ESSAI SUR CHARLES-QUINT

 

CHAPITRE V. — Luttes de Charles-Quint contre la France sous le règne d'Henri II (1547-1555).

 

 

L'avènement d'Henri II ne mit point un terme aux intrigues des Français. Ils les suspendirent du côté de l'Allemagne, où le parti protestant, déjà très affaibli, ne tarda pas à être complètement accablé, à Muhlberg, par la défaite de l'électeur de Saxe, son principal chef ; mais ils les multiplièrent en Italie. Henri II, comme époux de Catherine de Médicis, avait des droits sur la Toscane et le duché d'Urbin. François Ier, en mourant, lui avait laissé la majeure partie du Piémont. Il entretenait avec soin les bannis de toutes les républiques où la faction impériale était dominante ; surtout, il montrait des égards pour les exilés de Florence. Les Farnèse étaient disposés à le seconder contre l'empereur, et pour se les attacher encore davantage, il fiança au second fils de Pierre, Horace, duc de Castro, Diane, sa fille naturelle. Les ducs de Ferrare et de la Mirandole lui étaient dévoués. Enfin, il avait l'espérance d'attirer dans son parti les Vénitiens, qui voyaient avec une jalousie mêlée d'effroi les triomphes récents de Charles-Quint en Allemagne.

L'empereur, de son côté, chercha à s'assurer la possession de toutes les petites républiques italiennes, dans l'alliance desquelles son jeune rival pouvait trouver de nouveaux moyens de lui nuire. De là une guerre sourde, honteuse, pleine de violences, d'embûches, d'assassinats. Elle dépasse de bien loin, par le nombre et la nature des attentats qui la signalèrent, tout ce que nous avons eu jusqu'ici de plus odieux à raconter.

L'assassinat de Pierre Farnèse (10 décembre 1547) ouvre la série de ces crimes. L'empereur l'avait-il autorisé ? Voulait-il seulement ôter au fils de Paul III le pouvoir de former de nouveaux complots en le privant de la liberté[1] ? Il est certain que son lieutenant, Fernand de Gonzague, avait suborné les assassins, qu'il s'empara de Plaisance aussitôt après ce forfait, qu'il tenta aussi de prendre Parme, et qu'il ne fut point désavoué par son maître. Parme avait alors pour nouveau souverain Octave Farnèse, fils aîné de Pierre et gendre de l'empereur. Paul III crut que les impériaux s'en rendraient maîtres facilement, s'il la laissait à ce jeune prince ; il la lui ôta, soit pour la réunir aux domaines du Saint-Siège, soit, comme le prétendait Charles-Quint, pour la remettre à son autre petit-fils, Horace Farnèse, gendre de Henri II. On sait qu'Octave, irrité, se rapprocha de Charles, et que l'aïeul et le petit-fils passèrent tout à coup de la plus grande tendresse à la plus vive inimitié.

Au commencement de l'année suivante, Henri II se rendit dans le Piémont. Il y fit augmenter les fortifications de toutes les places qu'il possédait, et il y réunit aux domaines de sa couronne le marquisat de Saluces, devenu vacant par la mort du dernier possesseur.

Le voyage d'Henri II en Piémont fut accompagné et suivi de nouveaux complots fomentés par la France. Trois d'entre eux eurent pour but le renversement de la constitution de Gênes. Le cardinal du Bellay, ambassadeur français à Rome, fut l'organisateur du premier. Les trois frères Fiesque et Jules Cibo étaient ses principaux agents. Des troupes françaises, disposées à Mondovi et à la Mirandole, et les soldats pontificaux de Parme devaient leur prêter assistance. On voulait d'abord se débarrasser d'André Doria par un assassinat. Le complot échoua, parce que Jules Cibo fut dénoncé par sa propre mère. Arrêté par des soldats espagnols, lorsqu'il traversait Pontrémoli, et trouvé porteur de lettres du cardinal de Guise, qui manifestaient assez clairement la complicité du prélat et d'Henri II lui-même, il fut conduit au château de Milan, soumis à une torture cruelle et décapité. Néanmoins, le cardinal du Bellay écrivit bientôt après (juillet 1548) au roi de France, pour lui annoncer que l'on avait des espérances fondées de s'emparer de Gênes au moyen d'une nouvelle conspiration, organisée par un certain Spinola. Enfin, au mois de janvier suivant, il lui en signala une troisième dont le principal agent était un moine, confesseur de Barnabas Adorno.

Il faut admirer la noblesse de sentiments que déploya le vieil André Doria au milieu de ces périls sans cesse renaissants. Lorsqu'on proposa de construire une citadelle et d'en confier la garde à une garnison espagnole, pour intimider les mécontents et mettre un terme à tant de complots, ce grand citoyen s'y opposa vivement. Il parut, dit de Thou, aussi constant à défendre la liberté de sa patrie qu'il s'était montré autrefois zélé pour la rétablir[2]. L'empereur, qui désirait s'assurer Gênes, ajourna pourtant l'exécution de ce dessein, pour ne point irriter Doria, qu'il considérait comme un second père.

