ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE TROISIÈME — AGRICULTURE - PRODUITS

CHAPITRE XX. — Des viviers.

 

Je vais traduire tout entier le dernier chapitre de Varron, de villaticis pastionibus. Il y a, dit cet auteur (III, XVII, 2-10), deux sortes de viviers, ceux d’eau douce et ceux d’eau salée. Les premiers appartiennent aux plébéiens, et ne sont pas sans produit quand il se trouve, près des villas, des sources qui entretiennent l’eau des piscines. Les viviers[1] alimentés par la mer sont l’apanage de notre noblesse, à laquelle Neptune fournit ainsi l’eau et les poissons ; mais ils satisfont la vue plus que l’estomac, et vident la bourse de leur maître, au lieu de la remplir.

D’abord ils coûtent beaucoup à construire, beaucoup à peupler et beaucoup à nourrir. Hirrius tirait 12.000.000 de sesterces[2] (3.360.000 francs) des nombreux édifices qui bordaient ses viviers, et il dépensait cette somme tout entière en nourriture pour ses poissons. Cela n’est pas étonnant ; car je me souviens qu’il a prêté une fois 6.000 murènes à César[3], après les avoir pesées, et que sa villa seule s’est vendue 40.000.000 de sesterces (10.000.000 de francs) à cause de la multitude de poissons qu’elle contenait.

Les riches ne se contentent pas d’un seul vivier. De même que Pausias et les autres peintres du même genre (c’est-à-dire à l’encaustique) ont de grandes boîtes partagées en différentes cases qui contiennent des cires de diverses couleurs[4], de même ces voluptueux Romains ont des piscines divisées en compartiments où ils tiennent enfermés séparément les poissons d’espèces différentes. Ces poissons pour eux sont sacrés, et plus révérés même que ceux de Lydie qui, lorsque Varron offrait un sacrifice, accouraient en foule au son de la flûte sur les bords du rivage et tout près de l’autel, parce que personne n’osait les prendre[5]. Enfin les poissons de nos riches possesseurs de viviers jouissent d’un tel privilège, que le cuisinier n’ose les appeler à son tribunal[6].

Le fameux orateur Q. Hortensius, mon ami, avait à Baulos, près de Baies, des viviers bâtis à grands frais. Je suis allé souvent avec lui dans cette villa, et je sais que pour nos repas il envoyait toujours acheter le poisson à Pouzzoles. Ce n’était pas assez que ses viviers ne le nourrissent pas ; il les nourrissait encore lui-même. Il avait plus de crainte de voir souffrir de faim ses mulets que moi mes ânes de Rosea. Je traite ces derniers, pour la boisson et la nourriture, beaucoup moins bien qu’il ne traite lui-même ses poissons ; car, avec un petit esclave, un peu d’orge et de l’eau de la maison, je nourris mes ânes qui sont d’un si grand prix. Hortensius avait plusieurs pêcheurs qui lui fournissaient sans cesse de petits poissons pour la pâture des gros. Il achetait en outre et jetait dans ses viviers des poissons salés, afin que, si la mer était grosse, ses poissons pussent dîner de la boutique des marchands de marée, aussi bien que de la Méditerranée[7], quand les pêcheurs, en balayant la mer avec leurs filets, ne pouvaient leur apporter leur repas vivant en poissons dignes d’être servis sur la table d’un plébéien. Enfin vous auriez plutôt obtenu un carrosse attelé de mules de la bonne grâce d’Hortensius, et il l’eût tiré de ses écuries pour vous le donner, plutôt qu’un mulet barbu[8] de sa piscine. Il n’avait pas moins de soin de ses poissons que de ses esclaves quand ils étaient malades, et souffrait moins, dans ce cas, de voir un de ses serviteurs boire de l’eau froide que de voir un de ses poissons indisposés prendre une potion aussi dangereuse.

Il disait que Marcus Lucullus[9] manquait à ces soins indispensables, et il méprisait ses viviers, parce qu’ils ne contenaient pas des stations d’été convenables, et que ses poissons vivaient dans une eau dormante et dans des lieux pestilentiels.

