ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE TROISIÈME — AGRICULTURE - PRODUITS

CHAPITRE XXI. — De la concentration des propriétés, principale cause de l’affaiblissement de la population et des produits de l’Italie aux VIIe et VIIIe siècles de Rome.

 

L’histoire des VIIe et VIIIe siècles de Rome nous présente un contraste singulier ; on voit l’agriculture, la population et les produits de l’Italie romaine diminuer progressivement à mesure qu’elle étend ses conquêtes et sa puissance, qu’elle attire dans son sein les richesses d’une grande partie de l’univers. L’examen de ce problème important, sous le rapport de l’économie politique, a été jusqu’ici entièrement négligé.

J’établirai d’abord l’existence du fait et j’en déduirai les conséquences.

La concentration des richesses dans quelques familles privilégiées et l’accroissement prodigieux du nombre des esclaves n’ont-ils pas causé en partie la diminution progressive des produits naturels ou industriels de l’Italie, et, par une suite nécessaire, la diminution de la population de cette contrée ?

Tibère, cet administrateur si habile, avait senti que c’était une des grandes plaies de l’État[1] ; aussi, lorsqu’on lui proposa de rétablir la loi somptuaire contre le luxe de la table, il signala tout de suite, comme un des fléaux de l’Italie, ces immenses maisons de plaisance des grands et ce peuple d’esclaves consacrés à leur service et à leurs plaisirs[2]. Plus loin[3] il ajoute : Qu’est-ce que l’abus dont vous avertissent les édiles auprès des vices énormes qui affligent l’État ? On se plaint des profusions de la table, mais on ne vous dit pas que l’Italie ne subsiste que des produits d’un sol étranger ; que tous les jours la vie du peuple romain est à la merci des flots et des tempêtes[4]. Si l’abondance des provinces cessait de subvenir à l’insuffisance de nos champs, aux besoins de leurs maîtres, de leurs esclaves, seraient-ce nos maisons et nos bois qui nous feraient vivre ? Tibère avait mis le doigt sur la plaie en signalant, comme les causes principales de la diminution des produits et de la population libre en Italie, la concentration des richesses dans quelques familles, l’accumulation des esclaves inutiles, et l’emploi, en parcs ou en jardins d’agrément, d’une immense quantité de terrains consacrés auparavant à la culture ; c’est ce qui a fait dire à Pline : Latifundia perdidere Italiam, jam vero et provincias ; sex domini semissem Africœ possidebant cum interfecit eos Nero princeps. Cette assertion d’un auteur ordinairement hyperbolique est confirmée par un passage d’Aggenus, écrivain froid, arpenteur du IVe siècle, qui dit[5] : In Africa saltus non minores habent privati quam reipublicæ territoria. On trouve encore aujourd’hui un exemple des fâcheux résultats de la concentration des propriétés, dans nos possessions d’Afrique et notamment à Bone, ou 14 propriétaires, possédant ensemble 7.138 hectares, n’en cultivent que 207, tandis que 12 autres colons, n’ayant à eux tous que 84 hectares, en cultivent 52[6]. Quintilien nous montre un malheureux en procès avec un homme riche, parce que celui-ci, incommodé par les abeilles du pauvre, son voisin, les avait détruites. Le maître des abeilles proteste devant les juges qu’il a voulu fuir, s’établir ailleurs avec ses essaims, mais que nulle part il n’a pu trouver un petit champ où il n’eût encore un homme riche pour voisin : Volui, judices, decedere, volui ; sed nullum potui invenire agellum in-quo non mihi vicinus dives esset[7]. Enfin, pour les temps même d’Honorius et d’Arcadius, pour cette époque de décadence où la richesse avait tant diminué, un renseignement authentique atteste que plusieurs des grandes familles de Rome possédaient un revenu, en argent ou en produits ruraux, qui équivalait à environ deux millions de francs de notre monnaie[8].

