ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE SECOND — POPULATION

CHAPITRE VI — Des affranchissements.

 

Dans les calculs que je viens de présenter, la population totale de l’Italie a été obtenue, pour ainsi dire, en deux fragments, dont le premier renferme le chiffre total de la population libre dégagé de tout élément étranger. Si maintenant, dans le second, il était possible de déterminer séparément quel fut, aux mêmes époques et dans les mêmes limites de territoire, le nombre des étrangers et celui des affranchis, la question de la population servile se présenterait ensuite simple, isolée, et conséquemment plus facile à résoudre avec quelque précision. Malheureusement je désespère de pouvoir déterminer a priori le nombre des métœques exerçant, à Rome et dans l’Italie, des professions industrielles ou commerciales. Quant au nombre des affranchis, il peut être fixé d’une manière approximative pour 145 années de Rome, depuis 398 jusqu’en 543. Je trouve les éléments de cette détermination dans deux passages bien connus de Tite-Live, que personne jusqu’ici ne s’est avisé de rapprocher, pour en faire jaillir la curieuse notion de statistique qu’ils renferment.

L’an 398, dit Tite-Live (VII, 16), Cnæus Manlius, qui était à Sutrium[1], ayant convoqué ses soldats par tribus, porta une loi dans le camp, ce qui était sans exemple. Cette loi avait pour objet d’établir, au profit du trésor public, un impôt d’un vingtième sur la valeur de tous les esclaves qui seraient désormais affranchis. Comme le trésor n’était pas riche et que le produit du nouvel impôt devait être assez considérable, le sénat en ratifia l’établissement.

Le même historien rapporte (XXVII, 10) qu’en 543, la neuvième année de la seconde guerre punique, lorsque, sur trente colonies romaines, douze refusèrent leur contingent en hommes et en argent, le sénat, ayant épuisé toutes ses ressources, prit le parti de tirer du sanctius œrarium l’or produit par le 20e du prix des esclaves affranchis ; c’était l’aurum vicesimarium, qu’on mettait tous les ans en réserve pour ne s’en servir que dans les dernières extrémités. On en tira 4.000 livres pesant d’or[2].

La première question à résoudre serait celle de savoir si ces 4.000 livres d’or étaient la somme totale qu’avait produite l’impôt sur les affranchissements, durant les 145 années écoulées depuis l’an 398 jusqu’à l’an 543. Or tout tend à le prouver.

Rome, depuis neuf ans, soutenait contre Annibal et sur son propre territoire une guerre désastreuse. La troisième année de cette guerre[3], après les défaites du Tésin, de Trasimène et de Cannes, la flotte et l’armée de Sicile et de Sardaigne sont sans argent et sans vivres ; le sénat déclare que la république était hors d’état de leur en fournir. La quatrième année de cette même guerre, le tribut avait été doublé, et moitié en avait été exigée sur-le-champ[4]. Les aracées d’Espagne sont dans un dénuement complet, et le sénat invite les fournisseurs à avancer les vivres et l’argent nécessaires, sous la condition d’être remboursés les premiers dès que l’État pourrait le faire[5]. Cette même année, pour les besoins de la marine, on établit un impôt progressif sur les fortunes des citoyens qui possédaient depuis 50.000 as jusqu’à 100.000 et au-dessus, chose inouïe jusque-là[6]. On manquait d’argent pour l’entretien des temples et le paiement des dépenses courantes ; les entrepreneurs s’en chargent à leurs frais, et s’engagent à n’exiger le remboursement qu’après la fin de la guerre. Le même engagement est contracté par les maîtres des esclaves qu’on avait affranchis pour en former l’armée de Sempronius. Enfin, la neuvième année de la guerre, douze colonies romaines sur trente refusent tout tribut en argent et en hommes, et c’est alors que le sénat vide le sanctius œrarium, sa dernière ressource dans les dernières extrémités de la république. Sans doute la modération ou l’habileté du gouvernement lui interdit de faire un nouvel appel à la générosité des citoyens, ou lui fit sentir le danger de créer des mécontents en s’adressant à des bourses épuisées. Avec la bonne foi qui régnait à cette époque dans ce conseil, il est présumable que toute la réserve de ce trésor fut employée, puisque c’est seulement six ans après, quand les douze colonies sont contraintes à payer l’arriéré de leur tribut et une amende en sus, que les diverses créances contractées pendant les désastres de la guerre sont acquittées, et encore en trois termes assez reculés.