Il disait qu’au contraire, depuis que Lucius Lucullus avait fait percer une montagne près de Naples et avait introduit dans ses viviers des fleuves marins qui coulaient ou s’écoulaient par le flux et le reflux, il pouvait rivaliser en poissons avec Neptune lui-même[10] ; que par ce moyen il lui était facile, dans les ardeurs de l’été, d’amener ses poissons chéris dans des parages plus frais, ce que font les bergers apuliens pour leurs brebis, quand, afin de les garantir des chaleurs, ils les conduisent sur les monts de la Sabine[11]. Enfin il était épris d’une telle passion pour ses viviers de Baies qu’il permit à son architecte de consumer sa fortune, pourvu qu’il lui conduisit une galerie souterraine depuis ses viviers jusqu’à la mer, en la fermant d’une bonde qui permît à la marée d’y entrer et d’en sortir deux fois par jour, et de renouveler ainsi l’eau de ses piscines[12].

Ce chapitre, qui termine l’ouvrage de Varron sur l’agriculture, donne une idée positive de l’immense richesse, des folles dépenses et du luxe effréné de ces nobles Romains, dont les profusions se signalèrent par d’incroyables excès en tout genre, depuis la prise de Carthage jusqu’au règne de Vespasien.

Mais on se tromperait grossièrement si l’on jugeait de la richesse et de la population de l’Italie tout entière par ces exemples particuliers. On a dû remarquer que cette culture en grand des fleurs, cette industrie si productive d’animaux de toute espèce, nourris et engraissés dans les villas, n’étaient destinées qu’au luxe de la capitale, et restaient concentrées dans un rayon circonscrit autour de Rome. L’état social des Romains ressemblait alors beaucoup plus à celui de la Russie ou de l’empire ottoman qu’à celui de la France ou de l’Angleterre : peu de commerce ou d’industrie ; des fortunes immenses à côté d’une extrême misère ; l’oligarchie ou la noblesse, dans ces trois empires, envahissant toutes les places, accaparant tous les monopoles, s’enrichissant parle pillage et l’oppression des provinces, des pachaliks ou des gouvernements. Seulement les nobles ou les riches étalaient toute leur fortune à Rome, où ils étaient libres ; ils en montrent une partie en Russie, où le despotisme s’est adouci, et ils la cachent tout entière en Turquie, où le trésor public hérite des confiscations et où le souverain bat monnaie en coupant des têtes. Dans ces trois Etats, presque point de classe moyenne propriétaire comme en France et en Angleterre : les mœurs corrompues, la justice vénale, le crédit presque nul, l’usure poussée à un degré exorbitant, et par là pars lycées toutes entreprises agricoles et industrielles : peu de moyens pour les sujets de faire écouter leurs plaintes et redresser leurs torts, et cela pourtant un peu plus à Rome que sous les czars ou les sultans ; en dernier résultat, les abus, les oppressions, les excès de tout genre, les malheurs de toute espèce, attachés par une fatalité inévitable à ces Etats qu’opprime le despotisme ou l’oligarchie, fléaux vivants avec lesquels le Tout-Puissant châtie les peuples dans sa colère.

En résumant les principaux faits que présente l’histoire de l’agriculture romaine pendant le VIe et le VIIe siècle de Rome, et qui résultent de l’analyse exacte des écrits de Caton et de Varron, que j’ai assujettie à l’ordre chronologique pour obtenir plus de précision dans le classement des faits principaux et des méthodes générales ou particulières, nous voyons d’abord que l’agriculture de l’Italie fut à son plus haut point de perfection dans les deux siècles qui suivirent l’établissement des lois liciniennes[13], et pendant lesquelles les lois agraires furent religieusement observées. C’est l’époque de la division des propriétés ; de l’emploi de la population libre à la culture, de l’invention des méthodes savantes, comme celle de semer le blé en lignes écartées, et de le renchausser trois fois avant la floraison. Alors la population libre s’accroît, l’Italie produit plus qu’elle ne consomme : elle exporte au dehors ses grains. La culture est néanmoins très dispendieuse, les instruments imparfaits, le travail à la main généralement adopté ; par conséquent le produit brut beaucoup plus fort que le produit net. Mais le but du gouvernement est de créer une pépinière de laboureurs et de soldats : il veut se défendre et conquérir ; le travail, les armes, la pauvreté sont en honneur. L’obéissance, la chasteté, la frugalité, la modération dans les désirs, la constance dans les revers, la patience dans les entreprises, l’amour de la gloire et de la patrie sont des qualités communes et vulgaires ; c’est pour Rome l’âge d’or des vertus publiques et privées.

