HISTOIRE DES GRECS

QUATRIÈME PÉRIODE — SUPRÉMATIE D’ATHÈNES (479-434) - GRANDEUR DES LETTRES ET DES ARTS.

Chapitre XIX — L’empire athénien avant la guerre du Péloponnèse.

 

 

I. Périclès

Périclès naquit en 494, quatre années avant le premier choc de la Grèce et de l’Asie. Sa mère était nièce de Clisthénès, le chef du peuple après l’exil des Pisistratides, et il avait pour père Xanthippe, le vainqueur de Mycale. Il était beau de corps, et la nature, comme pour montrer sa vaste intelligence, avait donné à sa tête une ampleur démesurée, d’où vint que les artistes eurent toujours soin de le représenter couvert d’un casque[1]. Mais quelles qu’aient été ses qualités naturelles, il fut, plus qu’aucun des grands hommes de l’histoire, l’ouvrage de son éducation.

Il aborda dès sa jeunesse les plus hautes connaissances où se fût encore exercé l’esprit humain, et il les reçut de la bouche des plus beaux génies qui, alors, accouraient à Athènes comme dans leur commune patrie. Zénon d’Élée lui fit part des doctrines sévères de son école et de sa puissante dialectique. Le musicien Damon passait pour lui enseigner la musique[2], mais on soupçonnait qu’il lui apprenait l’art de gouverner les hommes, surtout l’art de se gouverner soi-même, en mettant dans son âme une parfaite harmonie. C’est ce Damon qui disait, suivant Platon, qu’on ne pouvait toucher aux règles de la musique sans ébranler les luis fondamentales de l’État. Attaqué par les poètes comiques, il fut, comme partisan de la tyrannie, banni par l’ostracisme. Périclès eut encore un troisième conseiller dans Anaxagore de Clazomène, surnommé l’Esprit, soit à cause de son habileté à pénétrer les choses abstraites, soit parce que, le premier, il exprima clairement la notion d’une intelligence répandue dans l’univers[3]. Le philosophe qui avait cherché par-delà le monde physique le principe de l’harmonie du Cosmos, aimait dans Périclès cette élévation de pensée, cette dignité de caractère qu’on retrouve dans son éloquence et dans sa conduite. Les contemporains furent si frappés de cette magnifique intelligence qu’ils donnèrent à Périclès le surnom d’Olympien ; et Thucydide, même Platon, ses adversaires politiques, sont prêts à parler de lui comme le peuple d’Athènes.

Il n’agissait point par mouvements soudains, mais avec calme et sérénité. La prudence, dans sa plus haute acception, dirigeait sa conduite. Tout pour lui était sujet de réflexion. Jamais, dit Plutarque, il ne monta à la tribune sans prier les dieux de ne laisser échapper de sa bouche une parole qui ne fût utile à la question qu’il allait traiter. Il avait étudié la physique et la philosophie, il médita aussi sur le gouvernement, surtout il étudia les Athéniens. Nul ne connut ce peuple plus à fond ; nul ne vit mieux ses faiblesses, non pour en tirer profit, niais pour les combattre. Le premier, il comprit qu’il n’était, pour un homme politique, d’influence durable clans une telle ville qu’à la condition d’une grande réserve; et, ce qui est plus difficile encore, il agit en conséquence. Il sut qu’on lui trouvait quelque ressemblance avec Pisistrate dans les traits et dans le langage; il se garda bien de braver les puériles alarmes qui déjà s’éveillaient. Il attendit, se tint longtemps à l’écart et ne se produisit qu’avec, lenteur ; seulement, à l’armée, il montrait le plus brillant courage. De noble race, il avait peu de penchant naturel pour le peuple ; mais la politique et la raison. lui conseillèrent d’étouffer ses préférences. Cimon, alors dans l’éclat de ses victoires, tenait le premier rang au milieu du parti aristocratique, et cette place n’était remplie par personne à la tête du parti populaire : il la prit. Depuis Marathon, la faction des nobles n’était qu’une minorité tracassière, une opposition stérile ; avec le peuple seul il y avait de grandes choses à faire. Périclès se donna à lui.

Dès qu’il commença à se mêler des affaires de l’État, il s’y dévoua sans réserve ; mais, pour ne point se prodiguer, il agit rarement par lui-même, le plus souvent par des agents qu’il lançait sur la place publique. On sentait sa main, on ne la voyait pas : Comme la galère salaminienne, dit Plutarque, que l’on gardait à Athènes pour les solennités, il ne paraissait en public que dans les grandes occasions. Mais alors il déployait une souveraine autorité de parole. Aristophane le représente lançant, comme Jupiter, des foudres et des éclairs qui vont bouleverser la Grèce[4]. C’est une satire du poète. Périclès n’avait point de ces éclats d’éloquence et de passion. La persuasion, dit Eupolis, était sur ses lèvres, parce qu’il ne donnait que de sages conseils dans un langage élevé, digne des grands intérêts qu’il voulait servir. Ce qu’on a quelquefois appelé son règne fut l’empire du bon sens. L’ami d’Anaxagore pensait comme lui que la raison devait tout ordonner, πάντα διεxόσμησε νόος. Le temps n’a malheureusement rien épargné de ses discours, si ce n’est quelques mots qui étaient restés dans toutes les mémoires : Ils sont immortels, s’écriait-il un jour en parlant des guerriers morts pour la patrie, immortels comme les dieux ; car à quel signe reconnaissons-nous les dieux, dont l’essence nous échappe ? Nous ne les voyons pas ; les hommages qui les honorent, seuls les révèlent. Ainsi connaissons-nous ceux qui sont tombes pour le salut commun. Dans la discussion il avait l’adresse qui tourne les obstacles et la vigueur qui ne se laisse point dompter : Quand je l’ai terrassé et que je le tiens sous moi, disait un de ses adversaires, il s’écrie qu’il n’est point vaincu et le persuade à tous. La grâce se retrouvait aussi dans sa mâle éloquence : Notre jeunesse a péri dans le combat, disait-il un jour, l’année a perdu son printemps[5].

La réserve de Périclès en public n’était point un rôle appris et bien joué. Il apportait dans sa conduite privée la même mesure et la même dignité. Sa vie était simple, modeste, frugale ; son âme toujours égale, inaccessible à l’ivresse du succès, comme au ressentiment de l’outrage. Un de ses ennemis, homme bas et vil, s’attacha tout un jour à ses pas sur la place publique en l’injuriant, et le poursuivit encore de ses insultes quand il rentra chez lui : Périclès ne se retourna même pas ; mais, arrivé à sa demeure, il appela un esclave et lui ordonna de prendre un flambeau et de reconduire cet homme. Point de bruyants plaisirs ; il refusait toute invitation à des festins ou à des fêtes. Jamais on ne le voyait hors de sa maison, si ce n’était pour aller au conseil ou à la place publique. Afin de n’être point détourné des affaires de l’État par le soin de sa fortune particulière, et peut-être aussi pour que sa frugalité fût connue, il faisait vendre chaque année et à la fois tous les produits de ses terres ; et chaque jour il envoyait acheter au marché ce qu’il fallait pour l’entretien de sa maison, où régnait une économie sévère. Non qu’il fût d’humeur triste et farouche ; à ses loisirs, il recevait quelques amis et se reposait de ses travaux en causant d’art avec Phidias, de littérature avec Euripide et Sophocle, de philosophie avec Protagoras, Anaxagore ou Socrate. La Milésienne Aspasie, lien de cette société des plus beaux génies, jetait sur toute question les grâces d’un esprit inimitable qui, bien plus que sa beauté, charmait Socrate et avait séduit Périclès.

Cette conduite de Périclès, à la fois si réservée et si cligne, était la critique des libéralités intéressées de Cimon, comme son irréprochable intégrité ravivait, par un heureux contraste, le souvenir récent des rapines de Thémistocle. Thucydide et Plutarque lui rendent ce témoignage qu’il n’augmenta pas d’une drachme le bien qu’il avait hérité de son père.

Le peuple avait donc enfin trouvé un chef qu’il pût estimer et ne pas craindre. Aussi lui accorda-t-il une confiance sans bornes. Jamais homme n’eut dans Athènes un pareil pouvoir ; et, ce qui est à l’honneur du peuple et de son chef, jamais pouvoir ne fut acquis et conservé par des voies plus pures. Sans titre particulier, sans commandement spécial[6], et par la seule autorité de son génie et de ses vertus, Périclès fut, durant quinze années, aussi maître dans Athènes, et plus noblement, qu’Auguste dans Rome. Maintes fois il gourmanda impunément cette foule si volage, assure-t-on, et si capricieuse ; le scrutin de l’ostracisme, qui frappa son rival Thucydide, ne s’ouvrit pas pour lui. Un ancien dit bien qu’on ne pouvait tenir le peuple, non plus qu’un jeune cheval à qui l’on a ôté la bride, et qu’il prit une audace telle, qu’il ne voulut plus obéir, mais mordit un jour l’Eubée, et un autre jour s’élança sur les îles. La comparaison est plaisante ; mais c’est de l’histoire écrite avec des pamphlets. Plutarque l’a prise en effet aux poètes comiques. Il faut se bien représenter les Athéniens de ce temps non comme la plèbe ignoble de Rome, qui n’avait qu’un souci, du pain et des jeux, mais comme une aristocratie élevée par ses goûts, son élégance, sa culture intellectuelle et l’habitude du commandement, au-dessus de la condition ordinaire des autres peuples[7]. La populace, à Athènes, comprenait les esclaves, les étrangers, les métèques, cette foule de plus de cent mille âmes qui encombrait la ville et le Pirée, l’aristocratie, c’était les quinze à vingt mille citoyens qui, seuls, jugeaient et légiféraient, qui nommaient aux charges, que seuls ils remplissaient, et qui décidaient du sort de la moitié de la Grèce. Encore leur assemblée souveraine comptait-elle rarement cinq mille membres présents[8].

A ce point de vue, tout s’éclaircit et s’explique. Périclès, pour consolider une domination nécessaire, fit ce que la forée des choses produisait d’elle-même : il constitua à la tête de cet empire une classe privilégiée dont il chargea ses artistes et ses poètes d’élever chaque jour les sentiments. Traduisons donc, quand il s’agit des Athéniens de ce temps, le mot peuple par celui de noblesse ou de corps aristocratique.

Le nom de Périclès reviendra sans cesse dans ce chapitre. Cependant il ne peut être question pour lui de dictature, à moins qu’on n’entende par ce mot l’empire de la raison et de l’éloquence. Les anciennes institutions continuaient à fonctionner. Toute proposition était présentée au conseil des Cinq-cents, qui l’examinait et, s’il la jugeait bonne, la renvoyait comme projet de décret, προβούλευμα, à l’assemblée du peuple, où les prytanes la portaient. La décision appartenait donc au peuple seul, mais avant le vote, il écoutait ou regardait Périclès.

 

II. Organisation de l’empire athénien

Toute l’administration de Périclès peut être ramenée à deux ordres de faits :

1° Consolider la domination athénienne;

2° Rendre Athènes et le peuple athénien dignes de leur empire. Étudions ses efforts dans cette double voie.

Aristophane prétend qu’Athènes commandait à mille cités, chiffre évidemment exagéré. Mous n’en connaissons que 280 ; il est vrai que nous ne les connaissons pas toutes. Ces villes étaient de trois sortes : sujettes, alliées ou colonies athéniennes.

Les conquêtes de Cimon et de Périclès avaient donné à Athènes Égine et l’Eubée, les deux boulevards de l’Attique, Thasos, qui commande la côte de Thrace, Naxos, à mi-chemin de l’Asie, Éion, la clef de la Macédoine, enfin une foule de points au nord de la mer Égée et dans la Chersonèse. Les Messéniens occupaient pour elle Naupacte, qui commandait l’entrée du golfe de Corinthe. Trois conditions avaient été imposées aux sujets : démanteler leurs villes, ou au moins les fortifications des ports, livrer leurs vaisseaux de guerre, payer un tribut.

La confédération dont Aristide avait arrêté les bases s’était peu à peu changée, pour Athènes en suzeraineté, pour les alliés en dépendance. Ce changement résultait de la nature des choses : il était inévitable que la confédération se briserait ou serait remplacée par un empire athénien[9]. Du jour où ils avaient accepté l’offre de Cimon, de donner leurs vaisseaux et de l’argent au lieu de soldats, les alliés avaient laissé toutes les forces de la ligue se concentrer dans Athènes, toute l’habileté, tout l’orgueil militaire devenir le seul partage des Athéniens. Pendant qu’ils labouraient et trafiquaient, Athènes portait sur tous les rivages son pavillon victorieux;. En vain eussent-ils voulu rompre une alliance qui, pour le moment, paraissait sans but, Athènes avait le droit de leur rappeler l’honorable fondement de son empire, et le serment des confédérés, et les sacrifices, et les boules de fer, rougies au feu, solennellement jetées à la nier en signe que l’alliance devait être perpétuelle. Elle pouvait dédaigner l’impopularité encourue en remplissant un devoir impérieux[10] ; bien plus, montrer du doigt les flottes phéniciennes piètes à sortir de leurs ports, si elle retirait ses escadres, et partout la piraterie renaissant pour peu qu’elle cessât de faire la police des mers. Ils acceptaient donc cette domination nécessaire, sous laquelle au moins leur commerce prospérait. A l’époque où nous sommes, c’était de la reconnaissance, non de la haine, qu’ils m’aient pour la glorieuse cité. Lemnos lui faisait hommage d’une statue de bronze de Minerve, la Lemnienne, le premier ouvrage sur lequel Phidias ait inscrit son nom, et, au témoignage de Pausanias et de Lucien, la plus belle de toutes ses statues de déesses. Ce fut même la ville tenant le second rang dans la confédération, Samos, qui demanda que le trésor commun déposé à Délos, 800 talents, fit transporté à Athènes pour y être hors de l’atteinte des Péloponnésiens (vers 460). La contribution en argent fut augmentée : de 460 talents, on la porta à 600[11]. Mais cette augmentation fut probablement due à l’introduction de nouveaux membres dans l’alliance. Eût-elle pesé seulement sur les anciens, qu’ils l’eussent à peine sentie; car, de 470 à 445, l’argent, bien plus abondant en Grèce, baissa certainement de valeur, et une aggravation d’un tiers dans l’impôt ne fit guère que payer la différence[12]. Aussi ne voit-on s’élever sur ce point aucune réclamations et ils n’avaient, quoi qu’on avance tous les jours, d’autre accusation à porter contre Athènes que leur inévitable dépendance. Les Mytiléniens révoltés ne disent pas autre chose, et l’orateur d’Athènes à Sparte l’affirme.

Les alliés conservaient leurs lois, leur constitution intérieure, lors nième que celle-ci était, comme à Samos, à Chios et à Lesbos, contraire au principe démocratique. Ce ne fut que durant la guerre du Péloponnèse qu’il devint de principe, à Athènes, de combattre partout l’aristocratie, que partout Lacédémone relevait. Ils gardaient aussi le droit de guerre privée : le différend entre Samos et Milet en est la preuve ; et Athènes continua si bien de les tenir pour de véritables États, que Périclès leur adressa des ambassadeurs, lorsqu’il en envoya dans le Péloponnèse et la Béotie pour le congrès panhellénique qu’il songea un instant à réunir. Athènes eut un tort, celui de laisser tomber en désuétude l’assemblée de Délos. Elle aurait dû conserver à ses alliés cette participation peu gênante pour elle-même à la discussion des intérêts de la ligue. L’idée de maîtres et de sujets, qui poussa les uns à la révolte et les autres à la violence, ne se serait pas enracinée dans les esprits. Mais, pour que les Athéniens refusassent cette domination sans contrôle, qui d’elle-même leur venait, quelle abnégation ne leur eût-il pas fallu ? Ils n’ont point été un peuple de sages ; où s’en est-il trouvé ? Périclès lui-même n’y pensa point. Dès qu’Athènes tenait les mers libres et les Perses éloignés, nul, disait-il, n’avait de comptes à lui demander[13].

La cessation de la diète de Délos entraîna une autre innovation. En formant la confédération, les alliés avaient très certainement décidé que la diète jugerait tourtes les affaires fédérales. Ce droit passa de Délos à Athènes avec la garde du trésor commun, et elle fut exercée par les héliastes. Mais cette juridiction, bornée dans l’origine à toute cause regardée comme une infraction à l’alliance, empiéta peu à peu sur la juridiction civile[14]. Cet empiétement fut favorisé par l’assentiment des petites cités, qui se trouvèrent ainsi protégées contre la violence des grandes ; et par l’idée familière aux Grecs, malgré leur égoïsme municipal, d’une justice quelquefois cherchée et rendue hors de leurs murs.

Ce recours à des juges étrangers n’était pas une coutume inconnue à la Grèce ; les Éginètes faisaient décider leurs différends à Épidaure[15]. Quand Argos songea, en 421, à former une confédération dont Sparte et Athènes seraient exclues, elle décida qu’on n’y admettrait que des villes ayant leur constitution propre et une juridiction indépendante[16]. Il y en avait donc qui manquaient de l’une ou de l’autre. Les Péloponnésiens avaient aussi un tribunal fédéral, où les Spartiates citèrent Athènes bien souvent.

Cette autorité judiciaire d’Athènes sur ses alliés s’étendit comme son autorité politique. Il ne put y avoir de sentence de mort prononcée qu’à Athènes, sans doute pour cause politique[17] ; tout différend entre citoyens de cieux villes, peut-être même tout litige dépassant une certaine somme, y fut porté[18]. De là des retards, des frais de voyage et de séjour fort préjudiciables aux alliés, mais très probablement aussi une justice plus à l’abri des passions locales. Thucydide le dit : les alliés préféraient avoir le peuple entier d’Athènes pour juge, car cette justice populaire était leur refuge et leur défense contre les excès des grands[19]. Et ailleurs : Dans leur commerce avec nous, les alliés sont habitués à la plus parfaite égalité. Nous sommes soumis aux mêmes lois d’après lesquelles ils sont jugés, et nous perdons souvent nos procès contre eux (I, 77). Cette intervention dans l’administration intérieure des cités ne deviendra une véritable gêne que durant la guerre du Péloponnèse, quand Athènes sera contrainte, pour sa propre défense et pour celle d’un empire utile à la Grèce, de frapper de nombreuses réquisitions sur ses alliés, et, ce qui était une double faute, de fermer les yeux sur les excès de quelques-uns de ses agents[20]. Accoutumés aux bienfaits qu’ils devaient à la protection des flottes athéniennes, les alliés finirent par oublier ce service, et ne sentirent plus que leur double sujétion financière et judiciaire. L’oligarchie partout étouffée attendit pour se relever une occasion favorable ; la guerre du Péloponnèse la lui fournira.

Certaines cités échappèrent à cette condition. Chios, Samos, Lesbos, peut-être aussi Potidée, qui, malgré son origine dorienne, demanda à être reçue dans l’alliance, n’étaient pas soumises à l’obligation de reconnaître, pour certains cas la juridiction des héliastes.

Gardant leurs soldats, leurs vaisseaux et leurs fortifications, sans payer tribut, et fournissant un contingent militaire, ces villes étaient, à vrai dire, les seules pour qui subsistât la primitive alliance. Mais Athènes ne pouvait, ne devait pas plus leur permettre qu’aux petites cités d’en sortir. Il était juste que toutes contribuassent aux frais d’une sécurité dont toutes profitaient[21]. Samos pourtant voulut s’en affranchir. Un différend s’était élevé entre cette ville et Milet. Il en résulta une guerre où les Milésiens eurent le dessous. Mais un parti démocratique s’était formé a Samos, qui ne cherchait que l’occasion de renverser la faction oligarchique, alors maîtresse du gouvernement : ce parti se joignit aux Milésiens pour invoquer l’appui d’Athènes. Les Samiens reçurent l’ordre de suspendre les hostilités, et de soumettre la contestation à un tribunal athénien. Sur leur refus, Périclès vint à Samos avec 40 galères, y établit une constitution démocratique, leva une contribution de 20 talents pour les frais de l’expédition, et emmena comme otages 50 jeunes garçons et 50 hommes faits, qu’il déposa à Lemnos.

