HISTOIRE DES GRECS

TROISIÈME PÉRIODE — LES GUERRES MÉDIQUES (492-479) — UNION ET VICTOIRES.

Chapitre XVII — Salamine et Platée (480-479).

 

 

I. Xerxès en Grèce

En apprenant le désastre de Marathon, Darius sentit que sa gloire et sa puissance étaient engagées à sortir victorieusement de cette lutte. Lui, le souverain d’un immense empire, vaincu par une petite et obscure nation! Un pareil outrage laissé sans châtiment eût été un coup funeste porté à son empire, une dangereuse invitation à la révolte pour tant de peuples soumis à ses lois. Que les Scythes eussent échappé à ses armes et trompé sa poursuite, c’était moins leur valeur que leurs déserts qui avaient triomphé de lui. D’ailleurs la conquête de la Thrace faisait oublier la vaine tentative au delà du Danube. Et puis ces populations errantes n’avaient pas de résidence fixe, pas de point d’appui où elles pussent élever une puissance rivale et solidement établie. Les Grecs, au contraire, avaient un territoire enfermé dans des limites certaines, des États régulièrement et savamment constitués, des villes riches et remplies de citoyens. Enfin l’audace récente de ce peuple qui, naguère, était venu insulter le grand roi jusque dans Sardes et s’était joué ensuite de ses efforts, réveillait les souvenirs consacrés par la haine mal éteinte entre la Grèce et l’Asie, qu’Homère avait chantée. Grâce au poème immortel, on gardait la mémoire de la lutte solennelle dont les champs troyens avaient été le théâtre. Après un long intervalle, le second acte de ce grand drame allait s’ouvrir. On comprenait bien la suite qui unissait ces différentes guerres, si éloignées qu’elles fussent l’une de l’autre. Lorsque Xerxès s’apprêtait à passer l’Hellespont, il s’arrêta sur les bords du Scamandre, visita le palais ruiné de Priam et offrit des sacrifices à Minerve-Iliade et aux héros. A son tour, Alexandre, le champion de l’Occident, fera les mêmes choses dans les mêmes lieux : c’était donc bien la lutte d’un monde contre l’autre.

Pendant trois années, à partir de la bataille de Marathon, l’Asie tout entière fut agitée par l’enrôlement des soldats, l’armement des vaisseaux, la réunion des chevaux et des vivres. Dans la quatrième année, l’Égypte se révolta, et Darius s’apprêtait à marcher contre elle lorsqu’il mourut en 484. Le premier soin de son fils Xerxès fut d’étouffer cette révolte. Après y avoir réussi, il s’occupa de la Grèce.

L’homme le plus porté à cette guerre était un beau-frère du roi, le bouillant Mardonius, qui espérait bien

avoir le commandement et la gloire de l’expédition. La soumission de la Grèce entraînera, disait-il, celle de l’Europe, le plus riche pays du monde, et qui ne doit obéir qu’au grand roi. A lui se joignaient les princes grecs que les révolutions          avaient jetés en Asie. C’étaient d’abord les Pisistratides, qui n’avaient pas perdu, en perdant Hippias, tout espoir de régner sur Athènes, et qui sollicitaient toujours une restauration armée. Ils avaient amené à Suse le poète-devin Onomacritos, grand collecteur d’oracles et de vieilles poésies, qu’au besoin il interpolait, et qui montrait aux Perses leur victoire depuis longtemps prédite. Je ne sais si Démarate, ce roi de Sparte que Cléomène avait fait bannir fit qui s’était éloigné en proférant des paroles de menace, était bien en cour, car on le voit douter sans cesse du succès; mais les Aleuades, princes Thessaliens, qui voulaient affermir et étendre leur pouvoir, fût-ce aux dépens de leur dignité, promettaient à Xerxès l’appui de toute la Thessalie. Un seul homme éleva la voix dans le conseil pour s’opposer à l’entreprise, Artaban, frère de Darius ; mais une vision menaçante qui, deux fois, effraya le roi dans son sommeil, et épouvanta même Artaban, effaça tous les scrupules : la guerre fut résolue[1]. Les Perses se consolaient ainsi plus tard de leur défaite, en montrant les dieux les poussant à l’expédition fatale.

Il fallut encore quatre années pour achever les préparatifs. De toutes les expéditions dont la mémoire est venue jusqu’à nous, dit Hérodote, celle-ci fut sans contredit la plus grande ; toute autre n’est rien en comparaison… Est-il une nation de l’Asie que Xerxès n’ait armée et conduite contre la Grèce ?  Est-il un fleuve, si l’on en excepte les plus grands, dont ses troupes n’aient dans leur passage épuisé les eaux pour étancher leur soif ? Des peuples sans nombre donnaient, ceux-ci des vaisseaux, ceux-là des troupes de terre ; les uns envoyaient de la cavalerie, les autres des soldats de marine et des bâtiments propres à transporter des chevaux. Telle nation a fourni de grands navires pour la construction des ponts ; telle autre les vivres et les bâtiments de charge. Des magasins pour l’approvisionnement de l’armée furent établis le long des côtes de Thrace.

Pendant ces préparatifs qui ébranlaient et épuisaient l’Asie, Xerxès fit exécuter deux grands ouvrages : le percement du mont Athos et l’établissement d’un pont sur le détroit qui sépare Abydos de Sestos, ou l’Asie de l’Europe. Il ne convenait pas au fastueux maître de l’Orient de passer ce bras de mer, comme un simple mortel, sur un vaisseau ; et quant à l’Athos, il voulait l’humilier et le punir du désastre qu’il avait causé à la flotte de Mardonius[2]. On creusa dans l’isthme qui réunit cette montagne au continent un canal long de 2400 mètres, dont on voit encore les traces, et assez large pour que deux trirèmes pussent y passer de front. Mille nations y travaillèrent, les Phéniciens seuls surent, par des talus habilement calculés, éviter l’éboulement des parois qui occasionna aux autres une double tâche et sans doute de terribles accidents. Mais le despote se plaisait à ces efforts surhumains : le canal était pour son orgueil ce que la pyramide de Memphis avait été pour celui de Chéops. Les Grecs avaient déjà relié les deux rives de l’Hellespont par la gracieuse légende des amours de Héro, la prêtresse de Vénus, et de Léandre, qui, chaque nuit, partait de Sestos et traversait le détroit à la nage, les yeux fixés sur le fanal allumé par Héro au sommet de la tour d’Abydos[3]. Byron a renouvelé cet exploit, sans attendre pareille récompense. L’étendue de mer à franchir n’est donc pas très considérable, 1300 à 1400 mètres[4]. Xerxès se résolut à y construire un pont. Il fut formé de vaisseaux rattachés fortement les uns aux autres par des câbles que les Égyptiens et les Phéniciens avaient fournis, une tempête l’ayant détruit, Xerxès ordonna que l’on battît les eaux de l’Hellespont de trois cents coups de fouet, qu’on jetât dans la nier une paire d’entraves, et qu’on la marquât d’un fer rouge, en disant : Onde amère, ton maître te punit, parce que tu l’as offensé sans qu’il t’en ait donné sujet. Le roi Xerxès te passera, que tu le veuilles ou non. Tu mérites bien que personne ne t’offre de sacrifices, car tu es un fleuve inutile et trompeur[5].

Si tout cela se passa ailleurs que dans l’imagination des Grecs, le grand roi fut ridicule ; il fut cruel lorsqu’il donna l’ordre de mettre à mort ceux qui, ayant dirigé les travaux, étaient coupables de l’avoir laissé vaincre dans la lutte qu’il avait entreprise contre les éléments. L’ouvrage fut recommencé : sur une double rangée de vaisseaux, on construisit avec de forts madriers un plancher solide que l’on recouvrit d’une couche de terre fortement battue, et on le borda de chaque côté d’une barrière. Cette fois l’ouvrage tint bon.

L’armée s’avançait partagée en deux grosses colonnes. Dans l’espace que celles-ci laissaient entre elles venait le roi avec l’élite des troupes persiques. Devant lui marchait le char de Jupiter, c’est-à-dire d’Ormuzd, traîné par huit chevaux blancs nyséens ; lui-même était porté sur un char magnifique. Un trône de marbre blanc l’attendait à Abydos sur la côte ; de là il vit se déployer sur la mer son immense flotte, et se donna le divertissement d’un combat naval où les Phéniciens furent vainqueurs. «En contemplant l’Hellespont caché sous ses vaisseaux, et les rivages de la mer, les champs, d’Abydos couverts d’un nombre infini d’hommes, Xerxès se crut le plus heureux comme le plus puissant des mortels, et il s’en félicitait ; cependant ses yeux se remplirent de larmes ; Artabaze, qui s’en aperçut, lui dit : Ô roi, que vous avez mis peu d’intervalle entre deux actions bien différentes ! Il y a un moment, vous célébriez votre bonheur, et maintenant vous pleurez. — Je pleure, répondit Xerxès, de pitié sur la brièveté de la vie humaine, en réfléchissant que de cette foule immense pas un seul homme n’existera dans cent ans. Le grand roi se flattait : c’était dans un an qu’il eût fallu dire.

Le lendemain, les troupes sous les armes, avant le lever du soleil, attendirent le moment où cet astre paraîtrait : pendant ce temps, on purifiait les ponts avec des parfums, et la route était semée de branches de myrte. Aussitôt que le soleil se montra, Xerxès fit, avec une coupe d’or, une libation dans la ruer, et, tourné vers l’orient, demanda au dieu de ne rencontrer dans son expédition aucun obstacle capable de l’arrêter avant qu’il eût atteint les dernières limites de l’Europe. Puis il lança dans l’Hellespont le vase qu’il tenait, un cratère d’or et un cimeterre.

L’armée mit sept jours et sept nuits à passer les ponts ; quand elle fut tout entière sur le sol de l’Europe, Xerxès voulut en faire le dénombrement. On mesura cette moisson d’hommes que l’épée des Grecs allait faucher, comme le grain se mesure au boisseau. Dans la vaste plaine de Doriscos au bord de l’Hèbre, on entoura d’un mur une enceinte qui contenait 10.000 hommes bien serrés, et en y faisant entrer des fournées successives, on put connaître combien il y avait de soldats clans l’armée quand elle y eut passé tout entière. Les nombres donnés par Hérodote sont prodigieux. Tout en convenant qu’il n’a pas de renseignements certains, il évalue les forces venues d’Asie à 1.700.000 fantassins, 80.000 cavaliers, 20.000 hommes montés sur les chars de guerre et les chameaux, 517.000 répartis sur 5000 vaisseaux de charge et 1200 vaisseaux de guerre : il y faut ajouter 120 trirèmes et 524.000 hommes tirés de la Thrace et des provinces voisines, ce qui donne un total de 2.640.000 combattants ; il estime à peu prés égal le nombre des domestiques et des manœuvres, de sorte que l’on arrive à un chiffre total de cinq millions[6]. Il semblait qu’il n’y eût pas besoin de combats; la Grèce allait être submergée sous ce flot d’hommes. Pensez-vous, demanda Xerxès à Démarate, que les Grecs osent combattre ?Les Grecs sont à craindre, répondit le Spartiate, parce qu’ils sont pauvres. Ne vous informez pas de leur nombre ; les Lacédémoniens, pour ne parler que de ceux-là, ne fussent-ils que mille, fussent-ils moins encore, vous attendront de pied ferme, car ils ont un puissant maître : la loi, qui leur dit de vaincre ou de mourir. Et le maître de ces soldats qui n’allaient au combat qu’à coups de fouet riait en entendant parler de cette chose impossible : des hommes marchant librement à la mort ou à la victoire, parce que la loi le commande.

