HISTOIRE DES GRECS

PREMIÈRE PÉRIODE — HISTOIRE LÉGENDAIRE (2000-1404 ?) — FORMATION DU PEUPLE GREC.

Chapitre VI — Religion de l’âge héroïque.

 

 

I. Les dieux[1]

Il est deux sortes de religions, celles du Livre révélé et celles de la Nature. Les juifs, les chrétiens, les musulmans, ont celles-là; l’Orient et la Grèce eurent celles-ci. Les premières ont leurs racines en un Dieu solitaire et jaloux, qui ne tolère rien en dehors de son sanctuaire. Les secondes plongent dans le sein de la nature, d’où sort le grand courant de la vie universelle, et leurs temples s’ouvrent à toute idée revêtue de formes divines. Pour les cultes venus du Sinaï, de Jérusalem et de la Mecque, le développement religieux se fait par le prophétisme, commentaire d’un texte sacré; dans la Grèce, les révélateurs sont les poètes. Les rocs décharnés et nus qui ne montrent plus aujourd’hui que le squelette de l’Hellade, étaient alors couverts d’une végétation luxuriante. A l’ombre des bois erraient les fauves; des monts descendaient les ruisseaux et les fleuves avec des murmures qui semblaient des voix : la vie était partout et la nature conservait sa majesté. Les premiers Grecs, ne pouvant encore faire sortir d’elle des lois, en faisaient sortir des dieux, que leur imagination jeune et souriante avait découverts derrière le monde visible. Ils les multipliaient à l’infini, et ils modifiaient leur histoire, en recouvrant de parures incessamment enrichies les conceptions nées du spectacle toujours changeant de la nature ou des traditions apportées de lointains pays.

La poésie, qu’un de nos vieux écrivains appelait la grande imagière, reflète toute impression en une image et, à un certain âge de civilisation, toute image devient une personne. Les dieux des Grecs sont des forces de la nature ou les manifestations de l’activité physique et morale; mais ce sont aussi des hommes bons et mauvais, comme nous le sommes; et c’est parce qu’ils représentent l’humanité qu’ils ont vécu si longtemps. Même dans le christianisme, les personnages les plus vivants sont le Fils qui s’est fait homme et la Vierge qui est femme et mère[2].

Hérodote regarde les poèmes d’Homère et d’Hésiode comme la source de toutes les croyances religieuses de la Grèce. L’aimable et crédule conteur nous rapporte qu’il fit aux prêtresses de Dodone ces impertinentes questions : D’où chaque dieu est-il venu ? Ont-ils tous et toujours existé ? Quelle est leur forme ? Et il ajoute : De tout cela, on n’a rien su à vraiment parler jusqu’à une époque très récente; car je crois qu’Homère et Hésiode ne sont guère que de quatre cents années plus anciens que moi[3]. Or ce sont eux qui ont fait la théogonie des Grecs, qui ont donné aux dieux leurs noms, leurs honneurs et leur forme.

Nous en savons un peu plus que l’écrivain d’Halicarnasse ; mais il est vrai que, de la religion grecque, nous ne connaissons bien que sa forme dernière, celle qu’elle prit quand le temps et la réflexion eurent mis l’ordre dans le chaos des anciennes créations; quand les conceptions spontanées des premiers âges eurent été recouvertes et remplacées par les combinaisons poétiques et l’arrangement artificiel des temps postérieurs ; quand l’Iliade enfin fut devenue la Bible hellénique. S’il est difficile de décomposer par l’analyse cette synthèse des siècles et de retrouver les éléments primitifs, d’en déterminer le caractère et l’origine, il ne l’est pas de s’apercevoir que les Olympiens sont des dieux de seconde formation, qu’Homère a perdu le sens du naturalisme antique et que ses personnages divins vivent au. travers de fictions ingénieuses ou brillantes, parfois même irrévérencieuses, qui auraient blessé la foi courte et robuste des hommes de l’ancien temps.

La reine des cieux, Junon, aux brodequins d’or, est parfois bien maussade, et la punition que Jupiter lui inflige, en la suspendant au milieu de l’éther par une chaîne d’or avec deux enclumes aux pieds[4], est d’un sultan punissant une des femmes du harem. Elle aussi est bien dure pour Diane, qu’elle frappe au visage et qui, fondant en larmes, s’enfuit comme la colombe à la vue de l’épervier[5]. Pour récompenser Autolycos des nombreux sacrifices qu’il lui offre, Mercure lui enseigne l’art de tromper[6]. Vulcain a de fâcheux accidents ; Vénus, de trop aimables complaisances ; Mars, des fureurs brutales et tous les dieux du poète subissent d’étranges misères. Vulcain est le personnage comique de l’Olympe, où il joue d’autant mieux son rôle qu’il le remplit très sérieusement, sans se douter qu’Homère l’introduit là pour égayer les dieux : soit qu’il les rende témoins de ses infortunes conjugales, en leur montrant Mars et Vénus pris dans ses filets ; soit qu’il excite un rire immense, lorsque, échanson improvisé, il leur verse, en claudicant, le nectar, ou qu’il leur raconte sa malencontreuse intervention dans une querelle de ménage entre Junon et Jupiter qui, le prenant par les pieds, le lança du seuil sacré à travers l’espace où il tourbillonna tout un jour avant de tomber à demi mort chez les Sinties de Lemnos, qui le guérirent. Aristophane se souviendra des libertés que les vieux poètes avaient prises avec les dieux et dont les dévots s’étaient scandalisés. Aux Enfers. Pythagore, racontait-on, avait vu l’ombre d’Hésiode enchaînée à une colonne d’airain et celle d’Homère pendue à un arbre au milieu de serpents, en expiation de leurs outrages envers les dieux; sur la terre, Héraclite et Platon humilièrent le chantre d’Achille : l’un l’excluait des concours et aurait voulu qu’on le souffletât à cause de son impiété ; l’autre répand des parfums sur sa tête et le couronne de bandelettes, mais le chasse de sa république[7]. Xénophane, plus dur encore, a contre lui une haine de théologien[8]. Homère ne représente donc pas le temps de la foi naïve; avec lui commence, sinon la révolte de l’esprit, du moins l’insoucieuse irrévérence qui mènera plus tard à la négation. Déjà ses héros ne craignent pas de combattre les immortels ; Ajax s’écrie : Avec les dieux, le lâche même peut vaincre ; moi, je me passerai d’eux ; et il repousse l’assistance de Minerve. Un personnage d’Eschyle répond aux Argiennes qui le menacent de la colère de leurs protecteurs divins : Je ne crains pas les dieux de ce pays et je ne leur dois rien[9].

Bien que, dans l’Iliade et dans l’Odyssée, les puissances célestes se mêlent incessamment à la vie des héros, les deux poèmes sont, par-dessus tout, la glorification de la force, du courage ou de la souplesse d’esprit des humains. S’ils montrent lés dieux ayant sur la terre des amitiés et des haines, protégeant les uns, poursuivant les autres, c’est pour des actes qui, parmi les hommes, feraient naître la faveur ou la colère : aucun d’eux ne joue le rôle de Satan ou d’Ahriman. Eschyle a tracé un portrait hideux des Érinyes, ces chiennes enragées de l’Enfer dont les yeux distillent du sang, horribles à voir, même pour les bêtes sauvages[10]. Mais, entre elles, qui ne poursuivent que des coupables, et Satan, qui travaille à perdre l’humanité, la différence est grande. Il est, lui, le génie du mal, et elles sont la justice divine[11]. Le ciel de la Grèce n’est donc pas assombri par les monstrueuses apparitions qui ont rempli d’autres cieux[12] et jeté sur la terre tant de pieuses terreurs ; la dernière parole des mourants exprime le regret de quitter la douce lumière du jour. Homère est heureux au milieu des combats, le Grec au milieu de la vie.

Cette joie de vivre que le Grec moderne a gardée n’avait pas été le partage de ses premiers aïeux. Au temps de ceux-ci, la lutte pour l’existence était trop rude, et leur religion ne pouvait être riante, comme elle le devint plus tard sur les beaux rivages de l’Ionie. Celle des plus anciens habitants du pays ne fut qu’un naturalisme grossier; quand les dieux, se détachant des éléments au milieu desquels ils étaient confondus, devinrent des êtres vivants et passionnés, la trace de leur premier caractère demeura reconnaissable jusqu’au milieu du riche développement de la mythologie hellénique. Parmi les rites et les légendes des héros et des dieux, on retrouve le culte plus ancien des forêts, l’adoration des montagnes, des pierres, des vents et des fleuves. Agamemnon, dans l’Iliade, invoque encore ceux-ci comme de grandes divinités, et Achille consacrait au Simoïs sa chevelure. Durant toute la vie de l’Hellénisme, le chêne resta consacré à Jupiter, le laurier à Apollon, l’olivier à Minerve, le myrte à Vénus, etc. Les serpents, après avoir joué un rôle menaçant dans les anciens jours, quand Apollon, Hercule, Cadmus, Jason, luttaient contre eux, devinrent des démons bienfaisants à Delphes, à Épidaure, Athènes (Érichthonios). Enfin certaines pierres étaient des images divines. Ainsi, Hercule était représenté à Hyettos en Boétie par une pierre brute ; Jupiter à Tégée par une pierre triangulaire[13] ; et il y en avait bien d’autres. Voilà d’où l’art grec est parti pour monter au Parthénon, et voilà aussi le fétichisme qui est devenu la morale de Socrate et le spiritualisme de Platon.

Du temps de Tacite[14], à Paphos, on adorait Vénus sous la forme d’une pierre ; mais cette Vénus n’était pas celle de la Grèce, et cette pierre était un symbole fort répandu dans l’Asie occidentale. Ce naturalisme dura même plus que le paganisme : on découvrirait encore dans la Grèce moderne des gens qui croient à un esprit des eaux, comme au temps

Où le ciel, sur la terre,

Marchait et respirait dans un peuple de dieux.

Mais les Pélasges n’avaient pas égaré et perdu le long du chemin toutes les idées qu’ils avaient conçues au fond de l’Asie avec les Aryas leurs frères. Maintenant que nous connaissons les Védas, nous pouvons suivre la destinée voyageuse de certaines divinités, comme â l’aide du sanscrit nous avons retrouvé la filiation des langues[15]. Par cette influence des souvenirs, le culte de la Nature se mélangea de la conception de forces physiques, qu’une abstraction facile tirait de la matière, et d’idées cosmiques que suggérait la vue de l’ensemble des choses.

Ainsi les Pélasges paraissent avoir, comme les Arcadiens des temps postérieurs, honoré l’Être suprême, sans temple et sans image. Ils ne connurent longtemps, dit Hérodote (II, 52), le nom d’aucun dieu. La cime neigeuse des monts servait d’autel â celui qui, étant la pure lumière du ciel, deviendra Zeus, le Brillant[16]. Quand ils voulurent le rapprocher d’eux, ils l’appelèrent le Père des choses vivantes, Zeus Pater, d’où le nom romain de Jupiter. Son culte était dominant en trois des lieux que l’histoire nous montre comme les plus anciennement habités de la Grèce : à Dodone en Épire, où le chêne à glands doux et le hêtre aux fruits nourriciers lui étaient consacrés ; sur le Lycée, la plus haute cime de l’Arcadie, et sur le mont Dicté, dans la Crète. Les Crétois ne faisaient même pas difficulté de raconter sa naissance et de montrer son tombeau.

Cette adoration silencieuse du Dieu pur, du Dieu père, auteur de toute vie, révèle une conception monothéiste qui ne dura pas, mais que la philosophie retrouvera. Au culte du Ciel fut associé celui de la Terre. Le Ciel pur, dit Eschyle, aime à pénétrer la Terre, et la Terre aspire à cet hymen. La plaie qui tombe du ciel la féconde ; alors elle produit pour les mortels les pâturages des troupeaux et les moissons. La même pensée se trouvait dans l’invocation adressée à Zeus par les Péléiades de Dodone : La Terre produit des fruits, honore-la du nom de Mère. On l’appela Terre-Mère, γή (ou γά) μήτηρ, en dorien Δα-μάτηρ, d’où le nom de Déméter, une des épouses de Zeus, que les Grecs Siciliens et Italiotes nommèrent Cérès. A Mantinée, on entretenait sur son autel un feu perpétuel, comme celui de Vesta à Rome. Les hymnes chantés dans ses temples la faisaient venir de la Crète : elle arrivait de bien plus loin, car elle est la déesse voyageuse qui fait naître les moissons sous ses pas[17]. A Éleusis, on attribuait aux Thraces la fondation de ses mystères. Zeus, Apollon, Dionysos, Athéna et Poséidon, peut-être Artémis, sont de même entrés dans la Grèce de deux côtés, par le nord et le sud, par la terre et la mer. Les dieux ont naturellement suivi le double chemin des nations. La nuée lumineuse que le Dieu jaloux d’Israël envoya pour guider son peuple n’éclaira rien derrière elle ; les hôtes divins que les Grecs emmenèrent avec eux, sur les flots de la mer Égée et. sur les côtes de la Thrace, jalonnèrent le chemin avec les autels qu’ils s’y firent élever et les souvenirs qu’ils y laissèrent. L’histoire des dieux devient ici comme une contre-épreuve de celle des hommes.

Au dieu du Ciel, Hélios, qui donne aux immortels et aux hommes la lumière[18], sont opposés les dieux de la terre : Saturne ou Cronos, le grand semeur, dont le culte disparut de bonne heure, sauf en Élide, au profit de Déméter, dont l’importance et les honneurs s’accrurent, et Pluton ou Hadès, qui, n’étant dans l’origine que le roi des espaces souterrains[19], devint aisément le dieu des morts qu’on dépose dans la terre, puis celui des richesses qu’on trouve dans son sein. On comprend, d’après cette conception première de Pluton, comment on fut amené à donner au dieu de la terre pour épouse la fille de la déesse des moissons, Proserpine (Perséphoné), qui était elle-même une personnification de la puissance végétative.

L’anthropomorphisme se dégagea lentement de l’ancien naturalisme; les mariages et la génération des dieux vinrent plus tard encore. Ainsi Junon (Héra) fut longtemps, non pas l’épouse du maître des dieux, mais la vierge céleste, Πxρθένια, qui régnait à Argos[20]. L’Artémis d’Éphèse, aux cinquante mamelles, symbole de la fécondité, ne pénétra jamais dans la Grèce européenne, pas plus que l’Artémis farouche de la Tauride. Mais l’Arcadie donnait ce nom à une vieille déité pélasgique qui humanisait, par la musique et les chants, les rudes pâtres de ses montagnes, sans qu’elle fût cependant la Diane Chasseresse, sœur d’Apollon et aussi belle que lui.

Aux croyances des temps primitifs se rattache le culte du feu, Vesta (Hestia), celui qui brûlait au foyer domestique, sur l’autel des dieux et au foyer public des États[21], ou celui qui sortait mystérieusement de la profondeur des terres volcaniques, Vulcain (Héphaistos). Ce dieu, l’Agni (ignis) des Védas, était le grand artisan de l’univers, idée aryane, qui ne se développa point dans la Grèce, mais qu’on retrouve dans les mystères pélasgiques de Samothrace. Sou culte était localisé â Lemnos, où de tout temps on forgea des armes.

Pan, Hermès[22], dieux des pâtres de l’Arcadie qui représentaient ces divinités par une image ou des attitudes obscènes, n’étaient que des personnifications particulières et locales du principe de la génération. Le procédé le plus habituel de la légende ultérieure fut, en effet, de prendre une des idées contenues dans la conception générale d’un dieu, pour la transformer en une divinité nouvelle qui commençait une vie particulière où l’élément primitif se confondait au point de se perdre dans le mélange avec des éléments nouveaux. L’esprit des miroir à mille facettes dont chacune réfléchit un des aspects infinis de la nature.

Voilà ce qu’on peut donner comme l’apport des Pélasges dans la religion hellénique, et les dieux qui leur durent le droit de cité dans l’Olympe.

 

Les Phéniciens de Sidon répandirent le culte de leur divinité protectrice, Astarté ou Aphrodite ; son image ornait la proue de leurs navires[23], pour les protéger contre les flots, ce que les Grecs exprimèrent poétiquement en disant que Vénus était née de la blanche écume des ondes amères. D’Ascalon, elle passa dans Chypre et de là à Cythère l’île empourprée[24], où les Phéniciens lui bâtirent un temple. Mais son culte se répandit lentement : à l’époque homérique, il était encore très restreint. Plus tard, la déesse syrienne, devenue la déesse de l’amour, fut la plus charmante création de l’esprit religieux des Hellènes ; elle eut partout des autels, des images, qui réalisèrent le type accompli de la beauté féminine, et de trop nombreux adorateurs.

A leur tour, les Tyriens, qui succédèrent à la domination maritime des Sidoniens, propagèrent le culte de leur dieu national Melkart, qui se transforma en Hercule.

Poséidon ou Neptune[25], le dieu de la mer qui veut des sacrifices humains et des immolations de chevaux, doit être une des plus vieilles divinités dit pays, apportée sans doute par les Grecs d’Asie et des îles avec Rhéa, la Cybèle phrygienne, et Minerve (Athéna). L’une ne joua jamais en Grèce qu’un rôle effacé, l’autre eut pour emblème l’olivier, qui est indigène sur les côtes asiatiques. Delphes, Olympie et Athènes semblent avoir primitivement honoré Poséidon d’un culte particulier, et les Ioniens le regardaient comme leur dieu national : en Asie, ils tenaient leurs assemblées générales dans son temple. Par contre, il fut peu en honneur auprès des Doriens, excepté à Corinthe. Les légendes postérieures tirent naturellement de Poséidon l’époux de Déméter : l’élément humide fécondant la terre.

Athéna ne fut pas, aux premiers jours, le symbole des qualités morales que Minerve représenta plus tard, mais une personnification des eaux, ce qui la mettait en rapport naturel avec Neptune, non toutefois pour l’hymen, car, stérile comme l’onde amère, elle resta vierge inféconde. Plus tard, elle fut la divinité guerrière qu’Homère nous montre couvrant les héros de son égide, au milieu de la bataille. Mais il était inévitable que la déesse des eaux incorruptibles et de l’air impalpable devint aussi celle de la chasteté. et de la pureté morale, quand le polythéisme grec, échappant au naturalisme Par le progrès des idées, se spiritualisa en substituant, à la personnification des forces fatales de la matière, celle des qualités morales qu’on mit dans les dieux à mesure qu’on les découvrait dans l’homme. Alors Pallas-Athéna, sortie du cerveau de Jupiter, comme sa pensée divine, devint la déesse industrieuse et la force intelligente à laquelle rien ne saurait résister[26].

Dionysos (Bacchus), le dieu de la vigne, qui apparaît d’abord dans l’île de Naxos, et que les Thraces adorèrent de tout temps ; Artémis (Diane), au culte homicide et aux mœurs farouches comme celles des Amazones, qui eut à Éphèse un sanctuaire fameux, et dans la Tauride des autels redoutés, enfin Arès (Mars), le dieu du carnage, et peut-être la principale divinité de la Thrace, sont évidemment d’origine étrangère[27].

Mais la plus importante de ces nouveautés religieuses fut la tardive introduction en Grèce du culte d’Apollon[28], le dieu éternellement jeune et beau, personnification de la lumière radieuse qu’il a créée, λυxηγεής. Il est en rapport avec Neptune, car tous deux travaillent à relever les murs de Troie ; tous deux aussi sont les grandes divinités des villes établies sur les côtes de l’Asie Mineure, et c’est un insulaire, le Crétois Minos, qui porte partout avec lui le nouveau dieu. En Grèce, le culte d’Apollon n’était pas encore populaire au temps de la guerre de Troie, quoique dans l’Iliade, Agamemnon aille consulter l’oracle delphique; mais on lui donne déjà un double berceau : la vallée de Tempé où il commença humblement, puisque Apollon, selon la légende thessalienne, servit d’abord comme berger chez Admète, et l’île d’Ortygie, la pierreuse Délos, au centre des Cyclades, qui l’entouraient comme d’une brillante couronne[29]. Les poètes contaient que les chantres harmonieux de Phœbus, les cygnes de Méonie, quittant le Pactole, étaient venus tourner sept fois autour de l’île sainte pour célébrer la naissance du fils de Latone[30]. Les premiers autels d’Apollon, dans l’Hellade, s’élevèrent donc sur l’Olympe et sur le rocher de Délos[31]. Un troisième, qui effaça en renommée les deux autres, fut celui que les Crétois passaient pour lui avoir dressé à Crissa, au bord du golfe de Corinthe, et qu’on porta plus tard au milieu des rochers du Parnasse, en un site majestueux plus favorable à la sécurité des prêtres et à la foi des pèlerins. Quand les Doriens de l’Olympe s’établirent au voisinage de la Phocide, ils confondirent dans une même vénération les deux sanctuaires de Delphes et de Tempé, et chaque année une procession religieuse alla de l’un à l’autre.

Apollon se trouva ainsi la grande divinité des deux moitiés du monde hellénique, des Ioniens à Délos, des Doriens à Delphes, et par excellence le dieu civilisateur de la Grèce, le destructeur des monstres (Python) ; celui qui, plus que tout autre, exigeait la pureté physique et morale; qui, entouré du chœur des. Muses et des Grâces, charmait les Immortels par ses chants et les sons de sa lyre, révélait aux hommes les choses futures et frappait le méchant de ses flèches d’or. J’aimerai, s’écrie le fils de la glorieuse Latone, j’aimerai l’agréable cithare et l’arc recourbé, et j’annoncerai aux mortels les desseins de Zeus[32].

Sous l’influence des idées attachées au culte d’Apollon, une civilisation plus haute se montre et un âge nouveau de la vie grecque commence. La société s’organise mieux ; la vie urbaine se développe, et les temples s’élèvent pour les dieux[33]. Les chants, la musique, remplacent les cris sauvages. Les dieux se rapprochent de l’homme et lui révèlent leurs desseins par la voix des oracles, car Jupiter avait donné à Apollon l’inspiration divine, et l’avait fait asseoir sur le trône prophétique[34]. Les mœurs s’adoucissent. Le coupable n’est plus condamné à une mort certaine, et le crime cesse d’être une tache héréditaire qu’il faille punir jusque dans la postérité du coupable. L’expiation peut effacer le péché, et le remords brise la puissance vengeresse des Erinnyes. C’est le monde de l’harmonie, de la lumière, de l’intelligence et de la grâce qui remplace celui du chaos, des ténèbres, de la force et de la terreur. Delphes en est le centre, comme de tout l’univers ; et de là le dieu répand sur la race hellénique l’inspiration des vers, de la musique et des arts, ainsi que la révélation, qui ne s’arrête jamais, de la pensée divine.