Deux autres conspirations furent ourdies à Parme dans le même temps pour assassiner Fernand de Gonzague. Toutes deux furent découvertes, et les assassins punis du dernier supplice. Ils déclarèrent qu'ils avaient été engagés dans cette entreprise par les deux fils de Pierre Farnèse, qui voulaient venger leur père ; mais ils ajoutèrent qu'Henri II en avait été instruit, et que le but de son voyage en Italie avait été de tirer avantage des révolutions qui suivraient la mort du gouverneur de Milan[3].

On ne désespérait pas non plus de soulever de nouveau le royaume de Naples. Le cardinal du Bellay assurait au roi de France que tout y était prêt pour une seconde entreprise : César Mormile, un des chefs de la première révolte, garantissait le succès et offrait ses deux enfants en otages.

Nous avons dit après combien d'hésitations et par suite de quels événements Charles-Quint s'était enfin décidé à transmettre à son fils toutes ses possessions d'Italie. Mais le rôle menaçant que commençaient à prendre les petits Etats encore indépendants, et les périls sérieux que lui suscitaient leurs efforts soutenus par la France, le mirent en quelque sorte dans la nécessité de leur ôter la liberté. Nous avons vu comment il s'empara de Plaisance et comment il réclama Parme comme un fief de l'empire. Son respect pour André Doria l'empêcha seul de priver Gênes du gouvernement républicain qu'il lui avait concédé. Les côtes du duché de Piombino, dans la Basse-Toscane, avaient, cinq années auparavant, servi de lieu de relâche à Barberousse. De peur que les Français ou les Turcs n'y trouvassent encore un point de départ commode pour troubler ou ravager toute l'Italie, l'empereur enleva le duché aux Appiani, feudataires de l'empire. Enfin, après avoir mis, dès 1547, lors de ses démêlés avec les Farnèse, une garnison dans Sienne partagée entre deux factions, dont l'une lui était hostile, il y fit construire une citadelle et prit peu à peu toutes les mesures nécessaires pour réduire cette ville à la condition de ses domaines de Milan et de Naples.

C'étaient donc les petites républiques italiennes qui subissaient le contre-coup des intrigues de la France. Quant à cette puissance elle-même, Charles-Quint supportait toutes ses agressions avec une patience qui étonnait les contemporains. Il n'y a que la dernière nécessité qui puisse l'en rendre ennemi, écrivait l'ambassadeur vénitien, Marino Cavalli[4], et avant de rompre avec elle, il endure quelquefois des choses bien peu séantes à sa grande puissance. En 1548, il recommandait encore à son fils de se maintenir avec elle en bonne intelligence. Mais il ne se dissimulait pas qu'il ne lui serait point facile de faire partager aux Français ces dispositions pacifiques. En ce qui concerne le royaume de France, disait-il, je n'ai rien négligé dès le commencement de mon règne pour entretenir la paix avec le feu roi François, ainsi que le témoignent mes nombreuses démarches entreprises dans ce but, et plusieurs traités ou trêves qu'il n'a jamais observés..... Tout porte à croire que mes démarches empressées auprès du roi actuel n'auront pas un sort plus heureux ; car les pratiques qu'il favorise en divers lieux me font penser qu'il est déterminé à marcher sur les traces de son père, dont il a hérité la haine que les rois ses ayeux ont de tous temps manifestée à l'égard des miens. Quoi qu'il en soit, je vous conseille de faire votre possible pour maintenir la paix avec lui, parce qu'ainsi l'exigent le service de Dieu, le bien général de la chrétienté et l'intérêt des royaumes, Etats et possessions que je vous laisserai[5]. Mais il cherchait en même temps à le mettre en état de lutter avec avantage, si une nouvelle guerre devenait nécessaire. Ainsi, il s'efforçait de placer l'Italie dans une dépendance plus étroite à l'égard de l'Espagne, et il travaillait en outre à faire élire son fils héritier présomptif de l'empire d'Allemagne. Il lui recommandait avec soin de ne point renoncer à ses droits sur le duché de Bourgogne, non dans l'intention de les faire jamais valoir, si la France ne lui en donnait sujet, mais pour la tenir en crainte et la contraindre à observer les traités conclus.

Cependant, une rupture prochaine devint bientôt très probable. Henri II, à qui tout réussissait, venait de forcer les Anglais à lui restituer Boulogne, prise par Henri VIII dans la dernière guerre. Il avait fiancé son fils aîné avec la jeune reine d'Ecosse. Cette princesse avait été conduite en France, et l'Ecosse était devenue, pour ainsi dire, une province française. Tant de succès exaltaient l'orgueil du fils de François Ier, et le vieil empereur devait endurer chaque jour de nouveaux outrages. L'évêque d'Arras, Granvelle, écrivait que son maître, en commandant une dépêche pour l'ambassadeur impérial en France, avait montré ung petit de colère, et aussi, ajoute le futur cardinal, c'est chose insupportable ce qu'ils font, et m'aperçois qu'il est véritable ce que dit l'ancien proverbe : veterem ferendo injuriam, invitas novam. — Ailleurs encore : Il nous vaudrait trop mieulx entrer en guerre certaine et y adventurer le tout pour le tout — comme Sa Majesté l'a bien délibéré, si jamais on recommence, et tout le monde le lui conseille —, que de demeurer en ceste incertitude et leur consentir ce qu'ils font. — Enfin, dans une troisième lettre : L'empereur ne se mouvra contre eux, si eux n'en donnent l'occasion. Mais je vous avertis bien entre nous que, s'ils commencent une fois et si l'empereur ne change bien de fantaisie, que la première fois qu'ils rompront on y mettra le vert et le sec, puisque cela éclaircira ce que l'on a souvent considéré que, pendant que la France aura force, elle malignera toujours pour troubler la quiétude de la chrétienté[6].

