Abrégé de l'origine de tous les cultes

 

Chapitre X. — Du culte et des opinions religieuses, considérés dans leurs rapports avec les devoirs de l’homme et avec ses besoins.

 

 

Ce n’est pas assez d’avoir fait voir quels ont été les véritables objets du culte de tous les peuples, d’avoir analysé leurs fables sacrées, consignées dans des poèmes et dans des légendes, et d’avoir prouvé que la nature et ses agents visibles, ainsi que les intelligences invisibles qui étaient censées résider dans chaque partie du Monde et en diriger les mouvements, ont été le sujet de tous les chants sur la divinité et la base du système religieux de toutes les nations de l’Univers. C’est le culte en lui-même qui doit faire la matière d’un sérieux examen ; les maux que les religions ont faits à la terre, sont assez grands pour qu’on soit autorisé à se demander à soi-même s’il faut conserver ou proscrire ces institutions. Leur influence sur la politique et la morale, sur le bonheur et le malheur de l’homme en particulier et des sociétés en général, est trop marquée et trop universelle pour qu’on doive légèrement abandonner aux prêtres le droit de gouverner les hommes, de modifier à leur gré leurs penchants, leurs goûts et leur régime de vie, et surtout de dégrader leur raison. La religion se mêle à tout ; elle saisit l’homme au moment où il sort du sein de sa mère ; elle préside à son éducation ; elle met son sceau aux engagements les plus importants qu’il puisse contracter dans sa vie ; elle entoure le lit du mourant ; elle le conduit dans le tombeau, et le suit encore au-delà du trépas par l’illusion de l’espérance et de la crainte.

Je sens que la seule proposition d’examiner s’il faut ou non une religion, va révolter beaucoup d’esprits, et que les religions ont jeté sur la terre des racines trop étendues et trop profondes pour qu’il n’y ait pas une espèce de folie à prétendre aujourd’hui arracher l’arbre antique des superstitions, à l’ombre duquel presque tous les hommes croient avoir besoin de se reposer. Aussi mon dessein n’est-il pas de le tenter ; car il en est des religions comme de ces maladies dont les pères transmettent les germes à leurs descendants pendant une longue suite de siècles, et contre lesquelles l’art n’offre guère de remèdes. C’est un mal d’autant plus incurable, qu’il nous fait redouter jusqu’aux moyens qui pourraient le guérir. On saurait gré à un homme qui délivrerait pour toujours l’espèce humaine du fléau de la petite vérole ; on ne pardonnerait pas à celui qui voudrait la délivrer de celui des religions qui ont fait infiniment plus de mal à l’humanité, et qui forment une lèpre honteuse qui s’attache à la raison et la flétrit. Quoiqu’il y ait peu d’espoir de guérir notre espèce de ce délire général, il est néanmoins permis au philosophe d’examiner la nature et les caractères de cette épidémie, et s’il ne peut se flatter d’en préserver la grande masse des hommes, il s’estimera toujours heureux s’il vient à bout d’y soustraire un petit nombre de sages ou d’esprits judicieux.

Ce serait combattre les religions avec trop d’avantage, que de rassembler dans un même ouvrage tous les crimes et toutes les superstitions dont les prêtres les ont environnées chez tous les peuples et dans tous les siècles. Une histoire philosophique des cultes et des cérémonies religieuses, et de l’empire des prêtres dans les différentes sociétés, serait le tableau le plus effrayant que l’homme pût avoir de ses malheurs et de son délire. Je lui épargnerai cette humiliation ; je n’en tracerai qu’une esquisse légère, et je ne lui relèverai la honte de ses faiblesses, qu’autant que le besoin de la question que je traite, me forcera à li mettre sous les yeux le miroir trop fidèle de sa stupide crédulité. Je m’attacherai donc à examiner les bases fondamentales de tout culte, sans m’appesantir sur les détails des pratiques absurdes et des cérémonies ridicules ou criminelles que souvent les religions ont commandées ou que les prêtres ont imaginées.

Les religions ont un triple objet : la Divinité, l’homme et l’ordre social. La Divinité, à qui l’on rend hommage ; l’homme qui en reçoit des secours, et la société qu’on croit avoir besoin de ce lien. Examinons jusqu’à quel point ces trois bases de tout culte sont solides ; si Dieu, si l’homme et si la société ont besoin de ces institutions.

La Nature ou la force inconnue qui la meut, de quelque nom qu’on l’appelle, me paraît trop grande pour exiger que l’homme s’abaisse afin qu’elle devienne plus majestueuse, et trop riche pour avoir besoin de ses présents qu’il courbe respectueusement son front vers la terre ou qu’il porte sa tête et ses yeux vers le ciel ; que ses mains soient jointes et élevées ou ses genoux pliés ; qu’il chante ou qu’il médite en silence, qu’importe à la divinité ? Qu’il soit homme de bien ; voilà le seul hommage qu’elle attend de lui. Quel besoin a Dieu du sang des boucs et des taureaux ? Et en effet, que peut faire l’homme pour celui qui fait tout ? Que peut-il donner à celui qui donne tout ? L’homme, dit-on, reconnaît par-là sa dépendance. Quoi ! A-t-il besoin de ce signe extérieur pour être averti qu’il dépend tout entier de la nature ? Est-il moins soumis à la force impérieuse qui domine tout, soit qu’il l’avoue, soit qu’il ne l’avoue pas ? Cet esclave peut-il donc échapper à son maître ? N’est-il pas évident que l’homme, qui a peint ses dieux sous les traits des mortels, qui leur a donné souvent ses inclinations et même ses vices, a cru qu’ils avaient aussi cet orgueil, qui fait jouir le tyran de l’avilissement d’un sujet qu’il force de se traîner servilement à ses pieds ? On n’approche q’en tremblant des despotes de l’Orient et de leurs ministres ; on n’est admis à leur cour que lorsqu’on y porte des présents. On a cru également ne pouvoir approcher des autels et des temples des dieux, qu’avec des offrandes. L’homme a traité la divinité comme on traite l’homme puissant, qui nous contraint de reconnaître sa supériorité sur nous, et qui exige des hommages, parce qu’il veut étouffer dans le cœur de ses semblables l’idée d’égalité qui l’humilie. Mais peut-on supposer dans la divinité un tel sentiment et un pareil besoin ? Craint-elle des rivaux ? Au reste, si le culte, considéré comme hommage et comme un pur acte de reconnaissance, n’était que superflu, peut-être devrait-il subsister parmi les hommes toutes les fois qu’il se renfermerait dans l’expression simple de l’admiration et du respect profond qu’impriment en lui le tableau de l’Univers et le spectacle étonnant des effets produits par une cause aussi inconnue que merveilleuse, qu’il appelle Dieu. Mais l’homme n’en est pas resté là ; et quand il voudrait s’y arrêter, le prêtre ne le souffrira jamais. C’est le prêtre qui empoisonne l’encens que l’on offre aux dieux, et qui apprend à l’homme à les honorer par des crimes. Si le sauvage s’est quelquefois borné à pousser la fumée de tabac vers l’astre qu’il adorait ; si l’Arabe a brûlé sur l’autel du Soleil les parfums délicieux qui croissaient dans ses sables ; le Druide, dans ses forêts, égorgeait des hommes pour plaire aux dieux ; le Carthaginois immolait des enfants à Saturne, et le Cananéen brûlait des victimes humaines dans la statue de son dieu Moloch. Est-ce donc d’un pareil culte que les hommes ou les dieux ont besoin ? Dès que les devoirs qu’impose la religion sont sacrés, si elle est absurde ou atroce, alors les superstitions les plus ridicules et les crimes les plus affreux deviennent des devoirs. Les Mexicains avaient des idoles pétries avec le sang des jeunes enfants, des veuves et des vierges qui avaient été sacrifiés, et dont on avait présenté les cœurs au dieu Virzliputzli : on voyait dans son temple plusieurs troncs de grands arbres qui soutenaient des perches où étaient enfilés les crânes de ces malheureuses victimes de la superstition, qui étaient toujours immolées en grand nombre dans leurs solennités.

Dans ces fêtes Barbares, six sacrificateurs étaient chargés de l’horrible fonction de sacrifier aux dieux des milliers de captifs.

On étendait successivement chaque victime sur une pierre aiguë ; un des prêtres lui tenait la gorge par le moyen d’un collier de bois qu’il lui passait. Quatre autres tenaient les pieds et les mains ; le sixième, armé d’un couteau fort large et fort tranchant, appuyait le bras gauche sur son estomac, et lui ouvrant le sein de la main droite, il en arrachait le cœur, qu’il présentait au Soleil pour lui offrir la première vapeur qui s’en exhalait. À Mexico, un seul sacrifice coûtait la vie quelquefois à vingt mille prisonniers.

Il y avait aussi une fête où les prêtres écorchaient plusieurs captifs, et de leurs peaux ils revêtaient autant de ministres subalternes, qui se répandaient dans tous les quartiers de la ville, en dansant et en chantant. On était obligé de leur faire quelque présent, et cette cérémonie affreuse était pour les prêtres une source de richesses.

Au Pérou, les Antis sacrifiaient à leurs dieux avec beaucoup de solennité, ceux qu’ils jugeaient dignes de ce funeste honneur. Après avoir dépouillé la victime, ils la liaient étroitement à un poteau, et lui déchiquetaient le corps avec des cailloux tranchants ; ensuite ils lui coupaient des lambeaux de chair, le gras des jambes, des cuisses, des fesses, etc., que les hommes, les femmes, les enfants dévoraient avec avidité, après s’être teint le visage du sang qui découlait de ses plaies. Les femmes s’en frottaient le bout des mamelles, et donnaient ensuite à téter à leurs nourrissons. Les Antis nommaient sacrifices ces horribles boucheries.

