LES PRISONS DU MONT SAINT-MICHEL

 

CHAPITRE XIV. — L'INTERNEMENT DE BLANQUI AU MONT (6 février 1840, 15 février 1844).

 

 

Blanqui, Herbulet, Godard, Quignot, Dubourdieu et Hendricks à la maison d'arrêt d'Avranches. — Ils sont transférés au Mont Saint-Michel. —Blanqui apprend la tentative de suicide d'Austen. — Une crise d'aliénation mentale : le Polonais à Pontorson. Blanqui attrape un rhume la mauvaise humeur de l'enfermé. Toujours grincheux et phraseur. Le jardin du directeur et le soleil de la liberté. — Fleurs et fruits. — La prose d'un marin retraité. — Rapports entre Auguste Blanqui et Armand Barbès ; caractères dissemblables ; antipathies et rancunes. L'accident de Barbés, d'après Blanqui. Les projets d'évasion de Blanqui ; le plan de Fulgence Girard. — Les visites de Mme Blanqui mère. Les habitants du Mont et ce vieux coquin de Blanqui. Un mot de l'aumônier. La santé de Blanqui ; abcès et laryngite. — Nouvelles visites de Mme Blanqui. L'intransigeance du prisonnier. Encore des phrases. Une consultation du docteur Voisin. — Blanqui est transféré du Mont à Tours. Soulagement des habitants du Mont Saint-Michel. — Bon voyage !

 

M. Gaudin de Saint-Brice, sous-préfet d'Avranches, et M. Abraham Dubois, procureur du roi en cette ville, furent avisés le 1er février 1840, le premier par une dépêche du ministre de l'Intérieur, le second par une lettre du procureur général près la cour d'appel de Caen, que les nommés Auguste Blanqui, Charles Herbulet, Godart, Quignot[1], Dubourdieu et Hendricks, allaient être, sous peu de jours, passagers à la maison d'arrêt d'Avranches, leur dernière étampe avant le Mont Saint-Michel.

Ils furent beaucoup moins émus de cette nouvelle qu'ils ne l'avaient été, six mois auparavant, en apprenant le transfert d'Armand Barbès, de Martin Bernard, de Joseph Delsade et de Rodolphe Austen. Ils savaient, cette fois, que la seconde fournée était dirigée vers le Mont et ne demeurerait à la prison d'Avranches que le temps nécessaire pour reposer l'escorte et les condamnés.

Le gardien chef prépara les cellules et deux gardiens supplémentaires furent envoyés de Saint-Lô la gendarmerie locale assura le service d'ordre.

La nuit était tombée, le 5 février, lorsque les deux voitures cellulaires arrivant de Paris, déposèrent, au seuil de la prison d'Avranches, les six insurgés de Juillet. Un écrou provisoire fut transcrit immédiatement et Blanqui, ainsi que ses compagnons, fut conduit dans les chambres de la maison, donnant sur la cour intérieure. On leur servit l'ordinaire des prisonniers ; ils y ajoutèrent un petit supplément prélevé sur leur modeste pécule personnel.

Le lendemain matin, dès six heures, un char à banc se rangeait devant la porte elle donna passage aux six condamnés ; un quart d'heure après, la voiture les emportait, dans la nuit encore noire et pluvieuse, vers la maison du Mont Saint-Michel. Aucun incident ne s'était produit et le sous-préfet, ainsi que procureur du roi, regagnèrent avec une visible satisfaction leur hôtel et préparèrent une dépêche à leurs chefs respectifs pour la leur transmettre, dès que le jour permettrait au télégraphe aérien d'agiter ses bras[2].

M. Gustave Geffroy a raconté, avec l'âme d'un poète et l'émotion sympathique d'un ami, le court voyage des condamnés, de la prison d'Avranches à celle du Mont Saint-Michel. Le page est fort belle la voici[3] :