La guerre ouverte éclata au moment même où des circonstances favorables pouvaient faire espérer le maintien de la paix. La mort de Paul III avait débarrassé Charles-Quint du plus violent comme du plus puissant de ses ennemis italiens. Jules III, qui le remplaça, se montrait tout dévoué à la cause impériale. L'empereur, heureux de pouvoir renouer avec le Saint-Siège les liens intimes par lesquels il avait essayé plusieurs fois de se l'attacher, voulait à la fois donner au nouveau pape un gage de son amitié et achever de détruire en Italie la puissance des Farnèse. Jules III avait d'abord confirmé à Octave Farnèse l'investiture du duché de Parme ; mais il s'en était bientôt repenti. L'empereur lui persuada de révoquer cette investiture et de réunir Parme aux Etats de l'Eglise ; il renoncerait, disait-il, volontiers pour lui-même à la possession de cette souveraineté, pourvu qu'elle ne demeurât point au pouvoir des Farnèse[7]. Jules III, sûr de l'appui des lieutenants impériaux, déclara la guerre à Octave, en alléguant les liaisons que ce vassal entretenait avec le roi de France. Henri II intervint comme auxiliaire d'Octave ; Charles-Quint soutint le pontife. Ce n'était encore qu'une guerre indirecte, et les deux rivaux, tout en se combattant, affectaient de rester invariablement attachés au traité de Crespy. Mais ils ne tardèrent pas à lever le masque, et cette nouvelle lutte, engagée d'abord avec des forces très restreintes, surpassa bientôt par son importance toutes celles dont nous avons déjà fait le récit.

L'année 1552 fut fatale à Charles-Quint. Henri II venait de contracter une ligue secrète avec quelques-uns des princes protestants d'Allemagne ; tandis qu'il prenait les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun, occupait la Lorraine et envahissait le Luxembourg, ses alliés, sortant tout à coup du profond mystère dont ils avaient environné leur complot, soulevaient la majeure partie de l'empire, rétablissaient partout les ministres protestants chassés par l'empereur, et forçaient ce malheureux prince à fuir en litière d'Insprück, où ils avaient failli le surprendre[8]. Charles-Quint, pour rom.pre l'union de ses ennemis, fit aux princes protestants des concessions bien pénibles à son orgueil de chef de l'empire, plus pénibles encore à sa foi de chrétien. Il eut l'art, du moins, de ne donner à ces concessions qu'un caractère provisoire : il se réservait de les révoquer plus tard, et croyait le pouvoir faire sans violer sa parole, dès que la fortune lui permettrait de reprendre le ton d'un vainqueur. Le siège de Metz fut l'écueil où se brisèrent ses espérances. Là, ses projets de vengeance contre la France, son autorité dans l'empire, ses plans de pacification religieuse, que le traité de Passau n'avait pu détruire, subirent un échec dont ils- ne se relevèrent jamais.

Sa domination n'était pas moins ébranlée en Italie, où le pape, effrayé, venait d'abandonner sa cause, où ses armées échouèrent successivement devant la Mirandole et devant Parme, où les Français lui prirent plusieurs des places qu'il possédait encore dans le Piémont, où enfin un vaste incendie, allumé tout à coup par la révolte de Sienne entre son duché de Milan et son royaume de Naples, faillit se communiquer à ces deux souverainetés et les embraser. Ses lieutenants en Hongrie, non moins malheureux que leur maître, ne livraient pas aux Turcs une seule bataille qu'ils n'essuyassent une défaite. Ils perdirent Temeswar, Lippa, Wesprim et Szolnok. Sa marine elle-même, jusque-là triomphante, sous le commandement de l'homme de mer le plus distingué de l'époque, était vaincue par les flottes ottomanes. Le corsaire Dragut battit le vieux Doria à Ponza, dévasta les côtes de l'Italie, menaça Gênes et Naples et assura la liberté de Sienne.

Cette série de revers mit l'empereur si bas que ses ennemis le crurent dès-lors réduit à l'impuissance, et l'on ne peut attribuer qu'à leur imprudente sécurité les succès qu'il remporta l'année suivante à Térouenne et à Hesdin. Du reste, il n'eut pas le temps de s'en applaudir.

A peine commençait-il à rétablir un peu ses affaires du côté de la Flandre par la prise de ces deux villes, que le retour de l'escadre turque jeta la terreur dans ses possessions voisines de la Méditerranée. Mais les Génois furent cette fois les victimes de l'union du roi de France avec les Infidèles. La plus grande partie de la Corse leur échappa et tomba au pouvoir des Français.