Je ne pousserai pas plus loin le détail de assassinats religieux commis chez les différents peuples, sous le prétexte de rendre hommage à la divinité et de l’honorer par un culte. Il suffit que ces horreurs aient été commises une seule fois, et qu’elles puissent encore se reproduire dans la suite des siècles, pour sentir toutes les affreuses conséquences qu’il y a d’établir un culte, quand on n’est pas maître d’en arrêter les abus ; car l’homme se croit tout permis quand il s’agit de l’honneur de Dieu.

Je sais bien que nos religions modernes ne sont pas aussi atroces dans leurs sacrifices ; mais que m’importe à moi, que ce soit sur l’autel des druides ou dans les champs de la Vendée, qu’on égorge les hommes en honneur de la Divinité et par esprit de religion ? Qu’on les brûle dans la statue de Moloch ou dans les bûchers de l’inquisition ? Le crime est toujours le même, et les religions qui nous conduisent là, n’en sont pas moins des institutions funestes aux sociétés. Ce serait outrager Dieu, que de le supposer jaloux de tels hommages. Mais s’il repousse le culte qui coûte autant de sang à l’humanité, peut-on croire qu’il aime celui qui dégrade notre raison, et qui le fait descendre lui-même par enchantement dans un morceau de pâte au gré de l’imposteur qui l’invoque ? Celui qui a donné à l’homme la raison, comme le plus beau don qu’il pût lui faire, exige-t-il de lui qu’il l’avilisse par la plus stupide crédulité et par une aveugle confiance aux fables absurdes qu’on lui débite au nom de la divinité ? Si Dieu eût voulu d’autre culte que celui qu’on lui rend par la vertu, il en eût gravé lui-même les règles dans notre cœur ; et certes, ce culte n’eût été ni absurde ni atroce, comme le sont presque tous les cultes.

Mais ce n’est point la divinité qui a commandé un culte à l’homme ; c’est l’homme lui-même qui l’a imaginé pour son propre intérêt ; et le désir et la crainte, plus que le respect et la reconnaissance, ont donné naissance à tous les cultes. Si les dieux ou les prêtres en leur nom ne promettaient rien, les temples seraient bientôt déserts. En général, les religions ont un caractère commun ; c’est d’établir une correspondance entre l’homme et les êtres invisibles appelés dieux, anges, génies, etc., c’est-à-dire, entre des êtres que l’homme lui-même a créés pour expliquer les phénomènes de la nature. Le but de cette correspondance est d’intéresser ces différents êtres à son sort, et d’en obtenir des secours dans ses besoins. Les agents de cette correspondance sont des hommes fins et adroits, qu’on nomme prêtres, magiciens, et autres imposteurs qui se donnent pour les intimes confidents et les organes des volontés suprêmes des êtres invisibles. Tel est le fondement de tout culte et de toute religion qui met l’homme en relation avec les dieux, et la terre avec les cieux ; c’est-à-dire, que tout culte organisé, et qui s’exerce par les prêtres, a pour base un ordre idéal d’êtres invisibles, chargés d’accorder des secours chimériques par l’entremise de fripons. Voilà en général à quoi se réduit le culte religieux chez tous les peuples ; et je demande quel besoin peuvent avoir les sociétés d’accréditer de semblables erreurs et de protéger l’imposture ; ce que les particuliers y ont gagné ; ce que les États y gagnent ?

Examinons sur quelles bases on a cherché à établir un préjugé aussi universellement répandu, que celui qui suppose entre le ciel et la terre d’autre correspondance que celle de l’action des causes physiques indépendantes de l’homme, et qui met les dieux aux ordres des prêtres et de ceux qui prient. Tout le système du culte est fondé sur l’opinion d’une providence, qui se mêle soit par elle-même, soit par des génies et des agents secondaires, de tous les détails de l’administration du Monde et des choses humaines, et à laquelle nous pouvons donner la direction que nous croyons la plus utile pour nous, en l’avertissant de nos besoins, en l’invoquant dans nos dangers, et en lui faisant connaître nos désirs. L’homme s’est regardé comme le point central auquel aboutissaient toutes les vues de la Nature, par une erreur assez semblable à celle qui lui faisait croire que la terre était le centre de l’Univers. Le système de Copernic a détruit ce dernier préjugé ; mais le premier reste encore et sert de base au culte religieux. L’homme a cru et croit encore que tout est fait pour lui ; que tout ce qui ne contribue pas à son bonheur ou s’y oppose, est un écart de la Nature et un sommeil de la providence, que l’on peut éveiller par des chants et des prières, et intéresser par des dons et des offrandes. Si l’homme se fût mis à sa véritable place, et s’il n’eût pas méconnu cette vérité, peut-être humiliante pour son orgueil, qu’il est rangé dans la classe des animaux, aux besoins desquels la Nature pourvoit par des lois générales et invariables, et qu’il n’a sur eux d’autre avantage que le génie qui crée les arts qui subviennent ses besoins, et qui écartent ou réparent les maux qu’il peut craindre ou qu’il éprouve, il n’eût jamais cherché dans les êtres invisibles un appui qu’il ne devait trouver qu’en lui-même, que dans l’exercice de ses facultés intellectuelles et dans l’aide de ses semblables. C’est sa faiblesse et l’ignorance de ses véritables ressources qui l’ont livré à l’imposture qui lui a promis des secours dont il n’a eu pour garant que la plus honteuse crédulité.

Aussi ce sont les femmes, les enfants, les vieillards et les malades, c’est-à-dire, les êtres les plus faibles, qui sont les plus religieux, parce que chez eux la raison décroît en proportion de l’affaiblissement du corps. L’homme, dans le besoin, saisit avec avidité toutes les apparences d’espoir qu’on lui présente ; c’est le malade qui essaie de tous les remèdes que lui offre le charlatanisme ; c’est le malheureux matelot, qui, dans un naufrage, s’empare de la plus petite planche qui surnage, cherche l’appui de tout ce qui l’entoure, et s’accroche à la branche flexible et à la racine fragile qui borde le rivage. Des hommes adroits ont su profiter de ce sentiment, qui tient à notre faiblesse, pour se rendre puissants dans les sociétés. Ils ont rédigé, sous le nom de rites et de culte, le code d’imposture qui contenait, disaient-ils, des moyens sûrs et efficaces pour obtenir les secours des dieux, dont ils prétendaient être les organes et les ministres. Telle fut l’origine des magiciens, des prêtres intermédiaires entre l’homme et la divinité, des augures et des oracles interprètes de ses secrets, et en général de tous ceux qui, au nom des dieux, ont fait métier de tromper les hommes, pour vivre à leurs dépens. C’est une des inventions les plus lucratives des prêtres chez tous les peuples, et il se passera bien des siècles avant qu’ils abandonnent cette branche de commerce, dont la crédulité fait tous les frais, et dont l’imposture recueille tous les profits. Quelque haut que nous remontions vers l’origine des temps, quelque loin que nous jetions nos regards sur la terre, partout nous voyons l’homme attendre de ses prières, ou de celles de ses magiciens et de ses prêtre, de ses sacrifices et de ses offrandes, ou de ses cérémonies mystérieuses, des secours qu’il ne reçoit jamais et qu’il cherche toujours, tant est fort sur lui l’empire de l’illusion et de l’imposture. Les nations les plus sauvages, qui ne sont pas assez riches pour payer des prêtres, et pour pourvoir au luxe religieux, ont leurs magiciens, qui prétendent par la force de leurs enchantements, guérir les maladies, attirer la pluie sur les champs, faire souffler les vents qu’on leur demande, et forcer la nature à changer ses lois au gré de leurs désirs. Ce sont eux qui se sont établis les intermédiaires entre l’homme et les puissances invisibles qui gouvernent le Monde. Les prêtres, en d’autres lieux, se sont chargés des mêmes fonctions, et ont créé des formules de prières et d’invocation, des processions et des cérémonies, qui tendent au même bu et qui opèrent, si on les croit, les mêmes merveilles ; car nos prêtres, qui par rivalité de métier excommunient les magiciens, font au nom de leur dieu les mêmes promesses, et ont des formules de prières contre la grêle, contre la sécheresse, contre les pluies, contre les épidémies, et disent des messes pour faire retrouver ce que l’on a perdu. La crédulité du peuple est une mine riche que chacun se dispute. Cette erreur fut d’autant plus facile à établir, que dès lors qu’on eut attribué la vie et l’intelligence à toutes les parties actives de la nature, qu’on les eut peuplées de génies, chargées des détails de l’administration du Monde, il fut aisé de persuader aux hommes que ces génies étaient susceptibles d’amour et de haine, et animés de toutes les passions que l’on peut mouvoir et calmer suivant le besoin, et qu’enfin on pouvait traiter avec eux, comme on traite avec les hommes en place et avec les ministres et les dépositaires d’une grande puissance. Telle fut l’origine du culte et des cérémonies qui avaient pour but de faire venir les dieux au secours des hommes, de les apaiser et de se les rendre favorables. Après que l’agriculteur, dit Plutarque, a employé tous les moyens qui sont en lui pour remédier aux inconvénients de la sécheresse, du froid et de la chaleur, alors il s’adresse aux dieux pour obtenir les secours qui ne sont pas au pouvoir de l’homme, tels qu’une tendre rosée, une chaleur douce, un vent modéré, etc. On en usa de même pour détourner les ouragans et la grêle qui ravagent les champs ; pour conjurer les tempêtes qui bouleversent les mers et faire cesser les grands fléaux qui affligent les hommes, la disette, les épidémies, etc. Les causes de tous ces effets désastreux étant dans la nature, on s’adressa à elle ou aux génies chargés de son administration, pour en obtenir la délivrance ; et comme les magiciens et les prêtres se disaient les dépositaires de ses secrets, on eut recours à eux comme aux organes et aux ministres visibles des volontés des dieux. Le prêtre fut tout ce qu’était la nature. Il se mit entre l’homme et les dieux, et souvent il se mit à la place de ceux-ci, et écrasa l’homme du poids de sa puissance monstrueuse ainsi les gangas ou prêtres d’Angola et de Congo se donnent pour les dieux de la terre, dont les productions passent pour être un don de leur souverain pontife ; aussi les nègres lui en offrent-ils les prémices. On persuade au peuple, que si le pontificat cessait d’être rempli, la terre deviendrait stérile et le Monde finirait.