Auguste, administrateur non moins éclairé que Tibère, avait reconnu et signalé aussi, comme une des causes de la décadence de l’agriculture en Italie, cet abus des distributions gratuites de vivres aux citoyens romains, abus qui en faisait un peuple de mendiants adonnés à la débauche et à la paresse. Appien dit expressément : Les distributions de blé qu’on faisait à Rome aux citoyens pauvres y avaient attiré tous les fainéants, tous les mendiants, tous les séditieux de l’Italie, ταχυεργόν. Du pain et des spectacles c’était à quoi se bornaient tous leurs désirs, et l’absence des besoins éteignait l’activité et l’industrie.

Auguste avait formé le projet, à ce qu’il rapporte lui-même, d’abolir pour jamais les distributions gratuites de blé, parce que le peuple, se fiant sur ces largesses pour sa nourriture, abandonnait la culture des terres[9] : quod earum fiducia cultura agrorum cessaret ; mais il renonça, dit-il, à ce dessein, parce qu’il regardait comme certain qu’on rétablirait les distributions gratuites et qu’on s’en servirait comme d’un moyen de séduction. C’est pourquoi, dit Suétone, il eut soin de faire exécuter le dénombrement des fermiers et des commerçants avec autant d’exactitude que celui du peuple[10].

En effet il y avait déjà, avant Jules César, 320.000 citoyens qui recevaient gratis du blé de la république[11] ; qu’on y joigne les femmes et les enfants en multipliant ce chiffre par trois seulement, à cause du grand nombre des célibataires[12], on trouve 960.000 oisifs, consommant et ne produisant pas. César, aussi grand homme d’état qu’habile général, remédia à cet abus en réduisant à 150.000 le nombre de ceux qui participaient aux distributions[13]. Beaucoup de Romains alors affranchissaient leurs esclaves pour avoir une plus grande part aux distributions gratuites, car les affranchis rapportaient à leur maître[14] ce qu’ils recevaient. César et ensuite Auguste firent justice de cet abus[15].

La diminution des produits agricoles de l’Italie, signalée par Auguste et Tibère, attestée par les disettes et les chertés de vivres qui affligèrent le peuple romain sous l’empire des douze Césars, s’était opérée assez rapidement ; mais, avant d’en rechercher les causes, je dois établir et constater le fait.

Varron[16] fait vanter par ses interlocuteurs, Agrasius et Fundanius, la fertilité du sol et la variété des productions de l’Italie. Pundanius loue le, far ou épeautre de la Campanie, le triticum ou froment de l’Apulie, le vin de Falerne, l’huile de Vénafre ; il remarque avec Caton la fécondité des vignes de Rimini, qui donnaient dix culeus[17], et de celles de Faventia qui en donnaient quinze (c’est-à-dire 200 ou 300 amphores[18] par jugère[19] ou demi arpent de terre).

Agrasius ajoute que l’Italie lui semble très bien cultivée ; mais Varron, qui écrivait son traité étant âgé de quatre-vingts à quatre-vingt-un ans, semble n’être pas de cet avis, car plus bas il blâme son siècle de négliger les champs pour la ville et d’aimer mieux se servir de ses mains au théâtre qu’à la charrue : et maluisse manus in theatro movere quam in aratro. Il cite (I, II, 9) comme modèle l’agriculture de Licinius Stolo, de Caton le Censeur, et Columelle, né environ vingt ou trente ans après la mort de Varron, appuie (I, III, 10) cette assertion et nous peint la dégénération de la culture en Italie par cette phrase positive : Les sept jugères que Licinius, tribun du peuple, distribua, après l’expulsion des rois, à chaque citoyen, rapportèrent à nos ancêtres de plus grands produits que ne nous en fournissent des pièces de labour beaucoup plus étendues, maintenant que les puissants du siècle ont des propriétés dont ils ne peuvent pas même faire le tour à cheval, qu’ils laissent fouler aux pieds des troupeaux, dévaster et ravager par les animaux sauvages, et qu’ils tiennent occupées soit par leurs concitoyens prisonniers pour dettes, soit par des bandes d’esclaves enchaînés[20].