Ainsi, le souverain de l'Allemagne, des Espagnes, de la majeure partie de l'Italie, des Pays-Bas, du Nouveau-Monde, ne pouvait se mesurer avec le roi de France sans s'exposer aux chances périlleuses d'une lutte inégale. Ce colosse de puissance, dont l'idée seule épouvante, cet assemblage inouï des régions les plus opposées du globe, réunies fortuitement sous un même sceptre, se trouvait pour ainsi dire sans force contre un seul royaume de médiocre étendue. Charles-Quint avait de nombreux sujets ; le roi de France avait des sujets dévoués. Charles-Quint demandait quelquefois en vain des subsides aux cortès espagnoles et aux Etats des Pays-Bas ; le roi de France disposait de la fortune des Français, et ne pouvait-il pas aussi pousser ou retenir à son gré ces peuples belliqueux et à demi barbares, si récemment établis à l'extrémité de l'Europe, et dont le vœu le plus cher avait été jusqu'alors la destruction universelle des peuples chrétiens ?

Mais si Charles-Quint, avec des talents si supérieurs à ceux de ses rivaux, avec l'appui militaire de la Germanie, avait eu tant de peine à terminer les guerres, précédentes à son avantage et éprouvait dans celle-ci des revers accablants, quel rôle jouerait après lui sur la scène politique son fils, dont l'habileté précoce était malheureusement mêlée de lenteur et de timidité, auquel manqueraient les forces de l'Allemagne, et qui trouverait dès son avènement celles de ses autres Etats épuisées ? Pourrait-il soutenir le fardeau écrasant d'un édifice déjà presque ruiné ? Si l'empereur mourait, écrivait en 1554 l'ambassadeur vénitien, Jean Capello[9], le roi d'Espagne — l'infant don Philippe — resterait le plus faible. Les Français pensent donc que Venise se mettrait alors du côté de l'Espagne pour conserver l'équilibre, et afin que la monarchie universelle ne tombât pas entre les mains de la France.

Mais, avant même que cette dépêche de l'ambassadeur vénitien ne fût parvenue à la seigneurie, la fortune souriait une dernière fois à l'empereur. S'il n'avait plus l'espoir de transmettre un jour à son fils la couronne impériale, une occasion favorable lui permit de faire asseoir ce jeune prince sur un trône non moins important. S'il avait échoué dans ses efforts pour anéantir l'hérésie en Allemagne, il se réjouit de la voir terrassée en Angleterre. S'il avait plusieurs fois formé, sans oser l'accomplir, le projet de séparer les Pays-Bas de l'Espagne et de l'Italie, il put en ordonner cette fois l'exécution éventuelle à son successeur. Unis à l'Angleterre, les Pays-Bas craindraient-ils la France ?

On se rappelle quel rôle l'Angleterre avait joué dans les luttes de Charles-Quint avec François Ier, et combien son alliance avait alors paru précieuse aux deux princes rivaux. Leurs flatteries avaient en quelque sorte justifié la devise orgueilleuse du roi Henri VIII : Qui je défends est maître. Tour à tour l'Angleterre avait uni ses forces à celles de l'un et de l'autre monarque, et chacun d'eux avait ainsi appris à mieux connaître les bienfaits de son alliance, à redouter davantage son inimitié. Après la mort d'Henri VIII, elle avait momentanément cessé de se mêler des affaires du continent, occupée tout entière aux discordes civiles qui troublèrent la minorité d'Edouard VI. La France en profita pour se faire restituer Boulogne et pour établir sa propre souveraineté en Ecosse par le mariage du dauphin, fils aîné d'Henri II, avec la jeune reine Marie Stuart. Les Anglais humiliés ne devaient chercher qu'une occasion de vengeance. Charles-Quint le présuma du moins et voulut presser Edouard VI de se joindre à lui pour arrêter les progrès d'un voisin aussi redoutable qu'ambitieux.

Le plus délié de ses diplomates, Simon Renard, fut chargé de diriger cette négociation délicate. Mais comme Edouard VI, dont la santé avait toujours été très faible, était alors atteint d'une maladie grave qui laissait à ses sujets peu d'espérance de le conserver, l'empereur confia aussi secrètement à ses négociateurs la mission de préparer l'avènement au trône de Marie Tudor, fille d'Henri VIII et de la malheureuse Catherine d'Aragon. L'empereur, dans les instructions qu'il leur donne à ce sujet[10], leur recommande d'agir avec une extrême prudence. Ils-chercheront d'abord à gagner à cette princesse le duc de Northumberland et les autres membres du conseil du jeune roi ; ils promettront même au besoin qu'elle choisira un Anglais pour époux. Une fois placée sur le trône et reconnue par tous, elle ajournera, si elle le peut sans danger, ce mariage, en alléguant la nécessité de le consulter lui-même, comme son parent le plus proche. Sans doute, les Anglais, avant de lui donner la couronne, exigeront d'elle une double promesse : il faudra qu'elle s'engage à oublier le passé et à ne rien innover dans l'état politique ou religieux du royaume ; elle peut sans scrupule souscrire à ces conditions. Le mal auquel l'Angleterre est en proie est, pour le moment, sans remède. Que la princesse reste elle-même invariablement attachée à la religion de ses ancêtres : Dieu donnera opportunité de peu à peu réduire par bon moyen le tout. Qu'elle épie surtout les occasions favorables, et qu'elle ait toujours devant les yeux la conversion de ses sujets comme le premier et le plus important devoir de sa nouvelle royauté.

