HISTOIRE DES GRECS

QUATRIÈME PÉRIODE — SUPRÉMATIE D’ATHÈNES (479-434) - GRANDEUR DES LETTRES ET DES ARTS.

Chapitre XVIII — Depuis la fin de l’invasion persique jusqu’à la trêve de Trente ans (479-445).

 

 

I. Les Longs Murs ; le Pirée ; confédération athénienne

Si le triomphe de la Grèce était général, il y avait cependant un peuple qui triomphait plus qu’aucun autre. Le principal honneur de la résistance à l’invasion revenait à Athènes. Un dieu, dit Pindare, a écarté de nos têtes le rocher de Tantale[1]. Hérodote, qui, à titre d’historien, cherche la vérité dans les faits plutôt que dans les souvenirs mythologiques, écrit : Athènes a été la libératrice de la Grèce (VII, 39). Seule, elle avait vaincu à Marathon ; à Salamine, elle avait forcé les alliés de vaincre malgré eux. La gloire de Mycale lui appartenait presque tout entière, et elle avait partagé celle de Platée, où les Athéniens avaient déployé leur valeur ordinaire, moins théâtrale que celle de leurs rivaux, mais plus habile et plus sûre. Quel peuple grec pouvait citer un nom à côté de ceux de Miltiade, d’Aristide, de Thémistocle, de celui-ci surtout, le plus fidèle représentant de la race grecque par ses qualités comme par ses défauts ? Dans sa part du butin elle eut le trône aux pieds d’argent de Xerxès et le sabre de Mardonius, estimé 300 dariques[2] : c’était justice.

Nous connaissons Thémistocle, génie souple, rusé, hardi, plein de ressources, même au milieu du péril ; peu scrupuleux sur les moyens, pourvu qu’ils le menassent au but. Il n’eut pas toujours les mains pures, disent Hérodote et Plutarque ; il se laissa acheter, mais il sut concilier la vénalité avec le patriotisme, et il fit souvent servir l’argent de la corruption à la cause de la liberté. La postérité, qui n’aime point ces alliances adultères, est sévère pour lui, ainsi que le fut Athènes : au-dessus de son nom, elle a placé celui de l’homme qui fut comme le bon génie de la cité, Aristide, que le peuple, assemblé au théâtre, salua du nom de juste, et qui retenait, par sa modération, Thémistocle et les Athéniens. Thémistocle, après la guerre, proposait une résolution importante qui exigeait le secret. Tout d’une voix l’assemblée chargea Aristide d’en prendre connaissance et de décider pour elle-même. Il déclara que le projet était très utile, mais très injuste, et le peuple, sans plus en savoir, le rejeta : il s’agissait, dit-on, de brûler tous les vaisseaux des alliés alors réunis au port de Pagase, ce qui eût fait d’Athènes la seule puissance maritime. Aristide avait combattu à Salamine ; à Platée, les Athéniens s’irritaient des continuels changements que les Lacédémoniens leur imposaient pour qu’ils fissent toujours tête aux Perses ; Aristide les calma : Toute place est bonne, dit-il, pour remplir fidèlement son devoir et mourir à son poste. Après le combat, ce fut encore le Juste qui apaisa la rivalité des deux peuples.

Tels s’étaient donc montrés, sous leurs illustres chefs, les Athéniens courageux, intelligents, résolus à servir en tous lieux et de toutes façons, la cause commune.

Sparte, au contraire, était restée dans l’ombre, bien que placée, da consentement unanime, au premier rang. Dans l’une et l’autre guerre, ses inconcevables lenteurs avaient laissé Athènes sans assistance. Elle avait donné le glorieux soldat des Thermopyles, Léonidas ; mais Eurybiade, qui reçut le prix du courage, ne méritait pas celui de la prudence ; et Pausanias, le vainqueur de Platée, qui avait peu fait pour la victoire, souilla bientôt son nom par une ambition coupable.

Cependant tel était l’ascendant du vieux renom de Lacédémone, qu’Athènes, malgré ses services, ne trouvait partout que froideur ou envie. C’était une parvenue dont la gloire blessait. Thémistocle ne s’était pas laissé éblouir par les honneurs dont Sparte l’avait comblé, et peut-être lui valurent-ils, de la soupçonneuse démocratie qu’il servait, des défiances qui le retinrent loin des commandements dans la mémorable année de Mycale et de Platée. Il vit le danger et trouva le remède. Athènes était en ruines et les statues de ses dieux brisées : six siècles plus tard, Pausanias les vit encore noircies et calcinées par les flammes. Elle avait gardé ces débris informes pour n’oublier jamais l’injuste agression de celui qui devint l’ennemi héréditaire. En ce moment, il ne restait plus de la cité de Minerve que l’inexpugnable rempart dont parle le poète, de vaillantes poitrines. Thémistocle arracha au peuple une patriotique déclaration. Défense fait faite à chacun de relever sa maison, de toucher à ses propres ruines, avant que la ville eût été entourée d’une forte muraille. Le peuple entier se mit à l’œuvre; pour matériaux on prit tout : les pierres des tombeaux, les colonnes des temples, les statues des héros et des dieux. Le mur en allait plus vite et semblait devoir en être plus fort.

Il fallait se hâter, car déjà des émissaires d’Égine étaient accourus à Lacédémone pour dénoncer l’entreprise. Sparte envoya une députation à Athènes Il convient, disait-elle, de ne fortifier aucune ville en dehors de l’isthme de Corinthe ; c’est préparer une citadelle pour les barbares, un repaire d’où ils ne sortiront plus. La vraie forteresse de la Grèce, c’est le Péloponnèse dont Sparte rendra l’entrée inexpugnable… Comme s’il était possible d’empêcher les barbares de débarquer sur mille points de la presqu’île ! Thémistocle s’attendait à cet hypocrite conseil, mais le mur n’était pas assez haut pour braver une attaque; afin de gagner du temps, il se fit envoyer solennellement à Sparte pour y porter la réponse d’Athènes, ne voyagea qu’à petites journées, et, une fois arrivé, ne chercha à voir ni le sénat ni les éphores. Ceux-ci s’en étonnaient : J’attends, répondit-il, pour demander audience, l’arrivée de mes collègues, que sans doute quelque affaire urgente a arrêtés. Cependant, à Athènes, hommes, femmes, enfants, vieillards, travaillaient. Le bruit en vint de toutes parts à Lacédémone. Thémistocle, interrogé, nia encore et conseilla aux éphores de charger quelques-uns de leurs concitoyens d’aller s’assurer par leurs propres yeux de la vérité. C’étaient des otages pour sa propre sûreté qu’il envoyait à Athènes. Il fit dire sous main qu’on les gardât jusqu’à son retour; et lorsque, enfin, il sut que la muraille était assez avancée pour mettre la cité renaissante à l’abri de l’insulte, il vint dire fièrement au sénat de Lacédémone : Les Athéniens n’avaient pas attendu vos conseils pour abandonner leur ville et monter sur leurs vaisseaux, ils n’en ont pas eu besoin davantage pour rebâtir leurs murs. Qu’on leur envoie des députés pour traiter de choses raisonnables, et ils prouveront qu’ils sont en état de comprendre ce que demande l’intérêt général de la Grèce. Les Spartiates savaient dissimuler. Ils feignirent de prendre cette nouvelle sans colère, et regrettèrent qu’on eût si mal compris leurs intentions. Un ancien auteur prête à Thémistocle une manoeuvre encore plus sûre : avant Salamine, il avait acheté Eurybiade ; cette fois, il acheta les Éphores[3].

Quelque temps après, il excita encore leur dépit : ils voulaient exclure du conseil amphictyonique les peuples qui n’avaient pas combattu contre les Perses. Ce n’eût été qu’une bien faible punition pour leur lâche abandon. Mais Athènes avait intérêt à s’appuyer, contre la suprématie continentale de Sparte, sur les États secondaires, sur Argos, Thèbes et les Thessaliens. Thémistocle représenta que si l’on accueillait la proposition, où livrerait le tribunal suprême de la nation hellénique à deus ou trois cités : elle fut rejetée. Sparte n’oublia pas celui qui déjouait ainsi tous ses projets.