Dès que Carthage est détruite, que l’oligarchie a envahi le pouvoir, aboli les lois liciniennes, usurpé les propriétés des plébéiens, accumulé et concentré les richesses, les mœurs se corrompent, le luxe s’introduit, l’usure naît, l’argent devient une puissance, l’agriculture change de face subitement ; on établit les distributions gratuites de blé ; on défend l’exportation des blés d’Italie ; on encourage par des primes l’importation des blés d’Afrique, de Sicile, de Sardaigne. Le peuple nourri par l’État devient oisif et turbulent, abandonne la culture des terres, méprise la profession de journalier : il faut importer une énorme quantité d’esclaves. La culture des grains devient trop dispendieuse, la concurrence des grains étrangers trop redoutable. On convertit en pâtures une grande partie des terres en labour ; on crée des basses-cours, des colombiers, des viviers, des parcs de bêtes fauves, pour la consommation de l’oligarchie de la capitale. Le produit, la valeur des terres diminue ; celui du blé n’est que de quatre pour un ; le revenu d’un arpent ou demi hectare des meilleurs prés n’est que de 60 francs par an ; l’agriculture confiée à des esclaves déchoit ; les frais augmentent par la substitution de leur travail à celui des hommes libres. Les provinces de l’Italie se dépeuplent, la population libre décroît avec les produits. Cent cinquante ans de troubles, de séditions, de guerres civiles, les révoltes des esclaves, l’accroissement de la puissance des pirates augmentent la détresse de l’agriculture. La longue paix, la bonne administration d’Auguste et de Tibère ne peuvent la faire refleurir : c’est un arbre séché dans ses racines ; le mal est au cœur des institutions, des lois, des mœurs de la société romaine.

J’ai signalé, d’après Varron, plusieurs faits qui prouvent que, de son temps, la domestication de plusieurs espèces d’animaux était encore imparfaite, et quoique ces détails semblent s’écarter un peu de mon sujet, cependant ils s’y rattachent par plusieurs points, et leur résultat est si neuf et si important pour l’histoire de nos animaux domestiques que je n’ai pu me résoudre à en supprimer les développements.

On voit que les dix-neuf siècles écoulés depuis Varron jusqu’à nous ont exercé une influence marquée sur la domesticité de plusieurs animaux de nos étables, de plusieurs oiseaux de nos basses-cours. On acquiert des lumières plus vives et plus claires sur le climat originaire de ces espèces, qui existaient encore à l’état sauvage en diverses parties de l’ancien monde au dernier siècle avant J.-C., et que Varron y a observées.

On a remarqué que l’irruption des Barbares, au moyen âge, a opéré la destruction totale de la race des bêtes à cornes de l’Italie, et l’a remplacée par celle du Caucase, de la Pologne et de la Russie méridionale. L’extermination de l’ancienne peuplade indigène et la fondation de cette nouvelle colonie n’avaient pas encore été inscrites dans les fastes de l’histoire.

 

 

 



[1] Je me sers du mot vivier, qui désigne chez nous un bassin d’eau peuplé de poissons. Ce mot vient de vivarium, par lequel on désignait aussi à Rome un parc de lièvres, de bêtes fauves (Columelle, VIII, I, 4 ; IX, I, 3), et qui a perdu en français cette acception.

[2] Je lis ici avec Ursini sestertium au lieu de sestertia, qui ne ferait que 3.300 fr. La suite des faits prouve la nécessité de cette correction. Je lis de même plus bas quadragies sestertium.

[3] Pline (IX, 81) ; Macrobe (Saturnales, II, 11), donnent ce nombre au lieu de 2.000 qui est dans la plupart des éditions de Varron. La murène est la murénophis de Lacépède, t. XI, p. 111, 119, 121, édit. in-12.

[4] Voyez, sur la peinture à l’encaustique, Schneider, Comment. in Varron., III, XVII, 4 ; t. V, p. 586.