Le cortège parcourt, au bruit des roues, des fers des chevaux, des sabres heurtant les étriers, les pentes des routes qui suivent la Sée, descendant vers le gué de l'Épine. Près Courtils, à la pointe de Roche-Thorin portant droit sur le Mont qui grandit, se vaporise, se dissout dans la brume d'hiver et la voiture entre dans la tangue. On n'entend plus le bruit des roues qui tournent, le bruit des pas des chevaux qui enfoncent leurs sabots dans la poussière humide et glaiseuse. Seul, le cliquetis clair des sabres tinte dans l'air avec un son de frêle clochette. La brume est moins épaisse ; les voiles se décroisent lentement ; le haut monument, les longs promontoires des côtes se précisent, vaguement bleutés et dorés, l'horizon est plus profond, le paysage s'agrandit, mais reste mystérieux et inquiétant. Qu'est-ce donc que cette grève tremblante, cette grève mouillée, sans fin, cette grève qui semble un piège, le trompe-l'œil d'un sous-sol de boue, sans cesse ébranlé et détrempé par la mer ? Qu'est-ce donc que cette prison isolée, perçue entre cette tangue blanche et ce ciel blanc, dans cette atmosphère de rêve polaire ? On la voit mieux maintenant ; elle s'avance ; elle vient au-devant des prisonniers elle leur montre un dur visage de pierre, couleur de fer et de rouille, un visage ridé, cicatrisé, aveugle, amer, qui ne sourit plus, un visage de vieillesse insensible.

 

Détachons-nous, à regret, de cette prose poétique, de cette description, de cette sensation d'un paysage éprouvée par un voyant ému et lettré ; la vérité, la voici le jour où Blanqui arrive au Mont est pluvieux et maussade ; de gros nuages courent, bas et rapides, dans le ciel ; la rive bretonne est invisible ; elle a disparu sous d'épais tirants d'eau ; la route suivie s'écarte beaucoup de la capricieuse rivière de Sée le gué de l'Epine n'est point franchi ; on passe tout simplement sur le Pontaubault, pour atteindre les villages d'Ardevon et de la Rive ; la demi-lieue de grève est franchie sans incident et les formalités de l'écrou s'accomplissent comme pour Barbès et les trois compagnons, au matin du 17 juin 1839. Ce sont les mêmes bâtiments qui vont abriter Blanqui, c'est le même directeur, ce sont les mêmes gardiens-qui vont aussi veiller sur les insurgés de Mai. Décrire les Exils, la tour Perrine, parler de M. Theurier, de l'aumônier, de l'abbé Lecourt, serait autant de redites ; nous ne reviendrons pas non plus, ni sur les scènes des cachots, ni sur celles des loges, ni sur les doubles grilles et auxquelles Blanqui fut mêlé ; en général, il a joué dans tout cela un rôle plus effacé, étant donné son caractère prudent.

Cependant, Blanqui fut très impressionné par le récit que lui fit, à la dérobée, son compagnon Martin Bernard, auquel il demandait des nouvelles d'Austen, écroué six mois auparavant. Martin Bernard lui apprit que, le 14 février, Austen avait tenté de se suicider dans sa cellule, en se portant un violent coup de couteau en pleine poitrine, près des cicatrices des blessures reçues sur la barricade de la rue Greneta ; Delsade, son codétenu, ayant entendu une chute au sixième étage — il occupait, lui, une cellule au cinquième — prévint le gardien. Celui-ci trouva Austen baignant dans son sang et sans connaissance. Le médecin accourut la blessure n'était pas grave ; la lame avait glissé sur le sternum ; les poumons étaient intacts et l'hémorragie provenait seulement de vaisseaux superficiels. Le blessé était soigné dans sa cellule ; la plaie était cicatrisée, mais le malheureux donnait, disait Martin Bernard, des signes évidents d'aliénation mentale. Depuis plusieurs mois, Austen, d'après ses compagnons, était devenu taciturne ; il touchait à peine aux aliments et ne parlait pas à ses gardiens : Ce n'était plus cet enfant de la Pologne, à la taille élevée et svelte, aux longs cheveux blonds, à la figure pâle et rêveuse, aux traits droits et réguliers, tantôt respirant la mélancolie, tantôt animé d'une singulière ardeur martiale[4] ; il était devenu jaune, amaigri, le regard était fuyant, la parole embarrassée.

On le mit en observation dans une cellule plus spacieuse et mieux éclairée ; mais sa mélancolie devint telle qu'il fallut le transporter, le 20 septembre 1840, à l'hospice des aliénés de Pontorson.