Athènes était fortifiée ; il lui fallait nu port digne de sa puissance. Phalère était trop petit et peu sur. A. l’ouest de ce havre et à 40 stades de la ville, la côte présentait trois déchirures assez profondes pour abriter 400 vaisseaux. Depuis longtemps Thémistocle avait jeté les yeux sur ce point du littoral. Des travaux considérables y avaient hème été exécutés, il les reprit et enceignit le Pirée et Munychie d’un mur haut de 14 coudées (6m,47), long de 60 stades (11 kil.), assez large pour que deus chariots pussent y passer de front et formé d’énormes pierres équarries scellées avec des tenons de fer. Il restait à relier le Pirée à la ville par une autre muraille qui assurât les communications[4]. Thémistocle en conçut le projet ; Cimon et Périclès l’exécutèrent. Pour maintenir la suprématie maritime d’Athènes, il voulait que chaque année elle construisit 20 trirèmes ; et, pour accroître le nombre de ses habitants, il engagea ses concitoyens à promettre des immunités aux étrangers, surtout aux ouvriers qui viendraient s’établir dans la ville[5]. Ce dernier conseil, libéralement suivi, eut les plus heureuses conséquences. De toutes parts on accourut vers la cité, et Athènes trouvera dates sa population croissante les moyens d’envoyer au dehors de nombreuses colonies qui contribueront à sa prospérité.

Après la victoire de Mycale, les vainqueurs avaient tenu conseil pour décider du sort des ioniens. Les Spartiates, déclarant qu’on ne pouvait protéger des villes assises sur le continent asiatique, demandaient aux Ioniens d’abandonner leurs cités et de s’établir sur les terres des peuples grecs qui n’avaient pas combattu pour la liberté. Détruire Milet, Phocée, Smyrne, Halicarnasse, c’était rendre l’Asie à la barbarie. Mais Sparte s’en inquiétait peu. Athènes répondit que personne n’avait rien à voir aux affaires de ses colonies, et elle laissa pour le montent les Ioniens s’accommoder comme ils pourraient avec les Perses, en attendant qu’elle fût assez farte pour les délivrer. Chios, Lesbos, Samos et la plupart des cités insulaires furent déclarées membres du corps hellénique.

La victoire de Mycale donnait aux Grecs la mer figée, mais l’ennemi possédait encore la Thrace; un grand nombre. de Perses, même des premiers de la cour, s’y étaient établis ou y tenaient garnison. Avant tout, il fallait en débarrasser le continent de l’Europe et les rejeter en Asie, sauf à les y suivre plus tard. La flotte lit clone voile vers l’Hellespont pour détruire les ponts de Xerxès qu’on croyait encore debout. Léotychidas trouva que la mer avait fait elle-même cet ouvrage, et ramena ses vaisseaux sur les côtes du Péloponnèse. Mais Xanthippe et les Athéniens ne voulurent pas être venus jusque-là sans tenter quelque entreprise, sans recouvrer au moins la Chersonèse, qui, avant cette guerre, leur appartenait. Un Perse, Artayctès, y commandait ; ses violences, ses exactions, l’avaient rendu odieux à toute la population grecque ; Éléonte ne lui pardonnait pas d’avoir profané et pillé son temple du héros Protésilas. Les Athéniens l’assiégèrent dans Sestos. Ils restèrent tout l’automne devant la place. La famine en chassa enfin Artayetés, qui, pris dans sa fuite, offrit 300 talents pour sauver sa vie. Livré aux Éléontins, il fut mis en croix après avoir vu tuer son fils sous ses yeux (478). En quittant ces parages, la flotte victorieuse emporta, pour les consacrer dans l’Acropole, les câbles des ponts de Xerxès, ces draines dont il avait prétendu lier l’Océan.

Ainsi, avant même qu’Athènes fût sortie de ses ruines, sa flotte reconstruisait son empire maritime. Dès l’année suivante, les hardis marins reprirent la mer. Aux 30 vaisseaux d’Athènes commandés par Aristide et par Cimon, fils de Miltiade, se joignirent 20 galères du Péloponnèse, et la flotte, sous le commandement de Pausanias, fit voile vers Chypre, chassa les Perses de la plus grande partie de file, puis remonta vers l’Hellespont, et s’empara de Byzance, où furent pris plusieurs nobles perses et beaucoup de richesses.

Pausanias n’avait pu supporter sa fortune et sa gloire. Il ne comprenait pas que le vainqueur des Perses restât un simple roi de Sparte, étroitement surveillé et contenu par les éphores. La dîme du butin de Platée n’avait fait qu’allumer sa soif de richesses. Ses captifs l’initiaient aux mœurs de la cour de Suse ; ils lui contaient comment vivaient les grands, leur mollesse, leurs plaisirs, leur pouvoir sur tout ce qui était au-dessous d’eux ; et ce séduisant tableau, mis en regard des lois sévères de Sparte, acheva de troubler cette faible et vaniteuse intelligence. Parmi ces captifs était un Érétrien qui, pour une trahison inutile, avait reçu de Darius quatre villes considérables de l’Éolide. Que ne donnerait donc pas le grand roi à qui lui livrerait la Grèce ? De ce jour Pausanias s’abandonna aux plus vastes espérances. A l’aide de ses prisonniers, qu’il laissa échapper, il entra en secrètes relations avec Xerxès : il lui demandait sa fille en mariage, promettant d’apporter pour dot la soumission de Lacédémone. Et, comme s’il eût été déjà le gendre du grand roi, il quitta l’habit grec pour la robe persique, afficha un luxe asiatique dont l’or des Perses faisait les frais, et s’entoura d’une garde de Mèdes et d’Égyptiens. Oubliant mène qu’il commandait à des hommes libres, il traita les alliés arec la hauteur et l’insolence d’un satrape. Ceux-ci l’en firent souvenir. Les hommes d’Égine et du Péloponnèse retournèrent chez eux ; les autres, refusant de lui obéir, se rangèrent sous le commandement d’Aristide et de Cimon. La modération de ces deux chefs avait préparé cette révolution autant que la violence de Pausanias (477).

C’était en effet une révolution. Sparte eut beau rappeler Pausanias en toute hâte et lui substituer un autre amiral, les alliés persistèrent dans leur résolution. La suprématie maritime passait de Sparte à Athènes ; le corps hellénique se divisait, la nation avait deux têtes. Division heureuse, parce qu’elle est suivant la nature des choses. Mais n’en sortira-t-il pas quelque jour une guerre terrible ? Sparte déjà on parle de recourir aux armes pour conserver ce commandement suprême qu’Athènes elle-même avait maintes fois reconnu aux Spartiates. Mais, au même temps, le second roi Léotychidas, le vainqueur de Mycale, envoyé en Thessalie pour en chasser les Aleuades et les autres alliés de Xerxès, s’était laissé acheter à prix d’argent. Les vieillards s’effrayèrent de cette corruption qui pénétrait par toutes les voies dans la cité de Lycurgue, et un sénateur montra, en citant l’exemple de Pausanias, le danger pour Sparte d’envoyer ses guerriers si loin, au milieu des barbares et des tentations de l’Asie. Sparte n’aura pas toujours cette sagesse.

Aristide était pour beaucoup dans la résolution des alliés. Reprenant l’idée qu’il avait eue à Platée d’une ligue permanente contre l’ennemi commun, il la fit cette fois accepter. D’un consentement unanime, il fut chargé de rédiger les stipulations de l’alliance et de régler les obligations des confédérés. Il fut convenu que les Grecs d’Asie et des îles formeraient une ligue dont les intérêts seraient discutés par une assemblée générale; qu’Athènes aurait la direction des opérations militaires, mais que chaque cité conserverait une complète indépendance dans son gouvernement intérieur ; qu’elle n’aurait à fournir pour la cause commune que les hommes, les vaisseaux ou l’argent, suivant le tableau approuvé par la diète. Ce tableau fut dressé par l’homme qui n’était plus seulement le juste d’Athènes, mais celui de toute la Grèce. Pour en déterminer avec équité les chiffres, Aristide parcourut le continent et les îles, releva le produit des terres et étudia les forces et les ressources de chaque cité. La cotisation annuelle, qui fut peut-être d’un dixième[6], comme la part du butin offerte aux dieux après la victoire, monta à 464 talents (2.587.500 fr.), somme considérable, et preuve que tous les Grecs de la mer Égée se portaient de coeur à cette alliance.

