ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE TROISIÈME — AGRICULTURE - PRODUITS

CHAPITRE XXII. — Destruction de la classe moyenne.

 

Une autre cause non moins influente de la diminution des produits de l’Italie fut ce gouvernement arbitraire, ce système d’exactions, de concussions, de confiscations, de proscriptions, qui domina dans la république romaine depuis les Gracques jusqu’à l’avènement d’Auguste. L’envahissement continuel des petites propriétés par les hommes riches et puissants y détruisit totalement cette classe moyenne, active et industrieuse, qui forme la véritable richesse des empires, parce qu’elle produit toujours plus qu’elle ne consomme.

Ici les exemples et les témoignages se présentent en foule : je n’ai que l’embarras du choix. Nous avons vu[1] que, lorsque Tiberius Gracchus proposa sa loi agraire, les riches avaient, par l’usure, la violence, la faveur, l’abus du pouvoir, envahi presque toutes les petites propriétés des citoyens romains, et presque dépeuplé l’Italie d’hommes libres. Le parti du sénat et des riches avant triomphé, il y eut trois mille hommes tués avec Caïus Gracchus ; leurs corps furent jetés dans le Tibre et tous leurs biens confisqués. Sa femme Licinia fut privée de sa dot[2]. Les trois cents qui avaient péri avec Tiberius avaient été traités de même[3]. La guerre sociale, qui ne dura que trois ans, enleva à l’Italie trois cent mille hommes, dit Velleius. Il ajoute (II, 15) : Nec Annibalis nec Pyrrhi tanta fuit vastatio. Les proscriptions qui suivirent le bannissement de Marius, et sa rentrée dans Rome avec Cinna, diminuèrent beaucoup la population libre[4]. Aussi fut-on obligé plusieurs fois, dans cette période, d’armer les esclaves[5]. Mais le droit de propriété était si sacré, dit Velleius (II, 22), que personne dans ces premières guerres civiles, où il y eut beaucoup de citoyens condamnés à mort, n’osa donner ou demander les biens d’un citoyen romain. La deuxième guerre civile de Sylla contre Carbon et le jeune Marius, guerre où l’on ne faisait point de prisonniers et où la cruauté et l’acharnement passèrent toutes les bornes[6], contribua à détruire la population et à diminuer les produits de l’Italie ; les esclaves que l’on avait armés furetèrent des corps de brigands, pillèrent, égorgèrent leurs maîtres[7] ; il fallut les exterminer. Enfin les proscriptions de Sylla, avant et pendant sa dictature, ces lois perverses qui confisquaient les biens des fils et des petits-fils des proscrits[8], bouleversèrent l’Italie, firent changer de mains une foule de propriétés, et ces désastres tombèrent principalement sur la classe moyenne qui avait suivi le parti de Marius[9]. On peut juger du nombre des victimes par l’exemple de Préneste, où, dans un jour, la guerre terminée, Sylla fit égorger devant lui 12.000 habitants ; Norba fut aussi détruite de fond en comble. Appien (95-96) donne sur ces proscriptions des détails plus nombreux et dit que Sylla proscrivit d’abord 40 sénateurs et 1.600 chevaliers ; d’autres furent exilés, d’autres n’éprouvèrent que la confiscation de leurs biens. Ces mesures furent étendues à toute l’Italie ; on y égorgea, on y bannit, on y dépouilla de leurs biens tous ceux qui avaient agi sous les ordres des chefs du parti de Marius, même ceux dont les opinions seulement étaient supposées contraires au parti de Sylla.

Enfin, la population libre était tellement diminuée que Sylla fut contraint, pour recruter l’ordre des plébéiens, d’y introduire plus de 10.000 individus choisis parmi les plus jeunes et les plus vigoureux esclaves des proscrits ; il donna la liberté à ces esclaves et les rendit citoyens romains. De plus il distribua aux vingt-trois légions qui avaient combattu pour sa cause les propriétés foncières, les maisons mêmes des proscrits, une grande partie du territoire des villes de l’Italie, d’abord celle qui était restée inculte et ensuite celle qu’il leur enleva à titre de châtiment et d’amende. César, marchant sur les traces de Sylla, établit plus de 120.000 légionnaires. Tous ces faits curieux nous ont été conservés par Appien[10].