Une troupe de Samiens du parti vaincu avait fui auprès de Pisuthnès, satrape de Sardes. A peine les Athéniens étaient-ils partis, que ces bannis, aidés de l’or du satrape, levèrent 700 hommes, passèrent à Samos pendant la nuit, et y renversèrent le gouvernement démocratique. Périclès avait laissé dans file une faible garnison athénienne, ils la livrèrent aux Perses; et, avant que le bruit de leur audacieux coup de main se fût répandu, ils enlevèrent leurs otages déposés à Lemnos. Byzance s’associa à ce mouvement ; ils tentèrent même d’entraîner le Péloponnèse à une guerre générale contre Athènes (440). Dans une assemblée des alliés de Sparte, la question fut vivement débattue[22]. Corinthe, fort animée elle-même en ce moment contre une de ses colonies, traita, quoique ennemie d’Athènes, la conduite des Sauriens de rébellion et de rejeter leur demande ; dans dix ans, elle plaidera la cause contraire.

Mais ses premières paroles étaient fondées en droit. Les alliés avaient formellement promis de rester étroitement unis aux Athéniens; plusieurs inscriptions nous ont conservé la formule de ces engagements.

Serment des habitants d’Érythrée : Je ne me séparerai pas du peuple d’Athènes, ni de ses alliés, et je refuserai de suivre quiconque le fera.

Serment des sénateurs de Colophon : Nous ne nous séparerons des Athéniens ni en actions ni en paroles ; et soit maudit avec tous les siens celui de nous qui manquera à cette promesse.

Serment des citoyens de Chalcis : Je ne me séparerai des Athéniens ni en paroles ni en actions ; si quelqu’un pousse à la défection, je le dénoncerai aux Athéniens[23].

Athènes avait donc pour elle la légalité, lorsqu’elle contraignait par la force les confédérés à rester dans les conditions de l’alliance.

À la nouvelle de la révolution opérée à Samos, les Athéniens nommèrent pour réprimer l’insurrection dix généraux, au nombre desquels furent Sophocle et Périclès. Us avaient sous leurs ordres 60 vaisseaux ; une partie alla surveiller la flotte phénicienne, que les grands de Samos n’hésitèrent pas à appeler ; les 44 autres battirent les 70 galères de Samos. Des secours venus d’Athènes, de Chios et de Lesbos, permirent de débarquer dans l’île et d’assiéger la capitale, tandis que Périclès allait croiser avec 60 voiles sur les côtes de la Carie, à la rencontre des Phéniciens. Si les Athéniens avaient pour chef un poète tragique, les Samiens étaient commandés par un philosophe, disciple de l’austère Parménide, Mélissos, qui, redescendu de ses spéculations abstraites à la réalité, se battit bravement : il surprit et coula une partie de la flotte athénienne, défit l’autre, et introduisit des renforts dans la ville. Périclès, aussitôt accouru, rejeta les Samiens dans leurs murs qu’il entoura d’une contrevallation, et resserra étroitement le blocus avec 200 galères. Les Samiens se défendirent neuf mois entiers, malgré la famine et les machines nouvelles dont Périclès battait leurs murailles. Cette guerre fut poussée avec tant de colère, que, de part et d’autre, les prisonniers, dit Plutarque[24], étaient marqués d’un fer chaud. Il fallut pourtant se rendre, car aucun secours n’arrivait ni de l’Asie ni du Péloponnèse. Les Samiens durent renverser leurs fortifications, livrer leurs vaisseaux, changer leur constitution et rembourser les frais du siège, plus de 1200 talents, payables en un certain nombre d’annuités (439). La soumission de Byzance suivit de près.

Cette guerre tint quelque temps la Grèce en suspens. Elle n’avait point manqué de périls, car les Perses et les Péloponnésiens n’attendaient qu’un revers sérieux des Athéniens pour agir ; et Thucydide dit (VIII, 76) que Samos fut sur le point de ravir à la cité de Cécrops l’empire de la mer. Cette île, en effet, avait toujours conservé de son ancienne prospérité une marine considérable, qui aurait pu devenir le noyau d’une ligue maritime. Si cette guerre eût été moins sérieuse, Périclès n’eût pas eu la présomptueuse légèreté de la comparer au siège de Troie, qui, disait-il, avait duré dix ans, tandis que celui de Samos n’avait duré que neuf mois.

On doit remarquer plusieurs choses encore au sujet de cette guerre. D’abord la hâte des dissidents à mêler les Perses à leur querelle, ce qui légitime l’empire d’Athènes en montrant que, sans sa fermeté à tenir ces cités réunies, leurs divisions les eussent bien vite livrées sans défense au grand roi; ensuite la fidélité des alliés, dont aucun ne broncha, preuve que cet empire n’était point si odieux; la modération d’Athènes, qui n’inflige à Samos, vaincue après une opiniâtre résistance, que les conditions imposées à Thasos et à Égine, sans vengeances particulières; enfin, son droit à punir une défection coupable, puisqu’elle n’avait fait en cette circonstance qu’appliquer le principe proclamé par Corinthe, sa rivale et naguère son ennemie, au mi-lieu du congrès des Péloponnésiens : Chaque État confédéré a le droit de contraindre les membres rebelles[25]. Isocrate prétend qu’en trois mois les harmostes lacédémoniens ont fait périr, sans jugement, plus de citoyens grecs qu’Athènes n’en a condamné pendant toute la durée de son empire[26]. Bientôt l’on verra que la Grèce n’a pu supporter dix ans la domination pesante des Spartiates, tandis que la confédération athénienne a longtemps vécu, et ce sera d’eux-mêmes que les anciens alliés d’Athènes viendront, en 377, se serrer encore une fois autour d’elle, en renouvelant le pacte fédéral.

Il est bon d’insister sur ces faits, car on a bien rarement été juste pour le peuple d’Athènes, pour cette glorieuse démocratie, quelquefois sans doute ingrate, violente et mobile, mais qui a racheté ses fautes par son enthousiasme pour tout ce qui était beau et grand, par les chefs-d’œuvre qu’elle a inspirés, par les artistes, les penseurs et les poètes qu’elle a donnés au monde. Eschyle, Sophocle et. Euripide, Phidias et Aristophane, Socrate et Platon, tous, quelques-uns malgré eux-mêmes, plaident encore pour elle devant la postérité[27].

A côté des villes sujettes et alliées, Athènes possédait de nombreuses colonies. Périclès avait compris le triple avantage des établissements coloniaux, ou clérouquies, pour diminuer dans la ville le nombre des pauvres[28] ; pour occuper au loin, dans l’intérêt du commerce et de la puissance d’Athènes, des positions importantes; pour donner enfin aux citoyens des terres d’un rapport plus certain que celles de l’Attique, exposées, depuis la défection de Mégare, aux ravages des Péloponnésiens. L’Eubée avait déjà reçu 4000 colons ; 2000 citoyens allèrent encore fonder sur les ruines d’Histiée la ville d’Orée, qui commanda la navigation des golfes Maliaque et Pagaséen ; d’autres étaient à Chalcis, la porte de l’Eubée. Ils tenaient ainsi par les deux bouts file qui devait être le grenier de l’Attique, si les blés de l’Euxin venaient à manquer ; et ils possédaient les deux tiers de son territoire. 500 furent envoyés à Naxos et 250 à Andros, les deux citadelles des Cyclades. Les terres de Scyros, une des étapes dans la traversée du Pirée à la côte de Thrace, appartenaient à des propriétaires athéniens. On sait l’importance que donnaient à la Thrace les mines d’or du mont Pangée, ses bois de construction, ses terres fertiles et ses fleuves qui pénétraient dans l’intérieur de vastes régions ; 1000 colons furent établis dans la Bisaltienne ; Agon, fils de Vicias, reprenant en 437, le projet qui avait d’abord si mal réussi d’une colonie aux Neuf-Voies, enleva aux Édoniens ce territoire et y fonda, entre deux bras du Strymon, la ville d’Amphipolis destinée par sa position à une brillante prospérité. Imbros et Lemnos, à l’entrée de l’Hellespont, étaient encore occupées par les descendants des colons de Miltiade, qui gardaient leurs droits de citoyens d’Athènes. Alors, comme aujourd’hui, on vantait les pêcheries de l’Euxin, surtout la fécondité des immenses plaines qui enferment cette mer du côté du nord. La stérile Attique tirait de là presque tous ses approvisionnements; aussi avait-elle cherché de bonne heure à y prendre pied. Avant même la guerre médique, Miltiade l’Ancien avait occupé la Chersonèse, d’oie l’on peut ouvrir ou fermer à son gré le passage de la mer Égée dans l’Euxin. Après Salamine, la première préoccupation d’Athènes fut de chasser les Perses de ce point ; Périclès y fit envoyer encore 1000 colons et, pour fermer cette presqu’île aux incursions des barbares, il releva le mur garni de forts de distance en distance, que l’ancien Miltiade avait construit sur l’isthme. On a vu qu’il avait mis aussi la main sur Byzance, après la réduction de Samos.

Il forma des établissements jusqu’au fond de l’Euxin. Sinope, colonie milésienne, était déchirée par les factions; le parti démocratique, en lutte avec le tyran Timésilaos, ne pouvait rien espérer de Milet, alors trop faible ; il appela à son secours Périclès, qui, à la tête d’une flotte nombreuse, visitait ces parages pour 5 montrer avec éclat la puissance athénienne. Périclès laissa à Sinope 13 vaisseaux, sous les ordres de Lamachos, qui chassa le tyran. Le parti vainqueur offrit en récompense à 600 Athéniens les biens de Timésilaos et des exilés. Vers la même époque, Amisos reçut sur son territoire un assez grand nombre d’Athéniens pour que, au temps de Mithridate, la population de cette ville fût regardée comme originaire de l’Attique. En face, de l’autre côté de l’Euxin, régnaient dans la Tauride les princes du Bosphore, Cimmérien, qui restèrent fidèles à l’alliance d’Athènes, même quand vinrent pour elle les jours de malheur ; ils assuraient à sort commerce d’importants privilèges, et les blés de la Tauride nourrissaient l’Attique et les îles.

Même à l’occident, Athènes envoyait des colons. Les habitants de Sybaris, cinquante-huit ans après la destruction de leur ville, avaient tenté de la relever. Les Crotoniates les dispersèrent. Ces malheureux implorèrent l’appui de Sparte, qui refusa de s’engager dans une entreprise si lointaine ; puis celui d’Athènes, où leur demande fut appuyée par Périclès. On fit appel à tous les étrangers qui voulurent prendre part à l’expédition, parmi eux se trouvèrent l’historien Hérodote et l’orateur Lysias. La ville de Thurion, qui eut l’honneur de compter ces deux noms illustres parmi ceux de ses fondateurs, n’en fut pas plus heureuse dans le commencement. Ceux qui restaient de l’ancienne population sybarite, montrèrent un orgueil et des prétentions qui blessèrent les nouveaux venus, dans la latte furieuse qui suivit, ils furent complètement exterminés. Depuis ce temps, Thurion, qui adopta les institutions de Charondas, vécut en paix au dedans et au dehors. Quelques Athéniens semblent avoir aussi pris part à la fondation de Parthénopé, sur la mer Tyrrhénienne, et une inscription de date postérieure a conservé un décret du peuple qui envoyait des colons sur le littoral italien de l’Adriatique, afin de combattre les pirates étrusques d’Hadria et de Spina[29].

Dans l’ancien système colonial des Grecs, la colonie devenait bientôt étrangère à la métropole. Il en fut encore ainsi pour quelques établissements coloniaux du cinquième siècle, tels que Thurion, Amphipolis, etc. Les clérouquies de Périclès eurent un caractère tout différent. Elles furent un acte de la puissance publique, et les pays où Athènes les établissait étaient une véritable extension du territoire de l’Attique. Les clérouques y conservaient tous leurs droits de citoyens; ils étaient inscrits, eus et leurs fils, dans leur dème d’origine, ils pouvaient sacrifier aux autels des divinités poliades[30] ; Aristophane et Platon seront fils de clérouques établis à Égine. Dans les contestations judiciaires, et au moment de la répartition des charges liturgiques, ces colons avaient une excuse légale, étant considérés comme absents pour le service de la république[31]. Aussi étaient-ils appelés : Le peuple qui est à Samos, le peuple qui est à Imbros : ό δήμος ό έν Σάμω. On leur donnait des terres conquises, sauf un dixième qui était réservé à Athéna, de sorte que le revenu du domaine sacré, et par suite le trésor gardé sur l’Acropole, s’accroissait en même temps que la puissance publique[32]. Enfin la clérouquie s’organisait comme la métropole, en se donnant une constitution calquée sur celle d’Athènes, qui envoyait dans la colonie un épimélète ou surveillant[33].

Il y a bien dans cette politique quelques rapports avec le système romain, mais plus encore de différence. Rome, puissance continentale, placée au centre de son empire à portée de ses colonies, pourra les défendre et les tenir dans sa dépendance ; Athènes ne gardera les siennes, éparses dans les îles et sur les côtes lointaines, qu’autant qu’elle restera maîtresse de la mer : de là, pour elle, la nécessité d’y commander toujours. Lorsque son empire maritime tombera, ses clérouques seront chassés ou conquis. Le système de Périclès, excellent pour étendre et soutenir la fortune maritime d’Athènes, ne pouvait empêcher ni la perte d’une bataille navale, ni la prise du Pirée. Les colonies romaines, au contraire, sauveront la domination continentale de Rome, eu couvrant leur métropole d’un bouclier impénétrable contre Pyrrhus et les Carthaginois.

La fondation de colonies nombreuses n’est d’ailleurs que la moitié du système romain; ce système se complétait par l’admission, dans une très grande proportion, des étrangers au titre de citoyens. Or Athènes ne pratiqua jamais que parcimonieusement cette politique libérale qui, de nos jours, a fait la rapide grandeur des États-Unis d’Amérique. En 444, un prince libyen, maître d’une grande partie de la basse Égypte, fit un présent de blé pour être distribué au peuple. Périclès ordonna un recensement des vrais citoyens, et fit exclure tous ceux dont le père ou la mère n’étaient pas athéniens. Près de 5000 habitants furent déchus de leur titre, et le nombre de ceux qui le gardèrent, après cette épreuve, ne s’éleva qu’à un peu plus de 14.000. Thémistocle n’eût été, à ce compte, qu’un étranger dans Athènes, car sa mère n’était pas Athénienne, et la ville qu’il avait sauvée l’eût vendu comme esclave, s’il est vrai, comme le veut un ancien récit, que Périclès ait fait appliquer aux 5000 métèques la loi rigoureuse portée contre ceux qui usurpaient le titre de citoyen. Quelle différence, si Périclès avait, comme le sénat de Rome, largement ouvert la cité aux étrangers ; si les droits politiques, au lieu de rester réservés à un petit nombre, avaient été successivement conférés à beaucoup ! Au lieu de compter quelques milliers de citoyens, Athènes en aurait eu une multitude, et l’empire, reposant sur une large base, ne se fût pas écroulé au premier choc. Selon quelques écrivains, Athènes commandait à une multitude d’hommes. Leurs chiffres sont sans doute exagérés. Mais, le fussent-ils de moitié, ce n’était pas avec une imperceptible minorité de 14.000 citoyens qu’elle pouvait contenir tant de peuples. Là est le secret de sa faiblesse, et Périclès, qui vit tant de choses, eut le tort de ne pas voir qu’Athènes devait renoncer à son empire ou à son égoïsme municipal.

Xénophon, qui vécut, il est vrai, une génération plus tard, comprit que là était le salut. Favorisons les métèques, écrivait-il, nous assurerons ainsi un de nos plus beaux revenus, puisque les métèques versent dans notre sein l’abondance, et que, loin de nous être à charge, le gouvernement retire d’eux un impôt pour leur habitation. Supprimons toutes les servitudes, aussi odieuses qu’inutiles a l’État, dont nous les avons frappés, dispensons-les encore de servir dans l’infanterie pesante. Faisons plus, recevons-les même dans le corps des cavaliers ; par là nous gagnerons leur amitié ; par là nous attirerons tous ceux qui n’auront point ailleurs le droit de cité, et dont l’affluence augmentera la richesse, la population et la puissance de notre république[34].

Voilà, en théorie, la vraie politique. Mais était-elle applicable en Grèce, comme elle le fut à Rome ? Les institutions religieuses n’y faisaient-elles point obstacle, et plus encore les idées qui régnaient sur le caractère qu’une république hellénique devait garder ? Périclès, comme Platon, comme Aristote, rie comprenait une cité qu’avec une bourgeoisie souveraine peu nombreuse, et l’on a vu que les 5000 votants étaient moins un peuple qu’une corporation gouvernant un empire.

Mais, s’ils étaient peu nombreux, quelle émulation ! L’univers les regardait ; ils réunissaient le double avantage des petits États et des grands théâtres[35].

Cet empire possédait, pour se défendre, des ressources qui semblaient lui permettre de tout braver[36]. Il n’avait point, pour sa marine, de fleuve débouchant dans la mer; le plus grand des cours d’eau de l’Attique n’était qu’un torrent, qui se traînait, au milieu des sables, jusqu’à la baie de Phalère. Mais le Pirée n’était pas loin, et il offrait un port magnifique à 300 trières, montées par une nombreuse armée de rameurs, soit esclaves et mercenaires soudoyés de toutes parts, soit métèques, même citoyens. Ajoutez à ces forces 43.000 hoplites, citoyens et métèques, qui pouvaient au premier signal entrer en campagne ; 16.000 jeunes gens ou vieillards chargés de la garde des forteresses ; 4200 cavaliers, y compris 200 archers à cheval, 4600 archers scythes et crétois à pied. Des chantiers, que Thémistocle avait commencés, permettaient de réparer promptement les avaries fréquentes dans les navires, à cause de la mauvaise qualité du bois employé. Enfin, 9700 talents étaient dans le trésor public, sans compter 500 talents représentés par les offrandes déposées dans les temples, par le butin fait sur les Mèdes et par les 40 talents d’or qui décoraient la statue de Minerve. À cette réserve importante, il fallait joindre les revenus annuels de la république.

Si l’entretien des armées, à cette époque, coûtait moins cher que dans les temps modernes, parce qu’il n’y avait pas ou qu’il y avait fort peu d’artillerie[37] et que tout citoyen était tenu de s’équiper à ses frais, il est néanmoins certain que de pareilles forces exigeaient des dépenses considérables La construction des vaisseaux, la solde des hoplites, des cavaliers et des rameurs, le traitement des juges, l’indemnité aux citoyens qui venaient aux assemblées les distributions gratuites de blé, les frais considérables pour les fêtes, surtout pour les grands travaux que Périclès exécuta, devaient aisément prendre en pleine paix, 1000 talents par année. Comment faire face à de telles dépenses que la moindre guerre augmentait?

Dans nos vieilles sociétés, la richesse acquise et transformée en biens-fonds, s’accumule et s’accroît chez les familles qui savent la garder. C’est elle que la démocratie moderne aime à atteindre par le fisc, afin de diminuer d’autant les impôts de consommation dont les pauvres, à raison de leur nombre, payent la plus forte part. Les Grecs, au contraire, peuple jeune qui arrivait à la fortune par le commerce et l’industrie, bien plus que par la propriété foncière, n’aimaient pas les contributions directes. À Athènes on répugnait, à moins de nécessité urgente, à imposer la propriété et le travail, comme cela eut lieu en 428, quand les citoyens fournirent à l’État 200 talents[38].

