HISTOIRE DES GRECS

DEUXIÈME PÉRIODE — DE L’INVASION DORIENNE AUX GUERRES MÉDIQUES (1104-490) — ISOLEMENT DES ÉTATS - RÉVOLUTIONS INTÉRIEURES - COLONIES.

Chapitre XII — Fondation des colonies grecques.

 

 

I. Colonies d’Asie-Mineure

On vient de voir combien la vie s’était multipliée dans la Grèce continentale. C’est encore l’activité prodigieuse de ce peuple que nous allons trouver sur les rivages et les îles de ces mers qui communiquent l’une avec l’autre, depuis les colonnes d’Hercule jusqu’au Palus-Méotide.

Mille causes poussaient les Grecs vers l’émigration : religion, caractère, position géographique, révolutions intérieures, excès de population ; plus tard, le désir d’étendre les relations politiques de la mère patrie et d’occuper au loin pour elle des points d’appui pour son commerce ou sa domination. Confiants et intrépides, le plus léger signé de la divinité, l’oracle le plus obscur les fait monter sur leurs vaisseaux et les lance en pleine mer. Que l’homme d’Orient, tremblant devant ses divinités terribles, se prosterne immobile! les dieux de l’Olympe n’inspirent pas un semblable effroi. Voyez dans Homère comme leurs fidèles s’entretiennent familièrement avec eux. Quand ils les supplient, ils portent la main sur les genoux et au menton de leurs statues, ainsi que l’enfant qui joue avec son père. Le Grec est hardi et les dieux sont bons ; sous leurs auspices, il se livre à cette mer qui, par des golfes sans nombre, semble venir le chercher jusqu’au milieu des terres, et il s’abandonne au souffle des vents. Le dieu d’ailleurs le guide, car il aime comme lui ces expéditions lointaines qui multiplient ses autels et ses honneurs; Ô Phébus ! sous tes auspices, les villes s’élèvent ; tu prends plaisir à les fonder et toi-même en poses la première pierre[1]. Cette tendance expansive, que les Grecs modernes gardent encore, se montre jusque dans les légendes des temps primitifs qui font visiter deux fois tout le monde connu par les anciens héros, les Argonautes et les chefs revenus du siège de Troie.

Je ne rentrerai pas, pour les colonies, dans l’histoire légendaire. Il ne sera donc ici question ni des Pélasges, qu’on mène en tant de lieux ; ni de Danaé, que Virgile conduit à Ardée dans le Latium; ni de Minos et de son expédition de Sicile ; ni de la dispersion des chefs grecs après la guerre de Troie. Je ne parlerai que du grand mouvement d’émigration qui suivit, au douzième siècle, l’établissement des Thessaliens et l’invasion dorienne, lorsque ces deux tribus conquérantes, pressant à la fois, par le sud et par le nord, les populations réfugiées dans la Grèce centrale, les obligèrent à recommencer en sens inverse le voyage que leurs pères avaient autrefois accompli à travers la mer Égée.

Cette mer est un lac grec. Des vents périodiques qui soufflent le matin du mord, le soir du midi, rarement en tempête, portent Je navire sans effort d’Athènes à Milet et le ramènent d’Éphèse à Égine. Des îles nombreuses offrent au navigateur des points de relâche, avec des abris assurés, et au bout de ce facile voyage se trouve l’autre moitié de la Grèce, l’Ionie au doux nom et au climat voluptueux; ceinture d’or attachée aux flancs rugueux de la grande péninsule asiatique.

Celle-ci projette entre trois mers un immense plateau, aride au centre, fertile sur ses bords, surtout à l’ouest, où il s’abaisse doucement vers l’Archipel comme pour engager les populations à y descendre ou, si la mer les effraye, pour recevoir les colons aventureux que les flots et les vents y conduiront. Les ports naturels dont ce littoral est échancré, les saillies de la côte qui multiplient les golfes et les baies, les îles qui les couvrent contre les tourmentes du large, tout prédestinait ces lieux à devenir le séjour de peuples actifs et entreprenants.

La première colonie fut celle des Éoliens (vers 1054). Chassés de l’Hémonie par les Thessaliens, ils se réunirent à d’autres peuplades, et, sous la conduite du Pélopide Penthilos, s’embarquèrent au port d’Aulis, d’où était partie l’expédition contre Troie. Suivant la même direction, ils abordèrent à la côte nord-ouest de l’Asie-Mineure. Une fois cette route frayée, l’émigration continua sous le fils et le petit-fils de Penthilos, et se répandit peu à peu sur toute la Mysie, où les Dardaniens, anciens maîtres du pays, furent refoulés dans les montagnes de l’intérieur. Du haut de l’Ida, les nouveaux venus aperçurent au large, sous le ciel le plus clément une île magnifique aux larges ports et séparée de la terre ferme par un canal étroit. C’était Lesbos; ils y passèrent et occupèrent encore Tenédos et Hécatonnèse. Sur le continent, la côte depuis l’Hellespont jusqu’au fleuve Hermos prit le nom d’Éolide ; Cymé en fut la principale ville. Au temps de la guerre du Péloponnèse, ces colons regardaient encore Thèbes comme leur métropole. Une colonie de Méthymne ou de Mytilène, Assos, sur le golfe Adramytte, est restée fort obscure dans l’histoire, mais offre au voyageur des ruines remarquables.

Les Éoliens du continent se livrèrent à l’agriculture plus qu’au commerce. Ceux de Cymé, disaient les anciens, n’ont pas soupçonné que leur ville se trouvait au bord de la mer. Ils avaient apporté des grasses plaines de la Béotie l’esprit court du paysan qui ne voit que son sillon. Aussi les lieux, théâtre de la grande lutte homérique, restèrent pour eux sans écho[2]. Mais les Éoliens de Lesbos contaient qu’après que les Ménades eurent tué le chantre harmonieux de la Thrace, la tête et la lyre d’Orphée, poussées par les vents et les flots sur leurs rivages, y avaient porté l’inspiration poétique. On verra plus loin de grands poètes justifier cette légende, ou plutôt la faire naître, par la renommée de leurs vers et la douceur de leurs chants.

L’émigration ionienne, la plus considérable qui soit sortie de la Grèce, eut lieu vers 1044 et dans les années suivantes. Chassés de l’Égialée par les Achéens de l’Argolide, les Ioniens séjournaient dans l’Attique depuis plus de cinquante ans, quand la disette, inévitable en un si petit pays surchargé de population, rendit une émigration nécessaire. Un chef s’offrit pour la conduire ; c’était Nélée, fils de Codrus, qui, après avoir disputé le pouvoir à son frère Médon, en avait été exclu par un oracle de la Pythie. L’émigration ne se composa pas seulement d’Ioniens ; la réputation des chefs attira autour d’eux ou poussa à les imiter des Abantes d’Eubée, des Minyens d’Orchomène, des Thébains, des Phocidiens, des Dryopes, des Molosses, des Épidauriens, même des Pélasges d’Arcadie. Aussi Hérodote retrouvait-il jusqu’à quatre dialectes parmi les Ioniens asiatiques.

