ESSAI SUR CHARLES-QUINT

 

CHAPITRE VI. — Luttes de Charles-Quint contre les Turcs Ottomans.

 

 

Le temps des croisades était passé depuis environ trois siècles, lorsque Charles-Quint réunit entre ses mains les héritages des quatre maisons de Bourgogne, d'Aragon, de Castille et d'Autriche. Mais les peuples chrétiens et les peuples musulmans avaient conservé cette haine passionnée qui deux fois déjà les avait poussés à de si longues et de si terribles luttes. Même pendant les derniers siècles, des agressions et des conquêtes réciproques avaient entretenu leur inimitié.

A l'occident, les chrétiens, conservant l'offensive, avaient chassé entièrement leurs adversaires de l'Espagne. Ils leur avaient enlevé Grenade, leur dernier boulevard dans cette péninsule. Puis, pour empêcher les Maures espagnols de compter sur l'appui de leurs frères d'Afrique, ils portèrent les armes sur les côtes de l'Afrique elle-même, occupèrent quelques-uns des ports de cette contrée, et cherchèrent à isoler de la Méditerranée, route maritime de l'Europe, les populations de l'intérieur. Ces conquêtes leur furent faciles, parce que les Musulmans africains étaient divisés en un grand nombre de petites peuplades, sans liens, sans alliances entre elles.

Il n'en était pas de même à l'autre extrémité de l'Europe. L'offensive y appartenait aux sectateurs de Mahomet. Un petit Etat fondé en Asie-Mineure par un émir d'Iconium, au commencement du quatorzième siècle, celui des Turcs Ottomans, avait bientôt absorbé dans son sein tous les Etats voisins. Les mers étroites qui, après ces premiers succès, le séparaient seules de l'Europe, n'avaient pu l'empêcher de pénétrer aussi dans cette partie du monde. Bientôt il étendit ses conquêtes avec une rapidité effrayante. Il soumit tous les peuples slaves qui entouraient l'empire byzantin ; il en convertit une .partie à l'islamisme ; il établit sur les plus belliqueux une espèce de dîme d'enfants, éleva ces enfants dans la foi musulmane, les instruisit dans tous les exercices militaires et en forma la milice redoutable des janissaires, le premier corps de troupes permanentes dont l'histoire moderne fasse mention. Alors il n'y eut plus d'Etat chrétien assez puissant pour se mesurer avec lui. La chevalerie française fut écrasée à Nicopolis ; Constantinople succomba ; la Hongrie, l'île de Rhodes, furent tour à tour attaquées : la chrétienté tout entière se trouva dans un péril immense. Elle respira un moment au commencement du seizième siècle, parce que les successeurs d'Othman tournèrent toute leur attention du côté de l'Asie. Mais elle eut bientôt un nouveau sujet d'alarmes. Le sultan Sélim Ier avait, en quelques années de règne, ajouté à ses vastes possessions la Mésopotamie, la Syrie, l'Egypte, la Mecque et Médine, et donné à ses sujets une marine supérieure à celles des autres nations. Tout à coup il fixa les yeux sur l'Europe. De vains projets de croisade formés et abandonnés presque en même temps excitaient contre elle sa colère. Mais pourraient-ils arrêter ses armes ?

Ainsi, lorsque Charles-Quint succéda aux sceptres de Ferdinand-le-Catholique et de Maximilien, la lutte des deux sociétés chrétienne et musulmane, quelquefois ralentie, jamais entièrement interrompue depuis les croisades, se continuait avec des succès différents aux deux extrémités de l'Europe. Du côté de l'Occident, les Musulmans, vaincus par les Espagnols, leur avaient abandonné la Péninsule hispanique et se défendaient péniblement sur le littoral africain. Mais en Orient, l'islamisme, relevé par les Turcs, avait repris son caractère envahissant ; d'immenses succès déjà obtenus lui en faisaient présager de plus brillants encore ; il lui suffisait de s'assurer la possession de Rhodes pour être sans rival dans le bassin oriental de la Méditerranée, pour pénétrer dans l'autre et pour établir sa supériorité sur toutes les eaux de cette mer ; il lui suffisait de s'ouvrir par force l'entrée de la Hongrie, pour menacer l'Allemagne déjà bien affaiblie par ses divisions intérieures.

