ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE QUATRIÈME — INSTITUTIONS POLITIQUES - ADMINISTRATION - FINANCES

CHAPITRE XV. — De l’impôt foncier, et en particulier des prestations en nature.

 

Les peuples soumis par la guerre et les pays conquis par les Romains, surtout hors de l’Italie, furent assujettis à un impôt fixe, basé sur le cadastre, l’estimation et la valeur présumée des propriétés. La Sardaigne, l’Afrique, l’Espagne, l’Asie et les autres provinces, moins la Sicile, étaient dans ce cas. Cet impôt se nommait vectigal certum, annuum. Il est certain qu’une partie de ce tribut, nommée stipendiarium, sans doute parce qu’elle était employée à solder les légions, se percevait en argent ; mais nous ignorons la quotité qui était acquittée en numéraire et celle qui l’était en nature. Tite-Live[1], Appien[2] et surtout Cicéron[3], dont je dois rapporter le passage décisif en cette matière, nous montrent la différence qui existait entre l’impôt fixe et la dîme. L’orateur romain s’exprime ainsi : Relativement à l’impôt foncier, il y a cette différence, entre la Sicile et les autres provinces, que ces dernières sont soumises à un impôt déterminé nommé stipendiarium, et dont la recette était affermée par les censeurs, tandis que la Sicile, admise aux avantages d’une alliance intime avec Rome, a conservé tons les droits dont elle jouissait sous ses rois. Cette différence était énorme, car la Sicile ne payait que le dixième de ses produits annuels, comme sous le règne du sage Hiéron ; ses charges suivaient ainsi la proportion de ses revenus. L’Asie, au contraire, et les autres provinces payaient, outre la dîme, un impôt qui était le même dans les années stériles que dans les années d’abondance ; elles supportaient en outre des frais de recouvrement considérables, étant soumises au régime des publicains ou des fermiers généraux. De plus, tous les cinq ans les censeurs pouvaient augmenter l’impôt, et l’adjugeaient à l’enchère à des compagnies qui se chargeaient de le recouvrer. Voilà le sens précis de ces mots censoria locatio, qui sont un peu obscurs pour nous, et c’est à tort, je crois, que, dans sa dissertation sur le système des impôts sous les empereurs romains, M. de Savigny applique à la dîme et aux prestations en nature le droit qu’avaient les censeurs d’augmenter la quotité de la contribution.

Les pâturages, les lacs et les étangs étaient aussi soumis à un impôt direct ; je traiterai des premiers en parlant de la capitation sur le bétail, nommée scriptura. Festus[4] nous dit que le lac Lucrin était affermé par les censeurs ; mais c’étaient les huîtres, et non les poissons, qui formaient le principal produit de ce lac ; elles étaient excellentes et très recherchées par les riches et voluptueux Romains[5]. Servius[6] mentionne expressément, dans le golfe de Baïes, les lacs Averne et Lucrin : Qui olim, propter copiam piscium, vectigalia magna præstabant.

Mais revenons à la source principale de l’impôt, au sol cultivé. Les fonds de terre des provinces étaient astreints à payer une quote-part de leurs produit, qui servait à la nourriture, soit de la population de Rome, soit des nombreux soldats qui étaient sous les drapeaux.

L’importation du blé à Rome[7] est fort ancienne et prouve que, malgré la culture très productive des cinq premiers siècles, le territoire trop peu étendu ne put suffire quelquefois à nourrir la nombreuse population libre qui s’y était agglomérée. En effet Tite-Live[8] nous apprend que dès l’an 969 de Rome, les Romains faisaient venir des grains du pays des Volsques, de l’Étrurie, de la Campanie et de la Sicile. On imposa ensuite à ces provinces conquises un tribut en blé suffisant à la consommation annuelle de la capitale. Cette contribution en grains était ordinairement le dixième du produit, comme chez les Athéniens[9], auxquels les Romains ont emprunté cette base de leurs règlements, ainsi que beaucoup d’autres ; peut-être aussi a-t-elle été adoptée parce que la dîme était attribuée aux dieux[10].

Je vais maintenant indiquer les provinces qui contribuaient principalement à la nourriture de Rome et des armées[11].

La Sicile, qui, fertile en blé, payait de toute antiquité la dîme à ses rois, lorsqu’elle devint province romaine, conserva la propriété de toutes ses terres. Les anciens possesseurs en furent investis à charge de payer aux Romains les mêmes dîmes qu’au roi Hiéron et d’après les mêmes règlements que ce prince avait établis pour la levée de cet impôt. Ces règlements, dit Cicéron[12], étaient si habilement combinés, que le décimateur ne pouvait rien prendre de plus que la dîme, et que le cultivateur ne pouvait frauder le décimateur sans s’exposer aux peines les plus graves.