Les colons, réunis sous les auspices d’Artémis, partirent du Prytanée d’Athènes, qu’ils regardèrent comme leur métropole. La traversée fut longue, car ils s’arrêtèrent dans les Cyclades pour y former des établissements : de là vint que presque toutes ces îles se considérèrent, dans la suite, comme ioniennes. Jusqu’alors les nouveaux vertus sur les rivages asiatiques n’avaient pas rencontré d’opposition bien vive, parce qu’il n’y avait plus dans cette région de grande puissance intéressée à en interdire l’accès, et qu’il s’y trouvait, au contraire, des populations de sang hellénique, pour qui les émigrants étaient un secours contre les barbares qui les entouraient. Mais ceux qui débarquèrent à l’embouchure du Caystre eurent de longs combats à soutenir contre les Cariens, les Léléges, les Mygdons ; et ils ne devinrent maîtres paisibles du sol qu’après avoir exterminé une partie de la population mâle. Les Cariennes, dit Hérodote, forcées d’accepter les nouveaux venus pour époux, en gardèrent un long ressentiment. Elles jurèrent de ne partager jamais leurs repas avec leurs maris, de ne jamais leur donner ce nom et elles ont transmis ce serment à leurs filles. Ces violences étaient ordinaires dans la fondation des colonies : les émigrants, partant seuls d’habitude pour trouver une famille non moins qu’une patrie, prenaient les femmes en même temps que les terres. La première douleur passée, l’union revenait vite, il n’en restait plus que certains usages, comme ceux dont parle Hérodote, qui attestent moins les regrets des femmes, que la fière dignité des hommes traitant ces étrangères plus en servantes qu’en épouses.

Les Ioniens occupèrent, au sud des colonies éoliennes, toute la côte qui s’étend depuis l’Hermos jusqu’au Méandre et au delà. Leurs douze cités, dont la plupart existaient avant leur arrivée, étaient, du sud au nord : Samos et Chios, dans les îles de ce nom ; Milet, avec ses quatre ports, comblés depuis par les alluvions du Méandre, et qui passa pour avoir été fondé par Nélée ; Myonte, Priène, Éphèse bâtie, disait-on, par Androclos, frère de Nélée, et où ses descendants gardèrent de grands privilèges, celui, entre autres, de remplir la charge héréditaire de prêtres de Cérès[3] ; Colophon, Lébédos, Téos, Érythrées, Clazomène et Phocée, qui ne fut admise au Panionion, dit Pausanias, qu’après qu’elle eut mis à sa tête des chefs du sang de Codrus : dans la suite enfin, Smyrne au bord du golfe magnifique dans lequel le Mélès débouche, et où les Ioniens et les Éoliens mélangèrent leur sang, leurs traditions et leur génie, pour enfanter ces merveilles de la langue et de la poésie grecque qui s’appellent l’Iliade et l’Odyssée.

A l’autre extrémité de l’Ionie, dans le voisinage des Cariens, s’éleva la petite ville d’Héraclée du Latmos ; elle prétendait garder le tombeau d’Endymion que la déesse Séléné venait chaque nuit envelopper de ses rayons[4].

La plupart de ces villes étaient malheureusement assises sur le bord de fleuves travailleurs qui ont comblé leurs ports ; de sorte qu’on a peine, en examinant les sites où elles se trouvent, à se rendre compte de leur ancienne prospérité. Éphèse est aujourd’hui à deux heures de la mer ; le Méandre a comblé le golfe Latmique et les maigres chevaux des Turcomans paissent là où abordaient les galères de Milet. Priène, qui avait eu deux, ports, était déjà du temps de Strabon à 40 stades de la côte. Ces villes vivaient de la mer ; le fleuve les a tuées. Les alluvions du Scamandre empêchent de reconnaître la plaine troyenne et si l’industrie humaine n’intervient pas, l’Hermos fera du plus beau port de cette côte d’Asie, celui de Smyrne, un immense marécage.

Près de ces villes étaient des peuples puissants ; le danger venait donc pour elles de l’intérieur. Aussi les avait-on bâties dans les îles de la côte ou sur des péninsules faciles à défendre, de sorte que la nouvelle Ionie, bande de littoral étroite et longue, fut vouée par sa situation au commerce maritime, tout en ayant derrière elle des voies ouvertes au négoce avec les riches États de l’Asie antérieure. La monnaie est un des facteurs considérables de la civilisation; si les Lydiens furent les premiers à en frapper comme Hérodote l’assure (I, 94), les Ioniens durent s’approprier de bonne heure l’heureuse invention, pour échapper aux difficultés du commerce par troc et aux lenteurs des échanges faits à la balance avec des lingots[5]. Leurs villes fabriquèrent des pièces d’argent et d’or d’après les divisions du système métrique des Babyloniens, et la valeur des monnaies se trouvant garantie par cette intervention de la puissance publique, le commerce prit un grand essor. Mais en courant les mers, de la Thrace à l’Afrique, du fond de l’Euxin aux tûtes d’Espagne, leurs marins n’échangeaient pas seulement des denrées, ils recueillirent quantité de connaissances et d’arts qui développèrent leur esprit et leur richesse. C’est dans l’Ionie que la civilisation grecque jettera son premier éclat, autour des temples élevés à Poséidon qui apaisait les tempêtes ; à Apollon le dieu de la lumière, de la poésie et de l’inspiration divine ; à sa sœur Artémis, en Grèce, vierge indomptée, dans la Tauride, divinité farouche, à Éphèse, déesse aux cinquante mamelles et personnification des forces productives de la nature.

L’émigration dorienne se composa de Minyens, que les Doriens de la Laconie avaient accueillis sur leur territoire, et qui se montrèrent tellement indociles, qu’ils furent obligés de les éloigner. Ils leur donnèrent deux chefs, Polis et Delphos, et leur promirent de les considérer comme leur colonie. A d’autres époques, des Doriens d’Argos, de Trézène, d’Épidaure, suivirent leurs traces. Les îles de Cythère, de Crète, de Cos, de Rhodes, et toute la côte sud-ouest de l’Asie Mineure furent occupées par eux ; le nom de Doride resta à cette partie du continent asiatique. La principale ville de cette région fut Halicarnasse, la patrie d’Hérodote et, sous la domination persique, la capitale d’une dynastie que les noms de Mausole et d’Artémise ont rendue fameuse.

A quelle époque la Lycie reçut-elle des colons Grecs ? On l’ignore. La légende de Bellérophon montre que ce pays fut très anciennement en relation avec Argos, et l’on croit y reconnaître des hommes de toutes races : des Sémites, qui y formèrent les tribus des Solymes, et des Crétois, qui honoraient le héros Sarpédon. Près de Patara, s’éleva le premier grand temple d’Apollon, comme dieu de la lumière ; de là son surnom de Lycien, qui passa à ses adorateurs[6].

Nous n’en savons pas davantage sur deux villes de Pisidie, Selgé et Sagalassos, qui se disaient d’origine laconienne ; sur Aspendos et Sidé, en Pamphylie, sur Tarse de Cilicie, ancienne ville phénicienne ou assyrienne ; sur Paphos, Salamine et Kition, en Cypre, par lesquelles la plus grande partie de l’île passa des Phéniciens aux Grecs. Mais ceux-ci, en s’emparant de cette terre, prirent aussi quelques-uns des rites licencieux et cruels de la religion punique.

Les villes grecques de Cypre prétendaient ne pas remonter moins haut que la guerre de Troie. C’était une prétention commune aussi à beaucoup de villes d’Italie. Cumes voulait dater du siècle qui avait suivi le retour des Héraclides : elle plaçait sa fondation par des habitants de Chalcis, en Eubée, et de Cyme, en Éolide, vers l’an 1050[7]. Sa prospérité fut grande du huitième au sixième siècle. Unie avec Rome contre les Étrusques et les Samnites, elle repoussa plusieurs fois leurs attaques. La tyrannie d’Aristodémos et de cruelles dissensions intestines l’affaiblirent. Elle vainquit cependant en 474, avec l’aide du Syracusain Hiéron, une grande flotte étrusque et peut-être aussi carthaginoise. Mais la conquête de Capoue par les Samnites et les continuelles hostilités de ces turbulents voisins amenèrent pour elle une décadence qui ne s’arrêta plus.

