ÉCONOMIE POLITIQUE DES ROMAINS

 

LIVRE PREMIER — VUES GÉNÉRALE - SYSTÈME MÉTRIQUE - VALEUR ET RAPPORT DES MÉTAUX - CENS ET CADASTRE.

CHAPITRE XIV — De la solde des troupes.

 

 

Le taux journalier de la solde militaire et les changements qu’il a successivement éprouvés sont des faits assez bien connus, et sur lesquels on peut recueillir un grand nombre de témoignages. De plus, la même paie ne trouvant énoncée de plusieurs manières différentes par les auteurs contemporains, on trouve, dans cette variété d’expressions d’une même valeur, un nouveau moyen de s’assurer de la proportion qui existait entre les monnaies de divers métaux. Enfin, la paie du soldat est le plus uniforme et le moins variable de tous les salaires, la personne qui le reçoit n’ayant point la faculté de le débattre, et l’État qui le donne ayant toujours un grand éloignement à augmenter un article qui compose une partie si considérable de la dépense. Ce genre de salaires peut donc être regardé comme celui qui offre la mesure la moins incertaine du prix moyen des subsistances, c’est-à-dire du rapport entre les denrées de consommation générale et la valeur réelle de la monnaie courante.

Dans les premiers temps de la Grèce, les troupes ne recevaient point de solde ; l’usage de payer les citoyens lui portaient les armes fut introduit, par Périclès[1]. On donnait, dit M. Bœckh[2], la solde sous deux noms : d’abord le salaire pour le service, μισθός (le soldat pouvait le mettre de côté, sauf ce qu’il dépensait pour ses armes et ses vêtements) ; puis la nourriture, σϊτος, qui était rarement fournie en nature. Le paiement se faisait à la fois pour la solde et la nourriture.

La solde d’un hoplite ne fut jamais moindre de deux oboles par jour, et on lui en donnait autant pour la nourriture. Tel était l’usage du temps de Démosthène, puisqu’il compte 10 drachmes par mois pour la nourriture des hoplites et 30 pour les cavaliers. L’hoplite recevait donc en tout 4 oboles par jour. De là le genre de vie du soldat fut appelé proverbialement la vie de 4 oboles (τετρωβολουβίος)[3]. Souvent la solde fut plus haute : au commencement de la guerre du Péloponnèse, chacun des hoplites qui assiégeaient Potidée recevait 2 drachmes par jour, l’une pour lui, l’autre pour son valet[4].

Dans Aristophane[5], des Thraces demandent 2 drachmes de solde, y compris la nourriture. Toute l’armée de Sicile fut payée 1 drachme (99 centimes) par jour[6] ; c’est-à-dire 3 oboles, pour la solde et autant pour la nourriture. C’est ce que recevaient les archers qui formaient la garde d’Athènes[7]. Le jeune Cyrus donna d’abord 1 darique d’or par mois, puis 1 ½ aux soldats grecs[8] ; c’était, en argent, une valeur nominale de 20, puis de 30 drachmes, mais la somme était réellement plus forte, puisque l’or n’est compté ici que pour le décuple de l’argent.

Seuthès donnait[9] par mois 1 cyzicène, le double aux lochagues, aux généraux le quadruple. Thimbron offrit de payer suivant ce rapport ; de même que Seuthès, il donnait 1 darique par mois aux soldats[10].

Après la destruction de Mantinée, les villes alliées des Spartiates fournirent de l’argent au lieu de troupes, à raison de 3 oboles d’égine ou 5 oboles attiques par jour pour un fantassin et de 12 pour un cavalier[11]. On stipula la même somme pour la nourriture seule (σϊτος) du fantassin pendant la guerre du Péloponnèse, mais le cavalier n’eut que 10 oboles[12].

On voit que les cavaliers étaient autrement traités que les fantassins, puisqu’on leur donnait tantôt le double, tantôt le triple et le quadruple. Athènes donnait ordinairement le triple[13]. Ce rapport existait aussi chez les Romains[14].