Délos avait été de tout temps le sanctuaire de la race ionienne, qui, comme les Doriens, avait pris Apollon pour sa grande divinité. Thucydide (II, 104) montre le concours antique des Ioniens dans cette île, leurs fêtes, leurs jeux, les combats des musiciens et des athlètes, sous les yeux des théories envoyées par toutes les cités. Ô Phœbus ! dit un vieil Homéride, tu chéris surtout Délos, où se rassemblent, avec leurs enfants et leurs chastes épouses, les Ioniens aux robes traînantes. Athènes, qui s’efforça de rendre à ces fêtes leur ancienne splendeur, fit de l’île sainte le centre de la confédération. C’est aux solennités du dieu que les députés se réunirent, c’est dans le trésor de son temple que la contribution commune fut déposée. La protection du dieu couvrait l’alliance et li sanctifiait. Aristide fut élu gardien de ce trésor, et il l’administra avec une telle probité, qu’après lui il sembla aux alliés qu’ils ne pouvaient en confier la garde à d’autres mains qu’à celles d’un athénien. Sa vertu fut utile à sa patrie, même après sa mort.

 

II. Développement des institutions démocratiques à Athènes ; Aristide, Thémistocle et Pausanias

On dit que Thémistocle avait déplacé la tribune aux harangues, pour que les orateurs pussent de là montrer sans cesse au peuple la mer qui s’étendait à ses pieds comme son domaine. C’était de ce côté qu’il :hait tourné son attention et ses forces. Il avait réussi : Athènes avait maintenant une flotte de guerre, une flotte marchande et une population nombreuse de négociants et d’industriels ; mais il avait donné une telle importance au Pirée, que, suivant l’expression d’Aristophane, il avait mêlé et confondu la ville et le port, celui-ci dominant celle-là, car lorsque la foule des marins accourait à l’agora elle y assurait la prépondérance à l’élément populaire. Aristide, plus réservé, tenant plus de compte des vieilles familles et des intérêts des propriétaires fonciers, inclina cependant, à la fils de sa vie dans le même sens, en rendant toutes les charges publiques, même celle d’archonte, accessibles à tous les citoyens. C’était la suppression des privilèges reconnus à la propriété foncière et une nouvelle atteinte à la constitution de Solon. Mais cette constitution, qui datait de plus d’un siècle, ne pouvait rester immuable quand, autour d’elle, tout changeait. Si Solon eût vécu au temps d’Aristide, il eût fait ce que le sage venait de faire. Pourquoi quelques champs d’oliviers dans l’Attique, ou des terres en Thrace, eussent-ils donné le droit de commandement sur ces vingt mille citoyens qui eux-mêmes commandaient à une partie de la Grèce et des îles ? D’ailleurs une récompense était due à cette glorieuse démocratie : elle méritait bien l’égalité dans les droits politiques, puisqu’elle avait eu l’égalité dans le dévouement et les sacrifices. Les distinctions anciennement établies entre les diverses classes furent donc effacées. Les thètes de la quatrième purent aspirer à toutes les charges, mais aussi ils furent astreints à l’impôt dont Solon les avait libérés.

Ainsi les guerres Médiques avaient décidément assuré à Athènes ce gouvernement démocratique qu’Hérodote ne cesse d’admirer. C’est le plus beau nom, dit-il, car il s’appelle l’égalité. La délibération y appartient à tous, l’action à quelques-uns, aux magistrats; et ceux-là sont responsables de leurs actes[7].

Un fait qui n’a pas été assez remarqué, et qui réduit à néant bien des accusations banales, est celui que Strabon atteste (VII, 3, 2). Après la guerre Médique, dit-il, ce fut la tendance générale en Grèce de réunir des bourgades séparées en une seule cité. Élis, Thèbes, Argos, Mantinée, Phigalie, détruisirent les bourgs ou villes de leur voisinage, et obligèrent les habitants à résider dans la capitale. Ce changement amena presque partout où il eut lieu une révolution politique. La direction des affaires communes, jusqu’alors abandonnée à un petit nombre de citoyens établis dans la ville forteresse, tomba aux mains du peuple, devenu l’hôte habituel de l’agora, et le gouvernement démocratique prévalut à Argos, à Mantinée, comme à Athènes, dont ces deux villes devinrent les alliées et les points d’appui dans le Péloponnèse contre l’aristocratique Lacédémone.

Mais Athènes avait encore des eupatrides, et son commerce va lui donner de nouveaux riches; les uns et Ies autres formeront une seconde noblesse qui disputera l’influence aux orateurs du peuple et contiendra longtemps cette démocratie dans les voies glorieuses où la conduiront Cimon et Périclès. Dans toute société qui vit, c’est-à-dire qui se développe, il faut un frein qui empêche le mouvement de se précipiter, comme il en faut un à l’homme pour contenir ses emportements. Ce frein, Athènes l’eut pendant quelques générations, Rome durant des siècles. La grandeur de l’une et de l’autre république fut au prix de cette lutte de la faction aristocratique et de la faction populaire, la première modérant la seconde, mais aucune assez forte pour étouffer sa rivale et aller se perdre dans ses propres excès.

Depuis qu’Hérodote a terminé son histoire au siège de Sestos, nous sommes sans guide, et les faits nous manquent pour remplir les derniers jours d’Aristide et de Thémistocle. Nous ne savons même avec certitude ni l’époque, ni le lieu, ni les circonstances de leur mort. Notre ignorance est grande, surtout en ce qui concerne Aristide. On sait seulement qu’il était si pauvre, après avoir administré longtemps les plus riches finances de la Grèce, que l’État fut obligé de faire les frais de ses funérailles et de doter ses filles. Un monument public consacra sa mémoire, et ses descendants, pendant plusieurs générations, reçurent une pension du trésor public.

Thémistocle fut moins heureux. Il eut le tort de rappeler trop souvent à ses concitoyens qu’il les avait sauvés : le temple qu’il éleva à la déesse du Bon-Conseil, et où il nuit sa statue, semblait vouloir éterniser le reproche. Ses rapines lui suscitaient aussi des ennemis. Il était entré aux affaires avec 3 talents ; une partie seulement de ses biens, celle que ses amis ne purent soustraire é la confiscation et lui faire passer en Asie, rapporta au trésor 80, selon d’autres, 100 talents. Il n’estimait pas que la probité dans les affaires publiques fût quelque chose de plus que la vertu du coffre-fort qui rend fidèlement ce qu’on lui a confié ; en un jour qu’il parlait des qualités d’un général, il s’attira cette réplique sanglante d’Aristide : Tu en oublies une, c’est d’avoir les mains pures. Thémistocle ne les avait pas. Plutarque nous a conservé quelques vers du Rhodien Timocréon, qui vécut longtemps à Athènes, où il fut l’hôte et quelque temps l’ami de Thémistocle. Il l’accuse de l’avoir trahi ; nous ne pouvons vérifier le fait, mais la poésie vengeresse subsiste. Loue, si tu veux, Pausanias, Xanthippe et Léotychidas, moi je loue Aristide, l’homme le plus vertueux qui soit né dans Athènes la grande. Quant à Thémistocle, ce menteur, ce traître, Latone le déteste. Il s’est laissé corrompre par un vil argent, et il a refusé de ramener Timocréon dans Ialysos sa patrie. Pour 3 talents, il a rappelé ceux-ci d’exil, banni ceux-là et en a mis d’autres à mort. Repu d’or, il étale insolemment sa richesse aux jeux que la Grèce célèbre ; il y tient table ouverte, mais avec quelle lésine ! [8] Il est juste d’ajouter que ce rhodien était une bien mauvaise langue. Simonide de Céos lui fit cette épitaphe : J’ai bien bu, bien mangé et dit beaucoup de mal d’autrui, moi qui repose ici, Timocréon de Rhodes.

Les bruits qui couraient sur le vainqueur de Salamine finirent par trouver de l’écho dans la foule, et par susciter un orage contre Thémistocle ; il souffrit la peine qu’il avait infligée à Aristide : il fut condamné à un exil de dix ans. Comme un platane au large feuillage, disait-il, sous lequel on cherche abri pendant l’orage et dont on coupe les branches dès que le beau temps revient, je vois les Athéniens courir à moi quand le danger les presse, et me chasser dès que la paix revient. Il se retira à Argos, qui fit bon accueil à l’ennemi de Sparte (470). Sa prétendue complicité avec Pausanias le força plus tard de fuir chez les Perses.

