ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE TROISIÈME — AGRICULTURE - PRODUITS

CHAPITRE XIV. — Du menu bétail.

 

Les Romains s’étaient aperçus que les voyages et le changement de station étaient utiles à la santé des brebis, qu’ils augmentaient la quantité du lait, et accroissaient la finesse de la laine. Ils avaient organisé un système de parcours semblable à celui de la Mesa en Espagne, qui est peut-être un reste de leurs règlements. Varron (I, II, 9-10) nous en a conservé quelques détails. Comme les pâturages d’été étaient souvent très éloignés des pacages d’hiver (car il dit que ses propres troupeaux, qui hivernaient dans l’Apulie, passaient l’été sur les montagnes de Rieti), il y avait, entre les deux stations, des chemins publics, et, à des distances réglées, des pacages réservés pour les moutons, et qui étaient pour les troupeaux une véritable étape.

Les brebis qu’on couvrait de peaux, pellitæ, à cause de la supériorité de leur laine, comme celles de Tarente et de l’Attique, exigeaient, dit Varron[1], plus de soins que les brebis à laine grossière, hirtæ. Dans l’Épire, qui servait de modèle pour la manière de gouverner les troupeaux, on employait un berger pour cent brebis communes et deux pour autant de brebis habillées de peaux. On devrait peut-être essayer sur nos mérinos ce procédé, qui, en concentrant l’évaporation du suint, doit augmenter la finesse de la laine.

Varron avance (II, III, 3) que les brebis domestiques sont issues de brebis sauvages, comme les chèvres domestiques des chèvres sauvages qui ont imposé leur nom à l’île de Caprasia, près de l’Italie[2]. Il prise en elles surtout la légèreté ; et Caton assure que sur le Soracte et dans les monts de Fiscellum il y a des chèvres sauvages qui sautent d’un rocher à une profondeur de 60 pieds (plus de 18 mètres). J’ai vu, dans les Alpes, des exemples de l’agilité du bouquetin, qui rendent croyable le récit de Caton.

Buffon[3] a pensé que le mouflon, qui est encore sauvage en Corse, était la tige de nos moutons. M. Caillaud assure avoir trouvé des brebis sauvages à soixante lieues à l’ouest de l’Égypte, dans le désert qui s’étend entre les oasis. Nos naturalistes actuels n’admettent pas l’opinion de Buffon, et je me range à leur avis. Le pays d’où nos moutons sont originaires reste encore à déterminer positivement ; on présume cependant qu’ils descendent des moutons sauvages des chaînes de l’Oural et de l’Altaï.

M. Link[4], après avoir réfuté l’opinion que nos moutons domestiques ont pour tige le mouflon ou l’argali, conclut ainsi : Il est très probable qu’il faut dire du mouton ce que nous avons dit du chien et du beauf, qu’on a apprivoisé plusieurs espèces différentes. On peut en compter jusqu’à six : 1° le mouton d’Europe, dont la toison, variable pour la finesse, est mêlée de poils plus ou moins durs ; 2° le mouton dont les cornes sont contournées en spirale, du sud et de l’est de l’Europe ; le mouton à longue queue, qui paraît en être une sous-espèce ; 3° le mouton à grosse queue, ou chez lequel cette partie a des dispositions pour attirer à elle la graisse : on en compte diverses variétés ; par exemple, le mouton kirguise, dont la queue est large ; le mouton de Bukarie, dans la laine duquel sont des poils longs et soyeux ; le mouton du Cap, avec une longue queue chargée de graisse ; 4° le mouton de Guinée, qui a les jambes élevées et du poil en place de laine ; 5° le mouton du Tibet, qui a des poils longs et soyeux, et qui ne diffère de la chèvre que par l’absence de la barbe ; 6° le mouton de la Thébaïde, qui a de longs poils soyeux brun-rougeâtre et une queue courte. Toutes ces espèces sont à l’état domestique ; on ne les connaît point à l’état sauvage. Aucune des espèces sauvages connues n’a de laine, il n’est donc point probable qu’elles aient été la source des espèces lanigères. Nous ne savons du mouflon des montagnes de l’Afrique septentrionale que ce qu’en a écrit M. Geoffroy Saint-Hilaire ; il porte un poil mou, rouge, blanc vers la pointe, avec une longue crinière ; de sorte que c’est l’animal qui se rapproche le plus du mouton, quoique pourtant de loin.

Quant au bouquetin des Alpes, il a moins de rapport avec la chèvre domestique que l’œgagre (capra ægagrus), espèce sauvage répandue dans toutes les chaînes du Caucase et du Taurus, et qui paraît être la souche de nos troupeaux de boucs et de chèvres.