Les ambassadeurs apprirent la mort d'Edouard VI dès le lendemain de leur arrivée à Londres. On leur parla aussi d'un testament où ce prince laissait la couronne à sa cousine, Jeanne Gray, épouse du second fils du duc de Northumberland. Quant à la princesse Marie, elle s'était, disait-on, réfugiée dans un château voisin de Norwich, et le comte de Warwick, fils aîné du duc de Northumberland, s'était mis à sa poursuite avec trois cents chevaux. Le nouveau gouvernement paraissait favorable à une alliance avec la France, et l'empereur devait compter que les Anglais ne larderaient pas à être au nombre de ses ennemis[11]. On ne croyait même pas que Marie osât prendre le titre de reine, tant l'état de ses affaires paraissait désespéré ! Elle le prit pourtant ; mais les ambassadeurs impériaux, témoignèrent la crainte que cette résolution hardie ne lui coûtât cher[12].

Leur embarras était grand. Les membres du conseil les firent bientôt avertir officiellement de la mort du feu roi. On leur annonça en même temps que son successeur, le mari de Jeanne Gray, leur donnerait audience. Le reconnaîtraient-ils ? resteraient-ils fidèles à la nièce de l'empereur, malgré la fortune qui semblait se déclarer contre elle ? Ils devaient se décider avant d'avoir reçu les ordres de leur souverain, car le jour même où ils lui apprenaient leur perplexité était le jour fixé pour le couronnement des deux époux. On prétendait que Marie Tudor était resserrée par le fils aîné du duc de Northumberland dans le château où elle s'était réfugiée, qu'elle était prisonnière, qu'elle allait être conduite à la Tour[13].

Toutefois, ils remarquèrent que dans la cérémonie du couronnement, lorsque le héraut cria : Vive la reine ! aucune voix ne répéta ce cri. Il était facile d'en conclure que la rivale de Jeanne Gray avait les sympathies de la foule. Mais ces sympathies lui donneraient-elles la victoire ? Ils y comptaient peu et restaient dans la même indécision. Aussi furent-ils bien aises de s'entendre notifier, au nom du conseil, qu'ils pouvaient considérer leur mission comme terminée[14]. Cependant on ne tarda pas à leur donner audience. Le duc de Northumberland était alors absent. Le comte d'Arundel, un de ses collègues, lui avait persuadé de marcher en personne contre la rivale de Jeanne Gray. Arundel, voyant le parti de Marie grossir chaque jour, avait pris secrètement la résolution de se déclarer pour elle[15].

Les ambassadeurs, appelés au conseil, y reçurent un excellent accueil : le sens leur en fut bientôt révélé. En effet, plusieurs de ceux qui les avaient si bien accueillis vinrent ensuite s'excuser auprès d'eux d'avoir reconnu Jeanne Gray. Ils n'avaient point eu la liberté de suivre leur propre inclination, disaient-ils ; et c'était avec une joie sincère qu'ils embrassaient maintenant la cause de Marie. Ils protestaient aussi de leur dévouement à l'empereur et de leur désir de vivre en parfaite intelligence avec lui. Et deux heures après, Marie Tudor était proclamée reine d'Angleterre, par ordre du conseil, devant le peuple de Londres, qui, disent les ambassadeurs, faisait partout des feux de joie[16]. Une vieille femme vint toutefois les avertir que cette proclamation n'était qu'un piège tendu à la protégée de leur maître. Ils en firent aussitôt prévenir cette princesse, en remettant du reste à son jugement le choix du meilleur parti. Marie Tudor ne paraît pas avoir tenu grand compte de ces avertissements timides. Empressée de saisir l'occasion favorable, elle marcha sur Londres, y entra le 3 août et reçut la soumission de tout le royaume[17]. Le duc de Northumberland était déjà son prisonnier ; Jeanne Gray, le duc de Suffolk et lord Guilford, l'un père, l'autre mari de cette princesse, etc., etc., tombèrent à leur tour entre ses mains. Ils furent tous enfermés à la Tour, à l'exception du duc de Suffolk, qu'elle voulait traiter avec clémence, le jugeant peu redoutable.

