ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE QUATRIÈME — INSTITUTIONS POLITIQUES - ADMINISTRATION - FINANCES

CHAPITRE VI. — Lois de Rullus, de Flavius et de César.

 

La loi agraire de Tiberius Gracchus reçut un commencement d’exécution depuis sa promulgation, en 621, jusqu’à la mort de son frère Caïus, en 633. Peu de temps après, dit Appien[1], une loi fut portée qui permettait de vendre et d’acheter les portions concédées du domaine public. Les riches renouvelèrent leurs usurpations, et, soit par argent, soit par la violence aidée de quelques vains prétextes, ils dépossédèrent les pauvres colons ; le sort de ceux-ci était devenu pire qu’auparavant. Un tribun[2] fit passer une loi portant que les terres usurpées du domaine public ne seraient plus partagées aux citoyens pauvres ni enlevées à leurs possesseurs, mais que ceux-ci paieraient pour ces biens, au trésor public, une redevance qui serait partagée entre les plébéiens. Cette mesure, qui soulagea un peu la misère des pauvres, ne remédia point à la diminution de la population libre.

Enfin, dit Appien, après avoir miné par de semblables artifices les lois des Gracques (très bonnes en elles-mêmes et très utiles à l’État), un autre tribun, Spurius Thorius, fit supprimer cet impôt[3] ; de sorte que, quinze ans après la promulgation des lois de Caïus, il ne resta plus aux plébéiens ni terres concédées, ni distributions d’argent et de blé, enfin aucun des avantages que les Gracques leur avaient procuras, et que le nombre des citoyens et des soldats diminua de plus en plus.

En 691, dès l’entrée de Cicéron au consulat, le tribun du peuple Servilius Rullus proposa une nouvelle loi agraire qui, sous prétexte du soulagement des pauvres, livrait à quelques citoyens tous les domaines, tous les revenus de la république, et conférait aux décemvirs chargés de son exécution un pouvoir exorbitant[4] ; en voici les principaux articles. Cette loi ordonnait qu’on vendit les anciens domaines des rois de Macédoine[5] et de Pergame[6] ; ceux de Mithridate, en Paphlagonie, dans le Pont et la Cappadoce[7] ; le royaume de Bithynie[8], même celui d’Égypte[9] ; les territoires de Corinthe, de Carthagène, de l’ancienne Carthage[10], de Cyrène, et de plus les terres[11], les rues, les édifices, les meubles[12] et immeubles[13] qui appartenaient à l’État hors de l’Italie. Cette loi faisait vendre aussi tout ce que la république possédait dans la Sicile, en maisons et en biens-fonds[14], les terres, les vignes, les bois, les prairies, les propriétés bâties qui formaient son domaine en Italie, telles que la forêt Scantia[15], les territoires de Capoue et de Stellata[16], la voie publique d’Herculanum (à Naples[17]) le mont Gaurus, les saussaies de Minturnes[18], et même, à Rome, les temples, les lieux publics[19], etc.

La même loi assujettissait les généraux à rapporter tout le butin et tout l’argent qu’ils avaient pris ou reçu dans la guerre, et qui n’était pas entré dans le trésor public ou n’avait pas été employé à quelque monument. Elle livrait aux décemvirs tous les esclaves, le bétail, l’or, l’ivoire, les étoffes, les meubles, etc., qui avaient été acquis à l’État depuis le consulat de Sylla et de Pompée[20] ; elle choisissait, pour diriger toutes ces opérations, dix commissaires, élus par dix-sept tribus seulement, tirées au sort dans les trente-cinq[21]. Elle conférait à ces décemvirs tout pouvoir de vendre, d’aliéner, d’imposer, d’affermer, de faire rendre compte, de juger quelles terres appartenaient à l’État ou aux particuliers, et cela sans appel, pendant cinq ans[22]. Elle mettait encore dans leurs mains, pour les vendre, les domaines et les impôts que pourrait acquérir la république, à partir de la promulgation de la loi[23].