Les meilleurs revenus paraissaient être ceux qui provenaient des biens de l’État et des impôts indirects. On comptait, en cas de péril, sur les dons volontaires, qui bien rarement manquaient et, en temps ordinaire, sur les prestations des riches. Quant aux étrangers, métèques, habitant dans la ville et y trafiquant à l’abri de ses lois et de sa puissance, ils devaient un tribut, le metoikion, comme prix des facilités qu’Athènes donnait à leur commerce, et l’esclave une capitation pour le rachat de sa tête : c’était le maître qui la payait. En vertu de ces principes, il y avait à Athènes sept principales sources de revenus :

1° Le produit des domaines de l’État, forêts, pâturages, terres labourables, maisons, salines, eaux, mines, etc.[39] Les domaines étaient affermés à temps ou à perpétuité, afin d’épargner à l’État l’obligation de créer une année de fonctionnaires publics pour les administrer. Le prix du bail était généralement payé en argent. Les mines d’argent du Laurion s’étendaient sur une longueur de 11.000 mètres, d’un rivage à l’autre, entre Anaphlystos et Thoricos, bourg prés duquel on trouvait de fausses émeraudes. Ces mines rapportaient jusqu’à 40 talents, au temps de Thémistocle, qui fit appliquer ce revenu à la construction des vaisseaux. Durant la guerre du Péloponnèse, elles manquèrent de bras et devinrent moins productives, mais la paix y ramènera l’activité[40]. L’État vendait aux citoyens et aux étrangers admis aux droits civils, la faculté d’exploiter des portions de mines dont le prix était d’un talent environ. Outre ce prix, une fois payé, l’État percevait annuellement un vingt-quatrième du produit. Hors de l’Attique, les Athéniens avaient les mines d’or de Thasos et celles de Scapté-Hylé, en Thrace, qui rapportaient ensemble de 200 à 300 talents. L’historien Thucydide possédait une portion des mines de Scapté-Hylé, où il écrivit son histoire. Il se peut qu’une redevance ait aussi été payée à la métropole par les clérouques pour les terres qu’ils avaient reçues d’elle[41].

2° Les amendes, les frais de justice et les confiscations. Ces recettes montaient très haut, car Xénophon donne à entendre qu’elles suffisaient pour fournir le salaire des juges.

Douanes. Des taxes étaient perçues à l’emporion, où se faisait le commerce maritime en gros, et sur le marché, où l’on vendait en détail. Toute marchandise importée ou exportée par mer était, de plus, soumise à un droit d’un cinquantième ou de 2 pour 100, le πεντηxοσή, toujours perçu en argent, jamais en nature[42]. Les grains payaient à l’importation environ 10 talents de produit brut par an[43]. Les autres marchandises, bétail, salaisons, vin, huile, miel, métaux, etc., donnaient davantage. Il est probable que tout navire était taxé à 1 pour 100 de la valeur de sa cargaison pour stationner dans le port, et que les étrangers payaient autant pour vendre au marché. On ne sait rien sur le commerce de terre.

L’exportation des produits du sol et des choses nécessaires à la construction et à l’équipement des vaisseaux était interdite. Il n’y avait d’exception que pour l’huile dont la production dépassait les besoins de la consommation locale. Les sycophantes, ou accusateurs de ceux qui faisaient sortir des figues, sont devenus aussi tristement fameuse que les délateurs romains.

On peut considérer comme un produit de douane, la taxe de 10 pour 100 qu’Athènes prélevait, à la traversée du Bosphore de Thrace, sur la valeur des cargaisons venant du Pont-Euxin, afin de s’indemniser des dépenses qu’elle faisait pour la police de ces mers[44].

4° La taxe des étrangers domiciliés à Athènes (métèques). Elle était de 12 drachmes par an pour le chef de famille et de 6 pour les enfants. Une veuve de métèque payait 6 drachmes. Les affranchis étaient, en outre de cette taxe, soumis à une contribution de 3 oboles, qui était probablement la capitation imposée sur chaque esclave et payée par son maître. Un impôt particulier frappait les courtisanes. Le métèque qui ne payait pas sa contribution était vendu. Mais il ne faut pas le confondre avec l’isotèle, ou étranger assimilé aux citoyens qui, sans exercer les droits politiques, était libéré de la taxe de séjour et de l’obligation de se choisir un patron.

5° Les tributs des alliés. Ils montaient, en 438, à 600 talents, dont un soixantième, une mine par talent perçu, était attribué à Minerve, gardienne du trésor public. En 425, on les doubla et, sur les plaintes des alliés, ils furent remplacés en 413 par un vingtième que levaient des percepteurs athéniens sur les marchandises, à l’entrée et à la sortie dans tous les ports des villes alliées. Cette combinaison prêtait à beaucoup d’abus et dura peu. Dés l’année 409, il est de nouveau question de la levée des tributs[45].

6° Les contributions des citoyens. Elles étaient de deux sortes : l’impôt sur les biens, qui n’était levé que dans les cas d’urgence, et les liturgies ou prestations dues à l’État par ceux dont la fortune dépassait 3 talents. Les orphelins étaient exempts de la liturgie, non de l’impôt. Il existait quatre liturgies principales : la chorégie, ou préparation et direction des chœurs pour les fêtes et les spectacles[46] ; la gymnasiarchie ou entretien des gymnases qui fournissaient des lutteurs pour les jeux publics ; l’hestiase, ou soin des festins publics qui étaient célébrés dans certaines circonstances ; l’archithéorie, pour conduire à Délos ou à Delphes des députations solennelles.

La triérarchie, liturgie fort ancienne, consistait dans l’obligation imposée aux plus riches citoyens de subvenir aux dépenses de l’armement et de l’entretien des galères construites par l’État, qui fournissait le bâtiment, les agrès, vieux ou neufs, et la solde. Cette sorte d’impôt sur le revenu, même sur le capital, ne durait, pour chacun d’eux, qu’une année, mais revenait deux ans après. Il y avait douze cents triérarques; chacune des dix tribus en nommait cent vingt. Vers la fin de la guerre du Péloponnèse, les moins riches d’entre eux se réunissaient pour fournir à la dépense qu’un seul n’eût pu supporter. En 557, on les répartit en vingt classes subdivisées, suivant la fortune, en sections de cinq à seize membres, et chaque section fut chargée de l’entretien d’une galère, qu’un de ses membres commandait. Démosthène introduisit encore, en 540, une organisation qui empêcha cette liturgie d’être un fardeau trop pesant. Elle n’en était pas moins onéreuse : aussi ceux qui avaient à subir cette obligation pouvaient s’y soustraire en indiquant quelqu’un qui fût plus riche qu’eus. C’était l’άντίδοσις. Le citoyen désigné pour une liturgie avait le droit de rejeter cette charge sur un autre en lui offrant l’échange de leurs biens[47]. Le triérarque dont la galère était prête la première recevait une couronne[48], et tous rivalisaient de zèle pour décorer leurs navires de brillantes sculptures[49].

Il ne faudrait pas croire que ces charges fiassent la rançon des grandes fortunes, qu’Athènes ne respectât la richesse qu’à la condition que celle-ci donnât au peuple des fêtes et du travail, et qu’elle fournit à l’armée de terre sa cavalerie, aux marins les navires sur lesquels ils défendaient de leurs bras et de leurs poitrines la puissance de la république. Les liturgies avaient un caractère religieux et patriotique, car, sans elles, le culte eût été réduit à de froides cérémonies qui auraient eu peu d’action sur les âmes, et l’éducation de la jeunesse aurait manqué de ces exercices qui, dans le citoyen, préparaient le soldat. Elles n’étaient donc pas le produit d’un socialisme farouche et n’avaient pas été instituées en vue d’établir une égalité que la nature ne connaît pas, que Sparte elle-même n’a pu réaliser[50]. La cité étant considérée comme la famille agrandie et les riches comme les aînés de la maison, ceux-ci devaient à l’État une assistance que les plus jeunes, je veux dire les pauvres, ne pouvaient lui donner. Cette pensée que les charges onéreuses devaient être réservées aux riches, était le principe même de l’organisation financière des cités grecques et une coutume générale de l’antiquité classique[51]. Démosthène dira dans la IVe Philippique : Il faut qu’aux jours de péril les riches offrent leurs biens à l’État. Ceux-ci, du reste, trouvaient à ces dépenses une compensation : on se signalait ainsi au peuple, qui en tenait compte aux jours d’élection.

7° Les biens religieux. Enfin le trésor d’Athéna, sur l’Acropole, et celui des autres dieux étaient une ressource considérable. En cas de nécessité, la république empruntait à la déesse aux conditions déterminées par une loi de 455, qui fixa à 1 et demi pour 100 l’intérêt des sommes prêtées. Ce domaine des dieux s’accroissait avec l’empire d’Athènes, puisque chaque fois qu’une colonie était fondée, un dixième des terres était réservé pour les temples[52]. Aussi l’administration de ces biens était une charge très sérieuse : les dieux avaient leurs trésoriers qui, chaque année, en fin d’exercice, rendaient leurs comptes au conseil des Cinq Cents et remettaient à leurs successeurs un état de tous les objets dont ils avaient eu le dépôt. Du temps de Périclès, les trésoriers d’Athéna et ceux des autres dieux formaient deux collèges, chacun de dix membres, annuellement élus, un par tribu; plus tard, vers 400, ils furent réunis en un seul[53].

Presque tous les impôts étaient affermés à des individus ou à des compagnies qui percevaient les taxes à leurs risques et périls. Le cinquantième, à lui seul, rapportait 36 talents à l’État, sans compter les profits des fermiers qui s’enrichissaient aussi vite et n’étaient pas plus estimés que les traitants de notre ancienne monarchie.

L’Emporion ou marché comprenait cinq portiques dont un, le δεϊγμα, ou échantillon, placé sous la surveillance des inspecteurs (épimélètes), était le lieu de réunion des négociants et comme la Bourse ou le Palais du commerce. On y gardait les échantillons des denrées entreposées dans les docks, et c’était sur eux que s’établissaient les contrats.

Pour les simples contestations entre négociants, les inspecteurs du marché prononçaient; mais quand il s’agissait de contraventions, il fallait les héliastes. Dans ce cas, le citoyen qui s’était porté accusateur, recevait, s’il gagnait sa cause, la moitié des sommes qu’il faisait rentrer au trésor; s’il la perdait sans avoir obtenu le cinquième des suffrages, il payait une amende de 1000 drachmes[54].

Il n’est pas possible d’arriver à une évaluation précise des revenus publics. Les uns estiment qu’ils s’élevaient à 1000 talents ; Aristophane les porte à 2000 ; ce chiffre est fort exagéré sans doute. Souvenons-nous pourtant que, avant les grandes constructions de Périclès, il y avait une épargne de 9700 talents dans le trésor. Or l’argent valait 8 à 10 fois plus qu’aujourd’hui, peut-être davantage[55] ; c’était donc un revenu à peu près égal à celui de quelques royaumes européens.

Un autre signe de la richesse publique, une autre ressource pour l’État, c’était la richesse des particuliers. Pour tous, elle avait augmenté; pour quelques-uns, elle était déjà trop grande. Dans le siècle de Solon, on regardait un bien de 7 talents comme une grande fortune. Du temps de Cimon, le riche Callias payait sans s’appauvrir une amende de 50 talents ; Thémistocle en possédait le double ou le triple. Nicias en avait 100, comme Alcibiade, et plus de mille esclaves qui travaillaient pour lui aux mines. Si la guerre vidait le trésor public, les particuliers étaient donc en état de le remplir, et l’on vient de voir que le gouvernement ne se faisait pas faute de demander à ceux qui pouvaient donner.

Ces fortunes ne consistaient pas en biens-fonds ; car l’Attique, comme le reste de la Grèce, était un pays de petite culture et de petite propriété. Les domaines d’Alcibiade, qui n’excédaient pas 28 hectares, passaient cependant pour très considérables, et tout le sol de l’Attique fournissait à peine, en blé, les deux tiers de la consommation. La richesse provenait du commerce, de l’industrie, de la banque, qui la répartissaient entre un très grand nombre de citoyens : elle était si divisée, qu’Isocrate pouvait dire : Il n’y a personne qui soit assez pauvre pour faire honte à l’État par la mendicité[56].

Athènes ne partageait pas le mépris de Lacédémone pour le travail des mains. Elle avait une industrie florissante et, comme nos articles de Paris, ses armes, ses ouvrages en métal, ses meubles, sa corroierie primaient, sur tous les marchés, les produits similaires ; ses poteries allaient jusqu’à Gadès ; ses objets d’art, ses livres, ses tissus, partout. A l’importation arrivaient le poisson et le vin des îles ; la pourpre et la verrerie de Tyr ; l’étain que les armateurs phéniciens allaient chercher au loin ; les papyrus d’Égypte ;  l’or, le fer, la laine et les tissus de la côte d’Asie; les grains, les cuirs, le goudron, les cordages, les bois de construction et les nombreux esclaves achetés dans les pays riverains de l’Hellespont et de l’Euxin. Le commerce, protégé sur toutes les mers helléniques par la flotte de guerre, avait une telle activité, qu’Isocrate appelle le Pirée le marché de la Grèce entière. Et il l’était, non seulement par les habitudes des négociants, mais en vertu de traités et de lois. Les alliés s’étaient engagés à n’envoyer que dans ce port certaines marchandises, et un Athénien ne pouvait prendre un intérêt sur un navire quittant le Pirée qu’il la condition que ce navire y rentrerait avec un chargement de retour. Athènes avait un autre avantage : une excellente monnaie, partout recherchée. Dans la plupart des villes, dit Xénophon[57], la monnaie n’a qu’une valeur locale, et les marchands sont, en conséquence, forcés d’échanger leurs denrées contre d’autres denrées. Athènes fait exception : ses drachmes ont cours partout. Afin d’en augmenter le crédit, elle punissait de mort le faux-monnayeur[58]. Aussi le commerce de l’argent y était très actif. On y trouvait des sociétés en participation et des bailleurs de fonds touchant des dividendes. Les banquiers faisaient, des avances sur déprit de titres ou d’objets précieux; ils avaient leurs livres de compte où étaient marquées les entrées et les sorties de fonds, leurs correspondances, et, sinon la lettre de change, du moins le chèque. Sans avoir un caractère officiel, les banquiers étaient les dépositaires des actes et contrats que reçoivent nos officiers ministériels. Ils prêtaient aux villes et souscrivaient en quelque sorte des emprunts d’État[59]. Enfin ajoutez que la république ne levait qu’un droit de 2 pour 100 ad valorem ; que ses tribunaux de commerce expédiaient l’hiver tous les procès ; que la sévérité de sa législation sur les dettes garantissait l’exécution des contrats[60] ; qu’enfin le haut prix de l’argent qui se prêtait quelquefois à 18 pour 100 et même plus haut, permettait aux détenteurs de capitaux d’accroître rapidement leur fortune.

Mais à quoi allaient servir cette puissance et ces trésors ? Lorsque Périclès revint de Samos à Athènes, après la réduction de l’île, il fit l’oraison funèbre des guerriers morts dans cette guerre. Ses paroles jetèrent tant d’émotion dans la foule, que les Athéniennes, quand il descendit de la tribune, ornèrent à l’envi sa tête de guirlandes, comme, au retour d’Olympie, on couronnait de fleurs les athlètes victorieux. Mais Elpinice s’approchant de lui : Vraiment, dit-elle, ce sont de beaux exploits que les tiens, Périclès ! Tu nous as fait perdre beaucoup de bons citoyens, non point en faisant la guerre aux Mèdes, aux Phéniciens et aux barbares, comme mon frère Cimon, mais en détruisant une cité qui est de notre propre sang et notre alliée.

Ces mots d’Elpinice montrent le changement qui s’était opéré depuis quelques années dans le gouvernement d’Athènes. Périclès ne songeait plus aux barbares, maintenant chassés des mers de la Grèce, et qu’il était inutile d’aller chercher en Asie ; et il reprenait durement ceux qui parlaient déjà de conquérir l’Égypte ou d’attaquer la Sicile. Comme ce sage Romain, qui demandait aux dieux non d’accroître, mais de conserver la fortune de Rome, il pensait que mieux valait employer les ressources d’Athènes à garder ses possessions qu’à les étendre ; qu’il fallait faire profiter la paix de toutes les forces que la guerre n’employait plus. Athènes livrait au génie du commerce et des arts ces mers pacifiées et ces villes qu’elle couvrait de sa puissante protection. A l’abri derrière cette égide, le peuple grec était tout entier aux labeurs féconds de la civilisation, guidé encore dans cette voie par la noble cité qui s’était mise à sa tête. Pour celle-ci, le temps des folles entreprises n’était pas arrivé. Tout occupée d’art, de littérature et de commerce, elle renonçait à la politique agressive de Cimon et elle ne prenait pas encore la politique aventureuse d’Alcibiade. C’est là ce qui fait la beauté de ce moment de la vie du peuple athénien et la grandeur véritable de Périclès qui préside à cette glorieuse et pacifique prospérité.

Toutefois, cette fortune n’était point faite pour durer longtemps. L’État ne reposait pas sur une base assez large, et les liens qui tenaient réunies toutes les portions de l’empire étaient trop tendus pour ne pas blesser. Les impôts mis sur les alliés, l’abandon forcé d’une partie de leurs terres aux clérouques athéniens et l’obligation de porter certains de leurs procès à Athènes, quelques-unes de leurs marchandises au Pirée, constituaient une triple servitude financière, judiciaire et commerciale qui devait causer la sourde irritation qu’on verra éclater durant la guerre du Péloponnèse.

 

III. La constitution athénienne

La constitution prit, au temps de Périclès, la forme qu’elle garda jusqu’aux derniers jours de l’indépendance d’Athènes. Deus principes la régissent : l’un est le droit souverain du peuple qui légifère, juge et administre, ou du moins détermine la direction que le pouvoir exécutif suivra; l’autre es le renouvellement annuel des magistrats élus ou tirés au sort.

La démocratie, qui reprend aujourd’hui le mot de Louis XIV : L’État, c’est moi, avait, chez les anciens, mis naturellement cette doctrine en pratique, parce que, pour de petites cités entourées de périls, la sécurité ne se pouvait trouver que dans une concentration énergique de la vie sociale. La liberté, la fortune et la vie des citoyens, le droit, la justice, la morale, tout était subordonné à l’intérêt de l’État ; et la formule romaine, salas populi suprema lex esto, semble avoir été faite pour les républiques grecques. On a déjà dit qu’il ne faut pas s’étonner de trouver à Athènes des coutumes qui paraissent, aux esprits libéraux, singulièrement vexatoires, telles que les liturgies, lourd impôt établi sur la richesse. Pour l’État, le pauvre donnait au besoin sa vie ; il était juste que le riche donnât sa fortune ; et contre cette exigence, qui date de Solon, même de plus loin encore, nul ne réclamera, si ce n’est quand on en fera, au lieu d’une obligation patriotique, un moyen de vengeance particulière contre l’eupatride qu’on voudra ruiner. Hérodote admire le gouvernement d’Athènes. Ce ne sera pas l’avis de Platon : Dévoré d’une soif ardente de liberté que de mauvais échansons lui versent toute pure et lui font boire jusqu’à l’ivresse, l’État démocratique arrive par la licence générale à l’esclavage; la liberté excessive devant amener tôt ou tard une extrême servitude[61]. Mais si Platon a dit vrai pour certains moments de la vie démocratique, on préférera, pour la constitution d’Athènes au temps de Périclès, à l’opinion du philosophe, ami de Denys le Jeune et des grands, celle de l’historien qui avait vu et comparé tant de régimes différents. C’est le sage Aristide qui avait ouvert l’accès des charges à tous les citoyens : principe qui fera le fond de la Politique d’Aristote ; c’est Éphialte qui avait dépouillé l’Aréopage, foyer d’opposition aristocratique, de ses plus importantes prérogatives, sans lui ôter l’estime publique. Démosthène ne disait-il pas, un siècle plus tard : Ce tribunal est le seul auquel les causes de meurtre n’aient pas été enlevées, et jamais accusateur débouté de sa plainte, ou coupable condamné, n’ont accusé l’Aréopage d’injustice[62].

Dans son discours de la Couronne, il racontait encore les deux faits suivants : un banni rentre, malgré la loi, dans la cité ; le peuple, séduit par de belles paroles, l’absout d’avoir rompu son ban ; l’Aréopage fait recommencer le procès et condamner le coupable. Un autre jour, le peuple désigne comme député au conseil amphictyonique l’orateur Eschine, dont l’intégrité était suspecte ; l’Aréopage déclare qu’il convient de lui préférer Hypéridès, et le peuple, acceptant la leçon et le nouveau choix, nomme Hypéridès[63].