Des bruits fâcheux coururent sur la santé de Blanqui, dès son arrivée au Mont Saint-Michel ; sa maladie ne fut qu'un gros rhume ; le médecin avait proposé à Blanqui de solliciter, pour lui, du directeur, l'autorisation de se promener une heure ou deux, sous la surveillance, bien entendu, des gardiens, dans les jardins qui étaient réservés aux agents de l'administration : Vous parlez toujours, Monsieur Blanqui, lui avait dit le médecin de votre beau soleil du Midi, vous verrez combien le nôtre est doux et agréable au printemps ; n'apercevez-vous pas déjà poindre les fleurs des abricotiers et les grappes des lilas ?

Le printemps est, en effet, assez précoce au mont Saint-Michel et les variations de la température n'y sont pas excessives ; dans les jardins qui s'étagent ou plutôt s'étageaient sous les bâtiments abbatiaux, c'est-à-dire au pied même des Exils, les arbres fruitiers, soit en auvents, soit en espaliers, poussaient à merveille ; les abricots et les figues y mûrissaient très bien. Seul, Blanqui, toujours grincheux, ne voulait pas reconnaître l'excellence des fruits. Un jour, son ami Fulgence Girard fit allusion aux poires et aux figues du mont Saint-Michel, Blanqui, furieux, répondit : Ici il n'y a rien de bon[5].

De soleil, répondit-il aussitôt au médecin, je n'en connais qu'un celui de la Liberté ! et il ne voulut point descendre dans les jardins.

Du jardin du directeur nous avons une description bien bizarre sortie de la plume d'un marin qui se targuait de littérature ; puisqu'il s'agit du jardin du plus haut fonctionnaire de l'administration pénitentiaire, peut-être ne sortirons-nous pas trop du cadre de cette étude en reproduisant une vingtaine de lignes de cette prose extraordinaire : Le second de ces jardins, dit M. de Maud'huy[6], inférieur comme niveau au premier, devant être d'un grand agrément local, est, en conséquence, affermé cinquante francs à la plus haute notabilité de l'endroit, c'est-à-dire au directeur de la maison de détention. Hautement situé, jouissant de la plus favorable exposition, de son intérieur un peu négligé, la presque totalité du tout (sic) ce que nous venons de décrire étant caché, n'ayant pour ainsi dire plus de vue que sur la grève et le continent, dans la belle saison, l'air parfume par l'arome des plantes et des fleurs là, à l'écart, pouvant se dérober aux influences locales, y songer en paix à l'austérité de ce qui nous entoure, d'un beau jour réjoui par les chants de quelques petits oiseaux, dont le domicile le plus retiré de l'homme n'est jamais dépourvu, réjoui par la verdure des plantes, par celle de quelques arbres et arbustes, par la beauté d'un ciel dont le dôme immense va au loin s'appuyer aux limites d'un vaste horizon, avec les sentiments humains nécessaires pour jouir de toutes les émotions qui peuvent en venir. Telle est la description burlesque que M. de Maud'huy fait du jardin du directeur ; évidemment ce n'est pas celle du jardin abandonné de Victor Hugo ni du Paradou, de Zola ; on peut seulement en conclure que le jardin était ensoleillé, tranquille et égayé par le chant des oiseaux.

Mais Blanqui ne voulait rien devoir au séïde de Monsieur Philippe ; il refusa donc la promenade au jardin.

Que Blanqui se montrât grincheux avec M. Theurier, rien d'étonnant, mais il était souvent aussi de méchante humeur avec ses codétenus, quand il les rencontrait accidentellement ou quand le petit groupe des politiques réussissait à tenir une parlote secrète dans la cellule de l'un d'eux. Barbès et Blanqui se détestaient et l'on sent l'animosité de ces deux hommes jusque dans la lettre que Blanqui écrivait à sa mère le 12 février 1842 :