On peut donc regarder les 4.000 livres pesant d’or, que renfermait le sanctius œrarium en 543, comme le produit total des affranchissements pendant les 145 ans écoulés depuis la promulgation de la loi qui avait établi le vicesima manumissionum. 4.000 livres romaines équivalent à 1.305,35 kilogrammes. Le prix du kilogramme d’or fin étant de 3.444fr,45c[7] les 1.305,35 kilogrammes, ou, ce qui revient au même, les 4.000 livres romaines pesant d’or ont une valeur intrinsèque de 4.496.200 francs.

Nous savons, par Polybe et par Tite-Live, le prix moyen de l’esclave pour une époque très rapprochée de l’an 543 de Rome. Les soldats romains vendus en Achaïe par Annibal furent rachetés, l’an de Rome 558, au taux fixé par les Achéens eux-mêmes, pour la somme de 5 mines par tête[8]. Polybe dit que 1.200 esclaves coûtèrent 100 talents. Ces deux estimations, qui sont parfaitement identiques, portent le prix du rachat de chaque homme à 457fr,38c. Ce prix est très faible sans doute, et j’aurais pu, sur de bonnes autorités, en adopter de plus élevés ; mais, en attaquant des erreurs universellement accréditées, j’ai senti combien il était important d’éviter jusqu’à l’apparence de l’exagération, et je me suis fait une loi de choisir les bases les plus favorables à l’opinion que je combats.

Les 4.000 livres puisées dans le sanctius œrarium étaient, je l’ai déjà dit, la somme du 20e des prix de tous les esclaves affranchis pendant 145 années. En adoptant pour prix moyen de l’esclave à cette époque 457fr,38c, on trouve que chaque esclave affranchi a dû rapporter à l’État 22fr,85c. Cette somme étant comprise environ 200.000 fois dans les 4.000 livres romaines d’or, ce sont 200.000 esclaves qui ont été affranchis dans l’espace de 145 années, c’est-à-dire 1.380 esclaves par année. Ce petit nombre d’affranchissements annuels dans l’Italie inférieure montre déjà que le chiffre total de la population servile, à cette époque, était fort inférieur à ce qu’on l’avait cru jusqu’ici.

Reprenons maintenant le calcul de la population que nous avons donné pour l’an 529 de Rome. Nous avons trouvé, pour les citoyens ingénus de tout sexe et de tout âge, 2.665.805 individus ; il faut y ajouter les affranchis pour avoir le chiffre total de la population libre indigène.

D’après les considérations que nous venons de présenter, on peut estimer à 1.380 le nombre des esclaves affranchis dans le courant de l’année 529. Mais, pour déterminer au juste, au moyen des tables de population imprimées dans l’Annuaire du Bureau des longitudes, le nombre des esclaves affranchis pendant les années précédentes et qui existaient encore en 529, il faudrait connaître l’âge moyen auquel l’esclave recouvrait sa liberté. Ici nous aurons recours à une supposition, mais qui offrira tous les caractères d’une grande probabilité. Un esclave ne devait pas être affranchi avant d’avoir mérité ce suprême bienfait par de longs et éminents services ; il ne devait pas être très jeune lorsqu’il arrivait à la liberté. D’un autre côté, on ne peut le supposer trop âgé puisque la vie moyenne des esclaves était fort courte. Je crois m’approcher beaucoup de la vérité en admettant que trente ans était l’âge moyen auquel les esclaves romains recevaient en général le bienfait de la liberté. Cet âge était d’ailleurs une des limites posées par le législateur aux droits divers que la manumission conférait à l’affranchi. Une des conditions imposées a ce dernier pour devenir citoyen romain, c’était d’être âgé de plus de trente ans. Si l’esclave avait moins de trente années, l’affranchissement ne lui conférait que le titre de citoyen latin[9]. Or, nous trouvons dans Justinien[10] la preuve que la manumission qui attribuait à l’affranchi le nom de Latin était tombée en désuétude : Latinorum vero nomen non frequentabatur ; d’où l’on pourrait conclure que l’affranchissement était rarement accordé aux esclaves au-dessous de trente ans.