La Sardaigne, douée d’un sol très fécond, malgré l’insalubrité de son climat, envoyait à Rome le dixième de ses produits en grain ; Tite-Live l’atteste en vingt endroits de son histoire[13]. Hirtius nous dit même[14] que les Sulcitains, peuple de Sardaigne, pour avoir reçu et secouru la flotte du pompéien Nasidius, furent condamnés à une amende de 10.000.000 de sesterces, et à payer le huitième, au lieu du dixième, de leurs produits en grains.

Après la prise de Carthage le territoire de cette république devint la province d’Afrique et fut aussi soumis au paiement de la dîme en nature. Une inscription très curieuse du recueil de Gruter (p. 512) et un passage de Cicéron[15] nous apprennent que beaucoup de possessions (sans doute du domaine de la république carthaginoise) furent assignées au domaine public, que d’autres furent assujetties à un impôt, et qu’enfin certaines villes qui, dans la troisième guerre punique, s’étaient rangées au parti des Romains, conservèrent leurs biens fonds exempts de toute espèce de charges, avec ce privilège formel : neive vectigal, neive decumas, neive scripturam dent.

Il est probable que la province d’Asie, après la conquête, fut soumise à la dîme, puisque Cicéron[16], dans son discours pour la loi Manilia et dans ses lettres à Atticus, parle des publicains et des décimateurs qui étaient chargés de la levée de cet impôt, et que d’ailleurs l’Asie payait cette dîme à ses rois, comme le prouve le traité des habitants de Smyrne avec ceux de Magnésie[17]. On voit que les terres des Syriens étaient sujettes à cette contribution foncière par cet autre passage de Cicéron[18] où il dit : Quid nos Asiæ portus, quid Syriæ rura, a quid transmarina vectigalia juvabunt ? Mais Appien nous fait douter si la Syrie payait le dixième de ses produits en grains, lorsqu’il nous apprend[19] que cette province et la Cilicie, soumises par Pompée, furent contraintes de payer le centième de l’estimation : Έxατοστή τοΰ τιμηματος. Noris[20] pense que ce passage d’Appien s’applique à la capitation imposée par Auguste. Je croirais plutôt que te fut une contribution de guerre du centième de la valeur capitale des propriétés, qui fut frappée par Pompée sur ces provinces, comme celle que Sylla mit sur l’Asie après la révolte, et que, dans l’état ordinaire, la Syrie payait la dîme ainsi que les autres contrées sujettes de la république romaine.

L’Espagne était traitée plus doucement pour l’impôt foncier. Regardée comme moins fertile, ou plus ménagée par quelques considérations politiques, elle ne payait, dit Tite-Live (XLIII, 9), que le vingtième des grains et le dixième des menus produits, frugum minutarum, tels que le vin, l’huile, etc. Cicéron atteste positivement ce fait dans ses Verrines (III, 7).

D’après les règlements d’Hiéron, qui avaient servi de base aux Romains pour l’assiette de la dîme dans toutes les contrées soumises à cet impôt, les cultivateurs étaient obligés de déclarer le nombre de jugères qu’ils voulaient ensemencer[21] ; on inscrivait leurs noms et on prélevait le dixième du produit. Le propriétaire ne devait rien autre chose que la dîme, qui se payait en grain et non en argent ; seulement il était obligé de transporter ce blé jusqu’à la mer, où on l’embarquait pour Rome, et, quand la récolte était abondante, il donnait bonne mesure. La preuve de cette obligation de charroi se tire d’un édit par lequel Verrès ordonna qu’avant le premier jour du mois d’août tout le blé de dîme fût transporté sur le bord de la mer[22].

Quelquefois les gouverneurs, Verrès entre autres[23], forçaient les provinces de racheter leur dîme à très haut prix, et de plus, leur extorquaient des contributions en argent ; mais c’était un abus de pouvoir souvent réprimé par le sénat. Tite-Live nous apprend en effet (XLIII, 2) que les Espagnols, qui se plaignirent de ces vexations, obtinrent que le gouverneur ne pourrait ni estimer le blé, ni les forcer à lui vendre leurs grains aux prix qu’il lui plairait d’y mettre, ni établir des receveurs dans les villes pour percevoir des taxes arbitraires.

La somme totale du blé produit par les dîmes était inscrite sur des registres publics et devait être transportée intégralement à Rome ; il n’était pas permis au questeur ni au préteur d’en rien retrancher, ni d’en appliquer une portion à d’autres besoins. Sylla même, dit Cicéron[24], tout-puissant dans sa dictature, ne put obtenir du sénat ce privilège.

Quelquefois, cependant, quand les circonstances l’exigeaient impérieusement, on imposait aux provinces une deuxième dîme en nature, outre celle qu’elles devaient pour leur contribution annuelle et ordinaire ; mais, dans ce cas, le sénat faisait payer aux propriétaires le prix de ces grains qu’on appelait frumentum imperatum, ou emptum, ou decumanum, parce que c’était une deuxième dîme qui était levée également sur tous les habitants. Tite-Live en rapporte plusieurs exemples[25].

