LES PRISONS DU MONT SAINT-MICHEL

 

AVANT-PROPOS.

 

 

On a envisagé et décrit le Mont Saint-Michel sous toutes ses faces ; des chercheurs patients ont dévoilé les origines mystérieuses de sa fondation ; les chartriers privés, les archives publiques, les manuscrits de la célèbre abbaye-forteresse, conservés aujourd'hui, pour la plupart, à la bibliothèque municipale d'Avranches, ont fait connaître la vie de ses abbés et de ses prieurs, de ses commendataires et de ses capitaines. Les chanoines de l'église primitive, les moines de l'ordre de Saint-Benoît, les religieux de la congrégation de Saint-Maur, ont été successivement évoqués, aussi bien que la vie militaire, concentrée dans son enceinte pendant plus de dix siècles. Ce corps gigantesque a été, pour ainsi dire, disséqué dans ses fibres les plus intimes ; les architectes ont décrit chaque pierre ; et la pierre, à l'appel du savant ou du poète, a répondu ou a parlé ; les cérémonies pompeuses du quinzième siècle ont été reconstituées ; le géologue a sondé le socle qui sert de base à l'édifice ; le botaniste a étudié la flore de ce joli petit bois, dont le bouquet de verdure, taillé en biseau par les vents du large, ondule encore, malgré des coupes sombres, au pied de la sévère et hautaine Merveille. Les chimistes ont analysé la manne fertilisante des sables, cette tangue, souvent perfide, qui, à marée basse, entoure le Mont de sa plaine luisante et molle. Tout semble avoir été dit sur le Mont et sa bibliographie est une œuvre copieuse. Considéré, toutefois, comme lieu de détention, il n'a pas encore trouvé son historien.

Cependant, il parait certain que, dès le moyen âge, le Mont a servi de prison ; son isolement le mettait à l'abri d'une surprise et les bâtiments qui le composent, surtout dans leur partie inférieure, le désignaient spécialement, sinon pour en faire un lieu de détention dans le sens légal du mot, du moins un endroit propre à recevoir des individus qui, pour une cause ou pour une autre, devaient être privés de leur liberté.

Mais, à ce sujet, les documents authentiques font à peu près défaut et il est nécessaire d'arriver au quinzième siècle pour parler d'une façon un peu précise des prisons du Mont Saint-Michel. Il faut, en effet, considérer comme une légende cette assertion d'un auteur n'indiquant pas ses sources et qui accuse l'abbé Suppon (1033-1048) d'avoir enfermé dans les cachots de son monastère une jeune italienne, dont il craignait les scandaleuses révélations. On aurait même trouvé, sous. un des piliers de la nef romane, le cercueil d'un très jeune enfant[1]. L'épisode de l'enlèvement de la princesse Hélène par un géant espagnol, raconté par le trouvère Wace, dans le roman du Brut, serait même la narration allégorique et déguisée du rapt de Suppon et de l'infanticide commis par cet abbé, de mœurs déplorables.

Il ne faut pas ajouter plus de foi aux emprisonnements ordonnés, dit-on, par Roger (1084-1102), moine profès de Saint-Etienne de Caen et chapelain de Guillaume le Conquérant, lorsqu'il fut revêtu de la dignité abbatiale par le duc de Normandie, monté sur le trône d'Angleterre aucune chronique ne permet de supposer que, cet abbé ait plongé, dans les cachots de son monastère, des religieux turbulents et jaloux de son pouvoir et de son autorité. Enfin, aucun texte sérieux ne donne crédit à cette assertion que Juthaël, évêque de Dol, ait été emprisonné au Mont par une décision de justice ecclésiastique.

L'histoire documentaire rejette ces absurdes hypothèses et la vie pieuse, austère, pleine de loyauté, de science et d'honneur de Robert de Torigni proteste, à elle seule, contre l'accusation dont cet abbé a été l'objet. N'a-t-on pas prétendu qu'il avait fait creuser et construire ces infernales oubliettes, qui recevaient des corps vivants et dont le canal, lavé par des infiltrations naturelles rendait à la mer une pourriture vivante ?