Les ambassadeurs de Charles-Quint avaient été les témoins, non les auteurs de cette révolution. L'avènement de Marie Tudor sur le trône d'Angleterre n'en était pas moins pour l'empereur un fait d'une importance immense, et pouvait réparer, s'il savait en profiter, les échecs de toute nature qu'il avait éprouvés, soit en Allemagne, soit contre la France. Marie Tudor, maltraitée par son propre père depuis le jour où la passion malheureuse de ce prince pour Anne de Boleyn lui avait rendu odieuse l'humble et dévouée compagne des premières années de son règne, avait toujours trouvé dans Charles-Quint un protecteur aussi zélé que puissant. Elle révérait d'ailleurs en lui le défenseur le plus énergique, comme le plus élevé, d'une religion persécutée en Angleterre en même temps qu'elle-même, et à laquelle elle s'était attachée avec toute l'ardeur d'une imagination enthousiaste, toute la véhémence d'un- caractère naturellement emporté. Charles-Quint pouvait donc compter qu'elle se guiderait toujours d'après ses conseils. Mais il voulut se l'attacher encore par un autre lien, afin de faire concourir plus activement l'Angleterre aux vues de sa politique. Son fils, veuf déjà depuis plusieurs années, avait entamé depuis 1550 des négociations avec le roi de Portugal, Jean III, pour obtenir la main de l'infante dona Maria, sa sœur. Les fiançailles allaient se conclure. Charles-Quint proposa bien vite au prince d'Espagne d'épouser la reine d'Angleterre (lettre du 30 juillet 1553). Philippe II entra avec une déférence docile dans les vues de son père[18]. Marie Tudor avait alors trente-huit ans, le fils de Charles-Quint vingt-sept. Mais ce n'était là qu'une faible difficulté, la politique présidant bien plus souvent que l'inclination naturelle aux mariages des souverains. Il était plus difficile de faire approuver ce mariage au parlement anglais, fidèle représentant des sentiments d'une nation que l'antipathie la plus vive animait contre les Espagnols. Aussi l'empereur eut-il besoin de toute sa dextérité et de celle de ses ministres pour rassurer en Angleterre les esprits timides, pour maintenir dans leurs bonnes dispositions ceux qu'il s'était attachés, et pour attirer à son parti ceux qu'il trouvait moins favorables. Il comprit, du reste, que de grandes largesses pourraient accélérer le progrès des négociations, et bien que son trésor fût vide, bien que dans les deux années précédentes il n'eût pu sans une peine extrême subvenir aux frais de la guerre contre la France, il répandit l'argent à pleines mains parmi les Anglais. Quelle victoire pouvait servir mieux que ce mariage à maintenir la grandeur menacée de sa maison ?

Marie, d'un caractère faible, et que sa longue retraite avait laissée ignorante du monde et des mystères de la politique, était dominée par deux sentiments ; elle éprouvait une reconnaissance sans bornes pour le seul parent qui, au temps de sa mauvaise fortune, lui eût montré un intérêt constant, et elle nourrissait une prédilection marquée pour le catholicisme. Mais Marie ne pouvait oublier que les ennemis de sa foi étaient en même temps les siens. N'étaient-ce point ces hérétiques qui l'avaient autrefois déclarée bâtarde, qui toujours avaient cherché à allumer contre elle la colère de son père, qui récemment encore avaient voulu lui ôter le trône ? Aussi mêlait-elle quelque ressentiment à son ardeur religieuse, et le désir qu'elle éprouvait de ramener l'Angleterre à la foi catholique pouvait, par son extrême vivacité, lui devenir fatal et former un obstacle puissant à la réussite des projets de Charles-Quint.

L'Angleterre était alors dans un état violent qui faisait présager les plus grands troubles, si la reine ne s'attirait l'affection de ses sujets en montrant un esprit sage, modéré, conciliant. La plupart des sujets anglais, après avoir hésité, sous Henri VIII, entre la religion catholique et la réforme de Luther ou de Calvin, avaient définitivement adopté la réforme sous le règne d'Edouard VI. L'Eglise anglicane avait alors été instituée, et bien qu'en donnant le glaive spirituel au magistrat civil elle eût créé une nouvelle tyrannie plus dure que l'ancienne, elle n'avait pas moins été saluée comme l'aurore de l'affranchissement et de la liberté religieuse. Détruire cette Eglise au profit du Saint-Siège et des anciennes institutions ecclésiastiques de l'Angleterre, était 'une entreprise bien hardie. Les croyances religieuses de Charles ne lui permettaient pas de la désapprouver. Mais il fallait, selon lui, y procéder avec mesure, en faisant partager la responsabilité de cet acte à un parlement que la nation anglaise croirait avoir élu elle-même, en rendant la soumission possible aux plus modérés d'entre les protestants par la réforme des abus qui leur avaient fait abandonner l'église romaine[19]. Si la reine dédaignait les ménagements, l'influence qu'on attribuait généralement à l'empereur sur sa cousine le ferait regarder comme le principal auteur de toutes ces mesures violentes. L'exaspération naturelle à des persécutés qui lui attribueraient leurs souffrances, se joindrait contre lui à l'antipathie que les Espagnols inspiraient déjà aux Anglais, et le mariage de la reine avec l'infant deviendrait impossible. Enfin, il avait aussi à craindre que la restauration immédiate du catholicisme en Angleterre ne donnât à son fils un rival redoutable.