Je me porte, écrit-il, comme à l'ordinaire. Nous avons tenté de nous évader, Barbès, Martin Bernard, Huber et moi. Barbès étant descendu trop vite n'a pu se retenir sur le talus de la muraille et il a glissé rapidement sur ce talus en faisant un grand bruit, ce qui a donné lieu à l'alarme. De notre côté, le bruit inattendu et vraiment effrayant nous a fait croire que Barbès était tombé parce que la corde était trop courte mais il n'en était rien. Barbes a essayé de, gagner les grèves[7], mais il avait glissé si rapidement sur les reins qu'il avait le corps tout contusionné. Du reste la corde n'a pas cassé, Barbès n'est point tombé. Il se fût tué sur la place, s'il avait lâché la corde ou si elle lui eût manqué. Toul provient de ce que le commencement dé la descente ayant- été rapide, il n'a, pu se retenir sur le talus, une fois qu'il y est arrivé et qu'il a glissé, entraîné qu'il était par le mouvement de la descente. De plus les forces qui commençaient à lui manquer ne lui permettaient pas d'arrêter ou de ralentir cette descente : rapide. Heureusement ce ne sera rien il a seulement quelques parties écorchées au haut des cuisses, au bas des reins, par suite de ce glissement accéléré sur la muraille. Il est aussi courbaturé mais enfin ce n'est rien. Tu pourras rassurer ses amis et les nôtres en leur disant l'exacte vérité et détruire les inquiétudes qu'ils concevraient, naturellement, en entendant les récits exagérés qu'on ne manquera pas de faire d'une chute de 60, 80 ou peut-être même 100 pieds ! On a cru, ici, que la corde avait cassé mais la cassure qui terminait le bout de la corde venait de l'essai que nous avions fait en tirant à trois sur elle. Elle avait cassé et par conséquent, nous avions relégué ce bout qui n'avait que quelques pieds à l'extrémité inférieure. Comme la corde était plus longue que la hauteur du mur, Barbès n'est pas même arrivé à cette partie, qui, du reste, n'aurait pas cassé, car elle était en état de soutenir deux et même trois hommes. Le bout de la corde qui correspondait à cette cassure a dû être retrouvé chez Huber ou chez Thomas. M avait un pied ou deux de long. Je t'ai raconté notre assez triste aventure pour que tu en fasses part à dos amis communs. Elle n'eût pas eu lieu, peut-être, si Huber, était descendu le premier, car il était le plus fort et le plus expérimenté et il serait arrivé sans encombre. Enfin ce qui est fait est fait. Nos gardiens sont enchantés et nous désappointés. C'est l'inverse de ce qui aurait lieu on cas de succès.

 

Ne sent-on pas gronder dans ces lignes une sourde colère contre le pauvre Armand Barbès ? Mais il nous faut remonter, pour suivre un peu Blanqui au cours de sa détention, au mois d'é septembre 1840. Il reçut alors la visite de sa mère et c'est par son intermédiaire, ou mieux par celui de Guilmain, qu'il réussit à correspondre avec M. Fulgence Girard. Il écrit à celui-ci le 5 septembre :

MON CHER FULGENCE,

Le plus grand des hasards, un changement de cabanon, m'a appris que tu habitais à Avranches et que tu y rédigeais un journal. Guilmain vient d'entrer dans la chambre qui est au-dessous de la mienne et il m'a appris qu'il était en relations avec toi et que tu correspondais avec nos amis. Je t'avoue que, jusqu'à ce moment, j'ai ignoré ces communications par suite du système cellulaire qui m'a isolé de ceux qui étaient en rapport avec toi. Mais il se trouve justement que Guilmain vient occuper la chambre voisine et qu'en outre ma mère est venue me voir dans ma prison. Je profite de ces deux circonstances. Ma mère va aller à Avranches avant de me faire sa dernière visite, et je lui remets cette lettre pour qu'elle aille te voir et te la donner.

 

De ce jour, Fulgence Girard et Blanqui correspondent entre eux plus ou moins facilement. On projette une évasion, la nuit, avec l'aide d'un batelier de Granville. Blanqui harcèle son correspondant de questions faciles à poser, mais bien difficiles à résoudre. Avant de gagner Jersey, Blanqui pourrait être caché quelques jours dans la ferme de Bacilly, qui appartient à M. Girard ; mais tout cela ne va pas sans gros risques, sans périls de toutes sortes. Les rôderies de l'avocat d'Avranches autour du Mont Saint-Michel sont signalées à l'administration et le projet tombe dans l'eau.

D'ailleurs l'apparition trop fréquente des détenus aux fenêtres de leurs cellules avait inquiété l'administration les factionnaires reçurent l'ordre de faire feu si les condamnés se penchaient au dehors pour faire des signes à l'extérieur[8]. Les doubles grilles furent posées.

Éloignant alors de son esprit toute idée d'évasion, Blanqui écrivait, écrivait, écrivait. Il rédigeait aussi plaintes sur plaintes. Il poussait en avant ses codétenus et restait dans l'ombre. Theurier le notait ainsi : Blanqui est profondément dissimulé et méchant ; très égoïste. Il accepterait, je pense, toutes les grâces que l'on voudrait lui accorder[9].