Les oubliettes et les in pace du Mont Saint-Michel n'ont jamais existé que dans l'imagination de romanciers macabres ou de pseudo-historiens, désireux de salir les ordres religieux du moyen âge et plus spécialement la gloire d'une des plus florissantes abbayes du monde. Une connaissance plus approfondie de l'architecture michelienne a démontré que les oubliettes n'étaient que des puisards, des égouts et des cachettes où les trésors de l'abbaye et des cathédrales voisines étaient dissimulés en cas de guerre. Les splendides substructions, nécessitées par l'application du plan génial de Hildebert, se gardant bien d'écrêter le roc naturel, n'ont jamais servi de cachots ou de salles de détention, tout au moins avant le règne de Louis XI.

C'est également commettre une erreur que de faire entasser des prisonniers anglais au Mont Saint-Michel, pendant les longs sièges que soutint, au quinzième siècle, la forteresse défendue par d'héroïques chevaliers d'abord, on ne faisait guère de prisonniers dans ces combats corps à corps qui avaient lieu autour du Mont ou des bastilles construites par les Anglais, en vue de resserrer le blocus ; c'est dans un engagement de ce genre que fut capturé et emmené au Mont le capitaine Nicolas Burdett (1425). On trouve, en effet, aux Archives Nationales, une pièce comptable aux termes de laquelle Jean Helmen, écuyer, lieutenant et gardien de la bastille d'Ardevon, donne quittance à Pierre Sureau, receveur général de la Normandie, d'une somme de 1.160 livres, 16 sous, 6 deniers pour les gages des 43 hommes d'armes et des 120 archers à cheval, pendant le neuvième mois du siège du Mont Saint-Michel (12 mai 1425-12 juin 1425). Il est spécifié que Jean Helmen agit au nom de Nicolas Burdett, bailli du Cotentin à présent prisonnier des ennemis du roi notre sire au dict Mont Sainct-Michel[2].

On comprend parfaitement que les défenseurs du Mont Saint-Michel se souciaient fort peu de faire des prisonniers et de les enfermer. Pour l'unique citadelle de la Basse-Normandie où flottait la bannière du roi de France, une réunion de prisonniers de guerre eût été extrêmement dangereuse dans des murailles si étroites et leur surveillance eût immobilisé de nombreux hommes d'armes, alors que les effectifs étaient déjà insuffisants. On ne concevrait pas non plus que les Miquelots se fussent chargés de nourrir des bouches inutiles, à une époque où le Mont Saint-Michel était bloqué par terre et par mer les provisions, en vivres et en munitions, s'épuisaient rapidement le ravitaillement exigeait les plus grands efforts. On doit donc considérer comme erronée l'assertion de certains auteurs, affirmant que, pendant la guerre de Cent Ans, les cachots du Mont regorgèrent de prisonniers anglais. Il n'y a, sur ce sujet, d'autre texte authentique que celui de la quittance à Pierre Sureau.

On a dit aussi que le Mont avait servi de prison à beaucoup de protestants, lors des guerres de religion qui furent particulièrement acharnées dans le pays avranchin. Or, on ne trouve trace d'aucune détention de ce genre le Mont Saint-Michel fut bien l'objet des convoitises des religionnaires ; mais les chroniqueurs et les annalistes de l'abbaye, tels que Dom Huynes et Dom Louis de Camps qui ont consigné tant de faits de cette époque troublée, ne soufflent mot de prisonniers enfermés par les catholiques dans l'enceinte du Mont Saint-Michel[3]. Il est vrai que nous ne possédons plus un manuscrit qui eût été très précieux pour l'histoire de cette époque et dont Jean Huynes a cité quelques passages ce manuscrit avait été composé par un prêtre séculier, Messire Jean Le Mansel ; il relatait tout ce qui s'était passé à l'abbaye de 1572 à 1583. Ce bon ecclésiastique, qui était secrétaire du chapitre et maître des novices, eut même le col à demi coupé sur la nucque, d'un coup de coutelas[4], lors de la surprise de l'abbaye le 22 juillet 1577, par M. de Touchet, gentilhomme religionnaire. A la suite de cet audacieux coup de force, les protestants furent maîtres du Mont pendant vingt-quatre heures. Ils n'auraient pas manqué de rendre la liberté à leurs coreligionnaires emprisonnés, comme les Vendéens le firent, en 1793, pour les prêtres insermentés captifs au Mont. Or tous les historiens sont muets sur un élargissement[5] de ce genre.

