ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE SECOND — POPULATION

CHAPITRE XII — Des maisons de Rome et de leurs boutiques.

 

C’est un fait assez remarquable que les changements qu’a éprouvés, dans la langue latine, la signification des mots vicus, insula, œdes. Leur sens tantôt restreint, tantôt étendu, a varié de manière que ceux qui n’ont pas suivi ou observé exactement la dégénérescence chronologique du sens primitif sont tombés, par cela seul, dans de graves méprises.

Ædes, que les anciens glossaires rendent par αύλαί, ναοί, dont la racine est αϊτος[1] et que Varron dérive ab aditu, a signifié ensuite une chambre, comme dans Plaute[2] : Insectatur omnes demi per ædes, et s’étend, dans le Digeste (XLVII, IX, 9), à toutes les espèces d’édifices. Telle est la définition donnée par Gaius : Appellatione ædium omnes species ædificii continentur.

Le mot vicus, qui vient de l’éolien Αοϊxος ou Βοϊxος, a subi les mêmes vicissitudes. Vicus se dit et de rure, et de urbe ; vicus est pars pagi, dit Forcellini : c’est cette dernière acception que lui donne Tacite[3] dans les Mœurs des Germains : per pagos vicosque. C’est dans le sens de massif ou pâté de maisons borné par des rues, tel que le pâté des Italiens à Paris, que le même auteur (Ann., XV, 38,43) emploie le mot vicus dans les passages que j’ai cités, et qui sont relatifs à l’incendie de Rome : Enormibus vicis, qualis vetus Roma fuit. Tite-Live (V, 55), parlant de la reconstruction de Rome, à l’année 365, n’est pas moins positif : Festinatio curam exemit vicos dirigendi ; ea est causa, ut veteres cloacæ, primo per publicum ductæ, nunc privata passim subeant tecta[4]. Enfin ce sens est déterminé formellement par l’un des passages de Tacite, où il dit qu’après l’incendie arrivé sous Néron Rome fut rebâtie, Erecta, non, ut post gallica incendia, nulla distinctione, nec passim, sed dimensis vicorum ordinibus, et latis viarum spatiis, cohibitaque ædificiorum altitudine, ac patefactis areis, additisque porticibus, quæ frontem insularum protegerent[5]. Dans cette phrase remarquable, Tacite désigne d’abord les massifs de maisons, vici ; puis les rues, viœ ; puis les hôtels, œdificia ; puis leurs cours extérieures, areœ ; puis les portiques, porticus ; enfin, les boutiques, insulœ. L’ordre des idées et des expressions, dans cette phase, suit exactement l’ordre des dimensions et de l’importance des objets qu’elle décrit. Toutefois, le mot vicus, dans les siècles suivants, prit une signification plus étendue, et désigna une fraction de quartier, regio, fraction que surveillaient quatre magistrats qui, sous le nom de vico-magistri, magistri vicorum, remplissaient des fonctions analogues à celles de nos commissaires. de police. Enfin dans la langue italienne ce mot a pris un sens très restreint, les mots vico et vicolo ne désignent qu’une rue et une ruelle dans une ville.

C’est la signification précise du mot insula, aux diverses époques de la république et de l’empire romain, que je dois déterminer maintenant ; car ce mot a été la source de toutes les erreurs qui ont été commises et qui se sont perpétuées depuis la renaissance des lettres jusqu’à ce moment, sur l’étendue et la population de Rome. En effet, P. Victor[6], compte à Rome 45.795 insulœ et 1.830 palais ou domus, et ce nombre ne peut être soupçonné d’une altération sensible, puisqu’il est l’addition de la somme des insulœ énumérées quatorze fois, par parties, dans chacune des quatorze régions ou quartiers de Rome. Lorsqu’on a, comme Vossius, Juste Lipse et Mazois, appliqué au mot insula le sens indiqué par son acception primitive, je veux dire celui d’île ou massif de maisons, isolé de tous côtés par des rues, on a dû nécessairement attribuer à Rome une étendue et une population quintuple ou décuple de celle de Paris ; car on ne s’était jamais occupé de calculer la superficie du terrain compris dans les deux enceintes de Servius et d’Aurélien. Or, Paris ayant, en 1817, 26.801 maisons et 713.966 habitants, 45.795 îles ou massifs de maisons à Rome, devaient donner 183.180 maisons, en ne comptant même que 4 maisons par île. On y ajoutait les 1830 palais, et comme les faubourgs sont exclus de la description de Victor, on était conduit par un raisonnement conséquent, mais fondé sur une base fausse, à ce dilemme absurde : ou d’entasser 14 millions, 8 millions ou 4 millions d’habitants sur une superficie égale aux deux cinquièmes de Paris, ou de changer la face des lieux, l’enceinte des murs d’Aurélien, qui existent encore tout entiers, et de donner à Rome une circonférence de 75.000 mètres, en prenant pour base le nombre altéré et évidemment faux de Vopiscus.