Avec les sommes immenses recueillies par ces divers moyens, les décemvirs devaient acheter des terres en Italie pour y établir les citoyens pauvres[24]. Ils s’étaient fait donner le pouvoir de fonder des colonies nouvelles et de renouveler les anciennes, d’en désigner à leur gré l’emplacement, les fortifications, les colons[25].

Enfin ils devaient distribuer à cinq mille citoyens romains le territoire et la ville de Capoue, qui formaient un des plus beaux et des plus sûrs revenus de la république[26].

D’après cet extrait des chapitres de la loi on voit que Cicéron n’exagérait point en affirmant[27] que Rullus, sous prétexte d’une loi agraire, établissait dix rois, dix maîtres absolus du trésor public, des revenus publics, de toutes les provinces, de tous les royaumes, de tous les États libres, enfin de tout l’empire et presque de l’univers.

La loi agraire de Rullus avait encore un autre but que Cicéron fit ressortir très habilement[28] devant l’assemblée du peuple pour décréditer le tribun et lui ôter l’appui de la classe moyenne, qui s’était généralement attachée au parti de Marius. Les biens-fonds appartenant, soit à des villes, soit à des particuliers, qui avaient été confisqués par Sylla lorsqu’il établit les proscriptions[29], et qu’il avait donnés ou vendus à vil prix à ses créatures, ces espèces de biens nationaux dont le titre originaire reposait sur la violation de la propriété, subissaient alors une grande dépréciation dans leur valeur, et même ne pouvaient se vendre ni s’échanger, à cause de l’odieux que l’opinion publique déversait sur leurs possesseurs. C’est, pour le dire en passant, ce qui a existé pendant cent ans en Irlande pour un cas semblable, et ce que nous avons vu se renouveler pendant trente ans en France relativement aux biens des émigrés. Or, le beau-père du tribun Rullus avait amassé une énorme fortune en achetant à vil prix les dépouilles des proscrits. Rullus, par cette loi qui mettait entre ses mains tous les trésors de l’État et lui permettait d’acquérir des particuliers toute espèce de biens, à quelque prix que ce fût, avait pour but de légitimer, de consolider, d’augmenter la fortune de son beau-père et la sienne. C’était une véritable loi d’indemnité, mais seulement en faveur de tous les acquéreurs des biens des proscrits.

Le vil motif de l’intérêt personnel s’y montrait à découvert, et Rullus, comme le fit Catilina quelques mois après, tendait à asservir la république en se faisant donner un pouvoir exorbitant, appuyé sur la faveur et le concours de tous les partisans de Sylla.

Cicéron parvint à faire comprendre au peuple romain ses véritables intérêts, et les tribus, éclairées par lui sur les motifs secrets que Rullus cachait sous les dehors d’une loi populaire, le forcèrent à retirer sa proposition.

Trois ans après, en 694, Pompée, revenu de l’Asie, voulut faire une distribution de terres aux soldats qui avaient servi sous ses ordres, et qui, lui devant leur établissement, seraient devenus à jamais ses créatures et les appuis de sa puissance. Le tribun Flavius, de concert avec lui, proposa une loi agraire. Elle était assez habilement présentée. Quoique ses auteurs eussent pour but principal l’établissement des soldats de Pompée, cependant, afin que tout le peuple pût y prendre intérêt, ils associaient les autres citoyens au partage des terres.

Cicéron en parle en ces termes à son ami Atticus[30] : Le tribun Flavius agit fortement pour faire passer sa loi agraire ; Pompée le soutient, et il n’y a de populaire dans cette loi que le promoteur. Pour moi, je proposai, et mon avis fut approuvé de toute l’assemblée du peuple, qu’on retranchât de cette loi tout ce qui pouvait blesser les intérêts des particuliers, qu’on exceptât les terres usurpées sur le domaine public avant 619[31], que les possessions des partisans de Sylla leur fussent confirmées, et qu’on laissât aux habitants d’Arretium et de Volaterra les terres que ce même Sylla avait confisquées, mais qui n’avaient point été partagées. Le seul article que j’approuvais, c’était qu’on employât à acheter d’autres terres tout ce qu’on retirerait pendant cinq ans des nouveaux subsides imposés sur les pays conquis[32]. Le sénat repoussait la loi tout entière, soupçonnant qu’elle avait pour but d’accroître la puissance de Pompée, qui employait tous ses efforts pour la faire passer. Pour moi, sans offenser ceux qui sont intéressés à cette distribution de terres, j’assurais à tous les particuliers la possession de leurs propriétés ; je trouvais aussi le moyen de contenter Pompée et les plébéiens par cet achat de nouvelles propriétés qui, étant opéré avec discernement, aurait purgé la capitale d’une populace séditieuse et peuplé les cantons déserts de l’Italie ; mais la guerre des Gaules a fait presque oublier cette affaire.