Ainsi, jusqu'au dix-septième siècle, nous n'avons, pour écrire l'histoire du Mont Saint-Michel considéré comme prison de guerre et comme lieu de détention, que les informations tirées d'une quittance à Pierre Sureau, un article, très court, du registre de l'Hôtel de Louis XI sur une femme ostayge et un long extrait du registre des Tabellions de Cherbourg, relatif à plusieurs gentilshommes écossais, internés dans le château. A part cela, il faut considérer comme inexistant, faute de preuve historique, tout ce qui a été dit et raconté .sur les prisons du Mont Saint-Michel, par exemple sur la captivité de Noël Beda, syndic de la Sorbonne et sur le cardinal La Balue.

Peut-être quelques réduits obscurs, quelques pièces aux fenêtres grillées, furent-ils utilisés pour enfermer certaines personnes, dans des circonstances particulières.

C'est ainsi qu'on amenait, souvent, au Mont, des femmes possédées du démon, comme cette Guillemine de Cancale, exorcisée en 1566 devant l'autel de Saint-Michel avant de les conduire auprès du sanctuaire, il était indispensable de les maîtriser on leur faisait même subir des traitements préparatoires qu'il serait à peine décent d'indiquer en latin[6] il n'y aurait donc rien de surprenant à ce que l'abbaye eut eu, sous les Infirmeries par exemple, des cabanons où l'on enfermait provisoirement ces malheureuses hystériques il devait y avoir aussi des chambres fortes pour y garder les criminels, venus ou plutôt traînés au Mont, en pèlerinages forcés[7] enfin le monastère pouvait contenir des cellules spéciales où l'abbé et le prieur claustral reléguaient, pendant un certain temps, les moines qui avaient enfreint la discipline ecclésiastique[8] ; et cependant Odon Rigaud, archevêque de Rouen, dans le récit de la visite qu'il fit à l'abbaye bénédictine, en 1249, ne fait pas mention de moines punis et reclus. Il faut donc encore traiter d'œuvre de pure imagination la page consacrée par Desroches au séjour de l'archevêque de Rouen dans les murs du monastère[9].

Le dix-septième siècle nous apporte des documents plus précis nous pouvons puiser désormais à des sources plus abondantes, imprimées et manuscrites. Nous les avons soigneusement indiquées dans les notes figurant au bas des pages il en est de même pour le dix-huitième et le dix-neuvième siècles ; nous avons utilisé également les mémoires des détenus politiques, en ayant soin de rapprocher leurs dires des rapports officiels, déposés aux Archives Nationales et dans les départements du Calvados, de la Seine-Inférieure, de l'Ille-et-Vilaine et de la Manche. L'article consacré par M. de Brachet aux Prisonniers de l'ordre du Roi au Mont Saint-Michel et la brochure de M. V. Hunger sur Barbès au Mont Saint-Michel, nous ont été fort utiles pour la période de 1776 à 1786 et pour les années 1840, 1841, 1842, 1843. Enfin du volume de M. Fulgence Girard où, déjà, M. Gustave Geffroy avait retiré pour l'Enfermé plusieurs détails curieux, nous avons emprunté des informations que nous avons très soigneusement contrôlées ; nous avons consulté aussi avec fruit le Journal d'Avranches de 1830 à 1844.

Mais nous avions surtout le meilleur des guides, celui à la mémoire duquel il était juste que ces pages fussent dédiées. Il nous avait révélé de vive voix tant de choses intéressantes sur les prisons du Mont Saint-Michel de 1830 à 1863 ! Plus particulièrement, nous avions aussi les notes si simples, si claires qu'il prenait de tous les événements auxquels participait la petite ville d'Avranches, où il exerça longtemps avec honneur les fonctions de notaire.