 

II. Colonies du nord, de l’ouest et du sud

Quand l’impulsion donnée par l’invasion dorienne en Grèce eut cessé de se faire sentir, et que ce pays eut jeté au dehors, durant plusieurs générations, son trop-plein d’hommes, on n’en vit plus partir d’émigrants pendant plusieurs siècles. Au septième, la population s’étant accrue par la pais et un commerce actif avant développé la prospérité des États, un nouveau courant d’émigration s’établit, qui, cette fois, se porta vers le nord et l’ouest.

Le principal rôle, dans cette seconde époque de la colonisation grecque,. fut rempli par Érétrie, Chalcis, Mégare et Corinthe, alors les plus riches cités de la Grèce européenne. L’aristocratie, maîtresse de ces quatre villes, favorisait volontiers l’éloignement des citoyens pauvres, qui allaient occuper, au grand avantage de la métropole, des territoires fertiles ou avantageux pour les relations commerciales.

La péninsule qu’enveloppent les golfes Thermaïque et Strymoniaque est riche en métaux, comme la côte voisine de Thrace et, comme elle encore, avait de belles forêts qui donnaient le combustible nécessaire à la fabrication. Renommés dans toute la Grèce pour leur habileté à travailler le cuivre, que leur île fournissait en abondance, les Chalcidiens avaient dirigé toute leur force de colonisation vers un pals où se trouvaient les éléments de leur prospérité. Ils y vinrent en tel nombre, que la presqu’île entière prit leur nom, la Chalcidique, et que trente-deux villes reconnaissaient pour leur métropole[8], Chalcis, la ville d’airain[9]. On voit encore aujourd’hui les puits de mines et les monceaux de scories qui attestent l’activité de leur industrie métallurgique.

Cependant, des deux villes qui devinrent les plus célèbres de cette région, l’une, Potidée, avait été fondée par Corinthe ; l’autre, Olynthe, par la tribu thrace des Bottiéens ; plus tard, l’influence grecque domina dans cette ville, et l’élément barbare disparut. A l’est du Nestos commençaient les colonies des Grecs d’Asie, qui couvrirent de leurs comptoirs tous ces rivages jusqu’au Bosphore, et du Bosphore jusqu’au Danube. Mégare se fit jour pourtant à travers ces établissements des Grecs asiatiques, et, au milieu du septième siècle, fonda Byzance à la place où devait s’élever une de ces cités que leur position fait reines, Constantinople[10].

Les deux îles de la côte de Thrace, Samothrace et Thasos, furent enlevées, la première aux Pélasges par des Ioniens, la seconde aux Phéniciens par des colons de Paros. Archiloque appelait Thasos un dos d’âne couvert de forêts sauvages. Mais sous ces forêts étaient des mines d’or. De plus riches existaient sur la côte voisine, surtout à Scapié-Hylé. Les Thasiens, malgré quelques défaites, dans l’une desquelles Archiloque perdit son bouclier, les enlevèrent aux Thraces et en tirèrent de tels profits, que dans les bonnes années il leur restait, tous frais faits et sans impôt, 300 talents (1.700.000 fr.).

Corinthe, devancée par Chalcis et Érétrie, n’avait de ce côté que deux villes, Potidée et Enéia ; elle se dédommagea en formant, dans la mer d’Ionie et l’Adriatique, un groupe d’établissements exclusivement corinthiens : Corcyre, dans l’île de ce nom, et, à l’entrée ou autour du golfe d’Ambracie : Leucade, Anactorion et Ambracie ; plus au nord : Apollonie, aux bouches de l’Aoüs, et Epidamne (Dyrrachium), sur le territoire des Taulantiens. Ces villes exploitaient le commerce de l’Épire et de l’Illyrie. Elles tiraient de ces pays les choses nécessaires aux constructions navales, bois, métaux, goudron, beaucoup de bétail et d’esclaves : les simples des montagnes d’Illyrie étaient transformés à Corinthe en essences précieuses. Corcyre avait un autre avantage, elle menait à l’Italie. Le détroit qui l’en sépare est moins large que la mer qui s’étend de Cythère à la Crète, et des monts de Chaonie on découvre nettement la cime de l’Apennin. Aussi tous les vaisseaux qui faisaient la traversée de la mer Ionienne s’arrêtaient dans son port. Elle ne joua point cependant le principal rôle dans la colonisation occidentale; l’active et industrieuse Chalcis s’en saisit.

Les brigandages des pirates tyrrhéniens, qui couraient les mers de la Sicile et de l’Italie, et d’effrayantes traditions, rendues populaires par les poèmes d’Homère, sur la taille gigantesque et la férocité des habitants de la Sicile, écartèrent longtemps les Grecs des pays de l’Occident. Un hasard fit tomber cet épouvantail : l’Athénien Théoclès, jeté par les vents sur les côtes de la Sicile, observa que, loin de répondre aux terribles peintures qu’on faisait d’eux, les habitants étaient d’une grande faiblesse et offriraient une proie facile. Au retour, il raconta ce qu’il avait vu, et le beau ciel, la richesse, l’exubérante fertilité de cette île. Une colonie de Chalcidiens, auxquels se joignirent des habitants de Naxos, consentit à le suivre. Ils abordèrent à la côte orientale de la Sicile et, au bord de l’Acésine (Alcantara), au pied de la colline où fut plus tard Tauromenium, ils fondèrent la ville de Naxos (755).

L’autel d’Apollon qu’ils dressèrent sur la plage fut, durant des siècles, comme un sanctuaire pour tous les Grecs de Sicile, parce que c’était là que la Grèce avait commencé l’occupation du monde occidental. Sur cette côte hospitalière, où le pilote avait pour guide soit les flammes, soit les neiges de l’Etna, les Naxiens s’étendirent librement du détroit de Messine jusqu’au territoire Syracusain, en jalonnant leur route par les cités de Catane et de Léontini.

Il y avait en Sicile quatre populations différentes : les Sicanes, tribu ibérienne ou celtique ; les Sicules, probablement d’origine pélasgique ; les Phéniciens, qui occupaient quelques points de la côte ; enfin les Élymiens, population qui se disait d’origine troyenne, mais où l’élément barbare dominait. Les Élymiens, maîtres de la pointe occidentale du triangle sicilien, habitaient les villes d’Egesta et d’Éryx, celle-ci fameuse par le temple bâti sur le rocher qui la domine et qu’Énée, disait-on, avait consacré à sa mère Aphrodite ; aussi fut-il, pour les Romains, un des sanctuaires les plus respectés. Devant les Grecs, les Sicules se retirèrent dans l’intérieur de l’île et vers la côte septentrionale ; les Phéniciens, qui se fondirent peu à peu avec les Carthaginois, occupèrent Motya, Solous et Panormos (Palerme), le meilleur port de l’île entière.