Depuis le Pape qui fait baiser respectueusement sa chaussure, depuis le grand lama qui fait révérer ses excréments, jusqu’au dernier jongleur, tous les agents de l’imposture religieuse ont tenu l’homme dans la plus honteuse dépendance de leur pouvoir, et l’ont bercé des espérances les plus chimériques. Il n’est pas un point sur la terre où il ait pu se cacher assez, pour échapper aux illusions et au prestige dont ces charlatans environnent tous ceux qui prêtent l’oreille à leurs promesses mensongères. Je confondrai souvent les prêtres avec les augures, avec les oracles et les magiciens, puisque tous exercent leur empire au nom des dieux et des puissances invisibles. Les habitants de l’île de Saint-Domingue avaient leurs Butios, qui se disaient les confidents des dieux, les dépositaires de leurs secrets et les scrutateurs de l’avenir. Ils consultaient en public les Zemès ou idoles des Divinités subalternes, chargées de donner la pluie et de verser sur les hommes les biens qu’on leur demandait. Un long tuyau dont une extrémité était dans la statue, et l’autre cachée dans un feuillage épais, servait de conduit aux réponses que les Caciques faisaient faire au Zemès pour se faire payer un tribut et contenir leurs sujets. Le Butios recevait les offrandes que l’on présentait au Zemès et les gardait pour lui, et ne garantissait pas pour cela les promesses qu’il faisait par l’organe du Zemès. Je demande si c’est de cette religion-là qu’on entend parler, quand on dit qu’il faut une religion au peuple ? Ma question est d’autant plus fondée, que presque toutes les religions se ressemblent sous ce rapport, à quelques formes près : tous les peuples ont leurs Butios sous d’autres noms.

Les Caraïbes ont leurs Boyès, qui font parler leurs idoles conformément à leurs désirs, et ils invoquent ces idoles pour obtenir la guérison de leurs maladies, pour qu’elles s’intéressent à la réussite de leurs projets et au soin de leur vengeance ; car partout on a cherché à rendre les dieux complices des crimes ou des sottises des hommes, en les mettant dans les intérêts de leurs adorateurs par des prières et des offrandes. Le prêtre Chrysès, dans Homère, prie son dieu de le venger, et une épidémie ravage tout le camp des Grecs. Docile aux volontés de Josué, le dieu des Juifs arrête le Soleil dans sa course, afin de prolonger la durée d’un massacre que doit éclairer la lumière. Les Sie-yen-tho ont la simplicité de croire que, par des sacrifices, ils ont le pouvoir de faire descendre la neige du ciel quand ils veulent perdre leurs ennemis. Tous les peuples de l’Europe ont fait des prières publiques pour le succès de leurs armes, dans la guerre contre la liberté française, et les français, qui seuls n’en faisaient pas, gagnaient les batailles.

Les Canadiens ont leurs jongleurs, espèce de charlatans qui sont en commerce avec les esprits, et qui tiennent d’eux l’art de guérir les maladies. Quand un sauvage est blessé, il prépare un festin et envoie chercher le jongleur. Il arrive, examine le malade et promet de renvoyer de son corps l’esprit qui cause la maladie. N’avons-nous pas aussi nos exorcistes, qui chassent le malin esprit du corps des possédés, et ces farces religieuses ne se répétaient-elles pas tous les ans au jeudi appelé saint dans la Sainte-Chapelle de Paris ? Au moins on ne niera pas que la fonction d’exorciste ne fasse partie des ordres qu’on appelle mineurs, et que l’on confère à nos jongleurs catholiques. Ceci n’est point réputé chez nous superstition, mais une fonction très religieuse. Est-ce donc là encore la religion qu’il nous faut ?

Le jongleur des canadiens, après avoir étalé ses médicaments, invoque le Dieu du ciel et de la terre, les esprits de l’air et des enfers, puis il se met à danser de toutes ses forces, et applique ensuite son remède. Ceci tient, il est vrai, à la magie ; mais toute religion qui, par le moyen des prêtres, fait descendre du ciel des secours sur la terre, n’est-elle pas une branche de magie ? Qu’est-ce que le culte avec ses cérémonies et sa pompe, que de la jonglerie en grand ? Que ce soit un prêtre de Samothrace, un bonze de la Chine, un magicien de Scandinavie qui vende du vent aux navigateurs ou Calchas qui en promet aux Grecs, ne sont-ils pas tous des imposteurs qui promettent au nom des dieux, ce qu’il n’est pas en leur pouvoir de procurer ?

Les Virginiens ont leurs prêtres à qui ils s’adressent pour obtenir les pluies nécessaires ; ils font retrouver les choses perdues. Ils ont l’art de rendre favorables les divinités qui président aux vents et aux saisons.

Les Floridiens ont leur Jonas, qui demande au Soleil qu’il lui plaise de bénir les fruits de la terre et de lui conserver sa fécondité. Ils ont des visions et une communication intime avec la divinité. C’est le Jonas que le Parousti consulte quand il veut former quelque entreprise militaire, et qui lui rend la réponse des dieux. La Grèce n’avait-elle pas aussi son oracle de Delphes, et les Juifs leurs prophètes ? Les Romains, leurs aruspices, leurs augures, interprètes des volontés des dieux ?

Chez les Chinois, l’empereur Tchoam-Hong avait près de lui un bonze qui se vantait de commander aux vents et aux pluies, car les rois se sont associés aux prêtres pour tromper les hommes, afin de mieux les asservir. Ainsi les rois de France, tout vicieux qu’ils étaient, faisaient des miracles, et à peine frottés de l’huile sainte, ils guérissaient des écrouelles.

Le roi de Loango passe pour avoir la puissance de faire tomber la pluie. Il lance une flèche vers le ciel dans une cérémonie à laquelle tout le peuple assiste. S’il pleut ce jour-là, toute la nation est dans des transports de joie, jusqu’au délire. Chez nous on fait des processions et des prières de quarante heures pour le même objet ; et l’on a toujours soin d’attendre que le temps change, afin d’aider le miracle, et c’est encore là du culte. Si c’est de la superstition, je demande qui tracera la ligne de démarcation qui la sépare de ce qu’on appelle proprement religion ; car c’est dans les temples et par les prêtres que tout cela s’opère, et au nom de Dieu.

Les sacrifices, dit la trop célèbre impératrice Ouché, qui s’offrent au ciel, à la terre et aux esprits, n’ont d’autre objet que d’attirer les prospérités et de détourner les malheurs. Ôtez aux dieux ce pouvoir, et aux sacrifices la vertu de nous rendre les dieux propices, que devient le culte ?

Kublai-Kan sacrifie aux dieux, pour leur demander une longue vie pour lui, pour sa femme et ses enfants, et pour ses bestiaux ; vœu bien important dans un pays où toutes les richesses consistent en troupeaux.

Un empereur de la Chine a fait un ouvrage sur l’agriculture, dans lequel il emploie trois chapitres à entretenir ses peuples de ce qu’on doit faire pour détourner ces coups du ciel, qui broient et enterrent les moissons.

Virgile, dans ses Géorgiques, conseille de sacrifier un bouc à Bacchus, et de célébrer des fêtes en honneur de ce dieu, pour obtenir d’heureuses vendanges. Il prescrit également des sacrifices en honneur de Cérès, et ordonne aux cultivateurs de promener trois fois la victime autour des champs, pour que cette déesse protège les moissons. Les trois jours de rogations, ordonnés par nos catholiques, n’ont-ils pas le même objet ? N’est-ce pas également pour les biens de la terre que l’on prie dans nos quatre-temps, qu’on retrouve presque partout dans l’antiquité ? Les Chinois ont leurs sacrifices des quatre saisons, qui se faisaient anciennement sur quatre montagnes situées vers les quatre points cardinaux du Monde. On allait sacrifier au printemps sur la montagne de l’est, pour prier le ciel de veiller sur les semences confiées à la terre ; au solstice d’été, sur celle du sud, pour obtenir une chaleur bénigne ; en automne, sur celle de l’ouest, pour la destruction des insectes ; et en hiver, pour remercier le ciel des biens qu’il avait accordés, et pour le prier d’en verser de nouveaux l’année suivante ; car la reconnaissance de l’homme est toujours intéressée. Je vous remercie afin que vous donniez encore.

Le Tchen-Yu, chef des Tartares, rassemblait son peuple auprès d’un bois, et là ils sacrifiaient au dieu tutélaire des champs et des grains, en tournant autour du bois. Tcham-Tçoum, après une longue sécheresse, fait des sacrifices pour obtenir de la pluie. Les Grecs et les Romains invoquaient Jupiter pluvieux.