Un exemple frappant de la concentration des propriétés se trouve dans la belle inscription latine découverte près de Viterbe, en 1824, par le professeur Orioli[21] ; un aqueduc, qui avait 6 vrilles, ou 8.886 mètres, ne traversait que onze propriétés appartenant à neuf individus.

Les témoignages d’Auguste et de Tibère que j’ai allégués, cette phrase de Pline, latifundia perdidere Italiam, ce passage de Columelle que je viens de citer, peignent avec justesse les avantages de la petite culture sur la grande, dans l’Italie en général.

Le mode de petite culture exige un plus grand nombre de bras, puisqu’il n’emploie que peu de machines et d’animaux ; mais, en revanche, quand la nature du sol n’en repousse pas l’emploi, il donne une bien plus grande quantité de produits bruts.

Or, il n’y a peut-être pas de pays mieux disposé pour la petite culture que le Latium, l’Étrurie, la contrée des Volsques, des Sabins, des Herniques et la Campanie ; je suis étonné qu’on n’ait pas encore fait cette observation, qui, fondée sur des causes physiques et sur la nature même du terrain, me semble presque incontestable. C’est un fait bien établi par les travaux de Breislack, de Brocchi, de Dolomieu, de M. de Buch et de tous les géologues et minéralogistes qui ont parcouru l’État romain, que toute la portion comprise d’un côté entre Radicofani et Velletri, et de l’autre entre Otricoli et Civita-Vecchia, est un terrain entièrement volcanique.

Tout le sol du vaste parallélogramme, de trente lieues de long sur dix à douze de large, borné par les points que je viens d’indiquer, a été profondément soulevé, retourné, divisé par de nombreux volcans antérieurs à la dernière révolution du globe, et dont les cendres, les scories et les laves décomposées, ayant été remuées et transportées par les eaux, ont fourni une immense couche d’alluvions volcaniques. Il est évident que cette nature de terrain, par sa fertilité, sa perméabilité, l’extrême division de ses parties, exigeant très peu d’engrais et de forces pour être cultivée, la petite culture à la bêche ou à la houe lui est très appropriée, d’autant plus que ces sortes de terres sont éminemment favorables à la production des céréales, des légumineuses, des vignes et des oliviers.

Nous en avons en France un exemple frappant clans la Limagne d’Auvergne, qui est un sol volcanique formé des mêmes éléments et placé dans les mêmes circonstances que l’agro romano, ou la plaine ondulée comprise entre Radicofani, Velletri, Otricoli et Ostie.

J’ai visité avec soin cette intéressante contrée de la Limagne, à laquelle on donne le nom de vallée, niais qui est réellement une vaste plaine entremêlée de collines, de coupures et d’ondulations. Là presque toute la culture se fait à bras d’homme, avec la bêche, la pioche et la houe ; par exception avec une charrue légère attelée de deux vaches laitières, et souvent d’une seule à côté de laquelle se place la femme du laboureur. Les propriétés sont très divisées, la population très nombreuse ; aussi emploie-t-on au travail des animaux qui fournissent en même temps une nourriture journalière au cultivateur. On y obtient deux récoltes par an, en grains et en légumes ; il n’y a pas de terrain en friche ou en jachère, et le prix moyen du loyer d’un arpent de terre labourable est de cent francs par an. La population par lieue carrée est l’une des plus fortes que l’on connaisse[22] dans une contrée purement agricole. J’ai recueilli ces détails sur les lieux ; j’en ai conféré avec M. Ramond, qui a été dix ans préfet du Puy-de-Dôme, et qui avait été frappé des avantages de la petite culture et de la division des propriétés dans un pays tel que la Limagne. Il pensait comme moi que, si la Limagne était partagée entre six à sept grands propriétaires, si l’on y substituait le régime des intendants à gages et des journaliers mercenaires à l’activité, à l’industrie et à l’économie des petits cultivateurs propriétaires, en moins d’un siècle la Limagne serait inculte, dépeuplée, misérable, et se rapprocherait de l’état actuel de la campagne de Rome. Celle-ci pourtant, avec un sol non moins fertile, jouit d’une température plus favorable à la végétation, puisqu’on peut y obtenir, comme dans la Campanie, trois récoltes par an dans le même terrain.