La solde des troupes de mer en Grèce était à peu près la même que celle des fantassins ; aussi m’abstiendrai-je de traiter ce sujet, sur lequel on peut consulter Barthélemy et M. Bœckh[15].

Toutes ces données confirment celles que nous avons tirées du prix moyen du blé et des salaires de l’homme libre en Grèce et en Asie. Elles prouvent que le pouvoir des métaux, relativement au service militaire, au travail et à la nourriture, fut beaucoup moins grand qu’on ne l’avait cru jusqu’ici. Par exemple, les 3 oboles (45 centimes) fixées pour la nourriture de l’hoplite sont encore, à 4 centimes près, le prix établi pour la nourriture du terrassier, du maçon, du charpentier, dans les deux tiers des départements de la France. Les ouvriers maçons, charpentiers, reçoivent 1fr,50c par jour sans nourriture ; ils ne prennent que 1 franc étant nourris, et la différence de ce salaire, avec ou sans nourriture, est agréée d’un commun accord comme une estimation équitable par les parties contractantes. Quant à la solde, plus forte pendant la guerre du Péloponnèse, un peu moins du temps de Philippe, parce que le nombre des mercenaires et des aventuriers s’était accru, elle fut stationnaire à Rome pendant deux siècles, s’augmenta sous Jules César, puis sous Domitien, et s’éleva encore dans le Bas-Empire. Je vais la suivre dans ses différentes phases.

Un passage de Plaute[16] prouve qu’avant l’an de Rome 536, la solde du fantassin était par jour de 3 as, nombre rond qu’il a donné sans doute au lieu de 3 as 1/3, qui devait être le véritable nombre[17] et qui portait la solde à zoo as par mois. Il n’existe pas de témoignage positif plus ancien. Le sceptique Niebuhr[18], malgré les textes précis qui disent le contraire, pense que la solde fut établie longtemps avant la guerre de Véies ; qu’elle fut de 3 as 1/3 comme au temps de Plaute et de Polybe, que c’est l’είσφορά de 10 drachmes levée par le dernier Tarquin. Toutes ces conjectures, qu’il n’appuie d’aucune preuve, semblent très hasardées.

M. Letronne[19] prouve que, malgré les réductions successives de l’as, d’abord à 1 once puis à ½ once, la paie du soldat fut maintenue à 1/3 de denarius par jour.

Polybe, qui a écrit son histoire dans la première moitié du VIIe siècle de Rome, trente ou quarante ans environ avant la loi Papiria et la réduction de l’as à 1 once, nous apprend que la paie journalière du soldat romain était encore de 5 as, de 16 au denier, ou 1/3 de denarius[20], car il a, comme d’usage, négligé la fraction 1/16. Jules César, dit Suétone (César, 26), porta pour toujours la paie au double : legionibus in perpetuum stipendium duplicavit. Si la paie était de 5 as avant le dictateur, il a dû la porter à 10 ; et, en effet, nous voyons dans Tacite[21], qu’à la mort d’Auguste, la paie du fantassin était de 10 as ou 5/8e du denier.

L’augmentation d’un quart ordonnée par Domitien[22], la porta à 13 1/3 as ou 5/6e du denier par jour, ce qui fit 25 denarius par mois.

Cette augmentation de la paie des légionnaires fut nécessitée par plusieurs causes que je me contente d’indiquer et qui seront développées dans la suite de cet ouvrage ; ce furent d’abord l’avilissement du signe en raison de sa plus grande abondance, ensuite la décadence de l’agriculture et la diminution de la population libre, enfin les événements politiques qui rendirent le métier de soldat plus ou moins fructueux, plus ou moins nécessaire. Hamberger[23] dit qu’à partir de la mort d’Auguste il n’a plus rien trouvé sur la paie du soldat : de inferioris œtatis stipendiis nihil nobis occurrit. Ce savant Allemand, contre la coutume de sa nation, a bien mal cherché ; car, indépendamment du prix de la solde sous Domitien, consigné dans Suétone et Zonare, on trouve dans l’histoire d’Auguste quelques renseignements sur la prestation en vivres, l’opsonium des Grecs, qui faisait la moitié de la solde totale.