[5] Les poissons sacrés de Lycie et de Lydie, et même les îles flottantes que Varron a vues dans ces provinces, lorsqu’il suivit Pompée dans sa guerre contre les pirates et qu’il commanda une partie de sa flotte (Appien, De Bell. Mithr., 95), me semblent un fait curieux à noter pour l’histoire naturelle et lés mœurs des poissons. Ceux-ci, au rapport de Polycharme, historien de Lycie, cité par Athénée (VIII, 8, et Schweig, h. l.), rendaient des oracles. On tirait des augures de leur présence ou de leur absence, on leur offrait les prémices de l’autel en viandes ou en gâteaux. Élien (VIII, 5) confirme le fait rapporté par Polycharme, et place ces poissons sacrés dans un bourg de Lycie nommé Syrrha, entre Myra et Phellus. Pline (XXXII, 8) appuie encore le témoignage de Varron en disant que près de Myra, en Lycie, les poissons, appelés trois fois au son de la flûte, viennent donner des augures, et tout le monde sait qu’à Chantilly les carpes, auxquelles on jetait leur nourriture à des heures réglées, accouraient en foule sur le bord du vivier au bruit du sifflet de l’homme chargé de les nourrir. Quant aux îles flottantes de Lydie, Sotion (in Eclogis), Pline (II, 96), et Martianus Capella (IX, I), les appellent Calaminæ, et disent qu’elles obéissent non seulement au souffle des vents, mais encore aux crocs des bateliers, et que ces îles, nommées dansantes par Varron, choreusœ, bondissent en quelque sorte sous les pas des danseurs.

[6] Hos pistes nemo cocue in jus vocare audet. Varron emploie ici le jeu de mots que Cicéron a répété dans ses Verrines ; jus signifie à la fois jus et justice. Vocare injus pistes, Mettre les poissons au jus ou en justice, tel est le double sens de ce calembour, indigne de deux aussi bons écrivains, mais qui semble leur avoir plu singulièrement.

[7] Columelle (VIII, XVII, 12) dit qu’on leur donnait des sardines pourries, des branchies de scare, des intestins de pélamide et de maquereau, des débris de beaucoup d’autres poissons, et tous les rebuts de salaison qui se trouvent dans les boutiques des poissonniers.

[8] C’est notre rouget, le mulet rouget, mullas ruber, de Lacépède, t. VI, p. 80 ; Mullus barbatus, Cuvier, Tabl. élém. des animaux, p. 348 ; Paris, an VI.

[9] Le frère du vainqueur de Mithridate.

[10] Pline (IX, 80) parle des grandes dépenses de Lucullus pour cette villa de Naples, où, dit-il, il fit entrer la mer et creusa un Euripe, ce qui donna lieu à Pompée de l’appeler le Xerxès romain. Lucullus, exciso etiam monte juxta Neapolim, majore impendio quam villam ædificaverat, Euripum et maria admisit ; qua de causa magnus Pompeius Xerxen togatum eum appellabat. Cf. Velleius Paterculus, II, 33, 4.

[11] Varron a dit plus haut (II, I, 16) que les troupeaux de brebis de l’Apulie allaient passer l’été dans les montagnes du Samnium, et (II, II, 9) qu’une partie de ces mêmes troupeaux hivernait dans l’Apulie et émigrait dans les montagnes prés de Rieti pendant les ardeurs de l’été. C’est toujours le système d’émigration des troupeaux qui subsiste encore en Espagne et dans plusieurs des provinces du sud-est et du midi de la France, voisines des Alpes et des Pyrénées.

[12] On avait cru jusqu’ici que la Méditerranée n’avait ni flux ni reflux, mais Varron (Ling. lat., VIII, 19), Columelle (VIII, 17),  Servius (ad Æneid., I, 250), Claudien (De vi cons. hon., 495 sqq.), Pline (II, 99), attestent un certain flux et reflux dans la Méditerranée, fait qui est confirmé pour Livourne par Tozetti (Itiner. Tusci, t. I, p. 190, tr. allem.), et par les observations des modernes, entre autres de M. le capitaine Bérard (Descript. nautique des côtes de l’Algérie, p. 71), de Desfontaines (Voyez mon édition de son Voyage en Afrique, p. 125 et suiv.), et de S. Grenville Temple (Excursions in Algiers and Tunis, t. I, p. 161), qui, près de la petite Syrte, ont reconnu que la mer s’élevait et s’abaissait quelquefois de huit à dix pieds. Le même phénomène a été observé par de Saussure dans le lac de Genève (Voyages dans les Alpes, t, I, p. 11).

[13] De 388 de Rome à 609.