ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE QUATRIÈME — INSTITUTIONS POLITIQUES - ADMINISTRATION - FINANCES

CHAPITRE XXV. — Conclusion.

 

L’histoire de Rome peut se diviser en deux grandes périodes : la première comprend les six premiers siècles de son existence ; c’est l’époque des mœurs austères, de la pauvreté laborieuse, de la prospérité intérieure. La seconde commence à la prise de Carthage ; c’est l’époque du luxe, de la richesse, de la démoralisation, et en même temps celle des guerres intestines, de l’anarchie, de la décadence.

Ce double fait, dans son énonciation générale, ne présente aucun caractère de nouveauté ; c’est à peu près ainsi que, jusqu’à ce jour, les historiens de Rome avaient compris et divisé la longue vie de la ville immortelle. Mais les causes de ses destinées si diverses me semblaient peu approfondies, incomplètement étudiées, et des erreurs très graves s’étalent accréditées sur des faits de la plus haute importance. J’ai tâché d’éclaircir ce qui était obscur, e rectifier ce qui était erroné.

Les trois grandes sources de la prospérité publique sont, je l’ai déjà dit, l’agriculture, le commerce et l’industrie. Les Romains ne furent jamais ni marchands, ni manufacturiers, et cependant leur nation fut pendant longtemps heureuse et florissante. C’est que la simplicité des mœurs primitives lui permettait de se passer facilement des arts et du négoce, et que d’ailleurs l’absence de ces deux grands mobiles du bien-être public était largement compensée par l’état prospère de l’agriculture, et la faveur constante dont l’environnèrent, pendant six cents ans, les mœurs et la législation. La division des propriétés, une bonne culture, et des mœurs simples et sévères, telles furent les bases de la grandeur romaine pendant les six premiers siècles, et ces vues nie semblent d’autant plus admissibles que cette grandeur de l’ancienne Rome a été singulièrement exagérée. J’ai soumis à l’épreuve du calcul les évaluations irréfléchies de l’étendue de Rome et de l’immense population de l’Italie ; je devrais espérer que ces évaluations ridicules, admises jusqu’à ce jour sans examen, seront désormais reléguées au rang des fables, et remplacées par les chiffres bien plus rationnels que m’a fournis la comparaison des produits de l’Italie ancienne avec la quantité de nourriture nécessaire à chaque individu.

Mes résultats me semblent mériter d’autant plus de confiance, que la faiblesse même de la population libre devint une des causes de cette décadence qui se manifeste à partir du vite siècle de Rome. Les citoyens voulurent tous avoir leur part du luxe et des plaisirs des villes ; les petites propriétés furent vendues et formèrent, dans les mains des riches, des domaines immenses, dont la culture, abandonnée à l’incurie de travailleurs esclaves, déchut rapidement. En vain quelques voix généreuses s’élevèrent contre ce funeste système de concentration immobilière ; les Gracques périrent victimes de leur dévouement, et le long débat des lois agraires ne produisit guère que les distributions gratuites de blé, coutume fatale qui acheva d’éteindre l’amour du travail, et fomenta dans les classes inférieures les germes de sédition et d’anarchie qui se développèrent dans les siècles suivants. Le peuple devint une espèce de noblesse jalouse, turbulente et surtout paresseuse, regardant comme indigne d’elle l’agriculture, le négoce, l’industrie, et Rome fut ainsi privée de la triple source qui fait naître et qui alimente la prospérité des nations.

J’ai exposé le système des droits politiques gradués ; j’ai montré par quelle sage application de ce système Rome s’était ménagé d’utiles ressources, soit dans ses colonies, soit dans les villes et les provinces conquises par ses armes ; mais j’ai fait voir aussi combien ces ressources avaient dû être promptement épuisées par les vices de l’administration et l’insatiable avidité des gouverneurs. Enfin on a pu voir parles faits accumulés dans les huit derniers chapitres de mon IVe livre combien les impositions étaient arbitraires, oppressives, mal réparties.