Rappelé, comme on l’a vu, à Lacédémone, Pausanias s’en était échappé au bout de quelque temps, et était retourne à Byzance, pour traiter de plus près avec l’agent de Xerxès, Artabaze, satrape de Bithynie. Il fut encore rappelé. Comptant sur ses trésors, il osa revenir, car il savait que la vieille vertu de Sparte était bien ébranlée. La vénalité, ce mal que les Perses inoculèrent à la Grèce et qui la tua, s’y montrait audacieusement. Cependant, à son arrivée, il fut jeté en prison; faute de preuves, il obtint ou acheta sa liberté, et n’en continua que plus audacieusement ses menées. On le surprit essayant de soulever les hilotes, pour renverser les éphores et se saisir d’un pouvoir absolu. Mais la loi n’admettait pas contre un Spartiate le témoignage d’un esclave. Il fournit lui-même les preuves. Un des messagers qu’il envoyait à Artabaze remarqua qu’aucun de ceux qui avaient fait avant lui ce voyage n’était revenu ; il ouvrit la lettre et y lut la recommandation de tuer, ainsi que tous les autres, le porteur de la dépêche. Celui-ci remit la lettre aux éphores. Ils lui ordonnèrent de se réfugier dans un temple, comme s’il redoutait la colère de Pausanias, qui, bientôt averti, accourut et le pressa d’accomplir sa mission. Des éphores, cachés dans le temple, avaient tout entendu ; la trahison était manifeste ; on se décida à le saisir. Aux signes d’un d’entre eux, il comprit le sort qui le menaçait et se réfugia dans le temple de Minerve Chalciœcos. Comme on n’osait le tirer de force de cet asile sacré, on en mura la porte pour l’y laisser mourir de faim. Sa mère apporta la première pierre. Au moment où il allait rendre le dernier soupir, on l’emporta hors du temple, afin que son cadavre ne souillât pas le lieu saint (467). L’illégalité était flagrante, puisqu’il n’y avait pas eu de jugement, mais il y avait eu certainement un coupable.

Pausanias avait fait quelques ouvertures à Thémistocle. L’Athénien était trop habile pour se lier avec un tel insensé. Mais des traces de ces rapports furent découvertes, et les Spartiates se hâtèrent d’accuser, à Athènes, Thémistocle de trahison. Il s’enfuit d’Argos à Corcyre, qui lui devait la possession de Leucade, et de là en Épire, auprès d’Admète, roi des Molosses (466). Il avait jadis offensé ce prince, et il redoutait sa colère. Admète était absent. À son retour, il trouva Thémistocle assis à son foyer. L’exilé tenait dans ses bras un des enfants du roi, qui suppliait pour lui. Admète, oubliant sa haine, refusa de livrer le fugitif et, quelque temps après, lui donna les moyens d’atteindre Pydna, en Macédoine, où il s’embarqua pour l’Ionie. Poussé par les vents au voisinage de la flotte athénienne stationnée à Naxos, il se nomma au capitaine du navire, qui voulait y chercher un refuge, et obtint, par prières et promesses, que malgré la tempête on restât au large. Arrivé en Asie, il se rendit hardiment à la cour de Suse, où Xerxès menait de mourir (465). Quand l’Athénien parut devant son successeur : Je suis Thémistocle, dit-il, celui des Grecs qui t’a fait le plus de mal, mais aussi celui qui vient aujourd’hui te faire le plus de bien. Il invoqua le prétendu service qu’il avait rendu à Xerxès en l’engageant à fuir précipitamment, après Salamine, et demanda une année pour apprendre la langue des Perses, afin de pouvoir dévoiler ses plans sans recourir à un interprète. Artaxerxés, admirant son génie et son audace, l’accueillit avec faveur et lui donna trois villes de l’Asie Mineure : une, Magnésie du Méandre pour le pain, une autre pour la viande, la troisième pour le vin[9]. Divers récits coururent sur sa mort. On dit que, pressé d’exécuter ses promesses, il s’empoisonna pour n’être pas réduit à porter les armes contre sa patrie. Cette fin ferait oublier ses fautes, et cette expiation volontaire rendrait sa gloire plus pure; mais au récit de Diodore il convient de préférer celui de Thucydide, qui le fait mourir de maladie. Ses ossements furent, dit-on, secrètement rapportés à Athènes. On montrait, au Pirée, son tombeau, qui n’était peut-être qu’un cénotaphe.

La grande guerre est finie. Les hommes de l’époque héroïque viennent de disparaître. D’autres temps commencent. Bientôt les fils des vainqueurs de Platée et des Thermopyles ne craindront pas de prendre pour une guerre fratricide les armes de leurs pères, chaudes encore du sang des barbares.

Deux vieilles et glorieuses cités disparurent aussi en ce temps-là. Mycènes et Tirynthe furent détruites par les Argiens ; il ne resta d’elles que les souvenirs homériques, des ruines imposantes[10] et quelques objets curieux trouvés dans les fouilles récentes.

 

III. Cimon

Cimon, fils de Miltiade, appartient, par ses exploits et sa politique à la première époque, celle des héros de la guerre d’indépendance. Il n’avait ni l’éloquence ni aucun de ces talents qui donnaient à Athènes la popularité. Sa vie était peu régulière, mais on l’aimait pour son caractère décidé et bienveillant. La vivacité avec laquelle il avait appuyé Thémistocle au moment de l’invasion perse et la valeur déployée par lui à Salamine l’avaient rendu célèbre ; aussi, lorsque Aristide, pour maintenir l’équilibre des partis, le poussa sur la. scène politique et l’opposa à l’influence trop démocratique de Thémistocle, il fut accueilli avec faveur. Il parait avoir contribué au décret qui bannit le vainqueur de Salamine. Plutarque l’accuse même d’avoir fait condamner à mort l’homme qui amena secrètement à Thémistocle exilé sa femme et ses enfants. Que la honte de toutes ces ingratitudes retombe moins sur le peuple d’Athènes que sur ses chefs qui lui représentent tour à tour, et par les mêmes raisons, la condamnation ou l’exil de ses plus grands citoyens comme nécessaire à son repos ou à sa liberté ! Aujourd’hui, les partis politiques se repoussent du pouvoir dans l’opposition ; à Athènes, ils se repoussaient du pouvoir dans l’exil.

Le défaut d’éloquence interdisait à Cimon les succès de la place publique. Il en chercha d’autres dans le vaste champ ouvert aux Athéniens sur la mer, et saisit l’occasion de servir à la fois la cause nationale de tous les Grecs et les intérêts particuliers de sa patrie. En 476, il débuta par deux expéditions très populaires. En Thrace, il enleva Éion, dont le commandant, le Perse Bogès, plutôt que de se rendre, mit le feu à la ville et périt dans les flammes avec sa femme, ses enfants, ses esclaves et ses trésors. Par la prise d’Éion, Cimon donnait à sa patrie des terres, qu’on put distribuer aux citoyens pauvres, et une importante position militaire aux bouches du Strymon. Par la conquête de l’île de Seyros, il purgea la mer de pirates que le conseil amphictyonique venait de mettre au ban de la Grèce, et la colonie qu’Athènes y fonda devint le premier anneau de la longue chaîne de ses établissements dans le nord de la mer Égée. A Seyros, Cimon prétendit avoir retrouvé les ossements de Thésée (469). Il avait vu un aigle, le messager de Jupiter, gratter la terre de ses ongles puissants au lieu où les os avaient été trouvés ; il n’en fallut pas plus et il n’en faudra jamais davantage pour convaincre la crédulité populaire. Les Athéniens reçurent les restes du héros au milieu de fêtes solennelles, et les déposèrent dans un temple qui fut consacré comme un asile inviolable, en mémoire de celui dont la vie entière avait été vouée, disaient-ils, à la défense des malheureux. A cette occasion eut lieu un concours de poésie, dans lequel Sophocle, encore jeune, l’emporta sur Eschyle.

Le Théséion, long de 32 mètres sur 14 de large, le plus anciennement achevé et le mieux conservé des monuments d’Athènes, était bâti au milieu de la ville, près de l’endroit consacré aux exercices gymnastiques de la jeunesse athénienne. Il ressemble au Parthénon, est comme lui d’ordre dorique et d’une forme très élégante, mais beaucoup plus petit; aussi est-il bien loin de produire le même effet. Il n’était point d’ailleurs décoré des chefs-d’œuvre dont l’autre temple fut orné, sauf de belles peintures dues à Polygnote et à Micon. La belle coupe d’Euphronios nous conserve peut-être le sujet d’une de ces peintures.

Ainsi Athènes poursuivait glorieusement la lutte contre les Perses et assurait la sécurité de la mer. La conscience de ses services la rendit dure vis-à-vis des alliés qui tardaient à livrer leur contribution ou leur contingent de guerre. Deux villes furent rudement châtiées : Carystos, en Eubée, et la riche Naxos furent toutes deux prises après un long siège et restèrent sujettes d’Athènes (467).