Né en 1823, à Bacilly près Avranches, M. E.-L. Dupont s'occupa constamment de l'histoire de l'Avranchin. Ami et conseiller des meilleures familles du pays, il en connaissait les origines et les alliances ; il était mêlé à leurs vies et il savait observer et entendre ; puis, quand il eut quitté sa charge, il fréquenta, dans ses studieux loisirs, les bibliothèques et les archives. Il n'écrivit jamais une seule brochure et sa modestie se fût offensée de voir son nom imprimé sur la moindre plaquette ; mais les notes, qu'il prenait, les faits et les dates qu'il savait si bien retenir, grâce à une mémoire qu'un âge avancé conserva intacte, n'ont pas été perdus pour celui qui se rappelle, avec émotion, les chères causeries d'autrefois.

Ces notes, crayonnées, le plus souvent, en marges de livres aimés, nous les avons relues avec soin ; ces souvenirs du pays faits et gens nous les avons utilisés comme l'ornement d'un sujet sévère ; nous avons essayé de faire vivant, et de rester vrai ; en dépit des détracteurs de l'école pittoresque, la chose n'est pas impossible et si, par hasard, nous avions atteint ce but, nous n'en éprouverions aucun orgueil ; nous en reporterions le mérite à celui dont le nom est inscrit en tête de cet ouvrage.

 

ÉTIENNE DUPONT.

Janvier 1913.

 

 

 



[1] Cf. BOUDENT-GODELINIÈRE, Histoire du Mont Saint-Michel, Avranches, Tostain, p. 11, à propos de M. de Saint-Foix.

[2] Archives nationales, section historique, K 62, n° 186. Une lettre de rémission, conservée dans les mêmes collections, section historique J. J. 1172, n° 340 et rapportée par M. S. Luce, Chr. du M. S. M. I., p. 128, parle aussi de la détention de Jehan Sterre, escuier du pays d'Angleterre lequel fut prinz prisonnier et mené au Mont Saint-Michel et illec détenu en très griesves et estroites prisons.

[3] On lit toutefois dans le ms. f. l. n° 13818, f° 412-413 de la Bibliothèque Nationale qu'en 1589, à la veille de la Saint-Nicolas, M. de Vicques, gouverneur de la place, fit une sortie sur ses ennemis, si sanglante que la plupart (des huguenots) demeura sur les carreaux et le sieur de Lorges Montgommery, leur conducteur et chef fut pris prisonnier et réduit entre quatre murailles durant six mois entiers dans une prison de ce chasteau, d'où il sortit après la mort de M. de Vicques, pour aller mourir devant Séville, contre laquelle il attentait. Voir aussi THOMAS LE ROY, Curieuses Recherches, II, p. 491.

[4] THOMAS LE ROY, Curieuses Recherches, t. II, p. 75.

[5] Il n'est pas non plus signalé dans le Vray discours de la surprise et reprise du Mont Saint-Michel, advenues le 22 juillet dernier passé, publié par M. L. D'ESTAINTOT, Société des bibliophiles normands.

[6] Procès-verbal fait pour délivrer une fille possédée par le matin esprit, à Louvain, publié par A. Benet. Paris, 1883, in-8°.

[7] Lettres de rémission : pièces inédites du règne de Charles VI.

[8] Registrum visitationum Odonis Rigalti.

[9] On ne montre pas au pontife cette prison obscure et perpétuelle que les Bénédictins appelaient VADE IN PACE. Ceux qui, d'entre les religieux, avaient eu le malheur de commettre de grandes fautes étaient descendus vivants dans ces oubliettes dont l'entrée était en zig-zag et le jour oblique. On ne leur donnait pour nourriture que du pain et de l'eau et on leur ôtait toute communication avec les vivants. Ces infortunés, las de leur pénible vie, au fond de leurs affreux cachots, mouraient presque toujours de désespoir. Le pèlerin entendait parfois dans les appartements déserts leurs soupirs déchirants. DESROCHES, Hist. du M. S.-M., I, 401-402.