Les Tartares Manchoux sacrifient au ciel à la moindre épidémie qui menace leurs chevaux. Dans les sacrifices que Kublai-Kan faisait aux dieux, il répandait par terre des vases pleins de lait de cavale, dans l’idée que les dieux venaient le boire, et que cette offrande les engageait à prendre soin des troupeaux. Ce sont là, dira-t-on encore, des superstitions. Mais est-il une seule religion qui n’ait des superstitions à peu près équivalentes, et qui ne se soutienne principalement par-là dans l’esprit du peuple ? N’est-ce pas une superstition, que celle qui fait croire à des millions d’hommes que la divinité passe dans un pain à cacheter lorsqu’on a prononcé dessus quelques paroles mystiques ? Ce que le philosophe appelle superstition, le prêtre le nomme acte religieux, et en fait la base de son culte. N’est-ce pas le prêtre qui entretient toutes les superstitions les plus absurdes, parce qu’elles sont lucratives et qu’elles tiennent le peuple dans sa dépendance, en rendant son ministère nécessaire presque dans tous les instants de notre vie ? Car ce ne sont point des mœurs et des vertus que le peuple va demander au prêtre, ce sont des bénédictions, des prières et des secours pour ses différents besoins, et le prêtre a des remèdes pour tout. Il suffit, pour s’en convaincre, de lire le rituel de nos prêtres, et l’on verra que le magicien le plus impudent ne fait pas des promesses plus hardies que celles qu’ils font, et n’a pas des formules de prières plus variées, pour soulager tous nos maux, que celles que contiennent leurs livres.

Une religion qui ne procurerait ou ne promettrait aucun secours à l’homme, ne ferait guère fortune. Donnez-nous notre pain quotidien et délivrez-nous du mal, disent les chrétiens à leur Dieu. Tout le culte se réduit là en dernière analyse.

C’est l’Illinois qui va se laver tous les jours à la rivière, et qui, après s’être jeté de l’eau et du sable sur la tête, prie son dieu, et lui dit : Mon dieu, donnez-moi aujourd’hui du riz et des ignames ; donnez-moi des esclaves et des richesses ; donnez-moi de la santé.

il a aussi ses fétiches, qu’il invoque dans ses différents besoins. C’est sur l’autel du fétiche qu’il met des pots vides lorsqu’il demande de la pluie, qu’il place un sabre ou un poignard pour obtenir la victoire, et qu’il dépose un petit ciseau lorsqu’il a besoin de vin de palmier. Si l’idole est sourde, alors il a recours au devin pour faire le tokké, cérémonie par laquelle on obtient tout des dieux.

Les Nègres de Juida ont aussi leurs fétiches. Ils s’adressent à certains grands arbres pour obtenir la guérison de leurs maladies, et en conséquence ils font des offrandes de pâte de millet, de maïs et de riz ; car tout culte est un véritable échange entre l’homme et ses dieux, dont le prêtre est l’entremetteur. Dans les tempêtes, les sauvages font des présents à la mer, et ordonnent le sacrifice d’un bœuf ; ils jettent dans ses eaux un anneau d’or, aussi loin qu’il est possible. Les Grecs sacrifiaient un taureau à Neptune, dieu des mers, et une brebis à la Tempête.

On invoque le serpent fétiche dans les pluies abondantes et dans les sécheresses extrêmes, pour obtenir de riches récoltes et pour faire cesser les maladies des bestiaux. Les romains, dans un temps de peste, n’envoyèrent-ils pas chercher le serpent d’Épidaure ? On lui bâtit un temple dans l’île du Tibre.

Le souverain pontife attaché au culte de ce grand fétiche, exige continuellement des offrandes pour son serpent ; et lorsqu’elles ne sont pas assez abondantes, il menace le pays de voir les moissons ravagées. Alors le peuple se prive du nécessaire pour apaiser la colère du dieu serpent. Voilà encore une religion bien utile ; mais à qui ? Au prêtre, et non pas au peuple ?

Les habitants de Loango ont une foule de mokissos ou d’idoles de divinités, qui passent pour s’être distribué l’empire du Monde. Les unes veillent à la conservation des récoltes, les autres protègent les bestiaux ; plusieurs s’occupent de la santé des hommes, conservent les héritages et les fortunes, et conduisent les affaires à un heureux succès. Ils rendent un culte à ces diverses idoles, afin d’en obtenir les biens que chacune d’elles peut accorder.

N’avons-nous pas aussi nos saints, qui ont chacun leur vertu ou propriété particulière, et que le peuple invoque pour ses différents besoins ? Les prières de la liturgie des Perses s’adressent à l’ange de chaque mois et de chaque jour du mois, que l’on invoque pour obtenir les biens qu’il dispense.

Les insulaires de Socotora invoquent la Lune pour avoir une bonne récolte et de la pluie dans les temps de sécheresse. Les Égyptiens priaient Isis, et invitaient le Nil à descendre dans leurs champs.

Les Formosans ont des dieux, dont les uns protègent les guerriers ; les autres veillent sur les semailles ; ceux-ci ont l’empire sur la santé et les maladies ; ceux-là protègent la chasse, les maisons, etc. Les sauvages en ont aussi qu’ils invoquent pour en obtenir une pêche heureuse ; car chaque art, chaque besoin, chaque passion a son dieu. Les Jambos au Japon chassent les malins esprits. Ils promettent aussi de guérir les maladies par le moyen d’un morceau de papier sur lequel ils tracent quelques caractères ; ils le placent sur l’autel qui est devant leur idole.

Les sectaires de la religion de Fo révéraient un doigt de ce prétendu dieu : on l’exposait comme une relique tous les trente ans, et alors on publiait que l’année était des plus abondantes. Toutes les reliques consacrées dans les temples des catholiques, et exposées à la vénération du peuple, ne passent-elles pas pour être douées de quelque vertu, et ne va-t-on pas en pèlerinage leur adresser des vœux pour obtenir la guérison de quelque mal, et en recevoir quelque faveur ? La châsse de sainte Genevieve était descendue en grande cérémonie dans les temps de calamité et dans la maladie des rois. De gros moines bien nourris vivaient de ce charlatanisme, et vendaient des petits pains que l’on donnait aux malades pour procurer la guérison. Quel concours de Monde, chez une nation aussi éclairée que la nôtre, n’attirait-elle pas dans son temple ? On y allait en procession pour obtenir de la pluie ou du beau temps, suivant le besoin ? N’avons-nous pas vu tout le peuple de Paris aller la remercier de la prise de la Bastille, à laquelle elle n’eut guère de part, et qui a amené la révolution, dont l’effet a été de détruire son culte et de faire brûler ses ossements en place de grève ? Je ne vois pas que le peuple civilisé diffère beaucoup du peuple sauvage en fait de culte. Il n’y a de différence que dans les formes ; mais le but est toujours le même, c’est-à-dire, d’engager la nature et les génies qu’on croit présider à ses opérations, à se prêter à tous les désirs de l’homme. Ce but est celui de tout culte. Ôtez au peuple l’espérance et la crainte, sa religion s’évanouit.

Jamais les hommes ne sont plus pieux que lorsqu’ils sont pauvres, malades ou malheureux. C’est le besoin, plus que la reconnaissance, qui a élevé des autels aux dieux. C’est par Plutus ou par le dieu des richesses, dit Chrémyle dans Aristophane, que Jupiter règne ; c’est pour lui qu’on fait des sacrifices. Aussi, depuis que Plutus a enrichi un grand nombre d’hommes, Mercure se plaint que les dieux ne reçoivent plus d’offrandes, et qu’on ne leur adresse plus de prières. Un prêtre, dans la même comédie, observe qu’autrefois, quand les hommes étaient pauvres, le temple était rempli d’adorateurs et de présents. Mais aujourd’hui, dit-il, on ne voit plus personne au temple, que quelques coquins qui viennent en passant y faire leurs ordures. Aussi, ajoute le prêtre, je vais dire adieu à Jupiter. Voilà le secret des prêtres de tous les pays ; ils ne sont attachés au service de leurs autels qu’autant qu’on les charge de dons, et que le peuple croit avoir besoin de leur entremise pour obtenir les secours du ciel. Ôtez aux hommes la crédulité à leurs promesses, plus d’autels, plus de prêtres, et conséquemment plus de culte. Le système religieux, chez tous les peuples, repose sur cette base. Ainsi le culte étant fondé sur cette opinion fausse et complètement absurde, savoir, que par des vœux et des offrandes on intéresse à son sort la Nature ou les êtres invisibles qu’on met à sa place, donc il ne faut pas de culte. Quoi de plus faux et de plus absurde en effet, que d’imaginer que la divinité est placée comme en sentinelle pour écouter toutes les sottises qui passent par la tête de ceux qui lui adressent des prières, et dont les vœux, pour la plupart, n’expriment que des désirs insensés et dictés par l’intérêt particulier, qui s’isole toujours de l’intérêt général vers lequel tend la providence universelle.

Quelle absurdité, que d’admettre un Dieu infiniment bon, qui pourtant ne fait le bien qu’autant qu’on le presse, qu’on le sollicite, et qu’on l’y détermine par des prières et des offrandes ? Que j’aime bien mieux ces peuples qui n’adressent aucune prière au dieu bon, parce qu’ils supposent que sa nature le porte à faire tout le bien qu’il peut sans qu’on ait besoin de le prier ! Quelle contradiction, que d’admettre un dieu qui voit et connaît tout, et qui cependant veut que l’homme l’avertisse et l’éclaire sur ses besoins ! Un dieu dont les décrets sont dirigés par une sagesse éternelle, et qui cependant les modifie et les change à chaque instant, suivant l’intérêt de celui qui le prie ! Toutes ces suppositions entrent nécessairement dans tout système de culte, qui a pour objet d’amener la divinité à faire ce que désire un mortel, et de l’intéresser à son sort autrement que par l’administration universelle du Monde, sur laquelle Dieu ne prend certainement pas conseil de l’homme. Dieu ou la Nature pourvoit à la subsistance de tous les animaux par une administration générale : il y aurait de la folie à espérer qu’il la changeât en notre faveur. La machine marche suivant des lois constantes et éternelles, et l’homme, soit qu’il le veuille, soit qu’il ne le veuille pas, est entraîné par son mouvement. Quiconque lui tient un autre langage, est un imposteur qui le trompe. C’est à l’homme, qui ne fait que passer sur la terre, à subir, comme les autres animaux, les lois impérieuses du grand être, de l’être éternel et immuable qu’on appelle Dieu. Voilà le secret qu’il ne faut pas craindre de lui révéler.