Toutes les tribus helléniques adoptèrent son culte; et, au pied de ses autels, se rencontrèrent, dans la même prière et dans la même foi, l’homme de sang dorien et le Grec de race ionienne. Sparte ne faisait rien sans consulter, à Delphes, son oracle, et Athènes, avec toute l’Ionie, l’honorait à Délos par des fêtes solennelles. Les Milésiens établirent son culte dans toutes leurs colonies, depuis Naucratis, au bord du Nil, jusqu’à la Tauride, au fond de l’Euxin. Les autres dieux restèrent des divinités poliades, Apollon seul et Jupiter furent les grands dieux nationaux. De bonne heure on plaça, dans les temples d’Apollon, des statues d’Artémis ; une de celles-ci récemment trouvée à Délos, atteste par sa laideur une vénérable antiquité.

Une plus haute fortune attend même le dieu de Delphes pour les derniers jours du paganisme, quand l’empereur Aurélien l’appellera le Deus certus et que Julien le fera roi du ciel et du monde. Bien avant eux, Pindare lui avait déjà donné quelques-uns des traits du Jéhovah mosaïque : Dieu puissant, dit-il, tu connais la fin dernière et les voies de toutes choses, tu sais le compte des feuilles que le printemps fait éclore et des grains de sable que les flots et les vents impétueux roulent dans la mer ; tu vois clairement ce qui doit être et quelle en sera la cause[35]. L’idée monothéiste flottait vaguement au milieu des nuages du polythéisme.

Hésiode, à une époque où l’on voulait coordonner des légendes plus vieilles qu’Homère et en former un système, a tracé dans sa Théogonie, sorte de Genèse hellénique, le tableau de la famille des Olympiens.

Avant toutes choses fut le Chaos, ensuite la Terre au large sein, demeure inébranlable de tous les êtres, et le ténébreux Tartare dans les profondeurs de la terre immense, et l’Amour, le plus beau des immortels, qui règne sur les dieux comme sur les hommes, amollit les âmes, change le cœur et dompte les résolutions les plus sages[36]. Du Chaos naquirent l’Érèbe et la Nuit sombre. La Nuit, fécondée par les caresses de l’Érèbe, enfanta l’Éther et le Jour. La Terre produisit d’abord Ouranos, le Ciel étoilé, égal en grandeur à elle-même, afin qu’il la couvrît tout entière et qu’il fût éternellement l’inébranlable demeure des divinités bienheureuses. Ensuite, elle produisit les grandes montagnes avec leurs cimes élevées, retraites gracieuses des Nymphes qui habitent les monts aux gorges profondes. Elle enfanta aussi, mais sans avoir goûté les charmes du plaisir, Pontos, la mer stérile[37] aux flots bouillonnants, et, ayant partagé la couche d’Uranus, elle donna le jour à Océanos qui habite les gouffres profonds, à Cœos, à Créos, à Hypérion et à Japet, à Thæia et à Rhéa, à Thémis et à Mnémosyne, à Phœbé qui porte la couronne d’or et à l’aimable Thétys. Après tous ces dieux, elle mit encore au monde l’astucieux Cronos (Saturne), le plus terrible de ses enfants, qui devint l’ennemi de son vigoureux père; enfin elle enfanta les Cyclopes : Brontès (le tonnerre), Stéropès (la foudre), Argès (l’éclair), qui servirent de ministres aux puissances d’en haut ; les Titans et les Centimanes, qui régnèrent les uns sous la terre, les autres dans les profondeurs de l’océan.

Le poète raconte ensuite la querelle d’Ouranos et de ses fils. La Terre forge une faux d’airain, et Saturne s’en arme pour mutiler son père. Mais la blessure est une source de vie. Le sang du mutilé produit d’autres dieux : les Géants, les Érinyes et la gracieuse Aphrodite.

De la mer fécondée par le sang d’Ouranos, s’élève une blanche écume d’où sort une jeune fille, ravissante de beauté. Elle s’élance sur la rive cyprienne. L’Amour et le Désir l’accompagnent ; sous son empire qui s’étend aux dieux et aux hommes sont placés les caresses virginales, les regards séducteurs, la douce volupté, la beauté et les grâces enchanteresses.

Ce premier Olympe est, comme la terre des anciens jours, une demeure pleine de violences. Saturne, vainqueur d’Ouranos, est forcé par Titan, son frère aîné, de dévorer ses enfants. Poséidon et Hadès ; Rhéa leur rend la vie et sauve Jupiter qui, aidé des Titans, renverse Saturne et saisit l’empire du monde. Pour le conserver, il lui faut bientôt lutter contre ses anciens alliés : effroyables combats auxquels la nature entière prend part. La terre tremble, l’océan mugit, le ciel s’agite convulsivement. Les Titans entassent les montagnes pour escalader l’Olympe, et répondent aux coups de tonnerre par des rocs énormes qu’ils lancent contre le ciel. Mais ils tombent foudroyés, les dieux anciens sont vaincus: les dieux nouveaux triomphent et un des Titans, Atlas, est condamné à porter éternellement le ciel où les vainqueurs résident.

C’est ainsi que le vieillard d’Ascra cherchait à s’expliquer l’énigme du monde[38].

La lutte dont il parle est-elle un souvenir de l’opposition religieuse des populations ? C’est possible. On en trouve un écho jusqu’au milieu des âges récents ; la dualité religieuse se reconnaît encore dans les drames d’Eschyle, auxquels aboutissent les conceptions religieuses d’Homère et d’Hésiode. Et les nouveaux dieux ne sont pas toujours, pour le grand tragique, les divinités les plus morales, témoin le Jupiter du Prométhée enchaîné[39] ; dans les Euménides, les Érinyes disent à Apollon : Nouveau dieu, tu outrages d’antiques déesses[40]. Mais, cette fois, le nouveau dieu fait prévaloir l’équité sur le droit impitoyable des anciens jours[41].

On a soutenu[42] que des croyances pélasgiques, écho des grands systèmes théologiques de l’Orient, s’étaient conservées dans les mystères. Il n’en est rien. Les mystères ont une origine plus récente et différaient moins par le fond que par la forme de la religion populaire. Celle-ci n’enfermait pas ses dieux dans un impénétrable sanctuaire, elle voulait les voir et les toucher. L’homme a été fait à l’image de Dieu, dit la Genèse, et elle explique nos imperfections présentes en racontant la chute du premier homme. Le polythéisme grec faisait ses dieux à l’image de l’homme : il les douait seulement de qualités supérieures : Mars fut plus fort, Apollon plus adroit, Vénus plus belle que ceux qui leur offraient des victimes. Dans cette différence du point de départ des deux religions, hébraïque et grecque, se trouvait d’avance l’opposition des deux civilisations qui sont sorties d’elles.

Remarquez encore que, dans la théogonie hellénique, les dieux ne sont pas les créateurs, mais seulement les administrateurs de l’univers. Il fut un temps où ils n’étaient pas. Fils du Ciel et de la Terre, ils ont trouvé le monde tout fait et en représentent les forces diverses et périssables. Aussi ne sont-ils, pas plus que les phénomènes qu’ils expriment, des êtres nécessaires et éternels. Vous mourrez, leur dit Prométhée ; et un jour les peuples entendront une voix qui criera : Les dieux sont morts !

Ces dieux de l’Olympe homérique, sensibles à la joie et à la douleur, et sans cesse en communication par les oracles et les songes avec les habitants de la terre, avaient tous les défauts de la nature humaine, toutes nos passions, la colère, la haine, la violence, même nos misères. Apollon et Neptune, furent esclaves de Laomédon. Les Aloïdes tinrent pendant treize mois Mars enfermé dans une prison d’airain.

La servitude, s’écrie un poète, mais Cérès l’a soufferte. Ils l’ont soufferte aussi, et le forgeron de Lemnos, et Neptune, et Apollon à l’arc d’argent, et le terrible Mars. » Dans les combats devant Troie, Vénus, Mars, Pluton, Junon même, la reine de l’Olympe, furent blessés par des mortels[43]. Leur sang coule, dit Homère, mais un sang tel qu’est celui des dieux, semblable à la rosée, une sorte de vapeur divine ; car les dieux ne se nourrissant ni des dons de Cérès ni des présents de Bacchus, n’ont pas un sang terrestre et grossier comme le nôtre; aussi jouissent-ils de l’immortalité.

Homère, qui aime encore les conceptions gigantesques des anciens jours, quand le dieu était caché dans le phénomène qu’ensuite il représenta, donne à ses divinités et à leur force physique des proportions énormes. Lorsque Minerve s’arme pour le combat, son casque d’or est assez vaste pour couvrir les nombreux bataillons d’une armée que cent grosses villes auraient mise sur pied ; et d’un bond ses coursiers franchissent autant d’espace qu’un homme assis sur un cap élevé, par un temps calme et serein, pourrait en embrasser du regard sur l’immense étendue de la plaine azurée.

Dans un autre endroit de l’Iliade, Jupiter, pour donner aux Olympiens une idée de sa puissance, leur dit : Attachez au ciel une chaîne d’or, et, tous, dieux et déesses, suspendez-vous à elle ; en dépit de vos efforts, vous n’entraînerez pas vers la terre Jupiter, le suprême ordonnateur. Que moi seul je tire cette chaîne, et avec elle je tirerai la terre et la mer, que j’attacherai au sommet de l’Olympe, de sorte que tout l’Univers restera suspendu, tant je suis supérieur aux dieux et aux hommes[44]. Avec ce bravache, nous sommes dans un monde encore bien petit et bien loin du dieu qui réglera tout par sa tranquille et souveraine intelligence, lorsque la philosophie et la science auront pénétré dans les profondeurs infinies des cieux.

Cependant ces dieux qui représentent, chacun, une des faces de la

nature n’ont qu’un empire limité : toute ville a le sien qu’elle honore d’un culte plus particulier. Minerve régnait à Athènes, Cérès à Éleusis, Junon à Argos. Apollon à Delphes, Bacchus à Thèbes, Vénus en Chypre. Ailleurs ils recevaient des honneurs limités, et parfois ne trouvaient que l’indifférence : Je ne crains pas les dieux de ce pays, dit le héraut dans les Suppliantes d’Eschyle, car je ne leur dois ni la vie ni l’âge que j’ai déjà atteint (vers 893-4) ; et Iolas, dans les Héraclides d’Euripide (vers 347 et suiv.) : Les dieux qui combattaient pour nous ne le cédaient pas à ceux des Argiens. Si Héra les protège, Athéna est notre déesse ; une divinité plus vaillante, plus vertueuse, garantit sûrement la victoire. Ces divinités jalouses, implacables, avaient, comme le Jéhovah hébreu, leur peuple favori et tenaient les autres pour des ennemis. Tous les maux des Troyens vinrent, selon le poète, de la colère de Junon et de Minerve irritées contre Pâris qui avait donné à Vénus le prix de la beauté ; et Neptune vengea sur eux la fraude de Laomédon : sentiment haineux qui leur était rendu par les hommes. Ô Phœbus, s’écrie Achille, ô le plus cruel des dieux ! tu m’as privé d’une grande gloire en sauvant les Troyens. Ah ! comme je me vengerais sur toi, si j’en avais la force[45]. De là aussi l’alliance des cultes qui suivait celle des peuples. Les villes unies par des traités s’envoyaient de solennelles ambassades aux jours de fête de leurs dieux paternels.

Le sentiment religieux perdait à ce morcellement de la divinité; mais de cet abaissement des dieux aux passions des hommes résulta le riche développement de la poésie légendaire. Chaque divinité ayant ses poètes, ceux-ci, tout en respectant les traits généraux de l’histoire du dieu qu’ils chantaient, l’augmentaient de mille incidents qui, durant des siècles, défrayèrent, avec les aventures des héros, l’imagination populaire et le théâtre.

Cependant cette mythologie qui personnifiait tous les phénomènes du monde matériel et qui personnifia plus tard tous ceux du monde moral, garda toujours la trace des théologies orientales et du naturalisme d’où elle était sortie : ses dieux restèrent, jusqu’à un certain point, identifiés avec les puissances de la nature. Jupiter ne fut pas seulement le maître de l’Olympe, l’époux de Junon, le héros de mainte aventure où le père des dieux daignait s’abaisser jusqu’aux filles de la terre : il fut aussi l’air qui enveloppe toute la création. Apollon, le dieu de la poésie et des arts, était encore le soleil, Hélios, et Neptune, l’océan qu’il parcourt sur son char d’or, tandis que les monstres marins bondissent autour de lui. De nombreuses divinités tour à tour confondues avec l’élément auquel elles présidaient, et séparées de lui pour prendre une forme et des passions tout humaines, peuplaient les fleuves, les bois et les montagnes. Ainsi la Naïade était à la fois la source même et la déesse chaste et craintive qui se cachait au fond des grottes obscures[46].

Les divinités qui comptaient le plus d’adorateurs étaient les douze grands dieux de l’Olympe, dont la théogonie des derniers temps restreignit l’empire et précisa les fonctions :

Jupiter, le dieu suprême[47] à qui les autres obéissent, le protecteur de toute la race des Hellènes, Ζεύς Πανελλήνιος[48], qui s’appelle aussi, comme le Jéhovah mosaïque, le très haut, ΰφιστος.

Junon ou Héra, la reine du ciel, qui avait le paon pour symbole, parce que les yeux brillants de son plumage étendu rappelaient le firmament constellé ;

Neptune, le dieu des eaux ;

Apollon, le soleil qui éclaire et l’intelligence qui inspire ;

Minerve, la sagesse et la science, qui donne aux hommes les prudentes pensées, qui enseigne aux femmes les beaux ouvrages et les sages résolutions ;

Vénus, la beauté ;

Mars, la guerre ;

Vulcain, les arts utiles ;

La chaste Vesta, qui présidait aux vertus domestiques ;

Cérès, qui faisait mûrir les moissons ;

Diane, la sœur divine de Phœbus, comme lui sans hymen et, comme lui encore, amie des flèches rapides ;

Mercure, dont le caractère primitif est incertain, mais qui de bonne heure dut donner aux hommes l’éloquence artificieuse et l’habileté pour la ruse, le mensonge et les larcins hardis, toujours en honneur dans les temps barbares. Homère fait déjà de lui le messager des dieux; il fut aussi le conducteur des morts[49] et peut-être, dans cette double fonction, n’était-il que la personnification du vent qui transmettait au loin les divines paroles et emportait à l’abîme souterrain les âmes, pauvres feuilles desséchées. Mais pourquoi et comment devint-il l’Hermès ithyphallique et, plus tard, la Raison divine, le Logos envoyé par les dieux à la terre ? Le temps met des choses bien différentes sous un même nom, et l’histoire des religions est pleine de ces transformations qui sont une des conditions de leur vitalité.

Il y avait bien d’autres dieux que les grands Olympiens : Pluton, né de Saturne, comme Jupiter et Neptune, comme Cérès et Vesta ; Bacchus ou Dionysos, divinité d’origine récente[50], venu d’Asie sur son char attelé de panthères et entouré d’un thiase de Nymphes, de Satyres et de Bacchantes, que Silène suit en chancelant; et tous les dieux secondaires des campagnes, des forêts et des eaux; Pan, les Faunes, les Satyres, les Dryades, les Naïades, et les Océanides, les Néréides, les Tritons, qui accompagnaient, en jouant sur les flots, le char de Nérée et d’Amphitrite ; Éole et les Vents ; les Muses et les Parques, etc. Le polythéisme grec, divinisant les phénomènes de la nature et les passions des hommes, les biens et les maux, était conduit à multiplier les dieux à l’infini.

Cependant le chaos divin se coordonne ; l’univers se partage en trois royaumes ; Zeus a le ciel et la terre ; Poséidon, l’élément liquide ; Hadès, le monde souterrain ; et par la supériorité que les frères de Zeus lui reconnaissent, la trinité hellénique se résout dans l’unité, croyance qui avait commencé dès les temps les plus anciens. Jupiter, le maître de l’univers qu’il ébranle d’un froncement de ses sourcils[51], réunit autour de lui sur l’Olympe les grands dieux, sa famille et son conseil. Au moment où les Troyens et les Grecs s’arment pour la lutte suprême, il ordonne à Thémis, la personnification de l’ordre et la future déesse de la justice, de descendre des sommets de l’Olympe et de convoquer l’assemblée des immortels. D’un vol rapide, elle court à tous les dieux et les invite à se rendre près de Jupiter. Océanos seul s’abstient, mais tous avec les Fleuves et les Nymphes qui habitent les forêts, les sources et les prairies verdoyantes, arrivent au palais de l’assembleur des nuages et prennent place devant l’éclatant portique que Vulcain a construit pour son redoutable père. Neptune lui-même, docile à la voix de la déesse, est sorti des flots et s’est mêlé aux autres dieux. Le grand Olympien leur communique ses ordres, et ils y obéissent[52]. Homère appelle déjà Zeus le suprême ordonnateur, ϋπατος μήστωρ. De ces notions obscures d’un pouvoir suprême, Socrate, Platon et Aristote tireront un jour l’idée d’un dieu unique, qui maintiendra l’ordre et l’harmonie dans les deux mondes de l’esprit et de la matière, mais à qui les peuples refuseront longtemps de sacrifier leurs divinités locales[53].

Mais comment les Grecs accordaient-ils leurs imaginations avec la réalité ? C’est qu’ils avaient résolu le problème de faire vivre les divinités au milieu d’eux sans les voir, en leur attribuant un corps d’une nature particulière, impalpable, incorruptible, qui pouvait prendre toutes les formes et ne jamais perdre cette fleur de la beauté qui, pour les mortels, se fane si vite. Ils soumettaient ces corps à la nécessité de l’alimentation, leur donnant pour nourriture, dans les banquets sur les sommets de l’Olympe, le nectar et l’ambroisie ; sur la terre, la fumée des chairs brûlées à leurs autels ; et ils croyaient gagner d’autant mieux leurs bonnes grâces qu’ils enverraient pour eux plus de cette fumée vers le ciel. Appelée par son fils, Thétis sort des profonds abîmes de la mer ; c’est une vapeur légère qui s’élève au-dessus des flots blanchissants. Minerve veut envoyer Nausicaa vers Ulysse, elle se glisse comme un souffle léger dans la riche demeure où dort la vierge royale et elle prend, pour lui parler, les traits d’une de ses compagnes. Voyez, dans l’Iliade, comment les dieux se rendent invisibles, ou de quelles apparences ils se couvrent, lorsqu’ils vont se mêler aux combats devant Troie.

Ainsi, pour la foi, les dieux étaient partout présents, sans pouvoir être nulle part reconnus, si ce n’est par les pensées qu’ils faisaient naître dans les âmes. Pour la légende qui voit tant de choses dans le lointain des âges, ils empruntaient toutes les formes, celles, par exemple, qui servirent à Jupiter dans les nombreuses séductions auxquelles succombèrent Europe, Alcmène, Léda, Io, Antiope et Danaé.

Une dernière remarque. La vie religieuse de la Grèce a été un culte d’intérêt et ne fut jamais un culte d’amour. Comme il fallait aux ombres des morts goûter au sang d’un sacrifice pour retrouver une vie d’un moment, les dieux étaient supposés avoir besoin de victimes et d’honneurs, pour conserver leur rang dans l’Olympe et leur crédit parmi les hommes. Aussi étaient-ils favorables aux cités qui célébraient pour eux les fêtes les plus magnifiques ; mais parmi les dons que leur accordaient les hommes n’était point la bonté, qui a conquis le monde à un autre Dieu. De son côté, le suppliant leur demandait pour sa vie terrestre, en retour de ses dévotions, des biens solides; de sorte que les pompes religieuses cachaient un marché : Donne et tu recevras. Dans Homère, Chrysès exige qu’Apollon le défende, parce qu’il lui a sacrifié beaucoup de gras taureaux ; et, pour se venger d’Œnoé qui négligeait son autel, Diane envoya dans son royaume le sanglier farouche qui dévasta les campagnes de la riante Calydon[54]. Eschyle exprime donc le sentiment qui était au fond de tous les coeurs lorsqu’il met cette prière dans la bouche du roi thébain que menacent de puissants ennemis : Ô dieux qui habitez parmi nous ! si vous donnez le succès à nos armes, si notre ville est sauvée, j’arroserai vos autels du sang des brebis et des taureaux[55]. Rome pensera de même : elle promettra à Jupiter des jeux magnifiques ; à condition qu’il la fasse triompher du roi de Macédoine[56]. Les Grecs n’ont pas eu pour leurs dieux un respect filial ; ils les honoraient par crainte, les sachant envieux de toute prospérité humaine, et jamais ils ne les ont aimés[57]. Lorsque Télémaque voit son père transfiguré par Minerve, il le prend pour un dieu, et ses premières paroles expriment l’effroi : Apaise-toi ; nous te ferons d’agréables sacrifices et des offrandes d’or travaillé avec art ; mais épargne-nous[58]. Les chiens du vieil Eumée, qui ont reconnu la déesse, éprouvent la même terreur. Au lieu d’aboyer, ils s’enfuient en gémissant. Comme des solliciteurs que rien ne rebute, les Grecs cherchaient chaque jour à gagner leurs dieux par des présents, afin qu’ils détournassent l’infortune de leur maison ou de leur cité; mais ils n’attendaient pas d’eux, pour la vie d’outre-tombe, la béatitude que des religions différentes promettent à leurs adorateurs, et ils ne mettaient pas le bonheur éternel dans la contemplation des perfections divines. Sans doute l’amour divin, comme tous les autres, excepté l’amour maternel, est intéressé, mais il exalte les âmes, il fait des martyrs, et l’hellénisme n’en a pas fait. La cité en a eu, point le temple : la piété d’un Grec était le patriotisme. Il est vrai que la cité et le temple étaient tout un : en mourant pour sa ville, il mourait aussi pour son foyer et pour ses divinités poliades.

 

II. Le destin[59]

Au-dessus de tous les dieux de l’Olympe hellénique règne le Destin, dieu sans vie, sans légende, même sans figure, qui, sur la terre, n’a point d’autel et qui, du fond de l’Empyrée où il est inaccessible à la prière, maintient l’équilibre du monde moral et le soustrait aux caprices des autres déités[60]. Ce dieu qui distribue à chacun son lot de bien et de mal avait été créé, ou plutôt était né de la conscience troublée des hommes, pour expliquer l’inexplicable et faire comprendre l’incompréhensible, c’est-à-dire les causes lointaines et cachées des événements et les motifs d’ordre supérieur qui les faisaient accomplir. Hérodote (VII, 137), racontant une iniquité qu’il ne comprend pas, y voit un acte divin et s’incline.