Quelle est la signification précise de ce mot insula ? Ce point est important à déterminer, car la question tout entière réside dans l’interprétation juste de ce mot, suivant son usage propre ou métaphorique. Festus en donne’ la définition suivante : Insulæ dictæ proprie, quæ non junguntur (alias quæ conjunguntur) communibus parietibus cum vicinis, circuituque publico aut privato cinguntur, à similitudine videlicet earum terrarum quæ fluminibus aut mari éminent[7]. Ce nom dut s’appliquer d’abord à toutes les maisons de l’ancienne Rome, puisque, par la loi des Douze Tables que j’ai citée[8], elles étaient isolées de tous côtés les unes des autres, par une ruelle de 2 ½ pieds, distance qui fut ensuite portée à 12 pieds. C’est à cette disposition ancienne que s’applique la scolie de Donatus[9], Domos, vel portus, vel insulas veteres dixerunt, et les deux passages de Cicéron dans le Traité des Offices et dans le plaidoyer pour Cælius[10]. Le mot portus pour maison a disparu de la langue latine, où toutefois la trace en est restée dans son composé angiportus ; mais Gessner et Forcellini remarquent que le latin n’offre aucun exemple de l’emploi du mot insula dans le sens donné par Festus, je veux dire dans celui de pâté ou île, ou massif de maisons : Hactenus Festus, dit Gessner après avoir cité sa définition, sed an exstet hujus significationis exemplum dubitamus.

Nous avons vu, par les passages cités de Tacite et de Suétone, au sujet de l’incendie et de la reconstruction de Rome sous Néron, que le mot insula désigne toujours une habitation plus petite que celle à laquelle s’applique le mot domus[11] : ce fut celle des citoyens pauvres, des célibataires, des petits marchands. Sous Tibère, l’an 36 de J.-C., il y eut un incendie qui brûla une partie du cirque, gravi igne deusta parte circi. Tibère fit tourner ce désastre à sa gloire ; il paya le prix des maisons et des îles brûlées, exsolutis domuum et insularum pretiis (Ann., VI, 45). Ce fut dans ce même cirque que prit naissance l’incendie qui consuma, sous Néron, dix des quatorze quartiers de Rome : Ubi per tabernas simul cœptus ignis longitudinem circi corripuit (Ann., XV, 38[12]). On voit que taberna est ici synonyme d’insula ; car il s’agit du même lieu et de la même espèce d’édifices. Tacite prouve de plus que les insulae ou tabernœ n’étaient point des habitations isolées, comme les palais ou les temples ; car il ajoute : Neque enim domus munimentis septæ, vel templa muris cincta, aut quid aliud moræ interjacebat[13]. On trouve d’ailleurs dans plusieurs auteurs latins cette phrase : insula in domo, preuve que l’insula était une partie de la maison.

Taberna, dit Forcellini, casa, οϊxημα, ex eo quod tabulis clauditur ; ce mot désigne, dans ce sens, une petite et pauvre habitation, comme le prouvent l’opposition de pauperum tabernas et regum turnes, dans la strophe si connue d’Horace[14], et ce vers de l’Art poétique (229) : Migret in obseuras humili sermone tabernas.

Taberna signifiait aussi boutique, locus ubi merces venduntur, bottega, dit Forcellini. C’est le sens le plus ordinaire de ce mot. Il est superflu d’en citer des exemples ; mais il n’est pas inutile de prouver, par le texte des lois romaines, que les insulte étaient de véritables boutiques. Or, Paulus dit[15], dans son livre sur les devoirs du préfet de police : Les effractions se font surtout dans les insulte où l’on dépose la portion la plus précieuse de son avoir, lorsqu’on y ouvre de force ou une cella (un placard), ou une armoire, ou un coffre. Effracturæ fiunt plerumque in insulis, ubi homines pretiosissimam partem fortunarum suarum reponunt, cum vel cella effringitur, vel armarium, vel arca.