J’ai insisté sur le développement et le rapprochement de ces faits, parce qu’ils me semblent propres à éclaircir une des questions obscures de l’histoire romaine, et à expliquer d’une manière précise et naturelle l’existence d’une agriculture très florissante et d’une population libre très nombreuse dans la même contrée qui, deux ou trois siècles plus tard, ne conservait qu’une faible partie de ses habitants, et cependant ne pouvait plus suffire à leur nourriture. L’extension. des propriétés foncières, la concentration des biens fonds et des capitaux mobiles dans un petit nombre de mains, la destruction progressive des richesses de la classe moyenne et des petits propriétaires, la substitution du travail exclusif des esclaves à celui des hommes libres, qui exécutaient jadis une grande partie de la culture et en surveillaient l’ensemble avec toute l’activité de l’intérêt personnel, le système des pâtures substitué à la culture des grains, telles ont été les principales causes de la diminution des produits et de la population de l’Italie[23]. La petite culture, confiée à des mains libres, avait porté ce pays à un haut degré de prospérité ; la grande culture, abandonnée à des esclaves, a consommé sa décadence ; et cette idée complexe, Pline l’a exprimée en trois mots par ce trait plein d’énergie : Latifundia perdidere Italiam (XVIII, VII, § 3).

Les témoignages des historiens les plus graves viendront se ranger à l’appui de cette explication.

Tite-Live[24] indique, pour le pays des Volsques et des Èques, la diminution de population qui suit toujours celle des produits, en montrant qu’il y avait, lors de la prise de Rome, un nombre immense d’hommes libres dans les mêmes contrées où, de son temps, on trouvait à peine la pépinière de quelques soldats, et qui, dit-il, sans nos esclaves, ne seraient qu’un désert[25].

Plutarque, dans la vie de Tiberius Gracchus, confirme ce fait en disant que toute l’Italie était sur le point’ de se voir dépeuplée d’hommes libres, et remplie d’esclaves et de Barbares dont les riches se servaient pour cultiver les terres d’où ils avaient chassé les citoyens.

Il ajoute plus loin : Son frère Caïus, dans un petit mémoire qu’il a laissé, écrit que Tiberius allant à Numance traversa la Toscane ; que là il vit les terres désertes, et ne trouva d’autres pâtres que des esclaves venus des pays étrangers et des Barbares, et que dès lors il conçut le projet de sa loi agraire.

Appien donne les raisons de cet état de choses (B. c., I, 7) : les Romains, dit-il, dans leur système de colonies, avaient pour but de multiplier cette partie de la population italienne qui leur semblait la plus propre à supporter des travaux pénibles, afin d’avoir dans leurs armées des auxiliaires de leur nation. Mais le contraire leur arriva. Les citoyens riches accaparèrent la plus grande partie des terres conquises qui n’avaient pu être concédées ou vendues, et à la longue ils s’en regardèrent comme les propriétaires incommutables. Ils acquirent de plus, par la voie de la persuasion, ils envahirent par la violence les petites propriétés des citoyens pauvres qui les avoisinaient. De vastes domaines succédèrent à de petits héritages. Les terres et les troupeaux furent confiés à des esclaves qui n’étaient pas soumis aux charges que la conscription militaire faisait peser sur les hommes libres[26].