Les forces si redoutables des Turcs s'accrurent encore pendant le commencement du règne de Charles-Quint. Rhodes succomba en 1522 ; la Hongrie, déjà entamée en 1521 par la prise de Belgrade, fut envahie par Soliman en 1526, et le sultan des Turcs en posséda dès lors la meilleure partie, sous le nom de son protégé, Jean Zapoly. En même temps les Musulmans africains se donnaient à lui, afin d'échapper à la domination espagnole. Le fameux corsaire Kaireddyn Barberousse, en se plaçant sous le patronage de ce prince, le rendit maitre d'Alger, et Tunis même fut quelque temps au nombre des possessions ottomanes. Le roi de France s'unissait étroitement à Soliman. D'abord François Ier se contenta de l'exciter secrètement à ravager les côtes de l'Italie espagnole, tandis que de son côté il y fomenterait des troubles intérieurs. Mais dépouillant ensuite ses premiers scrupules, il sollicita ouvertement l'appui des Turcs, leur fournit un lieu de relâche sur les côtes de son propre royaume et joignit ses escadres à leurs flottes.

Ainsi Charles-Quint avait à lutter contre les attaques de ces barbares dans toutes les parties de son vaste empire. Après la prise de Rhodes, si fatale à la chrétienté, il éleva contre eux une nouvelle barrière dans la Méditerranée, en donnant Malte aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. En Hongrie, il leur opposa son frère Ferdinand, repoussa lui-même en personne la plus formidable de leurs invasions et se tint prudemment sur la défensive, en attendant qu'il pût leur tenir tête avec toutes les forces de la Germanie pacifiée. Sur les côtes de l'Afrique, au contraire, il prit hardiment l'offensive, leur enleva Tunis et chercha à les chasser d'Alger. Pour les empêcher de prendre pied en Italie, il organisa, en 1529 et 1533, deux confédérations italiennes, et joignit en 1538 ses forces maritimes à celles du pape Paul III et de la république de Venise. Enfin, dans toutes ses négociations avec le roi de France, dans tous les traités qu'il conclut avec ce prince, il lui fit toujours promettre de renoncer à ses alliances avec l'ennemi commun de la chrétienté.

Nous n'entrerons point dans le récit des faits particuliers qui se rattachent à ce nouveau rôle de Charles-Quint. Nous avons montré, dans la première partie de notre travail, quels efforts il fit pour ôter aux Turcs l'appui de la France et pour mettre l'Italie en état d'arrêter leurs invasions. Nous verrons bientôt avec quelle constance il travailla à réunir contre eux les forces divisées de l'Allemagne. Toutes les histoires ont raconté avec détail les deux expéditions de Tunis et d'Alger. Quant à ces ravages éternels de Barberousse et de Dragut sur les côtes de l'Italie, à ces dévastations périodiques de Soliman, qui dépeuplaient annuellement la Hongrie, quel intérêt peuvent offrir ces scènes de brigandage, indignes d'un siècle qui fut la brillante aurore de notre civilisation moderne ? Sans doute, le sort de tant de malheureuses victimes excite notre compassion. Mais la pitié que nous éprouvons naturellement à la lecture de pareils récits, ne tarde pas à faire place à l'ennui qu'inspire toujours la répétition monotone des mêmes souffrances et des mêmes cruautés.

 

Nous nous hâterons donc d'arriver à la conclusion de ce court chapitre. En commençant cette étude, nous avons donné à Charles-Quint le titre glorieux de défenseur de la chrétienté contre la barbarie ottomane. Comment donc a-til mérité un tel titre ? Lorsqu'il abdiqua le trône, les Ottomans étaient plus puissants qu'à son avènement. Pendant son règne, ils avaient conquis sur les chrétiens la plus grande partie de la Hongrie ; ils avaient pénétré dans le bassin occidental de la Méditerranée et fait d'Alger une souveraineté puissante, placée sous leur dépendance ; leur marine avait pris un nouvel accroissement, et leurs ravages réitérés avaient rendu presque désertes les côtes de l'Italie. Ils avançaient donc toujours ; mais ils reculèrent immédiatement après Charles-Quint, et la mort de Soliman fut le signal de la décadence de leur empire.

Dans la vie de ces peuples orientaux qui, dans l'antiquité, au moyen-âge ou même à une époque plus rapprochée de nous, ont bouleversé le monde, il y a toujours un moment où leur attaque semble irrésistible. Ce moment passé, ils déclinent rapidement ; et ceux qui craignaient hier d'être anéantis par eux sont obligés aujourd'hui de protéger leur faiblesse. Avant Darius et Xerxès, les Perses avaient écrasé facilement tous les peuples qu'ils trouvaient devant eux ; mais à peine avaient-ils échoué contre la Grèce qu'ils tombèrent sans transition au dernier degré d'abaissement. Lorsque les Arabes eurent été repoussés de la Gaule par les armes victorieuses de Charles Martel, ils ne tardèrent pas à voir se démembrer leur vaste empire. Les souverainetés fondées par Attila, par Gengis-Khan, par Tamerlan, ont possédé des forces immenses et n'ont duré qu'un jour.