Enfin, l’identité de signification des mots insula et taberna ressort évidemment de ce passage de Scævola[16] : Tabernam cum cœnaculo Pardulæ legaverat, cum mercibus et instrumentis, et supellectili quæ ibi esset ; quæsitum est cum, vivo testatore, insula in qua cœnaculum fuit quod ei legatum erat, exusta sit, etc. On voit qu’insula et taberna sont pris pour une seule et même chose, que ces insulœ ou tabernœ cum cœnaculo représentaient les échoppes ou boutiques de nos anciens passages, avec un bouge à l’entresol pour loger le marchand, et que les insularii étaient, en général, de petits boutiquiers, de petits marchands en détail.

Je citerai encore cette inscription où le mot insulas signifie des boutiques de corroyeurs :

CORPORI

CORARIORVM. INSVLAS. AD. PRISTINVM. STATVM

SVVM. SECVNDVM. LEGES. PRINCIPVM. PRIORVM

IMPP. VAL SEPTIM. SEVERI. ET. M. AVRELI. ANTONINI

RESTAVRARI. ADQVE. ADORNARI. PER. VICINVM IRA. SVA.[17] PROVIDIT, etc.[18]

On trouve aussi, dans les actes du martyre de saint Sébastien, le mot insola employé pour indiquer un lieu où l’on vient acheter des objets exposés en vente[19].

La synonymie des mots insula et taberna se déduit aussi de ce passage de Cicéron[20] : Tabernœ duœ mihi corruerunt, reliquæque rimas agunt.... Sed ea ratio ædificandi initur, ut hoc damnum quæstuosum sit ; et de cet autre : Quære ubi sint merces insularum. Il nous reste tant de lettres de Cicéron à Atticus et à ses amis que nous avons presque l’inventaire de ses propriétés. Il ne possédait à Rome que sa grande maison, achetée de Crassus, et des boutiques sur le mont Aventin, louées 80.000 sesterces, environ 20.000 francs[21], qu’il nomme tantôt insulœ, tantôt tabernœ.

Muratori[22] penche pour une opinion analogue à la mienne, que Forcellini cherche à justifier en ces termes : Fortasse hæc ita componttntur, ut Festus recte et proprie insulas definierit ; qui vero urbem postea descripserunt insularum nomine, improprie et per synecdochen, partes ipsarum appellaverint, quæ à singulis familiis incolebantur : unde in tantum earum numerus excreverit.

Je pourrais accumuler cent exemples semblables tirés des lois sur la propriété, les servitudes, l’usufruit, l’achat, la vente et le loyer des maisons ; mais il vaut mieux suivre, dans les recueils des lois romaines, la définition des divers modes d’existence et de situation des insulœ, et prouver mes assertions par l’examen et le rapprochement des plans de quelques maisons anciennes, tirés soit de Pompéi, soit du plan de Rome en marbre qui existe au Capitole[23] ; surtout par l’examen du Forum de Trajan, déblayé en 1825, et dont je dois un dessin très exact à l’obligeance de M. Duc, jeune architecte plein de talent.

Les insulœ, à Rome, étaient de deux espèces : ou c’étaient des boutiques avec entresol, annexées à un hôtel, comme le passage de l’Opéra l’est à l’hôtel de Vindé, ou c’était une série de boutiques placées sur l’area d’un palais, et protégées par un portique, à peu près comme les galeries de pierre du Palais-Royal, mais beaucoup moins élevées.

Ulpien[24] désigne clairement la première espèce dans ce passage : Si insula adjacens domui vitium faciat, utrum in insulœ possessionem, an vero in totius domus possessionem mittendum sit ? et magis est ut non in domus possessionem, sed in insulœ, mittatur. Elle est définie par Papinien[25], qui dit, au sujet des legs : Sous le nom de maison, domus, est comprise aussi l’insola jointe à la maison. Appellatione domus insulam quoque injunctam domui videri, si uno pretio cum domo fuisset comparata.

La seconde espèce d’insula était désignée par l’épithète d’insula communis. C’était une île d’îles, isola d’isolette ; mais on comptait chaque petite île comme une habitation séparée, ce qui explique naturellement la différence entre le nombre des insulœ et celui des hôtels ou domus dans la description de Rome par Publius Victor. Dans l’édition de Labbe, Victor compte 1.830 hôtels et 45.795 insulœ. Le nombre total varie un peu dans les éditions de Panvinius et de Pancirol, mais le rapport des îles aux hôtels reste sensiblement le même. Nous n’avons pu nous servir, pour le rapport du nombre total des maisons à celui des insulœ, de la description de Rome par Sextus Rufus, parce que cette description n’est pas arrivée entière jusqu’à nous[26]. Cependant, les fragments considérables qui nous en restent, donnent, pour la première région, 4.250 insulœ et 121 domus. Dans cette région, comme dans les cinq autres pour lesquelles Rufus indique le nombre de ces deux sortes d’habitations, le rapport entre les domus et les insulœ est conforme à celui qui nous a été transmis par P. Victor.