Toutes les divinités, Zeus lui-même, étaient soumises à la loi du Destin. Quand la lutte suprême entre Achille et Hector va commencer, le maltre des dieux prend la balance d’or où sont comptés les jours des deux héros; le plateau d’Hector penche vers la demeure d’Hadès, et Apollon, le protecteur du fils de Priam, aussitôt l’abandonne. Zeus aussi n’avait pu sauver son fils Sarpédon des coups de Patrocle, mais, en signe de douleur, il avait répandu du haut de l’éther une rosée sanglante[61]. Tous deux acceptaient donc en silence l’arrêt souverain.

Ces divinités impuissantes devant le Destin, qui emporte ceux qu’elles aiment, c’est l’impassible nature assistant à nos funérailles, sans couvrir d’une ombre de deuil les fêtes qu’elle se donne à elle-même par l’épanouissement continu de la vie qui, cependant, pour elle aussi, ne se fait qu’à la condition de la mort.

La fatalité est donc au fond des croyances de la Grèce; mille ans après Homère, elle se retrouve dans Lucien. On a vu quelle preuve de sa puissance Jupiter donne aux Olympiens : cette chaîne d’or qu’il a dans la main et à laquelle il pourrait attacher la terre et les mers. Lucien reprend cette image, mais en montrant, au-dessus du maître des dieux, les Parques qui le tiennent lui-même au bout de leur fuseau, ou plutôt l’homme avec ses ambitions et ses espérances suspendu au fil léger que couperont les divinités capricieuses[62].

Pourtant ce dogme, qui était la négation de la providence divine et de la responsabilité humaine, s’adoucit ; poètes et historiens cherchèrent à le justifier en donnant à ses arrêts l’apparence d’une expiation.

Lorsque Clytemnestre vient d’abattre d’un coup de hache Agamemnon et la captive troyenne, Cassandre qui, comme le cygne, a chanté le chant plaintif de sa mort, elle dit au chœur des vieillards d’Argos : Ce n’est pas moi qui les ai tués et ne m’appelle pas la femme d’Agamemnon. Accuse le Génie trois fois terrible de cette race. C’est lui qui a pris ma forme, lui l’antique et cruel vengeur du festin d’Atrée… Allez, vieillards, rentrez dans vos demeures ; le Destin commandait, il fallait que ce qui a été fait fût accompli[63].

Lorsque Crésus, dit Hérodote (I, XCI), fit déposer sur le seuil du temple de Delphes ses chaînes de captif pour reprocher sa défaite au dieu qui lui avait promis la victoire, l’oracle répondit : Il est impossible, même à un dieu, d’écarter le sort marqué par le Destin. Crésus est puni pour le crime de son cinquième ancêtre ; Gygès, qui tua le roi Candaule. Le dieu aurait voulu que le châtiment tombât sur le fils de Crésus, le Destin ne l’a pas permis. Du moins Apollon a-t-il retardé de trois ans la captivité du roi. Quand les Lydiens eurent rapporté ces paroles à Crésus, il reconnut que lui seul était coupable et non le dieu. » Sophocle expliquera de même, par une ancienne faute, les malheurs d’Œdipe, ce qui donnera au Destin un caractère moral, tout au moins d’une moralité qui s’accordait avec les idées religieuses des Grecs.

La Nécessité, Άνάγxη, est une abstraction ; les Grecs du premier âge ne pouvaient se contenter de ce dieu sans forme et sans nom; ils lui donnèrent des ministres : les Parques qui tissent la trame de l’existence, avec les événements irrésistibles dont cette existence sera remplie, puis coupent le fil au moment marqué par le Destin et par les Érinyes à la mémoire fidèle[64]. Ces filles lugubres de la Nuit punissaient toutes les fautes que n’atteignent pas les lois civiles[65]. Elles étaient le remords qui déchirait le cœur du coupable et elles poursuivaient jusqu’aux Enfers ceux qu’avaient frappés les arrêts du Destin. A leur approche, la gloire des hommes, celle même qui s’élevait resplendissante jusqu’aux cieux, tombe à terre et s’anéantit[66]. Pourtant ces déités redoutables qui jettent la terreur dans les âmes sont respectées. Gardiennes de l’ordre naturel des choses, elles ne frappent que ceux qui transgressent la loi, la justice. Si le Soleil, dit Héraclite, sortait de ses voies, les Euménides, vaillantes compagnes de la Justice, l’y ramèneraient ; et Pindare : Les Parques ont en horreur ceux qui brisent par l’inimitié les liens de la famille[67]. Il ne faudra donc pas s’étonner de voir dans Eschyle les Érinyes changées en Euménides. les Furies devenues les déesses vénérables et bienfaisantes[68].

Les Hellènes du vieux temps ne connaissaient pas une divinité qui sera très honorée à Rome, la Fortune debout sur sa roue mobile et changeante; son nom grec, Τύχη, ne se trouve pas dans Homère ; mais il sera dans Pindare, quand le progrès de l’anthropomorphisme et de l’art aura donné une figure à la vieille déité sans forme : Ô fille de Zeus libérateur, dit le poète thébain, Fortune, toi qui fais voler sur les flots les rapides navires, qui présides aux combats et aux délibérations des mortels, tu te joues de leurs fragiles espérances et tu les portes au sommet de la roue ou tu les en précipites[69]. Le Destin lui-même n’avait point de caprices. Représentant les lois générales du Cosmos et l’harmonie du monde, il oblige les dieux à y obéir, sans leur interdire d’en être attristés ou d’en retarder parfois l’exécution. Ils ne sont pas inflexibles, dit le conseiller d’Achille. Le suppliant, même coupable, les apaise par les sacrifices, les libations et la fumée des victimes. Até, déesse du malheur, née de Zeus, qui pourtant la précipita de l’Olympe, marche sur la tête des hommes[70] ; mais les Prières sont filles aussi du grand Jupiter; elles la suivent d’un pas boiteux et guérissent les tourments qu’elle inflige[71].

Par cette poétique croyance se trouvent justifiées toutes les dévotions pieuses, les prières et les voeux que les hommes adressent à la divinité, les offrandes qu’ils lui font, l’espérance qu’ils mettent dans sa protection; et cette confiance, qui rendait à la liberté morale une partie de ses droits, empêchait les Grecs de s’abandonner paresseusement aux volontés du sort. Malgré leur croyance au Destin, ils ont agi comme s’ils étaient les maîtres d’eux-mêmes. Dans l’esprit de ces grands logiciens, qui ont été si lents à mettre la logique d’accord avec la raison, et qui ont aimé la liberté jusque dans ses abus, la fatalité se mélange, dans des proportions mal déterminées, et par cela même plus efficaces, avec la loi morale qui impose à l’homme le travail et l’effort, en lui promettant des récompenses ou en exigeant des expiations. Lorsque Xanthos annonce à Achille sa fin prochaine : Je le sais bien, répond le héros ; et il se rejette au plus épais de la bataille, opposant au Destin son énergie indomptable. Eschyle montre par tout les dieux et les hommes dominés par la divinité fatale ; cependant au Prométhée enchaîné, il dit : Zeus est libre ; et Solon, qui écrit : Nos biens et nos maux viennent du Destin[72], réforme les lois de son pays, parce que, tout en croyant au dieu aveugle et sourd, il croit aussi à la sagesse humaine[73].

Liberté, fatalité, idées tenaces dont l’humanité ne se sépare point, parce qu’elles sont à la fois sa force et sa faiblesse. Aristote, le plus grand esprit de la Grèce, tiendra pour l’une, les stoïciens pour l’autre, tout en rachetant leur énervante croyance à la fatalité par de grandes vertus et des morts héroïques. Du monde antique, ces idées passeront, sous d’autres formes, dans le monde chrétien, avec les deux doctrines opposées de la grâce et des œuvres : l’une qui correspond au Destin, puisque c’est Dieu qui la refuse ou la donne ; l’autre qui vient de la liberté morale, puisque c’est l’homme qui, volontairement, accomplit les oeuvres méritoires, condition de son salut.

 

III. L’envie des Dieux

Nous n’avons point encore parlé d’une croyance singulière qu’Homère laisse entrevoir, qu’Hésiode développe, et qui a régné longtemps en Grèce, l’Envie des dieux.

Assis comme Jupiter au sommet, de l’Ida, Homère voit les dieux et les hommes combattre dans la plaine, et il entend la terre qui tremble sous leurs pas ; il descend à la prairie d’asphodèles pour écouter les lamentables récits des âmes ; ou bien il contemple Nausicaa, aussi belle que Diane, trempant dans l’eau limpide du fleuve des Phéaciens les riches vêtements de son père, le roi Alcinoos. C’est un poète qui donne aux dieux, aux hommes et à la nature entière la grâce et la grandeur, sans s’inquiéter de coordonner en un système toutes les idées qu’il exprime. Hésiode, au contraire, est un moraliste et un théologien qui prétend tout savoir, la genèse des dieux et celle des hommes, les différents âges de l’humanité et les maux déchaînés sur elle par l’Ève hellénique et la jalousie des dieux. Sa théorie des âges est une croyance orientale qui a luit fortune en bien des pays ; parce que cette conception de l’âge d’or pour la jeunesse du monde et de l’âge de fer pour les siècles vieillissants répond à une disposition de notre esprit, qui, si souvent, met le bonheur dans le passé pour échapper au sentiment de maux présents ou imaginaires. A cette croyance et à celle de l’envie des dieux contre les hommes se rattachent les mythes fameux de Pandore et de Prométhée avec lesquels nous fermerons le cycle poétique de l’époque légendaire. Les hommes et les dieux, dit Hésiode, naquirent ensemble[74] ; les premiers étaient mortels, mais ils vivaient comme les dieux, libres de souci, de travail, de souffrance et amis de la vertu. Tous les biens étaient autour d’eux et, affranchis de la cruelle vieillesse, ils mouraient en s’endormant d’un doux sommeil. Ce fut l’âge d’or[75]. Quand la terre eut enfermé cette première génération dans son sein, ces hommes devinrent les gardiens tutélaires des mortels; enveloppés d’un nuage, ils parcouraient la terre en y semant l’abondance.

Les habitants de l’Olympe produisirent une nouvelle race, bien inférieure à la première, celle des hommes de l’âge d’argent qui vivaient de longues années. Jupiter, cependant, les anéantit, parce qu’ils refusaient d’adresser aux immortels de pieux hommages ; ils formèrent la seconde classe des génies terrestres.

Après eux parurent les hommes de l’âge d’airain[76], dont le cœur eut la dureté de l’acier. Leur force était immense et ils se plaisaient aux jeux sanglants de Mars; la mort pourtant les saisit, et ils quittèrent la brillante lumière du soleil.

La quatrième race fut celle des héros que la guerre moissonna devant Thèbes aux sept portes ou qui, armés pour Hélène à labelle chevelure, furent, au pied des murs de Troie, enveloppés par les ombres de la mort. Le puissant fils de Saturne les plaça aux confins de la terre. Exempts de toute inquiétude, ils habitent les îles Fortunées par delà les gouffres profonds de l’Océan et trois fois par an la terre féconde leur prodigue des fruits délicieux.

Ainsi les premiers hommes avaient gagné la vie bienheureuse par la justice, et les héros, par le courage. Mais le ciel et la terre s’assombrissent. Plût aux dieux, ajoute le poète, que je ne vécusse pas au milieu de la cinquième génération : c’est l’âge de fer. Les hommes travaillent et souffrent durant le jour; la nuit, ils se corrompent, et les dieux leur envoient de terribles calamités. L’Envie à la face blême, monstre odieux qui répand la calomnie et se réjouit du mal, poursuivra sans relâche les humains. La Pudeur et Némésis[77], enveloppant leurs corps gracieux de tissus éclatants de blancheur, s’envoleront vers la tribu des immortels, et il ne restera aux humains que les chagrins dévorants.

D’où viennent ces misères ? De l’envie des dieux. Le ciel reflète la terre : la jalousie des hommes contre tout ce qui s’élève a fait croire à la jalousie des dieux contre tout ce qui grandit. Les immortels, dit Hésiode, cachèrent aux hommes le secret d’une vie frugale qui, en un jour de travail, aurait trouvé de quoi subvenir aux besoins d’une année entière. Irrité contre Prométhée, qui avait dérobé le feu du ciel pour l’apporter aux mortels, Jupiter lui dit : Fils de Japet, tu te réjouis d’avoir trompé ma sagesse, mais ton vol sera fatal à toi-même et aux hommes, car je leur enverrai un funeste présent. Aussitôt il commande à Vulcain de faire, avec de l’argile et de l’eau, une vierge d’une beauté ravissante ; à Minerve, de lui apprendre à façonner de merveilleux tissus; à Vénus. de répandre sur elle la grâce enchanteresse; à Mercure, de lui souffler un esprit perfide. Les dieux obéissent. Du limon de la terre, Vulcain forme un corps accompli[78] ; la déesse aux yeux bleus lui donne une riche ceinture ; les Grâces et la Persuasion, des colliers d’or ; les Heures, une couronne de fleurs printanières; Pallas, de magnifiques parures, et le messager des dieux, l’art du mensonge, les paroles séduisantes et perfides. Il l’appela Pandore, parce que chacun des dieux lui avait fait un don pour la rendre funeste aux hommes industrieux. Par ordre de Zeus, Mercure la conduisit à Épiméthée, qui, malgré les conseils de Prométhée son frère, accepta le dangereux présent[79]. Pandore tenait un vase; elle l’ouvrit ; mille maux s’en échappèrent pour se répandre sur le monde, et les dieux s’en réjouirent.

On dirait un écho lointain de la légende biblique la femme perdant l’humanité, qu’elle charme au contraire de sa grâce et de son dévouement maternel, et Dieu condamnant l’homme au travail, qui a été sa force et son salut.

Cependant, au milieu de cette désespérance du vieux poète, se glisse un rayon de soleil : sur le bord du vase de Pandore, l’Espérance s’est arrêtée et elle ne s’envole pas. Mais Hésiode la montre plutôt qu’il ne la donne aux hommes, et ceux-ci restent consumés, le jour et la nuit, par la fatigue et le chagrin, tandis que les Muses charment les immortels en chantant de leurs voix mélodieuses l’éternelle félicité des dieux et les souffrances des humains[80]. Les Grecs appelleront la peste une maladie divine[81].

C’est ainsi, sans théologie ni métaphysique, mais par, de gracieuses images, que les Grecs expliquaient l’origine du mal. Pour eux, il venait du ciel, et, en effet, il en est souvent descendu, puisque Ahriman et Satan ont été aussi. des dieux ou des anges révoltés. Mais on connaît ces génies malfaisants pour ce qu’ils sont, et les dieux grecs n’ont jamais eu ce caractère. Ils ne font pas le mal par plaisir : Némésis punit, pour ramener au bien, le coupable par l’expiation, les autres par l’exemple. Nés de la terre comme les hommes et en même temps qu’eux[82], les dieux n’ont acquis leur puissance qu’après de grands combats, et ils sont jaloux de la garder. Une fortune trop haute leur semble une diminution de leur dignité, peut-être une menace. Prométhée n’a-t-il pas fait trembler Jupiter, et les Titans, ces autres fils de la Terre, n’ont-ils pas mis en danger les maîtres de l’Olympe ? Le génie même leur est suspect ; ils n’aiment pas que les voiles qui cachent les secrets de la terre et du ciel soient levés[83]. La Pythie défend aux Cnidiens de couper leur isthme ; ce serait prétendre refaire l’œuvre divine[84], et le Darius d’Eschyle reconnaît que Xerxès a été justement puni à Salamine pour avoir voulu enchaîner par un pont la mer qui courait librement de Sestos à Abydos.

Cependant, au fond, ces dieux jaloux ont exercé une action morale par la croyance à l’expiation nécessaire dans cette vie ou dans l’autre[85], et par la crainte qu’inspirait à la présomption ou à l’orgueil, l’envie divine, cette Némésis qui s’attachait à ceux dont le bonheur n’était pas mérité[86]. On demandait à Ésope : A quoi donc s’occupe Jupiter ?A humilier ce qui est élevé, à relever ce qui est abaissés. Et il y a du vrai dans cette doctrine, à la condition de remplacer les dieux par l’homme. Celui qui monte trop haut, sans être au besoin retenu par un ferme esprit, est pris de vertige et se perd. Alcibiade accusait de ses malheurs un démon jaloux de sa gloire ; il ne devait accuser que lui-même.

La croyance à l’envie des dieux et plus tard à l’influence de démons malfaisants s’enracina dans le polythéisme gréco-romain, pour rendre compte des malheurs immérités et des chutes fameuses. Crésus se proclame le plus heureux des hommes ; en punition de cet orgueil, dit Hérodote, la vengeance des dieux éclata sur lui d’une manière terrible. Polycrate de Samos, moins confiant, jette â la mer ce qu’il a de plus précieux, afin de conjurer la colère des divinités jalouses; il n’en est pas moins précipité. Pour Eschyle, c’est la trop grande fortune de la Perse et, l’insolent orgueil de ses rois qui ont été punis, aux champs de Platée, par la lance doriennes[87]. Pindare, dans ses Odes, rappelle aux vainqueurs, tout en portant leur gloire jusqu’aux nues, que c’est de là que part la foudre qui frappe surtout les grands chênes[88], et Ménandre, avec la grâce du génie grec, répète la mélancolique parole que Solon avait déjà fait entendre au roi de Lydie : Le mortel aimé des dieux meurt jeune.

Cette idée passera de la religion dans la politique : l’ostracisme, établi à Athènes, Argos et Syracuse, ne sera autre chose que la jalousie craintive du peuple contre des citoyens trop grands.

Les Romains ne connurent pas ce moyen d’échapper à l’ambition des hommes supérieurs, mais, comme leurs anciens frères, les Hellènes, ils craignaient Némésis. Camille, vainqueur des Véiens, redoute les maux réservés à trop de prospérité, et le consul romain mettait sous son char de triomphe l’objet, fascinum, qui devait détourner de lui les traits de l’envie divine[89]. Même César, tout incrédule qu’il fût, accomplit, pour se concilier Némésis, ou plutôt pour satisfaire la foule superstitieuse, un acte d’humilité qui ne le sauva pas des ides de Mars : rentrant à Rome après ses grandes victoires, il monta à genoux les marches du Capitole. Plus noble avait été le dévouement des Decius s’offrant à la mort pour conjurer les divinités contraires.

Le christianisme a supprimé l’envie des dieux, mais les hommes l’ont gardée; quelques-uns en sont même restés à l’âge de fer d’Hésiode et aux soucis dévorants, qui hâtent la décadence progressive de l’humanité ; tels ces vieillards décrépits en pleine jeunesse, qui ne croient plus à l’amour, à l’art, à la poésie, à l’action, et qui, sans l’excuse du moine bouddhique ou chrétien qui met le but de la vie dans un autre monde, appellent la mort comme une délivrance. Qu’ils écoutent ce que la Grèce répondait aux désespérés, il y a vingt-quatre siècles, par la bouche du plus tragique de ses poètes.

Le religieux Eschyle sait que le fils d’Alcmène a été condamné par Junon à de terribles épreuves; que la fille d’Inachos, poursuivie par un taon funeste à travers l’Europe et l’Asie, jusqu’aux rives du Nil, fut aussi son innocente victime, et que les Niobides ont péri par la jalousie de Latone. Dans le plus simple, mais aussi le plus grandiose de ses drames, il montre Vulcain clouant, à un rocher du Caucase, Prométhée, le fils de la Justice divine[90]. Le chien ailé, le terrible convive que nul n’invite, lui ronge le foie et, tout le jour, se repaît de son noir et sanglant festin. Quel est le crime du Titan ? Il a trop aimé les hommes : il leur a donné le feu, les arts, la science des nombres, qui les feront maîtres de la nature[91]. La grande victime qui, pour l’humanité, souffre les plus cruelles tortures, reste obstinée dans un fier silence. Aux offres de pardon et de délivrance que Zeus lui fait porter, il répond par de mystérieuses menaces. L’usurpateur du ciel s’en irrite. L’ouragan se déchaîne, tous les vents bondissent, le ciel et la mer se confondent; de sa rauque voix, le tonnerre mugit et l’éclair brille en serpents de feu. Ah ! Zeus me livre l’assaut suprême ! Ô ma mère ! Ô ciel, commune lumière où roule l’immensité ! voyez ce que je souffre pour la justice. La terre déracinée tremble sur sa base ; le roc où Prométhée est enchaîné s’écroule[92], mais avant d’être précipité au Tartare, le Titan a jeté aux hommes une dernière parole : La divinité haineuse tombera du ciel, et le règne de la justice arrivera[93].        

L’espérance qu’Hésiode laissait dans le vase de Pandore, Eschyle l’a mise au cœur de l’humanité et nous la gardons[94].

 

IV. Les héros et les démons

Pas plus que les Romains, les Grecs n’ont eu des livres sacrés contenant le dogme ni une caste sacerdotale chargée de l’enseigner. La croyance ne fut donc jamais fixée par un texte immuable ; elle resta livrée aux caprices de l’imagination populaire et aux fantaisies des poètes et des artistes, les seuls théologiens de l’hellénisme. Les poètes qui aiment les images, le peuple qui, comme l’enfant, en voit partout, ne pouvaient concevoir un Olympe qui se perdît dans l’infini des cieux; ils le mirent près de la terre et ils diminuèrent encore la distance qui séparait les dieux des hommes, en peuplant les avenues de l’Olympe de demi-dieux et de héros : ainsi ont fait presque tous les peuples de race aryane.