La population montoise qui est en rapports avec les gardiens, dont plusieurs sont mariés dans la ville et dont les parents sont restaurateurs, serruriers et menuisiers, parle en assez bons termes de Barbès ; mais le coryphée du parti libéral, comme Blanqui est appelé par M. Theurier, est mal vu : on rapporte ses impertinences, ses invectives. On disait de lui : le vieux coquin de Blanqui[10]. Un notaire d'Avranches, venu un jour au Mont Saint-Michel pour y recevoir un testament, demandait à l'aumônier, M. Lecourt :

Eh bien, monsieur l'abbé, que faites-vous de Blanqui ?

Heu ! Heu ! soupira l'aumônier, pas grand'chose de bon, mais ça viendra !

Ce qu'il advint fut une dénonciation de Blanqui contre le monstre en soutane, le prétendu inventeur des doubles grilles, l'émule du cardinal La Balue, l'auteur tout aussi légendaire des cages de fer !

L'anticléricalisme était un article courant au Mont Saint-Michel, vers 1840[11].

Cependant, la santé de Blanqui laissait à désirer. Il avait été très douloureusement impressionné par la mort de sa femme, Amélie Suzanne, survenue le 31 janvier 1841. Son esprit était devenu plus sombre que jamais et son caractère s'aigrissait au point que les gardiens évitaient de lui parler. Il se plaignait de tous et de tout ; le Mont Saint-Michel est pire que la Bastille ; il n'y a ni hôpital, ni même infirmerie. Les visiteurs du Mont Saint-Michel font sur les condamnés des réflexions abominables et barbares. Blanqui raconte que le directeur, faisant visiter la cuisine, à des étrangers, leur montra les aliments apprêtés spécialement pour les politiques : Comment, s'écrièrent les visiteurs, ont leur fait une cuisine à part. Mais c'est un tort, un très grand tort. Ces gens-là ne doivent pas être nourris autrement que les voleurs ! Et Blanqui, qui jusque-là ne s'était jamais plaint de la nourriture, d'écrire : Parlons-en de cette nourriture trop succulente, de cette cuisine exceptionnelle, qui indignait les compatissants bourgeois, qu'est-ce, bon-dieu !... Figure-toi de la vache gâtée, nageant dans de l'eau de vaisselle, et tous les jours, tous les jours, éternellement, ce morceau de vache dans la même rinçure. Nous appelions cela le vomitif. Souvent dans cette pitance dégoûtante, j'ai trouvé de gros asticots. Le matin, on nous sert une purée de pois, ou plutôt une purée aux vers c'est sans doute des pois de dix ans, et la purée se compose de débris de larves ; tous les matins, éternellement encore, la purée aux vers ! Pas même des haricots Ce serait trop recherché pour nous[12].

Les plaintes de Blanqui auxquelles Martin Bernard mêla les siennes n'étaient pas fondées. Il est établi par les pièces officielles conservées aux Archives de la Manche que la nourriture des politiques était saine, abondante et variée, qu'elle était soumise à l'examen des médecins et que le directeur contrôlait avec soin les fournitures de l'entrepreneur soumissionnaire.

Le 15 septembre 1840, on annonça à Blanqui l'arrivée de sa mère. Il demanda dans quelles conditions il pourrait la voir : Vous ne pourrez pas, lui fut-il répondu, communiquer seul avec Madame votre mère, dans votre chambre ; les visites auront lieu dans une autre pièce, en présence d'un gardien. Vous serez fouillé avant et après les visites.

Jamais, s'écrie le prisonnier, je ne consentirai à me soumettre à une humiliation contraire à la dignité des condamnés politiques présents et à venir !

C'est par des phrases grandiloques comme celle-là que Blanqui saluait la venue de cette pauvre femme, accablée de douleur et épuisée par les fatigues d'un long voyage. Par son obstination, il.se priva longtemps des embrassements de sa mère. Il la vit au parloir, séparé d'elle par un couloir dans lequel se tenait un gardien. Mais du moins sa dignité fut sauve on ne le fouilla pas.