Ulpien[27] définit l’insula communis en traitant de l’opposition, nuntiatio, qu’on peut former contre une construction nouvelle : Quod si socius meus in communi insula opus novum faciat, et ego propriam habeam cui nocetur, an opus novum nuntiare ei possim ? Voilà l’insula communis, la galerie de boutiques, opposée à l’insula propria, la boutique particulière. Je regarde comme deux insulæ communes les insulæ Arriana et Polliana, mentionnées dans une inscription découverte à Pompéi[28] ; car dans ces insulœ on loue des boutiques avec leurs auvents et un bouge pour l’insularius : Taberna cura pergulis suis et cœnacula. Or, on a vu que insula pris au propre et taberna étaient synonymes. Une autre inscription du même recueil[29] fait mention d’un artisan en boutique, cerdo insularius[30]. Enfin, Suétone (César, 41), en racontant le recensement fait par César dans le but de réduire les distributions gratuites de blé, nomme les propriétaires des insulœ ou boutiques, dominos insularum, et la suite du récit prouve que ces insulœ étaient habitées par des frumentaires dont il raya plus de la moitié : Recensum populi, nec more nec loto solito, sed vicatim, per dominos insularum egit ; atque ex viginti trecentisque millibus accipientium frumentum e publico ad centum quinquaginta retraxit[31].

Cette espèce d’insula que Mazois a représentée, d’après les monuments antiques de Rome et de Pompéi, sur les côtés de l’area ou cour extérieure du palais de Scaurus, s’appliquait de même aux temples anciens pour le logement des desservants. Nos cellules de moines, rangées le long des côtés du cloître, ont conservé la forme et l’usage antique de ces insulœ, et peuvent nous en donner une idée exacte. C’est ainsi, du moins, que j’entends le passage de Justin (XXXII, 2) où le roi Antiochus, qui a attaqué la nuit le temple de Jupiter Didyméen, est découvert et tué avec tous ses soldats par les habitants du cloître ou insula, qui s’étaient réunis : Qua re prodita, concursu insularium cum omni militia interficitur.

Paulus[32] désigne aussi cette espèce d’insula par l’épithète d’insula tota : Si insulam totam uno nomine locaveris, et amplioris conductor locaverit. Une insula qui avait plusieurs petites chambres était louée à un principal locataire et sous-louée par lui à un plus haut prix. Alfénus[33] discute ce cas : Qui insulam triginta conduxerat, singula cœnacula ita conduxit ut quadraginta ex omnibus colligerentur. Il s’agit ici de cette île de boutiques avec des réduits ou cœnacula pour les marchands et les célibataires pauvres qui abondaient dans la ville de Rome. Mon plan des restes du Forum de Trajan en donne une idée exacte.

C’est probablement à ce genre qu’appartenaient les insulœ possédées par Cicéron[34] sur l’Aventin et l’Argilète, et qu’il louait 72.000 sesterces et ensuite 80.000 sesterces par an. C’est l’insula de Manicius à Naples[35], remplie de petites chambres à louer.

Maintenant ma tâche est achevée ; nous avons quitté la région des fables et des chimères, nous pouvons entrer dans celle des probabilités. L’erreur des calculs sur la population de Rome est venue du double emploi qu’on a fait des îles, insulœ, et des maisons, domus ; car, ainsi qu’on peut s’en convaincre, soit par le plan qu’a copié Mazois, d’après le marbre conservé au Capitole, soit par un hôtel de Pompéi, donné par le même artiste, soit enfin par le plan de l’area et des insulœ du palais de Scaurus[36], que cet architecte habile et érudit a tracé d’après les monuments, les boutiques simples, insulœ, ou boutiques avec logement, insulœ cum cœnaculo, étaient presque toujours, surtout depuis Néron, de véritables annexes des maisons ; elles étaient placées sur les rues, soit aux côtés, soit sur la façade de l’hôtel. Le plus souvent, abritées par un portique, elles occupaient les deux côtés de l’area ou cour extérieure. Cependant elles étaient comptées à part dans le dénombrement des habitations, ce qui explique la disproportion des nombres 45.795 insulœ et 1.830 domus de Publius Victor, dans sa description de Rome. Je prendrai un exemple analogue dans Paris. L’ancien hôtel de Vindé occupait une partie de l’île comprise entre la rue Grange Batelière, la rue Pinon, la rue Lepelletier et le boulevard Italien ; il ne comptait que pour une maison, et cependant il renfermait plus de 50 insulœ, soit dans les boutiques à entresol des deux passages qui mènent à l’Opéra, soit dans les maisons à boutiques qui donnent sur le boulevard[37].

