrilège, les ornements d’or qui recouvraient leurs statues[15]. L’hellénisme était arrivé à ce carrefour ténébreux où les religions aboutissent, lorsque le doute commence à s’attacher à elles, et où la foule s’attarde, parce que, si la croyance ne conduit plus la vie, elle commande encore aux habitudes. De, là partent des routes dans lesquelles s’engagent les esprits élevés et résolus qui laissent derrière eux le passé mourir lentement et cherchent à aller au-devant de l’avenir qui s’approche.

Longtemps épars à la circonférence du monde grec, en Asie, dans la Thrace et la Sicile, les philosophes étaient tous accourus au centre, ioniens, éléates, pythagoriciens, atomistes. Depuis le siècle de Périclès, Athènes était, leur champ clos : c’est là qu’avait lieu la mêlée des systèmes ; là que commençait la révolution, qui fit entrer le paganisme dans une période de décadence pour le peuple, de transformation morale pour les hommes supérieurs. L’ancienne religion voyait l’esprit se retirer d’elle par deux voies. Les mystères, surtout ceux d’Éleusis, avaient peu à peu dégagé, réuni et développé les éléments spiritualistes que les vieux cultes renfermaient, et, saris briser le polythéisme, ils tendaient à faire prévaloir l’idée d’un dieu unique. Plus hardis, plus libres, les philosophes remontaient par la raison seule à la cause première. Mais en agitant, pour l’éternel honneur de l’intelligence humaine, les grands problèmes que la religion populaire prétendait avoir résolus, ces hommes faisaient naturellement contre celle-ci acte d’insubordination et de révolte. Ils la réduisaient à n’être qu’une forme vide, un linceul de mort qui enveloppait l’État, et que, par prudence seule, par respect forcé pour les faiblesses populaires, ils se gardaient de déchirer.

Le panthéisme des Ioniens avait bien permis à Thalès de dire : Le monde est plein de dieux ; mais Hippocrate subordonnait leur action à des lois constantes et aux conditions de la matière. Il n’existe pas, disait-il, de maladies divines ; toutes ont des causes naturelles[16]. C’était briser l’arc d’Apollon et ses flèches qui portaient la peste et la mort dans les cités. Anaxagore, tout en proclamant une cause unique, dont Platon fera le λόγος et saint Paul le Verbum Dei, supprimait les auxiliaires que la foi lui avait donnés. Il osait enseigner que les aérolithes venaient du ciel, ce que les popolani de Naples ne croient pas encore, et en donnant aux pierres météoriques cette origine, il ôtait aux astres leur divinité : Mars, Vénus, Hélios, n’étaient plus que des masses rocheuses incandescentes. Lorsqu’il disait : Rien ne naît, rien ne meurt ; il n’y a partout que composition et décomposition ; chaque chose retourne d’oie elle est venue, et le fond de la nature ne change pas[17], il ruinait le surnaturel et, avec lui, la religion, qui vit de merveilles. Xénophane, plus explicite, avait rejeté toute la théologie vulgaire et reproché aux poètes d’avoir divinisé les forces nuisibles ou favorables qui agissent sur l’homme. Hésiode, même Homère, n’avaient pu trouver grâce devant lui; il leur reprochait d’avoir dégradé l’idée de la Divinité, en prêtant à leurs dieux des actions et des sentiments indignes de l’Être absolu. Toutefois Xénophane n’était point parvenu à concilier, tout en les distinguant, Dieu et le monde, la cause et l’effet. Pour sortir de ce mélange indécis de théisme et de panthéisme, son disciple, le redoutable Parménide, comme Platon l’appelle, ne trouva d’autre moyen que de nier le monde. Il le déclara une apparence vaine, et nos sens qui nous le montrent des instruments d’erreurs. Démocrite, au contraire, réduisait le problème de l’univers à une question de mécanique ; il n’existe, selon lui, d’autre substance que celle des corps, d’autre force motrice que la pesanteur, et il se riait de ceux qui des phénomènes de la nature avaient fait des dieux. Un de ses disciples, Diagoras de Mélos, niait résolument leur existence. Pour se moquer des douze travaux d’Hercule, il jetait au feu une statue en bois du fils de Jupiter et lui demandait d’accomplir un treizième exploit en triomphant de ce nouvel ennemi. A Samothrace, les prêtres lui montraient, en preuve de la puissance de leurs dieux, les offrandes des navigateurs échappés au naufrage. Mais combien en auriez-vous, leur dit-il, si tous ceux qui ont péri vous en avaient envoyé.

Tandis que les philosophes minaient la religion nationale par la raison, les poètes comiques la tuaient par le ridicule, et leur influence s’étendait rapidement chez un peuple où tout le monde lisait, même en voyage[18]. Quel devait être l’effet produit sur la foule réunie au théâtre, quand, à Athènes, on jouait le Plutus, les Oiseaux et les Grenouilles d’Aristophane, qui traitent les dieux si irrévérencieusement. A la cour des tyrans de Sicile, la satire politique n’étant point de mise, l’Olympe paya pour l’Agora : les puissants du jour furent épargnés, nais les poètes vilipendèrent les anciennes puissances de la terre et du ciel. Dans ses comédies syracusaines, Épicharme faisait de Jupiter un gourmand obèse, de Minerve, une musicienne de carrefour ; de Castor et Pollux, des danseurs obscènes; d’Hercule, une brute vorace. On sait que Plaute copia souvent ce poète audacieux, dans son Amphitryon par exemple ; et pourtant Épicharme était un personnage grave dont on a fait un philosophe ! Syracuse lui éleva une statue avec cette inscription : Autant le soleil l’emporte par son éclat sur les autres astres et la mer sur les fleuves, autant Épicharme l’emporte par sa sagesse sur les autres hommes[19].

Ainsi l’ancienne poésie, qui avait vécu d’images, et la nouvelle philosophie, qui vivait d’abstractions, ne pouvaient pas s’entendre. L’une avait fait les Olympiens à la ressemblance de l’homme, l’autre leur enlevait la forme brillante dont ils avaient été revêtus pour les réduire à n’être que des entités métaphysiques. Le dieu philosophique, nouveau Saturne, allait dévorer les dieux, des poètes.

L’art eut sa part dans cette oeuvre de destruction. Les parodies des dieux étaient reproduites sur des vases peints dont les exemplaires, circulant en divers lieux, remplissaient le rôle de nos journaux de caricatures et popularisaient les scènes irrévérencieuses de l’Olympe que les poètes corniques avaient mises au théâtre. Nos collections en conservent un certain nombre ; un d’eux, au Vatican, montre Jupiter à la porte d’Amphitryon. Le dieu, caché sous un masque barbu, tient l’échelle qui lui fera atteindre, comme un vulgaire coureur d’aventures galantes, la fenêtre où Alcmène l’attend. Près de lui Mercure, déguisé en esclave ventru, va faciliter l’amoureuse escalade en l’éclairant de son falot. Un autre vase, au British Museum, représente Bacchus qui a enivré Vulcain afin de pouvoir le ramener, malgré lui, dans l’Olympe où il a éprouvé des ennuis. Ailleurs, c’est Neptune, Hercule et Mercure qui pèchent à la ligne pour fournir aux bombances des dieux.

L’introduction des idées nouvelles est souvent accompagnée d’un ébranlement moral qui précède leur venue et dure jusqu’à leur triomphe. Les Erinnys, personnification du remords qui poursuit incessamment le coupable, avaient joué un grand rôle chez les anciens Grecs ; avec elles disparut la sanction pénale que la religion avait établie pour cette vie et pour l’autre. Alors les vieilles lois étant méprisées et les nouvelles n’étant pas encore établies, les hommes se trouvent suspendus dans le vide, sans autre règle que leur conscience qui chancelle et que leurs passions qui les entraînent. Du même coup, la morale humaine s’affaiblit ; le sentiment du devoir diminue et les liens de la famille se relâchent. Ainsi en fut-il alors pour Athènes. Nous  avons, disait-on en face d’un tribunal, nous avons des courtisanes pour nos plaisirs, des concubines pour partager notre couche, des épouses pour nous donner des enfants légitimes et veiller au soin de la maison. Est-ce Alcibiade qui parle ainsi ? Non, c’est peut-être le plus grand des orateurs d’Athènes[20].

 

III. Les rhéteurs et les sophistes

Cette lutte entre la religion et la philosophie fût restée sans influence fâcheuse sur la cité si, dans le même temps, il ne s’était ouvert des écoles de doute universel et de morale facile, où l’art de parvenir remplaça le vieil et viril enseignement des vertus civiques.

Le système d’éducation ne changea pas pour l’enfant: Ies anciennes études de grammaire et de musique, les exercices militaires et gymnastiques continuèrent; mais le jeune homme se trouva enveloppé d’un autre esprit. J’ai souvent montré le goût d’Athènes pour les arts : je n’ai point parlé de l’art démocratique par excellence, la rhétorique[21]. De celle-ci naquirent deux classes d’hommes, les rhéteurs et les sophistes, qui regardèrent le talent de discourir comme étant à lui-même son moyen et sa fin. Aussi leur unique souci était-il de rendre leurs élèves des parleurs redoutables, tandis que les anciens maîtres ne cherchaient qu’à faire des citoyens et des soldats. Autrefois on apprenait à agir ; maintenant on apprend à parler.

C’était une conséquence inévitable du développement des mœurs et des institutions démocratiques. Périclès lui-même n’avait pas dédaigné les entretiens de, Protagoras. En de petites cités où tout se fait par la parole, l’éloquence est à la fois une épée et un bouclier : avec elle on se défend et on attaque ; avec elle on gagne une charge ou un procès, la faveur du peuple ou l’indulgence des juges. À Athènes, chaque jour un citoyen risquait d’être accusé ou accusateur, et il fallait plaider soi-même. Une accusation bien réussie mettait en lumière ; un échec avait le double inconvénient d’une défaite et d’une perte sérieuse, car l’accusateur qui ne prouvait pas son dire ou n’obtenait pas, au moins, le cinquième des suffrages panait une amende de 1000 drachmes. Savoir parler était donc une nécessité. Pour arriver à la notoriété publique et à la puissance, l’Agora était la route la plus sûre ; comme moyen de parvenir, les exploits militaires ne venaient qu’après les discours. Cet art de bien dire, même sans bien penser, celui de revêtir une opinion fausse des apparences de la vérité et d’éblouir le vulgaire par l’éclat des mots, ce talent de l’avocat qui, au besoin, plaide, avec une conviction momentanée, une cause qu’il sait mauvaise, était fort recherché des jeunes Athéniens, moins curieux à présent de comprendre et de chanter les hymnes des vieux poètes que d’acquérir ce que le Gorgias de Platon appelle le plus grand des biens, à savoir d’être en état de persuader par sa parole les juges dans les tribunaux, les sénateurs dans le conseil, le peuple dans les assemblées. Aussi accouraient-ils en foule auprès des marchands d’arguments et de subtilités et les pagaient-ils à prix d’or[22]. Hippias d’Élis se vantait d’avoir, en Sicile, gagné par ses leçons, dans le court espace de quinze jours, plus de cent cinquante mines, malgré la concurrence de Protagoras alors au comble de la célébrité. Les sages avaient jadis semé les paroles de, sagesse, mais ils ne les vendaient pas; et Socrate, Platon, s’indignaient de ces marchés que nos sociétés modernes, assises, il est vrai, sur d’autres bases, voient pourtant sans colère.