Les traces de Théoclès furent bientôt suivies par les Doriens. En 734, la peste ravageait Corinthe ; la Pythie, consultée, ordonna à un descendant de Téménos, nommé Archias, de s’exiler. Il avait commis un acte de brutale violence contre le jeune et bel Actéon. Le père, n’ayant pu obtenir justice, s’était tué lui-même aux jeux isthmiques, en chargeant Poséidon de le venger. Les Bacchiades redoutèrent l’effet de cette malédiction paternelle et forcèrent Archias d’obéir à l’oracle. Il partit, emmenant avec lui une troupe de Corinthiens, laissa en chemin une partie de ses compagnons dans l’île de Corcyre, et vint aborder à la côte orientale de la Sicile. Il y trouva une île nommée Ortygia, de 3 kilomètres de circonférence, placée à l’entrée d’un vaste port que la mer creusait derrière elle, et si proche de la terre ferme qu’on put, dans la suite, l’y réunir par un pont. Plus tard, une source abondante et pure, la fontaine Aréthuse, y coula et inspira aux poètes de gracieux récits[11]. Archias fonda en ce lieu une ville qui fut, du nom d’un lac voisin, appelée Syracuse. Elle devint, en peu de temps, par son admirable position, la plus considérable des cités de la Sicile. Deux générations avaient à peine passé qu’elle se trouvait en état de jeter au dehors son trop-plein d’hommes, et fondait sur la côte méridionale de nouvelles cités pour chasser les phéniciens de ces rivages[12]. L’impulsion était donnée. De toutes parts on accourut vers ce nouveau monde. Comme nous achetons un territoire à quelque roi de la côte africaine, des Mégariens négocièrent, avec un chef sicule, la cession de l’emplacement où ils élevèrent, entre Léontini et Syracuse, Mégara Hybla, qui, en 628, donna naissance à Sélinous (Sélinonte) la ville du persil. Les habiles marins de Rhodes n’abandonnèrent pas aux Grecs des îles et du continent le commerce des mers occidentales. Unis à quelques Crétois, ils bâtirent Géla (690), qui fonda en 582, sur un rocher dont l’Acragas baigne le pied, et dans une des localités les plus fertiles de la Sicile (le val Mazzara), Agrigente, aujourd’hui Girgenti, qui devint bien vite la rivale de Syracuse. Alors, du promontoire Pachynos à celui de Lilybée, la côte méridionale se trouva couverte de villes helléniques, faisant face, par delà le canal de Malte, à Carthage ; de sorte que la rivalité commerciale entre Grecs et Phéniciens, commencée à l’est dans l’Archipel, allait se continuer à l’ouest, dans l’autre bassin de la Méditerranée. Remarquons toutefois que cette côte du sud, chargée de montagnes, sillonnée de torrents et où se rencontrent peu de ports, est moins hospitalière que celles du nord et de l’est. La fortune de Sélinonte, de Géla et d’Agrigente y fut une exception qui, depuis, ne s’est pas renouvelée.

Au nord de l’île, il n’y eut, jusqu’au temps de Thucydide, que deux établissements grecs : Zancle ou la Faucille[13] (Messine), fondée par des habitants de Cumes et de Chalcis, et Himéra, que des Syracusains mêlés à des colons de Zancle allèrent audacieusement bâtir près des établissements phéniciens de Solous et de Panormos. Il est juste d’ajouter que la Phénicie, assaillie à cette époque par les rois de Ninive, ne pouvait secourir ses lointains établissements. Sa décadence commençait, et le temps de la grandeur de Carthage n’était pas encore venu. C’est entre ces deux moments qu’eut lieu la facile occupation de la Sicile par les Grecs, moins toutefois l’extrémité occidentale, d’où les Carthaginois ne se laissèrent pas déloger. Là, ils ne tenaient plus la Sicile que par le bord, mais ils la tinrent si bien, qu’il fallut les rudes coups de Rome pour leur faire lâcher prise quatre siècles plus tard. De Lilybée on voit la côte africaine où Carthage s’élève, et au pied de ce promontoire passaient tous les navires qui allaient exploiter cette sorte de mer intérieure qu’enferment les rivages opposés de l’Afrique, de la Sardaigne, de l’Italie et de la Sicile. La colonisation grecque eut toujours grand’peine à se faire jour au travers de ce domaine particulier de la marine carthaginoise.

L’histoire des colonies grecques en Italie se divise en deux parties : l’une, commençant au huitième siècle avant notre ère, ne peut être l’objet d’aucun doute, l’autre, remontant au douzième siècle, a contre elle toutes les probabilités historiques. Sans doute, il se peut que, dans les temps qui suivirent la guerre de Troie, après ce grand ébranlement de la Grèce, des troupes d’Hellènes, chassés par les révolutions de la mère patrie, aient débarqué sur les côtes de l’Italie. Mais ce que l’on rapporte de l’établissement de Diomède dans la Daunie ou chez les Vénètes, qui du temps de Strabon lui sacrifiaient chaque année un cheval blanc, des compagnons de Nestor à Pise, d’Idoménée à Salente, bien que Knosse dans la Crète montrât son tombeau, de Philoctète à Pétélie et à Thurion, d’Épéios à Métaponte, d’Ulysse à Seylacion, d’Évandre, de Tibur, de Telegonus, fils d’Ulysse, dans le Latium, à Tusculum, Tibur, Préneste, Ardée, etc., ces légendes, disons-nous, ne peuvent être regardées que comme des traditions poétiques inventées par les rhapsodes, afin de donner à ces villes une origine illustre.

Rien ne manqua pour accréditer ces généalogies glorieuses : ni les chants des poètes, ni la crédulité aveugle ou intéressée des historiens, ni même les reliques vénérées des héros. Sur les bords du Numicius, les contemporains d’Auguste allaient voir le tombeau d’Énée, devenu le Jupiter Indigète, et tous les ans les consuls et les pontifes romains y offraient des sacrifices. Circeii montrait la coupe d’Ulysse et le tombeau d’Elpénor, un de ses compagnons ; Lavinium, le vaisseau incorruptible d’Énée et ses dieux pénates ; Thurion, l’arc et les flèches d’Hercule donnés par Philoctète ; Macella, le tombeau de ce héros ; Métaponte, les outils de fer dont s’était servi Épéios pour construire le cheval de Troie ; Lucérie, l’armure de Diomède ; Maleventum, la tête du sanglier de Calydon ; Cumes, les défenses du sanglier d’Érymanthe. Ainsi des Arméniens croient encore que les débris de l’arche de Noé se voient sur la cime du mont Traza.

Personne ne tient plus à ces fabuleuses origines ; d’ailleurs, lors même qu’on regarderait comme authentiques les premiers établissements de la race grecque en Italie, on ne pourrait leur accorder aucune importance historique ; car, restés sans relations avec la mère patrie, ils perdirent le caractère de cités helléniques, et quand les Grecs arrivèrent, au huitième siècle, ils ne trouvèrent plus trace de ces incertaines colonies. A cette classe de récits légendaires appartiennent les traditions sur le Troyen Anténor, fondateur de Padoue, et sur Énée apportant dans le Latium le palladium de Troie. Les nobles Romains voulaient dater de la guerre de Troie, comme les nôtres des croisades.

Suivant Hérodote, les premiers Grecs établis dans la Iapygie seraient des Crétois qu’une tempête y aurait jetés. Séduits par la fertilité du sol, ils auraient brûlé leurs vaisseaux et bâti Iria dans l’intérieur des. terres. Mais la plus ancienne colonie grecque dont l’établissement soit hors de doute est celle des Chalcidiens, fondateurs de Cumes. Conduits par Hippoclès et Mégasthénès, ils s’avancèrent, dit la tradition, à travers des mers inconnues, guidés le jour par une colombe et la nuit par le son de l’airain mystique[14]. Séduits par la magnificence des golfes de Misène et de Pouzzoles, par la fécondité des terres volcaniques de l’heureuse Campanie, ils fondèrent la ville de Cumes, sans s’inquiéter des bruits qui couraient sur le géant Typhon,. foudroyé par Jupiter, et dont le corps immense s’étendait des champs Phlégréens jusqu’à l’Etna, où sa bouche vomissait des flammes[15]. Bâtie sur un promontoire qui domine la nier et les plaines voisines, en face de l’île d’Ischia, Cumes eut une prospérité si rapide, qu’elle put devenir métropole à son tour[16], aider, au temps de Porsenna, Rome et les Latins à repousser le joug des Étrusques du Nord et, pour son compte, lutter avec ceux de la Campanie. La bataille navale de l’an 474, livrée par les Grecs italiotes et siciliens aux Étrusques et aux Carthaginois, retentit jusque dans la Grèce, où Pindare la célébra.