Les Grecs donnèrent le nom de héros à des hommes qu’ils crurent, sur la foi de leurs poètes, nés de dieux et de créatures humaines, ou devenus célèbres par leurs exploits et leurs services. A ces fils de Zeus, ils rendaient un culte qui fut d’abord sans libations ni sacrifices, mais avec des prières et des honneurs funèbres ; ils les vénéraient comme des génies tutélaires qui veillaient sur leurs adorateurs, les secouraient dans l’infortune et leur envoyaient dés songés prophétiques. Tels étaient non seulement hercule, Thésée, Jason, Persée, etc., mais des chefs de migrations, des fondateurs de villes, des patrons de familles ou de corporations, même des hommes qui n’avaient été remarquables que par leurs qualités physiques ou par leur beauté[95]. On comprend qu’à ce compte chaque cité, chaque bourgade ait eu ses patrons divins. Les dix tribus d’Athènes honoraient les héros dont elles portaient le nom, et les rois de Sparte recevaient après leur mort les honneurs héroïques[96]. Même au fond de la Phocide, Pausanias trouva des légendes merveilleuses auxquelles il n’a manqué, pour venir jusqu’à nous, que d’être nées en des cités moins obscures. L’oracle de Delphes fut habituellement chargé de prononcer la canonisation, en ordonnant de sacrifier au nouveau dieu. Onésilos, avant soulevé Chypre contre les Perses, fut vaincu et tué par les Amathontins qui suspendirent sa tête au-dessus d’une des portes de leur ville. Quand elle fut desséchée, des abeilles s’y logèrent et y dressèrent leurs rayons. La Pythie, consultée sur ce prodige, commanda aux gens d’Amathonte d’ensevelir cette tète et d’offrir annuellement à Onésilos, les sacrifices réservés aux héros. Ils obéirent, et l’historien ajoute : Cela se fait encore de mon temps (V, 114). Les Athéniens élevèrent à la condition de héros un médecin dont nous ne savons pas même le nom; ils lui donnèrent un prêtre, et il lui arriva beaucoup d’offrandes qui attestaient ses cures merveilleuses[97]. Hippocrate à Cos, Brasidas à Amphipolis, reçurent aussi les honneurs divins[98]. C’était le culte des saints, et quelques-uns des nôtres passent pour guérir certaines maladies. Ce culte a existé presque partout, parce que cette conception religieuse répond à un besoin de la nature humaine : l’Islam même a des saints dans son ciel désert[99].

Comme nos saints encore, les héros intercédaient pour les humains auprès des grandes divinités. Hélène, fille de Jupiter, fait rendre la vue au poète Stésichore; Éaque obtient de Zeus, son père, la cessation d’une famine dont Égine souffrait. A Marathon, à Salamine, des héros combattent pour leur peuple, car on les supposait toujours tenus de défendre la cité où ils avaient trouvé leur dernière demeure. Athènes croyait que les ossements d’Œdipe et de Thésée éloigneraient d’elle tous les maux, et elle ne s’inquiétait pas de rechercher si la légende d’Œdipe à Colone était une fantaisie de poète et la trouvaille de Cimon à Scyros une fraude politique. Orchomène n’avait pas plus de scrupule au sujet des restes du héros Actæon, ni Tégée et Sparte pour ceux d’Oreste. Hésiode même, qui n’avait point compté sur tant d’honneur, devint, par l’intervention de la Pythie, le protecteur divin des habitants d’Orchomène, qui allèrent chercher ses os à Naupacte.

Mais il faut bien le reconnaître : les saints de la Grèce n’avaient pas gagné l’apothéose par leur vertu. La valeur morale comptait pour peu; la force, le courage, l’adresse, pour beaucoup. En un mot, on vénérait ceux qui semblaient, de quelque manière que ce fût, avoir dépassé la commune mesure.

Les apparitions étaient presque aussi fréquentes que dans notre moyen âge. Avec les yeux de l’esprit, dont la vue est si perçante qu’elle pénètre l’invisible, on reconnaissait les dieux, les demi-dieux et les héros, descendus du ciel ou sortis de la tombe pour assister leurs adorateurs, ou simplement pour attester qu’eux-mêmes n’avaient pas cessé de vivre. Dans les feux du soleil couchant, Achille, toujours jeune et beau, apparaissait couvert de son armure d’or aux marins qui longeaient l’île de Leucé, où l’on montrait son tombeau.

Quand deux peuples faisaient alliance, il arrivait souvent qu’afin de montrer leur union fraternelle, chacun d’eux honorât les héros de l’autre, en associant ceux-ci à son culte national. Par contre, les patrons de deux cités rivales, comme certains saints de deux villages ennemis, au moyen âge,, ne s’entendaient guère. Hérodote (V, 67) nous a conservé la curieuse histoire de la lutte d’un tyran de Sicyone, Clisthénès, contre le héros Adraste. Ce roi d’Argos, ancien chef des confédérés dans la guerre thébaine, avait, à Sicyone, une chapelle où des chœurs dithyrambiques célébraient, chaque année, ses exploits et ses malheurs durant une fête qui était la plus brillante de la ville. Clisthénès résolut de l’en chasser pour faire affront aux Argiens, ses ennemis ; mais la chose était grave. Il essaya de s’y faire autoriser par l’oracle de Delphes. La Pythie lui répondit qu’Adraste était roi des Sicyoniens[100], et lui un brigand. Obligé de renoncer à la force ouverte, Clisthénès imagina de contraindre Adraste à déguerpir de lui-même. Il fit demander aux Thébains le héros Mélanippos, mort quatre ou cinq cents ans auparavant, c’est-à-dire les rites de son culte ; quand il les eut obtenus, il lui consacra une chapelle au Prytanée et le plaça dans l’endroit le plus fort, afin qu’il pût mieux se défendre. Mélanippos avait été le mortel ennemi d’Adraste, dont il avait tué le gendre et le frère. Clisthénès transporta au nouveau venu les fêtes et les sacrifices qu’on avait jusqu’alors célébrés au nom du roi d’Argos, fit passer ses chœurs au culte de Bacchus[101], et ne douta pas qu’Adraste, humilié de son délaissement et des honneurs rendus à son rival, ne retournât de lui-même à Argos. Il faut sans doute entendre qu’avec lui s’exilèrent ses partisans : la lutte religieuse doit cacher une lutte politique.

On n’était pas toujours bien assuré de la condition faite à ces personnages, placés entre ciel et terre, sans être tout à fait de l’un ni de l’autre. Un mot du pieux écrivain d’Halicarnasse montre l’incertitude où l’on restait à leur égard, même quand il s’agissait du plus illustre d’entre eux. Le résultat de mes recherches, dit Hérodote (II, 44), prouve clairement que, parmi les Grecs, ceux-là agissent avec discernement qui ont deux temples d’Hercule : l’un où ils lui sacrifient comme à un Olympien, l’autre où ils lui rendent les honneurs dus à un héros.

Les héros, qui tenaient une si grande place dans la vie religieuse des Grecs, en avaient une encore dans leur vie politique : ils intervenaient dans les traités. Une des clauses de la convention fameuse qui porte le nom de Nicias (421) stipula que toutes les conditions en seraient fidèlement observées, à moins qu’il n’y ait empêchement de la part des dieux et des héros[102].

Enfin on verra la postérité des morts illustres, gardienne de leurs tombeaux et des rites de leur culte, former la classe des Eupatrides qui restera si longtemps maîtresse du gouvernement des cités.

Aux héros qui, nés des dieux et de femmes mortelles, relient le ciel à la terre, se rattachent les démons dont Hésiode nous a déjà parlé et que nous allons retrouver dans le culte des morts.

 

A certains égards, les Grecs eurent de bonne heure une idée confuse de la puissance divine, prise en elle-même, indépendamment des personnages qui se partageaient les fonctions surnaturelles. Le δαίμων d’Homère, comme le numen des Latins, n’est pas toujours un être divin particulier ; il correspond souvent à la croyance instinctive en un pouvoir supérieur et indéterminé, τό δαιμόνιον, ou, comme dit Cicéron, divinum quiddam, qui produit les incidents tristes ou joyeux dont les hommes sont surpris, sans qu’ils puissent les attribuer à un dieu spécial[103]. Qui souffle à Télémaque, en face de Nestor, les paroles de prudence, ou fait tomber l’arc des mains de Teucer, quand il est sur le point de frapper Hector? Qui inspire à Achille son obstination funeste? De quel démon parle Andromaque quand, au départ d’Hector, elle sourit à travers ses larmes, et Priam lorsqu’il se rend à la tente d’Achille ? Homère ne le sait pas : c’est une force divine et innommée qui agit en eux. Les dévots l’appelleront plus tard la Providence, les indifférents le Hasard ou la Fortune[104] et les philosophes n’y verront que l’impulsion inconsciente de la volonté[105].

Pour Homère, les démons sont donc, quand ce mot ne s’applique pas à un Olympien, une puissance supraterrestre, sans nom et sans forme, qui n’a point de place dans la hiérarchie céleste, mais qui participe de la divinité. Hésiode condense ces souffles divins en personnages réels. Ses démons sont des hommes de l’âge d’or qui ont obtenu l’immortalité et, au nombre de trois fois dix mille, parcourent, enveloppés d’un nuage, la terre féconde. Zeus a fait d’eux les gardiens de la justice. Mais, comme ils n’ont point de ces poétiques légendes que tous les héros possèdent, comme ils gardent quelque chose de l’abstraction d’où ils ont été tirés, s’ils seront moins populaires. Hésiode, dit Plutarque, a le premier clairement établi les quatre classes d’êtres doués de raison qui peuplent l’univers : au sommet les dieux, puis un grand nombre de bons génies, ensuite les héros ou demi-dieux, enfin les hommes[106]. »

Le besoin d’avoir ce que le christianisme appellera des anges gardiens fera aussi de morts honorés des génies bienfaisants, εύδαίμονες, dont l’orphisme multipliera le nombre. Zeus sera même par excellence le Bon démon, Agathodémon[107]. Plus tard, les philosophes, pour expliquer le mal, imagineront les mauvais démons, xαxοδαίμονες, et le règne de Satan commencera. Hélas ! anges gardiens et démons sataniques existent dé tout temps, car ils sont en nous ; et le ciel où ils habitaient n’était qu’un reflet de la terre qu’ils n’ont jamais quittée.

 

V. La religion domestique : les morts et le foyer

Platon fait naître la parenté de la communauté des mêmes dieux domestiques[108]. Ces dieux se trouvaient au tombeau des aïeux et au foyer de la maison. Il faut donc ajouter cette religion de la famille, aussi ancienne que la race aryane[109], à celle qui formait le culte public de l’État.

Homère regarde la mort comme le mal suprême[110], et elle lui inspire de mélancoliques pensées : Les générations des hommes ressemblent à celles du feuillage des bois. Le vent jette les feuilles à terre et la forêt féconde en produit d’autres au nouveau printemps. Ainsi passent les races humaines : l’une vient, l’autre s’en va[111]. Pindare même est pris de tristesse, au milieu de ses odes triomphales : Que sommes-nous ? s’écrie-t-il. Que ne sommes-nous pas ? Le rêve d’une ombre[112]. Des traditions, venues du plus lointain des âges, sans doute du fond de l’Asie, l’horreur de la destruction et les songes dans lesquels s’étaient montrées de chères ou terribles apparitions, lui avaient appris que les morts commençaient dans la tombe une seconde existence. Le lien qui, durant la vie, attachait l’esprit au corps était relâché, mais non rompu ; l’âme, plus libre, errait la nuit autour des lieux qu’elle avait habités, ou elle descendait aux champs stériles que couvre l’asphodèle, la plante des morts. Ainsi Achille régnait sur les ombres, tandis que son corps reposait sous le tumulus élevé dans la plaine troyenne ou à l’île de Leucé dans le Pont-Euxin. Ulysse voit aux enfers Hercule qui lui raconte ses malheurs ; et il sait que le héros, passé dieu, réside dans l’Olympe comme l’heureux époux de la jeune Hébé[113]. L’âme de Phryxos, dit Pindare, vint de la Colchide demander à Pélias de rapporter ses restes en Grèce[114].

Cette séparation des deux moitiés de l’homme, cette survivance de la personnalité, après que le corps n’est plus que poussière, sont des croyances qu’on retrouve à l’origine de toutes les religions. En voyant, pour le guerrier tombé dans la bataille, succéder aux bouillonnements de la vie, l’immobilité glacée et l’effrayant silence de la mort, on hésitait à penser que tant d’énergie eût été soudainement et à jamais détruite. Mais l’idée d’une seconde existence fut d’abord bien grossière ; on donnait au mort ce qui pouvait lui servir : ses chiens favoris, ses chevaux, ses captifs qu’on égorgeait sur son bûcher[115]. Nos Gaulois avaient cette coutume, et l’Indien des prairies la suit encore, pour que rien ne manque au guerrier sur le terrain de la chasse funèbre[116].

Les morts qu’Homère (Odyssée, X, 529) appelle les têtes vides, ne pouvaient attendre de lui un sort bien heureux. Formes impalpables, les âmes erraient silencieuses, avec une conscience obscure et cri obéissant moins à de libres volontés qu’à des habitudes instinctives. Minos continuait à juger, comme dans son île de Crète ; Nestor racontait ses exploits, et Orion chassait les bêtes fauves qu’il avait tuées jadis sur la montagne ; mais tous avec le regret de l’existence terrestre et un incurable ennui. Le glorieux Agamemnon porte envie à ce roi d’Ithaque que Neptune poursuit depuis dix ans de sa colère, et Achille dit à Ulysse : Ne me console pas de la mort. J’aimerais mieux cultiver la terre au service de quelque pauvre laboureur que de régner ici sur les ombres (Ibid., XI, 487).

Lorsque Circé conseille à Ulysse de descendre dans le royaume d’Hadès, le plus détesté des dieux (Iliade, IX, 959) : Perséphoné, dit-elle, accorde au seul Tirésias de garder l’intelligence et le souvenir ; les autres morts ne sont à côté de lui que des ombres muettes. Encore faut-il que le devin, pour qu’il puisse entendre et répondre, boive le sang des victimes qu’Ulysse immolera (Odyssée, XI, 96-99). Eschyle est bien voisin d’Homère par le génie, il l’est aussi par ce qu’il croit de l’autre vie. Lorsque Darius rentre au tombeau dont le poète l’a fait sortir, c’est en disant aux vieillards de la Perse : Quels que soient les maux qui vous accablent sur la terre, livrez-vous chaque jour à la joie, car on n’emporte pas sa fortune chez, les morts (Perses, 840). Et Sappho : Il ne restera de toi nul souvenir, écrit-elle contre une rivale, car tu n’as pas cueilli les roses de la montagne des Piérides (les Muses), et tu descendras ignorée dans les demeures d’Hadès, auprès des morts aveugles. Le dieu de la mort, Θάνατος, est frère du Sommeil et finira par se confondre avec lui[117].

Longtemps les Grecs pensèrent comme le fils de Pélée ; sans compter ceux qui croyaient qu’après la mort il ne subsistait qu’un peu de cendre. Même dans Eschyle, on lira : Les morts ne sont capables ni de joie ni de douleur; c’est donc s’abuser étrangement que prétendre leur faire du bien ou du mal (Phryges, fr. 2) ; pour Euripide : Les morts sont insensibles[118] ; et Anacréon chante : Buvez, amis, avant que la mort fasse de vous un peu de poussière.

Il ne faut pas demander beaucoup de logique à l’imagination populaire ; elle se plaît aux contradictions. Parallèlement aux croyances attristées qui viennent d’être rappelées, d’autres, plus riantes, s’étaient établies. Hésiode faisait arriver les morts aux extrémités de l’Occident, dans les îles Fortunées qu’éclairaient, non pas les lueurs blafardes du séjour sombre, mais un vivant soleil[119].

Les Olympiens n’aimaient pas à rencontrer du regard ce qui était ou allait être un cadavre. Apollon s’éloigne d’Alceste mourante, afin de n’avoir pas. à se purifier d’une souillure; et Artémis quitte Hippolyte que la vie abandonne, en lui disant : Il ne m’est pas permis de voir des morts[120]. Ces dieux de la nature étaient impassibles comme elle en face de la douleur ; le Dieu de la,mort, qui les remplacera, sera, au contraire, plein de compassion pour ceux qui arrivent au terme inévitable, et cette pitié lui gagnera les vivants.

Plus charitables que ses dieux, le peuple aimait ses morts, voulait les garder près de lui et organisa pour eux un culte qui fut la seconde religion de la Grèce.

Il y avait deux sortes de morts, selon que les rites funèbres avaient été accomplis ou négligés[121]. Ceux qui avaient péri dans un naufrage ou que le vainqueur abandonnait aux chiens et aux vautours, le criminel, le traître dont le cadavre avait été jeté hors des frontières, les morts enfin qui n’avaient pas reçu ou à qui leurs proches ne continuaient pas les honneurs funéraires, erraient sans fin, comme les âmes qu’entraîne dans le Purgatoire de Dante un tourbillon perpétuel[122] ; ou bien, irrités et rendus méchants par leur malheur, ils envoyaient la maladie dans les familles, la stérilité dans le pays et l’épouvante parmi les vivants, lorsqu’ils remplissaient la nuit de cris sinistres et d’apparitions menaçantes.

Ulysse, disent Pausanias et Strabon, s’étant arrêté à Temesa, sur la côte de Bruttium, un de ses compagnons, Politès, outragea une jeune fille et fut lapidé par les habitants. Ulysse ne fit rien pour venger ce meurtre et apaiser les mânes du héros, aussi le spectre de Polités revenait chaque nuit jeter l’effroi et la mort parmi les gens de Temesa. Afin d’échapper à sa colère, ils allaient abandonner leur ville, quand la Pythie leur révéla qu’ils apaiseraient le héros s’ils lui construisaient un sanctuaire et lui livraient chaque année la plus belle de leurs filles. L’édicule fut élevée au fond d’un bois d’oliviers sauvages, et le dur sacrifice s’accomplit jusqu’au jour où un athlète fameux de Locres, Euthymos, entra dans le temple, vit la jeune fille et, touché à la fois de compassion et d’amour, se résolut à combattre, la nuit suivante, le démon. Il le vainquit, le chassa du territoire et le força de se précipiter dans les flots de la mer Ionienne. Depuis lors, oncques ne reparut le spectre fatal; mais longtemps subsista le proverbe : Gare le héros[123].

Pour prévenir la colère des morts privés des honneurs funèbres, le droit national des Grecs avait stipulé que la sépulture serait donnée aux guerriers tombés sur un champ de bataille, excepté durant les guerres où les vaincus étaient des sacrilèges que la terre même repoussait. La coutume imposait à celui qui trouvait un cadavre sur son chemin l’obligation de le couvrir de terre[124] ; des lois sévères punissaient la violation des sépultures, et une des conditions requises dans Athènes pour arriver à l’archontat était d’avoir un tombeau de famille, où l’on accomplissait chaque année les sacrifices offerts aux dieux[125]. Cette préoccupation de s’assurer une dernière demeure était si vive, qu’Hector abattu par Achille le supplie de ne pas lui ravir les honneurs funèbres, et qu’Aristophane montre les plus pauvres épargnant chaque jour une obole pour mettre de côté l’argent nécessaire à l’achat d’une bière[126]. Une preuve terrible de la force qu’avait ce sentiment sera le sort des généraux vainqueurs aux Arginuses ; une autre, celle-là consolante, est la solennité qui, six cents ans après la bataille de Platée, se célébrait aux tombeaux de ceux qui avaient payé de leur vie la délivrance de la Grèce : un repas funèbre leur était encore offert comme au lendemain de la victoire[127].

Si les morts ensevelis avec leurs vêtements[128], leurs armes et tout ce qu’ils avaient aimé[129], étaient, au jour des funérailles et aux anniversaires, honorés par des sacrifices et un repas funèbre[130], si les libations de lait et de vin, répandues autour de la tombe, avaient pénétré jusqu’à leurs lèvres avides, ils devenaient les protecteurs des parents, des amis, qu’ils avaient laissés sur la terre. On les vénérait comme des démons bienfaisants ; on leur adressait des prières et l’on pensait être secouru par eux dans ses tristesses ou dans ses malheurs. Ô mon père, s’écrie Électre sur le tombeau d’Agamemnon, sois avec ceux qui t’aiment ! Je t’appelle, entends-nous ; parais au jour ; contre tes ennemis, sois avec nous ! Pour libation d’hyménée, je t’apporterai de la maison paternelle l’offrande de tout mon héritage, et cette tombe restera le premier objet de mon culte.

Platon respectait cette vieille croyance aux démons bienfaisants : D’après nos plus anciennes traditions, disait-il[131], il est incontestable que les âmes des morts prennent encore quelque part aux affaires humaines. Mais elles refusaient de répondre si, aux funérailles, tout n’avait pas été accompli selon les rites. Périandre, veuf de sa femme Mélisse, la fit consulter au sujet d’un trésor. La morte refusa de répondre : J’ai froid, dit-elle, je suis nue ; les vêtements qu’on a mis en terre avec moi n’ayant pas été brûlés, ne me servent à rien. Cet usage était ancien : Homère le mentionne. Quant à ces libations faites à des morts, à ces aliments déposés près des tombeaux. ce n’était pas plus extraordinaire pour des Grecs que la fumée des sacrifices envoyées aux dieux pour les nourrir[132].

Avec le temps et les progrès de la pensée, surtout par l’action des mystères[133], où des promesses de béatitude seront faites aux initiés, la demeure ténébreuse s’éclairera. Homère n’accordait aux morts qu’une triste condition. Aristophane et Plutarque les verront mener gaiement leur vie d’outre-tombe, sous une lumière éclatante et dans l’air le plus pur, au milieu de jeux et de danses animés par l’harmonie des chœurs[134]. A ces plaisirs matériels qui rappellent ceux des îles Fortunées, Pindare ajoute ce qui serait pour nous la suprême récompense : la connaissance du commencement et de la fin de la vie (Fragm., 194), ou la science complète et toutes les joies de l’intelligence. Le Phédon donne même aux initiés, c’est-à-dire aux élus, la contemplation des dieux, en qui ils habiteront et vivront. On ira encore plus loin : Quand tu auras abandonné ta dépouille mortelle, disent les Vers dorés, tu t’élèveras dans l’air libre et tu deviendras un dieu incorruptible.

Le mort usurpait parfois sur les dieux ; un tombeau où deux enfants avaient été ensevelis, les représentait sous les traits de Diane et d’Apollon[135]. Un autre donnait à la défunte les traits de l’Espérance, avec les attributs de Vénus et de la Fortune[136]. L’épitaphe d’un jeune Grec porte même ces mots qui ne sortent plus de l’imagination d’un poète ou d’un philosophe : Ma mère, ne me pleure pas ; à quoi bon ? Vénère-moi plutôt, car je suis devenu l’astre divin qui parait au commencement du soir[137]. Au quatrième siècle de notre ère, les grands païens croyaient encore que l’âme des justes remontait au ciel pour jouir d’un éternel séjour dans les astres[138].