Rhéteurs qui analysaient les procédés du langage, sophistes qui analysaient les idées morales et politiques, c’était tout un. Les derniers ne formaient pas une école enfermée dans un système particulier. lis représentaient un certain état des esprits et un des côtés de la philosophie grecque, le scepticisme. Ils ne croyaient à rien, si ce n’est à l’art de bien dire, préparaient, chacun à sa manière, des orateurs pour les assemblées ou des discours pour les plaideurs, comme nos avocats louent leur parole ou vendent leur science, comme nos maîtres de tout genre la donnent en échange d’un salaire légitime. On croit qu’ils vinrent de Sicile à un certain jour qu’on nomme et qu’on date. On peut le dire pour Gorgias ; mais les sophistes et les rhéteurs ne sont pas un produit artificiel ; ils sortent des entrailles mêmes de la société grecque de ce temps[23]. Le plus grand des sophistes, a dit Platon, c’est le peuple ; il voulait dire : c’est la démocratie qui aime trop les beaux parleurs et a bien rarement la prudence d’Ulysse lorsqu’il passa près des Sirènes.

Les quatre écoles qui, depuis Thalès, avaient cherché la vérité hors de l’enseignement religieux, par les seuls efforts de l’esprit, n’avaient produit que des hypothèses fondées sur des raisonnements a priori. La sophistique fut la réaction qui devait inévitablement se produire contre un dogmatisme impérieux, comme le scepticisme philosophique succédera aux affirmations doctrinales de Platon et d’Aristote. Ces oscillations de l’esprit sont d’ordre naturel. Les Ioniens avaient essayé d’expliquer la création par la matière, les Éléates par la pensée, les Pythagoriciens par les nombres, Leucippe et Démocrite par les atomes. Malgré des conceptions puissantes, aucun problème n’avait été résolu, et les systèmes s’étaient brisés les uns contre les autres, sans faire jaillir la lumière. Sur la voie suivie par les philosophes, on ne voyait donc que des ruines et il y en aura toujours, attendu que parmi les questions qu’ils agitent il en est qui dépassent notre intelligence, comme il est des efforts qui sont au-dessus de notre puissance musculaire. C’est l’honneur de l’esprit humain de vouloir pénétrer jusqu’aux principes des choses; c’est le malheur de sa condition de n’y arriver jamais ; et, quand il se sent vaincu dans cette lutte pour la conquête de la vérité, il s’abandonne parfois à des négations aussi téméraires que l’avaient été les audaces métaphysiques. Ainsi en arriva-t-il en Grèce au temps où nous sommes.

La sophistique qu’Aristote définit une sagesse apparente, mais non réelle[24], est l’avènement de l’esprit critique. Comme toute puissance nouvelle, elle ne sut ni mesurer ni ménager ses farces. Avec une méthode à la fois féconde et dangereuse, selon celui qui l’emploie, et qu’elle emprunta aux Éléates, la dialectique, elle prétendait tout analyser et elle mit tout en pièces, sans rien reconstituer[25]. Elle ne le pouvait pas, car elle fut et elle resta la légation, arme de guerre bonne pour détruire, qui ne sert pas toujours à édifier. Lorsque Protagoras, de qui nous avons cependant de belles paroles sur la justice et la vertu, disait que l’homme est la mesure des choses, cela signifiait que toute pensée est vraie pour celui qui la pense, mais seulement à l’instant où elle se produit dans son esprit ; de sorte que, sur le même sujet, à des moments différents, l’affirmation et la négation ont une valeur égale. d’où il résulte igue nul n’a le droit d’établir une loi générale. Il admettait pourtant qu’il y a des opinions, sinon plus vraies, au moins meilleures que d’autres, et que c’est, l’office du sage de les substituer aux plus mauvaises. Thrasymaque de Chalcédoine allait plus loin : il estimait que le juste se détermine par l’utile, que le droit est toujours au plus fort; qu’enfin les lois n’ont été établies par les peuples et par les rois que pour leur avantage particulier. Dans le Gorgias de Platon, Polos d’Agrigente soutenait la thèse que l’intérêt personnel est la mesure de tout bien ; et il vantait le bonheur des rois de Perse et de Macédoine qui s’étaient élevés au trône par le meurtre et la trahison. Les proscripteurs des habitants de Mélos n’avaient donc pas eu de grands efforts d’imagination à faire pour démontrer à ces pauvres gens qu’ils avaient tort de se plaindre qu’Athènes les obligeât à tendre la gorge.

Le peuple, il est vrai, ne philosophait pas. Mais il avait un autre maître, la guerre, qui lui enseignait la morale des bites fauves. Aux mesures abominables, plusieurs fois prises en ce temps-là, Thucydide donne pour cause la lutte acharnée que soutenaient l’une contre l’autre Sparte et Athènes, ou l’aristocratie et la démocratie. Entre elles deux, il n’y avait d’autre principe que la force, et, un demi-siècle plus tard, Démosthène répètera en gémissant la sinistre formule : Aujourd’hui la force est la mesure du droit[26].

De quelque côté que vinssent ces doctrines, on pense bien que, désastreuses pour l’État, elles l’étaient aussi pour le Ciel et qu’elles mettaient les dieux eu très grand péril. Protagoras disait d’eux dans un de ses ouvrages : Quant aux dieux, je ne puis savoir s’il y en a ou s’il n’y en a pas; car beaucoup de choses s’y opposent : en particulier, l’obscurité de la question et la brièveté de la vie. Gorgias soutenait d’abord que rien n’existe ; ensuite que, si quelque chose existait, il serait impossible de le connaître et d’en communiquer à d’autres la connaissance. C’était arriver, par un chemin opposé, au même point que Protagoras, c’est-à-dire à la négation de toute certitude.

Ainsi, rien n’est vrai, mais tout est vraisemblable ; du moins à force d’art on peut donner à tout les apparences de la vérité. Donc, il n’y avait pas de thèse qui ne se pût défendre. Si de telles doctrines, bouleversement de la raison humaine, ruinaient la vertu, le patriotisme, la religion, elles n’en étaient pas moins, dans les bouches habiles qui les présentaient, fort séduisantes. Elles plaisaient à des esprits amoureux des subtilités ingénieuses et elles étaient utiles au défenseur de toute cause mauvaise. Aussi, chez ce peuple disputeur, eurent-elles de nombreux adeptes qui trouvèrent dans ce métier le moyen de briller et de s’enrichir. C’était, parmi ces prestidigitateurs, à qui surpasserait l’autre par l’étrangeté de ses thèses, par la subtilité de ses arguments, par la souplesse et l’éclat de sa parole, par son habileté à traiter sur-le-champ et successivement le oui et le non, le pour et le contre. Dans les écoles, dans les fêtes, dans les jeux publics d’Olympie, partout, où beaucoup d’hommes se trouvaient réunis, on volait aussitôt paraître un sophiste qui, se faisant donner un. sujet quelconque, le traitait, quelque frivole ou paradoxal qu’il fût, aux applaudissements des auditeurs et ne s’avouait jamais vaincu. Ces gens-là, dira Platon, on a beau les terrasser, ils se relèvent toujours : l’Hydre de Lerne était un sophiste[27].

Mais il ne faut pas faire de la sophistique un attribut particulier de la démocratie. Critias, qui fut un des ]’rente tyrans et un des plus abominables, ne volait dans les institutions religieuses et dans la croyance aux dieux que l’effet d’une ruse habile. Il fut un temps, disait-il, où la vie humaine était sans loi, semblable à celle des bêtes, et esclave de la violence. Il n’y avait pas alors d’honneur pour les bons, et les supplices n’effrayaient pas encore les méchants. Puis les hommes fondèrent les lois, pour que la justice fût reine et l’injure asservie; le châtiment suivit alors le crime. Mais comme les hommes commettaient en secret les violences que la loi réprimait, quand elles osaient s’exercer à découvert, il se rencontra, je pense, un homme adroit et sage qui, pour imprimer la terreur aux mortels pervers, lorsqu’ils se porteraient à faire, à dire, ou même à penser quelque chose de mauvais, imagina la divinité. II y a un dieu, dit-il, florissant d’une vie immortelle, qui sait, qui entend, qui voit par la pensée toutes choses, et dont l’attention est toujours éveillée sur la nature mortelle. Il entend tout ce qui se dit parmi les hommes, il voit tout ce qui s’y fait. Si vous machinez quelque forfait en silence, il n’échappera point aux regards des dieux. À force de répéter de pareils discours, ce sage introduisit le plus heureux des enseignements, cachant la vérité sous le mensonge. Et pour frapper davantage, pour mieux conduire les esprits, il leur conta que les dieux habitent aux lieux d’où viennent aux hommes les plus grandes terreurs et les plus grands secours de leur vie malheureuse ; aux lieux d’où s’échappent les feux de l’éclair et Ies terribles retentissements de la foudre ; où, d’un autre côté, brille la voûte étoilée du ciel, oeuvre admirable du temps, ce sage ouvrier, et d’où part la lumière brillante des astres, d’où la pluie pénétrante descend au sein de la terre. C’est ainsi, je pense, que quelque sage parvint à persuader les hommes de l’existence des dieux[28].

Athènes eut l’honneur et le triste privilège de devenir le foyer de l’esprit sophistique, dont on retrouve les traces dans les moeurs publiques de quelques-uns de ses citoyens et jusque dans sa littérature. Les tragédies d’Euripide nous en ont déjà fourni la preuve ; la vie d’Alcibiade en est une autre. Ce personnage fut en effet un sophiste politique, brillant rhéteur en action, comme les autres l’étaient en paroles ; toujours prêt au oui et au non ; aujourd’hui avec Athènes, demain avec Sparte, Argos ou Tissapherne, indifférent, en un mot, sur ces questions de patrie et de vertu qui passionnaient si fortement les contemporains de Miltiade.

Contre ces doctrines qui détachaient les citoyens de la patrie et jetaient un reflet fâcheux sur les œuvres d’un aussi beau génie qu’Euripide, des protestations s’élevèrent. Il y en eut deux fameuses, l’une au nom du passé, l’autre au nom de l’avenir. Je parle d’Aristophane et de Socrate.

Aristophane, dans ses comédies, combattit Euripide, Cléon, les sophistes et Socrate, en un mot l’esprit nouveau, bon ou mauvais, sans distinction. On a vu déjà que l’Athènes de Périclès et sa démocratie belliqueuse n’avaient pas les sympathies du poète satirique. Dans les Grenouilles, dont l’objet est de montrer combien Euripide est inférieur à Eschyle quant à la noblesse des personnages et à la convenance du style, qui est le même pour tous, rois où esclaves, il met ces paroles dans la bouche d’Euripide : Par Apollon ! en les faisant parler ainsi, je leur prêtais un air plus démocratique !

Mais ce furent les sophistes qu’il attaqua le plus violemment clans la personne de Socrate, lie distinguant point en lui l’homme sensé, caché peut-être sous trop d’habiletés de parole. La pièce des Nuées est un pamphlet étincelant d’esprit, mordant, qui porte juste en pleine sophistique : seulement il faudrait substituer le nom d’un de ces saltimbanques en paroles dont nous avons parlé à celui de Socrate, que le poète représente suspendu au-dessus de la terre, et invoquant les déesses tutélaires des sophistes, les Nuées, dont il croit entendre la voix au milieu des brouillards[29]. Le vieux Strepsiade, ruiné par les désordres de son fils, voudrait bien trouver le moyen de ne pas payer les dettes que le prodigue a contractées : pour cela il l’envoie à l’école des sophistes. Qu’irai-je y apprendre ? demande le fils.