Cet événement était grave : il annonçait qu’Athènes, usant d’un droit légitime, ne permettrait pas à une ville alliée de se retirer de la confédération, ni à un membre de la ligue de se soustraire aux obligations communes, en profitant de la sécurité acquise aux dépens de tous. C’était justice. Les alliés eux-mêmes l’avaient compris, et Athènes n’avait fait, dans cette guerre, qu’exécuter les ordres de la diète de Délos. La seule réclamation que les alliés fissent entendre alors était la demande de remplacer par une augmentation du tribut les secours d’hommes et de vaisseaux qu’ils avaient fournis jusque-là. Cimon s’empressa d’accepter un changement qui, en désarmant les alliés, devait donner à sa patrie la suprématie maritime.

Au reste, ce n’était pas une royauté fainéante que celle d’Athènes. L’année même de la prise de Naxos, et comme pour effacer le souvenir de ce triste succès, Cimon arma deux cents galères athéniennes ; les alliés en donnèrent cent, et avec cette flotte il fit voile vers la Carie et la Lycie, souleva toutes les villes grecques de ces deux provinces et chassa les Perses de celles où ils tenaient garnison. Il y avait deux cent vaisseaux ennemis aux bouches de l’Eurymédon, en Pamphylie, attendant un renfort de quatre-vingts trirèmes phéniciennes. Cimon prévient leur jonction et prend ou coule toute la flotte. Il débarque aussitôt sur le rivage voisin où campait une nombreuse armée, fait revêtir à quelques-uns de ses soldats les vêtements de ses prisonniers, surprend l’ennemi par cette ruse, le tue ou le disperse, et a le temps de courir encore au-devant des quatre-vingts vaisseaux phéniciens qu’il détruit jusqu’au dernier (465). Sur le trépied qu’Athènes consacra, avec un palmier de bronze, dans le temple d’Apollon à Délos, on lisait : Jamais la mer qui sépare l’Asie de l’Europe n’a vu pareil exploit. Cieux qui ont consacré ce trépied, ont vaincu deux fois en un jour sur mer et sur terre. L’Asie a gémi deux fois frappée par leurs mains puissantes.

Ce grand succès enhardit Cimon à reprendre ses projets sur la Thrace. Les Perses y occupaient une foule de postes, il les en chassa, à l’exception de Doriscos qu’il ne put prendre. Une affaire importante attira alors son attention d’un autre côté. Athènes avait bien vite reconnu l’importance de ses acquisitions aux bouches du Strymon. Là se trouvaient des terres fertiles, des bois de construction, le goudron et les choses nécessaires à la marine. Par le fleuve on pénétrait au coeur de la Macédoine, et l’on pouvait nouer d’utiles relations avec les barbares ; enfin dans le voisinage étaient les célèbres mines d’or du mont Pangée. Aussi de nombreux colons accourus de l’Attique et des villes alliées, furent établis aux Neuf-Voies, au-dessus d’Éion. Athènes aurait voulu surtout mettre la radin sur les mines qui appartenaient aux habitants de Thasos. Elle, les réclama comme faisant partie du territoire qu’elle avait enlevé aux Perses, et, sur le refus des Thasiens, elle fit attaquer leur île par Cimon qui, après une victoire sur mer, assiégea leur capitale. Ce siège dura trois années. Quand les Thasiens implorèrent le secours de Lacédémone, qui voyait avec une croissante jalousie la renommée d’Athènes et sa puissance, les Spartiates promirent leur appui; mais une affreuse calamité les empêcha de tenir parole. Un tremblement de terre qui ébranla toute la Laconie fit périr vingt mille personnes; à Sparte, il ne resta debout que six maisons (464).

A la nouvelle de ce désastre, les hilotes et les Messéniens soulevés marchèrent sur Lacédémone. Le roi Archidamos avait prévu ce mouvement et réuni en toute hâte les citoyens en armes. Sa ferme attitude sauva la fortune de l’État sur les ruines mêmes de la ville. Les hilotes tremblants d’avoir un jour regardé leurs maîtres en face, se dispersèrent. Les plus braves d’entre eux suivirent les Messéniens sur le mont Ithôme, où ils se retranchèrent, et une troisième guerre de Messénie commença (464). Elle dura dix années, non sans gloire pour les rebelles, car plus d’un lieu illustré jadis par Aristomène reçut une nouvelle consécration. Un jour ils défirent, aux champs de Stényclaros, un corps de Spartiates, qui laissa trois cents morts sur la place, et parmi eux cet Alimnestos qui avait tué Mardonius à Platée.

Les Thadens étaient donc abandonnés à eux-mêmes ; il fallut se rendre et accepter de dures conditions : démanteler leur ville, livrer leurs vaisseaux, leurs mines d’or de Scapté-Hylé (le Bois Creux), leurs possessions sur le continent, payer une forte amende et un tribut annuel (463). Comme butin de victoire, Cimon ramena dans Athènes un grand peintre, Polygnote. Durant cette guerre, les colons athéniens des Neuf-Voies, surpris par les Thraces dans une expédition à l’intérieur du pays, avaient été exterminés. Cimon reçut commission de les venger. Les moyens sans doute lui manquèrent, car il ne donna pas satisfaction à l’honneur national. Le peuple en montra un vif mécontentement ; et Cimon, accusé de s’être laissé acheter par le roi de Macédoine, auquel il ne plaisait pas d’avoir les athéniens pour voisins, fut, selon les uns acquitté, selon les autres condamné à une amende de 50 talents.

Il ne s’était pas reposé sur ses victoires du soin de sa popularité. Son patrimoine et ses richesses, glorieusement conquises, semblaient être moins à lui qu’à ses concitoyens. Il les employait à orner d’arbres et de statues les places de la ville, à construire un des remparts de la citadelle et une partie des longs murs projetés par Thémistocle. Il fit abattre la clôture de ses jardins pour les livrer au public ; chaque jour il tenait table ouverte pour les citoyens de son dème, et jamais il ne sortait sans être suivi d’un esclave, qui distribuait aux pauvres honteux de l’argent et des vêtements. Tout cela par humanité, sans doute, mais aussi dans l’intérêt du parti dont il était le chef.

La popularité cependant lui échappait. Les pauvres comprenaient que ces largesses intéressées étaient la rançon des honneurs dont par leurs votes, ils le comblaient. On se souvenait de Pisistrate distribuant aussi le produit de ses jardins au peuple, et on écoutait plus volontiers un nouvel orateur qui déclarait que l’État était assez riche pour ne pas laisser à un particulier le soin de nourrir ses pauvres. Ce nouveau venu était Périclès, le vengeur de Thémistocle, l’exécuteur de ses projets, mais plus grand que lui parce qu’il se respecta toujours. Cimon, l’allié des Spartiates dans le procès de Thémistocle, l’admirateur de leurs vertus guerrières et de leur forte discipline, au point de donner à un de ses enfants le nom de Lacédémonios[11], oublia qu’Athènes était trop grande maintenant pour aimer à entendre sans cesse l’éloge d’une rivale, qui an fond était une ennemie. Depuis vingt ans Sparte faisait à Athènes, en toute circonstance, une opposition haineuse. Elle avait voulu l’empêcher de reconstruire ses murailles; dans son irritation d’avoir perdu le commandement de la flotte et de voir que, sans elle, il s’était formé une ligue puissante dont Athènes était à la fois la tête et le bras, elle venait de promettre aux Thasiens son alliance et, pour sauver ce peuple, elle avait médité une invasion dans l’Attique. La concorde établie naguère par Aristide et le serment prêté sur le tombeau des glorieux morts de Platée n’existaient donc plus ; la faute en était à ceux qui prétendaient faire reconnaître de la Grèce entière leur pesante et inutile suprématie. Cependant, il y avait toujours dans Athènes une faction qui, par haine ou effroi de la démocratie, ne tenait compte ni de ces affronts ni de ces menaces, et qui, pour conserver son influence, avait besoin d’être soutenue par la ville aristocratique, dont le gouvernement était l’opposé de celui d’Athènes. Les services de Cimon le dispensaient de recourir à cet appui. Malheureusement sa naissance, ses goûts, sa richesse, son esprit de commandement., fortifié par tant de succès, avaient fait de lui le chef de ce parti. Avait-il à critiquer quelque mesure proposée, il ajoutait : Ce n’est pas ainsi que l’on se conduit à Lacédémone. Aussi, quand les Spartiates, incapables de prendre Ithôme, vinrent implorer l’assistance d’Athènes : Il ne faut pas, dit Cimon, laisser la Grèce boiteuse ni ôter à Athènes un utile contrepoids.