Que le nombre des citoyens romains libres ait été faible depuis la dictature de Sylla jusqu’à celle de César, c’est ce qui est prouvé par les dénombrements. Mais il y avait déjà dans les provinces (dans l’Asie, par exemple, et la Syrie) beaucoup de citoyens romains compris dans le cens et soumis au service militaire ; Cicéron et Bibulus en firent des levées pour grossir leurs légions et s’opposer aux Parthes[11]. Cependant tout l’empire, en 683, ne renfermait que 450.000 citoyens romains de dix-sept à soixante ans ; mais ce peuple romain était une véritable noblesse. Or, ces corps privilégiés, comme le prouve l’histoire de l’Europe moderne, tendent toujours à se restreindre et leurs familles à diminuer. Aussi, sous Auguste, il ne restait plus de rejetons des majorum gentium ; en France, les seuls Montmorency remontent à la deuxième race. A ces malheurs succéda le fléau de la révolte des esclaves et de la guerre de Spartacus, qui affligea l’Italie pendant trois années et demie consécutives[12]. Enfin les 63 ans qui s’écoulèrent depuis la mort de Tiberius Gracchus jusqu’à celle de ce gladiateur fameux ne furent pour l’Italie qu’une continuité de guerres civiles[13].

Le résultat de cet état de choses est indiqué clairement dans Appien par la disette de subsistances qui affligea le peuple pendant la dictature de César[14] et par la demande de l’abolition des dettes, motivée sur ce que, par suite des guerres et des séditions auxquelles la république avait été en proie, la valeur des terres était singulièrement avilie. César rendit alors la loi Julia, qui permit aux débiteurs de s’acquitter en livrant des fonds de terre estimés au prix où ils étaient avant les guerres civiles ; la loi retranchait aussi du capital de la dette les intérêts usuraires, qui formaient le quart de la créance[15].

Ces deux passages prouvent évidemment, ce me semble, la diminution des produits, l’avilissement des propriétés territoriales et la pénurie d’argent dans l’Italie à cette époque ; d’ailleurs ces trois causes s’enchaînent par une suite nécessaire.

Enfin le dénombrement exécuté par les ordres de César, avec le plus grand soin, prouve combien les guerres civiles et les causes que j’ai indiquées avaient affaibli la population libre, puisqu’elle se trouvait réduite à moitié de ce qu’elle était avant la guerre[16].

Entre la première et la deuxième guerre punique, Rome, selon le récit de Polybe (II, 24-25), menacée d’une invasion des Gaulois, fit le calcul de ses forces, et trouva qu’elle avait dans son sein et chez ses alliés 770.000 hommes en état de porter les armes ; le calcul semble exact. Polybe en donne le détail par peuples et par provinces, et cette grande population libre était comprise dans le tiers au plus de l’Italie, savoir : la portion qu’occupent aujourd’hui les États du pape, la Toscane et une partie du royaume de Naples. Hume[17] observe à ce sujet qu’il devait y avoir peu d’esclaves, excepté à Rome et dans les grandes villes.

Ici les faits parlent ; l’exactitude des chiffres nous répond de celle de l’histoire. Le cens exécuté, l’an 683, par les censeurs Lentulus et Gellius[18], ne nous offre plus que quatre cent cinquante mille citoyens de dix-sept à soixante ans, et, par conséquent, environ 1.800.000 personnes libres dans cette même portion de l’Italie où, en 529, les registres consultés par Polybe présentaient 750.000 combattants et près de trois millions d’habitants, sans les métœques et les esclaves[19].

Aussi voyons-nous César[20] porter plusieurs lois dans le but de remédier à la dépopulation de la capitale, ut exhaustæ urbisfrequentia suppeteret[21] :

1° Défense à tout citoyen non soldat de rester absent de Rome plus de trois ans, et aux patriciens de voyager à l’étranger, sinon pour fonctions publiques ;

2° Ordre aux herbagers, comme je l’ai dit, d’avoir parmi leurs pâtres un tiers d’hommes libres ;

3° Droits de citoyen romain accordés aux médecins et aux maîtres des arts libéraux afin de fixer à Rome ceux qui y exerçaient leur profession et d’y en attirer d’autres ;

4° Prérogatives assurées à ceux qui auraient plusieurs enfants[22] ;

5° L’usage des litières, de la pourpre et des perles, concédé aux femmes mariées qui avaient des enfants[23].

Tite-Live (VII, 25) confirme ce fait, je veux dire la diminution de la population libre, et dit qu’en 406 de Rome les alliés refusèrent leur contingent et que les consuls levèrent subitement dans la ville et son territoire dix légions de 4.200 fantassins et de 300 cavaliers, en tout 45.000 hommes, conscription que ne pourrait, dit-il, fournir la même contrée, aujourd’hui que Rome a conquis l’univers, quand même elle serait pressée par une invasion étrangère ; le luxe et les richesses se sont seuls accrus et nous épuisent. Aussi, dans le Ve siècle de Rome, les fils d’affranchis qui avaient un enfant mâle au-dessus de cinq ans pouvaient-ils, dit Tite-Live (XLV, 15), faire partie des tribus rustiques (les plus honorées).