Fils de Saturne, je t’en conjure, fais que le Phénicien et le soldat de Tyrrhénie restent dans leurs foyers, instruits par l’outrage que leur flotte a reçu devant Cumes et par les maux que leur fit le maître de Syracuse, alors que vainqueur, il précipita dans les flots, du haut des poupes rapides, toute leur brillante jeunesse et tira la Grèce du joug de l’esclavage. Le roi de Syracuse Hiéron fit offrande au Jupiter d’Olympie du casque d’un des lucumons tués à cette bataille, avec cette inscription qu’il y avait fait graver : Hiéron et les Syracusains ont consacré à Jupiter les armes tyrrhéniennes prises à Cumes[17].

Mais en 420 les Samnites entrèrent dans la grande cité campanienne. Toutefois, malgré l’éloignement et malgré les Barbares, Cumes resta longtemps grecque de langue, de moeurs et de souvenirs; et, chaque fois qu’un danger menaçait la Grèce, elle croyait, dans sa douleur, voir pleurer ses dieux. Ces larmes payaient les chants de Pindare.

Sur cette terre volcanique, prés des champs Phlégréens et du sombre Averne, les Grecs se crurent aux portes des Enfers. Cumes, où, selon Homère, Ulysse avait fait l’évocation des morts, devint le séjour d’une des sibylles et des nécromanciennes les plus habiles de l’Italie; chaque année, de nombreux pèlerins visitaient avec effroi le saint lieu au grand profit des habitants. C’est là aussi, dans ce poste avancé de la civilisation grecque, au milieu de ces Ioniens tout pleins de l’esprit homérique, que s’élaborèrent les légendes qui amenèrent en Italie tant de héros de la Grèce.

Les Doriens, qui dominaient en Sicile, étaient peu nombreux en Italie, mais ils avaient Tarente, sur un golfe où se trouvait en grande abondance et en meilleure qualité qu’en aucun autre point des mers européennes le coquillage qui donne la pourpre[18]. Elle rivalisa de puissance et de richesse avec Sybaris et Crotone et conserva plus longtemps que ces deux villes son indépendance[19]. De riches offrandes, déposées au temple de Delphes, attestaient encore au temps de Pausanias ses victoires sur les Iapyges, les Messapiens et les Peucétiens. Aussi avait-elle élevé à ses dieux, en signe de son courage, des statues de taille colossale et toutes dans l’attitude du combat; mais ils ne. purent la défendre contre Rome, et le vainqueur qui rasa ses murailles lui laissa par dérision les images de ses belliqueuses divinités. Un Tarentin, Archytas, a pris rang parmi les philosophes et les savants de la Grèce. Comme général, il mena plus d’une fois ses compatriotes à la victoire ; Platon le compta au nombre de ses amis, et c’était un grand homme de bien. Tu es heureux, dit-il un jour à un de ses serviteurs pris en faute, tu es heureux que je sois en colère. Il fut renommé comme mathématicien, ayant trouvé une méthode pour la duplication du cube, et sa colombe volante passait pour un chef-d’œuvre de mécanique. Nous avons sous son nom soixante fragments, sans être sûrs que tous lui appartiennent.

Ancône, fondée vers 380, dans le Picénum, par des Syracusains qui fuyaient la tyrannie de Denys l’Ancien, était aussi dorienne.

La plus florissante des colonies achéennes fut Sybaris, dont les habitants ne méritèrent pas d’abord la réputation qu’on leur fit plus tard. Leur activité répondit à la fertilité du sol ; ils s’assujettirent beaucoup de peuples, s’enfoncèrent hardiment dans les profondeurs de la Sila, forêt redoutée qui couvrait l’Apennin méridional, et allèrent de l’autre côté fonder, au bord de la mer Tyrrhénienne, vingt-cinq colonies. Sybaris pouvait, dit-on, armer trois cent mille combattants, chiffre assurément légendaire. Mais, en 510, elle fut prise et détruite par les Crotoniates. Toute l’Ionie, qui trafiquait avec elle, pleura sa ruine, et les Milésiens prirent des vêtements de deuil. Son territoire rendait cent pour un[20] : ce n’est plus qu’une plage déserte et marécageuse. Laos, que les Lucaniens détruisirent après une grande victoire sur les Grecs confédérés, et Poseidonia, dont les ruines grandioses ont rendu célèbre la ville aujourd’hui déserte de Pæstum, étaient des colonies de Sybaris. Soumis par les Lucaniens, dit Athénée (XIV, 31), les Grecs de Poseidonia laissèrent peu à peu s’effacer leur caractère hellénique ; ils oublièrent jusqu’à leur langue et devinrent semblables à leurs maîtres. Cependant ils conservèrent une fête grecque. Chaque année, ils se réunissaient pour réveiller les anciens souvenirs, rappeler les noms aimés et la patrie perdue, puis se quittaient en pleurant. Triste et touchant usage qui atteste une bien dure servitude !

D’autres Achéens s’étaient établis à Métaponte, qui dut de grandes richesses à son agriculture et à son port aujourd’hui transformé en lagune[21]. Quinze colonnes encore réunies par leurs architraves marquent la place de son acropole. Crotone eut une prospérité aussi rapide que celle de Sybaris, sa rivale, mais qui se soutint plus longtemps. Son enceinte, double en étendue (100 stades), accuse une population plus nombreuse, que sa renommée pour les luttes du pugilat nous ferait aussi regarder comme plus énergique (Milon de Crotone). A 8 milles de ses murs, elle construisit le temple fameux de Junon Lacinienne, dont une colonne est restée debout sur le promontoire qui porte, comme le cap Sunion, le nom de Capo delle colonne. Pour exploiter les deux mers qui baignent l’Italie méridionale, elle franchit l’Apennin et établit des colons sur le golfe de Terina, où ils trouvèrent des mines de cuivre anciennement exploitées. Un de ses citoyens, Phayllos, conduisit à Salamine la seule galère venue des mers occidentales, au grand combat pour la liberté. Les tyrans de Syracuse prirent trois fois Crotone, et elle avait perdu toute importance lorsque les Romains l’attaquèrent.

Les Ioniens n’avaient que deux villes dans la Grande-Grèce : Élée, célèbre par son école de philosophie, et Thurion, dont les Athéniens furent les principaux fondateurs. Ennemi des Lucaniens et de Tarente, Thurion devait entrer de bonne heure, comme sa métropole, dans l’alliance de Rome.