Les Grecs avaient chargé un dieu, Hermès Psychopompe (Odyssée, XXIV, initio), de conduire les âmes aux Champs Élyséens, et, par le droit d’assistance et de châtiment qu’ils reconnurent à leurs morts, ceux-ci semblèrent participer de la divinité ; ils devinrent les auxiliaires des déités chthoniennes, et furent appelés des dieux. Au temps où le polythéisme se mourait, Cicéron écrivait très sérieusement : Nos ancêtres ont voulu que les hommes qui avaient quitté cette vie fussent mis au nombre des dieux… Rendez aux mânes ce qui leur est dû ; tenez-les pour des êtres divins ; et lui-même voulut consacrer un temple à sa fille Tullia. Tous les tombeaux romains portaient l’invocation : Diis Manibus[139], et bien souvent ces mots : Sit tibi terra levis, ou, mieux encore : Ave et vale[140]. Il n’y a pas bien longtemps que, dans quelques-unes de nos provinces, au repas des funérailles, on buvait à la santé du pauvre mort.

Rapprochez maintenant les paroles qu’Homère prête à l’ombre d’Achille de celles que prononça Julien mourant[141], et vous verrez que l’hellénisme, en idéalisant peu à peu la mort, est arrivé jusqu’aux confins du christianisme.

Le culte des morts, qui ne se pratiquait qu’aux anniversaires, était la partie extérieure de la religion domestique ; le culte du Foyer en fut la partie intime et discrète, et il s’accomplissait à tous les instants du jour.

Des souvenirs inconscients, que les Grecs gardaient du vieil Orient, les avaient conduits à l’adoration du feu. Une de leurs plus vieilles légendes montrait Prométhée dérobant au ciel cet agent primordial de la nature qui mit aux mains de l’homme une puissance presque égale à celle des dieux. Une étincelle de ce feu brillait jour et nuit au foyer de chaque maison, mais il était plus pur que celui qui assouplissait les métaux, car il représentait Vesta (Hestia), la déesse vierge et la sœur aînée de Jupiter. L’image se confondant avec l’être représenté, ce feu était Vesta elle-même, la gardienne de la maison, la protectrice de la famille. Devant elle ne se disaient point les paroles que la chaste déesse ne devait pas entendre et il ne se faisait rien qu’elle ne dût pas voir[142]. Le père, seul prêtre du culte domestique, lui donnait les prémices de chaque repas ; il répandait pour elle des libations de vin et d’huile, et la flamme alimentée par cette offrande s’élevait plus brillante : la déesse remplissait la maison de ses purifiantes clartés.

Elle était associée aux joies de la famille. Le cinquième jour après la naissance d’un enfant, la nourrice, portant le nouveau-né dans ses bras et suivie de toute la parenté, faisait trois fois le tour du foyer. C’était là, près de l’autel de Vesta, que l’enfant entrait véritablement dans la vie, car, de ce jour, cessait pour le père le droit d’abandonner son fils[143]. Là aussi venait s’asseoir l’esclave nouvellement reçu dans la maison; sur sa tête, on répandait des figues sèches, des dattes, des gâteaux, qu’il partageait avec ses compagnons de servitude[144] : Vesta leur donnait un jour de fête.

Pour les Grecs et les Romains, il n’y avait point de repas sans sacrifice[145], comme il n’y en a pas pour les chrétiens sans prière. L’autel de ce culte domestique était le foyer; et comme, dans ces intelligences, traversées tout à la fois de lueurs éclatantes et d’ombres épaisses, le sentiment religieux ne distinguait pas la réalité, de la fiction poétique, le foyer devint un objet sacré, un être divin. C’est à lui qu’Alceste mourante adresse ses dernières supplications et Agamemnon son premier salut, au joyeux retour de Troie; à lui encore que la pieuse femme de Mégare confie les ossements de Phocion, en attendant qu’ils puissent être rendus au tombeau des aïeux. Dans la description d’un banquet, on lit : Au centre de la salle du festin s’élève un autel chargé de fleurs ; la maison retentit d’acclamations joyeuses. D’abord on chante le dieu avec de chastes paroles et par des libations, des prières, on lui demande le pouvoir de vivre selon la justice (Xénophane, ap. Bergk).

Cette religion de la famille avait même la sanction de l’État : elle était une des conditions du droit de cité complet. Qui perdait sa propriété et par conséquent n’avait plus ni foyer héréditaire, ni tombeau des aïeux, ne pouvait aspirer aux charges publiques, même à celles dont les titulaires étaient tirés au sort. Celui-là semblait abandonné des dieux, et devenait comme un étranger dans sa ville.

La cité, ou la famille agrandie, avait son foyer public, et toute ligue possédait un foyer central : ceux de Delphes et d’Olympie servaient à la Grèce entière. Les sacrifices, même pour les dieux les plus honorés, ne commençaient qu’après une prière et une libation à l’autel de Vesta. Quand le Mède eut été chassé de la Grèce, la Pythie ordonna d’éteindre, dans tous les prytanées, les feux qu’avait souillés la présence des barbares et de les rallumer avec la flamme prise à Delphes, au foyer national[146]. A Sparte, la coutume était qu’on portât en tête de l’armée le feu sacré qui ne s’éteint jamais, afin qu’en toute circonstance, à l’entrée dans le pays ennemi et au moment du combat, le roi pût faire un sacrifice et connaître les signes favorables ou contraires[147]. De même, au départ d’une colonie, les émigrants emportaient du feu pris au foyer public de la métropole, et à ce feu s’allumaient tous ceux des nouveaux autels.

Comme, dans la maison, Vesta présidait au repas de la famille, elle présidait, dans le πρυτανεϊον, au repas des prytanes et des citoyens qui avaient obtenu, par décret public, l’honneur d’être nourris aux frais de l’État. Chez certains peuples, il existait des tables communes. Ces agapes fraternelles, nécessité des anciens jours, étaient un acte religieux, autant que politique, une communion avec les dieux et avec la cité, qui donnait au patriotisme une singulière énergie[148]. Pour les vieux poètes, la cité est l’endroit où se font les sacrifices aux dieux (Odyssée, V, 101).

Vesta, la déesse bienfaisante et secourable[149], avait un autre privilège son autel était un asile inviolable. Au moment de l’assaut suprême, Priam se retire près de son foyer : Tes armes, dit Hécube au vieux roi, ne te défendront pas, mais cet autel nous protégera. Thémistocle, menacé de mort, se réfugie chez son ennemi le roi des Molosses ; de retour dans son palais, Admète trouve le proscrit assis à son foyer : il refuse de le livrer et le sauve. A Rome, les vierges de Vesta délivraient le condamné mené au supplice, si elles le rencontraient par hasard, ce qui veut dire si la déesse les avait conduites sur le chemin du malheureux.

La société gréco-latine avait une double assise, la pierre du foyer et la pierre du tombeau. Autour de l’une s’était formée la famille sous l’autorité morale et religieuse du père ; autour de l’autre se conservaient le respect des aïeux et le culte héréditaire.

Nos races latines ont gardé le culte des morts. Puisse-t-il durer toujours pour rappeler le lien moral qui doit unir les générations qui s’en vont avec celles qui arrivent, puisqu’il existe entre elles une étroite solidarité pour les fautes commises et pour l’expiation inéluctable! Mais souvent le mal sort du bien. L’antique et pieuse coutume d’honorer les morts comme des êtres divins conduisit les Grecs, puis les Romains, à décerner l’apothéose à des princes. La divinisation des rois et des empereurs, qui nous est justement odieuse, ne l’était pas plus aux contemporains que la canonisation ne l’est aux catholiques. C’est parce qu’on n’a pas reconnu une croyance pieusement enracinée durant des siècles au coeur des populations, qu’il a été écrit tant de déclamations contre les honneurs rendus aux divi Augusti[150].

 

VI. La morale religieuse

Dans toutes les religions, même dans les meilleures, la morale n’a été, pour un grand nombre de croyants, que la piété extérieure, c’est-à-dire l’observance des rites. Le polythéisme grec, qui soumettait les êtres divins à toutes les faiblesses humaines et qui les montrait jaloux, vindicatifs, cruels, aurait eu peu d’influence morale, si ces maîtres de l’Olympe tant occupés de leurs plaisirs, de leurs colères et de leurs vengeances, n’avaient été aussi, dans la pensée populaire, par une heureuse contradiction, les gardiens vigilants de la justice. Ils passaient pour veiller à la sainteté des serments et leurs autels étaient l’asile des suppliants. Sombres et inexorables ministres des vengeances célestes, les Érinyes (Furies) s’attachaient aux coupables, vivants où morts. Les cheveux entrelacés de serpents, une main armée d’un fouet de vipères, une torche dans l’autre, elles jetaient l’épouvante dans son âme et la torture dans son cœur. L’étranger, l’impie, qui, par ignorance, pénétraient dans leur temple, étaient aussitôt saisis d’une frénésie furieuse. Quand les vieillards de Colone sont contraints d’approcher de l’enceinte redoutable où Œdipe, poussé par le Destin, s’est réfugié près de leur sanctuaire, ils marchent, dit Sophocle, sans regarder, sans parler, adressant des lèvres une prière muette aux déesses qu’on appelle les Euménides, ou les Bienveillantes, pour ne pas prononcer leur nom redoutable.

Déifications terribles des remords et gardiennes de la justice dans la famille et dans la cité, les Érinyes étaient d’autant plus nécessaires. comme sanction morale, à cette religion, que celle-ci fut d’abord peu explicite sur la vie à venir. S’il y avait pour certains morts, Sisyphe, Tantale, Ixion, les Danaïdes, des supplices et des récompenses, combien la brillante imagination des Grecs, même celle d’Homère, était stérile, lorsqu’il fallait décrire les joies des Champs Élyséens !

Hésiode ne jette pas sur l’autre vie plus de clarté. Son poème les Travaux et les Jours est d’une morale très pure ; le vice y est puni, la vertu récompensée, mais sur cette terre. De la vie d’outre-tombe, il ne s’occupe pas, si ce n’est en quelques vers pour les héros du quatrième âge qui jouissent en paix du bonheur dans les îles Fortunées, sur les bords du profond Océan. Ils cueillent trois fois par an des fruits doux comme le miel sur des arbres toujours en fleur. C’est mieux que l’Enfer du poète de Chios, mais quelle mélancolique demeure, et que de vides dans cette existence alanguie, où ne se trouve rien de ce qui fait le charme de la nôtre : l’effort pour l’action ou pour la pensée! Deux ou trois siècles plus tard, Pindare accorda aux morts quelque chose de plus: il leur envoya un rayon de la gloire humaine. Va, Écho, va porter par delà les sombres murs de Proserpine, aux pères des vainqueurs de Delphes et d’Olympie, la nouvelle des victoires de leurs fils ! (Olympiques, XIV, 28) Et ailleurs : Il faut donner aux morts une part de gloire; la poussière qui les recouvre n’arrête pas le bruit des exploits accomplis par leur race (Ibid., VIII, 101).

Cette religion, reflet de l’ancien état social, dispense parcimonieusement l’immortalité ; elle la promet seulement aux héros ; pour la foule, elle ne doit compter que sur les biens et les maux d’ici-bas. Ceux qu’on voit aux Enfers récompensés ou punis sont, comme Tantale et Sisyphe, des rois qui avaient offensé les dieux ou des chefs à qui leur naissance et de glorieux exploits avaient valu le privilège de goûter les tristes plaisirs de la seconde existence. Pindare n’ouvre ses Champs Élyséens qu’aux puissants ou aux victorieux qui ont eu dans les veines quelques gouttes du sang divin, et il ne s’inquiète pas plus qu’Homère des petits et des humbles. La persévérance de ce sentiment fait comprendre la longue durée du pouvoir des Eupatrides, descendants des dieux ou des héros, et la violence des luttes qui éclateront entre les deux partis que Théognis appellera le parti des Bons et celui des Mauvais. En parlant ainsi, le poète aristocratique de Mégare prononçait des paroles de haine et de division ; mais, dans l’Hellade des anciens jours, prévalait un sentiment contraire, celui qui se forme naturellement dans les sociétés barbares où, l’autorité publique étant faible, l’union dans la tribu doit être forte. Un lien de solidarité attachait alors les uns aux autres tous les membres d’une même famille, d’une même cité. On croyait que les fils étaient punis ou récompensés jusqu’à la troisième génération pour les fautes ou les vertus des pères, les peuples pour les rois, les rois pour les peuples ; qu’un crime individuel attirait la famine ou la peste, et que la piété les éloignait ; croyance précieuse, à défaut d’un mobile plus énergique, et frein puissant pour la famille et la cité. L’histoire des Alcméonides en montrera l’importance politique.

Quand les hommes, dit Homère, au mépris des lois de Jupiter, violent la justice dans les places publiques et la font esclave de leurs passions, le dieu irrité déchaîne les tempêtes sous lesquelles la terre gémit. Les fleuves, ministres de sa colère, débordent ; les torrents arrachent des montagnes, arbres et rochers, et les champs du laboureur ne sont plus que misère et désolation[151]. Hésiode dit mieux encore : Ô Persès, écoute la Justice… Couverte d’un nuage elle suit les peuples pour châtier les méchants… La cité qui l’honore prospère : la paix nourricière l’habite, car Jupiter qui voit tout n’envoie jamais la guerre impitoyable ni la famine au milieu des hommes justes. Pour eux, la terre porte de riches moissons ; le chêne donne ses fruits, les brebis leur toison pesante et les femmes des fils semblables à leurs pères. Mais souvent une ville tout entière est punie à cause d’un seul méchant qui machine de criminels projets. Du haut du ciel, le fils de Saturne lance sur eux un double fléau, la peste et la famine ; et les peuples périssent, les femmes n’enfantent plus, les familles décroissent. Ou bien il détruit leur vaste armée, renverse leurs murailles, et se venge sur leurs navires qu’il engloutit dans la mer. Ô rois ! vous aussi, songez à ces vengeances ; car trente mille génies, ministres de Jupiter, ont les yeux ouverts sur les actions des hommes et parcourent incessamment la terre ; la Justice, vierge immortelle, est assise à côté du maître des dieux (Œuvres, v. 238, 257).

Ainsi, selon la croyance à l’expiation, la famille répond pour l’individu, la cité pour le citoyen.

La même pensée se trouve trois siècles plus tard dans Eschyle (Les Sept Chefs, 577 et s.) et dans Hérodote (VI, LXXXVI). La Pythie, consultée sur un dépôt qu’un Spartiate voulait nier, lui répond : Songe que du serment naît un fils sans nom, sans mains, sans pieds, qui d’un vol rapide fond sur l’homme parjure et ne le quitte point qu’il ne l’ait détruit, lui, sa maison et sa race entière ; au lieu qu’on voit prospérer les descendants de celui qui a religieusement observé sa parole[152]. Toute la poésie dramatique d’Athènes montrera le crime suivi de l’expiation. La justice, s’écrie Solon, finit toujours par triompher ; aux derniers jours de l’hellénisme, Plutarque écrira encore un traité fameux sur les Délais de la justice divine. Si donc les Grecs n’avaient, comme les anciens Juifs, qu’une idée vague et confuse de l’autre vie, ils croyaient à l’intervention du ciel dans la vie présente, et cette croyance à la responsabilité personnelle ou héréditaire, si l’on ne considère que l’influence morale, rendait l’autre moins nécessaire, car, bien acceptée, elle ferait comprendre qu’un lien d’étroite solidarité attache les uns aux autres les membres de toute association civile ou naturelle. La science moderne n’a-t-elle pas reconnu que beaucoup de choses s’expliquent pour les individus par l’hérédité physique ou morale et, pour les sociétés, par le passé de fautes ou de gloire qu’elles traînent derrière elles ?

Lorsque Créon reproche à Antigone d’avoir violé son ordre, royal qui interdisait d’accomplir pour Polynice les cérémonies funèbres, la noble fille répond au tyran en invoquant ces lois éternellement vivantes, qu’aucune main n’a écrites, mais que les dieux et la Justice, leur compagne, ont gravées au cœur de tous les hommes[153]. C’est le cri de la conscience que révolte l’iniquité, et ce cri les persécutés de tous les temps l’ont jeté à la face des persécuteurs (Hist. des Rom.). Aux anciens jours nul ne pensait à cette opposition entre la loi naturelle et la loi civile, dont les résultats marquent le mouvement de la civilisation. Tout en répétant les histoires légères qui couraient sur les moeurs de l’Olympe, comme pour justifier à ses yeux ses propres faiblesses[154], le Grec avait la crainte des dieux, vengeurs de l’injustice, et s’il violait un serment prêté avec les imprécations solennelles, il redoutait les Érinyes, gardiennes des lois morales, qui poursuivaient sans relâche les parjures[155]. Le dieu même qui manquait à sa promesse, après avoir juré par le Styx et les divinités infernales, était exclu de l’Olympe pour neuf années (Hésiode, Théog., 793). Le serment, si fortement consacré par la religion, sera aussi le lien, longtemps respecté, de la société civile et politique.

Sans doute le culte autorisait des rites scabreux, des représentations par trop naturalistes, et avec les dieux de la Grèce, avec la morale célébrée par les poètes, il était de fâcheux accommodements. Apollon, qui fait tuer Clytemnestre par son fils, recommande à Oreste d’employer le mensonge et la ruse contre les meurtriers d’Agamemnon ; et à côté d’Achille qui hait le mensonge autant que les portes de l’enfer (Iliade, I, 312), Homère célèbre, pour son adresse à tourner tous les obstacles, Ulysse, le fils de Sisyphe, et, comme lui, le grand trompeur.

Mais il ne faut pas s’arrêter seulement aux détails trop libres des légendes divines. Si les poètes aimaient à les conter, le père de famille respectait la chaste Vesta, protectrice de sa maison ; Cérès, la Thesmophore (ou la Législatrice), n’inspirait que de sérieuses pensées ; Junon veillait à la sainteté des mariages que la Vénus Pudique embellissait de ses grâces ; Diane commandait aux adolescents la pureté des mœurs[156] ; Minerve donnait la sagesse, et Jupiter apparaissait, à ceux qui le regardaient avec les yeux de Phidias, comme le défenseur des saintes lois de la justice, de la piété filiale et de l’hospitalité, comme le gardien des serments et le vengeur de l’iniquité. En réunissant tous les attributs que lui donnait la croyance populaire, la philosophie, oubliant l’amant d’Alcmène et de Léda, fera de Zeus le Dieu unique, l’Intelligence suprême qui gouverne le monde. Enfin quelque vagues que fussent les craintes et les espérances d’outre-tombe, la certitude que Némésis gardait la porte par où l’on allait chez les morts devait exercer une bienfaisante influence. II y avait donc assez de morale dans la religion hellénique pour que les honnêtes gens trouvassent en elle de quoi s’aider à marcher droit dans la vie. Malheureusement, ces honnêtes gens sont toujours les moins nombreux.

 

VII. Le culte public

L’espérance dans la protection des esprits ou des dieux a été partout l’origine du culte. Les Grecs ont cru, comme les autres peuples, qu’ils pouvaient apaiser ou séduire leurs divinités par de pieuses offrandes et des prières, par des voeux et des sacrifices; quelquefois, dans les anciens temps, par des sacrifices humains[157]. Si l’odeur des victimes brûlées sur les autels était pour les dieux un délicieux parfum, c’est que l’oblation faite par le fidèle d’une portion de son bien montrait un coeur humble et repenti, le désir de leur plaire par un don, ou celui d’effacer une faute par une expiation volontaire. C’était aussi, c’était surtout parce que de nombreuses victimes offertes sur le même autel flattaient l’orgueil du dieu, en attestant quels honneurs lui étaient rendus sur la terre et garantissaient sa protection. Du reste, il permettait à ses adorateurs, comme un père débonnaire à ses enfants, de s’asseoir au festin qui lui était servi et de partager avec lui la victime. Un sacrifice était un repas sacré, une sorte de communion religieuse entre la divinité, les prêtres et les fidèles. Ceux-ci, pour faire honneur au dieu, consommaient le plus possible de viandes saintes, de gâteaux sacrés et de vin ayant servi aux libations. Μεθύειν, dit Aristote, signifiait d’abord boire après le sacrifice ; les pieux excès, si souvent renouvelés, lui valurent le sens de s’enivrer[158].

L’usage romain de coucher les statues divines sur un lit pour leur offrir un repas sacré, existait aussi en Grèce. Un grand nombre de bas-reliefs représentent cette cérémonie et des inscriptions la mentionnent[159].

Le sacrifice le plus complet, mais le plus rare, était l’holocauste, où la victime réservée au dieu seul était brûlée tout entière ; le plus solennel, l’hécatombe; le plus efficace, celui où avait coulé le sang le plus précieux, comme dans l’immolation d’Iphigénie, la vierge fille du roi des rois. Le pauvre qui n’avait pas de victimes offrait de petites images en pâte, et ce sacrifice n’était pas le moins bien reçu. Apollon surtout exerçait sur ses fidèles une action morale. Un riche Thessalien immole à Delphes cent boeufs aux cornes dorées, tandis qu’un pauvre citoyen d’Hermione s’approche de l’autel et y jette une poignée de farine. Des deux sacrifices, dit la Pythie, le dernier est de beaucoup le plus agréable au dieu[160]. Les philosophes des derniers temps parleront ainsi et ne tiendront nul compte de l’ostentation des sacrifices fastueux. Mais, avant eux, Euripide avait écrit : Des hommes apportent au temple de chétives offrandes, et ils sont peut-être plus religieux que ceux qui immolent de grasses victimes. La Grèce qui, dans son premier âge, croyait que les grands seuls étaient écoutés des dieux, ouvrira donc, dans le temps de sa maturité, les temples et le ciel à l’indigent obscur. Cette révolution morale correspondra à la révolution politique qui donnera des droits à ceux qui, aux premiers jours, n’en avaient pas.

Les offrandes devaient être pures, les victimes parfaites, le prêtre ne pas avoir un défaut dans son corps, le suppliant une pensée mauvaise dans son esprit, et l’on ne s’approchait des autels qu’après s’être purifié par l’eau, symbole de la purification morale. A la porte du temple se tenait un prêtre qui répandait l’eau lustrale sur les mains et la tête des  fidèles ; quelquefois même on recourait à une sorte de baptême par immersion[161]. Dans toutes les religions, la purification est l’acte nécessaire pour approcher du dieu. Mais, dira la Pythie, si, pour purifier l’homme de bien, une goutte de cette eau suffit ; pour le méchant, l’Océan tout entier ne suffirait pas ; et les prêtres d’Asclépios (Esculape), à Épidaure, avaient écrit sur son temple : Ce sont les pensées saintes qui font la pureté véritable.

Pour expier un meurtre, même involontaire, il fallait des purifications solennelles. La légende en imposait à Apollon après qu’il eut tué le serpent Python et percé les Cyclopes de ses flèches. Un meurtrier se présente à Delphes, l’oracle le repousse et lui prescrit, comme pénitence publique, d’aller, dans un temple du cap Ténare, se soumettre aux cérémonies expiatoires. Les villes mêmes, afin d’éloigner un fléau ou de conjurer la colère d’un dieu, devaient être purifiées ; ainsi Athènes le sera par Épiménide et Délos par les Athéniens.