L’agriculture et la population de l’Italie eurent encore à souffrir des proscriptions ordonnées par les triumvirs Octave, Antoine et Lépide[24], du pillage des meubles des proscrits et du partage fait de leurs terres aux soldats du parti victorieux[25].

Appien (B. c., IV, 3) compte dix-huit villes de l’Italie, les plus florissantes par leurs richesses, la fertilité de leur territoire et la beauté de leurs édifices, dont les possessions furent partagées entre les soldats comme si elles avaient été conquises à la pointe de l’épée.

Dion est plus précis dans les détails. Il établit d’abord (XLVIII, 6) que les triumvirs étaient tombés d’accord de donner à leurs soldats tous les biens de ceux qui ne portaient point les armes ; ils se divisèrent ensuite sur le mode de partage. Octave avait enlevé les terres à leurs maîtres dans toute l’Italie, πάσαν xατ’ Ίταλίαν, avec les esclaves et tout le mobilier, et il les donnait aux soldats ; on n’exceptait que celles qui avaient été attribuées antérieurement à des vétérans ou achetées par eux.

Le nombre des soldats à récompenser était énorme ; Appien (B. c., V, 5) le porte à 28 légions, qui, avec les surnuméraires, formaient 170.000 hommes, sans compter la cavalerie et les autres troupes.

Cette assertion sur l’enlèvement des terres à leurs maîtres dans toute l’Italie est confirmée par Appien, qui fait dire à Antoine (B. v., V, 42) : Octave se rend maintenant en Italie pour distribuer les terres et les villes, et, s’il faut réellement dire ce qui en est, il va faire passer toutes les propriétés de l’Italie en d’autres mains.

Ce projet presque inexécutable souleva la clameur et l’indignation publiques ; de plus, Antoine ne jugea pas qu’il fût de son intérêt de laisser Octave disposer des propriétés de l’Italie entière. On se contenta de distribuer aux soldats les territoires de dix-huit villes, du nombre desquelles étaient Capoue et Crémone ; mais l’avidité des soldats, dit Appien (V, 13), empiétait sans cesse sur les propriétés de leurs voisins, dépassait les limites des colonies qui leur étaient assignées, et, par un abus de la force, changeait les terres qui leur avaient été concédées pour de meilleures et de plus fertiles. C’est à cet état de choses que Virgile fait allusion dans sa première églogue[26]. Les vétérans, peu contents du territoire de Crémone qui leur avait été livré, avaient envahi celui de Mantoue[27],

Mantua, væ miseras nimium vicina Cremonæ !

et ils en avaient chassé les anciens propriétaires, ce qui fait dire à Mélibée :

Impius hæc tam culta novalia miles habebit ?

. . . . . . . . . . . . . . .En quo discordia cives

Perduxit miseros !

Virgile nous donne aussi un aperçu de l’état déplorable de la culture tombée dans les mains de ces guerriers avides et prodigues, dont l’un avait occupé les propriétés du poète et les avait laissées dépérir par sa négligence :

Fortunate senex, ergo tua rura manebunt.

. . . . . . . . . .quamvis lapis omnia nudus

Limosoque palus obducat pascua junco.

On peut encore citer les vers suivants des Géorgiques :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .Tot belle per orbem,

Tam multæ scelerum facies ; non ullus aratro

Dignus bonus (I, v. 506).

Ces vers se rapportent à l’an de Rome 717 ou aux préparatifs de la bataille d’Actium[28].

On pourrait peut-être induire d’un autre passage[29] que les habitants des villes et des contrées assignées aux soldats étaient transplantés dans des colonies frontières ou des possessions lointaines de l’empire romain. C’est, je crois, le sens de ces vers où Mélibée dit à Tityre :

At nos bine alii sitientes ibimus Afros ;

Pars Scythiam, et rapidum Cretæ veniemus Oaxem,

Et penitus toto divisos orbe Britannos.