Ce qui donnait à cette immense cohue un aspect plus étrange encore, c’est que tous s’avançaient pêle-mêle, sous les costumes les plus bizarres, et ayant les armes les plus diverses[7] : les Perses, les Mèdes, les Hyrcaniens, avec des vêtements à dessins variés, des cuirasses à écailles d’acier poli, de légers boucliers d’osier, des flèches de roseau et de courtes piques ; les Assyriens avec des casques de forme bizarre et des massues garnies de fer ; les Saces armés de la hache: les Indiens vêtus d’étoffe de coton; les Arabes portant la zéira flottante ; les Éthiopiens couverts de peaux de lions et de panthères, qui faisaient voir leur corps peint moitié blanc et moitié rouge ; les Sagartiens armés d’un poignard et d’une corde terminée par deux filets; puis tous les peuples de l’Asie Mineure, les Thraces, et vingt autres encore. Mardonius partageait avec deux autres généraux le commandement de l’infanterie.

Il n’est point étonnant que des fleuves aient été épuisés sur le passage de cette effroyable multitude, et que de vastes pays n’aient pu suffire à sa nourriture. Les hommes d’Europe, qui voyaient s’avancer ce torrent, étaient éperdus, et demandaient aux dieux s’il était donc nécessaire de dépeupler une partie du monde pour saccager l’autre. On dit que les Abdéritains, ruinés par le passage de l’armée, rendirent grâces aux dieux de ce que Xerxès ne faisait qu’un repas par jour : il leur eût fallu se vendre eux-mêmes et leur ville pour fournir au second. Un de ces repas avait coûté à Thasos 400 talents, c’était le tribut d’une année de l’Asie Mineure et presque la somme, 460 talents, qu’Athènes demanda à ses alliés pour les garantir contre le retour de la domination persique.

Sur les bords du Strymon, les mages firent un sacrifice de chevaux blancs ; au lieu appelé les Neuf Voies, près d’Amphipolis, ils enterrèrent vivants neuf jeunes garçons et neuf jeunes filles. Jusqu’alors Xerxès n’était pas sorti de son empire. Un seul homme avait osé rejeter ses ordres, le roi des Bisaltes, entre le Strymon et l’AXios, qui se retira fièrement à l’approche des Perses sur les cimes du Rhodope. Il avait ordonné à ses fils de le suivre, ils rejoignirent Xerxès ; quand ils revinrent, il leur fit arracher les yeux.

Cependant les Grecs étaient dans le même trouble que le montagnard qui entend rouler l’avalanche au-dessus de sa demeure[8]. Au milieu d’eux il y avait des traîtres. Et ce n’est pas merveille : quel amour de la patrie et de la liberté, quel courage ne fallait-il pas pour attendre de sang-froid et de pied ferme une ruine qui semblait certaine ! Mais Prométhée, lui aussi, avait senti, au milieu des grondements du tonnerre, la terre trembler sous lui, et il n’avait pas fléchi : Athènes et Sparte eurent le courage que la légende donnait au Titan du Caucase.

Au premier bruit de la marche du roi, les Grecs avaient envoyé des espions à Sardes pour connaître ses forces. Ils furent découverts ; Xerxès, au lieu de les faire mourir, commanda qu’on leur montrât tout, et les renvoya frappés d’effroi. Il avait lui-même dépêché aux Grecs des hérauts pour recevoir l’hommage de ceux que le bruit de ses armements aurait épouvantés. Les peuples de la Thessalie et de la Doride, les Locriens, Thèbes et tout le reste de la Béotie, à l’exception des Thespiens et des Platéens, se soumirent. Les Argiens, affaiblis par la perte récente de six mille citoyens, que leur avait tués Cléomène à la suite d’une invasion dans- l’Argolide, élevèrent des prétentions surannées pour se ménager un prétexte de se tenir à l’écart. Les Achéens les imitèrent.

Ceux des Grecs qui avaient conservé l’amour de la patrie s’étaient réunis à l’isthme de Corinthe et étaient convenus, avant tout, de mettre fin à leurs inimitiés : Athènes et Égine se réconcilièrent. Puis on envoya des ambassades à Corcyre, en Crète et en Sicile, auprès de Gélon, tyran de Syracuse : elles eurent peu de succès. Corcyre répondit qu’elle armerait soixante vaisseaux, mais ne les envoya pas ; retenus par les vents étésiens, dit-elle après la victoire, ils n’avaient pu doubler le cap Malée. La Crète refusa toute assistance ; Gélon offrit des secours considérables, mais à la condition qu’il commanderait ou l’armée de terre ou la flotte. Les Lacédémoniens repoussèrent bien loin la pensée d’être mis sous les ordres d’un Syracusain; ils réclamèrent le généralat comme descendants d’Hercule et représentants d’Agamemnon. Quant à la flotte, les Athéniens déclarèrent que, si Sparte en abandonnait le commandement, ils le revendiqueraient, eux, comme un droit. Il paraît, dit Gélon, que vous ne manquez pas de généraux. Retournez vers ceux qui vous envoient et dites-leur que l’année a perdu son printemps. Il voulait dire que la Grèce, privée de son alliance, était comme l’année privée de sa plus belle saison. Ce qui expliquerait mieux l’inutilité de l’ambassade, c’est que Gélon était dans ce même temps fort occupé avec 300.000 Carthaginois.

Ainsi, les Grecs, au lieu de s’unir dans ce grand danger, étaient divisés. Qui donc les sauva ? Athènes, qui résolut de vaincre ou de mourir. Cette opinion, dit Hérodote, pourra déplaire à beaucoup de monde ; mais je ne puis la taire, parce que je la crois vraie. Si les Athéniens, en effet, se fussent retirés ou soumis, nulle marine n’eût été en état de protéger les côtes du Péloponnèse qui, assiégé comme une ville par l’immense flotte des Perses, eût succombé, malgré l’héroïsme des Spartiates.

L’oracle de Delphes, consulté par les Athéniens, n’avait cependant rendu que d’obscures et terribles réponses : Ô infortunés ! fuyez aux extrémités de la terre ; abandonnez les demeures et les hautes collines de la cité bâtie en cercle ; car tête et corps, mains et pieds, ni rien de ce qui est au milieu ne restera ; la mort arrive. Le feu et le redoutable Mars, monté sur un char syrien, ruinera vos tours ; il renversera bien d’autres forteresses ; il embrasera bien d’autres sanctuaires des immortels. Les temples chancellent, de leurs murs dégoutte une froide sueur, de leur faite coule un sang noir. Sortez de mon sanctuaire. — Ô roi ! disaient les envoyés, fais-nous une réponse plus favorable, ou nous resterons ici jusqu’à la mort. La Pythie reprit : Pallas s’efforce en vain de fléchir le père des dieux ; cependant Zeus consent qu’un mur de bois vous soit un inexpugnable rempart. Fuyez, tournez le dos aux cavaliers et aux fantassins innombrables ! Ô divine Salamine! que tu seras funeste aux enfants de la femme ! Ce salut à chercher dans des murs de bois semblait une énigme. Les vieillards disaient qu’il fallait relever les palissades dont la citadelle avait été autrefois entourée ; d’autres, par des murailles de bois, entendaient les vaisseaux. Parmi ceux-ci était Thémistocle, qui avait peut-être suggéré la réponse de la Pythie. Son avis prévalut. Le fils de Miltiade, Cimon, monta le premier à la citadelle pour suspendre dans le temple de Minerve un frein de cheval, en signe qu’il fallait renoncer à la terre pour ne songer qu’à la mer. La plus grande activité fut déployée de ce côté. On arme 127 trirèmes ; 53 autres se tinrent prêtes à les suivre. Le peuple s’habitua à l’idée d’abandonner ses foyers.

Cependant pour l’armée de terre, deux plans avaient été successivement adoptés. A l’époque où Xerxès allait passer l’Hellespont, 10.000 Grecs avaient été envoyés au défilé de Tempé pour fermer en cet endroit l’accès de la Grèce. C’était les aventurer bien loin et en un pays dont les dispositions n’étaient point favorables. Sur un avis envoyé par Alexandre, roi de Macédoine, que les monts Cambuniens pouvaient être franchis et la position des Grecs tournée, ceux-ci quittèrent la vallée de Tempé, où ils risquaient d’être pris à dos par un débarquement des Perses au sud de l’Ossa[9]. D’ailleurs, il était prudent de ne pas étendre les forces dont on disposait ; c’eût été les affaiblir ; il fallait, au contraire, les resserrer au cœur du pays. On recula donc jusqu’à un autre passage que doit inévitablement traverser quiconque veut pénétrer dans la Grèce centrale par cette partie du continent. Le défilé qui, au sortir de la Trachinie, y donnait entrée n’était large, dans sa partie étroite, que de 15 mètres ; on y trouvait même, un peu en avant et un peu en arrière des Thermopyles, près d’Anthéla et des Alpènes, deux étranglements qui avaient à peine la largeur nécessaire pour un chariot. Ces deux points, distants de 1600 mètres environ, étaient comme les deux portes du défilé ; entre elles, l’espace s’étendait, et il s’y trouvait plusieurs sources chaudes, qui couvraient le sol d’un dépôt de carbonate de chaux et de soufre aux vives couleurs jaune et rouge : de là, le nom de Thermopyles, ou les Portes des eaux chaudes, donné à ce passage. Il était entouré, au couchant, par une montagne presque inaccessible qui se rattache à l’Œta ; à l’orient, par la mer et des marais impraticables. Les Phocidiens avaient jadis coupé cette route par un mur dans lequel une porte s’ouvrait et qui, anciennement construit, était en ruines; on le releva pour en faire un moyen de défense. Les magasins de vivres furent établis aux Alpènes.

Tel est l’étroit passage que les Grecs résolurent de disputer aux Perses[10]. Tout prés de là, leur flotte trouvait une position non moins avantageuse dans l’Artémision, bras de mer resserré entre la côte de Magnésie et celle de l’Eubée où s’élevait un sanctuaire d’Artémis.