Outre que cette opinion est la seule vraie, elle a encore l’avantage de mieux s’accorder avec la majesté divine, et de mettre Dieu et l’homme chacun à sa place. Cependant c’est pour honorer la divinité, qu’on a créé cette providence de détails, sans s’inquiéter du rôle ridicule dont on l’a chargé. C’est Minerve qui ramasse le fouet d’un héros d’Homère. Ainsi Dieu se trouve être le confident de tous les vœux les plus extravagants, et le ministre de toutes les volontés, de toutes les passions des hommes ; encore est-il souvent embarrassé de les contenter tous ; car l’un demande souvent ce qui doit nécessairement nuire à l’autre.

Tel champ dont le sol est sec et aride, a besoin de pluies fréquentes ; elles seraient contraires au champ voisin ; lequel des deux propriétaires le ciel favorisera-t-il ? On rougirait d’être dieu, en voyant le tableau bizarre que les divers peuples en ont fait, et les actions, les passions qu’on lui a prêtées.

Je sens que je deviendrais ridicule moi-même si je poussais plus loin ces réflexions sur l’absurdité du système qui met la divinité pour ainsi dire aux ordres d’un mortel ; qui crée autant de dieux que l’homme a de passions et de besoins, jusqu’à imaginer le dieu Crepitus. Certes, ce serait alors l’homme, et non la divinité, qui gouvernerait le Monde, puisqu’elle obéirait à l’homme. Cette idée ne doit être que montrée pour être saisie par l’homme de bon sens ; pour les autres, rien ne peut les soustraire à l’empire tyrannique des prêtres. Je ne parle, en ce moment, qu’à ceux qui sont convaincus, comme moi, que les prières et les vœux des mortels ne peuvent rien changer ni modifier dans la marche éternelle et constante des lois de la nature ; que tout est entraîné dans ce courant rapide que rien ne peut suspendre, et à la force duquel l’homme, bon gré, malgré, est contraint d’obéir, sans espoir que Dieu l’arrête pour lui. Je leur demande quel est, dans cette supposition, l’effet d’un culte qui tend à rendre le ciel docile à la voix de l’homme, et à faire descendre sur lui les secours de la cause universelle ou du Monde que j’appelle dieu ? S’il est vrai, comme le dit Cicéron, que tout culte repose uniquement sur l’opinion où est l’homme, que la divinité s’occupe de lui, et qu’elle est disposée à venir à son secours dans les divers besoins de la vie, que deviendra le culte lui-même, quand il restera prouvé par les réflexions les plus simples et par l’expérience, que les prières et les offrandes des mortels ne dérangeront jamais le cours de la Nature ? Que les dons que l’on porte dans les temples, ne profitent qu’aux prêtres, et les prières adressées aux dieux, qu’à ceux que l’on paie et que l’on dote richement pour prier ? Je sais que je cherche ici à détruire une grande illusion ; mais pourquoi repaître toujours l’homme de chimères ? La vérité est-elle donc un si grand fardeau à porter ? Sa lumière serait-elle plus affreuse que les ténèbres de l’erreur ? Cessons de nous abuser sur notre véritable position à l’égard de la nature. C’est à elle à commander ; c’est à nous de subir ses lois. Sommes-nous malades ? Ce n’est point dans les temples, ni aux pieds des autels, ni dans les formules de prières composées par les prêtres, que nous devons chercher des secours ; c’est à l’art de la médecine à nous les procurer. Si les médecins sont impuissants, les prêtres le seront encore plus. La confiance que l’on a aux secours qu’offre la religion dans les prières et les offrandes, outre qu’elle dégrade notre raison, a encore cet inconvénient, qu’elle nous rend moins actifs dans les recherches des remèdes que peut procurer l’art, qu’elle nous jette dans une sécurité funeste, et que l’espoir dans les secours qu’envoie le Ciel, nous prive souvent de ceux que nous présente la Terre.

Tel matelot a péri dans les flots, qui eût échappé au naufrage s’il eût manœuvré au lieu de prier, et s’il eût cherché à se sauver par son adresse et son travail, au lieu de s’abandonner à la grâce de Dieu et d’invoquer la vierge ou saint Nicolas. Que d’ex-voto suspendus dans les temples, qui furent plutôt dus à la fortune et à un hasard heureux, qu’au saint auquel on les a offerts, et qui prouvent moins sa puissance, que la stupide crédulité de ceux qui l’ont invoqué ! La Nature a placé dans la force de l’homme, dans sa prudence et dans l’usage de toutes ses facultés, les moyens de conservation et de bonheur qui lui sont accordés. Hors cette sphère, tout est illusion : donc le culte qui a essentiellement pour objet de nous faire descendre des secours d’en haut, de rendre le ciel docile à nos désirs, et de lier le sort de l’homme à l’action de génies invisibles qu’on peut gagner par des prières et des dons, est une monstruosité, une chimère qu’il faut détruire par tous les moyens que fournit la saine raison, pour confondre les œuvres de l’imposture. C’est là le devoir du philosophe, de l’ami de l’humanité et surtout d’une législation sage ; car la société se dégrade lorsque l’homme perd la prééminence qu’il avait sur les autres animaux, et il la perd dès qu’il laisse corrompre sa raison. Disons-lui, s’il est inquiet sur ses récoltes, sur la conservation de sa fortune et de sa santé, que ce n’est point par le sacrifice de sa raison que la divinité a voulu qu’il fût riche et heureux, mais plutôt par le bon usage qu’il en ferait ; que le Soleil ne perdra pas sa chaleur ni sa lumière, que le ciel ne cessera pas de verser au printemps des pluies fécondes, que l’été ne manquera pas de mûrir ses moissons, et l’automne ses fruits, quoiqu’il n’adresse plus de vœux à l’éternel, et qu’il ne dote plus ceux qui s’en disent les organes et les ministres. La révolution française a mis cette vérité dans tout son jour pour le peuple. Bannissons de la société tous ceux qui voudraient le ramener à l’opinion contraire pour le subjuguer encore. Il n’est pour l’homme qu’un seul culte qui puisse lui convenir et plaire à la Divinité ; c’est celui qu’on rend à Dieu par la bienfaisance et en cultivant les vertus, et ce culte n’a pas besoin d’intermédiaires entre l’Être suprême et l’homme. Chacun doit être ici son propre prêtre, et porter dans son cœur l’autel pur sur lequel à chaque instant il sacrifie au grand Être qui contient tous les autres dans son immensité. Reposons-nous sur lui du soin de pourvoir à nos besoins. Si l’homme croit encore devoir élever d’autres autels, que ce soit la reconnaissance plutôt que l’intérêt qui les dresse ;  mais qu’il sache que Dieu n’a pas besoin d’encens ni de la graisse des taureaux. Que l’homme contemple avec admiration la nature, mais qu’il ne se flatte pas qu’elle change jamais pour lui ses lois ; et néanmoins c’est là ce que lui promettent ceux qui lui persuadent que, par des vœux et des prières, il réussira à obtenir les biens qu’il peut désirer, et à écarter les maux qu’il doit craindre. Voilà le grand crime dont se sont rendus coupables envers les sociétés, ceux qui les premiers ont répandu cette fausse doctrine, et qui par des institutions religieuses et politiques l’ont accréditée, au point qu’il n’est aujourd’hui ni facile ni sûr d’en désabuser les hommes. Il faut, répète-t-on tous les jours, une religion au peuple, et par religion on entend celle qui a des prêtres, des ministres, des temples, des autels, des formules de prières, et qui berce l’homme de fausses espérances, en lui persuadant que la divinité l’écoute, et qu’elle est prête à voler à son secours pour peu qu’il sache la prier. C’est cette religion qui, dit-on, console l’homme dans ses malheurs et nourrit son espoir. Il est barbare de lui arracher une consolation que le prêtre lui offre dans tous ses maux, et de le livrer seul, sans appui que lui-même et ses semblables, à la nature qui l’a fait et le maîtrise. Eh ! Qu’importe qu’il prie ou qu’il dorme ? La nature fera son ouvrage. Le prêtre seul y perdra si on ne l’emploie plus. C’est à sa charrue et à ses engrais que doit avoir recours l’agriculteur s’il veut obtenir de riches moissons. Voilà toute la magie de ce paysan, qu’on accusait de sortilège pour rendre ses champs fertiles. Toute opinion contraire à celle-ci repose sur une base fausse, et dans aucun cas nul mortel n’a droit de tromper son semblable, autrement la divinité aurait besoin, pour s’assurer du respect des hommes, de s’appuyer d’un système d’imposture ; idée qui me révolte, et cela parce qu’elle l’outrage. Ainsi, sous ce rapport, la religion est une institution non seulement inutile, mais absurde. Je sais que l’on me répondra que si la Divinité n’a pas besoin du culte des mortels pour rendre l’homme aussi heureux qu’il peut l’être, les sociétés en ont besoin, et que les religions ont été inventées, non pas pour la Divinité, sur qui les prières ne font rien, et qui a tout arrangé, tout voulu sans nous consulter, mais pour les hommes ; que la morale et la législation ne peuvent se soutenir qu’autant qu’elles sont appuyées sur les bases d’une religion ; que les législateurs et les philosophes ne peuvent bien conduire les hommes s’ils ne s’associent aux prêtres. Ici l’imposture se couvre d’un voile plus spécieux. Ce ne sont plus les champs que l’on prétend fertiliser en invoquant les cieux, ce sont les sociétés que l’on veut maintenir et perfectionner en faisant intervenir les dieux. Je pourrais répondre d’abord que l’on peut séparer très bien la première idée de la seconde, que l’on peut et que même on doit établir une filiation entre les lois des sociétés et celles de la Nature ; entre la justice humaine et celle que l’on nomme divine, et qui n’est que la raison éternelle, sans qu’on ait besoin d’un Jupiter, qui donne de la pluie quand on lui en demande ; d’un Esculape, qui guérisse quand on va dormir dans son temple ; d’un dieu Pan, qui veille à la conservation des troupeaux ; d’une sainte Geneviève, qui accorde de la pluie ou du beau temps, et cependant voilà pour le peuple, non pas l’abus, mais le corps même de la religion : voilà ce qui en est la partie la plus importante ; car on ne voit pas de religion là où il n’y a plus de culte, et l’on ne conçoit pas de culte s’il ne lie la Terre au Ciel par le commerce des prières et des secours. Voilà le fond de toutes les religions. C’est là cette religion qui se reproduit partout, et que je soutiens être au moins inutile à l’homme ; c’est celle-là qui a procuré d’immenses richesses et une si énorme puissance aux prêtres de tous les pays ; qui a couvert le globe de temples et d’autels, qui a engendré toutes les superstitions qui déshonorent l’espèce humaine. C’est celle-là qu’un philosophe ne peut attaquer encore aujourd’hui sans passer pour un homme sans probité et sans mœurs, et sans redouter la proscription. Mais loin de séparer ces deux idées, c’est-à-dire, la religion qui donne des secours, de celle qui donne des mœurs, on a toléré et même fortifié la première avec toutes ses superstitions, dans la crainte de détruire l’opinion de l’existence d’un Dieu qui punit et récompense, et celle de sa surveillance sur toutes les actions des hommes. On a voulu que Dieu, non seulement s’occupât de tous nos besoins, mais encore qu’il épiât toutes nos démarches, et qu’il se chargeât de récompenser ou de punir tous les actes de notre volonté, suivant qu’ils seraient conformes ou contraires au plan de législation que chaque législateur aurait conçu : d’où il est résulté que souvent la divinité s’est trouvée chargée de punir des actions qui semblaient dictées par le bon sens, et n’être qu’une suite des lois de la nature, ou de châtier ici ce qu’elle récompensait ailleurs ; car chaque législateur a rendu Dieu garant de ses dogmes, et vengeur né de l’infraction de ses lois, quelque absurdes et féroces qu’elles fussent. Robespierre eut aussi son éternel, dont les autels étaient des échafauds, et dont les bourreaux étaient les prêtres. Il déclama aussi contre la philosophie dans ses derniers discours, et sentit le besoin de se rattacher à une religion. Pour consolider sa monstrueuse puissance, il fit déclarer l’âme immortelle et décréter l’existence de Dieu.