Cicéron[30] jugeait alors qu’il était sage de donner des terres à la plèbe de Rome, pour purger la ville et peupler un peu la solitude de l’Italie : Sentinam urbis exhauriri et Italiæ solitudinem frequentari posse arbitrabar. Lucain[31] attribue aux guerres civiles la dépopulation de l’Italie :

At nunc semirutis pendent quod mœnia tectis

Urbibus Italiæ, lapsisque ingeotia muris

Saxa jacent, nulloque domus custode tenetur ;

Rarus et antiquis habitator in urbibus errat,

Horrida quod dumis multosque inarata per annos

Hesperia est, desuntque manus poscentibus arvis,

. . . . . . . . . . . . . . .civitis vulnera dextræ.

 

 

 



[1] Plutarque, T. Gracchus, cap. VIII, éd. Reiske.

[2] C. Gracchus, c. 17.

[3] T. Gracchus, cap. 19.

[4] Vid. Appien, Bell. civ., I, 69.

[5] Plutarque, Marius, c. 41, 42, et passim.

[6] Plutarque, Sylla, c. 30. Appien, Bell. civ., I, 81.

[7] Appien, I, 74.

[8] Plutarque, c. 31.

[9] Ces usurpations de Sylla s’étaient exercées aussi dans l’Asie, et elles furent réprimées après la mort du dictateur. Cicéron (ad Quint. fratr., I, I, 7) le dit formellement : Cogebantur Syllani homines quæ per vim et melum abstulerant reddere.

[10] Bell. civ., I, 96-100 ; II, 94, 119, 120, 135, 149. Cf. Suétone, César, 20, 38. Cicéron, ad Famil., XIII, 8 ; ad Attic., II, 16 ; Agrar., II, 16.

[11] Cicéron, ad Attic., V, 18 ; ad Famil., XV, 1.

[12] Appien, I, 116.

[13] Ibid., 121.

[14] L’an de Rome 705.

[15] Suétone, César, 42.

[16] Appien, Bell. civ., II, 102. Dion, XLIII, 25.

[17] Essays., I, 440.

[18] Tite-Live, Épitomé, XCVIII.

[19] Voyez liv. II, ch. I, V et VI.

[20] Suétone, César, 42

[21] C’est le conseil que donne à César Cicéron dans sa harangue pour Marcellus (chap. VIII) : Constituenda judicia, revocanda fides, comprimendæ libidines, propaganda suboles (rétablir les tribunaux, rappeler la confiance, réprimer la licence, favoriser la population).

[22] Trois enfants nés à Rome, quatre en Italie, cinq dans les provinces, exemptaient le père des charges personnelles. Digeste, L, V, 1-2. Heinecc., liv. II, 8. Scholiaste de Juvénal, ad Sat. IX, v. 60.

[23] Suétone, 43, et not. 16, Pitisc. h. l. Eusèbe, Chron. ; a. 1972 ; Dion, XLIII, 25. Voyez Aulu-Gelle, II, 15, qui cite le chapitre VII de la loi Julia sur le mariage ; Montesquieu, Esprit des lois, liv. XXIII, c. 21, sur la propagation de l’espèce ; Malthus, Essai sur la population, liv. I, ch. 14, traduction de Prévost, sur la cinquième édition. Voyez surtout Lipsii excurs. G. in lib. III Tacit. Ann., ed. Var., 1685, de leg. Julia et Pappia Poppœa, et Laboulaye sur cette loi, Droit de propr., t. I, p. 200-204. Sévère força le père à donner une dot pour marier ses enfants. Digeste, XXIII, II, 19. Enfin la loi, sacrifiant au désir d’accroître la population, reconnut le concubinat. Digeste, XXV, VII, 3, de Concubinis. Laboulaye, ouvrage cité, p. 204.

[24] Vid. Dion, XLVII, 3, p. 492.

[25] Dion, XLVII, 14. Suétone, Auguste, 13.

[26] I, 47, 65, 71, 73, et Heyne, Argument.

[27] Églogue, IX, 28.

[28] Heyne, Comment. sur Virgile, l. c., v. 505 et 511.

[29] Églogue, I, 65.

[30] Lib. I, Epist. 19, ad Atticum, t. I, p. 152, éd. Var. (Enfin mon système, habilement appliqué, avait l'avantage de nettoyer la sentine de Rome, et de peupler les solitudes de l'Italie).

[31] Pharsale, I, 24. (Les villes d'Italie s'écroulent sous leurs toits brisés ; leurs murailles ruinées ne sont plus que des débris épars ; les maisons n'ont plus de gardien qui les protéger l'habitant solitaire est errant dans leur vaste enceinte ; l'Hespérie dès longtemps inculte est couverte de ronces ; les mains du laboureur manquent aux champs qui les demandent... ces coups partent d'une main domestique).