Les Locriens bâtirent Locres épizéphyrienne ou l’Occidentale, presque à l’extrémité du Bruttium. On donnait à cette ville une origine pareille à celle de Tarente, fondée qu’elle aurait été par un parti vaincu dans les

luttes intestines des Locriens de l’Hellade. A en croire la légende, ses commencements avaient été souillés par une perfidie. On racontait que les Locriens, débarqués dans le pays des Sicules, leur avaient juré qu’ils garderaient la paix tant qu’ils auraient la terre sous les pieds et la tête sur les épaules; mais chacun d’eux avait de la terre dans sa chaussure et une tête d’ail sur les épaules. Croyant s’être mis, par ce stratagème, en règle avec la bonne foi et avec les dieux, ils attaquèrent les Sicules à la première occasion favorable et les dépouillèrent. Pourtant beaucoup de Sicules furent admis dans la nouvelle cité, qui prit et garda plusieurs de leurs coutumes. Pour obtenir un remède à de longues dissensions, les Locriens consultèrent l’oracle de Delphes; il leur répondit de trouver un législateur. Ce fut au berger Zaleucos[22] qu’ils s’adressèrent. On prétendit que Minerve l’avait inspiré et lui avait dicté ses lois en songe. Il les écrivit et les promulgua en 644, quarante ans avant Dracon, dont il eut toute la sévérité. Elles étaient précédées d’un magnifique préambule sur la divinité. L’ordonnance de l’univers, disait-il, prouve invinciblement son existence, et il montrait les vertus que les dieux exigent des citoyens et des magistrats. Le chef de ceux-ci portait un nom, Cosmopole, qui devait rappeler à tous que la vie sociale consiste dans l’ordre et l’harmonie. Les Locriens restèrent si attachés à leurs vieilles lois, qu’à en croire Démosthène, le citoyen qui voulait proposer une disposition nouvelle se présentait à l’assemblée une corde au cou. Si sa proposition passait, il avait la vie sauve ; si elle était rejetée, on l’étranglait sur l’heure.

Les Chalcidiens avaient fondé Zancle ; pour être tout à fait maîtres du détroit, ils bâtirent sur l’autre rive une cité dont le nom montre qu’ils avaient reconnu l’antique union de file et du continent, Rhégion la ville du déchirement. On était alors au temps de la première guerre de Messénie : d’anciens compagnons d’Aristodèmos se mêlèrent aux coIons de Rhégion. Son législateur fut celui de Catane, Charondas, contemporain de Zaleucos, et qui comme lui plaça en tête de ses lois un préambule d’une grande élévation morale. Mais il est à craindre que cette déclaration des devoirs du citoyen ne soit l’ouvrage de quelque pythagoricien d’un âge postérieur.

La grande déesse achéenne, Héra ou Junon, eut, au promontoire lacinien, dans le sud de Crotone, un temple fameux qui fut le principal sanctuaire de la Grande-Grèce et le lieu où se célébraient les fêtes qui scellaient l’alliance des nouveaux venus avec les anciens maîtres du pays.

Il est remarquable que toutes ces villes eurent un rapide accroissement et que peu d’années leur suffirent pour devenir des États comptant par cent mille le nombre de leurs combattants. Ce n’est pas seulement l’heureux climat de la Grande-Grèce, la fertilité du sol, qui, dans les vallées et les plaines des deux Calabres, surpassait celle de la Sicile, ni même la sagesse de leurs législateurs, Charondas, Zaleucos, Parménide et Pythagore, qui firent ce prodige; mais l’habile politique qui admit dans la cité tous les étrangers[23], et transforma, pour quelques siècles, les populations pélasgiques du sud de l’Italie en un grand peuple grec. Sans doute des distinctions s’établirent, et il y eut probablement dans les capitales des plébéiens et des nobles ; dans les campagnes, des serfs de la glèbe, et dans les villes conquises, des sujets ; ces différences n’empêchèrent pourtant pas, durant de longues années, l’union et la force. C’est par ce moyen aussi, par cette assimilation des vaincus aux vainqueurs, que Rome grandit. Mais Rome conserva sa discipline, tandis que les villes de la Grande-Grèce, menacées par Carthage et Syracuse, par les tyrans de la Sicile et les rois de l’Épire, sans cesse inquiétées par les Gaulois italiens et les Samnites, surtout par les Lucaniens, n’échappèrent pas aux dissensions intestines, mal endémique des cités grecques, et s’affaiblirent encore en des rivalités qui préparèrent aux Romains une facile conquête.

Les établissements formés par les Grecs, en Italie et en Sicile, ouvrirent à ce peuple, tout à la fois avide et hardi, le bassin occidental de la Méditerranée. Vers 629, un vaisseau samien, poussé par la tempête au delà des colonnes d’Hercule, aborda, aux bouches du Bétis, à Tartessos, pays riche en mines d’argent, et l’un des grands marchés de la Phénicie. Les Samiens y échangèrent leurs marchandises avec un tel profit, que de la dîme de leur gain ils firent exécuter un cratère d’airain du prix de 6 talents, orné de têtes de griffons et soutenu par des figures à genoux, hautes de 7 coudées (3 mètres). Hérodote vit cette offrande dans le temple de Junon. Mais les Samiens ne surent pas profiter de cette découverte. Les Phocéens, moins effrayés d’une navigation dans les mers occidentales, arrivèrent, à leur tour, à Tartessos. Là régnait un roi, Arganthonios, qui, sans doute par haine des Phéniciens, accueillit bien les Grecs. Ce prince, qui vécut cent vingt ans, dit Hérodote, engagea les Phocéens à quitter l’Ionie pour s’établir dans l’endroit de son pays qui leur plairait. Il ne put les y décider ; néanmoins il leur donna l’argent nécessaire pour entourer leur ville de fortes murailles.

Dans une de ces excursions vers les terres de l’Ouest, les Phocéens furent portés sur les rivages de la Corse et, de là, sur ceux de la Gaule où ils fondèrent Marseille (vers 600). Les Grecs plaçaient une gracieuse histoire à l’origine de cette ville. Un marchand phocéen, du nom d’Euxénos, poussé vers la côte gauloise, aborda, disaient-ils, à l’est du Rhône, sur le territoire des Ségobriges. Le roi de ce peuple, Nann, accueillit l’étranger et l’invita au grand festin qu’il avait préparé, ce jour même, pour le mariage de sa fille. A la fin du repas, la vierge parut, portant, suivant l’usage, la coupe qu’elle devait offrir à celui qu’elle choisissait pour époux. Soit hasard, curiosité de jeune fille ou impulsion divine, elle s’arrêta devant l’hôte de son père et lui tendit la coupe. Nann accepta le Phocéen pour gendre et lui donna pour dot le lieu où il avait pris terre. C’est là un fait qui a dû se répéter souvent. Marseille s’éleva autour de ce port naturel et, depuis cet âge reculé, sa prospérité n’a pas cessé de s’accroître : elle est la plus riche des colonies, aujourd’hui survivantes, de l’ancienne Grèce. Cette ville à son tour jeta des établissements sur les côtes de Gaule et d’Espagne : Agde et Emportes, la ville double, où le comptoir grec était séparé de la cité espagnole par une forte muraille. Dans ce dernier pays une colonie partie de l’île de Zacynthe fonda encore Sagonte à une époque inconnue.