Il y a quelque chose de plus démocratique que l’élection par le suffrage universel, c’est l’élection par le sort, car les places ouvertes à tous ne sont souvent données par le peuple qu’aux grands, comme il arriva dans Rome après la création du tribunat militaire. Nous ne savons pas à quelle époque la désignation par le sort fut instituée. Plutarque la représente comme ancienne et, en effet, il en est déjà question un temps de Solon, de Clisthénès et d’Aristide. C’étaient les thesmothètes qui, dans le temple de Thésée, tiraient les noms[64]. On s’étonne, on se récrie de voir les pilotes pris au hasard ; mais ce procédé, détestable dans un grand État, même dans une grande ville, était sans danger dans une petite cité dont le peuple formait une véritable aristocratie, où chaque citoyen avait une part réelle de souveraineté, et faisait chaque jour son éducation politique dans les discussions de l’agora ou dans les débats des cours de justice. Encore eut-on soin d’excepter les fonctions les plus importantes. Les dix stratèges qui réglaient toutes les affaires militaires et la politique étrangère, qui même pouvaient interdire une assemblée ou la rompre, en un mot les vrais magistrats de la cité, furent toujours élus[65]. Il en sera de même à Florence où toutes les charges sont tirées au sort, excepté celle de la Balie ou Commission de la guerre, qui resteront électives. Quant aux archontes et aux sénateurs, le sort ne les prenait que parmi ceux qui avaient publiquement brigué ces charges, ce qui devait réduire le chiffre des candidats à un très petit nombre ; on vit même plusieurs fois des candidats se retirer devant un citoyen désigné par ses services à la confiance générale. Ajoutez qu’en donnant leurs noms, ils devaient se soumettre à un examen, dont le résultat pouvait être une sentence d’indignité[66] ; qu’au sortir de charge ils avaient à rendre compte, tout citoyen ayant le droit alors de les appeler en jugement ; que, pendant la durée même de leurs fonctions, ils étaient sous la surveillance des sept gardiens de la constitution, les nomophylaques qui avaient le droit de les contraindre à agir conformément aux lois ; qu’enfin le sort supprimant la brigue, les ambitieux perdaient leur plus puissant moyen d’action, de sorte qu’il était difficile que le gouvernement tombât aux mains d’un parti. Une idée religieuse s’attachait d’ailleurs à cette désignation : le sort semblait un arrêt des dieux et, avec les moyens dont les anciens disposaient, une élection ne pouvait se faire par un corps électoral nombreux, comme l’était celui de l’Agora, qu’à l’aide d’un vote à mains levées, sur des noms proposés par le président de l’assemblée. C’est ainsi que les choses se passaient à Athènes pour les magistratures électives, mais dans ce cas, l’influence du président redevenait considérable : c’était lui qui, le plus souvent, déterminait le vote.

La liberté athénienne avait donc à gagner à ce mode d’élection; et la part laissée au hasard était assez restreinte pour qu’il ne pût en abuser beaucoup. Aussi Hérodote et Platon approuvent ce système[67], qu’Aristote et Montesquieu regardent comme étant de l’essence même de la démocratie[68]. A Héræa, ville d’Arcadie, on supprima, dit Aristote[69], le vote au scrutin pour l’élection des magistrats, et on le remplaça par le tirage au sort, parce que l’élection ne donnait le pouvoir qu’à des artisans de désordre. A Rhodes, le prêtre du Soleil était désigné par le sort[70] ; à Syracuse, tous les magistrats le furent, après l’expédition athénienne. Même procédé pour des oeuvres de bienfaisance qui, chez nous, supposent un choix sévère. Trois inscriptions, récemment trouvées, mentionnent des legs faits au sénat d’Aphrodisias pour être distribués à deux cents citoyens dont le sort donnerait les noms[71]. Un des sentiments les plus vifs en Grèce, à Athènes surtout, était celui de l’égalité ; Hérodote nous l’a dit. L’importance donnée en diverses constitutions à. la désignation par le sort te montre mieux encore. Mais il faut se hâter de reconnaître que ce singulier système électoral n’est possible que clans de très petits États, où n’existe point de foule famélique, et dont les citoyens, ayant tous à peu prés même culture d’esprit, pouvaient, sans inconvénients graves, être appelés, tous aussi, à certaines fonctions publiques. A Athènes, il n’était réservé aux élus du sort que des charges secondaires. Les archontes, le sénat., dépouillés de leur autorité judiciaire, n’infligeaient plus que de faibles amendes et l’Aréopage ne gardait de sa vieille juridiction que certaines causes d’homicide[72]. Comme toute l’autorité militaire et politique était passée aux stratèges, presque toute la juridiction civile et criminelle fut remise aux cinq mille héliastes[73], qui se répartissaient entre dix cours tirées au sort pour chaque affaire, ce qui rendait la vénalité impossible ; au nombre quelquefois de plusieurs milliers, ce qui empêchait l’intimidation ; et avec le vote secret, ce qui permettait bien au condamné de maudire ses juges, mais non de se venger d’un seul[74]. L’archonte qui avait fait l’instruction préliminaire de la cause présidait la cour. Ainsi se produisait à Athènes le grand principe de la division des pouvoirs que Rome et le moyen âge n’ont pas connu[75].

Dans le monde industriel, les ingénieurs augmentent la puissance des freins, à mesure qu’ils accroissent la force des machines. Il en devrait être de même dans leur politique. Mais si la matière obéit à la science, les politiciens obéissent bien plus à la passion qu’à la sagesse. Cependant, à Athènes, malgré les changements opérés par Clisthénès, Éphialte et Aristide, la constitution gardait quelques-unes des forces de conservation que Solon lui avait données. Le pouvoir législatif restait à l’assemblée générale qui se réunissait deux ou trois fois par mois et, au temps de Démosthène, quatre fois par prytanie[76]. Mais de combien de liens cette démocratie qu’on se plaît à représenter si folle et si mobile s’était d’elle-même enchaînée[77] ! D’abord elle ne pouvait voter que sur une proposition du sénat[78] ou conseil des Cinq Cents, qui arrêtait ce que nous appellerions l’ordre du jour[79] ; et si elle voulait changer une loi, il fallait recourir à la procédure des nomothètes[80], de sorte que le corps judiciaire des héliastes qui appliquaient la loi et parmi lesquels les nomothètes étaient pris, exerçait son influence sur la loi même et pourrait arrêter les écarts ou les témérités de l’assemblée générale. Aussi se glisser illégalement parmi les héliastes était usurper un droit souverain. Pyrrhos, d’une des plus nobles familles d’Athènes, un Étéobutade, mais un débiteur du trésor et, pour cela, frappé d’atimie, avant été surpris, comme il siégeait au nombre des juges, fut condamné à mort et exécuté[81].

Quant à l’initiative des lois, elle appartenait à tout citoyen, à la condition d’une responsabilité rigoureuse. Avant de présenter une disposition nouvelle, un orateur devait veiller à ce qu’elle ne fût pas en contradiction avec une ancienne loi : ou, si cette contradiction existait, il devait la faire connaître et obtenir la modification nécessaire, afin que l’unité de la législation fût maintenue. Faute de ces précautions, il pouvait être mis en jugement et sévèrement puni. Nous-mêmes, n’aurions-nous pas besoin de quelque institution semblable, pour prévenir le chaos de notre Bulletin des lois ?

J’ai déjà parlé des gardiens des lois, les sept nomophylaques, qui furent institués après la réforme de l’Aréopage, par Éphialte, et auxquels on conserva un droit de veto contre les actes et les propositions qui blessaient les lois existantes. C’était comme le pouvoir conservateur de la société athénienne.

Athènes avait bien d’autres fonctionnaires. Les uns veillaient à l’entretien des édifices sacrés, les autres à la police de la ville et des marchés, à la vérification des poids et mesures, aux affaires intéressant les dîmes, etc., astynomes, agoranomes, métronomes, démarques, ceux-ci avec l’assistance des  άγρονόμοι, ou gardes-champêtres, et des ύλωροί, ou forestiers. Quarante juges de paix, διxασταί xατά δήμους, décidaient les contestations qui n’étaient point portées à Athènes. Tous ces fonctionnaires étaient désignés par le sort, mais soumis avant leur entrée en fonction à la δοxιμασία. L’organisation judiciaire d’Athènes se complétait par des tribunaux de commerce, par les arbitres que les parties choisissaient et payaient, διxιτηταί, et par l’antique cour des éphètes dont les attributions, renouvelées en 409, étaient encore en vigueur au temps de Démosthène[82].

La gloire a souvent tué la liberté. Que de fois, comme le disait un Romain, le bruit des armes n’a-t-il pas étouffé le cri de la loi violée! Les victoires populaires de Marathon, de Salamine et de Mycale étendirent au contraire les libertés publiques. Ce fut sous leur influence et sous la direction d’Aristide, d’Éphialte, surtout de Périclès, que la constitution se transforma et devint à la fois si libre et si contenue ; image de l’âme même de celui qui lui donna ce grand caractère, de l’orateur puissant et réservé, de l’homme d’État prudent et novateur : force immense, et cependant maîtresse d’elle-même.

Maison grecque à Délos[83].

Périclès savait que dans les âmes mal trempées la pauvreté avilit et dégrade[84] ; qu’elle pousse à l’émeute en mettant l’envie et la haine au cœur de celui qui n’a rien contre ceux qui ont quelque chose, qu’enfin elle fournit aux riches le moyen d’acheter des partisans, à l’aide d’aumônes intéressées. Il voulut que tout citoyen fût assuré de sa subsistance. Les plus pauvres furent envoyés dans les nombreuses colonies qu’il fonda, et où ils devenaient propriétaires[85]. Pour ceux qui restaient dans la cité, ils trouvaient d’amples ressources dans le travail des arsenaux et des chantiers ouverts pour les grandes constructions dont Périclès décora la ville, dans l’immense commerce dont Athènes fut le centre, dans l’indemnité d’une obole accordée aux juges[86] et à tout homme du peuple qui assistait aux assemblées ; enfin dans le service militaire, auquel était attachée une solde considérable[87]. Grâce à la douceur du climat, l’Athénien n’avait pas à faire, pour son vêtement, son logis et sa nourriture, les dépenses auxquelles l’homme du Ford est condamné. Tous les ans on armait une escadre de soixante galères pendant huit mois, et des garnisons étaient entretenues dans plusieurs postes. Or chaque hoplite recevait par jour, oboles pour solde et autant pour son entretien, les officiers le double, les cavaliers le triple. Des distributions gratuites de blé, mais non périodiques comme à Rome, et des sacrifices, faits aux frais de l’État, où l’on immolait jusque trois cents boeufs et cinq cents chèvres, soulageaient le peuple sans nourrir sa paresse. Deux choses are se trouvent, pour toute l’antiquité, que dans la seule Athènes : l’État secourait les citoyens empêchés par leurs infirmités de pouvoir eux-mêmes à leur subsistance[88], et il élevait les enfants de ceux qui étaient morts pour lui.

Dans ces mesures, on a hautement blâmé la solde allouée, pour chaque jour de séance, aux juges et aux membres de l’assemblée générale, laquelle, cependant, n’était que le tiers de ce que coûtait à l’État la nourriture de l’esclave employé aux travaux publics. On a oublié que cette aristocratie qui s’appelait le peuple athénien, faisant, dans les cours de justice et dans les assemblées, non ses propres affaires, mais celles de la moitié du monde grec, avait droit d’exiger une indemnité pour le temps qu’elle perdait ait service d’autrui. L’honneur de ces fonctions eût dû suffire, et il avait suffi longtemps. Le citoyen devant à la ville, durant la guerre, son bien et sa vie, il était naturel que, dans la paix, il lui donnât son temps et son intelligence, sans les faire acheter. Quand vivait le noble Myronidès, dit Aristophane, personne n’était payé pour servir l’État. Il put en être ainsi tant qu’Athènes resta une ville; ce ne fut plus possible lorsque, devenue un empire, elle imposa des services onéreux même à ses pauvres. Ceux-ci, contraints de quitter leur champ ou leur comptoir pour s’occuper des intérêts communs, avaient droit à une indemnité et ils la reçurent légitimement. Aristote dit bien : Faire des largesses à la démagogie, c’est verser de l’eau dans un tonneau sans fond[89]. Il en fut ainsi dans l’Athènes dégénérée et dans la Rome impériale. Mais, au temps de Périclès, Athènes appliquait, comme nous, le principe de l’indemnité aux fonctions de l’administration, de l’armée, de la justice, et aux corps politiques, au sénat, aux dix orateurs du Gouvernement et à l’assemblée générale qui, placée à la tête de l’empire, n’était qu’une chambre des représentants plus nombreuse que la nôtre. L’indemnité aux sénateurs était d’une drachme pour chaque jour de séance[90].

Il en résulta des travers qui firent la joie des satiriques et des philosophes moroses; mais les reproches ne furent fondés qu’à l’époque où l’institution, ayant survécu aux circonstances qui l’avaient fait naître, cessa d’être légitime. Quand ;sthènes eut perdu son empire et qu’elle n’eut plus qu’à traiter ses propres affaires, loin d’abolir l’indemnité établie pour l’assemblée, on l’augmenta ; de 1 obole on la porta à 3[91], et Aristophane prétend que Cléon avait voulu l’élever à cinq[92]. C’est ainsi que les institutions bonnes d’abord se dépravent ; que ce qui était légitime et juste cesse de l’être; que la cité s’affaisse et tombe sous le poids d’anciens droits dégénérés en abus.

Il est d’ailleurs un rapprochement qu’on n’a point fait et qui a son importance. Du temps de Périclès, les salaires journaliers étaient de 1 drachme, soit moins de 1 franc, de sorte que l’obole ou la sixième partie de la drachme ne valait que 15 ou 16 centimes. Or, l’on ne pouvait vivre avec 1 obole, puisque la nourriture d’un esclave employé par l’État aux travaux publics en coûtait 3 par jour au trésor. En outre, l’industrie était active, ses produits très recherchés, et il y avait du travail pour tout le monde[93]. Contrairement à l’opinion constante qui veut qu’à sthènes comme à Rome toute œuvre des mains fut réservée aux esclaves, les citoyens ne négligeaient aucun des profits de l’industrie et du négoce. Socrate fut sculpteur, au moins durant quelques années, et s’il resta pauvre toute sa vie, c’est qu’il renonça volontairement au travail pour philosopher. Cléon était corroyeur ; le père de Sophocle, Démosthène et Lysias, armuriers ; Anytos, tanneur; Psamménès, orfèvre[94], etc. Beaucoup de patrons, comme ceux-la, occupaient des esclaves, mais beaucoup aussi embauchaient des ouvriers libres. Socrate, qui ne travaillait pas, si ce n’est à sa manière, voulait qu’on travailla de ses mains[95]. Dans les Oiseaux, Aristophane parle du coq dont le chant matinal fait sortir du lit forgerons, potiers, corroyeurs, cordonniers, baigneurs, marchands de farine, fabricants de lyres et de boucliers. Tous se chaussent et courent à l’atelier, alors qu’il fait encore nuit. Nombre d’hommes, en effet, avaient intérêt à gagner 4 drachme au minimum en travaillant, plutôt qu’à se réduire à 1 ou 2 oboles que rapportait l’assistance aux longues séances de l’assemblée publique ou du tribunal des héliastes. Avec le temps, le salaire quotidien augmenta. En 329, et sans doute bien avant cette date, il était de 2 drachmes[96] ; l’indemnité aux juges dut suivre la progression des salaires, et le triobole fut établi.

Ces chiffres sont la confirmation de ce qui vient d’être dit relativement à la légitimité des jetons de présence et au petit nombre des membres composant l’assemblée publique.

Malgré toutes les justifications que l’on peut trouver en faveur des institutions d’Athènes, il reste contre elles une accusation grave.

Le problème à résoudre pour l’ordre social consiste à mettre l’individu en état de déployer toutes ses facultés, et l’association en mesure de faire servir les forces particulières au bien de la communauté. A l’État nous ne demanderions volontiers que de garantir la sécurité des personnes et des biens par une bonne organisation de l’armée, de la justice et de l’administration. C’est, du moins, l’idéal que nous concevons pour nos grandes sociétés modernes; ce n’était pas celui de l’antiquité. Athènes avait bien assuré à son peuple la plus large liberté politique et à chaque citoyen le plus libre développement des ressources mises en lui par la nature et l’éducation; aussi a-t-elle été la ville où le génie humain s’est élevé le plus haut. Mais, comme beaucoup d’autres cités grecques, elle croyait que la richesse imposait des devoirs particuliers à ceux qui la possédaient; et un temps viendra où les riches, menacés dans leur fortune par l’exagération des armements maritimes et des fêtes publiques, prendront eu haine des institutions qui les ruinent et maudiront le gouvernement démocratique qu’ils essayeront de renverser.

Athènes manquait encore de la plus essentielle des conditions qui font les États paisibles, la stabilité. Le sort y donnait les charges, et tous les ans les magistrats changeaient. Quelle différence entre le sénat de Rome et celui d’Athènes : l’un, incessamment renouvelé et composé au hasard; l’autre, inamovible et dont les membres avaient tous géré les affaires de la république. Ce sera un miracle de bon sens si, au milieu de cette mobilité perpétuelle, le peuple met de la suite dans ses desseins[97], et les miracles de cette sorte ne se produisent qu’autant que la foule consent à subir l’ascendant d’un ou de plusieurs hommes qui ont dans l’esprit la sagesse qu’on n’a pas mise dans les institutions. Ces hommes-là sont rares, mais Périclès en était un.

 

IV. Embellissements d’Athènes

Auguste et Louis XV encouragèrent, parmi ceux qui les approchaient, le goût des arts et des lettres qui élèvent l’esprit, ennoblissent les sentiments et donnent la réalité ou tout au moins l’apparence de la dignité personnelle et du respect de soi-même. Ce qu’ils feront pour leur cour, Périclès le fit pour Athènes entière; et, plus que tout autre chef d’État, il se préoccupa des intérêts supérieurs de l’esprit, autant que du bien-être et de la puissance de son peuple.

Athènes avait reçu des événements de son histoire le caractère d’une société démocratique : il fallait, par un grand système d’éducation publique, diminuer les différences de culture intellectuelle qui existaient entre les citoyens, pour que l’égalité morale garantit le bon usage de l’égalité politique. Périclès institua des combats de musique pour les Panathénées, ces fêtes solennelles où assistait toute la population de l’Attique ; où les coureurs, les athlètes et les poètes venaient disputer la couronne d’honneur offerte par la république, où enfin une loi ordonnait de lire au peuple les poèmes d’Homère et la Perséide de Chœrilos, cet esclave de Samos, chantre de la victoire et de la liberté, qui, dit-on, reçut d’Athènes une pièce d’or pour chacun de ses vers[98]. Il multiplia les fêtes au point que la ville en eut, dit Xénophon, plus qu’aucune autre cité de la Grèce, quatre-vingts par an[99] ; non quatre-vingts jours de paresse ou de débauche, mais de grandes solennités nationales, durant lesquelles les plaisirs les plus relevés de l’esprit se trouvaient associés aux plus imposants spectacles des pompes religieuses, de l’art le plus parfait et de la plus riante nature. C’était alors que peintres, orateurs et poètes s’accordaient à raviver les souvenirs glorieux ou vénérés ; que le théâtre, malgré le drame satirique et la comédie, était, avec les oeuvres des grands tragiques, une école de morale et de patriotisme, alors enfin que se chantaient les vers qui attendrirent les Syracusains et Lysandre, et, deux fois, sauvèrent Athènes et les Athéniens.

Les représentations dramatiques furent d’abord à Athènes, comme à Rome et chez nous au moyen âge, des fêtes religieuses. où croyait la prospérité de la ville intéressée à ce que les

solennités fussent célébrées avec une magnificence qui plût aux dieux. Spectateurs au théâtre, fidèles près des autels accomplissaient un acte pieux. Aussi le théâtre de Bacchus avait-il été construit de manière que le peuple entier pût venir s’y asseoir. A nos mystères tous les habitants des paroisses étaient convoqués, comme à Athènes, et, comme à Athènes encore, les riches avaient l’obligation d’en faire les frais. Aux deux époques, les représentations théâtrales étaient une institution liturgique[100]. Cela se voit jusque dans les pièces les plus hardies d’Aristophane où, entre deux obscénités, on entendait une chaste prière. Pour que tout citoyen pût y assister, Périclès rétablit l’ancien usage des entrées publiques au théâtre de Dionysos, du moins en faveur des pauvres ; il fonda une caisse, le théoricon qui paya leur place, 2 oboles (0 fr. 31 centimes) : ce sont nos représentations gratuites, et elles étaient à peine plus fréquentes que les nôtres[101]. Comme plusieurs de ses institutions, celle-ci fut après lui pervertie. On grossit démesurément, aux dépens du trésor, cette caisse des plaisirs du peuple, laquelle dut pourvoir à la magnificence de toutes les fêtes ; et une loi prononça la peine de mort contre l’orateur qui proposerait d’en employer les fonds aux dépenses de la guerre. Périclès ne pouvait prévoir cette exagération malheureuse. Montesquieu l’a dit à propos des meilleures lois qui deviennent détestables : Ce n’est pas la liqueur qui est corrompue, c’est le vase. Le peuple de Démosthène n’était plus celui de Périclès[102].