Moïse, Zoroastre, Numa, Minos, etc. Tous ont donné des lois au nom de la divinité, et quelque dissemblables qu’elles fussent, Dieu partout en était l’auteur, et devait en être l’appui et le vengeur. Ainsi la religion est devenue véritablement un grand instrument politique que chaque législateur a fait servir à ses desseins. C’est ce qui a fait dire à plusieurs philosophes dont parle Cicéron, que tous les dogmes religieux avaient été imaginés par les anciens sages, pour conduire ceux que la raison seule ne pouvait contenir, c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’on ne croirait pas pouvoir le bien conduire sans ce moyen factice ; autrement, parce qu’on était convaincu alors, comme aujourd’hui, qu’il faut une religion au peuple. Cet aveu est déjà beaucoup pour nous, puisqu’on reconnaît que la religion dans son origine, ou au moins dans l’usage que l’on a cru en devoir faire, doit être rangée au nombre des autres institutions politiques. Il nous reste actuellement à examiner si l’on a eu droit de recourir à l’illusion pour établir l’empire de la justice et de la vérité ; si on a beaucoup gagné à le faire, et quels ont été les moyens employés pour y arriver, et il ne nous sera pas difficile de prouver que la religion n’est pas plus utile aux mœurs et à la législation, qu’elle ne donne la pluie et le beau temps : donc il n’en faut pas. J’ai déjà dit et cru, quoique mon assertion puisse être regardée ici comme un paradoxe par ceux qui pensent que la morale de l’homme d’état ne peut pas toujours être celle du philosophe ; j’ai cru et je crois encore que nul mortel n’a droit de tromper son semblable, quelque intérêt qu’il puisse s’en promettre, encore moins d’établir un système général d’imposture pour toutes les générations. Ainsi Numa n’est à mes yeux qu’un méprisable jongleur, quand il feint d’avoir des entretiens secrets avec la nymphe égérie, et quand, pour façonner les romains à la servitude, il établit des pontifes, des augures et tous ces divers sacerdoces qui ont tenu le peuple de Rome dans la dépendance des grands, qui pendant longtemps pouvaient seuls être admis à ces fonctions. J’en dis autant du législateur des Juifs, qui avait des entretiens avec l’éternel. Son peuple est devenu la fable de toutes les autres nations par sa stupide crédulité, parce que ce législateur a cherché, dès l’origine, à faire dépendre toute son organisation sociale des volontés de la divinité qu’il a fait parler à son gré, parce qu’il a établi sa morale sur le prestige, sur des purifications légales, et qu’il a accoutumé le juif à tout croire ; de manière que juif et homme crédule sont devenus des mots synonymes. La vérité est un bien auquel tous les hommes ont un égal droit par les lois de la nature. La ravir à son semblable est un forfait qui ne peut trouver son excuse que dans la perversité du cœur de l’homme qui trompe. Si cette maxime est vraie entre particuliers, à combien plus forte raison doit-elle l’être pour les chefs des sociétés, chargés de jeter les fondements de la morale publique !

Établir comme principe de l’organisation sociale qu’il faut une religion, ou ce qui revient au même, qu’il faut, sous ce nom, tromper le peuple par les fictions sacrées et par le merveilleux qui les accompagne toutes, afin de le mieux conduire, c’est autoriser l’imposture quand elle devient utile ; et je demande aux auteurs d’une pareille doctrine, où ils comptent s’arrêter ; je leur demande également si, pour les chefs des sociétés, il y a une morale à part, puisée dans d’autres sources que celle des simples citoyens, et s’ils ne craignent pas d’avoir des imitateurs dans les contrats particuliers, quand le contrat public est infecté d’un pareil vice. On va loin avec de telles maximes. Aussi les rois s’étaient-ils accoutumés à avoir pour eux une morale qui n’était pas celle de leurs sujets, et les prêtres, à suivre dans leur conduite d’autres règles que celles qu’ils prescrivaient au peuple. Si la religion est une vérité et un devoir, elle ne doit pas être mise au nombre des instruments purement politiques ; c’est un devoir sacré imposé à tous les hommes. Il en faut à tous, et non pas simplement au peuple. Si elle n’est qu’une institution politique, comme on le suppose ici, modifiée à raison des besoins des sociétés, elle ne doit pas être présentée sous d’autres rapports au peuple. Elle doit être, comme toutes les lois, l’ouvrage de sa raison ou de celle de ses représentants quand il en a. Mais alors l’illusion s’évanouit : ce n’est plus de la religion ; car toute religion nous lie à un ordre de choses supérieur à l’homme. Ce sont tout simplement des lois ou de la morale qui ne doivent pas être environnées du merveilleux pour être reçues. Elles doivent tirer toute leur force de leur sagesse et de leur utilité, de l’énergie du pouvoir qui en commande l’exécution, et de la bonne éducation qui y prépare les citoyens.

Avant qu’il y eût des livres et des prêtres, la Nature avait donné à l’homme le germe des vertus qui le rendent sociable ; avant qu’on eût imaginé un enfer, il y avait des hommes de bien ; il y en aura encore quand on n’y croira plus. C’est de la faiblesse de l’homme que la nature a fait naître le sentiment du besoin qu’il a de s’appuyer sur son semblable, et de respecter les liens du contrat qui l’unit aux autres. Faire intervenir le ciel dans le grand ouvrage de la civilisation, c’est tromper les hommes, et quand on les trompe on doit craindre d’irriter celui au nom duquel on les trompe. Dire qu’on peut gouverner les sociétés sans prêtres et sans religion paraîtra sans doute un paradoxe, comme c’en eût été un autrefois de prétendre gagner des batailles sans le secours de l’oriflamme de saint Denis et de la chape de saint Martin. Mais quand même on accorderait aux chefs des sociétés le privilège affreux d’empoisonner la raison de tant de millions d’hommes par les erreurs religieuses, il serait encore faux de dire que ce moyen ait contribué au bonheur des sociétés, bien loin qu’il en soit un lien nécessaire. Il suffirait de dérouler ici le tableau des crimes commis dans tous les siècles et chez tous les peuples au nom de la religion, pour convaincre les plus zélés partisans de cette invention politique, que la somme des maux qu’elle a enfantés, surpasse de beaucoup le peu de bien qu’elle a pu faire si elle en a fait ; car tel est le sort, telle est la nature du bien, de ne pouvoir naître que des sources pures de la vérité et de la philosophie. Sans parler ici des Barbares sacrifices que commandait la religion des druides, celle des carthaginois et des adorateurs de Moloch, ni des guerres religieuses des anciens Égyptiens pour un ibis, pour un chat ou un chien ; des siamois pour l’éléphant blanc ; sans retracer ici tous les forfaits des cours soi-disant chrétiennes des successeurs de Constantin, sans remuer les cendres des bûchers de l’inquisition, sans nous entourer des ombres plaintives de tant de milliers de français égorgés à la Saint-Barthélemy et du temps des dragonnades royales, que de tableaux déchirants, d’assassinats commis au nom de la religion la révolution française n’a-t-elle pas étalés sous nos yeux ! Je vous en prends à témoin, ruines fumantes de la Vendée, où les prêtres consommaient le sacrifice de leur dieu de paix sur des monceaux de cadavres ensanglantés, prêchaient le meurtre et le carnage un crucifix à la main, et s’abreuvaient du sang de ces braves français qui mouraient pour la défense de leur patrie et de ses lois.