 

II. L’Artémision et les Thermopyles

Quand l’armée et la flotte eurent pris, à la fin de juin, la position qui leur était assignée, Xerxès était déjà dans la Piérie. A mesure que son armée pénétrait en Thessalie par un large chemin ouvert dans les forêts des monts Cambuniens, sa flotte s’avançait le long des côtes. Une avant-garde ayant capturé deux vaisseaux grecs, le plus beau des captifs fut égorgé sur la proue de son navire : les barbares marquaient ainsi leur route par des sacrifices humains. Deux cent soixante et un vaisseaux grecs étaient dans l’Artémision[11] ; à l’approche de l’ennemi, ils reculèrent jusqu’à l’Euripe. Sur la nouvelle que la mer était libre, la flotte persane s’approcha du golfe Maliaque ; mais, surprise sur cette côte sans ports par une tempête qui dura trois jours, elle perdit plus de quatre cents vaisseaux de guerre, avec ceux qui les montaient et une grande quantité de bâtiments de transport. Les Athéniens attribuèrent ce désastre à la protection de Borée, leur gendre[12], et à celle de Poséidon, un de leurs patrons divins ; le premier y gagna un temple, qui, après la guerre, lui fut élevé sur les bords de l’Ilissus ; le second un titre, celui de sauveur. Après la tempête, les Grecs revinrent dans l’Artémision, où quinze vaisseaux perses tombèrent entre leurs mains; mais telle était encore la supériorité du nombre de la flotte ennemie, que les généraux de Xerxès n’avaient qu’une crainte, celle de voir les Grecs leur échapper. En voyant que Neptune et les vents leur avaient laissé tant à faire, le Lacédémonien Eurybiade, qui commandait les alliés, et Adimante, le général des Corinthiens, voulurent, en effet, se retirer. Thémistocle avait reçu des Eubéens 30 talents pour faire demeurer la flotte dans ces parages, jusqu’à ce que les insulaires eussent mis leurs biens à couvert ; il arrêta Eurybiade et Adimante en donnant à l’un 5 talents, 3 à l’autre : il gardait la meilleure part. Cette résolution était à peine prise, qu’un transfuge vint annoncer le départ de deux cents vaisseaux pour tourner l’Eubée et envelopper les Grecs. Ceux-ci se décident à prévenir l’ennemi, ils courent au gros de la flotte, et au moment de la joindre se forment en demi-cercle, la proue en dehors, afin que pas un de leurs coups ne fût perdu. A la chute du jour, ils remorquaient trente vaisseaux prisonniers. La nuit qui suivit fut encore plus fatale aux Perses. Une nouvelle tempête les battit avec violence, et les vaisseaux qui tournaient l’Eubée, surpris en pleine mer, furent jetés sur les écueils et mis en pièces. On eût dit qu’une divinité prenait soin d’égaliser les forces des deux adversaires.

Dans le même temps, les Grecs avaient reçu un renfort de cinquante-trois galères d’Athènes ; ils présentèrent de nouveau le combat, les Perses le refusèrent. Pourtant une escadre de vaisseaux ciliciens qui se laissa surprendre fut détruite. Les généraux perses commencèrent à craindre que Xerxès ne leur demandât compte de ces revers répétés. Ils engagèrent toutes leurs forces dans une action générale. Les Grecs restèrent encore maîtres du champ de bataille; mais ils avaient éprouvé des pertes considérables, et ils songeaient à la retraite. La nouvelle que le passage des Thermopyles était forcé les décida. Dans ces combats, dit Pindare, les fils d’Athènes avaient jeté les bases brillantes de la liberté.

Pendant que l’armée, s’éloignait, Thémistocle parcourut avec quelques navires fins voiliers tous les endroits de la côte où les ennemis devaient descendre pour faire de l’eau, et écrivit sur les rochers l’avis suivant qui devait rendre les Ioniens suspects au roi, ou décider leur défection : Ioniens, vous faites une mauvaise action en portant les armes contre vos pères et en aidant à asservir la Grèce. Prenez notre parti, ou, si vous ne l’osez, retirez-vous au moins du combat, et engagez les Cariens à faire comme vous. Si cela même vous est impossible, conduisez-vous mollement dans l’action, n’oubliant pas que nous sommes vos pères et que vous êtes la première cause de cette guerre. La ruse réussit ; au milieu même de la bataille de Salamine, les Phéniciens accuseront les Ioniens de trahison.

Durant ces combats sur mer, Léonidas mourait aux Thermopyles.

Quand la résolution de défendre les Thermopyles avait été prise, on était, au temps des jeux olympiques et des fêtes d’Apollon Carnéen, qui duraient à Sparte neuf jours. Quelque pressant que fût le danger, les Grecs n’abandonnèrent pas leurs fêtes; une petite armée, sorte d’avant-garde, fut envoyée seulement aux Thermopyles : elle comptait 300 Spartiates, choisis parmi ceux qui laissaient derrière eux des fils, 1000 Tégéates et Mantinéens, 120 Orchoméniens, 1000 hommes du reste de l’Arcadie, 400 de Corinthe, 200 de Phlionte, 80 de Mycènes, 700 Thespiens, 1000 Phocidiens, toutes les forces des Locriens Opuntiens et 300 Thébains que Léonidas avait plutôt pris comme otages que comme auxiliaires, parce qu’on soupçonnait leur ville d’incliner vers le Mède. Chacun de ces petits corps avait son chef particulier, mais ils obéissaient tous au roi de Sparte.

Pendant quatre jours Xerxès se flatta que la seule vue de son armée déciderait les Grecs à se rendre. Quelques hommes du Péloponnèse en effet parlèrent de s’en retourner pour défendre l’isthme de Corinthe ; mais ils furent arrêtés par Léonidas, les Phocidiens et les Locriens. Le cinquième jour, comme les Grecs ne s’éloignaient pas, Xerxès envoya contre eux les Mèdes et les Cissiens, leur ordonnant de les lui amener vivants. Il se plaça sur un trône élevé pour voir l’action et attendre les captifs. Les Mèdes attaquèrent, mais ils furent repoussés après avoir perdu beaucoup de monde; d’autres les remplacèrent sans plus de succès, et Xerxès commença à comprendre qu’il avait dans son armée beaucoup d’hommes et peu de soldats.

Les Mèdes, trop maltraités, s’étant retirés, le corps des Immortels prit leur place ; ils ne firent pas mieux. Dans cet étroit défilé, la supériorité du nombre ne pouvait leur servir, et ils avaient le désavantage des armes, leurs piques étant plus courtes que celles des Grecs. De temps en temps les Lacédémoniens tournaient le dos comme pour fuir, et les barbares les poursuivaient en poussant de grands cris ; mais les Grecs se retournaient bientôt et en jetaient un grand nombre sur la place. Dans cette journée les Spartiates n’éprouvèrent qu’une perte légère.

Les barbares croyaient qu’après un si long combat il n’y avait plus dans l’armée grecque que des blessés hors d’état de lever leurs armés : ils tentèrent donc le jour suivant une nouvelle attaque; elle ne réussit pas mieux. Les Grecs, rangés par ordre de peuples, prirent part tour à tour à ces divers combats, à l’exception cependant des Phocidiens qui, placés sur la montagne, en gardaient les sentiers.

Tandis que Xerxès balançait sur le parti à prendre, un Malien, nommé Éphialte, vint le trouver et, dans l’espoir d’une grande récompense, lui apprit qu’il existait dans la montagne un sentier conduisant sur les derrières du camp grec. Le roi ordonna aussitôt à Hydarnès de suivre le traître avec la troupe des Immortels. Les Perses, partis du camp à l’heure où l’on allume les feux, marchèrent pendant toute la nuit, ayant à leur droite le mont Œta, et à la gauche les montagnes de Trachis. Au moment où l’aurore parut, ils avaient, atteint le point le plus élevé du passage. Sur ce sommet étaient placés les 1000 Phocidiens qui gardaient le sentier. Pendant le temps que les Perses gravissaient la montagne, les Phocidiens n’avaient pu les apercevoir, la grande quantité de chênes qui la couvrent les dérobant à la vue. Cependant, comme l’air était tranquille, le bruit des feuilles foulées aux pieds révéla leur approche aux Phocidiens : ils prirent les armes et accoururent. Dans ce moment, les barbares paraissaient, et, voyant devant eux des soldats, ils furent saisis d’étonnement et de crainte, car ils s’étaient flattés de ne rencontrer personne en ces lieux. Hydarnès lui-même craignait d’avoir affaire à des Lacédémoniens, mais Éphialte lui ayant dit de quelle nation était cette troupe, il disposa ses Perses au combat. Les Phocidiens, accablés de traits et de flèches, lâchèrent pied et gagnèrent le plus haut sommet du Callidromos, où ils s’attendaient à périr. Les Perses, au lieu de les poursuivre, s’empressèrent de descendre l’autre revers.

En ce moment le devin Mégistias examinait les entrailles des victimes, et prédisait aux Spartiates que la mort les attendait au lever du jour. Bientôt arrivèrent des transfuges qui annoncèrent le détour que les Perses devaient faire. Des sentinelles descendues en courant des hauteurs confirmèrent cette nouvelle : le jour paraissait alors. Les Grecs délibérèrent sur le parti à prendre : ceux-ci étaient d’avis qu’il fallait se défendre, ceux-là insistaient pour une retraite immédiate. On ne put s’accorder. Les uns se mirent en marche pour retourner dans leurs foyers, les autres en adoration se décidèrent à rester avec Léonidas. On prétend cependant que le roi donna aux troupes qui se retirèrent l’ordre de partir, pour les sauver d’une perte certaine, mais en annonçant qu’il ne convenait ni à lui ni aux Spartiates de déserter, sous quelque prétexte que ce fût, le poste qu’ils étaient chargés de défendre. Les Thespiens et les Thébains seuls demeurèrent : les Thébains retenus contre leur gré par Léonidas, les Thespiens de leur propre volonté.

Cependant, au lever du soleil, Xerxès, ayant fait des libations, attendit l’heure convenue avec Éphialte pour attaquer de front le retranchement. À l’approche des Perses, les Grecs sortirent au-devant d’eux et livrèrent leur dernière bataille dans une partie plus large du défilé, afin d’avoir plus d’ennemis en face et d’en frapper davantage avant de mourir. Un nombre infini de barbares trouvèrent la mort dans cette action. Indépendamment de ceux qui succombèrent sous le fer des Grecs, comme il y avait derrière les rangs des chefs armés de fouets et sans cesse occupés à pousser à grands coups les soldats en avant, beaucoup de ceux-ci tombèrent dans la mer et y furent noyés : d’autres, en plus grand nombre, furent écrasés vivants sous les pieds de la foule qui se succédait sans interruption.

Quand les Lacédémoniens eurent brisé leurs piques à force de tuer, ils continuèrent à combattre avec l’épée. Enfin Léonidas tomba. Une lutte furieuse s’engagea sur son corps : quatre fois les Grecs repoussèrent l’ennemi. Ils gardaient encore ce glorieux trophée, quand les barbares, sous la conduite d’Éphialte, parurent. A leur approche, les Grecs se retirèrent en arrière dans la partie étroite du chemin. Ils repassèrent la muraille et l’arrêtèrent, à l’exception des Thébains, sur une hauteur qui est à l’entrée du défilé, où l’on voit actuellement le lion de marbre élevé en l’honneur de Léonidas. C’est là qu’enveloppés de toutes parts, et après s’être encore défendus, les uns avec les armes qui leur restaient, les autres avec leurs mains et leurs dents, tous tombèrent sous la grêle de pierres et de traits que lançaient les barbares.