Cependant il faudrait, même sur ce point, faire encore des réserves. Ceux qui ont tant accusé Athènes et Périclès de folles prodigalités, veulent bien excepter de leurs reproches les dépenses pour les monuments. Ils ont fait retomber tout le poids de leur colère sur les fêtes et les spectacles. Ils oublient que les dépenses d’un État ne sont pas déterminées par les seuls besoins de nécessité, mais aussi par les besoins d’opinion, lesquels sont aussi impérieux que les autres. Ce que nous donnons à notre bien-être, à notre luxe personnel, les Grecs le donnaient à l’État et à la religion. Les maisons étaient petites, le mobilier pauvre ; mais les temples étaient grands, les statues des olympiens, d’ivoire et d’or, et les plus précieuses tentures décoraient l’habitation du dieu. À quoi tenait la renommée d’une ville grecque? Dans le passé à ses exploits; dans le présent, après sa puissance, à ses monuments et à ses spectacles. Plus ceux-ci étaient brillants et multipliés, plus grand était l’éclat de la patrie, plus certaine semblait la protection des dieux. Et ils ne se trompaient pas ; l’argent qu’un peuple dépense en fêtes patriotiques ou religieuses est bien vite regagné. Les grands spectacles inspirent les grandes pensées, parce qu’ils vont remuer jusqu’au fond de l’âme les nobles sentiments. Ils devraient être une partie de l’éducation du peuple ; mais nos sociétés modernes ne les connaissent plus[103].

Il fallait qu’Athènes fût digne de son peuple et de son empire. Pour l’embellir d’immortels monuments, Périclès ne se fit point scrupule d’employer l’argent du trésor des alliés. Du moment, disait-il, qu’Athènes remplit ses engagements en exerçant une protection efficace, nul n’a de compte à lui demander. Le peuple et la ville profitaient de cette morale peu rigoureuse. Une foule d’ouvriers de toutes les industries trouvèrent à employer leurs bras et à soutenir leur vie par un gain légitime, dans l’immense atelier que leur ouvrit Périclès. Il y eut comme des corps de métiers qui s’organisèrent sous des chefs pour extraire et tailler le marbre, couler le bronze, travailler l’or, l’ivoire, l’ébène et le cèdre employés dans la construction des édifices publics ou les statues des dieux, pour sculpter la riche ornementation des temples ou les décorer de brillantes peintures.

Périclès investit de la suprême direction de ces travaux Phidias qui, comme Alexandre, eut des lieutenants dignes de commander en chef. Le Parthénon, ou temple de la Vierge, tout en marbre du Pentélique et surnommé Hécatompédon, à cause de la longueur de la cella (100 pieds grecs)[104], fut l’ouvrage d’Ictinos. Corœbos commença le temple d’Éleusis, un des plus vastes de la Grèce. Callicratès dirigea la construction d’un troisième mur qui coupa en deux zones la longue et large avenue menant d’Athènes à la mer, de telle sorte que si l’ennemi venait à s’emparer de l’un, l’autre restât libre, pour les communications entre la ville et les ports[105]. Le Milésien Hippodamos acheva le Pirée, la première ville de la Grèce bâtie sur un plan régulier, la première aussi dont la prospérité commerciale et la défense aient été assurées par d’immenses et coûteux ouvrages. Des inscriptions récemment trouvées au Pirée montrent que l’arsenal maritime contenait des loges pour 372 vaisseaux. L’Odéon, destiné aux concours de musique, fut élevé sur le modèle de la tente de Xerxès, et l’on reconstruisit l’Érechthéion, le chef-d’œuvre accompli de l’ordonnance ionique, comme le Parthénon est le chef-d’œuvre de l’ordonnance dorique. On fût à l’architecte Mnésiclès le magnifique vestibule de l’Acropole, les Propylées, qui tout de marbre, coûtèrent 2.012 talents, plus que le revenu annuel de la république[106].

Cependant plusieurs murmuraient des sommes considérables employées à ces travaux. Les riches surtout accusaient une prodigalité qui ruinait le trésor, et invoquaient les droits des alliés, dont on employait les tributs à dorer, à embellir la ville comme une femme coquette que l’on couvre de pierres précieuses ; à ériger des statues magnifiques ; à construire des temples dont un seul a coûté 1000 talents. Périclès, assure-t-on, les fit taire d’un mot. Athéniens, dit-il un jour en pleine assemblée, trouvez-vous que je fais trop de dépenses ?Oui, répondit-on de toutes parts. — Eh bien ! reprit-il, c’est moi seul qui les supporterai ; mais aussi mon nom seul, comme il est juste, sera gravé sur tous ces monuments. Le sentiment de la vraie gloire étouffa de. mesquines rancunes. Le peuple, tout d’une vois, s’écria que Périclès avait bien fait et qu’il devait continuer à embellir la cité sans y rien épargner[107].

Le mot n’est pas sérieux, car jamais Périclès n’a pu dire qu’il verserait 1.000 talents au trésor ; mais le sentiment que l’on prête au peuple est vrai. Une autre anecdote, tout aussi suspecte, rappelle les mêmes sentiments qui, eux, existaient bien. Un jour, dit Valère Maxime, les Athéniens discutaient avec Phidias, à l’assemblée générale, le dessin et la matière de la statue de Minerve. L’artiste la voulait de marbre, parce que l’éclat du marbre subsiste plus longtemps ; mais il ajouta qu’ainsi elle coûterait moins ; à ces mots, et comme si l’économie envers les dieux était une impiété, on lui cria de se taire, qu’il la fallait d’or et d’ivoire, et d’or le plus pur ; on lui en donna pour les ornements le poids de 40 talents[108]. Il sera beaucoup pardonné à ce peuple qui consentait à dépenser des richesses acquises par son travail ou ses armes, non comme la plèbe de Rome, pour des fêtes grossières ou les jeux sanglants de l’amphithéâtre, mais en de nobles travaux, qui ont fait l’admiration des siècles. Souvenons-nous, d’ailleurs, pour repousser de Périclès et du peuple le reproche de folle prodigalité, qu’à côté des œuvres d’art il y avait les ouvres utiles : les trois murs qui reliaient Athènes à ses ports, les fortifications de la citadelle, l’arsenal et les bassins du Pirée, qui seuls contèrent 1.000 talents ; qu’enfin toutes ces dépenses étaient ménagées avec une économie si sévère, que le trésor public gardait une réserve de près de 10.000 talents.

 

V. Le peuple athénien

Les Perses avaient contraint les Athéniens à faire de grandes choses; pendant deux générations ils marchèrent d’eux-mêmes dans cette voie de l’héroïsme. Périclès ne les y fit pas entrer, riais il les y soutint, et ce noble labeur suffit à sa gloire. Il faut dire aussi que nul n’eut de plus glorieux auxiliaires. La nature, prodigue pour son peuple favori, avait réuni dans Athènes le plus brillant concours de génies éminents. Tous s’y rendaient comme dans la capitale de l’intelligence, devenue leur patrie véritable ; et l’on vit alors un des plus vifs éclairs de civilisation qui aient brillé sur le monde. Quel temps, en effet, que celui où pouvaient se rencontrer, dans la même cité, à côté de Périclès, Sophocle et Euripide, Hérodote et Thucydide, Téton et Hippocrate, Aristophane et Phidias, Socrate et Anaxagore, Apollodore et Zeuxis, Polygnote et Parrhasios ; dans une cité qui venait à peine de perdre Eschyle, et qui allait avoir Xénophon, Platon et Aristote[109] ; qui enfin, pour faire des morts illustres ses concitoyens, leur dressait des statues! Pindare, resté à Thèbes sans honneur, siégeait en bronze, à Athènes, sous le portique royal, un livre sur les genoux, la lyre à la main et un diadème sur la tête! Que devaient être les élèves de tels maîtres ? Ce qu’ils furent : les maîtres de la Grèce. Thucydide le dit : Athènes était alors l’institutrice de la Grèce, comme elle en était la cité nourricière[110]. Voyez cette démocratie d’élite allant du théâtre de Sophocle au Parthénon de Phidias, ou à la tribune d’où Périclès fait entendre la langue des dieux ; écoutant Hérodote, qui lui raconte les grands chocs de l’Europe et de l’Asie ; Hippocrate de Cos et l’Athénien Méton, dont l’un fonda la médecine scientifique, l’autre, l’astronomie mathématique[111] ; Anaxagore, qui sépare Dieu du monde ; Socrate, qui établit la morale humaine. Quelles leçons ! l’art, la poésie, la science, l’histoire, la philosophie, prennent un sublime essor. Il n’y a place pour aucun talent, pour aucun genre secondaire. L’art qu’Athènes honore entre tous est l’art par excellence, l’architecture ; sa poésie est le drame, la plus haute expression du talent poétique, car il réunit en lui-même tous les genres, comme l’architecture appelle à son service tous les arts. En ce fortuné moment, tout est grand, la puissance d’Athènes, comme le génie des hommes supérieurs qui la conduisent et l’honorent.

Aussi un patriotique orgueil anime ce peuple fier de sa belle cité. Le citoyen, même le plus obscur, se sent un personnage important, car il ne voit pas de différence d’éducation entre le riche et le pauvre, et il a sa voix dans ces assemblées souveraines, où rarement plus de cinq mille votants assistent. Il fait la loi et il l’applique dans ces tribunaux où la moitié du monde grec vient se faire juger par lui. Il entend les orateurs les plus habiles ; il discute avec Phidias une question d’art et il décide au concours des tragédies entre Sophocle et Euripide. Chaque jour, l’Athénien voit ses navires partir du Pirée, les uns pour l’Euxin, la Thrace ou l’Égypte ; les autres pour l’Adriatique ou les dites d’Italie et de Sicile. Si, de la mer, son domaine, il reporte autour de lui ses regards, il voit Athènes répondre par ses monuments à la grandeur de son empire ; et, parmi ses concitoyens, il trouve si peu de misère, tant d’activité des bras et de l’intelligence, qu’il se dit, à ce spectacle, que son peuple est le premier peuple de la terre. Et ce cri d’orgueil n’est que l’écho de la pensée générale. Tout alors était commun entre les Grecs, dit un des interlocuteurs d’Athénée ; les Athéniens seuls avaient su trouver le chemin de l’immortalité. Athènes était bien alors la cité de Minerve, l’intelligence armée.

Cette fortune d’Athènes était due à sa situation géographique et au mélange heureux des éléments divers dont sa population se composait, mais bien plus encore aux grands hommes qui y étaient nés et au système d’éducation qui les avait formés. Ce n’était pas une instruction bien savante, et elle ne risquait pas d’étouffer l’esprit de l’enfant sous un amas de connaissances inutiles à cet âge. Tout y était calculé pour provoquer le libre développement des facultés, et l’équilibre y était harmonieusement maintenu entre l’éducation du corps et celle de l’âme. Pour la sécurité de l’État, accroître les qualités physiques : la résistance à la fatigue, la vigueur dans la lutte, la légèreté à la course, l’adresse dans le maniement des armes ; pour sa grandeur, développer les qualités morales en retenant l’esprit de l’élève dans un milieu comme imprégné d’héroïsme. A la palestre, l’éphèbe fortifiait son corps par la gymnastique et les exercices militaires. Au gymnase, il vivait avec les poètes, chantres inspirés des dieux et des mortels qui avaient dépassé la mesure commune de l’humanité. Ses maîtres étaient Homère, Eschyle, Sophocle, qui nourrissaient son âme de nobles pensées ; les poètes gnomiques, dont les sentences étaient l’expression de la sagesse antique, et les lyriques, qui habitent dans les hautes régions de l’idéal humain. De tels maîtres lui apprenaient à aimer sa patrie avec le plus absolu dévouement, à fuir le vice, à éviter Ies fautes et les crimes que Némésis poursuit jusque dans les fils des rois; en même temps, des études moins sévères, le chant, la musique, lui donnaient le sentiment de l’ordre et de la mesure, qui fut dans l’art et les lettres un des traits du génie athénien. De dix-huit à vingt ans, les éphèbes apprenaient : dans les forteresses, l’attaque et la défense des places ; sur la frontière, la vigilance des sentinelles perdues; à l’assemblée publique, les devoirs du citoyen ; aux fêtes religieuses, le respect des dieux; aux solennités patriotiques, celui des morts tombés pour le salut commun. On les initiait ainsi à la vie publique, tout en les retenant à l’étude ; et, à ces futurs citoyens du plus libre pays de la terre, on enseignait, par-dessus tout, l’esprit de sacrifice. Le jour où ils recevaient de l’État leurs armes, ils prêtaient le serment gravé dans le temple d’Aglaure, qui se terminait par ces mots : Je jure de laisser après moi la patrie, non pas diminuée, mais plus forte[112].

On a vu, par l’énumération des liturgies, que les plus riches citoyens ne se désintéressaient pas de l’instruction des enfants. Une inscription parle des services rendus par Derkitos, contemporain de Démosthène, qui avait pris sous sa surveillance les écoles du dème d’Éleusis[113].

Si les Athéniens eurent les vices que développent l’esclavage, la mollesse du climat et la morale facile qu’on tirait de la religion ; si la réclusion des femmes, moins étroite     cependant qu’on ne l’a dit, eut pour conséquence une double corruption qui ne scandalisait ni Socrate, enseignant à l’hétaïre Théodote les règles lucratives de son industrie, ni Xénophon et Platon, parlant sans colère, dans leur Banquet, de l’amour grec qu’Homère n’avait point connu ; si, enfin, loin du noble cortège qui entourait Périclès, se trouvait une bohème dont Alcibiade sera le chef ; à l’agora, des gens marchant trop vite ou parlant trop haut[114], et au Pirée, des fripons qui trompaient l’acheteur ou produisaient artificiellement la hausse et la baisse[115], nous dirons qu’il faut faire la part de la sensualité orientale, laquelle est de tous les temps dans les pays où le soleil anime d’une vie ardente la nature entière[116] ; que, dans les États riches, il se forme toujours des déclassés qui aiment trop leurs vices pour se plaire à la vie régulière, et qu’en tout temps on a vu des gens courir à la fortune par des voies malhonnêtes[117]. Dans leurs drames satiriques, même dans leurs comédies les plus admirées, la crudité des mots, l’inconvenance des gestes, nous répugnent[118] ; et la Vénus céleste de Socrate qui, par l’amour, porte aux nobles actions, ne nous fait pas oublier la Vénus terrestre, beaucoup plus populaire, qui se plaisait au désordre[119]. Mais bientôt on verra que le théâtre d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide fut une grande école de moralité comme de patriotisme, et que les philosophes élèveront l’âme humaine aussi haut qu’elle peut aller.

Pour la vie domestique, nous savons qu’il y avait peu ou point d’eunuques à Athènes[120], que la polygamie y était interdite et qu’une loi de Solon défendait de parler mal des morts, sous peine d’une amende envers leurs enfants[121] ; nous avons le droit d’en conclure que la famille y était constituée, sinon aussi sévèrement qu’à Rome, du moins dans de meilleures conditions qu’en Orient. Telle était la force du lien de parenté que, pour les successions, la représentation était admise à l’infini dans les deus lignes, directe ou collatérale ; qu’au besoin une adoption posthume pouvait continuer la famille, et que, dans la vie civile, une convention contraire aux bonnes mœurs ou à l’ordre publie était considérée par la loi comme non avenue[122]. Malgré des exemples fameux de dureté politique, le fond du caractère athénien était la mansuétude, la douceur et la pitié[123]. Les œuvres de charité qu’on a vu des Athéniens accomplir, n’étaient point rares ; Démosthène se vante d’avoir, lui aussi, racheté des captifs et aidé des citoyens pauvres à doter leurs filles[124]. Beaucoup d’autres, sans doute, avaient fait comme lui : ceux-ci, en petit nombre, par mobile religieux; ceux-là, plus souvent, par calcul politique, pour établir leur crédit dans l’assemblée générale. Mais quand nous entendons le grand orateur s’écrier : Vous connaissez, Athéniens, cette loi d’humanité qui ne veut pas qu’on outrage, même un esclave… et vous avez puni de mort plusieurs de ceux qui l’ont violée[125], nous avons le droit de demander combien de temps ne fallut-il pas pour que cette parole entrât dans la conscience de tous les peuples civilisés[126].

Dans cette société se rencontre à chaque pas le sycophante, pour lequel nous n’avons pas assez de mépris. Mais ce fut la faute des institutions et non celle des hommes si cette race pullula. Elle était nécessaire à Athènes qui n’avait point de ministère public et où le seul zèle des citoyens pouvait mettre en jeu la justice civile et la justice criminelle. Encore était-ce à leurs risques et périls : quand le défendeur n’obtenait point le cinquième des suffrages, son action était jugée téméraire. Au civil, il payait à son adversaire l’épobélie, c’est-à-dire le sixième de la demande. Au criminel, il encourait une amende de 1.000 drachmes envers l’État et devenait incapable d’intenter à l’avenir aucune accusation de même genre[127]. L’accusation fut donc d’abord un acte de dévouement civique et une affaire sérieuse pour de bons citoyens comme Éphialte ; plus tard, il est vrai, elle devint un métier, nuis un métier toujours dangereux. Eschine en fit l’épreuve quand il s’en prit à Démosthène.

Accusateurs ou défendeurs étaient soumis à une coutume qu’on ne retrouve malheureusement pas ailleurs. Ce peuple d’habiles parleurs mesurait l’éloquence à la clepsydre. Il ne pensait pas que l’affaire la plus difficile ne pût être plaidée en une séance et qu’un orateur dut remettre au lendemain la fin de son discours : tout procès devait être vidé en un jour[128].

Avec un régime politique qui était allé jusqu’aux dernières limites de la démocratie, on pourrait croire qu’Athènes fut une cité constamment orageuse. Mais il y avait dans l’esprit de ses habitants un contrepoids à la passion du changement, qu’on trouve dans les sociétés où la multitude est souveraine. Le droit de modifier une disposition législative avait été entouré de telles précautions, que, malgré les démagogues qui auraient voulu changer tout et malgré les poètes comiques qui ne respectaient rien, cette foule, tant sollicitée par les politiciens d’en haut et d’en bas, conservait le sentiment de la légalité. Dans sort Assemblée des femmes, le grand détracteur du peuple athénien montre un citoyen qui se soumet à un décret absurde, parce que le premier devoir de l’honnête homme est d’exécuter la loi.

Ce serait aussi une erreur de ne voir à Athènes qu’une tourbe bavarde et frivole : une loi de Solon punissait l’oisiveté[129]. Dans notre ville, dit Thucydide, il n’est pas honteux pour un citoyen d’avorter qu’il est pauvre; mais ne pas chasser la pauvreté par le travail, voilà où est la honte[130]. Et le travail ne manquait pas. Voyez le tableau que trace Périclès de l’activité industrielle des Athéniens : Ceux qui ne portent pas les armes et sont obligés de vivre de leurs bras ont une part des deniers publics ; mais ce qu’ils reçoivent n’est pas le prix de leur paresse. Ils sont appliqués à la construction de grands édifices où ils trouvent dans les arts de toute espèce, à s’occuper longtemps. Ainsi ceux qui restent dans la cité ont un moyen de tirer des revenus de la république les mêmes secours que les matelots, les soldats et ceux qui sont préposés à la garde des frontières. Nous avons à acheter la pierre, l’airain, l’ivoire, l’or, l’ébène, le cyprès ; et des ouvriers sans nombre, charpentiers, maçons, forgerons, tailleurs de pierre, teinturiers, orfèvres, brodeurs[131], tourneurs, ébénistes, peintres, sont occupés à les mettre en œuvre. Les armateurs, matelots et pilotes conduisent par mer une immense quantité de matériaux ; les voituriers, les charretiers en amènent par terre ; les charrons, les cordiers, les tireurs de pierres, les bourreliers, les paveurs, les travaillent ; et chaque patron, tel qu’un général d’armée, a autour de lui une troupe d’artisans sans profession déterminée, qui sont comme un corps de réserve, employé en sous-ordre. Par là les hommes de tout âge et de toute condition partagent l’abondance que ces travaux répandent[132]. En face de cette activité laborieuse, ne se croirait-on pas dans une des capitales modernes que l’industrie transforme ? Nos utilitaires disent : Quand le bâtiment va, tout va. Périclès ne se serait jamais servi de pareille formule et de tout autres idées étaient en son esprit. Il avait bien compris, on vient de le voir, vingt-quatre siècles avant nous, que les travaux publics sont le gage du bien-être de la population ouvrière, plus nombreuse à Athènes qu’on ne l’imagine. Mais il pensait que l’art, et non pas seulement l’utile, devaient être, pour ces travaux, le principe et la fin. Ses maçonneries, il les faisait de marbre ; pour maisons, il bâtissait des temples et s’il voulait que sa ville fût rayonnante de beauté, c’était afin que le citoyen l’aimât davantage et que l’étranger la respectât mieux. Si, comme le dit Bossuet et comme devrait le dire la sagesse des nations, si la vraie fin de la politique est de rendre la vie commode et les peuples heureux, la constitution athénienne du temps de Périclès avait atteint son but.