Les Athéniens furent peu touchés de cette nécessité d’avoir nu contrepoids. Laissez-la ensevelie sous ses ruines, s’écria Éphialte, et foulez aux pieds l’orgueil de Lacédémone. Pourtant les sentiments d’honneur et de magnanimité l’emportèrent : Cimon fut envoyé avec une nombreuse armée devant Ithôme. Le siège ne paraissant pas en aller plus vite, les Spartiates crurent à quelque trahison, et, tout en gardant leurs autres alliés, ils congédièrent les Athéniens, sous prétexte qu’ils n’avaient plus besoin de leur assistance (461). C’était un affront sanglant. Athènes y répondit par une alliance avec Argos, qui venait de profiter des embarras de Sparte pour assouvir sa haine séculaire contre Mycènes[12]. Les Thessaliens entrèrent dans la même ligue, et, à quelque temps de là, Mégare, par opposition à Corinthe, admit une garnison athénienne dans ses murs et dans son port de Pagées, sur le golfe Corinthien. Les Athéniens occupèrent aussi l’autre port, Nisée, sur le golfe Saronique, qu’ils rattachèrent à Mégare, comme le Pirée l’était à Athènes, par deux murs longs de 8 stades dont ils eurent la garde.

Ces événements étaient autant d’échecs pour l’ami de Sparte, et Cimon irrita encore le mécontentement populaire en combattant une mesure qui devait compléter celles d’Aristide.

Le Juste avait ouvert les charges aux plus pauvres citoyens, par conséquent aussi l’aréopage; mais l’aristocratie, cantonnée dans ce conseil suprême, en faisait un foyer d’opposition au gouvernement. Un ami de Périclès, Éphialte, homme qui avait, avec une fougueuse éloquence, la pauvreté et la vertu d’Aristide, proposa d’ôter à ce tribunal vénéré la plus grande partie des causes dont la connaissance lui appartenait, celles sans doute qu’il jugeait en vertu du pouvoir censorial que Solon lui avait reconnu. Composé de membres à vie et irresponsables, l’aréopage était essentiellement, dans la constitution athénienne, l’élément conservateur, l’obstacle aux nouveautés[13]. En vain Eschyle, qui était un eupatride, plaida pour l’aréopage, en faisant jouer sa tragédie des Euménides, où il montrait Minerve fondant elle-même le tribunal, gardien incorruptible de la justice et des lois[14] : la proposition passa. Les aréopagites n’eurent donc plus à connaître que des causes de meurtre prémédité, φόνος έx προνοίας, des cas d’incendie et d’empoisonnement. Les peines étaient la mort et la confiscation des biens (460). Cimon, dit Plutarque, ne put retenir son indignation de voir la dignité de l’aréopage avilie. Il fit tous ses efforts pour le remettre en possession des jugements, et rétablir le gouvernement aristocratique. Jusqu’où ces efforts allèrent-ils ? On ne le sait. Le peuple les arrêta par l’ostracisme ; Cimon fut banni (459).

Eschyle, qui l’avait soutenu, craignit un sort pareil. Il avait déjà été traduit devant l’aréopage sous l’inculpation d’avoir dévoilé au théâtre des mystères dont la connaissance était interdite aux profanes, et allait être condamné, quand son frère (?) Amynias, relevant son manteau, montra son bras mutilé à Salamine et demanda aux juges pour récompense la vie du poète. Cette fois Eschyle s’exila lui-même et se retira en Sicile, où il était déjà allé au temps du roi Hiéron, vers 476[15].

L’aréopage avait été clans l’État le pouvoir modérateur avec un droit de veto contre toute mesure qui lui paraissait téméraire ou dangereuse. Pour conserver à la république cette garantie que la réforme lui ôtait, il fut décidé que sept gardiens des lois, nomophylaques, choisis au sort chaque année parmi les citoyens, pourraient s’opposer aux propositions contraires à la constitution. Ils conservaient les décrets du peuple dans le sanctuaire de la Mère des Dieux et portaient au front un bandeau blanc qui les sacrait prêtres de la loi[16]. quant à l’autorité censoriale des aréopagites, elle passa aux sophronistes et aux gynæconomes qui eurent la surveillance des éphèbes dans les gymnases et des femmes dans la ville, c’est-à-dire la garde de l’instruction et de la moralité publique (460).

 

IV. Guerres intestines en Grèce

Les troubles intérieurs n’avaient pas ralenti les efforts d’Athènes pour étendre ou consolider sa puissance; jamais elle n’avait déployé une activité plus grande. Nous avons une inscription dans laquelle la tribu d’Érechthée célèbre, avec la magnifique simplicité de ce temps, ses guerriers morts en une même année aux rivages de Chypre, de Phénicie et d’Égypte, à Haliées dans l’Argolide, devant Égine et Mégare.

Athènes s’était proposé d’expulser les Perses des îles et des côtes de la Méditerranée ; elle n’oubliait pas cette mission généreuse. Deux cents galères avaient été envoyées en Chypre pour en chasser ce qu’il y restait de troupes persiques. L’Égypte, révoltée sous Inaros, appela les Athéniens ; ils coururent au bord du Nil, et vainquirent une armée dont ils assiégèrent les débris dans Memphis. Ainsi l’exemple de la Grèce encourageait les nations sujettes à secouer leurs chaînes. Les victoires de Marathon et de Salamine n’avaient pas seulement sauvé l’Hellade, elles avaient ébranlé le grand empire qui, déjà, chancelait sous tes coups répétés que lui portait la main audacieuse des Athéniens.

Mais ceux-ci, victorieux au loin, voyaient du haut du Parthénon, par-delà Salamine, des îles et des rivages habités par des ennemis, de sorte qu’il leur fallait garder au Pirée une partie de leur flotte pour parer à quelque entreprise imprévue tentée par leurs adversaires. C’était d’une sage prévoyance, car pendant qu’ils avaient 200 galères et une adnée en Égypte, une guerre éclata à leurs portes. Contre Mégare, leur alliée, qui pouvait fermer aux Spartiates la sortie de l’isthme et l’accès de l’Attique, Corinthe, Égine et Épidaure armèrent des troupes et des vaisseaux. Repoussés dans une descente sur le territoire d’Épidaure, les Athéniens furent plus heureux clans une bataille navale : ils défirent la flotte alliée, qui perdit 70 galères, et assiégèrent Égine, leur mortelle ennemie : elle avait fait cette loi : Tout Athénien surpris sur le territoire d’Égine sera mis à mort sans jugement ou vendu comme esclave[17]. Pour sauver cette place, les Corinthiens marchèrent sur Mégare. Il ne restait à Athènes que des enfants et des vieillards ; Myronidès en tira pourtant une armée, sans affaiblir d’un soldat le corps qui opérait contre les Éginètes, lutta deux fois contre l’ennemi dans les gorges de l’isthme et lui infligea un sanglant désastre (458). Le siège d’Égine dura neuf mois ; la ville fut démantelée ; les habitants livrèrent ce qui leur restait de vaisseaux et promirent un tribut.

Ainsi la Grèce se déchirait de ses propres mains, et une première guerre du Péloponnèse commençait. Qui devait en porter la responsabilité ? Toutes ces cités sans doute, entre lesquelles fermentaient des haines séculaires : Égine et Athènes, Corinthe et Mégare, Argos et Mycènes ; Sparte surtout, qui donna le signal de cette lutte sacrilège, par son outrageante conduite envers les Athéniens. En ce moment même, elle recevait d’Artaxerxés effrayé un agent qui venait marchander le prix d’une invasion des Péloponnésiens dans l’Attique, comme les Thasiens en avaient obtenu déjà la promesse. La guerre de Messénie durait toujours et Sparte ne pouvait rien au dehors[18]. Elle n’osa, en ce moment, tenter une si grosse entreprise, mais elle garda l’argent, pour un temps meilleur. Périclès, averti, pressa l’achèvement des longs murs[19].