L’année suivante, 695, Jules César, ayant été nommé consul, reprit les propositions de Rullus et de Flavius, mais en les modifiant, et présenta de nouveau une loi agraire.

Dion Cassius est le seul historien qui fournisse sur ce fait des détails circonstanciés, que j’extrairai de son récit[33].

César présenta d’abord sa loi au sénat, dont il sollicita l’approbation avant de la porter à l’assemblée du peuple. Il exposa qu’une distribution de terres aux pauvres citoyens était tout à fait utile et même indispensable pour délivrer la ville d’une nombreuse populace qui la surchargeait et qui souvent devenait séditieuse, pour repeupler et fertiliser plusieurs contrées de l’Italie qui étaient maintenant dénuées de culture et d’habitants ; enfin pour récompenser les soldats qui avaient servi la république, et donner des moyens d’existence à un grand nombre de citoyens qui en manquaient totalement.

Il ajouta que sa loi agraire, telle qu’il l’avait rédigée, était très modérée et ne pouvait être à charge ni à l’État ni aux particuliers ; qu’en distribuant les terres appartenant à la république il exceptait le territoire de Capoue, qui, par sa fertilité, était précieux à l’État ; que, pour celles qu’il faudrait acquérir des particuliers, il stipulait qu’on ne les achèterait que de ceux qui consentiraient à les vendre, et qu’on les paierait à leur juste prix, selon l’estimation portée sur les registres des censeurs. La république, disait-il, avait de grands moyens pour subvenir à cette dépense, tant par les sommes prodigieuses que Pompée avait versées au trésor public que par les tributs qu’il avait imposés à ses nouvelles conquêtes.

César faisait remarquer encore que, pour présider à la distribution des terres, il nommait vingt commissaires, nombre trop grand pour que l’on pût appréhender entre eux un complot redoutable à la liberté publique. Il déclarait qu’il s’était exclu lui-même du nombre de ceux qui pouvaient être choisis pour cette fonction, ne se réservant que l’honneur d’avoir proposé cette mesure ; enfin il insinuait adroitement que c’étaient là vingt places honorables et importantes qui pouvaient convenir à plusieurs des membres du sénat. Non content de cet exposé, adressé au sénat en général, il interrogeait chaque sénateur et leur demandait à tous s’ils trouvaient quelque chose à reprendre dans sa loi, offrant, ou de retrancher les articles qui seraient justement blâmés, ou même d’abandonner entièrement son projet, pourvu qu’on en démontrât le vice et le danger. Dion rapporte qu’à toutes ces questions les sénateurs ne pouvaient répondre ni indiquer distinctement ce qu’ils blâmaient dans la loi, et c’était la précisément ce qui les piquait davantage qu’une proposition qui leur déplaisait beaucoup fût néanmoins à l’abri de toute critique.

César, comme on voit, ne faisait que reproduire l’amendement apporté par Cicéron à la loi de Flavius. Caton seul s’éleva avec force contre le projet de César, disant hautement qu’il n’appréhendait pas tant le partage des terres que le prix que demanderaient au peuple ceux qui cherchaient à le gagner par ces largesses. Cette opinion entraîna la majorité des sénateurs. César, après avoir essayé de les ramener à son avis, s’écria : Puisque vous m’y forcez, je vais recourir au peuple. Il fit même alors un changement à sa loi, et la rendit plus désagréable aux sénateurs en y comprenant le territoire de Capoue, qu’il avait d’abord excepté. Il le distribua, dit Suétone (César, 20), à vingt mille citoyens qui avaient au moins trois enfants. On voit encore là un nouvel effort fait par le gouvernement pour encourager la reproduction de la population libre et combattre le penchant pour le célibat, que la corruption des mœurs rendait chaque jour plus commun.