Ce peuple athénien tel que nous le connaissons en ses beaux jours, ne ressemble donc pas au portrait qu’ordinairement on trace de lui en s’aidant d’Aristophane ou de Platon. Le philosophe, qui avait tant de dédain pour la démocratie, ne voit dans Athènes qu’une foule paresseuse, bavarde et cupide, bien que sa cupidité, se réduisant à une ou deux oboles par jour, ne sortît pas des bornes d’une modération très philosophique. C’est au théâtre, en face de ceux qu’il travestit et qui l’applaudissent, que le poète se moque du peuple jugeur, du Pnycien, mangeur de fèves[133] et des badauds de l’assemblée : Vois, dit un personnage des Guêpes à Philocléon, lorsqu’il te serait si facile de t’enrichir, vois comme tu es toujours berné par ces prétendus amis du peuple. Toi qui es le maître de tant de villes, depuis le Pont-Euxin jusqu’à la Sardaigne, tu as à peine la jouissance d’un misérable salaire ! Encore pour que tu vives, te l’exprime-t-on goutte à goutte, comme on fait l’huile de la laine ; c’est qu’ils veulent que tu sois pauvre. Et pourquoi le veulent-ils ? Je vais te le dire : c’est pour que tu connaisses la main qui te nourrit, et que, lorsqu’ils t’excitent et te lancent sur quelqu’un de leurs ennemis, tu leur obéisses et déchires ceux qu’ils te désignent ; car, s’ils voulaient donner au peuple les moyens de vivre, rien ne serait plus facile. N’avons-nous pas mille cités qui nous payent tribut aujourd’hui ? Si à chacune d’elles on assignait vingt hommes à nourrir, nos vingt mille citoyens vivraient au sein des délices, parés de couronnes, nourris de lièvres et de lait nouveau, et goûteraient des jouissances dignes des habitants de cette terre et des vainqueurs de Marathon. Mais maintenant, comme les cueilleurs d’olives, vous suivez celui qui a la monnaie à la main.

Ailleurs il montre Athènes changeant les bonnes vieilles mœurs rustiques contre un luxe ruineux. Ici les deux peuples, celui de Solon et celui d’Alcibiade, sont représentés par le vieux bonhomme Strepsiade et par son fils Phidippide qui le ruine en chevaux ; le père n’est plus qu’une machine à payer les dettes de son fils. Éveillé la nuit par le souci qu’elles lui causent, il se retourne agité sur son lit, il entend Phidippide qui, jusque dans ses rêves, parle chevaux et dépenses : Aie ! s’écrie le malheureux père, un démarque[134] qui me mord ? Strepsiade était un bon campagnard, qui possédait le bonheur loin de la ville ; mais quoi ! le luxe et la civilisation fascinent ; tout y court, tout s’y brûle, comme le moucheron à la lumière. Ah ! s’écrie Strepsiade en s’adressant à son fils endormi, maudite soit celle qui me fit jadis épouser ta mère ? Je menais aux champs une vie heureuse, grossière, inculte, sans élégance, au milieu des abeilles, des brebis, du marc d’olives. Je m’avisai d’épouser la nièce de Mégaclès, fils de Mégaclès, moi, campagnard, une femme de la ville, pompeuse, aimant le luxe, formée à l’école de Cœsyra. Quand je l’approchais, j’apportais avec moi l’odeur de la lie de vin, des claies chargées de fruits et des monceaux de laine; elle, toute parfumée d’onguents, de safran, ne parlait que dépenses, régals et festins. Je ne dirai pas qu’elle demeurait oisive, elle tissait, et moi, lui montrant ce manteau, je lui disais : Ma mie, tu tisses trop serré… Puis il me vint ce fils que voilà.... Elle le prenait tendrement sur son sein, et lui disait : Quand seras-tu assez grand pour conduire un char vers la ville, comme Mégaclès, couvert d’un manteau couleur de safran ? Et, de mon côté, je lui disais : Quand seras-tu assez grand pour ramener les chèvres de Phellée, comme ton père, vêtu d’une peau de bête ? Mais il n’a point suivi mes conseils, et il a donné à ma fortune la maladie des chevaux.

Dans les Chevaliers, c’est encore le peuple qui est bafoué, comme le plus débonnaire des souverains ne l’a jamais été. Pour répondre au poète, il n’est besoin que d’écouter les paroles d’un violent ennemi des Athéniens, conservées par un banni d’Athènes : Il est un peuple qui ne respire que les nouveautés : prompt à concevoir, plus prompt a exécuter; fort, et ayant encore plus d’audace que de force, plus de confiance que d’audace, même dans le péril. Vainqueur, il s’avance et suit la victoire; vaincu, il ne se laisse point abattre. Pour les Athéniens, la vie n’est pas une propriété qui leur appartienne, tant ils la sacrifient aisément à leur pays. Ils n’ont en propre que leur pensée; et elle conçoit sans relâche de nouveaux desseins pour le bien de l’État. Remplir la tâche qu’ils se sont donnée, voilà leur plus belle fête[135].

Qu’était-ce donc que ce peuple dont une main ennemie traçait un tel portrait ? Ce peuple, qui traitait doucement l’esclave et accueillait l’étranger; qui assurait aux vieillards, aux infirmes, leur subsistance, et donnait la patrie pour mère aux enfants que la guerre avait faits orphelins[136] ; qui enfin, au milieu de sa place publique, avait dressé l’autel de la Pitié, pour que les suppliants vinssent y suspendre leurs bandelettes. Car, seuls des Grecs, les Athéniens honoraient la Pitié, déesse secourable dans les vicissitudes de la vie humaine[137]. L’histoire peut donc dire avec Périclès : Athènes, pour être admirée, n’aura pas besoin d’un Homère ; la seule vérité, suffit à sa gloire.

Aristophane, qui ne commença d’écrire que trois ans après la mort de Périclès, n’eut point occasion de l’attaquer de son vivant ; mais il y avait trop d’esprit dans Athènes pour que beaucoup de gens ne fussent pas en humeur de se venger par des bons mots de celui qui, les éclipsant tous, les retenait dans l’ombre. C’est le rôle auquel, dans les temps heureux, l’opposition est réduite, et Aristophane eut des précurseurs qui n’épargnèrent pas l’Olympien : Gens habiles à rire de ce que chacun respecte, à bafouer ce qu’il y a de plus honnête[138]. Cratinos, qui fut un poète renommé, appelait Périclès le père des dieux, le plus grand des tyrans, le fils aîné des temps et de la brigue. Un autre le sommait de jurer qu’il ne se ferait pas roi ; Téliclidès disait qu’il l’était déjà. On ne désignait ses amis que sous le nom odieux des Pisistratides. Aspasie, qu’il avait épousée après avoir répudié sa femme, était la nouvelle Omphale, ou Déjanire qui avaient dompté le nouvel Hercule. D’autres le représentaient comme le prince des satyres et parlaient des belles Athéniennes qu’il rencontrait dans l’atelier de Phidias, de la femme de Ménippos, qui avait aidé son mari à devenir stratège. Périclès ne se laissa pas détourner de sa route par ces clameurs, qui n’étaient que la rançon obligée de sa gloire et de sa puissance. On ne peut même lui attribuer sûrement une loi, votée en 440, pour restreindre l’insolence des auteurs comiques; comme toutes les lois de ce genre, elle tomba vite en désuétude : deux ans après, l’archonte Épigénès la supprimait.

Pourtant, à la longue, on vit poindre dans la foule le sentiment qui faisait dire au paysan d’Aristide : Il m’ennuie de l’entendre toujours appeler le Juste. Ceux qui reprochaient à Périclès le gaspillage des finances commençaient à être écoutés ; les restes du parti aristocratique ne lui pardonnaient pas d’avoir consommé leur ruine en élevant si haut la démocratie athénienne; les prêtres, les dévots, affectaient de craindre pour leurs dieux les audaces philosophiques de ses amis ; et, suivant l’usage des temps où la conscience publique se trouble, les factions contraires se donnaient la main pour renverser celui qui faisait obstacle à leurs visées particulières. Les traits acérés des comiques avaient été le prélude de batailles plus sérieuses. On s’en prit d’abord à ceux qu’il aimait. Phidias fut accusé d’avoir détourné une partie de l’or qui lui avait été remis pour la statue d’Athéna. Périclès, prévoyant l’accusation, ou plutôt voulant que cet or pût être pour Athènes une ressource dans les jours difficiles, avait conseillé à l’artiste de l’appliquer sur la statue de manière qu’on pût l’ôter sans nuire à l’ouvrage. Il fut donc facile à Phidias de se disculper ; mais il s’était représenté lui-même sur le bouclier de la déesse sous les traits d’un vieillard, et dans une autre figure on reconnaissait aisément l’image de Périclès. C’était, dans les idées religieuses de cette époque, un sacrilège. Phidias, menacé peut-être d’une condamnation capitale, se retira chez les Éléens[139].

Cette condamnation, un des torts du peuple athénien, était un échec pour Périclès, un encouragement pour ses adversaires. Ils obtinrent le vote d’un décret qui fit un crime d’État de philosopher sur les choses divines[140] ; puis ils accusèrent Anaxagore, un des plus chers amis de Périclès, de acier l’existence des dieux, et de professer sur les corps célestes des doctrines contraires à la religion nationale. Plus vraiment religieux que ses accusateurs, puisqu’il enseignait une notion plus pure de la divinité[141]. Anaxagore fut, comme plus tard Galilée, victime de l’intolérance : il n’échappa à une sentence probablement capitale qu’en s’exilant à Lampsaque où il mourut. Aspasie fut enveloppée dans la même accusation.

Cette Milésienne exerçait à Athènes, par sa rare intelligence et sa beauté, une influence que les plus grands esprits acceptaient. Périclès subit le charme de l’étrangère au point de la faire entrer dans sa maison comme épouse légitime. A raison de son origine, Aspasie ne pouvait être sa femme selon la loi civile, elle le fut par le lien d’une affection que rien n’altéra jamais[142]. C’était donc en plein coeur qu’on voulait le frapper. Il la sauva, mais ses ennemis eurent la joie de voir le plus grand orateur de la Grèce réduit à mêler des larmes à son éloquence. Enfin on osa s’en prendre à lui-même et demander qu’il rendît ses comptes. Le peuple, cette fois, recula et, jusqu’au dernier jour de ce grand citoyen, il respecta en lui la sagesse et l’intégrité qui avaient porté si haut la puissance d’Athènes[143].

 

 

 



[1] À moins qu’ils n’aient voulu rappeler ainsi la charge de stratège, ou général, dont il fut constamment investi (Plutarque, Périclès, 16). Ce serait plus probable, si les poètes comiques n’avaient fait de cette conformation de sa tête le continuel objet de leurs plaisanteries : Voilà, dit Cratinos, notre Jupiter qui s’avance avec sa tête d’oignon marin ; il semble porter l’Odéon.

[2] Ce mot avait, chez les Grecs, un sens bien plus large que chez nous ; il s’étendait à tout le domaine des neuf sœurs. C’étaient les Muses qui devaient faire l’éducation de l’esprit, comme la gymnastique faisait celle du corps.

[3] On verra plus loin qu’Anaxagore n’avait cependant pas dégagé de la matière la personnalité de l’Esprit ordonnateur du monde. Sa doctrine n’en était pas moins un grand effort pour constituer un seul principe divin.

[4] Acharniens, 530-531.

[5] Plutarque (Périclès, 8) dit que le puissant orateur n’avait ni publié ni laissé par écrit aucun de ses discours. Les trois que lui prête Thucydide, mais que l’historien put entendre, ne sont donc qu’un écho peut-être lointain.

[6] Périclès fut bien élu chaque année stratège ; mais c’est un titre qu’il partageait toujours avec neuf collègues, et il ne fut jamais archonte. Ahrens et Müller veulent qu’un des dix stratèges ait eu une autorité beaucoup plus grande que celle de ses collègues, comme, plus tard, le stratège έπί τά δπλα de l’époque romaine ; qu’ainsi, dans l’expédition de Samos, Périclès n’ait eu que des collègues subordonnés. C’est aussi l’opinion de Curtius. A Marathon, on avait jugé bon de reconnaître à chaque stratège une autorité supérieure pour son jour de commandement ; l’expérience avait dû apprendre que l’unité de commandement était encore bien plus nécessaire durant une expédition lointaine. Aussi je pense que ce que l’on fit un jour pour Miltiade fut fait souvent pour Périclès, sans qu’on lui ait déféré à Athènes une autorité supérieure.

[7] Quels hommes, en général, que les Athéniens ! et quelle ville qu’Athènes ! quelles lois ! quelle police ! quelle valeur ! quelle discipline ! quelle perfection dans toutes les sciences et dans tous les arts ! Mais quelle politesse dans le commerce ordinaire et dans le langage ! Théophraste, ce parleur agréable, cet homme qui s’exprimait divinement, fut reconnu étranger et appelé de ce nom par une simple femme de qui il achetait des herbes au marché, et qui reconnut, par je ne sais quoi d’attique qui lui manquait, que les Romains ont depuis appelé urbanité, qu’il n’était pas Athénien; et Cicéron rapporte que ce grand personnage demeura étonné de voir qu’ayant vieilli dans Athènes, possédant si parfaitement le langage attique, et en ayant acquis l’accent par une habitude de tant d’années, il ne s’était pu donner ce que le simple peuple avait naturellement et sans nulle peine (La Bruyère, Discours sur Théophraste).

[8] Hérodote, VI, 97, et Aristophane, dans Lysistrata, parlent de 30.000 citoyens ; ce sont des chiffres en l’air. Plutarque (Périclès, 37) cite le recensement de 441, qui fit reconnaître 14.040 citoyens véritables ; 5.000 individus qui avaient usurpé ce titre furent vendus comme esclaves. Mais ces usurpations étaient fréquentes ; aussi le chiffre de la population souveraine ne variait pas seulement par les naissances et les morts. Selon Démosthène, Contre Aristogiton, ou l’auteur de ce discours, Athènes avait 20.000 citoyens : est le nombre qu’Aristophane donne dans les Guêpes et celui qu’on peut tirer des listes de Thucydide, lorsqu’il énumère avec Périclès les forces d’Athènes au commencement de la guerre du Péloponnèse : pour l’armée active quelques centaines de cavaliers et 13.000 hoplites ; pour garder les forteresses, 16.000 autres hoplites comprenant les vieillards, les jeunes gens de 18 à 20 ans et les métèques ; ceux-ci, certainement de beaucoup les plus nombreux. Si, de ce chiffre de 20.000 citoyens, vous ôtez les vieillards qui ne veulent plus s’occuper des affaires publiques, les absents pour commerce ou voyages, les clérouques (voyez plus loin) et ceux qui, établis dans l’Attique, ne se souciaient pas de faire, les jours d’assemblée ou d’assises judiciaires, le voyage d’Athènes, vous trouverez qu’il ne restait que quelques milliers de citoyens prenant part au gouvernement de la république. Thucydide, qui a fait la remarque que rarement l’assemblée ordinaire s’élevait à 5.000 membres, montre (II, 14 et 18) que l’obligation de venir s’enfermer dans la ville à l’approche des lacédémoniens, était, pour des hommes habitués à vivre aux champs, une dure nécessité, … peu d’entre eux ayant une habitation dans Athènes. Il ne faut pas s’étonner que le nombre des citoyens pleno jure fut si petit : il s’en trouvait bien moins à Sparte, moins encore à Épidaure, où Plutarque (Questions grecques, 1) n’en comptait que 180, à Héraclée, à Cnide, à Istros, à Thés, etc. C’était chose grave pour une ville grecque que de conférer son droit de cité, car c’était accorder en même temps aux nouveaux venus le partage des droits religieux, μετείναι τών ίερών, et il y avait à craindre que les divinités poliades n’en fussent point satisfaites. Mais c’était par là qu’une cité pouvait grandir. Le chiffre des faux citoyens d’Athènes en 444 prouve que l’usurpation du droit de cité était fréquente dans cette ville, et cette heureuse facilité a permis aux Athéniens de combler les vides que la guerre, l’émigration, la peste et les naufrages faisaient dans leur population : après la désastreuse guerre du Péloponnèse. ils étaient aussi nombreux qu’auparavant. C’était du reste une sorte d’axiome en Grèce qu’une cité ne devait compter qu’un nombre restreint de citoyens. On sait de quel chiffre se contentaient Platon et Aristote. Hippodamos, l’auteur d’un traité de Politique, n’en voulait pas dans sa cité modèle plus de 10.000. A en croire Diodore (XVIII,18, 4), la réforme constitutionnelle de 322, qui réduisit le nombre des citoyens à neuf mille, en força douze mille autres, qui possédaient moins de 2000 drachmes, à aller chercher fortune ailleurs.

[9] Thucydide, I, 99. Heeren, Idées sur le Commerce, t. VII, p. 192, dit : Celui qui connaît la nature d’une confédération et la difficulté de la maintenir accordera qu’il était presque impossible d’éviter l’apparence d’abuser de la suprématie ; ce qui paraît à l’un un abus semble à l’autre un moyen nécessaire pour atteindre le but. Ajoutons une cause très active de rupture : la haine de toutes les aristocraties contre la démocratie athénienne, dont l’éclat seul était pour elles un danger de mort.

[10] Thucydide, I, 75-76 ; II, 65.

[11] Par des causes qu’on trouvera exposées dans Busolt, Der Phoros, etc., dans le Philologus, t. XLI, p. 652 et suiv., ces chiffres variaient beaucoup.

[12] D’après deux passages de Plutarque et d’Aristophane, on pourrait conclure que, de Solon à Périclès, le pouvoir de l’argent baissa de 3 à 1, ou de 2/3. En France, il a baissé, de 1814 seulement à 1849, de 10 à 8, ou de 1/5 (Léon Faucher, Revue des Deux Mondes, juin 1849).

[13] Périclès disait que les Athéniens ... χρημάτων μέν ούx όφείλουσς λόγον (Plutarque, Périclès, 11). Non seulement ils ne rendaient pas de comptes, mais ils stipulaient seuls au nom de tous. Ainsi ils exclurent les Mégariens de tous les ports des alliés.

[14] Thonissen, le Droit pénal à Athènes, p. 931.

[15] Hérodote, V, 83. M. Bœckh dit même (III, 16) : Athènes agit de la sorte, vraisemblablement, à l’exemple de Thèbes, d’Élis, d’Argos et de beaucoup d’autres. Les Italiens du moyen âge demanderont ainsi à leurs voisins des podestats, pour être assurés d’une justice plus impartiale.

[16] Thucydide V, 27.

[17] C’est du moins ce qui semble résulter du discours d’Antiphon, Sur le meurtre d’Hérode (chap. 7).