La Grèce aimait à répéter, surtout à embellir, divers incidents de ce grand drame que l’imagination populaire a consacrés. Avant l’attaque, Xerxès avait envoyé un cavalier perse pour reconnaître la position des Spartiates ; il les trouva s’exerçant à la lutte ou peignant leur longue chevelure : aucun ne daigna prendre garde à lui. Xerxès, étonné de ce calme, écrivit à Léonidas : Si tu veux te soumettre, je te donnerai l’empire de la Grèce. Le roi répondit : J’aime mieux mourir pour ma patrie que de l’asservir. Un second message portait : Rends tes armes. » Léonidas écrivit au-dessous : Viens les prendre. Quand l’ennemi se montra, un Grec accourut en s’écriant : Les Perses sont près de nous ! il répondit froidement : Dis que nous sommes près d’eux. Avant le dernier combat, il fit prendre un léger repas à ses soldats : Ce soir, leur dit-il, nous souperons chez Pluton.

Les soldats valaient le chef. Un Trachinien disait à l’un d’eux dans son effroi : L’armée persique est si nombreuse, que ses traits obscurciraient le soleil. — Tant mieux, nous combattrons à l’ombre. Un Lacédémonien était retenu au bourg d’Alpénos par une fluxion sur les yeux, on lui dit que l’ennemi approche, il prend ses armes, se fait conduire par son hilote dans la mêlée, frappe et tombe. Léonidas voulait sauver deux jeunes Spartiates, il donne à l’un une lettre, à l’autre une commission pour les éphores. Nous ne sommes pas ici pour porter des messages, mais pour combattre.

Vingt mille Perses avaient péri, et parmi eux deux fils de Darius. Du côté des Grecs, pas un Spartiate ni un Thespien n’échappa, quelques Thébains demandèrent la vie. Xerxès fit mettre en croix le corps de Léonidas, mais la Grèce recueillit pieusement ses os. Sur le tombeau élevé plus tard aux Lacédémoniens, on lisait cette inscription héroïque que Simonide de Céos y fit graver : Passant, va dire à Sparte que nous sommes morts ici pour obéir à ses lois. Le poète avait dit encore : Qu’il est glorieux le destin de ceux qui sont morts aux Thermopyles !... Leur tombe est un autel. Nous aurons pour eux un immortel souvenir. Ni la rouille ni le temps destructeur n’effaceront cette épitaphe des braves. La chambre souterraine où ils reposent renferme l’illustration de la Grèce. Mais elle renfermait aussi un reproche que la Grèce pouvait faire à Lacédémone : réservant toutes ses forces, 5000 Spartiates, pour la défense du Péloponnèse, elle n’avait donné que 300 défenseurs à la cause nationale. Une armée plus nombreuse eût mieux gardé le Callidromos et, peut-être, arrêté Xerxès aux Thermopyles.

 

III. Salamine

La Grèce était ouverte, et par terre et par mer. Xerxès y entra guidé par les Thessaliens, qui saisissaient l’occasion d’assouvir leur vieille haine contre la Phocide. Il soumit ce pays à une effroyable dévastation. En Béotie, il partagea son armée en deux corps : l’un devait enlever les trésors de Delphes, l’autre marcher sur Athènes, qu’il avait juré de détruire. Delphes était abandonnée de la plupart de ses habitants. Mais le dieu avait promis de défendre lui-même son sanctuaire. Comme l’ennemi approchait au milieu des rues silencieuses, déjà frappé d’une secrète terreur, un orage soudain éclate, le cri de guerre retentit au fond du temple, les armes saintes s’agitent et des cimes du Parnasse des rochers se précipitent et écrasent les premiers rangs des envahisseurs, les autres reculent, fuient; la population de Delphes les poursuit ; ils croient voir des dieux armés et ne s’arrêtent qu’à la frontière de la Béotie, laissant derrière eux les chemins semés de leurs morts. Apollon s’était vengé lui-même : tradition répandue pour sauver l’honneur du dieu dont le temple fut peut-être racheté du pillage par l’abandon d’une partie de ses richesses.

Minerve parut d’abord moins compatissante à son peuple, et pourtant son autorité n’en fut pas affaiblie, parce qu’on a pu dire, après l’invasion, que, si elle n’avait pas défendu, dans Athènes, les maisons et les sanctuaires, elle avait, à Salamine, sauvé la cité. Ce jour-là, en effet, la Grèce dut son salut à la sagesse autant qu’au courage.

Après que les Perses eurent forcé le passage des Thermopyles, les Athéniens avaient espéré que toutes les forces des alliés viendraient protéger l’Attique; lorsqu’ils apprirent que les Péloponnésiens se refusant à sortir de leur presqu’île ne songeaient qu’à en défendre l’entrée par une muraille élevée au travers de l’isthme[13] et en roulant des rochers dans la passe scironienne, ils demandèrent qu’au moins la flotte s’arrêtât dans le canal étroit qui sépare Salamine du continent. Les vaisseaux des Grecs revenus de l’Euripe jetèrent l’ancre sous cette île, tandis que ceux des Athéniens mouillaient sur la côte de l’Attique, pour procéder à l’évacuation du pays. L’Aréopage avait fait proclamer que tout citoyen avisât au moyen de sauver sa femme, ses enfants et ses esclaves comme il pourrait. Un présage avait levé les derniers scrupules : le serpent sacré nourri dans le temple de Minerve venait de disparaître, signe que la déesse elle-même abandonnait son sanctuaire. Tous les non-combattants furent envoyés à Trézène, à Égine ou à Salamine ; ceux qui pouvaient porter une pique ou remuer une rame allèrent rejoindre la flotte.

Elle était à peine réunie qu’un fugitif, arrivé d’Athènes, annonça au conseil des chefs que les Perses avaient brûlé Thespies et Platée, pénétré dans l’Attique et pris la ville, où quelques citoyens réfugiés dans la citadelle, derrière des palissades qu’ils crurent être les remparts de bois recommandés par l’oracle, y avaient été surpris et massacrés. Le temple d’Érechthée n’était plus qu’un monceau de cendres. Cette nouvelle causa un tel trouble dans le conseil, que plusieurs chefs, sans attendre une décision, firent hisser les voiles de leurs vaisseaux et se disposèrent à partir. Ceux qui restèrent pour continuer la délibération décrétèrent que l’on ne combattrait qu’en avant de l’isthme de Corinthe. Cependant la nuit était arrivée; chacun regagna son navire.

Quand Thémistocle fut de retour sur le sien, son vieil ami Mnésiphilos lui demanda ce que le conseil avait résolu, et en l’apprenant, lui dit : Si les vaisseaux partent de Salamine, vous n’aurez plus la chance d’un combat qui, seul, peut sauver la patrie : chacun quittera la flotte pour retourner chez soi : ni Eurybiade, ni personne n’empêchera que l’armée se disperse, et la Grèce sera perdue, faute d’un sage avis. Retournez donc, et, s’il en est quelque moyen, essayez de rompre ce qui vient d’être décidé ; déterminez Eurybiade à demeurer où nous sommes.

Thémistocle se rendit auprès d’Eurybiade, et, à force de prières, obtint de lui qu’il réunît de nouveau le conseil. Là il se garda bien de parler du motif allégué par Mnésiphilos, qui eût blessé les autres chefs ; mais il représenta qu’en se retirant sur l’isthme on s’exposait à combattre dans une mer ouverte, grand désavantage pour une flotte inférieure en nombre. que, de plus, on abandonnait sans nécessité Mégare, Salamine, Égine ; enfin qu’on attirait l’ennemi sur le Péloponnèse, de sorte qu’en cas de revers, tout espoir serait perdu. Alors se montra datas son jour l’aveugle et ignorante jalousie des Péloponnésiens. Le Corinthien Adimante voulut obliger Thémistocle à ne parler qu’à son tour : Ceux qui partent avant le signal, lui dit-il, sont battus dans les jeux. — Mais ceux qui partent trop tard, répliqua l’Athénien, ne gagnent pas la couronne. Et il continua à montrer les avantages du plan qu’il proposait. Les chefs se récrient et s’emportent ; Eurybiade, irrité de la confusion du débat où domine la voix de l’Athénien, vient sur lui le bâton levé : Frappe, dit Thémistocle, mais écoute. Le calme se rétablit et la discussion recommence. Adimante s’étonne que, pour le bon plaisir des Athéniens, on s’expose à n’avoir d’autre refuge, si l’on était battu, que l’île de Salamine. Qu’est-il besoin d’ailleurs, ajoute-t-il, d’écouter plus longtemps un homme sans patrie !Notre patrie ! s’écrie Thémistocle, elle est ici sur ces deux cents vaisseaux que nous mettons au service de la Grèce, nous qui avons consenti, pour le salut commun, à voir nos temples renversés et nos maisons en flammes ! Puis se tournant vers Eurybiade : Si vous restez ici, vous agissez en homme de cœur ; sinon, vous perdez la Grèce, car le sort de la guerre est sur les vaisseaux. Je vous en conjure, suivez mon avis ; mais, sachez-le bien, si vous ne voulez pas vous y rendre, nous allons embarquer nos familles et nous ferons voile vers l’Italie, où les oracles nous promettent, à Siris, une longue prospérité. Quand vous aurez perdu des alliés tels que nous, vous vous souviendrez des paroles de Thémistocle. Ce langage énergique et cette menace l’emportèrent. On resta à Salamine.

Le jour suivant, quelques renforts arrivèrent et portèrent la flotte grecque à 378 vaisseaux, sans parler des navires à cinquante rames ; celle des Perses en comptait encore plus de 1000 (?) qui étaient venus se ranger dans la rade de Phalère. En même temps leur armée de terre s’approchait du Péloponnèse. Cette marche ranima les craintes de ceux qui avaient été d’avis de se retirer sur l’isthme. Des murmures et des cris s’élevèrent de nouveau, un conseil fut encore convoqué, et la majorité se montra disposée à la retraite. Thémistocle prit, dans cet extrême danger, une résolution extrême. Il sortit du conseil et envoya un homme sûr au général des Perses avec cette commission : Thémistocle, général des Athéniens, est secrètement dévoué au roi de Perse ; il m’envoie vous dire que les Grecs ne se méfient de rien et que vous pouvez leur fermer les deux bouts du détroit, cernés ainsi, ils seront facilement vaincus. Xerxès crut cet avis sincère et donna aussitôt l’ordre d’envelopper les Grecs. Thémistocle était retourné au conseil, prolongeant à dessein le débat. Un homme le demande, c’est Aristide, qui venait de traverser la flotte persique pour combattre avec ses concitoyens. Soyons toujours rivaux, lui dit l’exilé, mais rivalisons de zèle pour le salut de la patrie. Pendant que vous perdez le temps ici en de vaines paroles, les barbares vous entourent. — Je le sais, répond Thémistocle, c’est par mon avis que cela s’exécute, et il introduit Aristide dans le conseil pour y porter cette nouvelle. Il fallait donc combattre, aux lieux que Thémistocle, avec l’audace du génie, imposait comme champ de bataille à ses concitoyens[14].