En adoptant cette hypothèse, il y avait en 529 de Rome, dans l’Italie inférieure, 1.380 individus âgés de trente ans en moyenne, et qui avaient été affranchis cette année même. Il en avait été affranchi un égal nombre en 528, autant en 527, autant encore en 526, autant enfin dans chacune des années précédentes ; mais tous évidemment n’avaient pas vécu jusqu’en 529. La loi de la mortalité, insérée dans l’Annuaire du Bureau des longitudes, appliquée au calcul qui nous occupe par une série de proportions successives, montre qu’il pouvait encore exister 2 individus parmi les 1.380 qui avaient été affranchis l’an 454 de Rome, mais qu’il n’en restait plus aucun de ceux qui avaient reçu l’affranchissement dans les années précédentes. Les mêmes moyens nous conduisent à connaître le nombre des individus, affranchis durant chacune des 76 années écoulées entre l’an 454 et l’an 529, qui existaient encore à cette dernière époque. Ces 6 nombres partiels, joints aux 1.380 individus affranchis l’an 529, donnent un total d’environ 50.000. Ce nombre doit être ajouté à celui de la population libre, et cette opération, en réduisant d’autant le chiffre de 2.312.677, que nous avions trouvé pour la population esclave, métœque et affranchie, simplifiera aussi ce chiffre en réduisant à deux seulement les trois éléments qu’il exprimait.

Récapitulons maintenant les divers résultats que nous ont fournis les recherches exposées dans ce chapitre et dans le précédent. Le calcul des con-sommations nous a donné pour le nombre total des habitants de l’Italie, telle qu’elle était limitée en 529, le chiffre de 4.978.482. Cette population totale était ainsi divisée :

Hommes libres de dix-sept à soixante ans

750 000

Femmes libres du même âge

750 000

Hommes et femmes libres, de la naissance à dix-sept ans et de soixante ans jusqu’à la mort

1 165 805

Affranchis

50 000

Total de la population libre . . . . . . . .

2 715 805

Les esclaves et les métœques de tout âge et de tout sexe étaient au nombre de

2 262 677

Population totale . . . . . . . .

4 978 482

La population libre était donc à la population esclave et métœque à peu près dans le rapport de 27 à 22, c’est-à-dire qu’il y avait 22 esclaves ou métœques pour 27 hommes libres.

Il nous reste à examiner quelle a pu être la population de l’Italie sous les empereurs ; mais il nous faudra changer ici quelques éléments de calcul et nous résigner à des résultats un peu moins précis.

 

 

 



[1] Sutri, à 10 lieues de Rome.

[2] Tandis que les consuls faisaient tous les autres préparatifs nécessaires à la guerre, on décida de tirer l'or, provenant de l'impôt du vingtième, du trésor sacré où on le conservait pour les dangers extrêmes. On en retira environ quatre mille livres. Tite-Live, XXVII, 10.

[3] Tite-Live, XXIII, 21.

[4] Ibid., XXIII, 31.

[5] Ibid., XXIII, 48.

[6] Ibid., XXIV, 11.

[7] Le titre de l’or devrait être abaissé à 0,995 ou 0,997 ; mais c’est presque de l’or sans alliage.

[8] Tite-Live, XXXIV, 50.

[9] GAII, Comment., I, V, 17.

[10] Instit., de Libertin., I, V, 3.