[18] Le sycophante d’Aristophane, dans les Oiseaux, se donne le titre d’accusateur des îles : Je suis, dit-il, un dénicheur de procès, et je rôde autour des villes pour les citer en justice (vers 1422-1425). Xénophon montré aussi dans la République des Athéniens (ad fin.), qu’une multitude de procès des alliés étaient jugés à Athènes. Mais ce livre est-il de Xénophon ? Cette question a donné lieu à de nombreuses controverses, ainsi que celle de la date de la naissance de Xénophon. Letronne (Vie de Xénophon) donne 445 ; Croiset (Xénophon), 435 ; Curtius, 431, Grote et Belot, 450. Le dernier (la République d’Athènes) suppose que le mémoire sur la République d’Athènes a été composé par Xénophon en 378. Curtius, Kirchhoff, etc., en mettent la rédaction par un auteur inconnu en 425, et cette date paraît la plus vraisemblable. En effet, il ne peut être de Xénophon, car il montre Athènes dans toute sa puissance, et Xénophon n’est arrivé à l’âge d’homme qu’au temps des désastres. Une phrase sur les satires du théâtre prouve que le livre a été composé avant la représentation des chevaliers et des Guêpes. M. Adalbert Roquette (De vita Xenophontis, 1884) regarde comme apocryphes la République des Athéniens, l’Apologie, l’Agésilas et les Lettres.

[19] Thucydide, VIII, 48, 6. J’ai montré ailleurs combien il était difficile à un sujet de Rome d’obtenir justice d’un consul ou d’un préteur. Il n’y a pas plus à comparer la condition des ‘sujets dans les deux empires, que l’organisation aristocratique des tribunaux romains du dernier siècle de la République, où tout était à vendre, avec les διxαστήρια athéniens, qui obéissaient plus quelquefois à la colère ou à la pitié qu’à la justice et à la raison, mais qui du moins ne pouvaient pas être achetés, à cause du nombre de leurs membres. En France même, n’arrive-t-il pas souvent qu’un délit est déféré, pour cause de suspicion légitime, à un tribunal autre que celui du lieu où le délit a été commis ?

[20] Ils envoyaient des épiscopes ou surveillants et des φύλαxες ou gardiens, pour contrôler la conduite des alliés et les maintenir dans l’alliance (Harpocration, s. v. έπίσxοποι ; Sainte-Croix, Introd. à son Hist. d’Alex., p. 17). Ces surveillants, que nous connaissons mal, ont dû être l’objet de la haine des alliés.

[21] Cf. Thucydide, I, 75, 76, 99. Dès qu’on apprit eu Asie le désastre des Athéniens cri Sicile, les satrapes exigèrent le tribut des villes grecques, qu’elles ne payaient pas depuis plus de cinquante années (Thucydide, VIII, 5). La flotte athénienne couvrait également les Grecs siciliens et italiotes. De 480 à 410, Carthage n’osa diriger contre eux une seule attaque, craignant d’appeler sur elle les armes de fa grande cité. Cf. Thucydide, VI, 34 : Hermocrate conseille aux Syracusains de solliciter le secours des Carthaginois.

[22] Thucydide, I, 40.

[23] Corpus inscr. Attic., t. IV, n° 27 a ; Foucart, Revue archéol., avril 1877, p. 242 ; P. Guiraud, De la condition des alliés, p. 17.

[24] Périclès, 40 ; mais Thucydide ne dit rien de ces cruautés. — Plutarque, ibid., d’après Ephore, parle de machines de guerre que Périclès aurait fait construire, pour la première fois, devant Samos. Ce n’est point certain, mais Thucydide (II, 70) mentionne celles dont les Lacédémoniens se servirent devant Platée. C’est le commencement de l’artillerie de siège que les Grecs d’Homère et de Solon n’avaient point connue.

[25] C’est le principe qui a été invoqué par les Américains du Nord contre ceux du Sud.

[26] Panégyr., § 113, édit. Didot.

[27] Un savant historien de la Grèce, l’évêque Thirlwall, parle de all the attempts which for the last forty years hale been systematically made in our own literature, the periodical as well as the more permanent, for political and ether purposes, to vilify the Athenians. En Allemagne, le professeur Drumann (Geschichte des Verfalls der griechischen Staaten) a dépassé, dans ce sens, toute violence. Il est vrai qu’il n’épargne pas plus Cicéron à Rome que Périclès à Athènes. N’oublions pas non plus que tous nos renseignements nous viennent des amis de l’oligarchie, de ceux qui sont systématiquement contraires à la démocratie ou qui ont souffert par elle Thucydide, à qui Denys d’Halicarnasse reproche son amertume et sa sévérité pour sa patrie (Jugement sur les principaux historiens, éd. Reiske, p. 774) ; Aristophane, dont les virulentes satires ne sont pas plus impartiales que ne le sont nos pièces politiques ; Platon, l’élève de Lycurgue autant que de Socrate, et Xénophon, qui est bien plus de Sparte que d’Athènes. Parmi les ennemis du peuple athénien, il faut compter même voltaire, qui, dans Athènes, attribuait tout, sa gloire, sa puissance, à ses grands hommes; mais, en soutenant cette thèse, il plaidait sa propre cause. Montesquieu aussi, qui ose écrire (Esprit des lois, liv. VIII, ch. IV) . La victoire de Salamine corrompit la république d’Athènes. Mais qu’est-ce donc que cette corruption d’où naissent de si grandes choses ? Qu’est-ce que ce mal qui est la vie et la force ?

[28] Ces colons étaient appelés clérouques. L’État leur donnait des armes et de l’argent pour leur voyage. Thucydide, III, 50. Plutarque, Périclès, 36 ; Corp. inscr. Attic., I, 31, ligne 30, et l’argument du discours sur la Chersonèse.

[29] Bœckh, Seewesen, p. 482.

[30] Corp. inscr. Attic., II, 593.

[31] M. Foucart a nettement établi, dans un savant mémoire sur les colonies athéniennes au cinquième et au quatrième siècle, la condition du clérouque. Pour lui, il n’y a d’autres changements dans sa condition de citoyen athénien que ceux que l’absence entraîne nécessairement ; ce qu’il y a de particulier dans cette situation, c’est qu’elle peut durer pendant toute la vie du clérouque, et se transmettre sans altération à ses héritiers.

[32] Hérodote, V, 77 ; VI, 100 ; Thucydide, III, 50. Démosthène, contre Timocratès, § 120, dit aussi qu’un dixième des amendes, du produit des prises, etc., était alloué au trésor d’Athéna, un cinquantième à celui des autres divinités.

[33] Cf. Bull. de Corr. hellén., 1885, p. 51.

[34] Des revenus de l’Attique, 2. Si ce traité n’est pas de Xénophon, il a été certainement écrit par un de ses contemporains.

[35] Mme de Staël, De la Littérature, etc., partie I, ch. I.

[36] Nous exposons avec quelques détails le budget athénien, parce que les antres États grecs avaient, dans une moindre proportion, et suivant les circonstances, des recettes et des dépenses semblables. À l’exception des tributs, dit Bœckh (Écon. polit. des Athén., t. II, p, 1), les autres États grecs avaient les mêmes revenus. L’étalon de la monnaie athénienne était une pièce d’argent, la drachme, qui avait une valeur intrinsèque d’environ 0 fr. 93. Le talent, ou 6000 drachmes, était une monnaie de compte. Sur l’avantage qu’avaient les marchands étrangers à vendre au Pirée leur cargaison à prix d’argent au lieu qu’en d’autres ports ils étaient réduits au commerce de troc, voyez les Rev. de l’Attique, ch. III.

[37] Périclès employa des machines au siège de Samos.

[38] Thucydide, III, 19 : Ce fut la première fois, dit-il, que les Athéniens furent obligés de se mettre eux-mêmes à contribution. De savants hommes ont compris que ce fut la première fois durant la guerre du Péloponnèse, que l’είσφορά fut établie.

[39] Les temples, propriété de l’État ou des communes, avaient leurs biens qu’on affermait pour subvenir aux frais du culte.

[40] Les scories que les anciens ont laissées sont encore assez riches pour être exploitées avec profit.

[41] Elien, Hist. var., VI, 1.

[42] Cet impôt, en l’année 400, après les grands désastres, donna encore 36 talents à l’État et 6 au fermier. Ce qui n’accuse qu’un mouvement d’affaires d’environ 2000 talents, ou, en francs, de 11.200.000, valeur absolue (Andocide, Sur les mystères, 23).

[43] Voyez Perrot, Le commerce des céréales en Attique, dans la Revue histor., t. IV, 1877.

[44] Démosthène, Contre Leptine, 60. Ce droit fut rétabli, après Ægaos-Potamos, par Thrasybule (Xénophon, Hellén., IV, 8, 27).

[45] Xénophon, Hellén., I, 3, 9.

[46] La loi avait fixé un âge légal, quarante ans, pour les chorèges chargés de conduire les chœurs d’enfants : scrupule méritoire dont témoignent d’autres lois d’Athènes. Cf. Eschine, Contre Timarchos (Oratores attici de Didot, t. II, p. 31).

[47] Sur l’άντίδοσις, voyez le discours de Démosthène Contre Phenippos, et celui d’Isocrate, De l’Antidose, avec la savante introduction d’E. Havet. A. Bœckh, qui n’est pas, il s’en faut, ami de la démocratie athénienne, ne réclame point contre la triérarchie, la plus dispendieuse de ces liturgies et qui a soulevé tant de déclamations contre les Athéniens. Il a aussi remarqué que l’inégalité des fortunes ne fut jamais grande à Athènes. Ajoutons que cette inégalité, avec son double danger de donner naissance à une classe trop riche, souvent ambitieuse et servile, et à une classe trop pauvre, servile aussi et toujours prête aux révolutions, ne commença à être sensible qu’au temps de Démosthène. Encore cet orateur dit-il que les citoyens croient jouir d’une fortune honnête quand ils ont en biens-fonds 15 à 20 talents et qu’ils peuvent donner 100 mines de dot à leurs filles. Même après les Trente Tyrans, il n’y avait pas cinq mille citoyens qui n’eussent pas un fonds de terre (Denys d’Halicarnasse, Lysias, 32). Aux beaux jours d’Athènes, il s’y trouvait peu de riches et peu de pauvres ; c’était l’aurea mediocritas d’Horace, bonne pour l’État comme pour l’individu. Montesquieu approuve les liturgies. — Des σύνδιxοι, institués plus tard, furent chargés de défendre les intérêts du Trésor. Les Romains auront aussi des avocats du fisc.

[48] Voyez dans la collection des plaidoyers de Démosthène, le discours Pour la couronne triérarchique.

[49] Thucydide, VI, 31.

[50] Ces charges imposées à la richesse l’ont peut-être sauvée, en détournant la démocratie athénienne de décréter, comme Solon, une abolition des dettes ou une dépréciation de la monnaie.

[51] Voyez Bull. de Corr. Hellén., janv. 1887, p. 37.

[52] Outre le soixantième du tribut des alliés, le revenu de ses terres, le produit de certaines amendes, la part qui lui revenait sur les prises, etc., Athéna recevait encore des redevances en nature pour chaque naissance et chaque mort, une mesure d’orge, une autre d’avoine et une obole (Aristote, Économ., II, 2).

[53] Bull. de Corr. hell., t. II, p. 36 et suiv. Ce qui appartenait aux dieux était dit : τά ίερά χρήματα ; les biens du trésor de l’État appelaient τά δσια. De même, chez les Romains : Res sacræ et res sanctæ (Dareste, Plaidoyers politiques de Demosth., I, 172). Sur cette question des biens sacrés, voyez Homolle, Les archives et l’intendance sacrée à Délos, 1887.

[54] Démosthène, Contre Théocrinès, 6.

[55] Des écrivains font l’écart beaucoup plus grand. Pour avoir la valeur d’échange de l’argent au temps de Périclès, ils multiplient par 42 les chiffres que les anciens nous donnent. C’est le chiffre que J.-B. Say propose, en se fondant sur le prix du blé à cette époque. Mais on peut voir que le salaire quotidien était d’une drachme, ou d’un franc environ, qui, multipliée par 3 ou 4, donnerait le prix moyen du salaire actuel de nos journaliers. Ces multiplicateurs seraient même trop forts si on les appliquait ans 5 oboles que l’esclave public recevait pour sa nourriture quotidienne. Le problème de la valeur relative de la monnaie est à peu prés impossible à résoudre. Même en France et de nos jours, est-ce qu’une pièce de 5 francs vaut autant à Paris qu’au fond de la Bretagne ou des Laudes ?

[56] Isocrate, Aréopage, 38 ; Bœckh, liv. IV, ch. III.

[57] Revenus de l’Attique, 3.

[58] Démosthène, Contre Timocr., 213.

[59] G. Perrot, Le commerce de l’argent à Athènes. L’intérêt courant était de 1 pour 100 par mois, et dans certains cas de 1 ½ pour 100. En matière de prêt maritime, il n’y avait pas de limite.

[60] Je note en passant que le contrat de louage était le même à Athènes que chez nous.

[61] Au livre VIII de la République.

[62] Contre Aristocratès, 66.

[63] Cette autorité morale de l’Aréopage dura longtemps. Aulu-Gelle (XII, 7) rapporte qu’un proconsul d’Asie, Dolabella, renvoya aux Aréopagites d’Athènes une femme de Smyrne, accusée d’empoisonnement, ut ad judices grariores exercitatioresque.

[64] Devant eux étaient deux urnes contenant : l’une des fèves blanches ou de couleur ; l’autre, les noms des candidats. Le candidat heureux était celui dont le nom sortait en même temps qu’une fève blanche. Est-ce de là qu’est venue notre royauté de la fève ?

[65] Sur ces magistrats, voyez Hauvette-Besnault, Les stratèges athéniens, 1884. À l’élection par main levée étaient soumis encore les commissaires nommés pour une affaire déterminée. Dans ce cas, comme à Rome, le président de l’assemblée arrêtait une liste des candidats qu’il proposait et c’était sur ces noms que le vote était émis.

[66] M. Fustel de Coulanges, dans son mémoire sur le Tirage au sort, a réuni toutes les questions qui étaient adressées au candidat dans l’examen appelé δοxιμασία. On lui demandait : 1° si ses parents étaient athéniens depuis trois générations, en ligne paternelle et en ligne maternelle ; 2° s’il possédait des autels d’Apollon et de Zeus, c’est-à-dire la religion domestique des familles anciennes et le culte de la propriété foncière ; 3° s’il honorait ses ancêtres, s’il avait un tombeau de famille et s’il y accomplissait régulièrement les sacrifices ; 4° s’il avait fait toutes les campagnes exigées par la loi ; 5° s’il possédait le capital imposable et s’il payait les contributions foncières, clause qui excluait les citoyens indigents. Ainsi l’on ne demandait pas au candidat des preuves de capacité politique, ni d’intelligence ; on s’assurait qu’il appartenait à une famille ancienne et dans l’aisance. Ces questions montrent le caractère religieux et aristocratique de l’institution. Ajoutons que de mauvaises moeurs, une difformité corporelle ou une dette envers le trésor empêchaient d’arriver à I’archontat, même de prendre la parole dans l’assemblée du peuple : c’était l’άτιμία. Cf. Eschine, Contre Timarchos.

[67] Hérodote, III, 80 ; Platon, Lois, liv. VI.

[68] Montesquieu, Esprit des Lois, II, chap. II. Aristote, Polit., I, 5, dit : Il est bon que les fonctions publiques soient données, les unes au sort, les autres au suffrage. Le premier procédé ouvre au peuple la carrière des honneurs; le second donne à l’État de bons administrateurs. Curtius regarde le tirage au sort comme le seul moyen de tuer l’esprit de faction. Divers écrivains ont pensé que le tirage au sort pour les archontes était fort ancien (Plutarque, Périclès, 1 et 9), mais qu’on ne mettait dans l’urne que des noms d’hommes appartenant à de grandes familles. C’est possible, puisque Démétrius de Phalère l’a dit. Du reste, je crois que, quand le peuple avait besoin d’un homme supérieur pour conduire ses affaires, en de graves circonstances, il le faisait, d’une manière ou d’une autre, arriver au pouvoir. Il ne faut pas donner aux hommes de ce temps des scrupules constitutionnels, que nous-mêmes n’avons pas.

[69] Politique, V, 2, 9.

[70] Bull. de Corr. hell., 1885, p. 99.

[71] Ibid., p. 77.

[72] Comme il était impossible de réunir 500 héliastes pour juger de petites affaires, on institua dans les tribus 40 dictètes, sorte de juges de paix ou d’arbitres, qui parcouraient les dèmes et prononçaient sur les contestations de peu d’importance, jusqu’à une valeur de 10 drachmes. Les magistrats eurent aussi le droit d’infliger des amendes de 50 drachmes ; le sénat, des amendes de 500.

[73] Aristophane (les Guêpes, 662) parle de 6000 héliastes, en comptant 9000 juges suppléants désignés pour remplir les vides qui pouvaient se produire parmi les juges titulaires. Avant que les plaidoiries commençassent, les héliastes juraient d’écouter les deux parties.

[74] Anytos, l’accusateur de Socrate, mis en jugement en 409, est représenté comme le premier à Athènes qui ait corrompu ses juges (Aristote, Fragm. des Hist. Grecs, édit. Didot, t. II, p. 127, n° 72). Aristote ne croyait donc pas à la vénalité des juges avant 409.

[75] Rome ne l’a sérieusement pratiqué que très tard par la séparation du pouvoir militaire et de l’autorité civile.

[76] La prytanie, dixième partie de l’année, était de trente-cinq à trente-six jours. Le débiteur de l’État qui ne s’était pas libéré à la fin de la neuvième prytanie était mis en prison (Démosthène, Contre Timocr., 40).

[77] Sur ces lenteurs, voyez Démosthène, Procès de l’Ambassade, 186.

[78] Cette restriction fut levée ou mal observée, comme le prouvent les exemples cités par Schœmann, de Comitiis Atheniensium, p. 98 ; mais à quelle époque ? On l’ignore. Le plus ancien exemple est de l’année 405 (Xénophon, Helléniques, I, 7).

[79] Le Sénat était formé annuellement de cinq cents citoyens âgés de plus de trente ans et désignes par le sort, cinquante dans chacune des dix tribus. Ce corps ayant un droit de surveillance sur l’administration tout entière, c’était devant lui que les candidats aux fonctions publiques devaient subir la δοxιμασία, ou peut-être, pour certains emplois, devant les héliastes, comme cela eut lieu du temps de Démosthène (Contre Boetos, et Contre Tirmarchos). — On appelait les vingt-huit sénateurs de Sparte des maîtres, δεσπότει ; une oreille athénienne n’aurait pu entendre ce mot-là.

[80] Démosthène (Contre Tim., 27) dit que pour l’examen d’une proposition de loi, on nomma mille nomothètes. Pour d’autres cas, ils étaient bien moins nombreux. (Voyez Andocide, Sur les Mystères, 84).

[81] Démosthène, Contre Midias, 182.

[82] C. I. A., t. I, n° 61.

[83] Plan d’une maison grecque, du second siècle avant notre ère; d’après le Bull. de Corr. hellén., VIII (1884), pl. 21 (P. Paris). — La maison est un long rectangle de 28 mètres sur 17, très régulier, sauf à l’angle S.-O., où se trouve un léger retrait. La porte, large de 1 mètre 50 est percée sur le mur S. et donne accès dans un vestibule pavé en mosaïque blanche, sur lequel ouvrent deux pièces, l’une à l’O., l’autre, beaucoup plus grande et avec deux portes, à FE. Du vestibule, comme de ces deux pièces, on passe dans une galerie, au centre de laquelle est une cour carrée pavée en mosaïque et entourée d’un péristyle. Cette cour est construite sur un réservoir central hermétiquement clos et dont l’eau lui communiquait un peu de sa fraîcheur. Deux citernes sont d’ailleurs ménagées dans le stylobate; l’une, à l’angle O., a peut-être servi de cave. Sur la galerie, dans l’axe de la cour intérieure, ouvre une belle salle dont la porte est large de 2 mètres 70 et qui communique au N. avec une pièce plus petite qui ouvre également sur la galerie. La distribution de tourte la partie N. de la maison est plus incertaine. L’étude des fragments d’architecture permet de supposer qu’un second péristyle était superposé en premier, et que la maison avait par conséquent un étage. Ce qui n’est pas douteux, c’est qu’elle était habitée par une famille riche. Elle était entièrement pavée en mosaïque blanche sauf la cour intérieure qui était en mosaïque de différentes couleurs. Si tous les murs sont formés de moellons informes et de mortier, ceux de l’intérieur sont revêtus de stuc teinté en bleu clair, rose ou jaune. Le marbre a été aussi employé en plus d’un endroit, notamment pour la décoration de la grande salle qui a vue sur la cour intérieure. C’était la plus riche et aussi la plus claire de toute la maison : car c’est seulement par la cour que pénétrait la lumière. Il n’y avait sans doute pas de fenêtres. Notons qu’au temps de Périclès, on n’aurait pas trouvé une maison aussi somptueuse à Athènes.