Le jour où l’action s’engagea, 19 boédromion ou 20 septembre, était une des grandes fêtes religieuses de l’Attique. Ce jour-là, une théorie sacrée portait solennellement à Éleusis Iacchos, le dieu des mystères, et un navire ramenait d’Égine les saintes images des Éacides, descendants de Jupiter. Les Grandes Déesses allaient certainement punir les sacrilèges qui empêchaient l’accomplissement des rites habituels. En ce moment, dit Hérodote[15], l’Athénien Dicéos, réfugié chez les Mèdes, se promenait avec Démarate dans la plaine de Thrias. Ils virent s’élever au-dessus d’Éleusis un nuage de poussière, comme celui qui se forme sous les pas des pèlerins, et il en sortit une grande voix qu’ils reconnurent pour être celle d’Iacchos. Le nuage s’étendit du côté de Salamine ; c’étaient les Grandes Déesses qui se réfugiaient près de la flotte, Minerve y était déjà et les héros Éacides y vinrent avec la galère éginétique pour assister dans le combat ceux qui les honoraient d’un culte pieux.

Croire à la protection des dieux, c’est l’obtenir, parce que le cœur en est mieux affermi. Mais, pour le devin Euphrantidès, ce n’était pas assez : il demanda le sacrifice de trois prisonniers, et la foule superstitieuse pensa racheter le sang de la Grèce en faisant couler celui des captifs. Et maintenant écoutez un soldat de Salamine faisant raconter par un messager à la reine Atossa la victoire des Grecs.

Bientôt le Jour aux blancs coursiers répandit sur le monde sa resplendissante lumière : à cet instant, une clameur immense, modulée comme un cantique sacré, s’élève dans les rangs des Grecs, et l’écho des rochers de l’île répond à ces cris par l’accent de sa voix éclatante. Les barbares sont saisis d’effroi, car il n’était pas l’annonce de la fuite, cet hymne saint que chantaient les Grecs. Le signal est donné; soudain les rames frappent d’un battement cadencé l’onde salée qui frémit, et leur flotte apparaît tout entière à nos yeux. L’aile droite marchait la première, en bel ordre; le reste de la flotte suivait., et ces mots retentissaient au loin : Allez, ô fils de la Grèce ! délivrez votre patrie, délivrez vos enfants, vos femmes, et les temples des dieux de vos pères, et les tombeaux de vos aïeux : un seul combat va décider de tous vos biens. A ces cris, nous répondons par le cri de guerre des Perses : il n’y a plus à perdre un instant. Déjà les proues d’airain se heurtent contre les proues : un vaisseau grec a commencé le choc; il fracasse les agrès d’un bâtiment phénicien. Ennemi contre ennemi, les deux flottes s’élancent. Au premier effort, l’armée des Perses ne recule pas. Mais, entassés dans un espace resserré, nos innombrables navires ne sont les uns pour les autres d’aucun secours. Ils s’entrechoquent mutuellement de leur bec d’airain et brisent les uns contre les autres leurs rangs de rames, tandis que la flotte grecque, par une manoeuvre habile, les enveloppe, et porte ses coups de tous côtés. Nos vaisseaux sont rompus; la mer disparaît sous un amas de débris flottants et de morts ; les rivages, les écueils, se couvrent de cadavres. Nos navires font force de rames et fuient en désordre. Comme des thons, comme des poissons qu’on vient de prendre au filet, les Perses sont écrasés à coups de tronçons et de débris. Enfin la nuit montra sa sombre face et nous déroba le vainqueur. Je ne détaille point ; à énumérer toutes nos pertes, dix jours ne suffiraient pas. Sache seulement que jamais en un seul jour il n’a péri une telle multitude d’hommes.

Artembarès, le chef des dix mille cavaliers, a été tué sur les rochers escarpés de Silénie. Dadacès, qui commandait mille hommes, frappé d’un coup de lance est tombé de son bord. Ténagon, le plus brave des guerriers bactriens, est resté dans cette île d’Ajax tant battue par les vagues. Lilée, Arsamès, Argestès, renversés tous les trois sur les rivages de l’île chère aux colombes, se sont brisé la tête contre les rochers… Celui qui commandait à trente mille cavaliers montés sur des coursiers noirs, Matallos de Chryse, est mort ; sa barbe rousse, épaisse, au poil hérissé, dégouttait de son sang ; son corps s’est teint de la couleur de la pourpre. Le mage Arabus, Artamès le Bactrien, ne sortiront plus de l’âpre contrée… Ah ! la ville de Pallas est une ville inexpugnable. Athènes contient des hommes : c’est là le rempart invincible.

Le messager qui apporte à la reine Atossa ces funèbres nouvelles n’a pas tout dit encore : Une autre calamité a frappé les Perses… Cette jeunesse de Perse, si brillante par son courage, si distinguée par sa noblesse, par sa fidélité au roi, a péri misérablement d’une mort sans gloire. Une île est en face de Salamine, petite, d’un accès difficile aux vaisseaux, où le dieu Pan mène souvent ses chœurs[16]. C’est là que Xerxès envoie ses guerriers ; ils devaient, quand la flotte des ennemis serait en déroute, faire main basse sur tous les Grecs qui se réfugieraient dans l’île et recueillir ceux des leurs qu’y jetterait la mer. Il lisait mal dans l’avenir ; car les dieux donnèrent la victoire à la flotte des Grecs. Ce jour-là même, les vainqueurs, armés de toutes pièces, débarquent dans l’île, et la cernent : les Perses ne savent où fuir ; la main des Grecs les écrase sous une grêle de pierres ; ils tombent percés par les flèches des archers ennemis. Puis les assaillants s’élancent tous ensemble d’un même bond : ils frappent, ils hachent ; tous sont égorgés jusqu’au dernier. Xerxès sanglote à l’aspect de cet abîme d’infortunes, car il était assis en un lieu d’où l’armée entière se découvrait à sa vue : c’était une colline élevée, non loin du rivage de la mer. Il déchire ses vêtements, il pousse des cris de désespoir, et, donnant le signal, il fuit avec son armée de terre, précipitamment, en désordre[17].

Nous n’avons pas voulu interrompre le récit d’Eschyle pour citer quelques particularités du combat que nous trouvons ailleurs. Un vent s’élevait à une certaine heure, dans le détroit ; Thémistocle avait attendu qu’il soufflât pour attaquer. Au milieu des vagues soulevées, les lourds vaisseaux perses s’entrechoquaient et évitaient difficilement les coups rapides que leur portaient les navires plus légers des Grecs. A cette première cause de désordre se joignaient les défiances que les Ioniens inspiraient aux Phéniciens, la difficulté pour tant de nations de s’entendre et de suivre les mêmes ordres, enfin la disposition des lieux, très défavorables aux Perses. Dans ce détroit, ils ne pouvaient déployer leurs forces, et ils gênaient réciproquement leurs mouvements.

Les Phéniciens, opposés aux Athéniens, commencèrent l’attaque. Leur amiral Ariabignès, un frère de Xerxès, s’étant bravement élancé sur une galère athénienne qui venait de fondre sur son vaisseau amiral, fut percé de coups, et sa mort jeta le désordre dans l’aile droite qu’il commandait.

Une femme se signala : Artémise, reine de Carie. Comme sa galère était vivement pressée par un navire athénien[18], elle se détourna sur un vaisseau perse et le coula. L’Athénien, croyant qu’il poursuivait un ami, chercha un autre adversaire. Xerxès vit l’action d’Artémise; il pensa que le vaisseau brisé par elle était grec, et s’écria qu’en ce jour les femmes se battaient comme des hommes, les hommes comme des femmes. Pour honorer son courage, dans la retraite il lui confia ses enfants, qu’elle ramena à Éphèse.

Les Perses avaient perdu 200 vaisseaux, les Grecs 40 : la flotte barbare avait donc encore la supériorité du nombre. Xerxès affecta un moment le courage et l’assurance : il ordonna de joindre Salamine au continent par une chaussée et de préparer une nouvelle attaque. Mais, au fond, il avait perdu tout espoir, et déjà il craignait d’être coupé de l’Asie, s’il ne se hâtait d’y repasser. Mardonius, le conseiller de cette fatale expédition, voyait sa ruine dans cette défaite. Pour la conjurer, il s’offrit à rester en Grèce avec 300.000 hommes (?), qui suffiraient à en achever la conquête ; car les Cypriotes et les hommes de Phénicie, de Cilicie et d’Égypte seuls, disait-il, ont été vaincus, non les Perses, qui n’ont pu combattre. Xerxès, pressé de fuir, accueillit avec joie cette proposition, et dès qu’il eut, dans sa retraite précipitée, atteint la Thessalie, il autorisa Mardonius à choisir dans l’armée les soldats qu’il avait demandés. Pendant que le roi fuyait à travers la Macédoine et la Thrace, sa flotte, partant de Phalère au milieu de la nuit, se hâta de gagner l’Hellespont. Les Grecs, avertis trop tard, la poursuivirent jusqu’à Andros sans la joindre. Là, se tint un conseil de guerre : Thémistocle proposa de se porter en toute hâte vers la Chersonèse, pour fermer à Xerxès et à son armée le passage en Asie. Eurybiade fit prévaloir l’avis, contraire, clans l’idée que la Grèce, loin de retenir chez elle les barbares et de les pousser au désespoir, devait plutôt leur ouvrir toutes les issues, Thémistocle se rendit ; mais, en secret, il dépêcha un nouveau messager à Xerxès, soit pour s’attribuer le mérite de cette décision, soit pour hâter encore la fuite du roi. Xerxès mit pourtant quarante-cinq jours à traverser la Macédoine et la Thrace, laissant derrière lui une longue traînée de morts, tombés sous les flèches des habitants ou tués par la faim, la soif et les maladies. Une tempête avait brisé les ponts, mais sa flotte l’attendait : elle le transporta à Abydos, et, pendant que le roi se dirigeait sur Sardes, elle gagna Cymé et Samos pour comprimer les idées de révolte qui fermentaient dans les cités de l’Ionie.