Un rite plus singulier se pratiquait à Samothrace. Les Cabires obligeaient le suppliant à se confesser d’abord à leurs prêtres. Même exigence à Delphes : le coupable devait avouer son crime au prêtre d’Apollon et promettre le repentir[162].

Dans une invocation à Zeus qui habite la froide Dodone, Achille parle des Selles, ses interprètes, qui couchent sur la terre nue et dont l’eau ne lave jamais les pieds. Mais les Grecs n’ont guère connu l’ascétisme et ne lui attribuaient aucun mérite. Ils voulaient bien prier les dieux et leur faire des offrandes ; ils n’entendaient pas leur sacrifier les joies de la vie[163].

Ces dieux, nés de la terre, passaient pour rester en communication constante avec les hommes. A chaque instant des signes se montraient dans l’air, dans le corps des victimes, et des oracles parlaient dans tous les temples. Deux aigles planant sur l’assemblée que Télémaque avait convoquée dans Ithaque et se déchirant le cou de leurs ongles, prédirent aux prétendants le sort qui les attendait. Les entrailles des victimes, dont un défaut de conformation était un signe funeste, la direction de la flamme et de la fumée du sacrifice, le vol des oiseaux, surtout de ceux, messagers célestes, qui, descendant des hauteurs de l’atmosphère, semblaient en rapporter des ordres suprêmes, l’éclair qui déchire le ciel, les songes envoyés par Jupiter, des sons inattendus, des rencontres fortuites d’hommes et d’animaux, des mots prononcés au hasard, car le hasard était la volonté divine, révélaient aussi l’avenir. Des devins interprétaient les présages et les prêtres faisaient parler les dieux[164]. Il y avait donc comme un dialogue continuel entre le ciel et la terre. Tout en gardant son fond d’esprit rationaliste, le Grec crut avoir, dans les oracles, une révélation permanente de la volonté divine. Heureusement la sagesse politique les interprétait et les intérêts de l’État n’en souffriront pas. L’Hellène, non plus, ne courbera pas son intelligence, ainsi que fera le Romain, devant tous les signes dont l’aruspice cherchera le sens. Agamemnon s’irrite contre Calchas, prophète de malheur, qui n’aime qu’à prédire le mal. Polydamas, pour détourner les Troyens d’attaquer les vaisseaux des Grecs, leur annonce un. signe funeste : un aigle au vol altier planait à gauche, tenant dans ses serres un dragon couleur de sang qu’il laissa tomber avant d’avoir atteint son aire et nourrit ses aiglons de cette proie vivante. Hector lui répond avec un dédain superbe et un vers héroïque : Je ne m’inquiète point si des oiseaux volent à ma droite du côté de l’aurore et du soleil, ou à ma gauche vers les ténèbres immenses, le meilleur des augures est le combat pour la patrie (Iliade, XII, 243).

J’ajouterai certains détails qui conviennent moins aux temps héroïques qu’aux siècles suivants, mais sur lesquels je n’aurai pas l’occasion de revenir.

Le temple, aux anciens jours, était soit une grotte obscure où des bruits mystérieux étaient pris pour des oracles, soit un tronc d’arbre qui portait, cachée sous son épais feuillage, une image informe de la divinité ; Pausanias, au second siècle de notre ère, a vu encore des temples de cette sorte. Celui des âges postérieurs se composait d’une vaste enceinte limitant le terrain sacré, et que ne devaient jamais franchir ceux à qui il était interdit de participer aux sacrifices communs[165]. Au centre, s’élevait sur une solide assise, le sanctuaire véritable, la cella tournée vers l’Orient, qui contenait l’image du dieu et souvent celles des divinités ou des héros que le dieu principal consentait à admettre clans sa demeure. Ainsi, dans nos églises, des saints ont leurs chapelles particulières. Près de la porte, le vase renfermant l’eau lustrale que l’on conservait pure en y jetant du sel ; sous le parvis, πρόναος, ou au bas des degrés par lesquels on montait au temple, l’autel qui, dans l’origine, n’était qu’un tertre ou un monceau de pierres et qui plus tard fut une table de marbre entourée de guirlandes de fleurs et décorée de bas-reliefs. A Olympie, on ramassait chaque jour les cendres des victimes, on les gardait avec soin, et au bout de l’an, après les avoir délayées avec de l’eau puisée dans l’Alphée, on en enduisait le grand autel, qui prit ainsi peu à peu des proportions énormes. Quand Pausanias le vit, il avait cent vingt-cinq pieds de circonférence et vingt-deux de hauteur. L’autel d’Apollon Spodios, à Thèbes, était également fait de la cendre des victimes.

A l’intérieur des temples, on suspendait les offrandes des citoyens, des villes et des rois, nombre aussi d’ex-voto, surtout dans les Asclépions, en reconnaissance d’une guérison miraculeuse ou d’un salut inespéré. Souvent l’État et les particuliers mettaient sous la garde du dieu, à côté des richesses du temple, le trésor public ou leur fortune privée.

Au nombre des plus précieux objets étaient les reliques des héros : à Olympie, l’épaule de Pélops, dont le contact guérissait certaines maladies ; à Tégée, les ossements d’Oreste, qui donnèrent aux Tégéates la victoire tant qu’ils surent les garder. Lorsqu’ils les eurent perdus par la fraude pieuse de Lichas, il leur resta les cheveux de Méduse, qui, placés sur leurs murs, suffisaient à mettre en fuite l’armée ennemie ; l’orteil de Pyrrhus fera aussi merveille[166].

Les statues des dieux devaient, pour le moins, posséder autant de vertus que les reliques des héros. Elles en avaient de particulières: l’une guérissait les rhumes, l’autre la goutte. L’image d’Hercule à Érythrées avait rendu la vue à un aveugle ; à Trézène, la massue du héros tombée à terre était devenue un magnifique olivier sauvage. Plus souvent, les simulacres se couvraient de sueur, agitaient les bras, les yeux, leurs armes; c’étaient de grands signes. Dans ces temples, foyers de la superstition populaire, tout s’animait et parlait; il y avait même des miracles périodiques : à Andros, le jour de la fête de Bacchus, l’eau se changeait en vin.

Instruments dociles ou acteurs intéressés de ces merveilles, à la fois complices des fraudes pieuses et adorateurs convaincus des miracles qu’ils opéraient[167], les prêtres gagnaient, à faire parler les dieux, de la considération et du bien-être. Ils recevaient leur part des victimes, quantité d’offrandes, soit en objets précieux pour la décoration du temple ou de la statue d’un dieu, soit en terres dont le produit leur appartenait, sous la surveillance d’un conseil de fabrique[168], et sous la condition d’employer ces revenus à l’entretien du sanctuaire et aux dépenses du culte. Delphes avait des domaines aussi grands qu’une province. L’Athénien Nicias donna un jour au temple de Délos un palmier de bronze pour le dieu et une terre de 10.000 drachmes pour les prêtres, qui s’obligèrent en retour à célébrer chaque année un festin sacré en son honneur et à prier pour lui (Plutarque, Nicias, 4) : on dirait une de nos fondations de messe perpétuelle. Diodore de Sicile parle d’un temple dont les prêtres nourrissaient trois mille bœufs dans leurs prairies. Des esclaves étaient aussi donnés aux dieux ; ils devenaient alors hiérodules, ou serviteurs du temple, et cette condition leur assurait un sort préférable même à celui de l’affranchi[169] : peu de travail, grasse nourriture et aucun souci d’avenir[170].

Xénophon nous a conservé les détails d’une de ces fondations pieuses. Lorsque les Dix Mille furent arrivés à Cérasonte, on partagea le butin en réservant la dîme d’Apollon et de Diane que les généraux reçurent en dépôt pour l’offrir aux dieux. Xénophon partagea l’argent qu’il reçut à ce titre en deux portions : de l’une il fit une offrande à Apollon Delphien et la déposa dans le trésor des Athéniens; avec l’autre, il acheta, prés de Scillonte, un territoire qu’il consacra à Diane Il y érigea un temple et un autel, et depuis ce temps il a toujours offert à la déesse un sacrifice et la dîme des productions de ses terres. Tous les citoyens de Scillonte, tous les habitants du voisinage, hommes et femmes, prennent part à la fête. La déesse fournit aux assistants de la farine d’orge, du pain, du vin, des fruits, une portion des victimes engraissées dans les pâturages sacrés et du gibier ; car les fils de Xénophon et les autres habitants faisaient, pour cette fête, une grande chasse à laquelle assistaient tous ceux qui le souhaitaient. On prenait, soit sur le domaine de la déesse, soit sur celui de Pholoé, des sangliers, des chevreuils et des cerfs. Dans l’enceinte consacrée à Diane sont des bocages et des montagnes couvertes d’arbres, où l’on peut élever des porcs, des chèvres, des bœufs et des chevaux. Les chevaux de ceux qui viennent à la fête y sont abondamment nourris. Autour du temple même, on a planté un verger d’arbres fruitiers qui donnent toutes sortes d’excellents fruits selon les saisons. Le temple ressemble, en petit, à celui d’Éphèse, mais, à Éphèse, la statue de la déesse est d’or ; ici, elle est de cyprès. Près du temple est une colonne avec l’inscription suivante : Ces terres sont consacrées à Diane. Que celui qui les occupera et en recueillera les fruits en offre tous les ans le dixième, et que du reste il entretienne ce temple : s’il le néglige, la déesse y pourvoira. Chez les anciens, la religion se mêlait à tous les actes de la vie ; Xénophon, quoiqu’il appartint à un âge où le scepticisme gagnait bien des esprits, restait un croyant : il commençait son Manuel du commandant de cavalerie par ces mots : Avant tout, il faut sacrifier aux dieux

L’autel des dieux, dit Euripide, est le refuge commun[171]. Avant lui, Eschyle avait écrit de son style énergique : L’autel vaut mieux qu’un rempart ; c’est une armure impénétrable (Les Suppliantes, 185). Les temples avaient donc, ainsi que nos églises du moyen âge, le droit d’asile. S’ils se fermaient devant l’excommunié, ils s’ouvraient, par une touchante exception, pour le suppliant. Celui qui portait les bandelettes de laine ou les rameaux verts, signes du malheur et de l’invocation adressée à la protection divine, avait toujours le droit de les déposer sur l’autel, près duquel il s’asseyait. lui-même, sous l’œil et la main du dieu. Pour lui, les bois sacrés où le prêtre seul avait droit d’entrer devenaient une retraite inviolable. Parfois la protection de l’asile le suivait hors du temple, et le débiteur, l’esclave, réfugiés dans l’enceinte sacrée, y laissaient, en sortant, l’un sa dette, l’autre sa servitude. Il suspendait ses chaînes, dit Pausanias, aux arbres du bois sacré, et il était affranchi d’esclavage[172]. Ailleurs le maître était forcé de composer avec lui.

L’usage des quêtes pieuses n’était pas inconnu. Pour la reconstruction du temple de Delphes, on quêta par toute la Grèce et jusqu’en Égypte (Hérodote, V, 62). Nombre d’amendes étaient prononcées au profit des dieux ; elles allaient, avec la dîme du butin, et chez quelques peuples avec celle des fruits de la terre, grossir le trésor des temples: au cinquième siècle, celui de Minerve à Athènes recevra un soixantième du tribut des alliés, soit chaque année 40 talents. Aussi les temples seront souvent assez riches pour faire la banque en prêtant à gros intérêts[173]. On ne voit pas cependant que le sacerdoce païen ait jamais eu à son usage privé des biens considérables comme notre ancienne Église. Les prêtres étant, dans la vie ordinaire, citoyens ou magistrats, et pontifes seulement à l’autel de leurs dieux, les biens restaient attachés au temple sous une administration séculière[174], et servaient de ressource à l’État dans les nécessités publiques, au lieu de devenir la propriété d’une caste sacerdotale qui n’exista jamais en Grèce.

Les femmes grecques, étant toujours en tutelle, ne pouvaient disposer de leurs biens sans l’autorisation de leur xύριος ; une exception parait avoir été faite pour les donations pieuses[175] ; et l’on peut être assuré que les temples en reçurent beaucoup.

Certaines familles, à cause des légendes formées autour de leur nom, possédaient des sacerdoces héréditaires, ceux des dieux et des héros regardés comme les auteurs de leur race, ou dont elles avaient apporté le culte dans la cité. Mais cette hérédité religieuse qui, aux anciens jours, avait fait leur puissance, ne leur valut, dans l’époque historique, que des honneurs et ne les affranchit d’aucun des devoirs du citoyen. Gardiens de la divinité, de son temple, de ses trésors et des traditions de son culte, les prêtres n’étaient que des fonctionnaires religieux. Ils guidaient les citoyens dans l’accomplissement des rites et ils repoussaient de l’autel national l’étranger qui n’avait pas le droit de sacrifier aux divinités poliades.

Ainsi, à Athènes, la prêtresse interdit au roi spartiate Cléomène l’entrée du temple d’Athéna. Une des conditions pour exercer un pontificat était de n’avoir aucun défaut corporel[176], règlement qui passera dans l’Église chrétienne.

Autre conséquence de ce fait important, l’absence en Grèce d’un corps sacerdotal : il n’y eut pas plus de dogme pour gêner les philosophes, qu’il n’y avait de temporel d’Église pour gêner l’État. Le Credo n’ayant pas été mis sous la garde jalouse d’une classe intéressée à le retenir ait fond d’un sanctuaire, derrière des portes d’airain, la Grèce deviendra, par excellence, le pays de la libre recherche dans le domaine de la pensée.

Ce clergé, si faible politiquement, était cependant armé d’un droit considérable : il pouvait exclure un coupable des sacrifices communs et appeler la malédiction divine sur la tète d’un sacrilège. Debout et la tète tournée vers l’occident, le prêtre le maudissait et secouant sa robe sacerdotale, comme s’il le rejetait du temple et de la cité[177]. Mais cette excommunication différait de la nôtre en un point essentiel : les divinités étant nombreuses et diversement honorées dans chaque ville, la condamnation prononcée en leur nom n’avait pas le caractère redoutable des sentences portées au nom d’un Dieu unique, par une Église universelle, qui ne laissait point de refuge au condamné. L’excommunication grecque frappera quelquefois toute une ville, même un peuple entier, que d’autres peuples feront mettre au ban de la Grèce; alors auront lieu les longues guerres et les abominables égorgements qui sont habituels dans les luttes religieuses.

Durant plus d’un siècle, les Alcméonides furent exposés à de pieux ressentiments pour n’avoir pas épargné les amis de Cylon, suppliants de Minerve ; les Phocidiens seront, comme nos Albigeois, voués à l’extermination, et si Alcibiade était rentré dans Athènes, après que les prêtres l’eurent excommunié, il eût été jeté au barathron.

Tels étaient les traits généraux du polythéisme grec. Malgré les réserves qui ont été faites touchant l’influence heureuse que pouvaient exercer certaines croyances, il faut bien reconnaître qu’une religion qui représentait la plupart des dieux comme livrés aux plus honteuses passions, commettant le vol[178], l’inceste, l’adultère, respirant la haine, la vengeance, et qui obscurcissait la notion du juste, en légitimant le mal par l’exemple de ceux qui auraient dû être la personnification du bien, n’avait point la vertu nécessaire pour aider beaucoup au perfectionnement moral de l’individu. Il est même permis de voir en elle une cause active de la démoralisation qui se développa dans les âges postérieurs.

Le fond du polythéisme étant l’adoration des forces productives de la nature, il y eut toujours dans son culte des rites dangereux et des images qui devinrent obscènes, parce qu’on voulut figurer, par des symboles matériels, les diverses conceptions du naturalisme[179]. Pour quelques-uns qui, clans le signe extérieur, ne voyaient que l’idée, combien finirent par ne plus voir que la représentation qui plaisait à leurs sens et qui leur semblait justifier le désordre en le divinisant. Aussi Aristote dira-t-il, en parlant non pas d’une loi existante, mais d’une loi à faire : Il ne doit être permis qu’aux pères de famille de célébrer les rites où la pudeur des enfants serait compromise, et il sera défendu à ceux-ci d’assister aux représentations des comédies et des drames satyriques jusqu’à ce qu’ils aient l’âge nécessaire pour se préserver eux-mêmes des mauvaises influences. Ces légendes des dieux, toutes remplies de leurs amours, forcèrent la piété et la poésie à s’arrêter avec complaisance sur des détails voluptueux et impurs, dont le moindre mal fut de priver les Grecs d’une des grâces les plus charmantes de l’art, de la pensée et du sentiment, la pudeur. Les adorateurs de Vénus n’ont guère connu l’amour chaste, et leurs poètes n’ont chanté que le plaisir. Alors il arriva, par le développement parallèle, mais en sens contraire, des légendes divines et de la raison humaine, que le polythéisme tomba à cette condition, mortelle pour un culte, que la religion fut d’un côté et la morale de l’autre ; car les idées religieuses sont transitoires et changeantes comme toutes les conceptions de l’esprit, au contraire des instincts moraux qui sont éternels comme l’humanité, et qui se développent à mesure que la conscience de l’homme s’élève et s’épure. La lutte entre ces deux forces, quand elle éclate, est nécessairement fatale à la première.

 

 

 



[1] Les anciennes divinités italiotes différaient beaucoup des dieux de la Grèce par leur caractère et leurs fonctions. biais quand l’influence de la civilisation hellénique eut gagné l’Italie, les Romains réunirent ces deux peuples de dieux et leur donnèrent des noms qui ont passé dans notre langue. Il serait plus exact dans une histoire de la Grèce de n’employer pour les divinités helléniques que leurs noms grecs; mais un lecteur français préfère les dénominations que la littérature et les arts lui ont rendues familières, et comme la science ne perd rien à ce goût, nous nous y conformerons, tout en nous servant parfois, pour la commodité du discours, de noms empruntés à l’une ou à l’autre langue. Dans les traductions, par exemple, nous conserverons les noms grecs. Voici du reste les deux nomenclatures pour les divinités principales :

Cronos

Saturne

Hephaistos

Vulcain

Rhéa

Ops ou Cybèle

Hestia

Vesta

Zeus

Jupiter

Poséidon

Neptune

Véra

Junon

Hadès

pluton

Athéna

Minerve

Déméter

Cérès

Apollon

Apollon

Korê ou Perséphoné

Proserpine

Artémis

Diane

Dionysos

Bacchus

Hélios

Le Soleil

Asclépios

Esculape

Hermès

Mercure

Héraclès

Hercule

Arès

Mars

Léto

Latone

Aphrodite

Vénus

Éos

l’Aurore

Éros

l’Amour

 

 

           

[2] Havet, Le Christianisme et ses origines, t. I, p. 51 ; Aristote, Polit., I, 1, ad fin., dit L’homme a fait les dieux à son image, il leur a aussi donné ses mœurs.

[3] II, 55. Hérodote était né vers 484. Les critiques d’Alexandrie ont mis, au contraire, un intervalle d’un siècle au moins entre les deux poètes, et rapprochaient Hésiode de l’ère des Olympiades, quoique sa Théogonie se rapporte à des croyances plus vieilles que celles d’Homère. Leur génie est aussi bien différent ; Quintilien n’est que juste lorsqu’il dit du poète d’Ascra : Il s’élève rarement, mais il a d’utiles sentences, et de la douceur dans le style. On lui donne la palme pour le genre tempéré. Mais toutes les œuvres qui portent son nom sont-elles de lui ? C’est difficile à croire.

[4] Iliade, XV, 18.

[5] Ibid., XXI, 489 et suiv.

[6] Odyssée, XIX, 595-597.

[7] Diogène Laërte, VIII, I, 21, dans la Vie de Pythagore, et Platon, au IIIe livre de sa République.

[8] Il attribue aux dieux, dit-il, tout ce qui, chez les hommes, déshonore : le vol, l’adultère, le mensonge (Sextus Empiricus, Adv. Mathem., IX, 19).

[9] Les Suppliantes, 858.

[10] Les Choéphores, 276.

[11] Voyez plus loin, à notre chapitre XI, la magnifique explication qu’elles donnent de leur pouvoir et de leur rôle.

[12] Polygnote est le premier qui, dans une de ses peintures, ait représenté un mauvais démon (Girard, op. laud., p. 356).

[13] Pausanias, IX, 24 ; VIII, 48.

[14] Hist., II, 3.

[15] C’est ce que M. A. Maury a fait dans son Histoire des religions de la Grèce antique, 3 vol. in-8°, 1857-1859. La donnée première de ce savant livre est la ressemblance des plus anciennes divinités de la Grèce avec celles des Védas. Cette découverte fut le triomphe de la philologie comparée ; aujourd’hui les Folkloristes veulent entrer au moins en partage avec les philologues dans le grand travail de l’histoire des religions. Dans l’Introduction qui précède sa Mythologie grecque, M. Decharme a fait l’histoire des divers systèmes d’interprétation soutenus par les mythographes. Voyez aussi M. J. Girard, Le Sentiment religieux en Grèce, d’Homère à Eschyle, et E. Havet, Le Christianisme et ses origines, t. I, chap. 1, d’Homère au VIe siècle.

[16] Zeus est le même mot que θεός, deus, dieu, dont le radical sanscrit div signifie briller. Ζεύς πατήρ, Dies-piter est exactement le mot sanscrit Dyâushpitar, Jupiter. M. Maury l’identifie avec l’Indra du Rig-Véda. Juno est la forme féminine de Zeus en passant par Dioné, qui, à Dodone, était son épouse. On l’appelait Ήρα, la maîtresse. Blême dans les âges postérieurs, Zeus resta surtout le dieu des lieux hauts ; ses autels couronnaient la cime des monts dans la Mégaride, l’Attique et l’Arcadie, comme son trône était sur l’Olympe.

[17] Il y avait, par exemple, de grands rapports entre le culte de Cérès et celui de l’Égyptienne Isis, la femme aussi du Jupiter égyptien, Osiris, et comme Déméter, la terre féconde. Hérodote (II, 4) raconte, d’après les prêtres d’Héliopolis, que les Grecs avaient emprunté aux Égyptiens les noms de leurs dieux, et Apulée le répète : L’Égypte est le temple du monde (Asclépias, 24). La science moderne a changé tout cela.

[18] Hymnes homériques, XXXI. Il n’est question ni dans Homère ni dans Hésiode du char du Soleil, de ses chevaux, qui se nourrissaient de l’herbe poussant dans les îles Fortunées, ni du navire d’or qui, chaque nuit, le ramenait par-dessous la terre, de l’occident à l’orient.