Si les panégyristes de Blanqui admirent dans cette circonstance l'homme se taisant devant le citoyen, il est consolant de voir Mme Blanqui ne pas se contenter d'avoir avec son fils un entretien aussi pénible. Elle sollicita du ministre de l'Intérieur une autorisation spéciale afin de parler plus librement à son fils et de l'embrasser. La réponse fut favorable, mais elle comportait une réserve le directeur du Mont avait la faculté de suspendre cette autorisation.

M. Theurier fut bientôt dans l'obligation d'user de cette interdiction. Il n'avait pas tardé à s'apercevoir que Mme Blanqui, de même que Mme Carles, servait d'intermédiaire entre les politiques et leurs amis d'Avranches et de Paris elles faisaient passer aux condamnés, des cordes, des ficelles, de l'argent, des ressorts de montre et de petites scies. Il n'est pas pas douteux que les deux femmes, et plus particulièrement Mme Blanqui, préparèrent l'évasion de la nuit du 10 au 11 février. L'inspecteur Gaujoux faisait remarquer dans son rapport du jour même que Mme Blanqui était venue hier encore, à 4 heures du soir, voir son fils. Bonnet, le nouveau directeur, faisait également connaître à l'autorité préfectorale par une lettre du 15 février que Mme Blanqui, seule, avait fait passer aux détenus les instruments qui avaient servi à l'accomplissement de leur projet, et que cette dame avait quitté le Mont Saint-Michel le 14 février[13].

Mme Blanqui ne résidait pas au Mont Saint-Michel, comme on l'a écrit, mais bien à Avranches, où elle avait loué un petit logement dans le quartier de Changeons, non loin du jardin des Plantes et sur le coteau, aspecté à l'ouest, d'où l'on domine toute la baie. C'était une femme vaillante malgré ses soixante ans elle franchissait .au moins toutes les semaines, à pied, les 14 kilomètres qui séparaient Avranches du lieu de la détention de son fils. Une fois même, pour activer les préparatifs de l'évasion, elle fit le double trajet en quinze heures.

Mais, contrairement à l'assertion du directeur Bonnet, ce n'était pas le 14, mais bien le 11 février que Mme Blanqui avait quitté le Mont ; immédiatement après avoir appris la chute de Barbès et la réintégration de Martin Bernard, d'Huber et de Thomas dans leurs cellules, elle s'était dirigée, à pied, vers Granville, où elle savait trouver M. F. Girard. Celui-ci s'était rendu dans le port, afin de faciliter, le cas échéant, aux évadés leur embarquement pour Jersey. L'avocat avranchinais avait tout d'abord pensé à faire gagner la Suisse aux évadés, après les avoir déguisés et les avoir munis de passeports réguliers. Blanqui devait être, en raison de sa maigreur et de sa petite taille, habillé en femme les passeports seraient établis par M. Chauvin, maire de Vitré, qui s'était abouché avec M. Girard, par l'entremise de M. Taillandier, un vieux républicain de Rennes. Mais le plan de M. Girard fut jugé trop aventureux et abandonné. L'avortement de l'évasion ruina, du coup, toutes ces belles espérances.

Cependant la santé de Blanqui laissait beaucoup à désirer un abcès, qui s'était formé près de l'oreille, le faisait beaucoup souffrir il se plaignait de maux de gorge et attribuait à sa détention aux Loges une affection du larynx, pareille à celle dont. Armand Barbès était si gravement atteint. Le docteur Eugène Voisin étant venu consulter Barbès au Mont, visita également Auguste Blanqui. Le médecin fut d'avis que le climat du Mont Saint-Michel était mauvais pour ce dernier, mais il devait encore se passer de longs jours avant que Blanqui ne fût envoyé dans une autre maison. Ce n'est qu'en février 1844 que le gouvernement ordonna le transfert de Blanqui à la maison de détention de Tours. Ce départ eut lieu sans incident ; Blanqui, toujours théâtral, phraseur et grincheux, essaya bien encore de protester contre la mesure dont il était l'objet et qu'il avait, selon son habitude, vivement sollicitée, tout en affectant de rester étranger aux démarches de ses amis. Nous ne savons trop la foi qu'il faut ajouter au récit d'un certain garçon boulanger qui aurait vu Blanqui, tout grelottant de fièvre et de froid, attendant, dans une charrette, sur un fauteuil de paille, au seuil de l'auberge de la Pomme d'Or, que les gendarmes et le conducteur aient vidé leurs verres. Cet incident, vrai ou faux, a permis à M. Gustave Geffroy d'écrire une trentaine de lignes bien émouvantes. Nous aimons mieux reproduire ici, tout simplement, le mot de l'abbé Lecourt, sur le départ de Blanqui