STREPSIADE. Ils enseignent, dit-on, deux raisonnements : le juste et l’injuste. Par le moyen du second, on peut gagner les plus mauvaises causes. Si donc tu apprends ce raisonnement injuste, je ne payerai pas une obole de toutes les dettes que j’ai contractées pour toi. Sur le refus de son fils, le vieillard se rend lui-même chez Socrate, et bientôt il y apprend à ne plus croire aux dieux. Il rencontre son fils et l’entend jurer par Jupiter Olympien. Voyez, voyez, Jupiter Olympien ! quelle folie ! A ton âge, tu crois à Jupiter !

PHIDIPPIDE. Y a-t-il en cela de quoi rire ?

Tu n’es qu’un enfant pour admettre de telles vieilleries. Approche pourtant, que je t’instruise ; je vais te dire la chose, et alors tu seras homme ; mais ne va pas le répéter à personne !

Eh bien ! qu’est-ce ?

Tu viens de jurer par Jupiter ?

Oui.

Vois comme il est bon d’étudier : il n’y a pas de Jupiter, mon cher Phidippide.

Qui est-ce donc ?

C’est Tourbillon qui règne ; il a chassé Jupiter[30].

C’est le nous avons changé tout cela de Molière, et cette bonne dupe de Strepsiade rappelle notre Bourgeois gentilhomme. Il ne faut pas oublier qu’il a perdu son manteau et ses souliers : insinuation de vol calomnieuse, assurément, contre Socrate, et qui l’était aussi contre les sophistes.

Après cette parodie des nouvelles doctrines qui substituaient à la royauté divine de Jupiter la domination des lois physiques, le poète met en scène le Juste et l’Injuste : tous deux se livrent bataille à coups d’arguments ; le Juste trace le tableau de la vie ancienne qui se passait au milieu des exercices de la palestre et dans la pratique de la vertu, avec la pudeur, la modération et le respect des vieillards. L’Injuste étale toutes ses séductions, et c’est à lui qu’Aristophane fait demeurer le champ de bataille, comme s’il désespérait désormais de ramener les Athéniens à la justice :

L’INJUSTE. Or çà, dis-moi. Quelle espèce de gens sont les orateurs ?

LE JUSTE. Des infâmes.

Je le crois ; et nos poètes tragiques ?

Des infâmes ?

Bien ; et les démagogues ?

Des infâmes.

Et les spectateurs que sont-ils ? Vois quelle est la majorité.

Attends, je regarde.

Eh bien, que vois-tu ?

Les infâmes sont en majorité. En voilà un que je connais pour tel, celui-là encore, et cet autre avec ses longs cheveux.  Qu’as-tu à dire maintenant ?

 Je suis vaincu. Ô infâmes, je vous en prie, recevez mon manteau ; je passe dans votre camp !

Phidippide se décide enfin à aller à l’école de Socrate. Mais le bonhomme Strepsiade ne tarde pas à s’en repentir ; on le voit accourir sur la scène, battu par son fils : Ho ! là, là ! voisins, parents, citoyens, secourez-moi ! On me tue ! Ah ! la tête ! ah ! la mâchoire ! Scélérat, tu bats ton père !

PRIDIPPIDE. Il est vrai, mon père.

Vous l’entendez, il avoue qu’il me frappe.

Sans doute.

Scélérat, voleur, parricide !

Répète les injures ; dis-en mille autres ; sais-tu que j’y prends plaisir.

Infâme !

Tu me couvres de roses.

Tu bats ton père !

Et je te prouverai que j’ai eu raison de te battre.

L’impie ! peut-on jamais avoir raison de battre son père ?

Je le démontrerai, et tu seras convaincu.

Je serai convaincu ?

Rien de plus simple. Dis seulement lequel des deux raisonnements tu veux que j’emploie.

Plus loin Phidippide dit, en parlant de la loi qui permet aux pères de battre leurs fils et défend la réciprocité : N’était-il pas homme comme nous celui qui porta le premier cette loi et la fit adopter à ceux de son temps ? Pourquoi ne pourrais-je pas également faire une loi nouvelle qui permette aux fils de battre, les pères à leur tour ? Nous vous faisons grâce de tous les coups que nous avons reçus depuis l’établissement de cette loi ; nous voulons bien avoir été battus gratis. Mais vois les coqs et les autres animaux : ils se défendent contre leurs pères, et cependant quelle différence y a-t-il entre eux et nous, si ce, n’est qu’ils ne rédigent pas de décrets ? C’étaient là les raisonnements favoris des sophistes, il est vrai en d’autres sujets. Enfin le vieillard revient à résipiscence, et, reconnaissant que les sophistes sont des fripons, il court avec un esclave, une torche dans une main, une hache dans l’autre, à l’assaut de l’école de Socrate, qu’il veut démolir et brûler avec tous ses habitants.

L’affaire de Mélos a montré quel chemin avaient fait ces doctrines, qui donnèrent là un de leurs fruits naturels, la théorie du droit du plus fort; et l’historien se demande quel pouvait être le patriotisme de ces nouveaux venus qui, ne voyant dans le passé que d’inutiles vieilleries, mettaient leur raison individuelle, tout armée d’arguments spécieux, à la place de la raison collective de la cité, faite du souvenir des joies et des tristesses éprouvées en commun. On a vu l’un d’entre eux dire que la loi était un tyran, parce qu’elle est une gène : opposition contre la loi civile qui mettait en péril la loi morale[31]. Ni Lycurgue ni Solon ne parlaient ainsi et l’on se souvient que Pindare appelait la loi la reine et impératrice du monde.

La Grèce avait vécu dit siècles sous un régime municipal qui avait fini par lui donner puissance, gloire et liberté, avec un patriotisme étroit, mais énergique, devant lequel le Mède avait reculé. Et voici des hommes qui minaient le respect dû à la loi, aux divinités poliades, taux croyances des aïeux. Ces nomades, errant de ville en ville, en quête d’un salaire, n’avaient plus de patrie, et ils en détruisaient l’amour dans le cœur de ceux qui en avaient une encore. Les tristes effets de cette révolution morale, qui agrandit les idées, suais qui laisse les caractères fléchir à tout vent de passion, ne tarderont pas à se flaire sentir : avant deux tiers de siècle, les habitants de ces villes naguère si vivantes ne seront plus que les mornes sujets de l’empire macédonien. Quand la religion part, qu’au moins la patrie reste !

Nous mettons à la charge de la sophistique assez de méfaits pour être obligé de faire aussi la part des services qu’elle a rendus en donnant une direction nouvelle aux méditations philosophiques. Les physiciens des écoles précédentes n’étaient occupés que du cosmos ; les sophistes firent une part à l’étude de l’homme, de ses facultés, de son langage. En aiguisant l’esprit, à force de subtilités, ils le préparèrent pour des travaux plus utiles, et ils commencèrent l’opposition féconde entre le droit traditionnel, qui consacrait souvent des iniquités, et le droit naturel, qui ne se trouvait qu’au fond de la conscience. Ces services sont dus surtout aux premiers sophistes, qu’il faut séparer des vendeurs de paroles, leurs disciples dégénérés, parce qu’ils furent des philosophes et d’habiles dialecticiens que Socrate et. Platon respectaient. Chez quelques-uns, on rencontrerait des pensées que n’auraient pas réprouvées les anciens sages. Tous les animaux, disait Protagoras, ont leurs moyens de défense ; à l’homme, la nature a donné le sens du juste et l’horreur de l’injustice. Ce sont les armes qui le protègent, parce que ces dispositions naturelles l’aident à établir de bonnes institutions. Elle est de Prodicus, la belle allégorie d’Hercule, sollicité, au moment d’entrer dans la vie active, par la Vertu et la Volupté et se décidant à suivre la première. Lycophron déclare que la noblesse est un avantage imaginaire ; Alcidamas, que la nature ne fait pas des hommes libres et des hommes esclaves, thèse que les derniers stoïciens reprendront. A travers cette sophistique purifiée par Socrate, on entrevoit un monde nouveau qui s’élève. Ce que le citoyen va perdre, l’homme le gagnera, et la lutte entre le jus civitatis et le jus gentium que les écoles socratiques vont entreprendre sera l’histoire même des progrès de l’humanité.

Aristophane avait attaqué la sophistique avec une vigueur singulière, sans proposer d’autre remède que de fermer les écoles des philosophes, et de reculer de trois générations en arrière. Mais lui-même n’a-t-il pas tous les vices de son temps, l’immoralité et l’irréligion ? Le remède véritable n’était pas l’ignorance des anciens jours ; on le pouvait trouver dans la science virile que venait d’inaugurer un homme, et cet homme était celui que le poète avait le plus cruellement attaqué.

 

IV. Socrate

Socrate naquit en 469, d’une sage-femme nommée Phénarète et d’un sculpteur appelé Sophronisque. Il était fort laid, ce qui l’aida à comprendre de bonne heure que la laideur morale, seule, est repoussante. On dit qu’il exerça d’abord la profession de son père, et Pausanias vit dans la citadelle d’Athènes un groupe représentant les Grâces voilées, qu’on lui attribuait. Quoique pauvre, il abandonna bientôt son art, que peut-être il ne pratiqua jamais, et se mit à étudier les ouvrages et les systèmes des philosophes, ses contemporains ou ses prédécesseurs. Ces études spéculatives ne l’empêchèrent pas de remplir ceux des devoirs du citoyen dont la loi faisait une obligation ; il combattit courageusement à Potidée, à Amphipolis et à Délion ; à Potidée, il sauva Alcibiade blessé ; à Délion, il résista un des derniers et manqua d’être pris. Les généraux disaient que, si tous avaient fait comme lui leur devoir, la bataille n’eût pas été perdue[32]. Indifférent à ce que les hommes considèrent comme des biens nécessaires, il s’appliquait à n’avoir pas de besoins, afin d’être plus libre, vivait de peu, marchait, l’hiver et l’été, pieds nus, couvert d’un misérable manteau; et la colère des puissants, la haine ou les applaudissements de la multitude n’avaient pas plus d’effet sur son âme que le chaud ou le froid sur son corps. Siégeant parmi les juges des généraux vainqueurs aux Arginuses, il refusa de conformer son jugement aux passions de la foule. Quand tout pliait sous les Trente, il osa leur désobéir plutôt que de faire une action injuste. Il vécut pauvre et refusa d’être riche ; Alcibiade lui offrait des terres, Charmide des esclaves, le roi de Macédoine, Archélaos, sa faveur : il n’en voulut point.

Que fit donc cet homme de bien et ce citoyen courageux, pour attirer sur lui tant de malveillance de la part de ses contemporains, tant d’admiration de la part de la postérité ?