Les Grecs, de leur côté, levaient des contributions clans les Cyclades, pour les punir d’avoir trahi la cause commune. Ils assiégèrent Andros. Je viens à vous, disait Thémistocle aux habitants, avec deux divinités puissantes, la Persuasion et la Nécessité.Nous en avons deux autres, répondirent-ils, qui ne quittent jamais notre île, la Pauvreté et l’Impuissance. Ils résistèrent si bien qu’il fallut les laisser. D’autres îles se rachetèrent par quelque argent donné en secret à Thémistocle. De retour à Salamine, on partagea le butin, et, des prémices réservées pour Apollon, on fit une statue colossale qui fut envoyée à Delphes. A l’isthme on décerna le prix de la valeur. Chacun des chefs se donna le premier, mais la plupart accordèrent le second à Thémistocle. Sparte, où il alla quelque temps après, montra bien l’opinion de toute la Grèce, par les honneurs inaccoutumés qu’elle lui rendit. Elle lui décerna une couronne d’olivier, lui Thémistocle portant la offrit le plus beau char qui se trouvât dans la ville, et le fit escorter à son retour jusqu’aux frontières de Tégée par trois cents jeunes gens des premières familles.

 

IV. Platée et Mycale

La Grèce célébrait son triomphe, et la moitié du territoire était encore occupée par l’ennemi; mais un légitime espoir remplissait tous les cœurs. Tandis que Xerxès était en Thessalie, les Lacédémoniens reçurent un oracle de Delphes qui leur prescrivait de demander à Xerxès satisfaction pour la mort de Léonidas, et d’accepter tout ce qu’il leur donnerait en compensation. Les Spartiates firent partir un héraut, qui, conduit en présence de Xerxès, lui parla en ces termes : Roi des Mèdes, les Lacédémoniens et les Héraclides de Sparte demandent satisfaction de la mort de leur roi, tombé sous vos coups, lorsqu’il combattait pour la défense de la Grèce. Le roi, étonné de ce discours, fut quelque temps sans répondre. Enfin, comme dans ce moment Mardonius se trouvait à ses côtés, il le montra de la main au héraut, et lui dit : Mardonius, que voilà, donnera aux Lacédémoniens ce qu’ils demandent. Le héraut accepta la satisfaction offerte, et s’éloigna. C’était bien en effet Mardonius qui était la victime réservée pour le sacrifice expiatoire.

Débarrassé plutôt qu’affaibli par le départ du roi et de la foule tumultueuse qui le suivait, Mardonius hiverna dans la Thessalie ; au printemps, il envoya aux Athéniens Alexandre de Macédoine pour leur proposer la paix. Admirant, disait-il, leur valeur, le grand roi désirait les avoir pour alliés ; il leur rendrait leur territoire, relèverait leurs temples et leur donnerait en plus telles autres terres qu’ils désireraient. Sparte, effrayée de ces offres, envoya aussitôt, pour les combattre, des députés, qui parlèrent longtemps. Athènes fit une brève et mâle réponse : Tant que le soleil suivra dans les cieux sa course accoutumée, les Athéniens ne contracteront pas d’alliance avec Xerxès ; ils combattront contre lui, se confiant dans les dieux protecteurs et dans ces héros de la Grèce, dont le roi a sans respect livré aux flammes les images et les temples.

Un décret ordonna aux prêtres de dévouer aux dieux infernaux quiconque entretiendrait des intelligences avec l’ennemi. Il est triste d’avoir à ajouter qu’un parti, celui des grands, qui avait déjà commencé la longue série de ses trahisons envers la liberté, trouvait insensé ce généreux dévouement. Un d’eux va proposer de se soumettre ; d’autres, à Platée même, méditeront une défection. Sparte avait offert de nourrir pendant toute la campagne les familles des Athéniens : ils refusèrent, et demandèrent seulement que l’armée du Péloponnèse se tint prête d’assez bonne heure pour que l’Attique ne fût pas une troisième fois sacrifiée.

Elle le fut. Les Lacédémoniens, contents d’avoir rompu cette négociation, retournèrent dans leur presqu’île et ne s’occupèrent que d’achever la muraille qui en barrait l’entrée : L’isthme étant fermé, dit Hérodote, ils crurent n’avoir plus besoin des Athéniens. Mardonios put donc traverser la Béotie sans obstacle et rentrer dans Athènes. Le peuple s’était encore réfugié à Salamine; Mardonius lui envoya les mêmes offres. Un sénateur qui osa proposer d’en délibérer fut lapidé. et les Athéniens firent subir le même sort à sa femme et à ses enfants. Pour immortaliser l’infamie comme ils immortalisaient la gloire, une colonne de bronze fut plus tard élevée d’ans la citadelle, qui contint le récit de la trahison et du châtiment. II y avait presque autant de colère contre Sparte. Des députés allèrent lui reprocher son lâche abandon. Les Spartiates, alors occupés à célébrer la fête des Hyacinthies, ne s’émurent pas de ces plaintes, et les ambassadeurs étaient à la veille de leur départ qu’aucun soldat n’était encore sorti de la ville. Mais un Tégéate remontra aux éphores que si Athènes traitait avec les Perses, il y aurait mille portes ouvertes à l’ennemi pour entrer dans le Péloponnèse. Cette considération les convainquit enfin de la nécessité de tenir parole; ils firent partir la nuit même cinq mille hoplites, suivis chacun de sept hilotes armés et quand, au matin, les députés athéniens vinrent dire aux magistrats que l’indigne inaction de Sparte était une rupture avec Athènes, les éphores jurèrent que l’armée était en marche.

Averti de ce mouvement par les Argiens, Mardonius quitta l’Attique, où il avait tout saccagé, et chercha dans les plaines de la Béotie un terrain plus favorable à sa cavalerie : il s’établit en un camp retranché sur la rive gauche de l’Asopos. L’armée lacédémonienne, sous les ordres de Pausanias, traversa l’isthme, en recueillant sur son passage les Grecs restés fidèles à la patrie. A Éleusis, ils trouvèrent les Athéniens descendus de la flotte, et se dirigèrent vers le bassin de l’Asopos : l’armée libératrice compta alors cent dix mille combattants[19]. La Grèce n’en reverra plus de pareille. Elle campa sur des collines près d’Érythrées en face de l’ennemi, fort de trois cent mille hommes et peut-être de cinquante mille Grecs auxiliaires. Plusieurs jours se passèrent en escarmouches ; Mardonius, pour tirer les Grecs de la forte position où ils s’obstinaient à rester, les fit attaquer par sa cavalerie, que commandait Macistios, homme de grand renom parmi les Perses. Les Mégariens eurent à supporter seuls le choc. Après une brave résistance, ils firent demander du secours à Pausanias. Le danger était tel, que tous hésitaient. Un Athénien, Olympiodore, s’offrit à couvrir avec trois cents hommes la retraite des Mégariens. Une charge vigoureuse ébranla l’ennemi, dont le chef tomba. Le cheval de Macistios, frappé d’une flèche, s’abattit sous son maître qui, couvert d’une cuirasse d’or, était invulnérable comme le seront les cataphractaires des Arsacides : un Athénien ne réussit à le tuer qu’en le frappant dans l’œil. Un combat acharné se livra sur son corps, qui resta aux Grecs. « Pendant que l’armée perse marquait sa douleur par des cris lugubres dont retentissait toute la Béotie, un char promenait à travers les lignes des Grecs le corps de Macistios, et chacun quittait son rang pour voir celui qui était après Mardonius le plus estimé des Perses et du roi.

Cependant, dans la position que les Grecs occupaient, ils étaient exposés a manquer d’eau. Pausanias descendit dans la plaine de Platée, que de nombreux ruisseaux arrosent, et campa avec ses Lacédémoniens près de la fontaine de Gargaphie. Quand on distribua les autres postes, une dispute violente s’éleva entre les Athéniens et les Tégéates. Ceux-ci prétendaient au commandement de l’aile gauche, que les Athéniens réclamaient. Des deux côtés on rappela les exploits des aïeux : Tégée ceux du héros Échémos, Athènes sa victoire sur les Amazones. Aristide trouva de meilleures paroles. Nous sommes ici non pour disputer un poste, mais pour combattre. Que les Lacédémoniens décident : en quelque lieu que nous soyons placés, notre courage en fera un poste d’honneur. Les Spartiates se prononcèrent tout d’une voix pour Athènes.

Les Perses avaient fait aussi un mouvement, et les deux armées n’étaient séparées que par le lit de l’Asopos. Aucune n’osait le franchir, parce que les présages menaçaient d’une défaite celle qui engagerait le combat. Les Grecs avaient intérêt à cette sorte de trêve, car ils recevaient continuellement des secours et des vivres, tandis qu’il devenait difficile à Mardonius de nourrir son immense armée. Mais il espérait mettre ce temps à profit pour acheter quelques chefs alliés et dissoudre la ligue. Au bout de dix jours, il perdit patience; malgré les avis et les craintes de ceux qui l’entouraient, il annonça l’attaque pour le lendemain. Au-dessus des oracles était, disait-il, cette vieille loi du pays qui ordonnait de conduire sans retard les Perses au combat.

Durant la nuit, un cavalier se présenta au camp des Grecs, en demandant à parler aux généraux : Soyez sur vos gardes, leur dit-il ; Mardonius, malgré les présages, vous attaquera à la pointe du jour. Recevez en bonne part l’avis que je vous donne. Forcé de suivre malgré moi l’armée des Perses, je vous apporte une preuve évidente de mon dévouement à la Grèce ; j’espère que vous ne me trahirez pas et que vous me saurez gré de m’être exposé, pour vous avertir, aux plus grands dangers. Je suis Alexandre, roi de Macédoine. » Ces mots dits, il tourna bride en toute hâte.

Sur cet avis, Pausanias changea son ordre de bataille. Aux Perses il opposa les Athéniens, qui connaissaient leur manière de combattre, et il plaça les Spartiates en face des Grecs auxiliaires. L’ennemi fit un changement semblable, de sorte que les deux armées se trouvèrent dans leur ancienne position. Ces mouvements parurent à Mardonius un aveu de crainte ; il envoya à Pausanias un défi insultant, et offrit de tout terminer par un combat singulier entre un nombre égal de Perses et de Spartiates. Le roi ne répondit pas. Deux circonstances forcèrent encore les alliés à changer leur ordre de bataille: la cavalerie persique parvint à détruire la fontaine de Gargaphie d’où les Grecs tiraient toute leur eau, car les archers ennemis les empêchaient d’approcher de l’Asopos, et les coureurs thébains inquiétaient les convois de vivres qui arrivaient par les défilés du Cithéron. Il fut résolu que l’on décamperait à la nuit pour se rapprocher de Platée et des montagnes par où l’on communiquait avec le Péloponnèse. Le moment venu, une grande partie des troupes se mirent en marche ; mais, au lieu de s’arrêter aux points fixés, elles allèrent jusqu’à un temple de Junon qui tenait à la ville même de Platée. Les Lacédémoniens et les Athéniens ne partirent qu’à la fin de la nuit : Pausanias n’avait pu décider à la retraite un brave officier lacédémonien qui regardait comme une honte de reculer. Il résulta de ce retard que les deux corps n’étaient pas encore bien éloignés lorsque les Perses s’aperçurent, au lever du soleil, que l’ennemi était en retraite.