Columelle, le plus savant agriculteur dont le temps ait respecté les ouvrages, s’accorde avec Auguste et Tibère sur les causes de la diminution des produits ; il attribue (I, Prœf., 3) comme eux l’infertilité de l’Italie, agrorum infecunditatem, dans le temps où il écrivait, à ce que, pour la culture, on avait substitué l’ignorance, les vices et la paresse des esclaves du dernier ordre à l’activité et à l’instruction des propriétaires éclairés faisant valoir eux-mêmes leurs possessions[27]. Plus loin il insiste sur la nécessité de la présence du propriétaire, sur l’avantage de son instruction, de sa coopération, et prouve que les propriétaires cultivateurs, même peu instruits et suivant l’ornière de la routine, tireraient plus de parti de leurs immeubles que ne le font des intendants ou des fermiers esclaves. Cette vérité saute aux yeux, s’il est permis d’employer cette locution familière, mais énergique : c’est l’activité de l’intérêt personnel substituée à l’insouciance et à l’infidélité du gérant.

Mais laissons Columelle s’exprimer lui-même : Cujus (agricolationis) prœcepta, si vel temere ab indoctis, dum tamen agrorum possessoribus, antiquo more administrarentur, minus jacturæ paterentur res rusticæ ; nam industria dominorum curm ignorantiæ detrimentis malta pensaret...... Nunc et ipsi prædia nostra colere dedignamur, et nullius momenti ducimus peritissimum quemque villicum facere...... Sed sive fundum locuples mercatus est, e turba pedissequorum lecticariorumque defectissimum annis et viribus in agrum relegat...... ; sive mediarum facultatum dominus, ex mercenariis aliquem, jam recusantem quotidianum illud tributum (qui vectigalis esse non possit), ignarum rei cui præfuturus est, magistrum fieri jubet.

J’ai dû citer ce long passage de Columelle[28], parce que, embrassant les grandes et les petites fortunes territoriales, et signalant avec justesse les abus de leur administration, il donne une des causes permanentes de la diminution des produits et de celle de la population libre de l’Italie. César avait voulu s’y opposer, au moyen de la loi par laquelle il ordonnait aux propriétaires qui élevaient des bestiaux d’avoir parmi leurs bergers au moins un tiers d’hommes libres[29], nouvelle preuve de la justesse de cet esprit si étendu qui brille dans les matières les plus étrangères en apparence à ses études et à ses réflexions. Une loi semblable avait été portée par Licinius Stolo[30]. Un autre passage du douzième livre de Columelle[31] prouve que de son temps les femmes, à l’exemple des hommes, avaient renoncé aux soins et à la direction du ménage domestique,

tant à la ville qu’à la campagne, et qu’alors elles consommaient en parure et en- objets de luxe les capitaux qui, accumulés par l’économie et reversés sur l’agriculture en travaux utiles, eussent augmenté et amélioré les produits.

Pline (VIII, 3) et Aulu-Gelle (IV, 12) ajoutent quelques faits positifs, tendant à prouver la supériorité de la culture dans les cinq premiers siècles de Rome sur celle des siècles suivants. Alors on dégradait celui qui cultivait mal son bien : Agrum male colere censorium probrum judicabatur. Aulu-Gelle précise le délit : Si quis agrum suum passus fuerat sordescere eumque indiligenter curabat, ac neque araverat, neque purgaverat, sive quis arborem suam vineamque habuerat derelictui, non id sine pœna fuit : sed erat opus censorium, censoresque œrarium faciebant. Bâtir une villa trop grande pour le domaine mettait aussi dans le cas d’être châtié par les censeurs. Pline consacre tout un chapitre à peindre les avantages de la division des propriétés et de la petite culture exercée par des propriétaires laborieux et intelligents, et il y oppose la décadence de l’agriculture qui a lieu lorsque les propriétés très étendues, concentrées dans quelques familles, sont abandonnées à des esclaves ignorants, paresseux et infidèles. Ainsi donc, dit-il (XVIII, 4), dans les premiers siècles de la république, avec des règlements et des mœurs semblables, non seulement l’Italie se suffisait à elle-même, sans qu’aucune des provinces fût obligée de la nourrir, mais les vivres y étaient à un prix dont la modicité est presque incroyable[32]. Ce bas prix du blé fut une des causes qui en firent abandonner la culture. Il est difficile que les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets. Les anciens Romains avaient suivi en agriculture les principes d’administration qui ont porté l’exploitation agricole de l’État de Florence, de la Belgique et de l’Angleterre à un si haut degré de prospérité. D’un côté l’instruction, l’activité, l’aisance des propriétaires résidant sur leurs biens, excités par l’intérêt personnel, perfectionnant les méthodes, versant sur leurs domaines la totalité ou au moins quelques portions des capitaux accumulés ; voilà la source de l’accroissement des produits. C’est aussi une des causes du progrès de notre agriculture depuis trente ans, malgré les guerres, les révolutions et les banqueroutes. De l’autre côté, l’Espagne et l’État romain, depuis trois cents ans, ont suivi le système opposé. Les propriétaires ont vécu dans les villes, ont abandonné la régie de leurs biens à des intendants, fattori, ignorants ou infidèles, et souvent l’un et l’autre. L’excédant des revenus, au lieu d’être reporté sur le sol, a été dépensé pour le luxe et la vanité. De là une armée de domestiques inutiles, et enfin une diminution notable dans les produits naturels et industriels de ces deux contrées. C’est l’histoire de l’Italie dans les six premiers siècles de la république, et de cette même Italie dans le dernier siècle de la république et sous les trois premiers des empereurs. Les mêmes causes, chez des peuples différents et à des époques très distantes, ont produit les mêmes résultats.