Les insulœ ou boutiques disposées en galerie sur l’area[38], et couvertes d’un portique, étaient parfaitement adaptées aux habitudes et aux besoins des Romains, qui venaient dès l’aurore saluer leurs patrons, et qui, en même temps, trouvaient moyen de s’abriter de la pluie sous les portiques et de faire leurs emplettes sans perte de temps. De plus, les marchands avaient intérêt à se placer aux lieux qui attiraient une grande affluence de monde.

Les petits logements des insulœ convenaient à merveille à cette foule de célibataires oisifs, qu’attiraient à Rome les jeux, les spectacles, les distributions gratuites, et dont le nombre s’accrut de siècle en siècle sous les empereurs.

Si l’on prend au compas la superficie de ces insulœ, d’après l’échelle jointe au plan de Mazois, on verra que le rapport du nombre des îles avec la superficie totale de Rome est tout à fait admissible, tandis qu’en donnant au mot insula l’acception d’île de maisons, ou même de maisons comme celles de Paris, la chose devient évidemment absurde.

Il n’est pas moins clair que, vu l’espace donné, le peu de hauteur des galeries à insulœ, les habitudes de célibat des Romains, on ne peut, surtout depuis Néron jusqu’à Aurélien, et même jusqu’à Valentinien, époque de la description de Rome par P. Victor, attribuer à chacune de ces insulœ une population moyenne égale à celle des maisons de Paris. Cependant Brottier[39], dont l’évaluation est la plus modérée de toutes, donne à chaque insula 21, à chaque domus 84 habitants, ce qui fait, avec les soldats, tan total de 1.188.162, sans les étrangers. Il tire ce calcul d’un rapprochement avec les maisons de Paris. Mais la statistique de notre ville était si peu avancée en 1780, ou les recherches de Brottier sur ce point de fait ont été si peu exactes, qu’il compte à cette époque 30.000 maisons à Paris, tandis que la statistique de Paris de 1823 n’en présente que 26.801, et cependant des quartiers entiers ont été bâtis dans les quarante-cinq ans écoulés entre ces deux époques.

Je crois qu’en multipliant par 5 les 45.795 insulœ, et par 84 les 1.830 hôtels ou domus, ce qui donne, d’après les bases fournies par Publius Victor, 382.695 habitants, on aura, pour la population, un nombre qui sera dans un rapport probable avec celui de la superficie ; car Rome, depuis Aurélien, ayant un peu plus des 2/5e de la superficie de Paris, se trouve encore, dans cette hypothèse, bien plus peuplée que Paris, c’est-à-dire à pets près dans le rapport de 4 à 3, eu égard à la surface respective des deux villes. Le nombre de cinq habitants pour une insula est plutôt trop fort que trop faible ; car à Manchester et à Liverpool, le nombre des habitants, par maison, oscille entre 5 et 7 depuis un siècle[40].

Les faubourgs de Rome, au IVe siècle de l’ère chrétienne, devaient être moins étendus et moins peuplés ; car la crainte de l’invasion des Barbares avait dû porter la population à se renfermer dans les enceintes fortifiées. Si j’accorde aux faubourgs de Rome, à cette époque, 120.000 habitants, je serai plutôt au-dessus qu’au-dessous des limites de la probabilité ; or, ce nombre, joint aux 382.695 habitants de l’enceinte d’Aurélien, donnerait pour la ville et les faubourgs, tels qu’ils sont définis par les lois romaines, c’est-à-dire les groupes de maisons touchant immédiatement aux murs de la ville, 502.695, ou, en nombre rond, 502.000 habitants.

Il faut y joindre 30.000 soldats et les étrangers. Le nombre de ces derniers, à Paris, où la population était, en 1817, comme je l’ai déjà dit, de 714.000, s’est toujours maintenu dans le cours de vingt ans entre 20 et 30.000 ; les registres des hôtels garnis ont fourni pour ce calcul des données positives. En supposant à Rome 30.000 étrangers et 30.000 soldats stationnaires, et les joignant aux 502.000 habitants de la ville et des faubourgs, la population entière ne s’élèvera qu’à 562.000 têtes.

J’avais terminé ce travail, fondé sur une méthode exacte d’approximation et d’analogie, lorsqu’un élément positif, tiré du calcul des consommations, qui m’avait échappé d’abord, est venu confirmer mes inductions et fournir, en quelque sorte, la preuve arithmétique de tues calculs.