[19] L’Adité des Védas, dont le nom indien se retrouve dans le Jupiter infernalis des Latins (Dis, Ditis).

[20] Héra n’a une grande existence que dans Homère. Hésiode l’invoque seulement comme la déesse poliade d’Argos ; Pindare, Eschyle, Sophocle, Euripide, Aristophane, la connaissaient à peine. Au temps de Strabon, ses temples tombaient en ruines. Héra n’a retrouvé son rôle, comme épouse du maître des dieux, et de grands honneurs qu’à Rome où, sous le nom de Junon, elle devint le type idéal de la matrone sévère et vénérable.

[21] Après la victoire de Platée, pour offrir le sacrifice, on alla prendre, à Delphes, le feu qui brillait toujours au foyer du sanctuaire national. C’était au palais des Prytanes, à Athènes, qu’était le foyer publie, au centre d’une salle circulaire. A Rome, le temple de Vesta eut aussi cette forme, peut-être pour rappeler le feu brillant au centre du monde, dont les volcans attestaient l’existence.

[22] Hermès était aussi un dieu thrace : Les Thraces n’adorent qu’Arès, Dionysos et Artémis ; mais les rois honorent principalement Hermès, dont ils se croient descendus, et ne jurent que par lui. (Hérodote, V, 7.) Si l’Artémis de la Tauride eut un temple à Brauron dans l’Attique (Hérodote, VI, 458), ce fut moins une importation de la déesse scythique qu’un souvenir de la légende d’Iphigénie et d’Oreste (Pausanias, I, 35, 1 ; III, 16, 7).

[23] Images bien grossières, car le sentiment de l’art manqua toujours aux Phéniciens. Dans Homère, il y a des bois sacrés, mais il n’y a pas de statues des dieux et point de fêtes périodiques. Il n’est question que de la fête nationale d’Apollon à Ithaque et du sacrifice annuel offert par les Athéniens à Érechthée. Il ne faudrait pas conclure de ce silence qu’il n’y eût pas alors un culte, des enceintes consacrées, des temples, et des images divines. Mais ces images ne furent longtemps que des pierres brutes ou simplement équarries, des troncs d’arbres ou des pièces de bois à peine taillées. Sur ce point les témoignages abondent ; quelques-unes de ces grossières images subsistèrent jusque sous l’empire romain, objets d’une adoration persévérante.

[24] Le Murex brandaris, dont on tirait la pourpre des îles, y pullulait en telle quantité, qu’à une certaine époque l’île prit le nom de Porphyroessa. (Maspero, Hist. Anc. de l’Orient.)

[25] L’ancienne forme de son nom en dialecte dorien, était Ποτειδάν.

[26] Le nom grec de Minerve varie beaucoup dans les auteurs ; je prends la forme Athéna qui distingue la ville de sa déesse poliade.

[27] Hérodote dit (H, 52) que Dionysos fut longtemps inconnu à la Grèce entière, Apollon à l’Arcadie. Dans les temps homériques, le culte de Dionysos était encore très restreint, et Zeus dans Homère (Iliade, V, 890) appelle Arès ξχθιστος θεών. Ce dieu farouche est le moins grec des hôtes de l’Olympe. Pour l’histoire de Bacchus, voyez le Dictionnaire des Antiquités de Saglio, s. v. M. A. Bertrand (Essai sur les dieux protecteurs des héros grecs et troyens dans l’Iliade) met dans le camp grec Héra, Pallas-Athéna, quoiqu’elle ait dans Ilion un temple où elle soit grandement honorée, Poséidon, Hermès et Héphaistos ; dans le camp opposé, Apollon, Artémis, Aphrodite, Arès, Xanthos et Latone. C’est presque la division en dieux anciens et en divinités nouvelles. Au-dessus d’eux s’élève, dans le poème, comme dans la croyance populaire, la figure majestueuse de Zeus, le dieu suprême.

[28] Tardive, sans doute, mais cependant fort ancienne, car l’Iliade parle de la rocheuse Pytho ; il est vrai que ces mots peuvent être une interpolation.

[29] Délos est moins une île qu’un grand écueil : en une heure de marche, on la traverse dans sa plus grande longueur.

[30] Callimaque, Hymne à Délos, ad fin. L’auteur de l’Hymne à Apollon, que Thucydide attribue à Homère, mais que la critique moderne lui conteste, bien qu’il soit certainement d’une époque reculée, raconte les voyages du dieu lorsqu’il descendit de l’Olympe cherchant le lieu où il rendrait ses oracles, puis son étrange rencontre avec un navire crétois qu’il amène dans le port de Crissa, pour faire des hommes de l’équipage les serviteurs de son temple. Cette vieille poésie montre, à la manière d’un récit des Mille et une Nuits, le double courant que suivit le culte delphien. Pindare (Pythiques, I, 77) appelle Apollon roi de Lycie et de Délos.

[31] M. Heuzey (Olympe et Acarnanie, p. 60) a retrouvé sur cette montagne les traces d’un temple d’Apollon.

[32] Sur la légende relative à la lutte d’Apollon et du serpent Python, c’est-à-dire du soleil contre les miasmes mortels des contrées marécageuses, voyez la curieuse discussion de M. Maury (t. I, 130-942) : Il n’y a pas un point, dans la mythologie grecque, dit-il, où se laisse entrevoir avec plus d’évidence l’origine védique des idées grecques… Les premières populations de la Grèce étaient en possession des idées naturalistes, dont les Hindous nous ont conservé, dans le Rig-Véda, le résumé le plus pur et le plus antique.

[33] Les premiers sanctuaires étaient la cime des monts, l’ombrage des chênes, comme à Dodone ; ou des lieux consacrés par une enceinte de grosses pierres, comme sur le mont Lycée en Arcadie ; des grottes, comme celle de Pan, sur le Parnasse, de Zeus, en Crète. Dans celte île, la construction des premiers temples ne remontait pas au delà d’Épiménide. Homère n’en mentionne pas pour la Grèce, et Callimaque dit, dans l’Hymne à Apollon, 59 : Dès l’âge de quatre ans, ô Phœbus, tu construisis sur les bords charmants du lac d’Ortygie, le premier édifice sacré qu’aient vu les mortels !

[34] Eschyle, Eumène, 15.

[35] Pythiques, IX, 80-86.

[36] Éros, qu’Homère ne connaissait pas, est pour Hésiode un des éléments primitifs du monde ; c’est l’Amour qui anime la nature entière, en semant la vie sur la terre, au milieu des Océans et dans l’humanité. Pour les philosophes, ce sera le sentiment qui produit l’unité en rapprochant les êtres et les choses opposées, puisque aimer est chercher l’autre moitié de soi-même, de son cœur, de sa pensée et, par conséquent, mettre en soi l’harmonie.

[37] Dans Homère, au contraire, c’est de l’Océan que naissent tous les êtres et la science moderne lui donne raison, en montrant que la vie a commencé dans la mer.

[38] Théogonie, vers 664 et suiv.

[39] Tout le drame du Prométhée enchaîné repose sur l’opposition des anciens et des nouveaux dieux, sur l’usurpation de Zeus, qui a conquis le trône du ciel, d’où, à son tour, il sera précipité.

[40] Eumène, 727. Ailleurs le poète appelle Apollon le quatrième des dieux venus à Delphes.

[41] Voyez notre chap. XX.

[42] C’était l’opinion d’Otfried Müller ; mais ni Homère ni Hésiode ne parlent des plus fameux de ces mystères, de ceux d’Éleusis, qui passaient pour les plus anciens. Lobeck a montré dans son Aglaophamus qu’ils n’avaient point de révélations bien hautes à faire à leurs initiés sur Dieu, l’homme, le monde, et qu’il n’y avait de mystérieux que le secret dont on entourait la célébration des rites. Chacun était libre de se faire initier. Sur les mystères grecs, voyez plus loin au chapitre XV.

[43] Voyez dans l’Iliade, 374 et suiv., le modeste discours de Dionée à Vénus, blessée par Diomède et qui s’était enfuie de la bataille en pleurant comme une enfant.

[44] Iliade, VIII, 19-27.

[45] Ibid., XXII, 15.

[46] Les nymphes, ou déesses des eaux et des lieux humides, ont peut-être eu, dans les époques reculées, un rôle important, comme représentation de l’élément humide si nécessaire à la production ; mais, plus tard, elles n’occupèrent qu’un rang intermédiaire entre les hommes et les dieux, jouissant d’une longue vie et non de l’immortalité, bien que se nourrissant d’ambroisie (Pausanias, X, 31, 10). Plutarque savait au juste leur âge : elles devaient mourir à 3620 ans (De la cessation des oracles).

[47] Cette liste des douze grands dieux est celle que donne le Scholiaste d’Apollonius de Rhodes, ad Argon., II, 555. Elle ne fut, bien entendu, arrêtée qu’à une époque récente.

[48] Pausanias, I, 18,3. Les trois Péliades ou prêtresses de Dodone l’invoquaient ainsi : Ζεύς ήν, Ζεύς έστι, Ζεύς έσσιται, ώ μεγέλε Ζεΰ (Id., X, 12, 10). Dans l’Attique, dans le Péloponnèse, on lui donnait souvent les surnoms d’βπατος, ϋφιοτος (Id., I, 26, 5 ; III, 17, 6 ; V, 15, 5, etc.).

[49] Odyssée, VII, 110. Pour Homère, Minerve n’est pas encore la protectrice d’Athènes, mais celle d’Alalcomène, ville béotienne sur les bords du lac Copaïs (Iliade, IV, 8). Avant d’être la divinité poliade d’Athènes, elle fut la divinité protectrice des Étéobutades qui fournirent toujours la prêtresse de la déesse (Cf. Eschine, Des prévarications de l’Ambassade).

[50] Pour Dionysos, voyez plus haut, et au chap. XV. Le Bacchus archaïque est viril et barbu. Le type féminin de Bacchus ne parait pas être antérieur à Praxitèle. Quant à Silène, ce compère joyeux et égrillard, au nez écrasé, aux oreilles velues, au ventre rebondi, il est une répétition du dieu grotesque des Phéniciens, Bès, la plus antique des caricatures populaires, dit M. Heuzey (Bull. de Corr. Hellén., 1884, p. 461). Esculape est aussi un dieu récent. Dans Homère, il n’est encore qu’un homme, ou du moins il n’est pas tout à fait un dieu. A Épidaure, on l’adora sous la forme d’un serpent qu’on nourrissait dans son temple. Cet étrange symbole, qui fait penser aux animaux sacrés de l’Orient et de l’Égypte, révèle une importation étrangère. Sur les cures merveilleuses opérées dans ses temples, voyez Maury, II, 458 et suiv. On parlait aussi, bien entendu, de morts rappelés à la vie. Les moyens curatifs variaient beaucoup ; un des plus singuliers était le service que des chiens entretenus aux frais du dieu rendaient aux malades en léchant leurs plaies. Voyez S. Reinach, Rev. Arch., 1884, II, p. 129 : Les chiens dans le culte d’Esculape.

[51] Ibid., I, 528.

[52] Iliade, XX, initio.

[53] De très savants hommes, par exemple Karsten (Xenophanis reliquiæ, p. 114), ont remarqué que la langue des Grecs se prête mal à l’expression de l’unité divine. S’il en était ainsi, c’est que leur esprit fut longtemps réfractaire à cette idée.

[54] Iliade, I, 37 ; IX, 532.

[55] Les Sept chefs, 252. Cf. Euripide, les Phéniciens, 573.

[56] Histoire des Romains. Chez les Égyptiens, la prière était une incantation magique qui contraignait le dieu, rassasié par le sacrifice qu’on lui avait offert, à concéder ce qui lui était demandé (Maspero, Bull. de l’Inst. Égypt., 1885, p. 23-24).

[57] La crainte seule ou le besoin d’un appui qu’ils jugent indispensable à leur faiblesse inspire la piété aux Grecs d’Homère… Grecs et Troyens sacrifient aux dieux, sans qu’aucun mélange d’amour ennoblisse ces hommages serviles de la faiblesse à la force, sans qu’aucun élan de ferveur rapproche des objets de leur culte ces âmes humiliées et ployées par la crainte (Tournier, Némésis, p. 24).

[58] Odyssée, XVI, 183.

[59] Le nom du Destin en grec est féminin, mais, pour la commodité du discours, je lui conserve le nom qui, pour nous, le caractérise le mieux.

[60] Le Destin, en grec Δίσα, la part, ou Μοϊρα, la portion qui convient, donne à tout homme des sa naissance le lot de bien ou de mal qui lui revient, et ce lot ne peut être changé. Les hommes, dit Zeus, ont tort de nous occuper de leurs maux. C’est leur perversité et le Destin qui attirent sur eux l’infortune (Odyssée, 32).

[61] Iliade, XXII, 209 et XVI, 459. Platon, dans le Cratyle, dit qu’afin de ne plus prononcer le nom redouté d’Hadès, on réserva ce mot pour désigner le royaume du monde inférieur, dont le sombre maître, alors appelé Pluton, fut aussi Plutus, le dieu de la richesse, à cause des métaux précieux que la terre renferme. Aristophane emploie les deux noms pour le même dieu, dans le Plutus, Πλοΰτος, qu’il appelle au vers 727 Πλούτων.

[62] Dans le Jupiter confondu. Mais ce grand rieur ne pouvait rester longtemps aussi grave dans l’Assemblée des dieux, il se moque du Destin et des Parques, ses prétendus ministres, et il a raison de le faire.

[63] Eschyle, Agamemnon, ad fin.

[64] Eschyle, Prométhée, 516.

[65] Dans les sociétés primitives, la tribu ne punit que les fautes commises contre elle ; les crimes contre les individus regardent la famille.

[66] Euménides, l’Hymne des Furies, vers 373 et suiv.

[67] Olympiques, XII.

[68] Plutarque, De l’Exil, ch. XI ; Pindare, Pythiques, IV, 145.

[69] Ci-dessous au chap. XX.

[70] Illiade, XIX, 87 et suiv. Άτη signifie fatalité, malheur. Dans Eschyle, Choéphores, 581, elle se confond avec Némésis et les Erinnyes, ou la juste vengeance.

[71] Iliade, IX, 497. Dans le mazdéisme, la Prière est fille aussi d’Ahura-Mazda (J. Darmesteter, Ormuzd et Ahriman, p. 24).

[72] Voyez l’Invocation aux Muses.

[73] Saint Augustin, et bien d’autres après lui, accepteront cette heureuse contradiction qui sauve en même temps la foi religieuse et la liberté morale. Pour bien croire, on admettra la prescience divine, autre forme de la fatalité ; et, pour bien vivre, on gardera le libre arbitre.

[74] Les Travaux et les Jours, I, 908. Pindare répète cette pensée au commencement de la Sixième Néméenne ; Julien la redira dans ses Lettres et croira que l’homme juste va retrouver les dieux dans les astres. Cf. Hist. des Romains. Les stoïciens aussi diront : L’homme est un dieu mortel.

[75] C’est pour la Grèce cet Éden où presque toutes les religions placent le berceau de l’humanité naissante.

[76] Hésiode croyait, comme nos archéologues, que les hommes avaient connu le bronze avant le fer. Il donne aux hommes de cet âge άδάμαντος θυμός. Mais Hésiode connaissait-il déjà l’acier.

[77] Pour les écrivains postérieurs, Némésis est la déesse des justes vengeances, celle qui punit tous les excès de fortune ou d’orgueil ; dans ce passage d’Hésiode, elle est la gardienne des lois morales, et, effrayée par les crimes des hommes, elle s’enfuit au ciel. — Quand Ulysse demande à Ilos du poison pour y tremper ses flèches, Ilos refuse par crainte de Némésis, qui ne peut tolérer un combat déloyal (Odyssée, I, 261-263).

[78] On a vu, au chap. II, que Prométhée forme aussi le premier homme du limon de la terre.

[79] Selon les Grecs, les deux noms de Prométhée et d’Épiméthée signifient le sage et l’imprudent. Mais le Prométhée hellénique n’est autre chose que le Pramathyus hindou, dont le nom veut dire : celui qui obtient du feu par le frottement.

[80] Hymne à Apollon delphien, 990 et suiv. Dans l’Iliade, Jupiter s’écrie : Parmi tous les êtres qui respirent et qui se meuvent sur la terre, il n’en est pas de plus misérable que l’homme (XVII, 443). Et il agite en son esprit comment il fera périr, prés des vaisseau, une foule de héros Achéens (II, 6), ou il assiste tranquille et radieux au combat, contemplant l’éclat de l’airain, ceux qui tuent, ceux qui sont tués (XI, 78), et goûtant les charmes du spectacle (XX, 22). Dans l’Odyssée, Neptune irrité contre les Phéaciens, marins habiles qui bravent ses tempêtes, change en rocher celui de leurs navires qui, malgré les flots furieux, a ramené Ulysse dans Ithaque (Odyssée, VIII, 504 ; XIII, 165). Une des raisons qui, selon Hérodote (VII, 203), décidèrent les Grecs à combattre aux Thermopyles, fut que Xerxès, arrivé au comble de la fortune, était réservé à une grande calamité. Plutarque, au second siècle de notre ère, croit encore à la haine des dieux pour les hommes (De la cessation des oracles, 4).

[81] Littré, Œuvres d’Hippocrate, t. I, p. 75.

[82] Ajoutez que les dieux Grecs ne sont pas des créateurs.

[83] Hérodote, II, 32 ; Xénophon, Mémor., IV, 7.

[84] Hérodote, I, 174.

[85] Cette doctrine n’est pas dans Homère, mais elle est dans Eschyle ; ce sont les mystères et l’orphisme qui l’ont fait prévaloir.

[86] Dans les représentations postérieures de Némésis, on lui donna pour attribut le niveau et le frein ; ou bien le doigt fut rapproché de la bouche pour marquer la modération dans la parole, et le bras disposé de manière à figurer une coudée, c’est-à-dire encore le grand conseil d’observer la mesure, afin d’éviter l’excès (Cf. Pausanias, VII, 5 et I, 33, 6). La justice divine eut aussi un autre nom qui, dans les tragiques, se joint à celui de Jupiter, Zeus Alastor, le vengeur des mauvaises actions (Eschyle, Agamemnon, 1425, 1479, 1508 ; Perses, 343 ; Sophocle, Tracte., 1092). Euripide, qui ne croit plus guère à Jupiter, fait d’Alastor le mauvais génie des individus.

[87] Dans les Perses, 817. Même pensée dans Agamemnon, 750 et suiv.

[88] Hérodote (VII, 10) fait dire même chose à Xerxès par Arbatan en un discours où se trouve cette parole très significative pour des Grecs : Dieu ne permet l’orgueil à personne, si ce n’est à lui-même.  Le pieux Nicias, dans Thucydide, VII, 77, espère, après les désastres devant Syracuse, que si quelque dieu a été contraire à l’expédition de Sicile, il sera clément pour les Athéniens devenus plus dignes de sa pitié que de sa haine. Voyez dans le Plutus d’Aristophane, vers 87-92, comment ce dieu traite Jupiter.

[89] Pline, XXVIII, 4, appelle le fascinum, le medicus invidiæ.

[90] Il était né de Thémis.

[91] Voyez au Prométhée enchaîné, la brillante énumération qui se termine par les mots : Tous les arts sont venus aux hommes par Prométhée. Son nom signifie le prévoyant ; Plutarque, dans son traité de la Fortune, fait de lui le Génie de l’idéal humain, du bon sens et de la raison.

[92] Je ne sais si Horace s’est souvenu d’Eschyle, mais il y a comme un écho des vers du poète grec dans l’ode magnifique, III, 3 :

Justum et tenacem propositi virum

…………………………………

Si fractus illabatur orbis

Impavidum ferient ruinæ.

[93] Une légende, à certains égards analogue, se trouve dans Pindare, Isthmiques, VII, 69 et suiv. Thétis, dit-il, refusa l’hymen avec Jupiter ou Neptune, parce que le Destin avait décidé que la déesse des mers donnerait le jour à un fils plus puissant que son père. C’est pour cela qu’elle épousa Pélée, qui fut père d’Achille. La croyance à une menace suspendue par le Destin, même sur la tète du maître de l’Olympe, à plus forte raison sur les États et sur les mortels, avait donc cours encore en ce temps-là dans la Grèce ; et quelle grandeur tragique elle prend dans Eschyle! Mais un siècle à peine passera que Thucydide n’y croira plus. Voyez au chap. XX, le paragraphe relatif à Thucydide.

[94] Théognis, le poète de Mégare, est aussi un vaincu, un désespéré ; lui encore, cependant, garde l’espérance. Voyez au chap. XI, le paragraphe relatif à Mégare, et, au chap. XX, le tableau que trace Sophocle des heureux effets de l’activité humaine.

[95] Voyez, pour cette déification en faveur de la beauté, notre chapitre XXI.

[96] Xénophon, Rép. de Lac., ch. XV ; Pausanias, I, V, 2.

[97] S. Reinach, Épigraphie grecque, p. 71.

[98] Pline, VII, 57, et Thucydide, V, 2.

[99] A son dernier jour, comme suprême appel au patriotisme qui se mourait, la Grèce fit encore d’Aratus et de Philopœmen des héros divinisés. On a dit, dans un livre plein de talent et dont, par cela même, la doctrine a gagné beaucoup de partisans, que toutes les unités sociales : familles, phratries, dèmes, tribus, avaient été formées par la religion. Il est évident qu’elle en a été le lien, mais en fut-elle le principe ? Homère et Aristote sont absolument contraires â ce système, l’un par la société qu’il nous montre, l’autre par les raisons qui lui ont fait écrire le premier chapitre de sa Politique: De la Formation des sociétés. On ne voit pas davantage au moyen âge, qui nous est mieux connu que les siècles obscurs de la Grèce où ces associations se sont établies, que ce soit le saint qui ait donné naissance à la famille, ni le patron au village. Le fait matériel a dû précéder partout le fait religieux, et les fréquentes canonisations ordonnées par l’oracle de Delphes montrent que, souvent, le lien religieux s’est formé très tard.

[100] Les dieux, les héros, portent souvent, dans l’ancienne poésie, le titre de rois.

[101] On a vu dans ces chœurs tragiques attribués par Clisthénès à Dionysos, l’origine du drame lyrique d’où la tragédie est, plus tard, sortie.

[102] Thucydide, V, 50.