Le voici. Socrate s’était imposé la tache de dégager le sens moral autour duquel les sophistes avaient assemblé d’épais nuages. Au souffle énervant et destructeur de leurs doctrines, tout chancelait. L’esprit s’adorait lui-même dans ses plus dangereuses subtilités et étouffait sous un flot de paroles la voix du juge intérieur que la nature a mis en nous. Dans l’homme, les sophistes ne voyaient que ce qui est de l’individu ; Socrate y chercha ce qui est de la nature humaine. Il avait lu au fronton du temple de Delphes : Connais-toi toi-même ; ce fut pour lui la science par excellence. Démosthène aussi dira : Les autels les plus saints sont dans l’âme[33] ; et le politique comme le philosophe avait raison, car cette science de nous-même nous révèle les dons que l’humanité a reçus, avec l’obligation de s’en servir : l’intelligence, pour comprendre le bien et le vrai; la liberté, pour choisir la route qui conduit.

Séduit. par la grandeur de cette tâche, Socrate se détourna des doctrines purement spéculatives, de la recherche des causes premières, de l’origine et des lois du monde, de la nature des éléments, etc., pour méditer sur nos devoirs. Il soutint que la nature avait mis à notre portée les connaissances de première nécessité, et qu’il n’y avait qu’il ouvrir notre âme pour y lire, en traits ineffaçables, les lois immuables du bon, du vrai, même du beau ; ces lois, qu’il appelait si bien, après Sophocle, lois non écrites, auxquelles est attachée une sanction inévitable par les maux que leur violation entraîne. En faisant ainsi de l’homme, au contraire de ses prédécesseurs, le centre de toutes les méditations, il créait la vraie philosophie, celle qui devait faire sortir au grand jour les trésors que la conscience humaine renferme ; il trouvait enfin et élevait au-dessus des erreurs, des préjugés et des injustices de temps et de lieu, la loi naturelle, le seul flambeau humain qui puisse éclairer la route où les sociétés marchent. Montaigne dit très bien, après Cicéron : Socrate avait ramené du ciel, où elle perdait son temps, la sagesse humaine, pour la rendre à l’homme, où est sa plus juste et plus laborieuse besogne[34].

En révélant une justice supérieure aux lois spéciales à chaque État, Socrate montrait qu’il est, pour les sociétés, un idéal dont elles doivent se rapprocher; mais il demeurait respectueux de l’ordre établi ; il proclamait la sainteté de la famille et il trouvait pour la mère, pour l’épouse, des mots qui rappellent la femme forte de l’Écriture[35]. Ses plus illustres élèves condamneront le travail manuel; lui, il aura le courage de dire aux possesseurs d’esclaves : Parce qu’on est libre, n’y a-t-il donc autre chose à faire que de manger et dormir ?

On a fait de Socrate un profond métaphysicien ; mais le créateur de la philosophie du bon sens ne pouvait l’emprisonner dans un système. On l’a aussi appelé un grand patriote et l’on veut qu’il se soit proposé de changer les mœurs d’Athènes; c’est un peu le rôle que Platon est prêt à lui donner. Nous croyons qu’il n’eut point de visées politiques si particulières et que son ambition était plus haute. Indifférent à toutes les choses du dehors, comme aucun Grec ne l’avait encore été, au point de n’être sorti volontairement d’Athènes qu’une fois ou deux, il s’occupa du dedans de l’homme et passa ses jours à regarder en lui-même et dans les autres. L’emploi de sa vie fut de gagner quelques âmes à la vertu et à la vérité. Muni de deux armes puissantes : une claire et nette intelligence qui lui faisait découvrir l’erreur, une dialectique à la fois subtile et forte qui enlaçait l’adversaire de liens indissolubles, il se donna la mission de poursuivre partout le faux. Et cette mission, il la remplit, durant quarante années, avec la foi d’un apôtre et le plaisir d’un artiste se complaisant dans les victoires qu’il remportait sur la présomption ou l’ignorance. Ne lui arriva-t-il pas un jour d’amener Théodote, la belle hétaïre, à comprendre qu’il Y avait pour elle des moyens de rendre sa profession plus lucrative[36] ?

Cet enseignement de tous les instants et avec toutes gens n’était ni théorique ni apprêté ; il avait lieu an jour le joui en tous lieux et selon l’erreur qui se montrait. Assidu sur la place publique, non pour prendre part aux affaires de l’État, il ne s’y mêlait qu’autant qu’il y était obligé par la loi[37], il épiait au passage toute fausse doctrine pour l’arrêter, la saisir et montrer ce qu’elle cachait, le néant. On voyait se promener par la ville cette homme disgracié de la nature, au nez camus, aux lèvres épaisses, le cou gros et court, le ventre proéminent comme celui d’un Silène, les yeux bombes et à fleur de tête, mais illuminés par le génie[38]. Il allait çà et là, quelquefois distrait et absorbé dans des réflexions profondes, jusqu’à demeurer, dit-on, vingt-quatre heures à la même place[39] ; le plus souvent abordant l’un ou l’autre de ceux qui passaient, ou entrant dans les boutiques des artisans, et causant avec chacun du sujet qui lui était propre. Il dialoguait toujours. De quelque vérité simple, accordée tout de suite par ses interlocuteurs, il leur faisait tirer des conséquences imprévues et les conduisait invinciblement, sans paraître intervenir lui-même, à des notions dont ils ne s’étaient pas doutés. Sa méthode devint célèbre dans l’antiquité sous le nom d’ironie socratique ; elle apprenait à penser et à s’assurer que l’on pensait juste. Aussi s’appelait-il lui-même, en souvenir du métier de sa mère, l’accoucheur des esprits[40], amenant. l’artisan à concevoir, comme de lui-même, des idées plus élevées et plus rationnelles sur son art, le politique, sur les affaires de l’État, le sophiste, sur les questions qu’il agitait. Un grain de raillerie assaisonnait toujours ses conversations. Socrate ne se donnait que pour pan homme en quête de la vérité, un chercheur, comme il disait; il feignait d’abord d’avoir grande confiance dans le savoir de son adversaire et de vouloir s’instruire auprès de lui ; peu à peu les rôles changeaient, et le plus souvent il le réduisait à l’absurde ou au silence. Chose singulière ! ses accusateurs, le peuple et d’illustres athéniens, le confondirent avec les sophistes. Il se rapprochait d’eux, il est vrai, par certains procédés de discussion, mais ils n’eurent point de plus grand ennemi. Il se plaisait à les couvrir de confusion en présence de nombreux auditeurs ; car il n’allait jamais seul. A peine paraissait-il, qu’un groupe se formait pour le voir pousser, dans la controverse, les malheureux dont il ruinait les prétentions et les systèmes. Une troupe le suivait toujours : pour la plupart, des jeunes gens que séduisaient son grand sens, sa parole facile et mordante; ils formaient son école. Autre différence avec les sophistes : il demandait d ses disciples leur amitié, mais il refusait leur argent.

Socrate a eu pour historiens deux de ses élèves, Platon et Xénophon, l’un, philosophe de génie, qui a beaucoup ajouté, précisé, interprété ; l’autre, esprit d’une élévation ordinaire, nous fait entrer dans l’intimité du maître, mais ne se rend pas compte de l’importance de son rôle et, par le désir de défendre sa mémoire contre l’accusation d’athéisme, il a été conduit à nous représenter un Socrate plus religieux qu’il ne l’était[41]. Ses Mémoires sont, une espèce d’évangile socratique : nous y voyons le sage dans son existence de chaque jour, dans cette vie de missionnaire du bon sens, éclairant chacun sur le beau, le bien, le juste, l’utile ; détournant des affaires publiques les jeunes ignorants qui s’y portaient avec une folle ambition, y poussant, au contraire, les hommes capables, qu’une trop grande défiance de leur mérite en détournait, tout en fuyant pour lui-même les charges et les dignités. Il travaillait partout à rétablir la concorde, réconciliait des amis, rapprochait des frères brouillés et inspirait à son fils les sentiments du devoir à l’égard de cette Xanthippe qui ne fut pour lui qu’une occasion continuelle de s’exercer à la patience[42]. Cette partie active et militante de la vie de Socrate ne semble pas moins admirable que la partie spéculative.

Pour celle-ci, c’est à Platon qu’il faut recourir, car Xénophon ne montre que les côtés pratiques de la doctrine du maître. Il l’avait eu, avant Socrate, bien des éclairs de bon sens, et l’esprit de justice, qui est au fond de notre nature, avait plus d’une fois percé au travers de la couche épaisse d’égoïsme dont il est enveloppé. Socrate fut le premier à faire de la morale une science pour donner à l’homme des règles de conduite qui ne dépendissent ni de la tradition ni de la coutume, choses variables et changeantes selon le temps et selon les lieux. Il chercha le roc où il fallait l’asseoir et, l’avant trouvé dans la conscience, dans le sentiment de la dignité humaine, il déduisit, par une méthode sévère, nos obligations morales. Pour lui le juste fut celui qui comprenait ce que nous impose la société de nos semblables, le sage, celui qui savait éviter le anal et faire le bien, de sorte que toutes les vertus tenaient à une parfaite connaissance des choses et que la sagesse était de la science appliquée, par conséquent une vertu qui rie pouvait devenir que le partage de l’aristocratie intellectuelle[43]. Vingt siècles avant Descartes, il émettait le principe cartésien qu’il n’y a pas d’ignorance plus honteuse que d’admettre pour vrai ce que l’on ignore, et qu’il n’est pas de bien comparable au plaisir d’être délivré d’une erreur. Ces paroles sont toujours vraies, et c’est ce que la démocratie véritable a compris, quand elle a fait de l’instruction publique une des conditions essentielles de son existence.

Fût-ce une concession aux faiblesses du temps et un moyen de gagner plus d’adeptes, ou impuissance à s’élever vers un idéal supérieur, Socrate donna souvent l’utile pour but à la science. Bien qu’il ait dit : On ne doit jamais commettre d’injustices, mérite à l’égard de ceux qui nous en font, ni rendre le mal pour le mal, et tant d’autres généreuses paroles, sa morale se rapproche de l’intérêt bien entendu, lequel, d’ailleurs, n’est pas exclusif des idées de dévouement et de sacrifice. En portant très haut le sentiment de la dignité de l’âme[44], en n’admettant pas que l’honnête homme puisse souffrir une tache sur sa conscience, Socrate jetait les bases du temple où les stoïciens établiront leur religion laïque, qui a eu tant d’illustres adeptes.

Comment ce juste put-il être condamné au supplice des traîtres et des assassins ? Il y eut pour cette sentence trois chefs d’accusation : Socrate ne reconnaissait pas les dieux de la république; il introduisait des divinités nouvelles et il corrompait la jeunesse.