La chèvre, dit M. Link[5], ne présente pas moins de variété que le mouton dans les diverses contrées qu’elle habite, et probablement aussi l’homme en a apprivoisé plusieurs espèces. La chèvre de Cachemire, avec ses cornes en hélice, ses longs poils soyeux entremêlés de ce duvet fin avec lequel on fait des châles si précieux ; la chèvre du Tibet et celle du Népal, aux poils fins, et qui n’est peut-être qu’une variété de la précédente ; la petite chèvre d’Afrique (capra depressa), avec laquelle la chèvre d’Angora ne fait qu’une même espèce ; la petite chèvre de Whida et la grande chèvre de Mamré, qui n’ont pas de poils soyeux ; toutes ces variétés, en général, existaient déjà, avec tous les caractères qui les distinguent, avant de passer à l’état de domesticité. La souche de notre chèvre paraît présenter moins d’incertitude que celle de la plupart de nos animaux domestiques. Varron (II, III, 3) parle des chèvres sauvages de l’Italie, et il ajoute que c’est d’elles que l’île Caprasia tire son nom. Cetti soutient qu’il se trouve dans l’île de Tavolara des chèvres sauvages en grand nombre, et il ajoute : La barbe, les cornes et la couleur sont les mêmes chez la chèvre sauvage et la chèvre domestique ; la seule différence consiste en ce que les chèvres sauvages ont le poil plus court et que leur taille est très grande, de sorte qu’une chèvre sauvage est égale à deux chèvres communes[6]. Il peut encore se trouver, suivant Strabon[7], des chèvres sauvages (δόρxαδες) en Espagne. Pallas regarde le paseng du Persan, ou le bouc à bezoard, qu’il nomme capra ægagrus, comme la souche de la chèvre sauvage, et Gmelin en a apporté à Saint-Pétersbourg une tête accompagnée des cornes que Pallas a décrite avec précision ; Gmelin a donné aussi de cet animal une description qui n’a d’autre défaut que celui d’être, trop courte[8]. Le même auteur ajoute ce fait remarquable, que notre bouc se trouve sauvage dans les montagnes de la Perse, et conséquemment il le distingue du paseng, ou bouc à bezoard (ægagre). Elphinston fait aussi deux espèces distinctes du paseng et du bouc sauvage[9]. Le bouc asiatique ressemble exactement, pour la forme de la tête, au bouquetin du Mont Blanc, dont il a été donné une description exacte dans la Ménagerie du Muséum. Je ne doute point que ce dernier ne soit le bouc sauvage ; la taille, la couleur, la queue courte et les cornes le caractérisent très bien. Cet animal est probablement le même que celui qu’on trouve, à Tavolara ; est-il aussi le même que le bouc d’Asie ? C’est ce que nous apprendront des recherches ultérieures. Des investigations plus approfondies pourront dans la suite faire découvrir de nouvelles espèces, comme le fait présumer la découverte du bouquetin du Sinaï (capra sinaïtica) par Ehrenberg, qui l’a décrit et figuré avec beaucoup d’exactitude.

Au sujet des cochons, Varron et les anciens ont fait une observation qui a été confirmée par les modernes : c’est que les cochons nés en hiver ne croissent et ne se développent pas bien à cause des froids[10], tandis que le sanglier brave les hivers les plus rudes. Ce fait vient encore à l’appui de l’opinion que notre porc domestique doit son origine aux contrées chaudes de l’Orient.

Varron conseille (II, IV, 7) de ne faire porter les truies qu’à vingt mois, afin qu’elles mettent bas ayant deux ans faits. Peut-être peut-on de cette manière obtenir une race plus forte ? Je l’ignore ; mais, certes, la méthode usitée dans le Perche et en Normandie, dans le canton du Merleraut, où les cochons atteignent une taille et un poids énorme[11], est préférable pour le profit. On fait saillir la truie à sept ou huit mois par des verrats de cet âge, et, au moyen de ce procédé, l’on obtient en deux ans trois levées de cochons gras. On voit que le capital circule plus vite, et que l’intérêt de ce capital ou le produit net est plus fort.

 

 

 



[1] II, XI, 18-20. En comparant les descriptions des écrivains latins et grecs qui ont traité de l’agriculture, descriptions que Schneider a rassemblées au t. V, p. 405, 406, de son édition des Script. R. r., on est conduit à une détermination que ce savant a omise, c’est-à-dire que ces moutons à laine fine, épaisse et crépue de Tarente et de l’Attique, oves pellitæ, étaient véritablement l’espèce connue aujourd’hui sous le nom de mérinos, que nous avons importée d’Espagne.

[2] Les plus beaux boucs ce tiraient de l’île de Mélos.

[3] Supplément, t. V, p. 113, éd. in-12, 1777.

[4] Monde primitif, t. II, p. 294-296, tr. fr.

[5] T. II, p. 296-298.

[6] Histoire naturelle de la Sardaigne, 1ère partie, sect. 110.

[7] Liv. III, p. 163.

[8] Pallas, Spicileg. zoolog., XI, 43. Gmelin, Voyage en Russie, 3e partie, sect. 493.

[9] Account of Cabul, p. 192.

[10] Porci qui nati hieme fiunt exiles propter frigora. II, IV, 13.

[11] 600 à 700 livres.