[84] Franklin a dit énergiquement : Il est bien difficile qu’un sac vide se tienne debout.

[85] Plutarque l’affirme (Périclès, 11), et le décret pour la fondation de la colonie de Bréa, entre 444 et 440, le prouve. Il y est dit que les colons seront pris dans les deux dernières classes, celle des thètes et celle des zeugites (Corp. inscr. Attic., t. I, 31 B).

[86] Aristote, Politique, II, 10. Le service militaire appelant au dehors les jeunes gens, c’étaient les vieillards qui, en temps de guerre, composaient surtout les tribunaux.

[87] Au fantassin, 2 oboles pour la solde, μιαθός ; et 2 pour les vivres, σιτηρέσιον ; au cavalier, le double.

[88] Aristote, Politique, II, 6 ; Lysias, περί τοΰ άδυνάτου. Le sénat examinait les demandes ; l’assemblée allouait les secours ; le payement se faisait par prytane ; et, à chaque prytanie, nouvel examen fait par le sénat (Cf. Bœckh, liv. II, ch. XVII). Ce secours, d’abord de 1 obole, fut ensuite porté à 2. Les juges n’avaient pas davantage. Quand, à l’approche de Xerxès, les Athéniennes se réfugièrent à Trézène, cette ville leur alloua pour leur subsistance 2 oboles par jour (Plutarque, Thémistocle,10). 1 obole valait à peine 15 centimes. Aussi l’un des soins les plus constants du gouvernement athénien fut de tenir le pain à bon marché. Le navire athénien qui avait pris du blé en Crimée ne pouvait l’aller vendre là où des prix élevés auraient été offerts ; il devait débarquer son chargement au Pirée.

[89] Politique, VI, 5.

[90] L’indemnité, ou droit de présence à l’assemblée générale, a été attribuée à tort à Périclès. Elle semble avoir eu lieu sur la proposition d’un certain Callistrate, que nous ne connaissons pas. Le même usage existait à Rhodes (Aristote, Politique, V, 5), à Iasos en Carie (Bull. de Corr. hellén., t. VIII, p. 218), et probablement dans un grand nombre de villes grecques. On retrouve, jusqu’aux derniers jours de la Grèce, dans l’assemblée achéenne, cette indemnité, que nous appelons des jetons de présence, qui nous semble bonne pour nos académies et que nous avons décrétée pour nos législateurs. Ne serions-nous pas injustes de l’estimer mauvaise pour l’assemblée publique d’Athènes, qui avait, elle aussi, d’après la nature de la puissance athénienne en ce temps-là, un caractère représentatif ?

[91] Aristophane ne parle du triobole pour l’έxxλησία que dans l’Assemblée des femmes, jouée en 393, et dans le Plutus représenté, après remaniement, en 390. Bœckh (liv. II, ch. XIV) porte cette dépense, quand l’indemnité fut de trois oboles, à 30 ou 55 talents par an. Nous croyons qu’en fixant à huit mille le nombre des assistants aux assemblées ordinaires, il l’évalue, comme il l’a reconnu plus tard, beaucoup trop haut, et qu’il faudrait réduire ce chiffre de prés de moitié. Mettons 20 talents, nous n’aurons encore qu’une dépense bien minime, laquelle n’exista ni du temps de Périclès, ni peut-être pendant la guerre du Péloponnèse. Le salaire des juges fut d’abord d’une obole, plus tard de trois. C’est ce que l’État allouait aux esclaves publics pour leur nourriture. Aristophane, dans les Acharniens, parle de 5 drachmes par jour, ou trois fois le salaire d’un journalier, allouées aux ambassadeurs envoyés en Thrace. Et il exagère; car les députés adressés à Philippe de Macédoine ne reçurent chacun, après une absence de prés de trois mois, qu’une indemnité de 100 drachmes (Bœckh, Staatshanshaltung, I, p. 37). Conclusion : la démocratie athénienne payait fort mal ceux qu’elle employait et, au nom de la patrie, demandait beaucoup aux riches.

[92] Les Chevaliers, 797.

[93] Tous les témoignages attestent que l’esclave était doucement traité 1 Athènes. Mais sa nourriture, son entretien, son logement, le prix dont il avait été payé, représentaient au moins pour le maître une dépense d’une drachme par jour ; d’où je conclus que la mère d’Euripide, cette pauvre marchande d’herbe, celle d’Eschine, qui n’était pas plus riche, n’en avaient certainement pas, et que beaucoup d’Athéniens, étant comme elles, devaient demander au travail des moyens de subsistance. Xénophon (Mém., I, 3) dit qu’il suffit à Athènes de bien peu de travail pour gagner sa nourriture de chaque jour, si l’on a la sobriété de Socrate.

[94] Démosthène, Contre Midias, 21. L’orateur Hyperbolos était lampiste ; Eucratès, marchand d’étoupes ; Lysielès, marchand de moutons, etc., etc.

[95] Xénophon, Mém., 1, 2, 56.

[96] Sur cette question, voyez au Bull. de Corresp. hellén., t. VIII, p. 194 et suiv., la grande inscription récemment trouvée et concernant les comptes du temple d’Éleusis, avec les commentaires de M. Foucart.

[97] Une proposition funeste repoussée par les Cinq Cents pouvait être présentée de nouveau, l’an d’après, à leurs successeurs et adoptée par eux. Malgré la loi, des orateurs, surtout au quatrième siècle, en porteront directement à l’assemblée publique sans qu’il y ait eu un spo6ouaeuµe:, ou instruction préalable, et consentement du Sénat à ce que le projet fut présenté au peuple.

[98] Mais Chærilos finit mal, il devint un des familiers de Lysandre (Plutarque, Lys., 48).

[99] Les fêtes des Bacchanales furieuses et lubriques de la Béotie et de la Thrace ne furent jamais populaires à Athènes.

[100] Dans un procès-verbal de la représentation du mystère de saint Martin, à Seurre, en 1496, ou lit que le commandement fut fait à son de trompe, par le maire et les échevins, pour que nul ne fût si osé ou si hardi de faire œuvre mécanique en ladite ville, l’espace de trois jours pendant lesquels on devait jouer le mystère (Onésime Leroy, Étude sur les mystères ; voyez aussi Magnin, Les Origines du théâtre moderne).

[101] Les étrangers payaient leur place.

[102] Démosthène (Phil., I, 50) se plaint que la célébration des Panathénées on des Dionysiaques coûtait de son temps plus qu’une expédition militaire.

[103] Le théâtre d’Athènes pouvait contenir trente mille spectateurs ; du moins Platon l’affirme dans le Banquet. M. Grote dit avec beaucoup de raison (t. XI, p. 495) : The Theorie Fund Suas essentially the Church-Fund at Athens ; that upon whieh were charged all the expenses incurred by the state in the festivals and the worship of the gods. The Dioboly or distribution of two oboli to each present citizen, was one part of this expenditure, given in order to ensure that every citizen should have opportunity of attending the festival, and doing honour to the god. L’auteur du traité des Revenus de l’Attique (VI, 1) exprime bien cette pensée en disant que si l’on adopte ses plans, les fêtes pourront être célébrées avec plus de magnificence.

[104] Ce qui donne pour mesure du pied grec 0m,296 (Cf. S. Reinach, Manuel de philologie classique, t. II, p. 161 et 96). Le Parthénon a 69m,51 de long sur 30m,86 de large et 21 de haut ; 8 colonnes de face, 17 de profil, les colonnes d’angle deux fois comptées. Il fut achevé en 435.

[105] Les deux murs qui descendaient au Pirée avaient 7.200 mètres : celui qui allait à Phalère 6.400.

[106] Plus de 1 millions de valeur absolue. Le Parthénon et l’Odéon étaient construits avant 435 ; les Propylées avant 431, mais ne furent pas terminés. La guerre du Péloponnèse empêcha aussi d’achever l’Érechthéion et les temples de Cérès à Éleusis, de Minerve à Sunion, de Némésis à Rhamnonte.

[107] Une inscription porte qu’en une seule année les trésoriers des richesses sacrées donnèrent pour achat d’or, 54 talents d’argent (C. I. A., t. I, 299).

[108] Je prends la somme la plus faible, car d’autres disent 44 talents.

[109] Aristote n’est pas d’Athènes, mais il y étudia et y enseigna treize ans. Périclès attirait à Athènes les étrangers de distinction. Lysias dit: Céphalon mon père y vint par le conseil de Périclès.

[110] Athènes était le plus grand marché de céréales du monde. C’était au Pirée que les insulaires et nombre de cités du continent venaient s’approvisionner. Chaque année, les villes lui envoyaient les prémices de leurs moissons. Sur le commerce des céréales en Attique, voyez Perrot, Revue historique, mai-juin, 1877.

[111] Méton construisit sur le Pnyx, en 435, un ήλιοτρόπιον ou calendrier solaire qui marquait le jour du solstice d’été, et il établit le cycle de 19 années, ένναxαιδεxαετηρίς, ou la grande année de 235 mois et de 6940 jours, dit aussi Nombre d’or. Cette année de 365 jours ¼ plus 1/76 était un peu trop longue.

[112] Nous ne connaissons l’Éphébie que par des monuments de l’époque macédonienne, mais des paroles de Périclès en prouvent l’existence au cinquième siècle et sans doute beaucoup plus tôt.

[113] Plus tard, il y eut à Téos (C. I. G., 3059 et Bull. de Corr. hellén., t. IV, p. 110), à Delphes (Haussoullier, Bull. de Corr. hellén., t. V, p. 157) et ailleurs sans doute, des maîtres payés par l’État et institués par l’autorité publique. Ronce n’eut d’abord, comme Athènes, que des écoles libres. Mais, sous l’empire, il y eut des chaires subventionnées.

[114] Théophraste, 4. C’était le signe caractéristique des gens mal élevés.

[115] Dans ses Études sur les antiquités juridiques d’Athènes, M. Caillemer dit, en parlant du Pirée : On se croirait transporté dans une de nos grandes villes maritimes; car ce sont toujours les mêmes contrats, les mêmes fraudes, les mêmes dangers que l’on rencontre. Ici, l’on tire des lettres de change sur les négociants étrangers, et des cautions interviennent pour augmenter le crédit qui s’attache à la signature du tireur ; là, un contrat de prêt à la grosse se forure entre un riche banquier et l’armateur d’un navire, et, si des intérêts énormes sont mis à la charge de l’emprunteur, celui-ci est eu même temps protégé contre les dangers de la navigation par une sorte d’assurance imparfaite ; — plus loin, des spéculateurs exploitent habilement les nouvelles récemment arrivées, afin de provoquer sur le marché la hausse ou la baisse des marchandises (Lysias, Adversus feumentarios, § 14) ; — ailleurs un trapézite dirige contre un capitaine l’accusation de baraterie, parce qu’il a fait périr frauduleusement le vaisseau qui lui était confié, afin de se soustraire à l’obligation de rembourser le nauticum fœnus. — Puis des négociants colportent frauduleusement des bruits mensongers qui vont brusquement modifier le cours des céréales et permettre à leurs auteurs de réaliser de honteux bénéfices (Id., ibid., § 14). — Des sociétés se forment pour la perception des impôts, on pour l’exploitation d’une certaine industrie. — Tandis que les uns arrivent à la fortune, des revers inattendus ébranlent le crédit des autres et amènent des liquidations ou des faillites (E. Caillemer, Des institutions commerciales d’Athènes au siècle de Démosthène, p. 15-16).

[116] Démosthène, ou l’auteur du Discours contre Næera, dit, ad fin. : Nous prenons une courtisane pour nos plaisirs; une concubine pour recevoir les soins journaliers que notre santé exige; une épouse pour avoir des enfants légitimes et une gardienne assurée de notre maison. Ce n’était pas très moral ; mais on vit à peu près même chose à Rome, et ce serait un progrès de trouver ces habitudes dans bien des harems de l’islam.

[117] Il convient même de faire la part de certaines aberrations philosophiques. Hipparchie épousa le philosophe cynique Cratès et s’abandonna à lui sur la place publique. Diogène Laërte l’affirme, et Zeller est bien près de le croire.

[118] Les comédies d’Aristophane et le Musés secret de Naples ont fait une bien mauvaise réputation aux artistes grecs. Letronne, dans sa Lettre sur la rareté des peintures licencieuses dans l’antiquité, a essayé de les disculper, en plaidant pour eux les circonstances atténuantes et en réduisant de beaucoup le nombre des cas.

[119] Voyez, dans Xénophon, Le Banquet, 3, la distinction entre la Vénus Uranie et la Vénus populaire. Pausanias (VI, 25, 1) vit, dans un temple de l’Élide, une Vénus céleste de Phidias, Ούρανίαν, dont un pied reposait sur une tortue, l’emblème, pour les femmes, de la vie domestique et du silence ; et en dehors da sanctuaire, une Vénus populaire de Scopas, Πάνδηυον, assise sur un botte, l’image de la luxure (Plutarque, Préc. conj., 32).

[120] Dans le Protagoras de Platon, le portier de la maison est un homme de cette espèce ; mais on peut être assuré qu’il avait été acheté en Asie.

[121] Plutarque, Solon, 21. Démosthène, Contre Leptine, 104. En outre de l’amende due à la famille, il était dû une amende double à l’État.

[122] Dareste, Plaidoyers civils de Démosthène, I, p. 2.

[123] Démosthène, Contre Leptine, 13-17 ; Contre Androtion, 51, 57 ; Isocrate, Antidrosis, 20.

[124] Procès de la Couronne, 267.

[125] Démosthène, Contre Midias, 45. L’action de dommage pouvait être intentée contre l’esclave, s’il avait agi de son chef. Id., Contre Calliclés. Dans la IIIe Philippique, il dit encore : vos esclaves parlent plus librement qu’ailleurs les citoyens. A la fête de Kronos, ils étaient libres. Hermann, t. II, § 54, n. 8. Et pourtant l’esclave ne coûtait que 200 drachmes, dit Démosthène (Contre Spondias).

[126] On trouve même, dans son discours Contre Panténète, une protestation contre la torture infligée à un esclave, comme moyen de découvrir la vérité dans les procès intentés a son maître. C’est, il est vrai, la seule que l’on rencontre chez les orateurs attiques.

[127] Dareste, Plaidoyers civils de Démosthène, II, p. 138. Le système pénal de l’amende sera suivi dans les cités romaines. Il est aussi largement pratiqué en Angleterre, mais il ne l’est que très médiocrement en France, ce qui lui ôte toute efficacité.

[128] Il pouvait y avoir réplique dans les procès civils, mais non dans les procès criminels. Voyez Démosthène, Procès de l’ambassade, 214, et R. Dareste, Plaidoyers politiques de Démosthène, II, p. 197.

[129] Démosthène, Contre Eubulide.

[130] II, 40. Xénophon ou plutôt Théophraste, dans l’Économique, 3, dit aussi : C’est l’homme qui, par son travail, fait venir le bien à la maison. Et Plutarque signale l’étonnement d’un Spartiate, apprenant dans Athènes qu’un citoyen venait d’être condamné à l’amende pour cause d’oisiveté. Dans les Mémorables, III, 7, Socrate montre à Charmidès que l’assemblée est composée en grande partie de foulons, cordonniers, maçons, ouvriers sur métaux, laboureurs, petits marchands, colporteurs, brocanteurs, car voilà, dit-il, ceux qui composent l’assemblée du peuple. Et ailleurs, il explique à Aristarchos qu’il vaut mieux exercer un métier que vivre dans l’oisiveté et être à charge aux siens. Athénée (XV, 54, p. 687, édit. de Schweighæuser) dit que Solon n’avait interdit aux citoyens qu’un métier, celui de marchand de parfums.

[131] M. de Ronchaud (La tapisserie dans l’antiquité) montre l’importance qu’avaient en Grèce l’art des tissus brodés et l’industrie des tapisseries.

[132] Plutarque, Périclès, 19.

[133] C’est avec des fèves, blanches ou noires, qu’on donnait les suffrages.

[134] Comme qui dirait chez nous l’huissier ; mais l’exclamation a deux sens.

[135] Thucydide, I, 81. Discours d’un Corinthien pour déterminer Sparte à la guerre. Après ces paroles d’un ennemi, je n’ai pas besoin de renvoyer à l’éloge d’Athènes par Périclès (Thucydide, II, 35-46). Mais là, quelle élévation ! quelle magnificence !

[136] Cet usage ne survécut pas aux beaux temps d’Athènes. Isocrate, Sur la Paix, 82, et Eschine, Contre Ctésiphon, 154, en parlent comme d’une coutume oubliée.

[137] Pausanias, I, 17,1. Un des esprits les plus graves de ce temps, l’auteur de la Philosophie des Grecs, Ed. Zeller, dit, t. II, p. 450 de la traduction française : Athènes qui, par ses actions d’éclat, s’était placée à la tête des villes grecques et qui depuis Périclès réunit dans son sein tous les hommes célèbres par leurs talents et par leur ardeur scientifique, entra brillamment dans la voie démocratique. Il en résulta des progrès singulièrement rapides dans tous les domaines de l’intelligence, une vive émulation, un développement libre et heureux de toutes les facultés, développement que la baute intelligence de Périclès dirigea vers les fins les plus élevées. C’est ainsi que cette ville réussit à atteindre, dans l’espace d’une génération, un degré de bien-être, de puissance, de gloire et de développement intellectuel sans exemple dans l’histoire.

[138] Lucien, La double accusation, 33.

[139] C’est le fond du récit de Philochore, qui avait écrit une histoire d’Athènes. Plutarque, postérieur de 400 ans à Philochore, fait mourir Phidias à Athènes, en prison. Voyez, sur ce point, la discussion d’Émeric David et de Ronchaud, Phidias, sa vie et ses ouvrages ; Max. Collignon. Phidias, etc. Mûller-6trübing, dans les Jahrbücher für class. Philol. de 1882, p. 289 et suiv., ne voit dans ces récits que des légendes et il a raison, surtout pour l’accusation de détournement. La cérémonie annuelle du lavage (voyez notre ch. XXI) prouve que la précaution prise par Phidias était nécessaire et habituelle.

[140] C’est le décret présenté par Diopithès (Plutarque, Périclès, 32).

[141] Voyez l’histoire de Socrate au chapitre XXIV.

[142] Quand les mœurs nouvelles l’eurent enfermée au fond du gynécée, il lui arriva ce qui arrive en tout pays où s’établit la clôture des femmes, son intelligence se resserra comme son horizon. Il n’y eut plus entre elle et son époux échange d’idées, et celui-ci, repoussé de son intérieur, où déjà il rivait si peu, rechercha d’autres sociétés. De là, une dépravation d’une espèce particulière, qui, pour nous, est si difficile à comprendre, et, d’autre part, l’influence que saisirent certaines femmes, belles, spirituelles et libres. Les courtisanes prirent la place de l’épouse, mais pour une dont l’influence était heureuse, combien qui ne firent que développer la corruption dont elles vivaient ! La famille grecque y périt, et, la famille morte, l’État ne dura guère. Rome, où elle était si forte dans les premiers siècles, chancela avec elle, quand la courtisane, lit aussi, éclipsa la matrone, ou que la matrone se fit courtisane, et que Rome, au lieu de Lucrèces, n’eut plus que des Lais. Des poètes comiques ont fait d’Ispasie une hétaïre ; mais Socrate l’honore, Xénophon la respecte et Périclès l’épouse. Rien ne peut prévaloir contre de tels témoignages.

[143] Le peuple lui avait sacrifié, en 444, le chef du parti aristocratique, Thucydide, parent de Cimon qui fut banni par l’ostracisme et se retira à Lacédémone ; mais Éphialte qui l’avait aidé dans ses réformes, fut assassiné. Plutarque, Périclès, 44, d’après Aristote.