Les religions, qui ont la prétention d’être immuables, changent comme toutes les créations des hommes et ne vivent qu’à cette condition. Ces changements se font, d’un côté, par une lente infiltration d’idées étrangères ; de l’autre, par la révolte de certains esprits qui m’ont plus assez de confiance (fans le surnaturel et cherchent à remplacer la croyance aux anciens dieux par une croyance nouvelle. Alors les mouvements les plus contraires se produisent à la fois dans la même société : l’incrédulité règne par en haut[45] ; par en bas, une foi d’autant plus aveugle, et, chez les politiques, une adhésion tout extérieure au culte officiel conservé comme instrumentum regni. On va en même temps aux dernières limites du scepticisme ou de la superstition, et surtout l’on va à l’indifférence religieuse. Ainsi, à Rome, en face de Lucrèce écrivant pour la jeune noblesse son poème audacieux, les cultes corrupteurs de l’Asie et de l’Égypte gagnent de proche en proche tous les bas-fonds de la cité. En France, les convulsionnaires sont contemporains de La Mettrie ; à Athènes, tandis qu’Alcibiade ou ses amis bafouent les mystères et qu’Aristophane enlève aux dieux le gouvernement du monde, bien des gens, fatigués de leurs anciens protecteurs qui ne les protègent plus, acceptent Ies divinités sensuelles que leur apportent les innombrables étrangers accourus des côtes d’Asie au Pirée : une déesse de la Thrace, Cotytto, un dieu phrygien, Sabazios, le Syrien Adonis et Cybèle, la Grande Mère, dont les prêtres éhontés mendiaient par les rues ou pénétraient dans les maisons en y portant leur déesse sur une planchette; ils expliquaient les songes, vendaient des amulettes et disputaient aux devins la curiosité de ceux qui, ne sachant plus où se prendre pour croire, s’attachaient aux charlatans religieux qui leur versaient l’ivresse du surnaturel[46]. On délaissait les anciens rites : les uns, pour quelques idées élevées qu’ils pouvaient découvrir dans les cultes nouveaux, le plus grand nombre pour la licence des religions orgiastiques de l’Orient, les sortilèges de pieux jongleurs et les prétendues révélations des oracles orphiques[47].

De tout temps le droit de s’associer avait existé à Athènes[48]. A chaque divinité correspondait une confrérie qui accomplissait toutes les dévotions requises par son culte : les citoyens seuls pouvaient en faire partie, mais l’usage existait; les étrangers s’en autorisèrent pour former des associations religieuses, thiases, éranes, orgéons, dans lesquelles furent admis des femmes, des affranchis, même des esclaves[49].

Au milieu de cette promiscuité fermentaient beaucoup d’industries malsaines et de débauches du corps et de l’esprit; c’était un dissolvant actif pour la cité. Il existait bien une loi punissant de mort ceux qui introduisaient des divinités étrangères[50] ; mais celles-ci se faisaient si modestes en arrivant et elles vivaient si longtemps dans l’ombre que le monde officiel, ou les dédaignait, où ne les connaissait pas. Et puis, pour l’exécution de la loi, il fallait qu’un citoyen se chargeât du rôle parfois dangereux d’accusateur. Mais, sous le coup des malheurs publies, l’intolérance se réveilla. Les familles sacerdotales, par piété héréditaire et pour ne point perdre le crédit qu’elles devaient à leurs fonctions religieuses, s’entendirent, pour venger leurs dieux, avec le parti conservateur, que ces nouveautés effrayaient, et, malheureusement, la législation d’Athènes autorisait l’action publique d’impiété, et elle édictait pour le condamné la peine de mort, avec la confiscation des biens, même la privation de sépulture, ce qui était une seconde mort[51].

Avant la guerre, Anaxagore et Diogène d’Apollonie avaient été seuls frappés ; depuis la peste, les condamnations se multiplièrent. A Samothrace, Diagoras de Mélos avait échappé à la colère des Cabires ; à Athènes, il fut proscrit pour avoir divulgué les mystères des Grandes Déesses, et l’État promit un talent à qui le tuerait, deux à qui le livrerait à la justice. Un ami de Périclès, Protagoras, condamné pour athéisme, put s’enfuir, mais périt dans un naufrage, et ses livres furent brûlés sur la place publique. Son disciple, Prodicus de Céos, par sa belle allégorie d’Hercule au carrefour, mettait le bonheur dans la vertu et non dans les plaisirs ; mais les dieux étaient pour lui une création de l’homme, qui avait divinisé les objets de sa terreur et de sa reconnaissance ; Athènes le condamna à boire la ciguë[52]. On se souvient de l’affaire des hermès, de l’anxiété profonde qu’elle jeta dans la ville et du grand procès qu’elle amena. Or Socrate heurtait de front cette intolérance.

Pour lui, il était deux sortes de connaissances, les unes que les hommes peuvent acquérir, les autres que les dieux se sont réservées[53], et cette séparation existe toujours, car aucun esprit libre n’a encore pénétré dans la région de l’inconnaissable. Mais toujours aussi on a fait sortir de ce domaine, réservé aux dieux, des révélations qu’ils envoient par leurs oracles, leurs prophètes ou leurs représentants sur la terre-. Socrate, tout en. méprisant, comme l’Hector d’Homère, les signes qu’on tirait du vol des oiseaux, croyait que l’on pouvait recourir aux oracles, à condition de ne les consulter que sur des choses inaccessibles à l’intelligence, telles que l’avenir qui est le secret des dieux[54], et cette réserve sauvait les droits de la raison, en laissant la sagesse humaine maîtresse d’interpréter les réponses obscures des prêtres et des questions qui étaient de son ressort. Il croyait aussi aux secrets avertissements que la divinité suscite dans l’âme de ceux qu’elle favorise. Il pensait recevoir beaucoup de ces communications surnaturelles, et ces secrètes impulsions de son esprit lui paraissaient l’œuvre d’un démon qui l’arrêtait lorsqu’il était sur le point d’agir comme il ne le devait point faire[55]. Dans ce démon que Socrate écoutait avec tant de docilité, nous ne verrons que les révélations inconscientes d’un sens moral développé par la plus constante application, et qui s’opéraient en lui sans qu’il sentit le travail instantané par lequel elles étaient produites[56].

Toutes les grandes religions ont promis des protecteurs surnaturels. Férouers de la Perse, bons génies de la Grèce, anges gardiens des nations chrétiennes, tous sont nés d’un même sentiment de piété et de poésie. Nous avons déjà entendu la voix démoniaque dans l’Iliade d’Homère et dans la Théogonie d’Hésiode ; nous l’avons retrouvée dans la vieille croyance qui donnait pour protecteurs aux vivants les morts purifiés par les rites funèbres. Les philosophes l’ont acceptée lorsque, pour masquer ou justifier des doctrines qu’on aurait pu accuser d’attentat à la religion nationale, ils investissaient les démons des fonctions qu’ils retiraient aux dieux[57]. Les Vers dorés, qui couraient partout, peuplaient l’air de ces hôtes du ciel et de la terre ; Pythagore avait enseigné que l’homme vertueux lent- devait sa sagesse et Platon, dans le Banquet, dans le Phédon, affirme ce que Ménandre répétera, que chacun a son démon familier. Ces génies remplissent, dit-il, l’intervalle qui sépare le ciel de la terre et sont le lien du grand Tout. La divinité n’entrant jamais en communication directe avec l’homme, c’est par l’intermédiaire des démons que les dieux s’entretiennent avec lui, pendant la veille ou durant le sommeil. D’autres passages, épars dans ses livres, expliquent ce que, avec un peu de mysticisme et beaucoup de prudence, il enveloppait de voiles théologiques. Il faut, disait-il, écouter la droite raison, qui est la voix de Dieu nous parlant intérieurement[58].

La foule matérialisait davantage la croyance aux démons, qui a toujours fait partie, avec plus ou moins d’intensité, de la vie morale des Hellènes. Aussi n’y avait-il rien dont on pût s’étonner à Athènes dans la prétention que Socrate avouait tout haut qu’il était en communication avec un démon. L’accusation qu’il s’attribuait un génie familier sera le prétexte jeté aux dévots et à la foule populaire ; mais en se combinant avec une autre, celle de ne pas reconnaître les dieux de la cité, elle deviendra très dangereuse. Athènes, ainsi que toute ville grecque, avait une religion d’État, de sorte que le crime d’impiété était un crime politique, et l’on a vu quelles peines il entraînait.

Dans sa conduite de tous les jours, Socrate se gardait d’offenser le culte national. Il sacrifiait aux autels publics et dans sa maison ; il faisait aux oracles une part considérable pour les règles de la vie ; il croyait même quelque peu aux présages, sans penser que l’instinct de bêtes privées de raison fût une plus sûre garantie île la vérité que les discours inspirés par la muse philosophique[59]. A ceux qui l’interrogeaient sur la manière d’honorer les dieux, il répondait : Suivez les coutumes de votre pays[60] ; et lui, qui provoquait la discussion sur toute chose, il la fuyait sur ces questions. On lui demanda un jour ce qu’il pensait de la légende de Borée et d’Orithyie. Je n’ai pas, dit-il, le temps de mettre d’accord et d’interpréter toutes ces histoires, ma principale affaire étant de m’étudier moi-même. Je ne serais pas embarrassé, en subtilisant, de soutenir que le vent du Nord a jeté Orithyie sur les rochers voisins, pendant qu’elle jouait avec Pharmacée, ou qu’elle tomba du haut de l’Aréopage. Ces explications sont fort ingénieuses, mais elles demandent un habile homme qui se donne beaucoup de peine, sans être après cela très avancé. Ne faudra-t-il pas ensuite expliquer les Hippocentaures, la Chimère, et je vois arriver à la suite les Pégases, les Gorgones et une foule de monstres bizarres ou effrayants ? Je n’ai pas tant de loisir. J’en suis encore à me connaître moi-même, comme Apollon le conseille, et je trouve ridicule dans cette ignorance de soi, de chercher à connaître ce qui est étranger. Je renonce donc à l’étude de toutes ces histoires et je m’observe moi-même pour démêler si je suis un monstre plus compliqué que Typhon, ou un être plus doux et plus simple dont la nature a quelque chose de divin[61]. C’était la rupture avec l’ancienne Hellade qui, durant des siècles, avait bercé son imagination de poétiques légendes ; c’était, en même temps, l’avènement d’un esprit nouveau. Le Grec avait jusque-là regardé dans l’univers ; il va désormais regarder dans l’homme, et commencer une des grandes évolutions de l’humanité.

Cette abstention de polémique religieuse n’empêchait pourtant pas Socrate de suivre Anaxagore et de le dépasser. L’Orient et la Grèce n’avaient, sous mille formes, adoré que la nature. Le philosophe de Clazomène avait bien eu la gloire de distinguer l’intelligence du monde physique, mais son cosmos n’était encore que de la matière subtilisée ; Socrate mit la philosophie sur la voie où elle devait trouver le dieu moral qui a été celui de Occident et de la civilisation, l’Être suprême, ordonnateur et conservateur de l’univers, n’agissant plus dans les affaires humaines, comme le fils de Saturne, selon le caprice de passions toutes terrestres. Tant que votre esprit, disait-il un jour, est uni à votre corps, il le gouverne à son gré, il faut donc aussi croire que la sagesse, qui vit dans tout ce qui existe, gouverne ce grand tout comme il lui plaît. Quoi ! votre vue peut s’étendre jusqu’à plusieurs stades, et l’œil de Dieu ne pourra tout embrasser ! Votre esprit peut en même temps s’occuper des événements d’Athènes, de l’Égypte, de la Sicile, et l’esprit de Dieu ne pourra songer à tout en même temps !... Reconnaissez que telle est la grandeur de la Divinité, qu’elle voit tout d’un seul regard, qu’elle entend tout, est partout, qu’elle porte en même temps ses soins sur toutes les parties de l’univers.

