ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE QUATRIÈME — INSTITUTIONS POLITIQUES - ADMINISTRATION - FINANCES

CHAPITRE II. — De l’intérêt légal de l’argent.

 

La loi sur les dettes avait statué simplement que les intérêts perçus seraient passés en compte et en déduction du capital, et qu’il serait donné trois ans aux débiteurs pour s’acquitter du reste en trois paiements égaux[1]. On n’avait pas pris d’autres mesures pour empêcher que les pauvres ne s’endettassent de nouveau par des emprunts usuraires.

La loi des Douze-Tables, l’an de Rome 303, avait fixé l’intérêt de l’argent à 1 % par an[2]. Si quis unciario fœnore (quod unciam menstruam dependit in centenos asses) amplius fœneravit, quadruplione luito[3]. Ces lois, dit Ammien (XXII, XVI, 22), étaient tirées, en grande partie, des lois de Solon ; elles furent promptement violées. Mais les patriciens n’étant plus seuls souverains de la république, M. Duilius, en 398, rappela la loi des Douze-Tables, et réduisit de nouveau l’intérêt de l’argent à 1 % par an, unciario fœnore. Il fut réduit à ½ % en 408 [4] ; et, en 413, le prêt à intérêt fut absolument défendu par un plébiscite qu’avait provoqué le tribun Genucius[5].

Il ne faut pas croire que Tite-Live désigne par ces mots unciarium, semunciarium fœnus, l’intérêt par mois, c’est-à-dire 12 % ou 6 % par an. La suite des faits le prouve, et Tacite, dont je vais rapporter un passage, explique clairement les textes de Tite-Live. D’abord, dit Tacite[6], la loi des Douze-Tables réduisit à 1 % l’intérêt, qui auparavant n’avait de bornes que la cupidité des riches. Depuis, une loi tribunitienne le restreignit à ½ % ; une autre enfin l’abolit tout à fait, et l’on tâcha, par différents plébiscites, de prévenir les fraudes, qui, souvent réprimées, reparaissaient toujours sous divers déguisements.

Cette explication est confirmée par un autre passage de Tite-Live (X, 23), qui prouve que la loi de Genucius fut appliquée, l’an 457, contre des citoyens qui prêtaient à intérêt. Du reste, il n’est pas étonnant que, dans une république où l’industrie, où le commerce en gros et en détail étaient interdits aux citoyens, ou défendit aussi le commerce de l’argent.

Un passage de Cicéron[7] prouve qu’en 692 l’intérêt de 1 % par mois était regardé comme usuraire. Il avait besoin d’argent : Il me faut, dit-il, recourir aux banquiers Considius, Axius ou Selicius ; car, pour Cæcilius, ses parents mêmes n’en tireraient pas un sou à moins de 1% par mois.

Le sens de la phrase concise de Tacite postremo vetita versura, enfin le prêt à intérêt fut défendu, est clairement expliqué et bien déterminé par ce passage de Cicéron[8] : Iniquissime fœnore versuram facere Aurelius coactus est ; Aurelius a été forcé d’emprunter à un intérêt exorbitant.

Il faut donc regarder comme prouvé que, depuis Romulus jusqu’aux décemvirs, l’usure fut permise ; que l’intérêt de l’argent fut réduit à 1 % par an par la loi des Douze-Tables, puis à ½ % l’an 405 de Rome, et qu’enfin le prêt à intérêt fut totalement défendu. Cet état dura trois cents ans, jusqu’à la prise de Cartilage. Quand l’oligarchie eut envahi le pouvoir sur le peuple, il fut permis de prêter jusqu’à 12 %, mais 6 % était le taux commun de l’intérêt annuel.

La preuve arithmétique en est fournie par le calcul des frais d’achat et de plantation de sept jugères de vignes donné par Columelle[9].

Achat d’un esclave vigneron

8 000

sest.

Achat de sept jugères de terre de qualité moyenne

7 000

 

Frais de plantation de vigne

14 000

 

TOTAL . . . . .

29 000

 

Intérêt pour deux ans (semisses usurarum), à 6 % par an

3 480

 

TOTAL . . . . .

32 480

 

Semisses usurarum (centesimarum) est bien la moitié de la centesima usura ; donc unciarium fœnus signifie le douzième de l’as ou centesima usura. Il n’y a qu’à prendre la plume et à vérifier le calcul pour s’en convaincre.