Enfin les Grecs eurent aussi en Afrique un établissement important, de sorte qu’aucun rivages de la Méditerranée n’échappa à leur génie colonisateur. On a vu que les Doriens avaient occupé l’île volcanique de Théra (Santorin). Grinos, roi de cette île, se rendit à Delphes pour offrir une hécatombe au dieu ; parmi ceux qui l’accompagnaient était un citoyen nommé Battos. Quand la Pythie eut répondu à ses questions, elle ajouta qu’il devait bâtir une ville en Libye. Mais, seigneur, répondit le roi des Théréens, je suis trop vieux et trop pesant pour me mettre en voyage : donnez un tel ordre à un de ces jeunes gens, plus en état que moi de l’exécuter. En disant ces mots, il indiquait de la main Battos. De retour à Théra, on négligea l’oracle, car les habitants, qui ne savaient pas où la Libye était située, n’osèrent faire partir une colonie pour un lieu inconnu Cependant il arriva que, durant sept années consécutives, il ne tomba point de pluie clans l’île, et que les arbres y séchèrent tous, à l’exception d’un seul. Les Théréens consultèrent de nouveau l’oracle, et la Pythie leur reprocha de n’avoir pas obéi au dieu. Ils se mirent alors en quête de quelqu’un qui connût la Libye. Après des informations recueillies en Crète, ils équipèrent deux vaisseaux sous la conduite de Battos, qui fonda la ville de Cyrène (632) dans une des plus fertiles et des plus délicieuses régions de l’Afrique. Quatre autres s’y élevèrent bientôt : Apollonie, le port de Cyrène, Barcé, Tauchira et Hespéris. Ces villes soumirent à leur influence les nomades qui les entouraient sur une étendue de trois degrés de longitude, des frontières de l’Égypte à la Grande Syrte. On était alors bien loin du temps où règne la légende cependant les poètes firent de l’événement un mythe qui courut le monde grec. Ils contèrent que Cyrène était la plus belle des jeunes filles de la Thessalie, qu’Apollon l’aima et, sur un char d’or, la transporta dans la Libye. La puissance créatrice de l’imagination populaire ne s’arrête point, tarit qu’elle vit, dans le demi-jour de l’histoire el, au septième siècle, nous ne sommes pas encore en pleine lumière.

Vers 650, des aventuriers de Carie et d’Ionie s’étaient mis au service de Psammétik, un des chefs qui se partagèrent l’Égypte après l’expulsion de la dynastie éthiopienne. Ils l’avaient fait prévaloir sur ses rivaux, et comme ce prince, d’origine libyenne, n’avait pas pour l’étranger la haine des anciens Pharaons, il reconnut le service de ces Grecs, en leur ouvrant son pays. Un grand nombre accoururent, et quand une partie des guerriers émigra d’Égypte pour fuir leur contact impur, Psammétik les mena à leur poursuite ; on lit encore, à Abou-Simbel (Ipsamboul), en Nubie, l’inscription qu’ils gravèrent sur la cuisse du colosse de Ramsès, en souvenir de cette lointaine expédition. Il leur donna des terres dans le Delta, à l’ouest, sur la bouche canopique, où ils fondèrent une ville que, pour rappeler leur première victoire sur le Nil, ils nommèrent Naucratis ; il les établit aussi à l’est, tout le long de la bouche pélusiaque, du côté par où il craignait une invasion[24].

Les marchands suivirent les soldats en tel nombre, qu’il parut nécessaire d’établir une classe particulière, celle des interprètes. Tout le commerce de l’Égypte et par conséquent celui de l’Arabie et d’une partie de l’Inde se trouva alors dans les mains des Grecs. Pour l’accroître encore, Nécos projeta un canal entre la mer Rouge et la Méditerranée, qui déboucha dans le Nil au milieu des cantonnements grecs. Amasis s’inquiéta de cette puissance étrangère qui prenait pied en Égypte et, pour la contenir, il la régla. Il attribua le monopole exclusif du commerce à la factorerie de Naucratis. Tout marchand qui abordait à une autre bouche du Nil fut contraint de jurer qu’il

n’y était entré que pour échapper à la tempête; après avoir fait ce serinent, il lui fallait retourner avec son navire à la bouche canopique, à moins que les vents ne fussent absolument contraires : dans ce cas, il devait transporter ses marchandises, bien scellées, par les canaux du Delta, à Naucratis, seul lieu on il lui fût permis de les exposer et de les vendre. Les Grecs établis dans cette ville formèrent une communauté, qu’on appela l’Hellénion, ayant des chefs choisis par elle, un temple avec une enceinte consacrée, bâti à frais communs par quatre villes ioniennes, Chios, Téos, Phocée et Clazomène ; quatre doriennes, Rhodes, Cnide, Halicarnasse et Phasélis ; une éolienne, Mytilène. Les avantages étaient tels pour tous les membres de la communauté, que beaucoup de cités, afin d’avoir le droit de les partager, prétendaient avoir aidé à bâtir le temple de l’Hellénion. Samos, Égine et Milet, trop puissantes et trop riches pour s’unir à d’autres, avaient formé chacune une factorerie particulière, ayant aussi son temple et ses juges.

Naucratis fut alors ce qu’Alexandrie devint plus tard, une des villes les plus riches et les plus efféminées, le point de contact du monde hellénique avec la civilisation orientale[25]. Par elle certainement passèrent d’abord les légendes dont Hérodote s’est fait l’écho et qui montraient l’Égypte comme la mère patrie de la religion, des arts, de la science, et même de quelques-uns des anciens chefs de la Grèce.

Athènes ne prit aucune part à ce premier établissement des Grecs en Égypte ; mais quand elle envoya plus tard ses flottes et ses armées aux bouches du Nil, ce ne fut pas seulement pour y soutenir la révolte des satrapes ou des indigènes contre le grand roi, c’était aussi pour s’assurer le commerce du Sud et de l’Inde, comme dans l’Hellespont elle avait pris celui du Nord et de la Scythie. Les Grecs voyaient plus loin que nous n’avons l’habitude de le croire.

Nous avons fini le voyage accompli par les colons grecs le long des côtes de l’Euxin et de la mer intérieure. Représentez-vous ces villes, ces temples élevés sur tous les promontoires ; les terres assainies, cultivées; les moeurs adoucies; les peuples barbares amenés à la civilisation. Que d’efforts, de courage et d’habileté exigèrent ces fondations audacieuses! Que de Vasco de Gama et de Cortez inconnus sortirent de ces petites cités! Et quelle reconnaissance ne mérite pas cette race entreprenante qui sillonna tant de mers de la proue de ses navires, commença vraiment pour l’homme la conquête de la terre par l’intelligence et la liberté, et alluma, au pourtour de la Méditerranée, tant de flambeaux dont l’éclat illumina le monde !

 

 

 



[1] Callimaque, Hymne à Apollon, 55. Cf. Sénèque, Consolotio ad Helviam, 6 et 7.

[2] Mais il est vrai que l’on compte 200 kilomètres entre Cymé et Troie.

[3] Le temple de Diane à Éphèse était un des plus vénérés de l’Asie, et le centre d’un grand commerce. Quand les Ioniens arrivèrent à l’embouchure du Caystre ; ils s’établirent sur un promontoire à 7 stades du sanctuaire, qui resta indépendant de la ville nouvelle et qui gardait encore, à l’époque romaine, son droit d’asile (Hérodote, I, 26 ; Pausanias, VII, 2, 8).

[4] Endymion était l’image du Soleil qui s’endort dans les brumes de l’Occident et que la déesse Séléné, la lune, vient chaque nuit visiter.

[5] Ce n’est qu’entre deux peuples presque frères, deux peuples de la race helléno-pélasgique, qu’il peut exister une dispute sérieuse pour l’honneur d’avoir inventé la monnaie. Cette invention, si grande et si féconde, qu’elle ait eu Sardes ou Égine pour berceau, après avoir été inconnue à l’Égypte et aux civilisations plus anciennes de l’Asie sémitique ou aryenne, a pris naissance dans la culture qui s’est formée autour de la mer Égée (François Lenormant, la Monnaie dans l’antiquité, t. I, p. 136).