Malgré l’élévation de pensée que montre ce passage, il ne faudrait pas croire que Socrate ait eu une idée nette du Dieu unique et personnel, ni même de la spiritualité et de l’immortalité de l’âme. Le grand dialecticien n’arrivait pas à un dogmatisme aussi précis ; et l’Apologie, le Phédon, qui révèlent ses espérances, montrent aussi ses incertitudes. Ce grand sage n’en sait pas plus que nous sur la mort[62]. Dans le Phédon, par exemple, à côté d’affirmations qui semblaient très décisives, on lit des phrases comme celles-ci[63], que Socrate prononça le jour de sa mort : J’ai l’espoir de me réunir bientôt à des hommes vertueux, sans toutefois pouvoir l’affirmer entièrement ; mais, pour y trouver des dieux amis de l’homme, c’est ce que je puis affirmer, s’il y a quelque chose en ce genre dont osa puisse être sûr. — Affranchis de la folie du corps, nous converserons, je l’espère, avec des hommes libres comme nous, et nous connaîtrons par nous-mêmes l’essence des choses ; la vérité n’est que cela peut-être. — Est-il certain que l’âme soit immortelle, il me paraît qu’on peut l’assurer convenablement, et que la chose vaut la peine qu’on hasarde d’y croire. C’est un hasard qu’il est beau de courir. C’est une espérance dont il faut s’enchanter soi-même. Ces incertitudes de Socrate touchant la vie future étaient en contradiction formelle avec la croyance populaire, et ces paroles prudentes s’accordaient avec sa philosophie de l’intérêt. Il espérait, sans donner la démonstration. de ses espérances : sage distinction entre la foi et la raison. Mais, en voyant tous ces doutes, on comprend que le grand adversaire des sophistes ait, comme eux, préparé les voies an scepticisme.

Il avait beau, en effet, lorsqu’il parlait de la souveraine puissance, dire tantôt Dieu, les dieux, la Divinité, même admettre sincèrement des dieux inférieurs, des génies, l’instinct populaire ne s’y trompait pas : dans un pareil système, il n’y avait point de place pour la théologie vulgaire, pour ces faiblesses, ces combats et ces vices des maîtres de l’Olympe, qui légitimaient les faiblesses et les vices de leurs adorateurs.

Que pensait-on aussi de ces paroles : Ce qu’on entend habituellement par la sainteté n’est qu’un trafic entre l’homme et Dieu, et Dieu seul n’y gagne rien. Dis-moi, Euthyphron, de quelle utilité sont aux dieux nos offrandes et nos prières ? Les bienfaits que nous recevons d’eux sont manifestes; tous nos biens viennent de leur libéralité. Mais à quoi peut leur servir ce que nous leur offrons[64]. Et encore : Comment les dieux auraient-ils plus d’égard à nos offrandes qu’à notre âme ? S’il en était ainsi, les plus coupables pourraient se les rendre propices. Mais non, il n’y a de vraiment justes que ceux qui, en paroles et en actions, s’acquittent de ce qu’ils doivent aux dieux et aux hommes. C’était la négation du culte national[65]. On avait donc raison de l’accuser d’attaques contre le polythéisme[66] ; mais était-ce là un crime ? Pour nous, assurément non ; pour ses contemporains, oui ; car ne pas avoir la foi de tout le monde équivaut toujours, pour les croyants, à n’en avoir aucune.

Un autre chef d’accusation fut le plus puissant sur l’esprit des juges : Socrate, comme tous les philosophes de ce temps, n’aimait point la démocratie. On imputait à ses leçons l’immoralité et les crimes de quelques-uns de ses disciples, de ce Critias le plus cruel des Trente tyrans, qui soutenait que la religion était une invention des législateurs pour la police des cités, de Charmide, un de ses collègues dans le sinistre comité, de Théramène, un autre des Trente, d’Alcibiade, qui fut deux fois traître à sa patrie. On lui reprochait d’avoir dit souvent que c’était folie qu’une fève décidât du choix des chefs de la république, tandis qu’on ne tirait au sort ni un pilote ni un architecte. — Les rois et les chefs, disait-il encore, ne sont pas ceux qui portent le sceptre, que le sort ou l’élection de la multitude ; que la violence ou la fraude ont favorisés, mais ceux qui sont habiles aux choses du gouvernement[67]. Il répétait, ou on lui prête, une autre parole, belle aussi au sens philosophique, mais qui blessait dans une ville où le patriotisme était surexcité par une lutte atroce : Je ne suis pas d’Athènes, je suis du monde[68] ; et il enseignait à ses disciples que la grande affaire pour chacun était le perfectionnement moral de l’individu, non la préoccupation des intérêts publics. Les ports, les arsenaux, les fortifications, les tributs, lui fait dire Platon dans le Gorgias, tout cela n’est que frivolités. Ce délaissement de l’activité sociale était l’abandon des idées qui, durant des siècles, avaient fait la vie de la cité et qu’on retrouve dans les viriles paroles de celui qui fut le dernier Athénien. Pour Démosthène, déserter le poste marqué par les aïeux est un crime qui mérite la note d’infamie[69].

Quoique Socrate eût, en deux circonstances, désobéi aux Trente, il avait probablement été mis au nombre des Trois-Mille : autre grief aux yeux de ceux qui avaient renversé la tyrannie. On se souvenait de l’affaire des hermès, où les sacrilèges envers les dieux avaient paru être aussi des conspirateurs contre la démocratie, et, parmi les modernes, ses plus zélés défenseurs reconnaissent qu’il y avait dans ses paroles trop peu de ménagement et de respect pour les lois de l’État.

Le tanneur Anytos, homme influent par sa fortune, zélé partisan de la démocratie et persécuté naguère par les Trente, fut l’accusateur principal. Socrate l’avait blessé en détournant son fils de continuer l’industrie paternelle. Un mauvais poète, Mélétos, et le rhéteur Lycon aidèrent Anytos à soutenir l’affaire. Le tribunal fut celui des héliastes ; cinq cent cinquante-neuf membres étaient présents. Lysias, le plus grand orateur du temps, offrit à Socrate un plaidoyer ; il n’en voulut pas et se défendit lui-même, avec la hauteur d’un homme qui n’avait nulle envie de marchander sa vie, ni de disputer aux accusateurs et aux infirmités ses soixante-dix ans. A l’accusation de ne pas croire aux dieux que révère la république et d’introduire des divinités nouvelles, le sage répondit qu’il n’avait jamais cessé de révérer les dieux de la patrie et de leur offrir des sacrifices dans sa maison et sur les autels publics ; qu’on l’avait entendu maintes fois conseiller à ses amis d’aller consulter les oracles ou d’interroger les augures. Mais quand il parla de son génie, il s’éleva dans l’assemblée des murmures tumultueux. On admettait bien la vague intervention des génies dans les affaires de ce monde : c’était de tradition. Mais on se révoltait à la pensée qu’un homme eut à son service un démon familier qui le guidât dans les actes de sa vie. Cette prétention d’être en communication permanente avec les dieux parut une impiété sacrilège et, pour une démocratie échappée d’hier à l’oligarchie, la réclamation d’un privilège si contraire à l’égalité semblait ne pouvoir venir que d’un ami de ces grands qu’on venait de précipiter. Cinquante-quatre ans après la mort de Socrate, Eschine attribuait sa condamnation à ses opinions politiques[70].

Après avoir confessé avec complaisance la divinité qu’il se donnait pour guide, Socrate ajouta : Je vais vous déplaire bien davantage, en vous rappelant que la Pythie m’a proclamé le plus juste et le plus sage des hommes. Et, comme pour augmenter à plaisir l’irritation, en faisant l’éloge d’un Spartiate, il ajouta qu’Apollon avait placé Lycurgue bien plus haut encore. Quant au second chef, ses moeurs répondaient d’avance, et il somma les pères de ceux qu’il avait, disait-on, corrompus de venir déposer contre lui. Il passa légèrement sur tout ce qui regardait la politique, et termina par le serment de désobéir, si on le renvoyait absous à la condition de répudier la mission qu’il avait reçue au grand profit d’Athènes : celle de chercher pour lui-même et pour les autres la sagesse. Il faut, dit-il, obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes[71], parole bien grave qui autorise toutes les révoltes et rompt le lien social, lequel est fait de l’obéissance aux lois de la communauté. Qui, en effet, après ce grand exemple, ne serait pas tenté de se mettre au-dessus de tout droit, en vertu de révélations intérieures? Évidemment Socrate trouvait, comme le dit Xénophon, qu’en finissant ainsi, il mourait à propos. Deux cent quatre-vingt-une voix contre deux cent soixante-dix-huit le déclarèrent coupable. Que deux voit se fussent déplacées, et il était acquitté. Mais il n’avait pas convenu à celui qui avait élevé si haut la dignité morale de l’homme de s’abaisser aux moyens employés par les accusés ordinaires pour gagner leurs juges. Il voulait que sa mort frît la sanction de sa vie; et dans sa défense, c’était moins à ses juges qu’à la postérité qu’il avait parlé.

Il restait à statuer sur la peine ; Mélétos proposa la mort ; Socrate dit : Athéniens, pour m’être consacré tout entier au service de ma patrie, en travaillant sans relâche à rendre mes concitoyens vertueux, pour avoir négligé, dans cette vue, affaires domestiques, emplois, dignités, je me condamne à être nourri le reste de mes jours dans le Prytanée, aux dépens de la république[72]. Quatre-vingts juges, que tant de fierté blessa, se réunirent aux deux cent quatre-vingt-un et votèrent la mort.

Ses dernières paroles aux juges, d’après l’Apologie de Platon, montrent une sérénité que Caton d’Utique, avant de se tuer, cherchera pour lui-même dans le Phédon : De deux choses l’une, dit-il, ou la mort est l’entier anéantissement, ou c’est le passage de l’âme dans un autre lieu. Si tout, se détruit, la mort sera une nuit sans rêve et sans conscience de nous-même ; nuit éternelle et heureuse. Si elle est un changement de séjour, quel bonheur d’y rencontrer ceux qu’on a connus et de s’entretenir avec les sages. Mais il est temps de nous quitter, moi pour mourir, vous pour vivre[73]. A qui de nous est réservé le meilleur sort : c’est un secret pour tous, excepté pour le Dieu.

Il demeura trente jours en prison, sous la garde des Onze[74], en attendant le retour de la théorie envoyée à Délos ; car, pendant la durée de ce pèlerinage, les lois défendaient de faire mourir personne. Il passa ce temps à mettre en vers des fables d’Esope, et surtout à s’entretenir avec ses amis des plus hautes pensées philosophiques, de l’immortalité de l’âme, de la vie future, meilleure que celle-ci. La veille du jour où le vaisseau sacré revint à Athènes, Criton, l’un de ses disciples, lui offrit les moyens de s’enfuir en Thessalie. Il les refusa, évoquant devant lui les lois de la patrie et l’obligation morale, imposée à tout citoyen légalement condamné, de se soumettre au châtiment prononcé par les juges. Enfin le dernier jour arriva. Socrate le consacra tout entier à l’entretien que Platon nous a conservé dans le Phédon. Au coucher du soleil on lui apporta la ciguë[75] ; il la but, ferme et serein, au milieu de ses amis éplorés ; le geôlier lui-même versait des larmes. Quand le froid de la mort eut envahi les jambes et commença à gagner les parties supérieures du corps, Socrate dit, avec ce demi-sourire qui trahit le scepticisme sans montrer le dédain[76] : Criton, nous devons un coq à Asklépios ; n’oublie pas d’acquitter cette dette. Il voulait dire que cette mort le délivrait des maux de la vie et qu’il en fallait remercier le dieu guérisseur. Quelques instants après un léger mouvement du corps annonça que l’âme venait de le quitter (mai ou juin 399).