Enfin, nous allons avoir la paix ! Nous, c'était l'aumônier, l'inspecteur, le directeur, le sous-préfet, le procureur du roi, le préfet et le procureur général, les gardiens et les détenus, même les détenus politiques. Ceux-ci étaient las des récriminations de Blanqui ils reconnaissaient, dans leur for intérieur, que les sévérités de l'Administration avaient pour cause les agissements du trop célèbre coryphée et le zèle déployé par des ennemis passionnés et maladroits en faveur d'un être hargneux et détestable.

 

 

 



[1] Quignot avait signé l'ordre de la prise d'armes du 21 mai 1839. Martin Bernard dit de lui : Il incarnait la probité politique, le droit, le dévouement à la cause de l'égalité.

[2] La maison d'arrêt d'Avranches, en raison de sa proximité avec le Mont Saint-Michel, recevait très souvent des passagers : Une voiture cellulaire, dit le Journal d'Avranches, du 1er janvier 1842, a déposé lundi soir, dans notre prison municipale, 6 condamnés dans l'affaire Quénisset : Petit, Auguste, Jarrasse, Dufour, Boggio dit Martin, Mallet et Launois, dit Chasseur. Ils y ont passé la nuit et sont repartis le lendemain à 7 heures et demie pour le Mont Saint-Michel où ils doivent subir leur peine.

[3] GUSTAVE GEFFROY, l'Enfermé. Paris, 1904, p. 78.

[4] MARTIN BERNARD, Dix ans de prison au Mont Saint-Michel. Steube, dit Staubb, se suicida à cette époque.

[5] Tu as fait un article sur notre délicieux Mont Saint-Michel, dont tu vantes les figues en les mettant de beaucoup au-dessus de celles du Midi. Ô calomniateur apprends, mon cher, qu'il n'y a rien de bon au Mont Saint-Michel et rien absolument. Je n'en donnerais pas deux liards, de ton Mont Saint-Michel et s'il dépendait de moi, je lui bourrerais le ventre de six mille kilogrammes de poudre pour faire sauter la calotte de cet infernal gâteau de Savoie. Lettre de Blanqui à Fulgence Girard, du 10 octobre 1840.

[6] DE MAUD'HUY, Marin retraité de l'État, Le Mont Saint-Michel au péril de la mer, dans son état actuel physique et social. Paris, Marie-Louise, 1835. Dans le galimatias de cet ouvrage, on trouve cinq ou six détails intéressants.

[7] Cette insinuation est inexacte.

[8] Cet ordre, d'après Blanqui, aurait exaspéré Delsade. Un soir que celui-ci prenait un peu l'air à la fenêtre, le factionnaire le menaça de faire feu. Delsade saisit sa chandelle, la posa sur le rebord de la fenêtre et collant sa tête contre les barreaux, s'écria : Tire donc, Jean F... Tire donc, tu verras clair pour viser !

[9] Archives de la Manche, Prisons, dos. Blanqui, cité par M. V. Hunger.

[10] Le vieux coquin n'avait alors que 35 ans, étant né à Puget-Théniers le 12 pluviôse, an XIII (1er septembre 1805).

[11] Cependant, Armand Barbès, Martin Bernard, Delsade et Austen, lors des formalités d'écrou, le 17 juillet 1839, avaient déclare qu'ils appartenaient à la religion catholique et qu'il leur serait agréable, d'assister aux offices le dimanche. Arch. Manche, rapport Theurier, 20 juillet 1839.

[12] FULGENCE GIRARD, Histoire du Mont Saint-Michel, p. 261.

[13] Les outils étaient remis à Mme Blanqui par M. F. Girard : Alexandre Thomas, ouvrier mécanicien, attaqua les obstacles avec une ardeur que secondaient puissamment l'adresse et la facilité de la main que lui donnaient ses anciennes habitudes d'état. L'arrivée de Mme Blanqui permit de leur imprimer une activité nouvelle. Ce fut par son intermédiaire que je leur fis parvenir les instruments les plus indispensables, de petites barres de fer, limes, forets, etc. F. GIRARD, Histoire du Mont Saint-Michel, p. 316.