La reine éprouvait une vive admiration pour le cardinal de la Pôle, ministre confident du pape Jules III, appartenant par sa naissance à la maison royale d'Angleterre, et persécuté sous Henri VIII à cause de son attachement à l'église romaine. C'était à lui que Marie voulait faire confier par le pape le soin de réconcilier l'Angleterre avec le Saint-Siège. Ses vertus et ses talents achèveraient probablement de lui gagner le cœur de cette princesse, lorsqu'il serait appelé à conférer tous les jours avec elle sur le grand objet de sa mission. Les Anglais, dont il était le concitoyen, le préféreraient sans doute à un prince étranger ; on conseillerait à Marie Tudor de l'épouser. Le pape donnerait avec plaisir les dispenses nécessaires à ce mariage ; toutes les espérances que l'empereur avait fondées sur l'avènement de sa cousine s'évanouiraient, et les Espagnols, abandonnés par les Allemands, sans appui du côté de l'Angleterre, ne pourraient sauver les Pays-Bas de la domination française.

Telles étaient les craintes de Charles-Quint, et c'était pour ces divers motifs qu'il s'efforçait de modérer le zèle emporté de la fille d'Henri VIII. Il n'y réussit point sans de grandes difficultés, et son succès même ne fut pas complet. Il obtint toutefois qu'on laisserait à un parlement la tâche difficile d'annuler toutes les lois rendues précédemment en faveur de la réforme. La cour ne négligea, pour avoir une chambre des communes qui fût à sa dévotion[20], aucun des moyens employés par les gouvernements tyranniques et corrupteurs qui régissaient l'Angleterre à cette époque. Les lords n'en étaient point à leur apprentissage de servilité. Sous Edouard VI, ils avaient voté avec acclamation l'établissement de l'Eglise anglicane ; sous la nouvelle reine, ils manifestèrent le plus vif désir de voir la réconciliation de l'Angleterre avec le Saint-Siège. Tout allait jusque là au gré de la reine et de l'empereur. En même temps, l'ambassadeur impérial obtenait de Marie Tudor la promesse formelle d'épouser le prince d'Espagne. Le 30 octobre au soir, dit M. Mignet[21], seule dans sa chambre avec Simon Renard, elle se mit à genoux devant le Saint-Sacrement qui y était exposé, et après avoir récité avec ardeur le Veni creator Spiritus, elle jura sur l'hostie consacrée qu'elle prendrait l'infant don Philippe pour mari. Simon Renard annonça comme certain à l'empereur le mariage de son fils longtemps avant que l'Angleterre le considérât comme possible. Mais quelque secrète qu'eût été cette résolution, le bruit ne tarda pas à s'en répandre. Le parlement, qu'on n'avait pas encore eu le temps d'y préparer, montra une surprise mêlée de colère. La chambre des communes envoya son orateur avec vingt de ses membres à la reine pour la prier de n'épouser aucun étranger. Marie, irritée, ordonna la dissolution de ce parlement[22] (6 décembre 1553).

Ces difficultés ranimèrent les craintes de Charles-Quint au sujet du cardinal de la Pôle. Ce prélat était alors en chemin pour l'Angleterre, et Marie Tudor elle-même l'avait demandé pour légat au pape Jules III. L'empereur le retint dans les Pays-Bas, déterminé à ne point le. laisser partir tant que le prince d'Espagne aurait à craindre quelque concurrent. En même temps il n'oubliait rien pour assurer à son projet l'adhésion des chefs de la nation anglaise, et il eut l'adresse d'en gagner un grand nombre, soit par des présents, soit par des promesses.

Tout était déjà secrètement arrangé entre les deux cours, lorsque, dans le commencement de l'année'4 554, on vit arriver à Londres une magnifique ambassade de Charles-Quint, avec le comte d'Egmont à sa tête. Les conditions du mariage furent enfin réglées. Elles semblaient n'assurer à Philippe II que le vain titre de roi d'Angleterre, sans aucun pouvoir dans ce pays. Ainsi, la reine devait seule avoir la disposition de tous les revenus de la couronne, de tous les emplois, offices et bénéfices, et ne pourrait les conférer qu'à des Anglais : Philippe II s'engageait à ne faire aucun changement dans les lois, droits, statuts et coutumes de l'Angleterre ; à ne tirer la reine de ses propres Etats que sur sa demande expresse ; à ne point emmener hors d'Angleterre, sans le consentement de la noblesse, les enfants qui naîtraient de ce mariage ; à laisser la succession du royaume aux héritiers naturels, si la reine mourait sans enfants, et à ne point chercher à s'en emparer pour lui-même ; à ne point mêler ses sujets aux luttes de l'Espagne contre les autres puissances du continent ; enfin, à maintenir fermement l'alliance de l'Angleterre avec le roi de France[23]. S'il naissait des enfants de l'union de Philippe II et de Marie Tudor, les Pays-Bas et la Franche-Comté devaient être réunis à l'Angleterre pour former la part de l'aîné ; l'archiduc Charles, fils de Philippe, issu d'un premier lit, aurait le reste de la monarchie espagnole ; mais s'il mourait sans postérité, tout son héritage passerait au fils aîné de Philippe et de Marie, ou à la fille aînée, s'il n'y avait point d'enfants mâles.