Les disciples de Socrate, effrayés du coup dont l’intolérance religieuse venait de frapper leur maître, s’enfuirent à Mégare et en d’autres villes. Ils y portaient ses doctrines qui rayonnèrent sur toutes les contrées où la race grecque habitait, et qui remuèrent, au témoignage d’un d’entre eus, jusqu’à la lourde intelligence des Béotiens. Variées comme l’homme lui-même, dont l’étude est leur commun point de départ, ces doctrines donnèrent naissance à de nombreux systèmes. Toutes les écoles, tout le mouvement philosophique du monde, viennent de Socrate ; c’est le condamné du tanneur Anytos qui a fondé le second empire d’Athènes, celui de la pensée.

 

 

 



[1] Xénophon, si peu favorable à la démocratie, dit que le principal appui des Trente, jusqu’au dernier jour de leur abominable tyrannie, fut la masse des chevaliers, c’est-à-dire des plus riches citoyens d’Athènes, ceux qui s’appelaient entre eux xαλοxάγαθοί, les honnêtes et les bons.

[2] On l’avait surnommé Théramène le Cothurne, parce que le cothurne était une chaussure qui se pouvait mettre indifféremment au pied gauche comme au pied droit.

[3] Xénophon, Hellén., II, 3.

[4] Dans son Discours contre Agoratos, § 44 et suiv., Lysias a fait le tableau de cette tyrannie des Trente.

[5] Xénophon, Hellén., II, 4, 2.

[6] Un Athénien, réfugié dans cette ville, Gélarchos, envoya 5 talents à Thrasybule (Démosthène, Contre Leptine, 146).

[7] Démosthène, Contre Timocrate, 155. En mémoire de l’assistance que Thèbes lui avait prêtée, Thrasybule consacra dans l’Héracléion de la cité béotienne un groupe d’Athéna et d’Hercule, les divinités poliades des deux villes, et, pour honorer les cent premiers de ses compagnons d’armes, on leur donna 1000 drachmes, afin qu’ils pussent remercier les dieux par des sacrifices. Chacun d’eux, à titre de libérateur de la patrie, reçut en outre une couronne d’olivier. Rome aussi donnera une couronne de chêne à ceux qui auront sauvé des citoyens : ob cives servatos.

[8] Eschine, Contre Ctésiphon, 190 ; Plougoulm, Œuvres politiques de Démosthène, p. 82.

[9] Démosthène (Contre Timocrate, 27) parle de l’institution de mille un Nomothètes pour l’examen d’une proposition de loi. Andocide (Des Myster., § 84) en mentionne cinq cents.

[10] Et pour la première fois avec le nouvel alphabet comprenant vingt-quatre lettres, au lieu de l’ancien, qui n’en avait que seize ou dix-huit.

[11] Pour stimuler le zèle des citoyens à se rendre aux assemblées, l’indemnité de présence fut rétablie vers 398, et afin de maintenir la pureté du sang athénien, on remit en vigueur la loi qui excluait du droit de cité ceux qui n’étaient pas lies d’une mère et d’un père athéniens, en respectant toutefois les droits acquis avant 403.

[12] Quelques auteurs placent ce décret après la chute des Quatre Cents.

[13] Pindare, Olymp., II, 56 ; Eschyle, Euménides, 269-274.

[14] Plutarque, De la vie selon les préceptes d’Épicure, 27, édit. Didot, t. IV, p. 1351. Cf. Maury, Religions de la Grèce, t. I, p. 583-4, et Ed. Zeller, La philosophie des Grecs, t. I, p. 62, 437 ; t. II, 460 sq., 247 sq. ; t. III, p. 55. L’empereur Julien croira encore fermement, au quatrième siècle de notre ère, que l’âme des justes va habiter le soleil ou les étoiles.

[15] Ainsi, au témoignage d’Isocrate (Contre Callimaque), furent volés au Parthénon le gorgoncion et plusieurs bas-reliefs du casque, du bouclier et de la chaussure de Minerve. Démosthène (Contre Timocrate, 921) rappelle le vol des ailes d’or de la Victoire, et Pausanias (I, 25, 7 et 29, 16) parle du grand vol de Lacharès, qui, au temps de Démétrios, fils d’Antigone, prit les boucliers d’or de l’architrave et tout l’or qui pouvait encore être enlevé de la statue de Minerve. On sait ce qui est raconté, à tort ou à raison, de Denys l’Ancien, pillant le temple de Proserpine et volant à Esculape sa barbe d’or, à Jupiter son manteau d’or, trop chaud pour l’été, trop froid pour l’hiver.

[16] Des airs et des eaux, 22.

[17] Diogène Laërte, III, 10.

[18] Dans les Grenouilles, 52, Aristophane fait dire à Dionysos qu’il lisait, è bord de son navire, une Andromède, sujet qui avait été traité par plusieurs poètes tragiques dont les pièces sont perdues. Lorsque Protagoras, un contemporain de Périclès, fut banni d’Athènes comme athée, on força tous ceux qui avaient acheté ses ouvrages de les livrer, et ils furent brûlés (Diogène Laërte, IX, 52 ; Cicéron, de Natura Deor.,1, 23). Une erreur de Bœckh, le grand érudit, sur le prix des livres à Athènes, à propos de l’œuvre d’Anaxagore qu’on aurait pu, dit-il, se procurer pour une drachme, a trompé beaucoup de monde, même Curtius. Les livres au contraire, étaient très chers. Platon paya 100 mines trois traités de Philolaos ; et Aristote, 3 talents quelques livres de Speusippe. Diogène Laërte, III, 9, et IV, 5.

[19] Diogène Laërte, VIII, 78. Les premières comédies d’Épicharme, représentées à Syracuse peut-être avant les guerres Médiques, précédent de beaucoup celles d’Aristophane. La guerre contre la religion officielle avait donc commencé de bonne heure.

[20] Dans le discours Contre Nééra,122, attribué longtemps à Démosthène, mais qui est d’Apollodore. Voyez R. Dareste, les Plaidoyers civils de Démosthène, t. II, p. 510. Les mœurs d’un autre grand orateur, Hypéridès, étaient encore moins sévères que celles dont les paroles de Démosthène ou d’Apollodore seraient la justification. Voyez J. Girard, Hypéridès, p. 102 et suiv.

[21] Une des premières mesures des Trente fut d’interdire l’enseignement de la rhétorique (Xénophon, Mémor., I, 2). Pindare s’était déjà plaint qu’il s’élevait de son temps une odieuse éloquence, armée de flatteuses paroles, mais aussi de ruses et faisant violence à la vérité, tandis qu’elle jette sur des noms obscurs une gloire corrompue (Néméenne, VIII). Ces rhéteurs sont, en effet, de tous les temps, mais aucune époque ne fut plus favorable à leur multiplication que celle où Cléon put succéder à Périclès.

[22] Ce peuple qui adorait le dieu de la fraude, Hermès, et qui, au premier rang de ses héros, mettait le rusé roi d’Ithaque, celui que Minerve célébrait pour son habileté à tromper, devait avoir une faiblesse complaisante pour les sophistes que Platon, dans le Phèdre, appelle des artistes en discours, et laisser prendre à ses avocats de singulières habitudes. Les plaideurs athéniens, dit un savant légiste, recouraient sans scrupule au faux témoignage et créaient des preuves pour appuyer les faits, après avoir imaginé des faits pour justifier leur cause. Démosthène et tous ses confrères mentaient avec une aisance admirable. Ainsi s’expliquent les énormes contradictions des deux discours sur la Couronne, des discours prononcés pour Phormion contre Apollodore et pour Apollodore contre Phormion, du plaidoyer contre Conon, où celui-ci est dépeint comme le dernier des hommes, et du plaidoyer contre Léptine, où Conon est exalté (Arthur Desjardins, de l’Institut, Le Jury et les avocats).

[23] Leur nom ne fut pas d’abord pris en mauvaise part. Hérodote le donne à Solon (I, 29) ; à Pythagore (IV, 95), et Eschine à Socrate (Contre Timarchos, 34). Notons que les sophistes les plus renommés étaient étrangers à l’Attique : Protagoras était d’Abdère, Gorgias, de Sicile, Prodicos, de Céos, Diagoras, de Mélos. Mais tous accoururent dans la ville qui était la plus complète expression de la démocratie. M. Egger (S’il y a eu chez les Athéniens de véritables avocats) a compté que sur cent dix plaidoyers que nous possédons dans les œuvres des orateurs attiques, il n’y en a pas dix que l’auteur ait prononcés.

[24] Les Réfutations des sophistes, I, 6.

[25] Sur la fausse dialectique des sophistes, voyez l’Euthydème de Platon.

[26] Sur la liberté des Rhodiens, ad fin.

[27] Dans l’Euthydème ou le Disputeur.

[28] J. Denis, Histoire des théories et des idées morales dans l’antiquité, t. I, p. 42, 43. Cf. Édouard Zeller, la Philosophie des Grecs, t. II, p. 526, trad. Boutroux.

[29] Les Nuées furent jouées, en 424-5 ; elles n’eurent donc pas d’influence sur la condamnation de Socrate en 599. Mais, bien que Platon, dans son Banquet, fasse asseoir le poète à côté du philosophe, Aristophane garda sa rancune, témoin les vers 1491-1499 de la pièce des Grenouilles, jouée en 495. Socrate était toujours pour lui un diseur de niaises subtilités ; et en parlant ainsi il a dû exprimer I’opinion d’un certain nombre de ses auditeurs qui se retrouveront parmi les juges de l’année 399. Quant à la violente attaque d’Aristophane contre les sophistes, elle était à la fois légitime et injuste. On verra que le procès de la sophistique a été, pour une part, révisé, et qu’il méritait de l’être.

[30] Voyez, dans les Oiseaux, 467 et suiv., la parodie de la théogonie orphique.

[31] Xénophon, Mém., IV, 4, 14. Ce sophiste était Hippias, qui avait pris pour critérium de la vérité morde ce qui est admis par tous les peuples, ou ce que, vingt-deux siècles plus tard, Lamennais appellera ta raison universelle du genre humain.

[32] On a dit qu’il sauva Xénophon à Délion (424) ; c’est une erreur, Xénophon ne devait avoir alors que sept ans.

[33] Contre Aristogiton, I, 55. Sur l’authenticité de ce discours, voyez H. Veil, Revue de philosophie, 1882, p. 1-21.

[34] Rabelais aussi avait dit, V, 22 : Socrate, lequel premier avait, des cieux en terre, tiré la philosophie et, d’oisive et curieuse, l’avait rendue utile et profitable.

[35] Ces sentiments se trouvent dans l’Économique au chapitre 7 ; mais ce traité où l’auteur fait parler Socrate parait à quelques savants ne pas être de Xénophon.

[36] Xénophon, Mém., III, 11. Socrate parle souvent de l’amitié et d’Éros, mais le véritable amour, déclare-t-il, est celui où l’on cherche d’une manière désintéressée le plus grand bien de la personne aimée, et non celui où un égoïsme sans scrupules poursuit des fins et emploie des moyens qui inspirent aux deus amis du mépris l’un pour l’autre (É. Zeller, la Philosophie des Grecs, II, p, 153).