Le Code Théodosien me fournit aussi quelques documents sur les primes des engagements, le prix des recrues et des remplaçants à l’armée.

Les récits de Trebellius Pollio et de Vopiscus nous apprennent, de même qu’une loi des empereurs Valentinien, Valens et Gratien[24], que ce salaire en fourniture de vivres était fixé, tantôt par jour, tantôt pour l’année. Voici la prestation en vivres que Valérien[25] fournit par an de son trésor privé à Claude, simple tribun : Blé, 3000 modius ; orge, 6000 modius ; 9000 livres de lard, 3500 sextarius de vin vieux, 150 sextarius de bonne huile, 600 sextarius de deuxième qualité, et, par jour, 1000 livres de bois et 4 fourneaux pour cuire les aliments.

Le même empereur assigne par jour au tribun Probus : en viande de porc, 6 livres ; de chevreau, 10 livres ; 1 poulet[26] pour deux jours ; vin vieux, 10 sextarius, avec du bœuf séché, du sel, des légumes, du bois en quantité suffisante[27].

Le même Valérien assigne à Aurélien, commandant alors à Rome avec le titre de dux, 16 pains militaires blancs, 40 pains de munition (panes castrenses), ½ jeune porc, 2 volailles, 30 livres de viande de cochon, 40 livres de bœuf, 1 sextarius d’huile fine, 1 sextarius d’huile de deuxième qualité, 1 sextarius de jus (liquaminis), de légumes et d’herbages quantité suffisante, et, pour sa dépense personnelle (ipsi autem ad sumptus), 2 aureus antoniniens par jour (environ 5o francs)[28].

Je n’ai rien découvert sur la paie du simple soldat ; mais si on suivait encore, au milieu du IIIe siècle, l’usage de la république et du haut empire, qui, pour la solde et le partage du butin, n’accordait aux tribuns que le quadruple de la portion afférente au simple légionnaire, cette solde, comme on le voit, vivres et argent compris, aurait bien augmenté depuis Domitien. On s’en convaincra facilement, puisque j’ai donné plus haut la valeur de ces diverses denrées d’après l’inscription de Stratonicée.

L’accroissement du luxe et de la mollesse, la décadence de l’esprit militaire chez les Romains, les progrès du christianisme, les honneurs rendus au célibat et à la vie anachorétique ou claustrale, enfin les mauvais succès de leurs guerres contre les Barbares du Nord et de l’Orient, devaient dégoûter du métier les citoyens romains déjà bien moins belliqueux, et élever à un haut prix. les remplacements, les réengagements et les engagements volontaires.

Une loi de 375, des empereurs Valentinien, Valens et Gratien[29], fixe la valeur du conscrit à 36 sous d’or de principal et 6 sous d’or à fournir en sus à la recrue pour son habillement. Ce prix varie selon les circonstances, tantôt 25[30] tantôt 30[31] sous d’or de principal, sans la somme additionnelle pour vivres, menus frais et habillement.

Enfin l’historien Socrate[32] affirme que ce même Valens fixa le prix des recrues, ayant la taille et les conditions voulues pour le service, à 80 aureus toujours en principal.

Ainsi, même en négligeant ces prix exagérés de la solde dans l’époque désastreuse des IVe et Ve siècles, on voit qu’en Grèce le taux moyen de la solde du fantassin, nourriture comprise, était au moins de 4 oboles (61 centimes) ; à Rome, depuis César, 5/8e de denier ou 70 centimes ; sous Domitien, 83 centimes, et le triple ou le quadruple pour le cavalier. Comparons maintenant ces prix avec ce que coûte l’armée en France.

L’empereur Napoléon calculait qu’en prenant la base la plus large 500.000 hommes sur le pied de guerre, artillerie, génie, cavalerie, habillements, vivres et munitions, trains et ambulances compris, lui coûtaient au plus 500.000.000[33], ou, en moyenne, pour un an, 1000 francs par homme.