J’ai donné la liste, aussi exacte et aussi complète qu’il est possible de se la procurer, des domaines que la république possédait en 689 dans l’Italie et dans les provinces.

Il paraît que, par suite de la loi agraire de J. César, toutes les terres domaniales situées en Italie furent distribuées aux plébéiens ; car Cicéron dit dans une lettre à Atticus (II, 16) de la fin de cette même année 693 : Après la distribution des terres de la Campanie et l’abolition des douanes et des entrées, quel revenu reste-t-il en Italie à la république, excepté le vingtième assis sur la vente et l’affranchissement des esclaves ?

Il serait curieux de reconnaître quels furent les effets de la vente des domaines et de l’abolition des impôts en Italie sur la population et les produits de cette contrée ; mais cette question importante réclame une discussion particulière ; elle sera traitée plus convenablement dans les chapitres qui auront pour objet spécial le trésor, les domaines, les impôts et les revenus de la république et de l’empire.

Ici se termine l’histoire des lois agraires, qui, pendant plus de trois siècles, ont tant agité la république romaine.

Le seul exposé des mesures proposées par Rullus, Flavius et César, démontre la difficulté qu’il y avait à établir ces lois, et fait prévoir leur inefficacité. Ou avait manqué l’occasion favorable ; ce n’était qu’en 619, en adoptant la première loi de Tiberius Gracchus, qu’on aurait pu arrêter la corruption des mœurs, l’accumulation des propriétés dans les mêmes mains, remédier à la diminution de la population libre, enfin rétablir l’équilibre nécessaire entre les trois pouvoirs de l’État.

 

 

 



[1] Bell. civ., I, 27.

[2] Appien (Bell. civ., I, 27) le nomme à tort Spurius Borius. Schweighæuser, h. l., croit que son nom était Marius.

[3] Cicéron (in Brutus, cap. XXXVI) dit : Sp. Thorius satis valuit in populari genere dicendi, is qui agrum publicum, vitiosa et inutili lege, vectigali levavit (Spurius Thorius eut assez d'action comme orateur populaire : ce fut lui qui affranchit les détenteurs du domaine public de l'impôt dont les avait chargés une loi aussi mauvaise qu'inutile).

[4] Cicéron, de Leg. agr. contra Rull., I, 1 et passim, éd. Varior.

[5] I, 2.

[6] II, 15.

[7] I, 2, 11, 19.

[8] II, 15, 19.

[9] II, 16.

[10] I, 2 ; II, 19.

[11] II, 14.

[12] II, 15.

[13] I, 1 ; II, 14, 15, 21.

[14] I, 2.

[15] III, 12.

[16] I, 7.

[17] II, 14.

[18] II, 14.

[19] I, 2 ; II, 14.

[20] II, 15.

[21] II, 7, sqq.

[22] II, 13.

[23] II, 21.

[24] II, 4, 5.

[25] I, 5, 6, 7.

[26] I, 6 ; II, 32, sqq.

[27] II, 6

[28] II, 26.

[29] Voyez un passage très important de Heyne, Opusc. acad., t. IV, p. 371, not. o.

[30] Ad Attic., I, 19.

[31] C’est l’année du consulat de P. Mucius et de L. Calpurnius, époque de la première loi agraire de Tiberius Gracchus.

[32] Pompée avait, par la conquête de l’Asie, presque doublé les revenus de la république. Pline, VII, 27.

[33] Lib. XXXVIII, 1-7. Cf. Appien, Bell. civ., II, 10. Cicéron, ad Att., II, 16. Suétone, César, 20 ; Velleius Paterculus, II, p. 115, éd. Glasg., 1752.