En 457, les Spartiates se crurent en état de faire une incursion dans la Grèce centrale. Sous prétexte de secourir les Doriens contre les Phocidiens, ils pénétrèrent en Béotie, et, oubliant le rôle de Thèbes dans l’invasion persique, ils aidèrent cette ville à faire reconnaître des Béotiens sa suprématie, afin d’élever, en face d’Athènes, une cité puissante et ennemie. Appelée par un secret avis des nobles d’Athènes[20], leur armée vint camper jusque sur les frontières de l’Attique, à Tanagra. Les Athéniens coururent à sa rencontre. Cimon, qui était dans le voisinage, demanda à combattre avec sa tribu. Il y avait contre son parti, sinon contre lui-même, de très légitimes soupçons : on refusa. En s’éloignant, il laissa son armure à ses amis. Ils se réunirent autour de ce noble trophée et s’y firent tuer jusqu’au dernier. Le combat fut acharné ; Périclès s’y distingua par la plus brillante valeur ; la trahison des Thessaliens donna la victoire aux Spartiates (457). Ils n’y gagnèrent que de trouver libres les passages de l’isthme. Par la prise d’Égine les Athéniens avaient ôté la paille de l’œil du Pirée. Avant même cet important succès, Myronidès avait réparé la défaite de Tanagra par la destruction d’une nombreuse armée de Béotiens à Œnophyta, et cette victoire, donnant, dans la Béotie, la Phocide et la Locride opuntienne, la suprématie au parti populaire, avait assuré sur toute la Grèce centrale l’influence athénienne.

En l’année 456, une flotte, sous le commandement de Tolmidès, alla brûler Gythion, le port de Sparte, insulter Corinthe jusque dans son golfe, battre les Sicyoniens et enlever Naupacte. La guerre de Messénie finissait alors. Les défenseurs d’Ithôme avaient obtenu de sortir librement du Péloponnèse ; Athènes les accueillit et leur donna Naupacte, qu’elle venait de prendre. C’est de là que leurs ancêtres étaient partis pour faire la conquête de la presqu’île ; ils pouvaient y rêver le même avenir.

Ces succès rendirent moins douloureux les désastres éprouvés en Égypte, où l’armée expéditionnaire et une escadre de 50 galères envoyée à son secours avaient été détruites. Mais une tentative pour rétablir un chef thessalien et punir la trahison de la cavalerie thessalienne à Tanagra n’eut point de succès ; une expédition en Acarnanie, conduite par Périclès, ne réussit pas mieux (454). On se souvint alors du chef à qui la victoire n’avait jamais été infidèle. Cimon fut rappelé, sur la proposition de Périclès. Sa noble conduite et celle de ses amis à Tanagra avaient montré qu’il ne fallait pas le comprendre dans la faction qui intriguait avec l’ennemi, comme, à Marathon, à Platée, elle avait intrigué avec les Perses, et qui venait de faire assassiner le vertueux Éphialte. Il était tombé sans doute pour le même crime que lui reproche Platon : pour avoir mutilé l’aréopage et fait boire à longs traits aux Athéniens la coupe de la liberté. Plutarque, un ennemi cependant des démocrates, nous dit mieux quel fut le crime de cet ami de Périclès : Il s’était rendu redoutable aux grands par son inflexibilité à poursuivre les concussionnaires et tous ceux qui avaient commis quelque injustice.

Les temps qui suivirent sont mal connus. La guerre languit des deux côtés ; on négocia longtemps pour la paix, et Cimon ne parvint à ménager qu’une trêve de cinq ans (451). Ce dernier service rendu à sa patrie, il fit voile vers Cypre avec 200 galères et assiégea Kition, comptant de là passer en Égypte. Il mourut devant cette place, d’une maladie ou d’une blessure (449). Ses compagnons lui firent les funérailles qu’il eût souhaitées. En rapportant ses restes à Athènes, ils tombèrent au milieu d’une grande flotte phénicienne et perse, qu’ils détruisirent en vue de Salamine en Chypre ; et, débarquant le même jour, ils dispersèrent une armée qui les avait attendus sur le rivage opposé. Cette double victoire fut le dernier acte des guerres Médiques. Athènes la termina par un traité où elle s’engageait à ne plus troubler le grand roi dans ses domaines et à ne donner aucun secours aux Égyptiens. Mais, de son côté, le roi renonçait à la possession des villes grecques du littoral asiatique, c’est-à-dire les laissait dans la clientèle d’Athènes, et, reconnaissant la mer Égée pour une mer grecque, s’ôtait le droit d’envoyer un vaisseau de guerre au delà des îles Chélidoniennes, sur les côtes de Lycie, et au delà des roches Cyanées à l’entrée du Bosphore de Thrace[21].

Athènes renonçait à la guerre médique ; c’est que déjà les nuages s’amoncelaient sur la Grèce. La dévorante activité de la race hellénique ne pouvait s’accommoder d’une longue paix. Bien vite on était revenu aux antiques habitudes des discordes civiles, que l’invasion perse avait un moment suspendues. Nous avons vu Argos profiter des embarras de Sparte pour écraser Mycènes, qui lui reprochait sa défection dans la guerre de l’indépendance, et Corinthe menacer Mégare. Plus anciennement, à l’issue de la seconde guerre de Messénie, Sparte avait encouragé les Éléens à chasser les habitants de la Pisatide ; et ils s’étaient si bien acquittés de cette mission, que Pausanias ne savait où chercher les ruines de Pise. Il n’y avait pas seulement guerre de ville à ville : les siècles passés avaient légué à chaque cité deux factions, entre lesquelles n’avait pu s’élever, pour leur imposer la paix, cette classe intermédiaire qui naît de l’industrie et du commerce. Sauf Athènes, Corinthe et Corcyre, les États grecs étaient tous agricoles,           presque tous aussi pleins de mépris pour l’industrie, qu’ils laissaient aux esclaves. Mais une conséquence nécessaire de l’esclavage c’est d’empêcher la formation d’une classe moyenne. Il n’y avait donc dans ces cités que des riches et des pauvres, se jetant des regards de haine ou d’envie, quand ils ne pouvaient pas se jeter l’insulte, la guerre et la mort. De là ces déchirements intérieurs, ces constitutions si souvent renversées, et une moitié du peuple qui bannissait l’autre ou l’égorgeait, sans comprendre que les taches de sang ne s’effacent point ; que les violences appellent d’autres violences ; que la moralité, le patriotisme s’y perdent, et que l’insurrection contre la loi, contre la cité, finit par apparaître comme un droit légitime. Quels citoyens honnêtes et dévoués pouvaient faire ces proscrits qu’on trouve rôdant sans cesse autour des murs, et en tel nombre que nous les allons voir former des armées ?

Les Delphiens, alliés de Lacédémone, avaient l’intendance du temple d’Apollon ; les Phocidiens, alliés d’Athènes, la leur enlevèrent. Une armée spartiate la rendit aux premiers ; une armée athénienne conduite par Périclès la reprit pour les seconds (448). Ces promenades militaires des deux peuples dominateurs à travers la Béotie avivèrent les haines des partis. Les exilés béotiens de la faction aristocratique se réunirent en corps d’armée et surprirent plusieurs villes. L’Athénien Tolmidès, méprisant leur faiblesse, courut à eux avec une petite troupe, malgré les avis de Périclès : il fut battu et tué à Coronée (447). Cette défaite rendit l’influence dans toutes les villes à la faction aristocratique, et la Béotie fut perdue pour Athènes. Le mouvement gagna l’Eubée, où les Histiéens, ayant pris une galère athénienne, en massacrèrent tout l’équipage. Athènes fit cette fois un vigoureux effort, Périclès partit pour l’Eubée avec cinquante galères et cinq mille hoplites. Tout céda devant lui ; la répression fut sévère, pourtant il n’y eut pas d’exécration sanglante : quelques riches de Chalcis, les Hippobotes, furent chassés, et il déposséda les Histiéens de leur ville et de leurs terres, qui furent données aux pauvres d’Athènes. Mais Mégare avait égorgé sa garnison athénienne; et une armée spartiate, profitant de cette révolte qui lui ouvrait enfin les passages de l’isthme, vint ravager le territoire d’Éleusis (446).

Elle était commandée par le jeune roi Plistoanax, que les éphores avaient placé sous la direction de Cléandridas. Celui-ci se laissa acheter par Périclès et ramena les troupes sans avoir combattu. Accusé de trahison, il fût condamné à mort, mais réussit à s’enfuir à Thurion ; Plistoanax, frappé d’une lourde amende qu’il ne put payer, perdit ses droits de citoyen et se réfugia en Arcadie. En rendant ses comptes au peuple, Périclès porta une somme de 10 talents sous le titre de dépenses nécessaires. Le peuple comprit et ratifia. Cette dépense resta inscrite au budget annuel d’Athènes. Le soupçonneux peuple en abandonna, les yeux fermés, l’emploi à Périclès, qui les envoyait à Sparte pour y acheter les voix à vendre. C’étaient ses frais de police secrète.