Si la population de vos belles contrées est presque entièrement détruite, si le voyageur n’y rencontre plus que des ossements, des cendres et des ruines, à qui peut-on imputer ces malheurs, sinon aux prêtres, qui ne séparent jamais leur cause de celle de la religion, et qui bouleverseraient l’Univers pour conserver leurs richesses et leur puissance ? Peut-on, après tant de crimes, ne pas mettre les religions au nombre des plus grands fléaux, puisqu’elles sont au moins le prétexte dont se sert le prêtre pour commettre et ordonner le massacre ? Ce sont là, me dira-t-on, les abus de la religion. Eh ! Que m’importe à moi, quand tout est abus dans une institution politique, ou quand les abus sont une suite nécessaire de son existence ? Ce sont les prêtres, dit-on encore, qui font le mal. Oui, mais vous ne voulez pas de religion sans prêtres. Vous voulez conséquemment tous les maux que les ministres du culte font aux sociétés qu’ils fanatisent.

Il est donc faux qu’il soit plus utile de tromper les hommes, qu’il ne l’est de les instruire ; que la religion soit un bien, et que la philosophie, qui n’est autre chose que la raison éclairée, soit un mal. Sans doute il est dangereux pour ceux qui trompent et qui vivent des fruits de l’imposture, que le peuple soit éclairé ; mais il ne l’est jamais pour le peuple, autrement la vérité et la raison seraient pour l’homme des présents funestes, tandis que le sage les a toujours mis au nombre des plus grands biens. Que de malheurs a causés à l’humanité cette vieille maxime adoptée par les chefs des sociétés, et qui se perpétue encore aujourd’hui, qu’il faut une religion au peuple, ou ce qui revient au même, qu’il est à craindre que le peuple ne s’éclaire ! Qu’il est des vérités qu’il serait dangereux de lui révéler ! Qu’il faut lui ravir sa raison pour l’empêcher qu’il ne nous vole quelques pièces d’un vil métal ! Ceux qui tiennent un pareil langage, ont-ils donc oublié que le peuple est composé d’hommes, tous égaux aux yeux de la nature, et qui ne devraient acquérir de supériorité les uns sur les autres, que par l’usage de leur raison, par le développement de leurs facultés intellectuelles et par les vertus ? Ce n’est pas l’instruction dans le peuple que l’on doit craindre, il n’y a que les tyrans qui la redoutent, mais bien plutôt son ignorance ; car c’est elle qui le livre à tous les vices et au premier oppresseur qui veut l’asservir. La morale a beaucoup plus à gagner à s’entourer de toutes les lumières de la raison, qu’à s’envelopper des ténèbres de la foi. C’est dans le cœur même de l’homme que la nature a gravé le tableau de ses devoirs. Qu’il descende dans ce sanctuaire, qu’il y écoute en silence la voix de la divinité ; c’est là qu’elle rend ses oracles. Son plus bel autel est le cœur de l’homme de bien, et on ne l’est pas quand on trompe ses semblables.

Si la religion donnait les mœurs, les peuples chez qui elle est le plus en vigueur, les dévots, seraient les plus gens de bien, et auraient le plus de moralité ; ce qui n’est pas, et cela parce que tout ce qui tient à l’illusion et au prestige ne peut qu’altérer le sentiment pur de la vertu, loin de le fortifier : l’imposture n’a pas le droit de prêter ses fausses couleurs aux dogmes sacrés de la morale naturelle. Celle-là seule a sa source au sein même de la raison éternelle qui régit le Monde ; celle-là seule doit être écoutée et suivie. Tout ce que l’on peut y surajouter, ne peut que la corrompre. Toute association à des maximes qui lui seraient étrangères, et tirées d’un ordre surnaturel, ne peut qu’en affaiblir les liens, par cela même qu’elles ne sont pas celles qu’avouent la nature et la raison. Que je compte peu sur la probité de celui qui n’est homme de bien qu’autant qu’on le trompe, et qu’il croit à l’enfer ! Le peuple, à mesure qu’il s’instruit, et il s’instruit tôt ou tard, perd bientôt ces vertus factices, et une fois le charme rompu, il est difficile de le ramener à ses devoirs quand on ne lui a pas fait apercevoir que les principes en étaient gravés en naissant dans son cœur, et quand on en a cherché la racine dans un Monde idéal auquel il ne croit plus. Il est en garde désormais contre l’imposture dont il reconnaît qu’il a été le jouet et même contre la philosophie dont on lui a toujours dit de se défier. Il se persuade que les bases des vertus sont fausses, parce que celles sur lesquelles on les avait fait reposer, l’étaient effectivement. Il n’a plus de mœurs dès qu’il n’a plus de religion quand il fait dépendre entièrement la morale de la religion, et il cesse d’avoir de la religion quand il cesse d’ajouter foi aux contes absurdes qu’on lui débite sous ce nom ; car il semble que l’absurdité et le merveilleux soient le caractère distinctif de toutes les religions, et qu’on pense qu’on ne puisse être probe sans être sot.

Quand cette révolution arrive dans les opinions du peuple, qui n’a jamais séparé la morale des dogmes auxquels il ne croit plus, quel déluge de maux inonde les sociétés, qui voient tout à coup se rompre ces liens antiques et usés par lesquels on avait voulu unir tout le système social ! Dans ce terrible passage, si le nouveau gouvernement n’a pas dans son action une grande moralité, si la bonne foi et la justice la plus sévère ne président pas à ses opérations, si les institutions publiques ne viennent pas étayer l’édifice nouveau, qu’il est à craindre qu’un peuple qui a vieilli sous des prêtres et sous des rois, ne change sa liberté en licence, et sa crédulité en une incrédulité universelle ! Qu’il ne se démoralise tout à fait par la révolution même qui devait le régénérer, et qu’il ne s’éclaire sans devenir meilleur ! Et alors c’est encore le crime de ses rois et de ses prêtres, qui ont conspiré contre sa raison pour mieux se l’assujettir. Ce n’est point la faute de la philosophie qui vient lui rendre la lumière d’un flambeau que les prêtres et les despotes s’étaient efforcés d’éteindre ; car si la raison et la philosophie eussent d’abord été le fondement de ses vertus, plus sa raison se serait éclairée, plus ses vertus se seraient fortifiées, parce qu’il aurait trouvé en lui-même le principe et la règle de ses devoirs. La vérité des principes est éternelle et indestructible ; l’illusion de l’imposture n’est jamais bien solide ni durable. Je sais que l’on dit communément que tous les hommes ne sont pas également faits pour être éclairés ; qu’une nation de philosophes est une chimère ; sans doute, quand on entend par être éclairé, approfondir les principes des sciences, posséder les diverses branches des connaissances humaines, ou raisonner comme Cicéron sur la nature des devoirs. Mais ici, être éclairé signifie n’être pas trompé ni bercé d’idées fausses au nom de la religion, et trouver dans les idées simples du bon sens et dans le sentiment d’un cœur droit, tel que la nature l’a donné au grand nombre des hommes, et plus souvent à l’habitant des champs et des chaumières, qu’à celui qui habite les villes et les palais, les raisons du bien que l’on doit faire, les notions du juste et de l’injuste, qui existent indépendamment des religions et avant elles, et qui restent encore à celui qui n’en a plus.