[37] Anaxagore avait déjà renoncé à tout devoir social.

[38] Voyez, au Banquet de Platon, le discours d’Alcibiade.

[39] Exagération légendaire qui sert à marquer que souvent il restait plongé dans ses réflexions jusqu à en oublier le monde extérieur.

[40] Au Théétèle.

[41] Cette pensée, par exemple, qu’il lui prête (Mém., I, 3) : Toute la prudence humaine lui paraissait méprisable comparée à l’inspiration divine, est d’un mystique et ne pouvait être celle du dialecticien qui passa sa vie ü faire l’éducation de l’esprit par le bon sens. Platon, dans l’Apologie, ne fait jamais déclarer par Socrate qu’il croit à la religion établie.

[42] Il est possible que Xanthippe ait été calomniée. Socrate s’était marié non par amour, mais pour accomplir le devoir social imposé à tout citoyen d’Athènes, celui d’avoir des enfants légitimes. Sa femme, chargée des soins du ménage, désirait, comme toutes les avères de famille, voir l’aisance entrer dans la maison, au moins pour ses enfants, et Socrate voulut toujours rester pauvre. Cette misère volontaire, cette vie en apparence inoccupée, n’étaient pas pour adoucir un caractère naturellement difficile. Socrate a été un des hommes qui ont le plus honoré l’humanité, mais il n’a certainement pas été un bon mari, au sens que nous donnons à ce mot, ni même, à certains égards, comme on le comprenait à Athènes, où la loi et la coutume imposaient à tout citoyen l’obligation de travailler. Lui-même reconnaissait la justice de cette loi, puisqu’il recommande le travail manuel (Xénophon, Banquet, II, 7) ; mais il n’y obéit pas. II est d’autres reproches qu’on pourrait lui adresser, et qui montreraient combien il était nu étranger dans Athènes, un nouveau venu dans le monde grec. Mais j’aime mieux laisser ce soin à Éd. Zelter, op. cit., t. III, p. 75-76.

[43] La doctrine socratique aboutissait à cette proposition : la vertu, c’est la science ; doctrine au fond très aristocratique, puisque la science n’est le partage que du petit nombre, et par conséquent en formelle opposition avec les principes de la constitution athénienne. Si jamais Socrate ne viola ni ne conseilla de violer la toi, il en attaqua sans cesse l’esprit. Même on a cru pouvoir dire qu’ils irritait de l’égalité entre les citoyens, de la douceur des rapports entre le père et le fils, le mari et la femme, les Athéniens et les étrangers, les maîtres et les esclaves, toutes choses qui ont valu notre sympathie à la législation de Solon et, à Athènes, le caractère particulier de son histoire. Cf. J. Denis, Histoire des théories et des idées morales dans l’antiquité, p. 89.

[44] Il la porte si haut, qu’il lui reconnaît quelque chose de divin (Xénophon, Mém., IV, 3, 14.)

[45] Ce mouvement avait commencé depuis deux ou trois générations. Hécatée de Milet trouvait (vers 500) beaucoup de fables ridicules dans la légende et en interprétait d’autres à un point de vue rationaliste. Cerbère devenait un serpent qui habitait une caverne du cap Ténare ; Géryon, un roi d’Épire riche en troupeaux. Thucydide ne croit pas à la race des héros distincte de celle des hommes qu’9érodote admettait encore, et s’efforce de ramener les faits de l’âme mythique à la réalité historique, en les dépouillant de tout merveilleux.

[46] Voyez, dans Aristophane, Guêpes, 1019, les devins ventriloques, et dans Démosthène, De la fausse ambassade, 300, ce qui est dit d’Eschine, de sa mère et de Sabazios le bruyant joueur de flûte, dont le culte nocturne facilitait la licence des mœurs.

[47] Le mysticisme est lui-même une première, insurrection du sentiment religieux qui conduira la foule à de nouveaux dieux et les philosophes a de nouveaux systèmes; car, bien à son insu, il est le précurseur du rationalisme. Sur l’introduction eu Grèce des cultes étrangers et sur l’Orphisme, voyez Maury, t. III, p. 191-337 ; J. Girard, le Sentiment religieux en Grèce, p. 207-247, et sur l’organisation des sociétés appelées έρxνοι et θίασοι, le mémoire de M. Foucart relatif aux Associations religieuses Chez les Grecs. Il arrive aux mêmes conclusions touchant la fatale influence de ces pieuses débauches. Cette invasion de superstitions souvent honteuses fut un mal endémique dans la Grèce et dans l’Empire romain. M. Foucart dit à ce sujet : Les esprits faibles, les superstitieux, les gens animés de passions mauvaises trouvaient bien plus d’attraits dans les cérémonies désordonnées des thiases que dans le culte réglé de l’État (ibid., p. 186). Pour la seule île de Rhodes et ses colonies, M. Wescher (Recherches épigraphiques, p.12 et 13) a pu dresser une liste de 19 congrégations religieuses ayant des sanctuaires particuliers pour leurs cérémonies. De sorte qu’il y avait en Grèce quatre cultes différents : au foyer domestique, aux temples publics, aux mystères et aux chapelles des confréries. Voyez aussi la curieuse inscription de Laurion dans l’Epigraphie grecque de S. Reinach.

[48] Caillemer, Le droit de société à Athènes, p. 11. Il en fut de même pour toute la Grèce.

[49] Ce principe d’égalité, sans distinction d’origine et de condition sociale, fera son chemin dans les esprits, quand, sous la protection de la loi d’Athènes, devenue la loi de Rome, les collegia se répandront dans toutes les provinces de l’Empire. Les communautés chrétiennes devront même à ce vieux droit leur première existence légale.

[50] Démosthène ou l’auteur du discours Contre Aristogilon, 79, parle d’une femme de Lemnos mise à mort avec toute sa race, pour crime de magie. Aristophane (Nuées, 740) connaît déjà les magiciennes de Thessalie, qui savaient enchanter la lune et qui furent si fameuses chez les Romains. Cf. L’Ane d’or d’Apulée.

[51] Voyez le décret de Diopithés.

[52] Avant eux, Eschyle avait été accusé d’impiété (Aristote, Éthique à Niconaque, III, 3). Aristote lui-même sera incriminé sur ce chef. La passion religieuse est si implacable, que, chez le peuple le plus doux de la Grèce, on vit des citoyens condamnés à mort pour avoir arraché un arbrisseau dans un bois sacré ou tué un oiseau consacré à Esculape. Un enfant qui avait ramassé une feuille d’or tombée de la couronne de Diane fut mis à mort, si l’on en croit Élien (Hist. var., V. 11, 17).

[53] Xénophon, Apologie, init., et Mémoires, I, 1.

[54] Xénophon, Apologie, init.

[55] Platon, Apologie, 31. Il disait, ou Platon lui fait dire dans le Phèdre, 20 : μαντιxόν γέ τι xαί ή ψοχή, il y a dans l’âme une vertu prophétique.

[56] Jusqu’où allait la pensée de Socrate au sujet du démon ? Quelques-uns ont fait de lui un fou, d’autres un halluciné ou un somnambule. Je persiste à croire que la vérité est dans ce que l’on vient de lire au reste et qui y était écrit il y a quarante ans. Ce n’est du reste que ce que disent un des interlocuteurs du traité de Plutarque sur le Génie de Socrate et Marc Aurèle, dans ses Pensées, V, 27. A chacun de nous Zeus a donné, pour le conduire, un démon, parcelle de sa divinité, qui n’est autre chose que l’intelligence et la raison.

[57] Ainsi Empédocle, pour expliquer l’existence du mal sur la terre, avait remplacé l’Envie divine, l’ancienne et redoutable Némésis, par l’action des mauvais démons.

[58] Barthélemy Saint-Hilaire, Morale d’Aristote, t. I, p. 51..

[59] Platon, dans le Philèbe.

[60] Xénophon, Banquet, IV, 3. Platon aussi répète fréquemment, dans la République et dans les Lois, qu’il faut laisser aux dieux le soin de régler par leurs oracles tout ce qui concerne le culte. Dans l’Epinomis, ce grand révolutionnaire écrit encore que le législateur ne doit pas changer les sacrifices établis par la tradition, attendu qu’il ne sait rien de ces choses, aucun mortel n’étant capable de les connaître. C’est Apollon, dit-il ailleurs, qui a établi le culte rendu aux dieux, aux démons et aux héros. Assis sur l’Omphalos, au centre de la terre, il est, pour les hommes, l’interprète de toutes ces questions. Ce qui ne l’empêchait pas d’écrire au IVe livre des Lois : Les cérémonies religieuses n’ont de vertu qu’autant que le participant a la conscience pure.

[61] Platon, Phèdre, init.

[62] Voyez, plus loin, ses dernières paroles à ses juges.

[63] Je suis avec intention la traduction de Cousin, p. 198, 206, 314.

[64] Ces paroles sont dans l’Euthyphron (ch. 18) de Platon. Si Socrate ne les a pas textuellement prononcées, elles étaient d’accord avec le fond de sa doctrine et dans la pensée de son école. L’autre citation est tirée du Second Alcibiade.

[65] Un peu plus tard, Bion, le Borysthénite, ne comprenant plus la grande loi morale de la solidarité des générations, qui était la foi des anciens, dira que les dieux en frappant les enfants des coupables sont plus ridicules qu’un médecin soignant un fils ou un petit-fils pour la maladie d’un père ou d’un aïeul (Stobée, fr. de Bion).

[66] Xénophon, Mémoires, I, 1.

[67] Xénophon, Mémoires, III, 9, 10.

[68] Cicéron, Tusculanes, v, 37.

[69] Dict. sur la liberté des Rhodiens, ad. fin.

[70] Contre Timocratès, 173.

[71] Platon, Apologie.

[72] Dans tous les procès où la loi ne déterminait pas elle-même la peine, l’accusateur en proposait une, et le condamné avait le droit d’en indiquer une autre. Socrate demanda d’abord à être nourri au Prytanée, puis, ce qui était moins fier, à être frappé d’une amende d’une mine, que, malgré sa pauvreté, il pourrait payer, ou de 30 mines, que ses amis offraient de payer pour lui (Platon, Apologie, 26 et 28).

[73] Platon, Apologie, ad. fin. Suivant la coutume, le procès n’avait duré qu’un jour.

[74] Dix magistrats, un par tribu, désignés par le sort et le greffier formaient le collège des onze, chargé de la garde des prisonniers.

[75] C’était un usage de ne pas exécuter les condamnés durant le jour ; cette coutume répondait à un sentiment très grec que Lamartine a exprimé en ces beaux vers :

Mais la loi défendait qu’on leur ôtât la vie

Tant que le doux soleil éclairait l’Ionie ;

De peur que ses rayons, aux vivants destinés,

Par des yeux sans regards ne fussent profanés.

Nous avons dit plusieurs fois déjà que les dieux ne pouvaient voir un mort.

[76] Victor Cousin, Ier vol. de la trad. de Platon, p. 179. Socrate est un martyr volontaire de la liberté de penser et de la morale universelle. Il se produisit bientôt une réaction à Athènes : le sophiste Polycratès ayant justifié la condamnation de Socrate, l’écrit fit scandale. Cf. Diogène Laërte, II, 38 ; Suidas, s. v. Πολυxράτης.