[6] On désigne sous le nom de Monument des Harpyes un tombeau de la ville de Xanthos en Lycie, dont les sculptures sont aujourd’hui conservées au Musée Britannique (Voyez Ch. Fellows, An account of discoveries in Lucia, 1840, p. 170, et O. Rayet, Monuments de l’art antique, Tombeau de Xanthos dit Monument des Harpyes). Le bas-relief du Musée du Trocadéro, décorait la face nord du monument.  Un personnage assis, dieu ou roi, remet un casque à un jeune guerrier, debout devant lui, et dont l’armement est tout à fait grec, à l’exception d’une pièce, le grand couteau à un seul tranchant dont le manche est orné d’une tête d’oiseau. Sous le trône du dieu est un animal dans lequel Braun et Friederichs ont cru voir un ours, mais qui me paraît être tout simplement un chien gauchement dessiné. Les deux extrémités sont occupées par des oiseaux à tête, à poitrine et à bras de femmes, le corps fait en forme d’œuf, qui s’envolent en emportant entre leurs mains et leurs serres de petites figures féminines de dimensions très inférieures à celles des autres personnages. Le geste de ces femmes ainsi enlevées vivantes indique la terreur et la supplication… Une cinquième femme est assise à terre, à l’extrémité de droite : la tête dans ses mains, les yeux levés au ciel, dans une attitude d’accablement résigné, elle semble attendre que son tour vienne (O. Rayet). Aucune explication satisfaisante n’a été donnée de ces bas-reliefs : on n’est absolument d’accord que sur le nom de ces oiseaux à tête de femmes, qui ne sont autres que des Harpyes. Elles apparaissent ici comme les divinités de la Mort. Ces sculptures comptent parmi les œuvres les plus anciennes de l’école ionienne, à laquelle nous devons les statues des Branchides et la Héra primitive de Samos.

[7] Fr. Lenormant (La Grande-Grèce, t. I, p. 255) et Helbig (Das Homerische Epos, p. 381) placent, avec raison, la fondation de Cumes au huitième siècle.

[8] Méthoné, dans la Piérie, Mendé, et cinq autres villes dans la fertile péninsule de Pallène, étaient nées d’Érétrie. Sané, Akanthos, Stageira, et Argilos, sur le golfe Strymoniaque, devaient leur origine à Andros, elle-même colonie d’Érétrie. De Chalcis relevaient directement huit cités de la presqu’île Sithonia.

[9] L’airain se dit en grec χαλxός.

[10] Sélymbrie, sur la Propontide, Chalcédoine, la ville des aveugles, en face de Byzance, et Héraclée du Pont dont les habitants soumirent les indigènes du voisinage, les Mariandyniens, à la condition des hilotes de Sparte, furent aussi colonies de Mégare.

[11] Cette source arrivait de la terre ferme dans l’île par un conduit sous-marin.

[12] Acræ, en 664, Casmène, en 644, Camarina, en 599. Ce qui explique comment une seule ville pouvait donner naissance à tant de colonies, c’est qu’elle appelait de toutes parts des colons. Ainsi les habitants de Zancle, voulant bâtir une ville en Sicile, envoyèrent en Ionie et sans doute ailleurs pour annoncer leur intention et engager à les rejoindre tous ceux qui voudraient concourir à la fondation de la nouvelle cité (Hérodote, VI, 22).

[13] Ainsi appelée à cause de la forme de son port.

[14] Strabon, V, 4, 4. Aux Chalcidiens s’étaient mêlés des colons de Cymé, sur les côtes de l’Asie Mineure, où Homère avait chanté.

[15] Pindare, Pythiques, I, 29-50.

[16] Cumes fonda Dicæarchia ou Puteoli, qui lui servit de port, Parthenope ou Neapolis (Naples), qui l’éclipsa. Naples comptait aussi parmi ses fondateurs des Athéniens et des Érétriens. Ceux-ci s’étaient d’abord établis dans l’île d’Ischia, doit ils avaient été chassés par une éruption volcanique (Strabon, V, 4, 9).

[17] Pindare, Pythiques, I, 436 sq. Ce casque a été retrouvé en 1817, dans le lit de l’Alphée, et est aujourd’hui au British Museum.

[18] Sur la fondation de Tarente, voyez le Murex.

[19] Tite Live, XXVII, 46 ; Strabon, VI, 3, 4. La richesse de Tarente provenait de ses pêcheries, de ses ateliers pour le travail des laines fines du pays, et de son port, qui était le meilleur de la côte méridionale.

[20] Varron, de Re rust., I, 41.

[21] Lago di Santa Pelagina. Quand les eaux sont basses, on y voit des restes de constructions antiques.

[22] C’est la version de Suidas, s. v. Diodore (XII, 20) en fait un homme de bonne famille, ce qui est plus probable.

[23] Polybe, II, 39 ; Diodore, XII, 9. Sybaris commandait à quatre peuples et à vingt-cinq villes (Strabon, VI, 1, 13). Il y a sans doute une bien grande exagération dans le chiffre de trois cent mille combattants, mais le nombre de ses habitants devait être très supérieur à celui des villes de la Grèce propre. A certaines de ses fêtes, Sybaris réunissait jusqu’à cinq mille cavaliers,quatre fois plus qu’Athènes n’en eut jamais (Athénée, XII, 17 et 18 ; Diodore, fragm. du liv. VIII ; Scymne, 340). Il en fut de même à Crotone. Les Pélasges de la Lucanie et du Bruttium montrèrent autant de facilité que ceux de la Grèce à se laisser absorber par les Hellènes, à prendre leur langue et leurs coutumes, par les mêmes raisons, la communauté d’origine, ou du moins la proche parenté. Cette influence des Hellènes fut si forte, que, malgré les colonies romaines postérieures, la Calabre, comme la Sicile, resta longtemps un pays grec. Ce ne fut môme qu’au commencement du quatorzième siècle que la langue grecque commença à s’y perdre. Quant à la prospérité de ces villes, elle se rattache, plus qu’on ne l’a montré, à celle des colonies grecques en général. Maîtres de toutes les côtes du grand bassin de la Méditerranée, les Grecs avaient entre leurs mains le commerce des trois mondes. De continuelles relations unissaient leurs villes, et chaque point de ce cercle immense profitait des avantages de tous les autres. La prospérité de Tarente, de Sybaris, de Crotone et de Syracuse, répondait à celle de Phocée, de Smyrne, de Milet et de Cyrène.

[24] La grande masse des eaux du Nil s’écoulait alors par les bouches pélusiaque et canopique. Naucratis était exactement pour les Grecs ce que les factoreries de Bergen, de Novogorod, etc., furent au moyen âge pour la Hanse teutonique, ce que sont, dans les temps modernes, Canton et Hong-Kong pour le commerce européen.

[25] Les Anglais ont fait tout récemment (1884-1885) d’intéressantes fouilles à Naucratis, et les résultats de la première campagne ont été publiés dans le troisième mémoire de The Egypt Exploration Fund. Naukratis, Part. I, 1884-5, by N. M. Flinders Petrie. On a déblayé une grande partie de la ville ancienne, l’enceinte sacrée du temple des Dioscures, du temple d’Apollon, du temple d’Héra, le quartier des potiers, une fabrique de scarabées, et dans ces ruines on a découvert un grand nombre de fragments intéressants, surtout des fragments de vases avec dédicaces à Apollon et aux Dioscures (pl. XXXII-XXXVI), et des poids (pl. XXI-XXIV). Malheureusement, les plans joints au texte (pl. XL-XLIII) sont très imparfaits, et l’auteur nous avertit qu’ils sont déjà incomplets : les résultats de la seconde campagne les ont modifiés en plus d’un point. Nous attendrons donc la suite de l’ouvrage anglais pour donner des ruines de Naucratis un plan plus exact.