 

 

 



[1] Tacite, Annales, III, 53.

[2] Quid enim primum prohibere adgrediar ? Villarumne infinita spatia, familiarum numerum et nationes ? Serait-ce un des motifs politiques de sa cruauté ? Frapper les grands, confisquer leurs biens, niveler les fortunes, en prêtant sans intérêt aux besoins réels le produit des confiscations et en l’employant à des entreprises utiles, voilà le résumé de l’administration de Tibère : les faits sont exprimés dans Tacite. On peut supposer qu’un prince cruel, mais éclairé, ne doit guère faire de mal ni commettre de crime sans un but d’utilité réelle. De plus, Tibère n’était point passionné.

[3] Tacite, Annales, III, 54.

[4] Déjà, en 689, les produits du sol de l’Italie ne pouvaient plus suffire à la nourrir ; Cicéron (Lege Manilia, 12) le prouve en disant : Cum vestros portus, atque eos portus quibus vitam et spiritum ducitis, in prædonum fuisse.... potestatem sciatis, Siciliam, Africam, Sardiniam, hæc tria frumentaria subsidia reipublicæ (vous savez que vos ports, et dos ports d'où vous tirez la subsistance et la vie, l'ont subi également... vous savez que vos ports, et des ports d'où vous tirez la subsistance et la vie, l'ont subi également... la Sicile, l'Afrique, le Sardaigne ont pourvu à la sûreté de ces trois greniers de la république). Quand Pompée est nommé général pour la guerre des pirates, aussitôt les vivres tombent à bas prix : Tanta repente vilitas annonæ ex summa inopia et caritate rei frumentariæ consecuta est, quantum vix ex summa ubertate agrorum diuturna pax efficere potuisset (Au jour où vous l'avez chargé de la guerre des pirates, on a vu, grâce à l'espoir que donnait le nom d'un seul homme, le prix des denrées, qui étaient extrêmement rares et chères, baisser tout à coup comme après une récolte extraordinaire et au sein d'une longue paix). (Lege Manilia, 15.)

[5] De controv. agr. ap. Goes., p. 71.

[6] Tabl. des établissements franç. en Algérie, 1838, in-4°, p. 282.

[7] Declam., XIII, t. II, p. 185, éd. Varior.

[8] Olympiodore, dans Photius, cod. 80, p. 108. Cf. Juste-Lipse, de Magnit. Rom., II, 15. Giraud, Droit de propr., p. 66. s.

[9] Ce fait, important pour l’économie politique, nous a été conservé par Suétone, Auguste, XLII.