Le budget de la guerre de 1839 ne porte, pour 348.000 hommes, que 263.000.000[34], mais c’est un état de paix.

Ainsi, l’armée coûte moins aujourd’hui qu’en Grèce et en Asie depuis le siècle de Périclès jusqu’à celui d’Alexandre, que dans l’empire romain depuis César jusqu’à Justinien ; car il faut joindre au prix de la solde de l’infanterie et de la cavalerie grecque et romaine celui des transports de machines, des équipages de siège, etc., dont le chiffre ne nous a pas été transmis par les écrivains grecs et romains.

Ce nouvel ordre de faits, qui permet une déduction rigoureuse, ajouté à ceux que nous ont fournis le prix moyen des denrées de première nécessité, le taux du salaire et de la journée de travail de l’homme libre ou esclave, sera confirmé de nouveau par la recherche du prix de l’esclave dans la période que j’ai embrassée pour la république et l’empire romain.

 

 

 

 



[1] Ulpien, sur Dém., De ordin. republ., p. 50, A.

[2] Économ. polit. des Athéniens, t. I, p. 444. Pour ce qui regarde la Grèce, je m’appuierai principalement sur le travail du savant allemand, car il a traité ce sujet avec une érudition, une rectitude et une sagacité remarquables.

[3] Eustathe, sur l’Odyssée, p. 1405 ; sur l’Iliade, p. 951.

[4] Thucydide, III, 17.

[5] Acharn., 158 ; cette pièce est de l’olympiade 88, 3.

[6] Thucydide, VII, 27.

[7] Bœckh, t. I, p. 343.

[8] Xénophon, Anabase, I, 3, 21. Ed. Weisk.

[9] Anabase, VII, II, 36 ; VII, 6, 1.

[10] Anabase, VII, 6, 1.

[11] Xénophon, Hellén., V, 11, 12.

[12] Thucydide, V, 47.

[13] Démosthène, Philipp. I, p. 17, C.

[14] Juste Lipse, Milit. Rom., V, 16.

[15] Tom. I, p. 448 à 468.

[16] Mostell., II, I, 10. Voyez Lebeau, Mém. de l’Acad. des Inscr., t. XLI, p. 46.

[17] Bœckh, Metrol. unters., p. 426, et Niebuhr, Hist. rom., t. IV, p. 175, 176.

[18] Ibid.

[19] Consid. gén., p. 28.

[20] VI, XXXIX, 12, éd. Schweigh.

[21] Annales, I, 17 : dix as par jour, voilà le prix qu'on estimait l'âme et le corps du soldat...

[22] Zonare, Ann., XI, 19, p. 580. Suétone, in Domitien, c. 7.

[23] De Stipend. milit., p. 30, 31, § 11.

[24] Cod. Theod., VII, IV, 17, de Erog. milit. ann.

[25] Trebellius Pollion, in Claude, c. 14.

[26] Un poulet vaut 60 deniers de cuivre = 1fr,50c., dans l’édit de Dioclétien, en 301, par conséquent à une époque rapprochée des règnes de Valérien, d’Aurélien, de Probus et de Claude le Gothique.

[27] Vopiscus, in Probus, c. 4.

[28] Vopiscus, Aurélien, c. 9.

[29] Cod. Théod., de Tirobinus, VII, 13, 7.

[30] Ibid., infra, l. 13.

[31] Leg. 20, infr., et nov. Valent., I, 40, inter Theod. Vid. J. Goth., Comment., h. l.

[32] Livre IV, ch. 18 ou 33.

[33] La dépense annuelle d’un soldat d’infanterie est évaluée en France à 334 fr. 92 c., ou 92 centimes par jour. Revue des deux Mondes, t. XIX, p. 554. Des Classes souffrantes, par M. A. Cochut.

[34] Voyez pour le budget le Moniteur et les séances de la Chambre des Députés, du 6 au 8 juin 1838.