Spartien[41] rapporte que, sous Septime Sévère, la consommation de Rome en blé était de 75.000 modius par jour ; le modius étant de 13 ½ livres, poids de marc, les 75.000 modius donnent 1.012.500 livres, ce qui, à 9 livres de blé par personne, porte la population de Rome à cette époque à 506.250 individus. Nous savons de plus par Vopiscus[42] que 3 livres romaines (égales à 2 livres françaises) de blé étaient le taux journalier des distributions gratuites : Aurélien le remplaça par 2 livres romaines de pain de fine fleur de farine. Ainsi 506.250 habitants est le nombre le plus fort que l’on puisse attribuer à la population de Rome du temps de Septime Sévère, puisque probablement les faubourgs et les villages voisins achetaient du pain à la ville, comme le font aujourd’hui ceux des environs de Paris.

Nous apprenons de l’historien Socrate (Lib. II, XIII) que, sous Constantin, on distribuait gratuitement par an à Constantinople 80.000 modius de blé importés d’Alexandrie[43] ; nouvelle preuve que les 75.000 modius de blé (1.012.500 liv.) étaient la consommation journalière de la ville de Rome et non une distribution gratuite que l’État n’eût pu supporter à cause d& l’énormité de la dépense.

Rome n’était pas, comme Londres et Paris, une ville manufacturière et commerçante, mais plutôt, comme Versailles dans le dernier siècle, un centre d’ambition, de plaisirs, d’oisiveté, de luxe et de débauche.

Madrid, qui, pendant un siècle et demi depuis Charles-Quint, a été la capitale d’une partie de l’Europe et de la moitié du Nouveau Monde, offre beaucoup de rapports avec Rome sous ce point de vue, et sa population ne s’est pas accrue en raison de son importance politique.

Je crois avoir prouvé :

1° Que l’enceinte de Rome, sans les faubourgs, telle qu’elle exista depuis Servius Tullius jusqu’à Aurélien, ne pouvait pas contenir plus de 300.000 habitants. Sa surface étant un cinquième de celle de Paris, sa population, évaluée ainsi, est plus du double de celle de notre capitale relativement à la superficie respective des deux villes ;

2° Que les faubourgs, dans leur plus grande extension, depuis la reconstruction de Rome sous Néron jusqu’à Aurélien, ont été beaucoup moins considérables qu’on ne l’avait cru ;

3° Que la population de l’enceinte d’Aurélien, qui est le double de celle de Servius, ne dut guère dépasser 560.000 têtes, soldats et étrangers compris ;

4° Que les 45.795 insulœ des descriptions de Rome, prises tantôt pour des îles de maisons, tantôt pour de grandes maisons de location, séparées, à plusieurs étages, étaient, ou des boutiques avec un entresol, ou de petites locations annexées aux hôtels ; et que cette méprise, plus le double emploi, dans le calcul, des domus et des insulœ, a causé les exagérations admises jusqu’ici sur l’étendue et la population de Rome.

Il ressort de ces calculs sur la population de Rome, et de ceux que j’ai présentés sur la population libre et servile de l’Italie ancienne, un résultat inattendu, mais qui doit prendre place au rang des faits démontrés, sur la manière d’envisager l’ensemble de l’histoire romaine.

On avait cru jusqu’ici que Rome, ayant subjugué une partie de l’Europe, de l’Afrique et de l’Asie, ayant poussé très loin ses conquêtes et maintenu très longtemps sa puissance, devait avoir nécessairement une population très nombreuse et une agriculture très florissante, de très grands moyens et de très grands produits en hommes et en subsistances. Le raisonnement était conséquent, l’induction semblait naturelle ; et cependant le contraire, l’invraisemblable, est réellement la vérité historique.

C’est avec 750.000 citoyens de dix-sept à soixante ans que Rome a vaincu Annibal, soumis la Gaule cisalpine, la Sicile et l’Espagne.

C’est avec une population libre moins considérable qu’elle a subjugué l’Illyrie, l’Épire, la Grèce, la Macédoine, l’Afrique et l’Asie-Mineure.

L’empire s’était accru de la Syrie, des Gaules, de la Palestine et de l’Égypte ; et, sous la dictature de César, l’Italie[44] n’avait plus que 450.000 citoyens de dix-sept à soixante ans.

Tout cela est prouvé par les recensements, est appuyé sur des nombres positifs.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que, dans l’histoire de la puissance romaine, le merveilleux se trouve être le vrai, la langue des chiffres être plus poétique que celle des orateurs et des poètes, et qu’en dernière analyse il reste, comme un fait avéré, que Rome a fait les plus grandes choses avec de très faibles moyens.