Mardonius, tout joyeux, traversa l’Asopos et lança ses barbares en désordre à la suite des Lacédémoniens, qui filaient par le pied de la montagne. Les Athéniens avaient pris tout droit par la plaine et ils atteignaient déjà les collines qui descendent de Platée, lorsqu’ils furent avertis par un pressant message de Pausanias de l’attaque des Perses. Ils se portèrent à son secours ; mais les Grecs, alliés de Mardonius, les chargèrent avec tant de vigueur, qu’ils n’eurent plus à songer qu’à se défendre eux-mêmes. Les Lacédémoniens et les Tégéates, restés seuls avec leurs troupes légères, formaient une armée de 53.000 hommes très capable de se défendre. Mais, d’abord, on consulta les dieux par des sacrifices, et les premières victimes n’ayant pas donné d’heureux présages, on différa l’attaque. Cette inaction fut fatale aux Lacédémoniens, qui eurent beaucoup de soldats tués ou blessés ; car les Perses, après avoir planté en terre leurs gerrhes ou boucliers, lançaient les traits à l’abri de ce rempart, et sans aucun risque en accablaient les Lacédémoniens. Pausanias, désespéré de ne pouvoir obtenir de réponses favorables des victimes, tourna ses regards vers le temple de Junon et supplia la déesse de ne point permettre que les espérances de la Grèce fussent trompées.

Il parlait encore, quand les Tégéates, impatients, se levèrent et marchèrent à l’ennemi. Un instant après, les Spartiates obtenaient enfin l’assentiment du ciel et se mettaient en mouvement. Les arcs des Perses étaient une faible défense contre la phalange lacédémonienne. D’abord la lutte s’engagea en avant des gerrhes, et, lorsque ce rempart fut forcé, un second combat plus acharné eut lieu près du temple de Déméter ; il dura longtemps, et l’on se battit presque corps à corps, les barbares saisissant les piques des Grecs et les brisant avec leurs mains. Ils se montraient aussi braves que leurs adversaires, mais sans adresse, mal armés et combattant presque nus contre des hommes couverts d’une armure complète. Ils ne mettaient point d’ensemble dans leurs attaques, et venaient tantôt isolément, tantôt par troupes de dix, plus ou moins, et toujours en désordre, se ruer sur les Spartiates, qui les taillaient facilement en pièces.

Le point où les Grecs se virent serrés le plus près fut celui où se trouvait Mardonius, monté sur un cheval blanc, et entouré d’un corps de mille hommes choisis parmi les plus braves des Perses. Tant qu’il fut vivant, ses troupes soutinrent les efforts des Lacédémoniens; mais, quand il tomba et que ce corps d’élite eut été détruit, le reste des troupes tourna le dos.

Les fuyards s’étaient retirés dans le camp que Mardonius avait fait construire ; les Lacédémoniens les poursuivirent jusque-là, mais lorsqu’il fallut forcer le retranchement, leur inexpérience se montra : constamment repoussés, ils furent obligés d’attendre les Athéniens, qui avaient eu à supporter le choc des Grecs auxiliaires. De ce côté, les Thébains seuls se battirent vaillamment. Quand ils eurent été mis en fuite, les Athéniens accoururent et, après un rude combat, jetèrent bas une partie du mur. Les Grecs se précipitèrent en foule dans cet étroit espace, où ils firent un grand carnage. A en croire Hérodote, des 300.000 hommes qu’avait conservés Mardonius, à peine 3000 auraient survécu, si l’on excepte les 40.000 qu’Artabaze n’engagea pas, et qu’à la vue du désastre il emmena précipitamment vers la Thrace, en répandant sur sa route le bruit que Mardonius était victorieux. Les Lacédémoniens n’avaient perdu que 91 soldats, les Tégéates 16 et les Athéniens 52. Les autres Grecs n’avaient pas combattu, à l’exception des Mégariens, qui, surpris en plaine par la cavalerie thébaine, avaient été rompus et perdirent 600 hommes[20].

Les Lacédémoniens et les Athéniens se disputaient vivement le prix de la valeur ; un Mégarien leur proposa d’y renoncer, et tous les suffrages se réunirent en faveur des Platéens, qui, suivant l’usage, avaient combattu avec les Athéniens. Aristide fit passer ce décret : Les peuples alliés formeront contre la Perse une ligue défensive qui armera 10.000 hoplites, 1000 cavaliers et 100 trirèmes. Tous les ans ils enverront des députés à Platée pour y célébrer, par de solennels sacrifices, la mémoire de ceux qui ont perdu la vie dans le combat. De cinq ans en cinq ans on y donnera des jeux, qu’on appellera les fêtes de la liberté, et les Platéens, chargés de faire des sacrifices et des voeux pour le salut de la Grèce, seront regardés comme une nation inviolable et sacrée. Un autel fut dressé sur la place publique de la ville à Jupiter libérateur ; pour y offrir le premier sacrifice, le Platéen Euchidas courut du camp à Delphes prendre le feu du sanctuaire national, le seul temple de la Grèce centrale que la présence des barbares n’eût pas souillé. La distance était de plus de 96 kilomètres, le même jour il le rapporta ; mais, comme on le dit du soldat de Marathon, il tomba mort en remettant aux prêtres le feu sacré[21].

D’immenses richesses couvraient le champ de bataille. On fit d’abord la part des dieux. Apollon Delphien, Zeus d’Olympie et Neptune Isthmique reçurent chacun un dixième des dépouilles; Pausanias en eut un autre; on partagea le reste entre les vainqueurs. Des monuments funèbres furent élevés aux Spartiates, aux hilotes, aux Tégéates, aux Athéniens et aux Mégariens morts dans le combat, et les Platéens furent institués gardiens de ces tombeaux. Ceux des Grecs qui n’avaient pas pris part à la lutte cherchèrent dans la suite à tromper la postérité : ils construisirent auprès de ces tombeaux véritables des cénotaphes, comme s’ils avaient eu des guerriers tués à ce grand jour de la commune délivrance. Mais, sur le trépied d’or déposé par les vainqueurs dans le trésor de Delphes, on grava les noms des peuples qui, depuis le commencement de la lutte, avaient pris part à la guerre de l’indépendance. Le roi de Lacédémone y avait d’abord fait écrire : Le chef des Grecs, Pausanias, après avoir détruit l’armée des Mèdes, a consacré cette offrande à Apollon ; orgueil qui annonce le faible et vaniteux personnage que nous allons bientôt retrouver. Les Platéens intentèrent, par-devant les Amphictyons, un procès aux Spartiates pour cette confiscation, par un d’entre eux, de la gloire commune ; le conseil condamna Lacédémone, et le distique qu’avait rédigé Simonide fut remplacé par la liste d’honneur des trente et une cités qui avaient combattu[22].

A Platée, les Thébains avaient donné une vigoureuse assistance à Mardonius. Le onzième jour après la victoire, l’armée grecque parut devant leurs murs, et les contraignit de livrer les auteurs de la défection, que Pausanias fit mettre à mort dans Corinthe (479).

Pendant que les Grecs frappaient ce grand coup, leur armée de mer, commandée par le Spartiate Léotychidas, s’illustrait par une éclatante victoire qu’on a placée au même jour que la bataille de Platée.

La flotte stationnait à       Délos, n’osant s’aventurer plus loin, malgré les prières des bannis ioniens, qui la pressaient d’arriver sur les côtes d’Asie. Des envoyés de Samos furent plus heureux. Léotychidas fit route pour cette île, et, voyant les Perses fuir à son approche, il les suivit jusqu’à Mycale. Ceux qui montaient la flotte perse descendirent à terre pour se mettre sous la protection d’une armée de 60.000 hommes que Xerxès, encore à Sardes, tenait dans l’Ionie. Les Grecs débarquèrent à leur tour et virent avec étonnement une grande confusion chez les Perses qui, par crainte d’une trahison, désarmaient les Samiens et éloignaient les Milésiens du camp sous prétexte de leur faire garder les passages des montagnes. Au moment du combat, le bruit se répandit que Mardonius venait d’être vaincu en Béotie. Cette nouvelle accrut l’audace et la confiance des Grecs ; le camp fut forcé, les généraux perses périrent, et avec eux presque tous leurs soldats. C’était la dernière armée de Xerxès. Les Athéniens, que commandait Xanthippe, père de Périclès, eurent la principale gloire de cette journée ; car ils vainquirent presque seuls, les Lacédémoniens s’étant égarés en voulant tourner l’ennemi.

Ainsi, non seulement les Grecs avaient repoussé la guerre de leurs foyers, mais ils la portaient déjà chez leur ennemi. Cette dernière victoire équivalait à la conquête de la mer Égée. En moins d’un an, ils avaient battu les Perses à Salamine, à Platée, à Mycale, et, d’attaqués qu’ils avaient été, étaient devenus agresseurs et conquérants. Qui eût cru, quelques mois auparavant, que la grandeur de l’Asie trouverait en Grèce son tombeau ? Toutes les multitudes de l’Orient ne purent prévaloir contre cette petite nation qui avait en elle le double génie de la civilisation et de la liberté. C’était aussi un monde jeune qui l’emportait sur un monde vieillissant et épuisé. Les Grecs le sentaient eux-mêmes. La divinité qu’ils invoquèrent à Mycale, leur cri de ralliement., fut Hébé, la Jeunesse. Au temps de la bataille de Salamine, les Grecs Siciliens avaient été victorieux comme ceux de la mère patrie : Gélon de Syracuse avait taillé en pièces, près d’Himère, 300.000 Carthaginois. L’heure du triomphe de la race hellénique avait sonné partout.

Aussi quelle longue et légitime ivresse ! Cette grande épopée des guerres Médiques eut son inimitable historien dans Hérodote, et son poète dans Eschyle : Hérodote, qui lut des fragments de son histoire aux grands jeux de la Grèce ravie et enthousiasmée ; Eschyle, le soldat de Marathon et de Salamine, dont les vers brûlant soulevaient, au théâtre d’Athènes, de frénétiques applaudissements. Quels transports ne devait pas exciter chez ces âmes ardentes la vue d’Atossa, cette reine superbe qui demandait à Darius de lui donner, pour la servir, des femmes de Sparte, d’Argos et d’Athènes, et qui, maintenant que son fils Xerxès est allé chercher ces esclaves, sans nouvelles de lui et pleine d’inquiétude, raconte au choeur des vieillards qu’elle a vu un épervier terrible fondre sur l’aigle de la Perse et le déchirer. Le chœur, qui déjà connaît le désastre, lui répond que le rêve s’est

réalisé. Elle veut tout savoir et interroge.

ATOSSA. Amis, où dit-on qu’est située cette ville d’Athènes ?

LE CHŒUR. Bien loin vers le couchant, aux lieux où disparaît le soleil, notre puissant maître.

ATOSSA. Et c’est la ville que mon fils a voulu conquérir ?

LE CHŒUR. Oui, car près elle, toute la Grèce serait sujette du grand roi.

ATOSSA. Ont-ils donc chez eux d’innombrables guerriers ?