Le prix de cette livraison de blé était fixé par le sénat, qui donnait au préteur la somme nécessaire pour le payer ; l’argent était tiré du trésor public[26]. La valeur du blé exigé de cette manière était portée par le sénat au prix courant, sans doute dans le but de diminuer l’odieux de cette réquisition extraordinaire. Le gouverneur de la province était chargé d’examiner la qualité du blé et de le recevoir s’il était bon et valable.

Enfin la province offrait quelquefois une certaine quantité de blé comme don gratuit. Cicéron nous a transmis tous ces détails ; ils sont résumés dans ce passage : Quando illa provincia frumentum quod deberet non ad diem dedit ? quando id quod opus esse putaret non ultra pollicita est ? quando id quod imperaretur recusavit ?[27] Asconius dit, en commentant cette phrase : Omne genus pensitationis in hoc capitate positum est, canonis, oblationis, indictionis.

Le préteur ou le proconsul avait, en outre, le droit d’exiger des habitants de sa province certaines redevances en nature pour sa nourriture et celle de sa maison ; cette contribution se nommait cella. La quotité en était fixée par le sénat, mais l’usage s’établit que le préteur estimât en argent la valeur du blé qu’on devait lui fournir pour sa maison, ce qui fit donner à cette prestation le nom de frumentum æstimatum[28].

Une autre redevance en blé était encore accordée au préteur par les publicains, qui, dans leurs procès avec les provinciaux, avaient intérêt à gagner la faveur des magistrats ; c’est peut-être là le frumentum honorarium qu’indique Cicéron dans sa harangue contre Pison : Qui modus tibi fuit frumenti æstimati, qui honorarii ?[29] Cet abus fut la source d’autres extorsions connues sous les noms de vinum honorarium, unguentarium, vasarium, etc.[30], qui furent exigées parles magistrats romains, mais qui n’étaient point sanctionnées par les lois, puisque Caton, préteur de Sardaigne, comme nous l’apprenons par Tite-Live, retrancha impitoyablement tous ces abus.

 

 

 



[1] XXXVIII, 48.

[2] Bell. civ., V, p. 673, 841.

[3] Verrines, III, 6.

[4] Voyez Lacus Larcrinus.

[5] Sénèque, Lettres, 78. Pline, IX, 79. Valère Maxime, IX, I, 1.

[6] Ad Georg., II, 161.

[7] Je ne parle ici que des blés apportés extraordinairement à Rome des diverses provinces de l’Italie ; l’importation annuelle des grains étrangers est d’une date plus récente.

[8] II, 9, 34 et passim.

[9] Vid. Mnursius, Lect. Attic., III, 9. La ville de Cranon en Thessalie affermait aussi ses terres arables pour le dixième des grains. Voyez Polyen., II, 31.

[10] Spanheim, ad Callim. Hymn. in Del., 278.

[11] Voyez, sur ce sujet, Juste-Lipse, de Magnit. rom., II, c. III ; Oper., t. III, p. 392-395.

[12] Verrines, III, 8.

[13] XXXI, 17. Cf. Valère Maxime, VII, VI, 1.

[14] Bell. Afr., cap. ult.

[15] Pro Balbo, cap. 18 : Afri, Sardi, Hiapani agris et stipendio multati.

[16] Pro leg. Manil., c. 6. Ad Attic., V, 13.

[17] Marmor. Oxon., p. 45.

[18] Agrar. conta Rullum, II, 29 (A quoi nous serviront les ports de l'Asie, les campagnes de la Syrie, et tous nos revenus d'outre-mer, au moindre bruit d'un mouvement des pirates et des ennemis ?).

[19] Bell. Syr., c. 50.

[20] Ad Cenatoph. Pisana Diss., II, c. 19, p. 322.

[21] Verrines, III, c. 22, 47

[22] Ut auto Kal. Sextilis omnes decumas ad aquam deportatas haberent (Ces édits... enjoignaient de porter les dîmes avant le mois d'août). Cicéron, Verrines, III, 14, 90.

[23] Cicéron, Divinat., c. X, et Verrines, III, passim.

[24] Verrines, III, 35.

[25] Siciliæ Sardiniæque binæ eo anno decumæ frumenti imperatæ (La Sicile et la Sardaigne furent soumises cette année à une double dîme de blé). XXXVII, 2, 50. Voyez aussi XXXVI, 2 ; XLII, 31. Cf. Cicéron, Verrines, III, 35 ; V, 21.

[26] Verrines, III, 70.

[27] Ibidem, II, 9 (Quand la Sicile n'a-t-elle pas fourni au jour marqué le blé qu'elle nous devait ? Quand ne s'est-elle pas empressée de nous en offrir, suivant nos besoins ? Quand a-t-elle refusé celui que nous exigions ?).

[28] Asconius, in Verr., I, 38.

[29] In Pison., 35 (Quelles bornes as-tu mises à l'estimation du blé, et surtout à celles du blé gratuit, si l'on peut appeler gratuit un blé arraché par la violence et la crainte ?).

[30] Muret., Var. lect., XII, 5, et Thomas., de Donar., c. I.