Ce sont ces idées de morale que l’on retrouve dans un grand nombre de religions, parce qu’elles n’appartiennent en propre à aucune, et que ces religions ne sont jugées bonnes qu’autant qu’elles les renferment dans leur pureté primitive : elles appartenaient à la morale naturelle avant que la morale religieuse s’en emparât, et rarement elles ont gagné à cette adoption. C’est dans ce sens que le peuple sera éclairé si, au lieu de cette lueur fausse que donne à ces vérités le prestige religieux, on laisse briller la lumière de la raison dans tout son éclat, sans y mêler les ombres du mystère. L’ignorance absolue des erreurs laisse l’âme neuve, telle qu’elle est sortie des mains de la nature ; et dans cet état elle peut mieux raisonner ses devoirs, que lorsqu’elle est déjà corrompue par l’éducation et par la fausse science. Hélas ! Qu’il y a bien peu d’hommes qui aient été assez heureux pour détruire les préjugés de leur éducation, fortifiés par l’exemple et par l’habitude, et qui à force de philosophie aient pu effacer le souvenir de ce qu’on leur a appris à grands frais ! C’est sous ce rapport que le peuple sera éclairé quand on ne lui dira rien dont il ne trouve déjà la raison dans son propre cœur. C’est ainsi que l’on pourra, sur un terrain neuf, élever l’édifice d’une éducation simple, fondée sur les notions naturelles du juste et de l’injuste, et même de l’intérêt personnel, qui, bien entendu, lie l’homme à son semblable et à la patrie, et qui lui apprend que l’injustice qu’il fait aujourd’hui, il peut l’éprouver demain, et qu’il lui importe de ne pas faire à autrui ce qu’il ne voudrait pas qui lui fût fait à lui-même. Toutes ces idées peuvent être développées sans avoir recours à l’intervention du ciel ; et alors l’éducation sera bonne, parce que les vérités qu’elle enseignera, sont éternelles, et que la raison dans tous les temps les avoue. C’est moins là de la science que du bon sens, et le peuple en a souvent plus que ceux qui se targuent de philosophie. La nature a placé loin de nous la science : les routes qui y conduisent, sont difficiles ; aussi est-elle inutile au grand nombre ; la vertu est nécessaire à tous, et la nature en a gravé les premiers principes dans nos cœurs. C’est à une éducation sage et soignée, qui malheureusement nous manque et nous manquera longtemps ; c’est aux bonnes lois, aux institutions publiques à en favoriser le développement : voilà toute la magie d’un gouvernement éclairé. Nous désespérons à tort des succès de la raison ; à tort nous la regardons comme un moyen insuffisant pour conduire les hommes, et cela avant qu’on ait jamais mis en œuvre cet unique moyen. La chose mériterait au moins d’être une fois tentée avant de prononcer aussi hardiment, que la raison a peu d’empire sur le peuple, que c’est à l’illusion et au prestige qu’appartient le privilège de le bien conduire. Les grands maux auxquels ont donné et donneront encore longtemps lieu ces dangereux ressorts, devraient nous rendre infiniment plus circonspects dans nos décisions. L’imposture et l’erreur ont été souvent funestes à l’humanité, et jamais la raison ne l’a été à ceux qui l’ont prise pour règle de leurs jugements et de leur conduite. Les législateurs anciens, et tous ceux qui comme eux ont voulu que la morale et la législation s’appuyassent sur le fantôme bizarre des religions, ont étrangement calomnié la divinité, et commis un grand attentat contre les sociétés, quand ils ont établi en maxime politique cette dangereuse erreur, que la divinité, en douant l’homme de la raison, ne lui avait donné qu’un moyen très insuffisant pour se conduire, et qu’il fallait un autre lien aux sociétés ; qu’il importait de faire encore parler les dieux, et de leur faire tenir le langage qu’il plairait aux législateurs de leur prêter. Ils auraient dû au contraire instruire les hommes les plus susceptibles d’éducation et de philosophie, et par l’exemple de ceux-ci former les mœurs des hommes les plus grossiers. Une génération instruite aurait donné naissance à une génération plus instruite encore, et le flambeau de la raison acquérant un nouvel éclat en parcourant les siècles, ne se serait jamais éteint. Les législateurs n’auraient plus eu rien à faire pour perfectionner notre espèce, et ils auraient atteint le dernier terme de civilisation et de morale auquel l’homme puisse s’élever ; au lieu qu’ils sont restés bien en-deçà de ce but, et ils nous ont placés sur une pente rapide vers la dégradation des mœurs, que la révolution achèvera de précipiter si l’on n’y prend garde. Tout est aujourd’hui à refaire en politique et en morale ; car nous n’avons encore rien que des ruines. Il n’a fallu que de la force pour détruire ; il faut de la sagesse pour réédifier, et nous en manquons. L’embarras où nous sommes, vient de ce que jusqu’ici on avait mis au nombre des moyens de gouverner, l’imposture des chefs et l’ignorance des peuples, et l’art de corrompre et d’avilir l’homme, qui est le grand secret de tous les gouvernants. C’est ainsi que la raison des sociétés a vu sa lumière s’éteindre dans l’obscurité des sanctuaires où tout était préparé pour la détruire et pour établir sur ses débris l’empire des illusions et des fantômes sacrés. Telle fut l’origine et le but des légendes religieuses, des fictions sacerdotales sur les grandes catastrophes qui bouleversent le Monde, sur le paradis et l’enfer, sur le jugement des dieux, et de toutes les autres fables faites pour effrayer les hommes, et qu’on chercha à accréditer par tous les moyens que la législation avait en son pouvoir, par les charmes de la poésie, souvent même dans des romans philosophiques, et surtout par l’appareil imposant des mystères.

Rien n’a été épargné pour corrompre notre raison, sous le spécieux prétexte de fortifier les lois et la morale. C’est à l’aide de grandes institutions qu’on est venu à bout de dégrader l’homme par la servitude des opinions, plus humiliante que celle qui le lie à la glèbe. C’est par des institutions contraires que nous devons le régénérer. Il est digne d’une grande nation telle que la nôtre, de tenter aussi cette révolution dans le système politique et législatif du Monde. Mais qu’il s’en faut beaucoup que nous prenions la route qui pourrait nous conduire à d’aussi heureux résultats ! Tout semble au contraire nous présager un prompt retour vers la servitude, à laquelle nos vices nous rendront, et au devant de laquelle déjà une foule d’hommes se précipitent, si nous ne nous hâtons d’opposer au torrent qui nous entraîne, une bonne éducation et de grands exemples d’une morale indépendante du prestige religieux. La France ne manque ni de guerriers ni de savants ; ce sont des vertus véritablement républicaines qu’elle attend, et qui ne peuvent germer qu’à la faveur de sages institutions. Si les mœurs et la justice ne servent pas de base à notre république, elle ne fera que passer et elle ne laissera après elle que des souvenirs grands, mais terribles, semblables à ces fléaux qui de temps à autre viennent ravager le Monde. On trafique de tout, l’intrigue envahit tout, l’esprit d’agiotage corrompt tout ; l’amour de l’or et des places a déjà succédé aux élans qui ont porté tant d’hommes vers la liberté, et la révolution nous fera peut-être perdre jusqu’aux vertus qui nous avaient servi à la faire. Songeons que c’est avec les débris de la monarchie la plus corrompue, que nous avons réorganisé le corps social ; et quand les lois nouvelles seraient sages, elles ne nous serviront guère si les hommes ne sont bons et vertueux, et ils ne le sont pas : c’est aux institutions politiques à les rendre tels, et nous n’en avons pas encore. Nous avons banni les rois, mais les vices des cours nous restent, et semblent redemander chaque jour leur terre natale. C’est à l’ombre des trônes et des autels qu’ils croissent ; aussi les rois et les prêtres sont-ils unis contre les gouvernements républicains, dont le sort est, ou d’écraser les vices ou d’en être écrasés, tandis que les religions et les monarchies s’appuient sur eux. C’est le propre des prêtres de dresser l’homme à l’esclavage, et de corrompre les germes de liberté jusque dans leurs sources : de là vient qu’ils sont si jaloux de conserver encore l’éducation de notre jeunesse, et d’inoculer à la race future l’amour de la servitude avec les dogmes de la morale religieuse. C’est là le grand secret de cette lutte qui existe dans toute la république, entre les prêtres et nos institutions nouvelles, qu’ils attaquent avec d’autant plus d’avantage, qu’ils ont de leur côté l’empire de l’habitude et le prestige d’un respect superstitieux, et que nous n’avons pas toujours du nôtre la sagesse. Si nos fêtes civiles ne prennent nulle part, c’est non seulement parce que le plan en est mal conçu et les détails mesquinement organisés, mais parce que les prêtres, de concert avec les amis des rois, en écartent partout le peuple. Leurs temples sont pleins, et les autels de la patrie déserts. Ils ont encore assez d’empire pour faire cesser les travaux les jours que la superstition a consacrés, et le gouvernement n’en a pas assez pour faire observer les fêtes républicaines. Et l’on nous dit que les prêtres ne sont pas à redouter ! Qu’ils ne minent pas sourdement l’édifice nouveau que nous essayons d’élever sur les ruines du royalisme et du fanatisme ! Tout ce qui reste d’impur de l’ancien régime, tous les préjugés, tous les vices, tous les ennemis de la liberté se rallient autour d’eux pour battre en ruine toutes les institutions qui pourraient affermir la république. Et voilà cette religion dont on prétend que nous avons besoin pour être heureux, et sans laquelle il n’y a ni mœurs, ni lois, ni gouvernement sage à espérer !

Cette lutte des prêtres contre tout ce qui peut tendre à nous régénérer par les vertus républicaines et à substituer l’empire de la raison à celui du prestige, n’est-elle donc pas un grand fléau dont on doit s’empresser de préserver la France ? Car qui peut compter sur la liberté de son pays, quand il y reste encore un prêtre ? Que dis-je ? Quand l’esprit sacerdotal dirige encore toute l’éducation de la race future ; quand le catéchisme est le seul code de sagesse et de morale qu’on mette entre les mains du plus grand nombre des enfants, et quand les écoles républicaines s’appellent publiquement écoles du diable ? Aussi sont-elles désertes, tandis que les écoles du fanatisme et du royalisme sont fréquentées par une foule d’élèves, et le gouvernement sommeille au milieu des dangers qui environnent de toutes parts le berceau de la génération qui va nous succéder. Je ne prétends pas au reste appeler la persécution contre les prêtres ; mais je veux qu’on leur ôte toute leur influence sur la morale : elle ne peut que s’altérer dans des canaux aussi impurs et par son mélange à des dogmes aussi absurdes que ceux qu’ils enseignent. La liberté et la raison ne sauraient s’allier avec leurs maximes ; comme les harpies, ils salissent tout ce qu’ils touchent. Je ne demande point qu’on les déporte, mais qu’on arrache aux mains de ces imposteurs l’espérance de la patrie ; qu’ils ne flétrissent plus de leur souffle les premières fleurs de la raison de nos enfants, sous prétexte de les préparer à leur première communion.

Plus nous avons donné de licence aux religions en les tolérant toutes, au lieu de proscrire celles qui sont en opposition avec nos lois, et qui outragent la raison, plus nous devons tâcher de corriger leur maligne influence par des institutions sages, et qui nous garantissent à nous et à nos neveux la conquête de la liberté sur la tyrannie, et celle de la raison sur la superstition. Faisons, pour conserver ce dépôt sacré, au moins autant qu’ont fait les prêtres pour le corrompre et le ravir. L’examen que nous allons faire des moyens qu’ils ont employés de concert avec les législateurs pour asservir l’homme, va nous apprendre combien nous devons faire pour le rendre libre.