L'empire ottoman s'était établi plus lentement. Aussi n'a-t-il point perdu si tôt toute sa grandeur. Mais, sous Charles-Quint, il était à son tour arrivé à l'apogée de sa puissance, à cette période redoutable où la résistance devient si difficile aux voisins d'un peuple conquérant. Il y avait plus de deux siècles que ses progrès inspiraient des craintes aux puissances chrétiennes, lorsque Sélim, contemporain de la jeunesse de Charles-Quint, usurpa le sceptre. Sélim, on le sait, ne régna que dix ans, et cependant il doubla l'étendue de ses Etats par ses victoires !

Cet accroissement si rapide de puissance, succédant à des conquêtes plus lentes, s'explique facilement. Leur prosélytisme religieux donnait aux Turcs cet avantage que les anciens Romains avaient dû à leurs maximes politiques. Ils ne s'assujettissaient point de peuple qui ne leur servît à en soumettre d'autres. Les enfants de leurs ennemis devenaient leurs soldats les plus redoutables.- Les trésors dont on n'avait usé qu'avec trop de parcimonie pour se défendre contre eux, ils les répandaient d'une main prodigue pour lever ces armées, pour équiper ces flottes avec lesquelles ils consternaient à la fois l'Europe et l'Asie. M. Charrière nous présente une image assez exacte, mais affaiblie, de leur puissance au temps du grand Soliman, lorsqu'il la compare à celle que constitue aujourd'hui pour la Russie sa population si nombreuse. Si l'on tient, dit-il, à chercher un équivalent parmi les situations aujourd'hui existantes qui explique celle dont cet empire était alors en possession, on devrait la comparer à la position que la Russie occupe dans notre époque. C'était là que se trouvait placé, par rapport au système des Etats européens, la puissance extérieure qui exerçait sur eux une force de compression proportionnée à leur étendue et capable de rivaliser avec tout l'ensemble par des moyens d'une grandeur et d'une force exceptionnelles. Là seulement se voyaient des armées colossales de trois à quatre cent mille hommes, pendant que les autres Etats pouvaient à peine mettre en ligne quelques milliers de combattants ; des flottes de deux cents voiles toujours prêtes à couvrir les mers ; une force politique tenant en réserve toutes les puissances cachées et inconnues d'un monde à part, dont le mystère agissait sur les imaginations, et, faisant paraître les choses plus grandes encore qu'elles n'étaient, répandait partout la croyance à des ressources infinies et inépuisables, à des trésors qu'enviait la pauvreté des gouvernements européens[1]. Lutter contre une pareille puissance au temps de Charles-Quint était d'autant plus périlleux qu'elle eut alors presque toujours pour elle celle des puissances chrétiennes à laquelle toutes les autres avaient cédé jusque là le premier rang.

Charles-Quint lutta pourtant contre elle pendant toute sa vie, parfois malheureusement sans doute, mais parfois aussi avec succès, toujours au moins avec opiniâtreté et sans découragement. S'il ne put la chasser du bassin occidental de la Méditerranée, du moins l'empêcha-t-il d'y faire de grands progrès. D'ailleurs, en établissant les chevaliers de St-Jean de Jérusalem à Malte, il lui opposa une barrière contre laquelle elle devait bientôt après échouer misérablement ; en créant cette marine espagnole que l'habileté de Doria ne put rendre victorieuse, il prépara cette célèbre journée de Lépante où son fils naturel anéantit la marine ottomane. S'il fut encore moins heureux en Hongrie, la faute en doit être attribuée surtout à l'état de désorganisation où se trouvait le corps germanique, état de désorganisation auquel il essaya vainement de remédier. Mais de ce côté même ses efforts ne furent pas stériles. La résistance victorieuse de Vienne contre Soliman en 1529, la mauvaise issue de l'expédition de ce sultan en Styrie en 1532, lui firent changer le système de guerre qu'il avait d'abord adopté. Il n'osa plus venir frapper de grands coups au cœur même de la chrétienté ; il se contenta d'en entamer les frontières, et tout en remportant des succès, il y usa ses forces sans obtenir aucun avantage signalé. On peut sans doute contester à Charles-Quint la gloire de la défense, de Vienne, exploit accompli par quelques-uns de ses plus obscurs lieutenants ; mais celle d'avoir repoussé Soliman en 1532 lui appartient tout entière, car c'est grâce à son système de sage temporisation que la chrétienté obtint alors sans combat une victoire complète sur les Musulmans.

 

 

 



[1] Négociations du Levant, t. II, avertissement de l'auteur, page VI et VII.