 

 

 



[1] V. Gessner, Thes. h. v.

[2] Casina, III, v. 31.

[3] C. 12, et Brottier, h. l.

[4] Chacun, sans s'inquiéter s'il bâtissait sur son terrain ou sur celui d'un autre, s'empara de la première place vacante; et la précipitation fit qu'on ne prit aucun soin d'aligner les rues. C'est pour cela que d'anciens égouts, qu'on avait eu l'attention de diriger sous les rues et les places publiques, se retrouvent aujourd'hui sous les maisons des particuliers.

[5] Comme après l'incendie des Gaulois, rebâti au hasard et sans ordre. Les maisons furent alignées, les rues élargies, les édifices réduits à une juste hauteur. On ouvrit des cours, et l'on éleva des portiques devant la façade des bâtiments.

[6] Descript. Rom., éd. Labbe, 1651, in-18, p. 256, sqq.

[7] On appelle proprement îles des terrains qui ne sont pas liés aux terrains voisins par des murs mitoyens, mais entourés par la voie publique ou par des chemins particuliers : ce nom leur vient de leur ressemblance avec les terres qui s'élèvent du sein des fleuves ou des mers, et sont au milieu des eaux. Festus, au mot Insulæ.

[8] Elle est basée sur la loi de Solon, qui est citée, au Digeste, X, 1, 13.

[9] Ad Terent. Adelph., IV, II, 39.

[10] De Offic., III, 16. Oratio pro Cœlio, cap. VII. C’est une maison de ce genre que Mazois a retrouvée à Pompéi, et dont il nous a donné l’écriteau de location.

[11] Le passage suivant de Suétone le prouve encore mieux : Tunc præter immensum numerum insularum domus priscorum ducum arserunt hostilibus adhuc spoliis adornatæ (Outre un nombre infini d'édifices publics, le feu consuma les demeures des anciens généraux romains, encore parées des dépouilles des ennemis.) (Suétone, Néron, 38).

[12] Là, des boutiques remplies de marchandises combustibles lui fournirent un aliment, et l'incendie, violent dès sa naissance et chassé par le vent, eut bientôt enveloppé toute la longueur du Cirque.

[13] Car cet espace ne contenait ni maisons protégées par un enclos, ni temples ceints de murs.

[14] Ode I, IV, 13.

[15] Digest., I, XV, 3, § 2, de officio prœfecti vigilum.

[16] Digest., XXXIII, VII, 7 ; De instructo vel instrumento legato.

[17] Peut-être faut-il lire PER. VIGILANTIA. SVA. pour per vigilantiam suam ; on trouve, un peu plus bas, IN. MERA. MEMORIA. pour in meram memoriam.

[18] Corsini, Series præfectorum urbis. Pisis, 1763, in-4°, p. 183. La même inscription, d’après Corsini, se trouve dans Gruter, MXC, n° 19.

[19] Acta S. Sebastiani martyris, auctore S. Ambrosio epistopo, cap. XVIII. Maximiano et Aquilino coss., facta est persecutio talis ut nullus emeret vel venumdaret aliquid, nisi qui, statunculis positis in eo loco ubi emendi gratia ventum fuisset, thuris exhibuisset incensum. Cirta INSLAS, circa vicos, circa nymphæa quoque eraot positi compulsores, qui neque emendi copiam darent, aut hauriendi aquam ipsam facultatem tribuerent, nisi qui idolis delibassent.

[20] Ad Att., XIV, 9.

[21] V. XVI, I, Ep. ad Att.

[22] Inscript., p. 2125.

[23] Voyez Bellori et Mazois, Ruines de Pompéi, 2e partie, pl. I et passim.

[24] Digest., XXXIX, tit. II, De damno infecto et de suggrundis, etc., leg. 15, § 13, 14.

[25] Digest., XXXII, leg. 91, § 6.

[26] Græv., Antiq., t. III, p. 25.

[27] Digest., XXXIX, I, De operis novi nuntiatione, I, § 6 ; III, § 2.

[28] Orelli, Select. inscr., n° 4324.

[29] N° 2926.

[30] Pour la signification du mot cerdo, voyez Forcellini. Sutor cerdo, dans Martial, est un cordonnier. Un cerdo jaber se trouve dans une ancienne inscript. publ. par Spon., Miscell., p. 231.