As sortis annuus, ou centesima usura, désignent également, chez les Latins, l’intérêt de 12 % par an ou de 1 % par mois. Ainsi Justinien fixe l’intérêt à 4 %, lorsqu’il défend de stipuler dans les contrats plus du tiers de la centesima usura[10] ; le tiers de l’as est de 4 onces. L’once est la douzième partie de l’as ; donc unciarium fœnus signifie 1/12 % par mois, ou 1% par an[11]. L’intérêt de 5 onces, usura quincunx, exprimé dans la table alimentaire de Trajan[12] est donc notre intérêt légal de 5 % par an.

Centesimæ cum anatocismo est la même chose que le perpetuum fœnus, mentionné par Cicéron en ces mots : Centesimas perpetuo fænore ducere, tirer 1 % par mois, ou 12 % par an de son argent, avec les intérêts composés[13]. a On prêtait aussi à 12 % par an, sans les intérêts composés, mais ajoutés au capital après l’année révolue. Le passage suivant de Cicéron[14] prouve la différence de ces deux sortes de prêts : Totum nomen Scaptio solvere, sed centesimis ductis a proxima quidem syngrapha, nec perpetuis, sed renovatis quotannis ; c’est-à-dire : On offre de payer à Scaptius toute la créance, avec les intérêts à 12 % par an[15], à compter depuis la dernière obligation, intérêts non pas composés, mais ajoutés au principal à la fin de chaque année. En 699 de Rome, l’intérêt, qui était à 4 %, monta tout de suite à 8 %, lors des élections. Cicéron[16] le dit en ces termes : Fœnus ex triente Idib. Quint. factum erat bessibus.

Les deniers publics, en Bithynie, du temps de Trajan, ne pouvaient trouver d’emprunteurs à 12% par an. Pline le jeune en rendit compte à l’empereur, qui fit baisser l’intérêt[17].

L’usura uncia, dit Forcellini, plus souvent nommée unciaria, était la douzième partie de l’usura centesima[18].

L’usage de ce prêt légal à 1 % par an est prouvé par la loi des XII tables, qui stipula ne quis unciario fœnore plus exerceret.

L’unciarius hœres, d’après Ulpien (XXX, XXXIV, § 12), est héritier pour une once ou la douzième partie de la succession. De même unciarium fœnus, dans Tite-Live, c’est-à-dire l’usura uncia, et, dans le même auteur, semunciarium ex unciario fœnus factum, représentent la douzième et la vingt-quatrième partie de la centesima ou de l’intérêt à 12 %. Enfin, Festus (v. Unciaria) nous apprend qu’une loi Unciaria, de fœnore unciario, fut portée par L. Sulla et Q. Pompeius Rufus.

Ainsi donc, pour établir qu’uncia, unciaria usura, unciarium fœnus signifient 1 % par mois ou 12 % par an, comme as et centesima, il faudrait qu’as et uncia, l’unité et le douzième de l’unité, l’once et la livre enfin, eussent eu, chez les Romains, la même signification et la même valeur, ce qui est tout à fait inadmissible.

Les meilleurs critiques et les hommes de loi les plus habiles évaluent asses ou centesimæ usuræ à 12 %, et les unciariæ à 1 % par an. G. Noodt[19], Gravina[20], Heineccius[21], Montesquieu[22], Fr. Gronovius[23], Saumaise[24], M. Pastoret[25] adoptent unanimement cette interprétation, admise aussi par Gibbon[26].

Je me suis cru obligé de rapporter en détail toutes les preuves tendant à fixer le taux de l’intérêt de l’argent pendant la durée de la république romaine, parce que cette question, quoiqu’elle eût été traitée par les hommes les plus habiles, était encore controversée. L’ancien adage, renvoyer aux calendes grecques, et le terme d’usura unciaria, avaient établi le préjugé que l’intérêt légal de l’argent, chez les Romains, était à 1 % par mois, ou 12 % par an.

En 303, l’intérêt légal de l’argent avait été fixé à 1 %. En 429, la contrainte par corps fut abolie, et les créanciers n’eurent plus d’action que sur les biens de leurs débiteurs. Cette année, dit Tite-Live (VIII, 28), fut pour le peuple romain comme une ère nouvelle de sa liberté, puisque ce fut de ce moment que les débiteurs cessèrent d’être livrés à l’esclavage.