Dans l’état de décadence complète où se trouvait l’agriculture, dans l’absence presque totale d’un commerce et d’une industrie indigènes, il eût été sage de dégrever la propriété, de favoriser le commerce extérieur, d’encourager l’importation des produits de l’industrie étrangère ; voyons ce qui a été fait. Des taxes énormes pèsent sur les matières premières et frappent les travailleurs, les lois somptuaires restreignent la dépense et limitent la production, les impositions indirectes s’élèvent à un chiffre énorme et se produisent sous toutes les formes ; des droits de péages, de douane, d’octroi, se multiplient sur tous les points et centuplent le prix des marchandises importées ; enfin l’impôt foncier est variable et laissé à l’arbitrage des censeurs qui le renouvellent tous les cinq ans ; la perception en est louée à des compagnies de traitants, espèce de fermiers généraux qui eux-mêmes la sous-louent à des agents subalternes, système oppressif et odieux qui a trop longtemps pesé sur la France et dont les abus sont trop reconnus aujourd’hui pour qu’on doive craindre qu’il se renouvelle.

C’était encore peu de ces charges énormes ; les empereurs à qui les revenus immenses qu’ils tiraient des impositions directes et indirectes ne suffisaient pas toujours, allèrent jusqu’à s’emparer des propriétés municipales, et les municipes privés de leurs biens n’en eurent pas moins à supporter un double fardeau, celui des dépenses communales et leur quote-part dans le vaste ensemble des impositions générales. Toute la responsabilité de ces dépenses et de ces taxes portait sur un certain nombre d’habitants aisés qui, sous le nom de décurions, formaient, dans chaque municipe, un corps d’officiers nommé la Curie. Pour concevoir une idée du désordre effrayant que l’organisation vicieuse des revenus publics avait produit dans l’empire, il suffit d’étudier dans les auteurs du IVe et du Ve siècle la triste condition des décurions. Ce qui avait été dans le principe une magistrature honorable était devenu à cette époque un supplice affreux, une insupportable torture à laquelle les malheureuses victimes ne pouvaient se soustraire qu’en se réfugiant chez les Barbares.

Tel est l’enchaînement des causes fatales qui minèrent insensiblement la puissance romaine et finirent par l’anéantir. L’amour des richesses engendra l’amour du pouvoir, qui seul pouvait enrichir. De là le conflit des ambitions individuelles, les guerres civiles, l’anarchie. De l’anarchie surgit le despotisme ; institué par la force il dut se maintenir par la force. Le trésor fut épuisé par l’entretien ruineux d’innombrables armées permanentes, d’autant plus exigeantes qu’on leur donnait davantage, et qui finirent par mettre le trône à l’enchère et le livrer à qui les payait le mieux. La somme énorme que demanda Vespasien pour faire marcher la machine gouvernementale montre bien clairement quelle était à cette époque la pénurie des fonds publics. Plus tard Dioclétien et Constantin, pour tâcher de remédier un peu aux inconvénients du despotisme militaire, organisèrent une armée d’un autre genre. Une nuée d’employés civils et administratifs se répandit dans toutes les provinces ; il fallut pourvoir à leur entretien et frapper de nouvelles taxes sur des contribuables depuis longtemps épuisés. Alors avait déjà commencé vers le Nord cette lutte incessante avec les bandes germaniques, qui, sans cesse repoussées, revenaient sans cesse à la charge. Pour suffire à la garde de leurs immenses frontières les empereurs avaient été forcés de recruter des soldats jusque chez les ennemis du nom romain. Et pendant que les Barbares mettaient ainsi librement un pied dans l’empire, ses défenseurs naturels, victimes d’une odieuse oppression, abjuraient le titre de citoyen romain. S’ils n’allaient point grossir les rangs des hordes envahissantes, au moins ne faisaient-ils aucun effort pour arrêter une invasion qui ne pouvait aggraver leur infortune, et qui était peut-être pour eux le gage d’un état meilleur. Tout concourait ainsi, au dedans et au dehors, à précipiter la mémorable catastrophe, qui, vers le commencement du Ve siècle, renversa l’empire d’Occident.

 

FIN