[31] Il fit le recensement du peuple, non de la manière accoutumée, ni dans le lieu ordinaire, mais par quartiers, en passant par les propriétaires d'îlots. Le nombre de ceux à qui l'État fournissait du blé fut réduit, de trois cent vingt mille à cent cinquante mille. Pitiscus dit en commentant ce passage de Suétone : Illis (insulis communibus) plerumque adsitæ fuerunt multæ ædes parvæ et mediocres, quas tenuioribus civibus locabant illarum domini, quæ, quia majoris insulœ ambitus eas complectebatur, æque insulœ dictæ fuerunt.

[32] Digest., XIX, I, 53.

[33] Ibid., XIX, II, 30.

[34] Epist. ad Att., XVI, I ; XV, 17, et not. var. h. l.

[35] Pétrone, Satiricon, p. 6 et 10.

[36] Palais de Scaurus, éd. in-4°.

[37] Voyez le plan de Rome en marbre, conservé an Capitole, gravé par Bellori ; la planche I, fig. 2, des Ruines de Pompéi, par Mazois, et les autres plans da maisons privées, donnés dans le même ouvrage.

[38] Cette area est le vestibulum décrit par Aulu-Gelle, XVI, c. 5 ; la synonymie est évidente.

[39] Not. ad Tacit., t. II, p. 379, 380.

[40]

Manchester

Liverpool

Année

Maisons

Habitants

Année

Maisons

Habitants

1757

3 316

19 837

1760

5 156

25 787

1821

21 156

133 788

1821

20 339

118 972

(Quarterly Review, trad. dans les Nouv. Ann. des Voyages par Eyriès et Malte-Brun, t. XXVI, p. 262, 263.)

[41] Septime Sévère, c. XXIII. Voici le passage latin : Moriens, septem annorum canonem, ita ut quotidiana septuaginta quioque millia modiorum expendi possent, reliquit ; olei vero lantum ut per quinquennium non solum urbis usibus, sed et totius Italiæ quæ oleo egeret, sufficeret (*). Le mot canon est interprété par Forcellini, dans ce passage, par annua præstatio ad annonam urbis Romœ. Juste Lipse dit aussi (Élect., tom. I, p, 251, col. 2) : Canon quis ? certus numerus frumenti qui in aliqua urbe quotannis absumeretur. Ita canon Alexandrinus, canon urbis Romæ, uribis Coostantinopolitanæ, passim apud historicos inferioris ævi et jurisconsultos. Il est clair que c’est la nourriture journalière de tous les habitants de Rome qui est exprimée dans le passage de Spartien, et non, comme l’a cru Causabon (Hist. Aug., t. I, p. 639), celle des frumentaires ou citoyens nourris gratuitement par l’État ; les mots non solum urbis usibus, sed et totius Italiœ, le prouvent jusqu’à l’évidence ; car peut-on soutenir que toute l’Italie fut pourvue gratuitement de blé et d’huile par Septime-Sévère ? Un autre passage de Spartien confirme cette vue (Sept. Sev., c. VIII) : Rei frumentariæ, quam minimam, repererat, ita consuluit ut, excedens vita, septem annorum canonem P. R. relinqueret (**). Les importations de blé en Italie et à Rome avaient diminué par suite de la mauvaise administration de Commode et des guerres civiles qui suivirent sa mort. Sévère, administrateur actif et vigilant, encouragea la production du blé dans les provinces, protégea le commerce d’importation des contrées qui lui envoyaient des grains, et remplit les 309 greniers publics de Rome. Enfin, par cette sage prévoyance que relève son historien, il assura pour 7 ans la subsistance de Rome sur le pied de 75.000 modius, ou de 1.012.500 livres de blé par jour. Cf. Godefroy, ad Cod. Theod., t. V, p. 227, c. II.

(*) A sa mort, il laissait un excédent de blé correspondant à sept ans du contingent fiscal annuel et suffisant pour pouvoir distribuer quotidiennement soixante-quinze mille boisseaux.

(**) Il s’occupa si efficacement de l’approvisionnement en blé qu’à sa mort il laissait dans les greniers du peuple romain un contingent correspondant à l’apport fiscal de sept années.

[42] Aurel., c. XXXV, et Salmas., h. l.

[43] Vid. Cod. Théod., t. V, p. 235, et suiv., éd. Gothofr. Sosomen., lib. III, c. VI. La somme consacrée à ces largesses, en 434, est de 611 livres d’or (environ 686.000 fr.). Voyez Cod. Theod., XIV, XVI, 3.

[44] Je parle toujours de l’Italie comprise entre le détroit de Sicile et une ligne tirée des bouches du Rubicon au bort de Luna. C’était la seule qui eût alors le droit de cité, et celui d’entre dans les légions.