Cependant cette guerre finit mal. Par le traité de 445, qui établit une trêve de trente ans entre Sparte et Athènes, celle-ci abandonna les deux ports de Mégare, qu’elle ne pouvait plus garder depuis le soulèvement de cette ville, Trézène et les points qu’elle occupait dans l’Achaïe sur le golfe de Corinthe. Ce traité fut-il une concession arrachée par la faction aristocratique? On le croirait, en voyant son chef, Thucydide, banni l’année suivante par l’ostracisme et se réfugiant à Sparte ; à moins qu’on ne préfère y trouver un acte de haute prudence de Périclès, qui, depuis la chute de l’influence athénienne en Béotie, aurait compris qu’il n’était pas bon pour Athènes de chercher des agrandissements dans la Grèce continentale, où ses flottes lui étaient inutiles et où elle rencontrait Lacédémone. Cette vue était juste et sage. D’ailleurs Athènes gardait l’hégémonie sur les îles de l’Archipel, l’Eubée, qui devait la nourrir, et Égine, qui lui servait de poste avancé contre le Péloponnèse. Toutefois les concessions qu’elle fit sur le continent coûtèrent à son orgueil. Elle en garda un long et légitime ressentiment contre Mégare, cause première de cette guerre ; cause aussi, par l’odieuse trahison dont elle avait payé les services d’Athènes, du traité qui marquait le point d’arrêt et peut-être le commencement de la décadence de l’empire athénien.

 

 

 



[1] Isthmiques, VII, 19.

[2] Démosthène, Contre Timocratès, 129.

[3] Théopompe cité par Plutarque, Thémistocle, 19.

[4] Dans leur pays hérissé de montagnes, beaucoup de Grecs habitaient près du rivage, et ils avaient pour leurs villes un double besoin : dans l’intérêt de la défense, un site d’accès difficile, qu’ils poussent fortifier encore en y élevant une citadelle ou acropole, et pour leur commerce un port qui les tint en communication avec la mer. Il atteignirent ce but en rattachant le port à la ville par de longs murs qu’ils appelaient des jambes, σxέλη, comme à Athènes et à Mégare, où ils ont disparu, mais qu’on a retrouvés en Épire, à Limnoa (Karavassasos) (Heuzay, Acarnanie, p. 320, pl. 4).

[5] Il fit affranchir, pour un certain temps, de tout impôt les locataires des maisons et les artisans, afin d’attirer dans la ville des ouvriers de tout genre (Diodore, l. XI, ch. XLIII).

[6] Thasos avait un revenu de 300 talents (Hérodote, VI, 46) ; elle en donne 30, comme Paros. L’une devait sa richesse à ses mines d’or, l’autre à ses carrières de marbre.

[7] Hérodote, III, 80. Voyez aussi le discours de Périclès dans Thucydide, II, 35-46, et II, 60-61 ; même le discours du chef de la faction des grands, Nicias, VII, 61-69, et notre chapitre XIX.

[8] Plutarque, Vie de Thémistocle, 26.

[9] Ces dons étaient considérables, car une seule de ces villes, Magnésie, lui donnait pour son pain 50 talents par an (Thucydide, I). Cette même ville lui bâtit un magnifique monument funèbre. Démarate, Métiochos, fils de Miltiade (Hérodote, VI, 41), et Gongyle d’Érétrie (Xénophon, Hellén., III, 1, 6) avaient reçu pareil don. Le temple ionien d’Artémis Leucophryne, à Magnésie, fut un des plus beaux de l’Asie Mineure.

[10] Diodore, XII, 66.

[11] Il était à Athènes proxène de Sparte, dont tous les envoyés recevaient chez lui l’hospitalité.

[12] On a pensé que la pièce des Suppliantes, représentée en 461 et où les Argiens sont honorés pour avoir refusé de livrer les filles de Danaüs aux barbares d’Égypte, fut composée par Eschyle à cette occasion. Trois ans après, dans les Euménides, il faisait jurer par Oreste une alliance éternelle entre Argos et Athènes : Je jure à ton peuple, dit-il à Minerve, que jamais roi d’Argos ne portera la guerre chez les Athéniens. A ceux qui violeraient les serments que je prononce j’opposerais, du fond de mon tombeau, d’insurmontables obstacles et de funestes augures. Ils ne tarderaient pas à se repentir de leur entreprise ! Mais, s’ils sont fidèles à ma parole, si toujours ils honorent la ville de Pallas et lui prêtent l’appui de leur glaive, alors mes mânes leur resteront favorables - vers 762-774.

[13] C’est ce qui fait dire à Aristote : Dans la démocratie, c’est la classe distinguée qui conspire (Politique, liv. V, ch. III). Jusqu’en 477, l’aréopage s’était recruté d’archontes élus dans les trois premières classes, mais qui n’étaient admis dans l’aréopage qu’après enquête (Plutarque, Périclès, 9). C’est à ce moment que doit avoir été établi le tirage au sort des archontes.

[14] Euménides, 681 et suiv.

[15] Voyez notre chapitre XX. Il mourut à Géla en 455. A l’époque du premier voyage d’Eschyle à Syracuse, le roi Hiéron avait fait représenter la trilogie dont les Perses font partie et avait assisté au spectacle. La chronologie de la vie d’Eschyle, offre des difficultés inextricables.

[16] Il y a beaucoup d’incertitudes au sujet des nomophylaques, dont certains auteurs reculent l’institution jusqu’au temps de Démétrios de Phalère, qui ne fit sans doute que la réorganiser : Cf. Starker, De Nomophil. Atheniensium, 1880. Mais il n’est pas possible de rejeter ce que dit de ce collège Philochoros, Fragm. des Hist. grecs, 141, Didot, t. I, p. 407.

[17] Diogène Laërte, III, 19 ; Plutarque, Dion, 5.

[18] Thucydide, I, 118.

[19] Celui qui s’étendait de la ville à Phalère avait 55 stades ; l’autre, allant au Pirée, en mesurait 40 (Thucydide, II, 15). Un troisième mur, celui du milieu, fut construit plus tard. Le stade équivaut à 185 mètres.

[20] Thucydide, I, 107, dit : Les Lacédémoniens, en entreprenant cette campagne avait un peu cédé aux instances secrètes de quelques Athéniens qui espéraient détruire la démocratie et empêcher la construction des Longs Murs.

[21] On a nié ce traité, parce que Thucydide ne le rapporte pas et qu’on ne le trouve que dans des écrivains postérieurs, notamment dans Diodore et Plutarque, qui en donnent d’une manière fort différente la date et les conditions. On a mal lu Thucydide. Il n’en dit rien, il est vrai, et n’en pouvait rien dire dans les cinq ou six lignes où il mentionne cette expédition ; mais, à son livre VIII, ch. 56, il en prouve formellement l’existence. Il y montre les Perses demandant aux Athéniens : 1° l’abandon de l’Ionie et des îles adjacentes ; 2° le droit de construire une flotte et de naviguer dans la mer Égée avec autant de vaisseaux qu’ils en avaient au temps de Darius, droits qu’Athènes leur avait évidemment ôtés par un traité, puisqu’ils les redemandent par un traité nouveau. La paix dite de Cimon, que Plutarque a tort de mettre en 466, quand rien n’était fini, et qui se place en 449, quand cessent les hostilités, est attestée par Isocrate qui, né en 436, en fut presque contemporain (Panég., 118 et 120 ; Aréop., 80, édit. Didot), par Démosthène (de la Fausse ambassade, 273, et Pour les Rhodiens, 29), et par Lycurgue (Contre Léocratès), qui sont de la seconde génération. Le témoignage de ces quatre hommes, d’accord au reste avec les faits, me semble devoir être préféré à la vague assertion de Théopompe, contenue dans trois lignes d’Harpocration (Fragm. des Hist. grecs, édit. Didot, t. I, p. 306, n° 168) ; la seule raison alléguée étant qu’on s’était servi, pour graver le traité sur le marbre, de lettres ioniennes au lieu des anciennes lettres attiques ; il se peut que ce fut une copie faite plus tard pour remplacer l’original avarié ou disparu.