[103] Voyez ce qui est dit au chapitre XXI, paragraphe 2, au sujet de la croyance à la présence réelle des divinités poliades dans leurs statues. Cette distinction passa de la religion dans la politique. Les Romains de l’empire séparèrent le tribunat et la puissance tribunitienne, le proconsulat et l’autorité proconsulaire. Ils élurent, chaque année, des tribuns et des proconsuls, mais ils donnèrent à Auguste, pour sa vie durant, la potestas tribunicia et l’imperium proconsulare.

[104] La Bonne Fortune eut cependant assez tôt un temple à Athènes ; son nom était mis, au quatrième siècle, en tête des décrets, comme mot de bon augure : Άγαθή Τύχη.

[105] Voyez au chap. XXVII, le démon de Socrate.

[106] De la cessation des oracles, 10 ; Hild, des Démons, p. 106.

[107] Pausanias (VIII, 36) vit, en Arcadie, sur la route de Mégalopolis au Ménale, un temple Άγαθοΰ θεοβ. Dans la syncrétique Alexandrie, Agathodémon, sans doute Sarapis, le grand dieu guérisseur, est représenté sous la figure d’un serpent, le fidèle compagnon d’Esculape.

[108] Lois, V, t. I, p. 354, édit. Didot.

[109] Dans l’Inde, les rites des funérailles, qui rappellent en beaucoup de points ceux de l’ancienne Grèce, s’accomplissent encore. Si le fils ne fait pas les çraddhas qui délivrent l’âme des ancêtres, ceux-ci errent tristement entre le ciel et la terre. Cf. Monier Williams, Hinduis, p. 68 et 158 (1882), et Religions Thought and live in India (1885).

[110] Iliade, XVI, 453, et 572.

[111] Ibid., VI, 945-949.

[112] Pythiques, VIII, 935.

[113] Odyssée, XI, ad fin.

[114] Pythiques, IV, 284.

[115] Voyez au livre XXIII de l’Iliade, les funérailles de Patrocle.

[116] On sait quelle place occupait le double dans les rites funéraires et dans les croyances des Égyptiens.

[117] Tous deux, Thanatos et Hypnos, emportent en Lycie Sarpédon tué devant Troie (Iliade, XVI, 679).

[118] Antigone, fr. 96. Dans les Héraclides, 592-3, il fait dire par Macarie : Quel sentiment reste-t-il sous terre ? Et plût au ciel qu’il n’y en ait pas! La mort est, le remède de tous les maux.

[119] Homère connaissait déjà l’île des Bienheureux (Odyssée, 1V, 569), mais il ne semble pas avoir connu le culte des morts.

[120] Euripide, Hippol., 1437.

[121] Onosander, Strategic., c. 36.

[122] Dans un fragment de Pindare on lit : Au-dessous de la voûte céleste, à l’entour de la terre, volent les dates des impies dans de cruelles douleurs, sous l’étreinte de maux qu’on ne peut finir. Mais, habitantes du ciel, les âmes des justes chantent harmonieusement dans des hymnes le grand bienheureux (Jupiter) (Villemain, Essai sur le génie de Pindare, p. 25). On trouve dans le droit romain de l’empire, au Code, IX, 19, 6, et Novelle LX, in proœmio, la trace d’une coutume ancienne dont les textes ne parlent ni pour la république ni pour l’époque grecque : je veux dire le droit pour le créancier d’empêcher que son débiteur reçoive les honneurs funèbres. Cette vengeance contre un mort doit provenir des vieilles croyances qui privaient le coupable d’un tombeau.

[123] Pausanias, VI, 6, 7-11 ; Strabon, VI, p. 255; Suidas, s. v. Εόθυμος ; Élien, Hist. var., VIII, 18. Voyez Hist. des Rom., au règne de Tibère, l’histoire de la matrone livrée par les prêtres d’Isis au dieu Anubis.

[124] L’Antigone de Sophocle est l’éclatante démonstration de cette idée et le supplice des généraux vainqueurs aux Arginuses (voyez au chap. XXVI) en sera la consécration terrible. Cf. Élien, Hist. var., V, 14.

[125] Voyez au chap. XIX, la troisième question adressée aux candidats à l’Aréopage, au moment de la δοxιμασία, ou examen.

[126] Ce qui devait payer mon cercueil, dit un personnage des Acharniens, l’amende me le prend. Un roi de la Commagène, probablement Antiochus Ier, qui régnait du temps de Lucullus, fit construire sur une des cimes du Taurus un monument colossal qui contiendrait son tombeau et où, deux fois l’an, des fêtes seraient célébrées, comme nous l’apprend une longue inscription découverte par Sester, publiée par l’Académie de Berlin et traduite en français par Hamdy-bey et Osgan-effendi (Le Tumulus de Nimroud-dagh, p. XIV-XVII. Cf. Rev. Arch. de 1884, p. 271). Elle rappelle que, si on oublie les rites prescrits, Némésis punit de peines inexorables le mépris de la loi concernant les mânes. Le culte des aïeux était donc en pleine vigueur dans la Grèce asiatique, au moment où Lucrèce et César y renonçaient à Rome.

[127] Voici le récit de Plutarque (Aristide, 21) : Le seizième jour du mois Mémactérion (partie d’oct. et de nov.) que les Béotiens appellent Alalcomène, dès le point du jour une théorie se forme. En tête, un trompette sonne un chant guerrier ; derrière lui s’avancent des chars remplis de myrtes et de couronnes, un taureau noir et des jeunes gens portant des amphores pleines de lait et de vin pour les libations funèbres, ou des fioles d’huile et d’essence. Ils sont tous de condition libre, car il n’est permis à aucun esclave de prêter son ministère à une cérémonie consacrée à des hommes morts pour la liberté. A la fin du cortège marche l’archonte des Platéens. En tout autre temps, il lui est interdit de toucher à du fer, et il est vêtu d’une robe blanche ; mais, ce jour-là, il est ceint d’une épée sur une tunique de pourpre ; il porte un vase qu’il remplit à la fontaine publique et se rend aux tombeaux. Il en lave les colonnes, les frotte de myrrhe, égorge le taureau sur le bûcher, et, adressant une prière à Jupiter et à Mercure Souterrain, il appelle au festin et à l’effusion du sang les hommes courageux morts pour le salut de la Grèce. Ensuite il remplit tune coupe de vin et de lait et la verse en disant : J’offre cette coupe aux guerriers qui sont morts pour la liberté des Grecs. Voilà ce qu’observent aujourd’hui encore les Platéens.

[128] Solon défendit d’enterrer un mort avec plus de trois vêtements (Plutarque, Solon, XXIX. Cf. l’inscription d’Iulis, dans l’île de Céos, relative aux funérailles et le commentaire de M. R. Dareste sur cette loi dans la Nouvelle Revue de législation, 1877).

[129] Un tombeau trouvé dans la petite île de Chélidromia, une des Sporades, contenait un squelette encore intact, deux petites coupes, deux monnaies de cuivre, un miroir de bronze, des vases en terre cuite pour l’eau et l’huile, même une lampe d’argile ; presque tout un ameublement de ménage.

[130] MM. E. Pottier et S. Reinach, qui, en 1889, ont fouillé à Myrina plusieurs milliers de tombes sont arrivés à cette conclusion, que le mobilier de la tombe s’explique par une seule et même idée religieuse, celle d’assurer au mort dans son existence souterraine la possession ou la compagnie des objets familiers au milieu desquels il avait passé la vie (Bull. de Corr. hell., mars 1885, p. 966). A Athènes, la fête générale des morts se célébrait chaque année au mois anthestérion qui répondait à février et mars.

[131] Au livre XI des Lois, t. II, p. 479, éd. Didot.

[132] Hérodote, V, 92. Iliade, XX11, 592. Est-ce la même pensée qui engageait, chaque année, les Platéens à consacrer, avec les solennités d’usage, des vêtements sur les tombeaux des Grecs tués dans la grande bataille (Thucydide, III, 58), et les colons des villes romaines, où passait Agrippine portant les cendres de son époux, à brûler en l’honneur de Germanicus des vêtements et des parfums ?

[133] Voyez notre chap. XV. Les mystères sont de date récente ; il n’y en a trace ni dans Homère ni dans Hésiode.

[134] Aristophane, Grenouilles, 324 ; Plutarque, dans le traité Ότι ούδέ ζήν έστιν ήδέως xατ’ Έπίxουρον, t. IV, p. 1529, éd. Didot. Mais ce sont les initiés seulement qu’Aristophane fait danser à l’approche de Dionysos, ce qui ne prouve pas que le poète sceptique crût à ses propres paroles.

[135] Heuzey, Mission de Macédoine, p. 236.

[136] Wilmanns, n° 240 ; Orelli, 4585.

[137] Inscription du deuxième siècle avant notre ère, trouvée en 1880 dans l’île d’Amorgos (C. R. de l’Acad. des inscript., 1884, p. 520).

[138] Cf. Hist. des Romains.

[139] Voyez chap. III, le culte des Héros.

[140] La formule sit tibi terra levis se trouve déjà dans l’Alceste d’Euripide, aux vers 463-4.

[141] Histoire des Romains.

[142] Hésiode, Travaux et Jours, 678.

[143] Les Romains avaient pareil droit : voyez Hist. des Romains.

[144] Scholies d’Aristophane, Plutus, 768.

[145] Athénée, Deipnosophistes, V, 19.

[146] La nature volcanique de la Grèce et de ses îles avait fait naître l’idée d’un feu central. Aussi était-ce au centre d’une salle circulaire qu’on plaçait le foyer public dans les prytanées grecs et, à Rome, l’autel où brillait éternellement le feu de Vesta.

[147] Xénophon, la République de Sparte, XIII.

[148] Voyez Aristote, Polit., VII, 11, et au livre III de l’Odyssée, initio, les neuf longues tables dressées pour tout le peuple de Pylos, partageant avec ses dieux l’hécatombe qui leur avait été offerte. Le philosophe Xénophane voulait que l’on terminât chaque repas par une prière aux dieux pour leur demander la sagesse.

[149] Voyez les Hymnes homériques, XXIII et XXIX, et l’Hymne orphique, LXXXI.

[150] Voyez Histoire des Romains.

[151] Iliade, XVI, 385 et suiv., et il représente tous les malheurs des Grecs devant Troie comme des châtiments pour les fautes ou l’impiété des chefs.

[152] Voyez dans l’Iliade, au chant III, avec quelle solennité les Grecs et les Troyens jurent le traité de paix proposé par Agamemnon à Priam. Plus loin, au chant XIX, Homère parle des maux dont les dieux punissent le parjure. Longtemps le parjure fut regardé comme un crime demi religieux et demi civil. Charondas, le législateur de Catane et des villes achéennes de Sicile et de la Grande-Grèce, introduisit dans ses lois une disposition formelle contre les faux témoins (Aristote, Polit., II, 10, ad fin).

[153] Aristote cite dans sa Rhétorique, I, 13, 15, ces belles paroles de Sophocle, lorsqu’il établit une distinction entre les lois particulières des cités et les lois communes à tout le genre humain. Cicéron s’en est aussi particulièrement souvenu, quand il écrivit sa magnifique définition de la loi naturelle. Cf. Histoire des Romains.

[154] Ces aventures galantes ne choquaient personne en un pays où l’on adorait la puissance productive de la nature. Quelques esprits délicats ou sincèrement religieux, comme Pindare, hésitaient a répéter ces misérables histoires des poètes, où les dieux ne paraissaient pas à leur avantage (Cf. Olympiques, IX), et les philosophes les condamneront.

[155] Au quatrième siècle on croira encore à Némésis, témoin se père qui se tue pour attirer la vengeance céleste sur les deux Lacédémoniens qui ont outragé et égorgé ses filles (Plutarque, Amator. Narrat., ch. III, p. 945 (Didot)).

[156] Dans l’Hippolyte d’Euripide, vers 1302, elle dit de Cypris qu’elle est odieuse à toutes les déesses qui aiment la virginité.

[157] En Crète, on immolait des enfants à Xronos. Cécrops passait pour avoir aboli les sacrifices humains en Attique ; cependant Pausanias (I, 5, 2) rapporte qu’un des héros éponymes, Léos, immola ses deux filles pour obéir a un oracle qui avait déclaré ce sacrifice nécessaire au salut de l’État (Voyez aussi Euripide, Ion, 277-8, et Plutarque, Pélop., 21). Durant la première guerre de Messénie, l’oracle demande aussi la mort d’une vierge du sang d’Epytos (ci-dessous, chap. VIII). Les hommes suivent l’exemple des dieux à qui ils ont donné leurs mœurs : Achille égorge sur le bûcher de Patrocle douze jeunes Troyens ; Thémistocle immole trois prisonniers mèdes avant la bataille de Salamine, et Hérodote (VII, 197) parle de sacrifices humains en Thessalie. Le plus fameux de ces récits est celui qui concerne la tille d’Agamemnon.

[158] Athénée, II, 12. On ne sacrifiait pas tous les animaux à tous les dieux ; on n’offrait ni chèvres à Minerve, ni porcs à Aphrodite, mais on sacrifiait le porc à Cérès, parce qu’il détruit les fruits de la terre, et le bouc à Bacchus, parce qu’il nuit aux vignes. Les victimes devaient avoir un certain âge, et leur sexe était généralement celui de la divinité à laquelle on les offrait. Les victimes blanches étaient réservées aux dieux supérieurs, les noires aux dieux de la terre et de la mer (Salomon Reinach, Manuel de philologie classique, tome I, p. 263).

[159] P. Girard, Bull. de corresp. Hellén., tome II, p. 74. L’inventaire du mobilier de Héra, à Samos, mentionne une table avec sa nappe, des couteaux, des coupes, etc.

[160] Porphyre, de Abstin., II, 15. Sur des abstinences plus méritoires, parce qu’elles étaient plus difficiles, voyez Maury, op. cit., au chapitre VII.

[161] Anthologie Palatine, XIV, 79.

[162] Plutarque, Apophthegmata Laconica : Antalcidas, t. III, p. 265, éd. Didot, et Lysandre, ibid., p. 282. Je lis dans la Religion du Mexique, de M. Réville, p. 176, que les Mexicains avaient aussi la confession.

[163] Le stoïcisme qui viendra à la suite de Platon recommandera les pratiques d’ascétisme, et l’Église les prescrira : divorce entre l’âme et le corps, qui ne vaut rien, quel que soit celui des deux principes de la vie complète qui sera sacrifié. De leur union, au contraire, naîtra, par l’art et la pensée, la glorieuse civilisation de la Grèce.

[164] Sur la divination chez les Grecs, voyez le savant livre de M. Bouché-Leclercq, Hist. de la divination dans l’antiquité. Je ne donne pas les détails des rites qu’on accomplissait dans les sacrifices, ils sont partout. On en trouvera, dans l’Iphigénie en Aulide d’Euripide, une poétique description.

[165] Homère ne mentionne que les temples de Minerve à Athènes et d’Apollon à Delphes (Odyssée, VIII, 80), mais il y avait partout de grossiers sanctuaires (Ibid., VI, 9).

[166] Plutarque, Pyrrhus, 5, et Pline, Hist. nat., VII, 2.

[167] On a constaté dans plusieurs temples que le mur renfermait une galerie aboutissant à l’endroit où la statue s’élevait : ainsi au temple d’Isis, à Pompéi, dans un temple de Nîmes, etc. L’abbé de Guasco (De l’usage des statues chez les anciens, 1768) a relevé beaucoup de merveilles accomplies par les statue des dieux et les moyens employés pour les produire.

[168] Ίερά γερουσία (Inscr. de Bœckh, n° 2695 c et 2693 f). Voyez au chap. XIX, les Clérouquies fondées par Athènes au cinquième siècle.

[169] Bull. de corresp. hellén., t. III, p. 96, et t. VIII, p. 65 et suiv.

[170] Strabon (XII, p. 535) en vit plus de dix mille attachés au service de la déesse Ma, à Comana de Cappadoce.

[171] Les Héraclides, 260. Les droits de l’hospitalité étaient sous la garde de Jupiter Xénios.

[172] Liv. II, ch. XIII, 4, au sujet du temple d’Hébé à Phlionte. Mème chose dans celui d’Hercule, à Canope. Du moment que l’esclave fugitif avait reçu les stigmates divins, il devenait le serviteur du dieu (Hérodote, II, 193). Pour la question de l’esclavage, voyez l’ouvrage classique de Wallon.

[173] Une grande inscription du milieu du cinquième siècle, trouvée en ces derniers temps à Éleusis, est un décret du peuple athénien qui règle xατά τά πάτρια xαί τήν μαντείαν έν Δελφών, que les Athéniens et leurs alliés offriront aux dieux d’Éleusis 1/10 pour 100 médimnes d’orge récolté, 1/12 pour 100 médimnes de blé. Si quelqu’un récolte annuellement plus ou moins, qu’il offre les prémices en proportion. Le décret ajoute que l’hiérophante et le dadouque, lors des mystères, inviteront les autres cités helléniques à envoyer aussi les prémices de leurs récoltes et que le conseil d’Éleusis fera porter partout cette invitation. Ces orges et froments, gardés dans des silos, étaient successivement vendus et, avec le produit, on achetait des victimes pour les déesses et des offrandes pour leur temple. L’inscription se termine par l’annonce d’un autre décret sur les prémices de l’huile. On voit que le temple d’Éleusis était bien renté, puisque les prémices auxquelles il avait droit dépassaient la dîme que notre ancien clergé prélevait sur les récoltes; mais on avait eu soin de fixer quelle serait, sur ce revenu, la part prélevée parles prêtres et les prêtresses, ce qui ne se faisait pas dans nos églises et nos couvents. Cf. Foucart, Bull. de Corr. hellén., t. IV, p. 225, et t. VIII, p. 194.

[174] A Athènes, l’administration des biens de Minerve était régie par dix trésoriers annuellement élus, un par tribu. Ils dressaient l’inventaire des richesses du temple en or, argent, étoffes précieuses et tout ce qu’on appelait le xίσμος de la déesse, et ils le remettaient à leurs successeurs, en séance du conseil des Cinq Cents. Les statues les plus anciennes et souvent les plus vénérées étaient informes; on les couvrait de bijoux, de tuniques, de voiles, de bandelettes, et leur toilette, xόσμηοις, était fréquemment changée. Aussi le vestiaire d’une déesse était-il très encombré. L’inventaire du temple de Junon, à Samos, qui nous reste, est fort long et très curieux. Outre sa garde-robe, la déesse avait son service de table, ποτήρια, pour les repas sacrés. Voyez Karl Curtius, Inschriften, n° 6 ; Foucart, les Clérouquies, dans les Mém. de l’Acad. des inscr., 1879, p. 387 et suiv. ; Bull. de Corr. hell., VI, p. 111-2. Des monnaies de Samos montrent que l’usage de costumer ainsi la vieille statue de bois qui représentait Héra durait encore sous l’empire romain. Cet usage, qui existe toujours dans l’Inde (Monier Williams, Religious thought in India, p. 144 et suiv.), était pratiqué pour toutes les divinités, comme il l’est encore pour les nôtres. Apulée (Mét., XI) représente Isis ayant sur la tête une couronne de fleurs et un nimbe lumineux, vêtue d’une robe à couleurs changeantes et d’un manteau noir semé d’étoiles, et on a les inscriptions d’une Ornatrix Dianæ, Murat., 104, 4, et, à Nîmes, d’une ornatrix fani (Rev. épigr. du midi de la Fr., 1885, n° 36, p. 149). Ce n’était pas la déesse seule que ses fidèles couvraient de voiles magnifiques. Tout autour d’elle et au-dessus de sa tête étaient suspendues des tapisseries richement brodées. Voyez le curieux livre de M. de Ronchaud, La tapisserie dans l’antiquité ; le Péplos d’Athéné ; la décoration intérieure du Parthénon, 1884. Singulière rencontre des idées et des coutumes. Le roi de Syrie, Antiochus Épiphane, enleva du temple de Jérusalem le voile qui devait toujours cacher le Saint des Saints, et en fit offrande au Zeus d’Olympie, comme le sultan et le khédive en offrent un chaque année au sanctuaire de l’Islam (De Saulcy, Hist. de l’art judaïque, p. 374 ; Clermont-Ganneau, The veil of the temple of Jérusalem at Olympia, 1878).

[175] H. Lewy, De condicione mulicrum Græcarum, 1885, p. 18-22.

[176]δλόxληρον (Platon, au livre VI des Lois, t. II, p. 555 éd. Didot). Cette règle était générale. Voyez Foucart, Inscr. inédite de l’île de Rhodes, n° 60 : Le Bas et Waddington, Inscr. d’Asie Mineure, n° 339 ; O. Rayet, Revue archéol., 1874, II, p. 106.

[177] Lysias, Contre Andocide, 50-51. Voyez, dans Egger, Mémoires de littérature ancienne, la formule d’imprécation des Téiens et, dans son Mémoire sur les traités publics, celle des Amphictyons. Voici la dernière qui nous a été conservée par Eschine, Contre Ctésiphon, § 109-113 : Si quelqu’un, soit ville, soit simple particulier, soit nation, contrevient à ce serment, qu’on maudisse cette personne, cette ville, cette nation, comme exécrables et dignes de toute la vengeance d’Apollon, d’Artémis, de Latone et de l’Athéna Pronaïa. Que leurs terres ne produisent aucun fruit; que leurs femmes n’accouchent point d’enfants qui ressemblent à leurs pères, mais de monstres ; que, dans leurs troupeaux mêmes, aucune bête ne mette bas que des animaux formés contre nature. Qu’ils aient toujours le dessous et à la guerre, et dans leurs procès, et dans les délibérations publiques ; qu’ils soient entièrement exterminés, eux, leurs maisons et leur race; qui ils ne sacrifient jamais saintement à Apollon, à Artémis, à Latone, à l’Athéna Pronaïa, et que jamais ces divinités n’aient leurs offrandes pour agréables. Deux mots inexacts ont été corrigés dans la citation.

[178] Durant les fêtes de Mercure, à Samos, il était permis de voler (Plutarque, Questions grecques, § 55).

[179] Voyez, dans les Acharniens d’Aristophane, le sacrifice de Dicéopolis à Bacchus, v. 245 et suiv., et, dans Origène (adv. Celsum, IV, 48), les paroles de Chrysippe au sujet de l’union de Jupiter et de Junon. Aristote (Politique, VIII, 4) demandait qu’on proscrivit les représentations obscènes, mais on ne l’écouta pas. Les courtisanes de Corinthe avaient des fonctions religieuses (Athénée, XIII, 52), et le dieu sévère de Delphes acceptait, dans son temple, une statue dorée de Phryné la Thespienne, commandée par ses amants (Pausanias, X, 14, 7).