LE CHŒUR. Assez nombreux pour avoir fait déjà bien du mal aux Perses.

ATOSSA. Et possèdent-ils d’abondantes richesses ?

LE CHŒUR. Ils ont une source d’argent, trésor que leur fournit la terre.

ATOSSA. Quelles armes brillent dans leurs mains ? Est-ce l’arc et les flèches ?

LE CHŒUR. Non, ils combattent de près avec la lance, et se couvrent du bouclier.

ATOSSA. Quel monarque les conduit et gouverne leur armée ?

LE CHŒUR. Nul homme ne les a pour esclaves ni pour sujets.

ATOSSA. Comment donc résisteraient-ils à l’attaque de nos guerriers ?

LE CHŒUR. Comme ils ont fait jadis pour cette immense, cette belle armée de Darius : ils l’ont détruite.

ATOSSA. Quelles terribles choses tu dis là pour les mères de ceux qui sont partis !

Et plus loin l’ombre de Darius parait, et les vieillards lui demandent comment ils devront se conduire désormais pour le bonheur du peuple des Perses.

Gardez-vous, leur répond Darius, d’attaquer jamais le pays des Grecs, votre armée fût-elle encore plus nombreuse que celle de Xerxès, car la terre elle-même combat pour eux… Elle tue par la faim nos armées trop nombreuses. Ailleurs, c’est l’Asie abattue qui tombe lourdement sur le genou, et le chœur qui s’écrie : Ô Jupiter ! tu viens donc de la détruire cette armée des Perses, superbe, innombrable : tu as plongé dans les ténèbres du deuil les villes de Suse et d’Ecbatane. Que de femmes déchirent leurs voiles et arrosent leur sein de larmes amères ! … L’Asie entière gémit dépeuplée ! Xerxès a tout emmené. Hélas ! Xerxès a tout perdu, hélas ! Xerxès, sur de frêles navires, a tout livré, l’imprudent, à la merci des flots. Et plus loin : Chez les nations de l’Asie, plus d’obéissance, plus de tributs, plus de fronts prosternés dans la poussière, devant la majesté souveraine. La langue des hommes est libre comme leur pensée. Ces mots du poète disaient aux spectateurs que deux choses, qu’ils aimaient autant que leur délivrance, avaient été gagnées par leur victoire : la forme républicaine l’avait emporté sur la royauté orientale, et la liberté de l’esprit sur son asservissement.

Enfin Xerxès arrivait sur la scène, ses habits magnifiques en lambeaux; et, comme pour les anciens la vengeance était un fruit délicieux, les Grecs savouraient ces humiliations du grand roi, alternant avec le choeur ses gémissements.

XERXÈS. Fonds en larmes.

LE CHŒUR. Mes yeux en sont baignés.

XERXÈS. Réponds à mes cris par tes cris.

LE CHŒUR. Hélas ! hélas! hélas !

XERXÈS. Retourne en gémissant à ton foyer.

LE CHŒUR. Hélas ! hélas ! ô Perse ! Perse ! pousse un cri de douleur !

XERXÈS. Oui, que le cri de douleur remplisse la ville.

LE CHŒUR. Poussons des sanglots! des sanglots! encore des sanglots !

XERXÈS. Hélas ! hélas ! notre flotte ; hélas ! hélas ! nos vaisseaux ont péri !

LE CHŒUR. Je t’accompagnerai avec de tristes lamentations.

Et le chœur se retirait en poussant des cris déchirants qu’étouffait enfin le bruit des applaudissements des Athéniens, spectateurs radieux du drame qu’ils avaient joué naguère sur les flots sonores de Salamine.

 

 

 



[1] Hérodote, VII, 12 et suiv. Hérodote et Eschyle, qui gardaient la vieille croyance à l’envie des dieux, regardaient la défaite des Perses comme une expiation de leur insolente fortune.

[2] Les matelots grecs ne parlent encore aujourd’hui qu’avec effroi des coups de vent et des courants qui rendent si dangereuse la navigation autour de l’Athos (Leake, Travels in Northern Greece, t. III, p. 145, et Cousinéry, Voyage dans la Macédoine, t. II, p. 153). Au midi, le canal est encore large et profond ; pendant la saison des pluies, il sert à l’écoulement des eaux. La partie centrale a été comblée. La plus grande hauteur de l’isthme ne dépasse pas 16 mètres au-dessus du niveau de la mer. Aussi Hérodote trouve-t-il (VII, 24) que Xerxès aurait pu faire traîner ses vaisseaux par-dessus l’isthme si son canal n’avait pas été une preuve donnée par lui à toutes les nations de sa puissance et un monument de son orgueil.

[3] Virgile, Ovide, Strabon, font allusion à cette histoire. Ces témoignages n’en prouvent pas, comme on l’a dit, l’authenticité, mais donnent à croire qu’elle est fort ancienne. Le charmant poème de Musée, qui la raconte, est, au contraire, moderne. Il parait être du cinquième siècle de notre ère.

[4] Hérodote, Strabon et Pline disent pour la partie la plus étroite, celle où les ponts furent établis, 7 stades ou 1300 mètres ; le duc de Raguse (Voyage en Turquie), 700 toises. Reclus donne le chiffre de 1950 mètres pour la moindre largeur du détroit.

[5] Ces insultes à la mer sont bien dans le sens des croyances naturalistes des Grecs, mais non dans celles des Perses.

[6] On a contesté ces chiffres ; je crois qu’il est impossible de ne pas tenir grand compte de l’énumération d’Hérodote, tout en admettant qu’écrivant 40 ans après les événements, il a pu nous transmettre des chiffres grossis par l’imagination et l’orgueil des Grecs. Un, entre autres, celui des esclaves et gens de service, n’a dû jamais être connu. Dans les Perses, Eschyle, un témoin oculaire, porte à 1207 le chiffre des navires qui combattirent à Salamine.

[7] Les Lydiens, Pamphyliens, Cypriotes, Cariens, Grecs asiatiques et quelques Égyptiens, c’est-à-dire les troupes sur lesquelles le roi devait le moins compter, avaient seules une armure propre a combattre de pied ferme. Tout le reste était fort mal équipé.

[8] Pindare avait dit : Un dieu a écarté de nos têtes le rocher de Tantale (Isthmiques, VII, 20). Le poète évêque Synésius a repris cette image en parlant de l’invasion des Goths.

[9] Ce fut par la haute Macédoine, le pays des Perrhébes et la ville de Gonnos que les Perses passèrent (Hérodote, VII, 173).

[10] Il n’y a que 2400 mètres du mont Cnémis, sur le continent, à la côte eubéenne. Tout le rivage à l’ouest a beaucoup changé d’aspect depuis Hérodote ; grâce aux alluvions, la mer a reculé de trois à quatre milles ; le Sperchios coule plus au sud et reçoit le Dyras, le Mélas et l’Asopos, qui jadis tombaient directement dans la mer. Le sentier d’Éphialte, jusqu’au sommet de la montagne, sert maintenant de route entre Zeïtoun (Lamia) et Salona (Amvhissa), sur le golfe de Corinthe.

[11] D’après le compte que donne Hérodote (VIII, 1) des navires fournis par chaque peuple, on arrive à 333 navires, plus 9 vaisseaux à cinquante rames.

[12] La légende racontait que le dieu des vents, Borée, avait épousé Orithyie, fille d’Erechthée, roi d’Athènes (Hérodote, VII, 189).

[13] Cette muraille dont, après Hérodote, Xénophon a parlé à propos des opérations d’Agésilas dans l’isthme (Hellén., liv. IV), et que Valérien et Justinien fortifièrent, est encore partout reconnaissable, sur une longueur de 10 kilomètres.

[14] Sur plusieurs plans de la bataille, on place une escadre perse à l’autre extrémité de l’île, Pour fermer le détroit du côté de Mégare. Le récit d’Hérodote lu attentivement et plusieurs raisons qu’il serait trop long d’énumérer ici s’y opposent ; c’est l’aile droite des Perses, qui, en s’étendant de la côte d’Éleusis à celle de Salamine, cherche à envelopper la flotte grecque. La portion du détroit comprise entre Salamine et le cap Amphialé, sur le continent, n’a que 400 mètres.

[15] VIII, 69. Hérodote prétend rapporter le récit de Dicéos.

[16] Psyttalie, où Aristide, qui n’avait pas de commandement sur la flotte, débarqua avec des hoplites et des archers.

[17] Eschyle, Perses. Athènes attacha le nom de ses trois grands poètes au souvenir de cette journée fameuse. Eschyle y combattit, disait-on ; Sophocle menait le chœur des adolescents qui, la lyre en main, chanta l’hymne de la victoire et dansa autour des trophées ; Euripide serait né à Salamine même pendant l’action.

[18] Ce navire était monté par Amynias qui, après l’action, eut le prix de la valeur parmi les Athéniens et dont, malgré le silence d’Hérodote, on a fait un second frère d’Eschyle.

[19] Les forces grecques étaient, d’après Hérodote (IX, 28), de 38.700 hoplites ou soldats pesamment armés, savoir : 10.000 Lacédémoniens, dont 5000 Spartiates ; 8000 hommes d’Athènes, 5000 de Corinthe, 800 de Leucade et d’Anactorion, 500 d’Ambracie, 300 de Potidée, 3000 de Mégare, 3000 de Sicyone, 1500 de Tégée, 600 d’Orchomène, 800 d’Épidaure, 1000 de Trézène, 400 de Mycènes et de Tyrinthe, 200 Lépréates, 9000 de Phlionte, 300 d’Hermione, 600 d’Érétrie et de Styrée, 400 de Chalcis, 200 de Céphallénie, 500 d’Égine, 600 de Platées. Il y avait 69.500 hommes d’infanterie légère, dont 35.000 hilotes, 7 pour chaque Spartiate. Pour chaque hoplite des autres peuples, il n’y avait qu’un seul soldat armé à la légère. Quelques troupes étaient venues de Mélos, Céos, Ténos, Naxos et Cythnos, et 1800 hommes de Thespies. Les Éléens et les Mantinéens arrivèrent après la bataille. Ces derniers poursuivirent jusqu’en Thessalie le corps d’Artabaze, et au retour exilèrent les généraux dont les lenteurs leur avaient ôté l’honneur de combattre.

[20] Ces chiffres d’Hérodote sont bien faibles. Plutarque parle de 1360 morts ; mais Diodore va trop loin en disant 10.000.

[21] La Pythie ordonna d’éteindre tous les feux souillés par les barbares et de les rallumer avec la flamme prise au foyer de Delphes (Plutarque, Arist.,19).

[22] Thucydide, I, 432 ; III, 57 ; Pseudo-Démosthène, Contre Næera, 97. Les Phocidiens, durant la guerre Sacrée, enlevèrent l’or du trépied. Les trois serpents de bronze qui lui servaient de support ont été retrouvés, en 1856, à Constantinople, où Constantin l’avait transporté. On y lit encore les 34 noms dont nous venons de parler.