[10] Cet usage de statistique avait été probablement emprunté par Auguste à Hiéron, et il prouve la bonne administration de la Sicile sous ce prince. Cicéron (Verrines, III, 51) à ce sujet s’exprime en ces termes : Lege Hieronica numerus aratorum quotannis apud magistratum publice suscribitur (d'après la loi d'Hiéron, les magistrats des villes font, tous les ans, un nouveau recensement des cultivateurs). Ce passage explique très bien celui de Suétone : Temperavit ut non minorem aratorum ac negotiantium quasis populi rationem deduceret, et prouve l’erreur de La Harpe, qui traduit : Il veilla à ce que les entrepreneurs du labourage et du commerce des grains eussent toujours des provisions proportionnées à la multitude du peuple. La Harpe savait mieux sa langue que les langues anciennes. [Une autre traduction, remaniée de celle de La Harpe, donne : Depuis lors il s'arrangea de manière à ménager autant les intérêts des cultivateurs et des commerçants que ceux du peuple.]

[11] Suétone, César, XLI.

[12] Vid. Dion Cassius, LVI, cap. 1, 2, sqq. Mengotti, p. 117, Commerc. de’ Romani, éd. in-18, de Milan, 1821.

[13] Dion Cassius, XLIII, c. 21. Suétone, l. c.

[14] Vid. Denys d’Halicarnasse, Antiq. Rom., IV, p. 228.

[15] Suétone, Auguste, XLII.

[16] De Re rustica, I, II, 6 et 7. Sur la fertilité de l’Étrurie, voyez Tite-Live, II, 14, 34.

[17] Le culeus valait 20 amphores = 5 hectolitres 20 litres 24 centilitres.

[18] Amphore, 26 litres 1 décilitre.

[19] Jugère, 25 ares 28 centiares.

[20] Voyez Mengotti, Del commercio de’ Romani dalla prima guerra punica a Constantino, in-18, p. 116.

[21] Instit. arch. Annal., t. I, p. 177.

[22] 1.393 habitants par lieue carrée pour le département du Puy-de-Dôme, 2.500 au moins pour la Limagne.

[23] Voyez Malthus, Essai sur la popul., III, 2.t6, et suiv., tr. fr.

[24] VI, 14. Voyez Lucain, I, 167 ; Mengotti, Dissertazione del commercio de’ Romani dalla prima guerra punica a Constantino, in-18, p. 117.

[25] L’an de Rome 620. Cap. VIII, t. IV, p. 679, édit. Reiske.

[26] Voyez Malthus, t. I, p. 334, 3e éd., tr. fr.

[27] Nostro vitio, qui rem rusticam pessimo cuique servorum, velut carnifici, noxæ dedimus, quam majorum nostrorum optimus quisque optime tractaverit. Cicéron indique aussi cette usurpation des riches (pro Rosc. Amerino, 18) : Suos enim (majores pustri) agros studiose colebant, non alienos cupide appetebant ([Nos ancêtres] travaillaient à cultiver leurs terres, et leur cupidité n'envahissait pas les possessions des autres).

[28] I, Præfat., 11, 12.

[29] Suétone, César, 42.

[30] Appien, Bell. civil., I, 8.

[31] XII, Præfat., § 9.

[32] Il en cite plusieurs exemples. Et cette modicité de prix n’était point, dit-il, le résultat de la concentration dans les mains d’un seul, de possessions immenses, puisque, d’après les lois Liciniennes, 500 jugères (ou 250 arpents) de terre étaient le maximum de la propriété foncière d’un sénateur, et 3 arpents et demi la plus forte mesure assignée à un plébéien. Quelle était donc, dit Pline, la cause d’une si grande fécondité ? C’est qu’alors les champs étaient cultivés par les mêmes hommes qui commandaient les armées et remportaient les victoires. La terre se plaisait à accorder ses moissons à une charrue couronnée de lauriers et à des mains triomphales. Sans doute ils traitaient la culture avec autant d’habileté que la guerre ; ils inspectaient leurs domaines avec autant de vigilance que leurs camps ; sans doute sous des mains exercées tout vient avec plus d’abondance, parée que tout se fait avec plus de soin.