 

 

 



[1] Tite-Live, VI, 35.

[2] Niebuhr le fixe à 10 % par an. Hist. rom., t. V, p. 73, ss. et not. 105, tr. fr.

[3] Cf. Gaji, lib. III, ad leg. XII tab. c. a., De Martini, Hist. jur. civ., p. 53, et Gothofr., Fragm. XII tab., tit. XV.

[4] Semunciarium tentum ex unciario fœnus factum (seulement l'intérêt, fixé à un pour cent, fut réduit de moitié). Tite-Live, VII, 27.

[5] Lucium Genucium tulisse ad populum ne fœnerare liceret (Lucius Génucius porta une loi contre l'usure). Tite-Live, VII, 42. Μή δανείζειν έπί τόxοις, dit Appien, Bell. civ., I, 54.

[6] Annales, VI, 16. Niebuhr (Hist. Rom., t. II, p. 384) explique, à tort je crois, le mot versura par une conversion du capital échu et des intérêts en une nouvelle dette. Juste-Lipse, Gronovius, Saumaise, Ernesti, le font synonyme de usura.

[7] Ad Attic., I, 12.

[8] Ibid., XVI, 15.

[9] De Re rust., III, III, 5, 8.

[10] Code Justinien, IV, XXXII, 26.

[11] Saumaise dit positivement (de Modo usurarum, cap. VII, p. 289, 292) : Unciæ usura sunt cum nummus unus fœnoris in centum nummos sortis annuus infertur. Forcellini dit (h. v.) : Centesimæ erant usura in quibus centesima sortis pars, hoc est 1 % unum pro centum, singulis mensibus solvebatur, atque adeo 12 % quotannis, dodici per cento, qua ratione centesimo mense usura sortem æquabat. Hac erat usurarum gravissima et veluti as a qua usuræ minores nominibus partium assis appellabantur semisses, trientes, quadrantes.

[12] Maffei, Museum Veron., p. 381.

[13] Cicéron, ad Attic., V, 21. Notre assertion est prouvée par ce passage de la même lettre : Nihil impudentius Scaptio, qui centesimis cum anatocismo contentus non esset (12 % par an avec les intérêts composés) ; nam aut bono nomine, centesimis contentus erat, aut non bono quaternas centecimas sperabat. Scaptius, prête nom de Brutus, exigeait des Salaminiens 48 %, avec les intérêts des intérêts.

[14] Ad Attic., VI, 9, t. I, p. 606.

[15] C’était l’intérêt commercial en Égypte, 146 ans avant J.-C. Letronne, Récompense promise à celui qui ramènera un esclave échappé, p. 7, éd. 1833.

[16] Ad Attic., IV, 15, t. I, p. 421.

[17] Lettres, X, 62, 63, éd. Schæff. Sous le quatrième consulat de ce prince on trouve un intérêt 2 ½ % par an. Borghesi, Dissert. sur la table alimentaire Bebbiana et Cornel., Bull. de l’Inst. archéol., an 1835, p. 151. Un intérêt à 3 %, usura quadrantaria, se trouve mentionné dans le Digeste.

[18] Dicitur unciaria, quia sicut uncia est assis para duodecima, ita hæc usura para est duodecima centesimæ quæ est velut as. Enciaria usura omnium levissima et centesimæ opposite, qua scilicet unum pro centum, non singulis mensibus, sed singulis annis solvebatur. Gloss., v. Uncia.

[19] De fœnore et usuris, t. I, p. 175, éd. 1767.

[20] Opp., p. 205, 210.

[21] Antiq. ad Instit., III, tit. XV, sqq., éd. Haubold, 1822.

[22] Esprit des Lois, XXII, c. 21, 22, et Défense de l’Esprit des Lois, chap. Usure, t. IV, p. 294, éd. in-12, 1769.

[23] De pec. vet., III, 13, p. 213, 227.

[24] Loc. cit.

[25] Mém. de la Classe d’Histoire et de Littérature ancienne, t. III, p. 314.

[26] Décadence de l’Empire rom., t. XI, p. 159, tr. fr.