Parmi tant de conditions diverses, Charles-Quint pensait avec raison que l'on pourrait éluder les premières. L'ascendant que Philippe II prendrait bientôt sur l'esprit de la reine le mettrait en état d'imposer sa souveraineté aux sujets de cette princesse et de faire entrer l'Angleterre dans l'alliance de l'Espagne contre la France. Quant aux articles concernant la succession des deux époux, c'est à tort, je crois, que la plupart des historiens y ont vu l'intention de leurrer les Anglais d'un espoir mensonger. Charles-Quint avait déjà plusieurs fois, nous l'avons montré, cherché des combinaisons qui lui permissent de séparer ces provinces de la couronne d'Espagne, sans les exposer à tomber entre les mains des Français. Récemment encore, il avait essayé de les placer sous la protection du corps entier de l'empire germanique, en les faisant admettre au nombre des cercles allemands. Les unir à l'Angleterre, c'était, à ses yeux, les soustraire à l'ambition menaçante des Français ; c'était les assurer pour jamais à une branche de sa maison. Cette union ne pouvait leur être pénible ; car elles avaient depuis longtemps avec l'Angleterre des rapports de commerce et d'amitié. D'ailleurs, comme ces provinces étaient alors presque toujours le but principal des attaques de la France, l'Angleterre devait avoir intérêt à les protéger, quand la naissance d'un prince de Galles ou d'une fille de sa souveraine lui donnerait la perspective d'en être un jour maîtresse. Comment ne joindrait-elle pas dès-lors volontiers ses efforts à ceux des Espagnols pour interdire à la puissance française de nouveaux accroissements ?

Mais quelques précautions que l'empereur eût prises pour ménager les susceptibilités des Anglais, quelque soin qu'il eût mis à gagner leurs chefs les plus influents et à les rendre favorables au mariage de son fils avec la reine, son projet fit naître en Angleterre une nouvelle guerre civile. Un chevalier de Wyat devait donner le signal de l'insurrection dans le comté de Kent, un certain Carew en Cornouailles, et le duc de Suffolk dans le comté de Warwick[24]. Mais Carew fut découvert avant d'avoir rassemblé ses forces ; il se réfugia en France. Wyat, repoussé de Londres, se rendit sur la sommation d'un héraut royal. Jeté d'abord en prison, il ne tarda pas à monter sur un échafaud. Le duc de Suffolk ne parvint pas à soulever les habitants du comté de Warwick. Averti qu'on allait l'arrêter, il alla se cacher chez un de ses domestiques ; celui-ci le trahit lâchement, et Marie Tudor le fit mourir. Elle avait jusqu'alors épargné le lord Guilford et Jeanne Gray, bien que le parlement eût prononcé contre eux la peine capitale ; la révolte de Suffolk la détermina à faire exécuter la sentence, et dès lors personne ne trouva grâce.

Cette guerre civile, si vite terminée, donna à la reine un pouvoir immense. Un nouveau parlement, dont tous les membres étaient gagnés, approuva le mariage, en y ajoutant des marques d'une servilité excessive. Philippe II ne tarda pas à se rendre en Angleterre, où son union avec Marie Tudor fut bénie par l'évêque Gardiner. Le légat du pape put alors y passer à son tour et achever la réconciliation de l'Eglise anglaise avec le Saint-Siège. Mais Charles-Quint eut plusieurs fois encore à blâmer le zèle trop violent de sa cousine, qui, pour rétablir l'orthodoxie dans ses Etats, allumait partout des bûchers et faisait unanimement maudire les Espagnols, regardés comme la principale cause de cette effroyable persécution.

La souveraineté de l'Angleterre, acquise à l'héritier de Charles-Quint, était sans doute un beau dédommagement de toutes les humiliations que la fortune avait récemment infligées au chef de la maison d'Autriche. Après les grandes dépenses qu'il avait faites pour assurer cette couronne à son fils, il lui était difficile de faire contre les Français des efforts vigoureux. La campagne de 1554 lui fut cependant très-favorable. Du côté des Pays-Bas, il n'y eut guère qu'un échange de ravages sans résultats, malgré un léger échec des impériaux à Renty. Mais en Italie, un succès complet couronna leurs efforts, secondés par le duc de Florence, Côme de Médicis. Les Français, commandés par le maréchal de Strozzi, furent mis en déroute à Marciano et à Lucignano ; ils perdirent la plupart des places voisines de Sienne. Sienne elle-même fut assiégée, et les impériaux s'en emparèrent l'année suivante, malgré la résistance héroïque du capitaine gascon Blaise Montluc. Charles-Quint donna l'investiture de cette petite souveraineté à son fils, qu'il avait déjà mis en possession du royaume de Naples et du Milanais, et auquel il voulait céder aussi toutes ses autres couronnes.

Les fers de l'Italie se trouvaient ainsi rivés. Les Français étaient refoulés dans le nord, où les forces du Milanais, récemment agrandi par l'annexion de Plaisance, suffisaient pour les contenir ; le midi n'avait été le théâtre d'aucune des dernières luttes ; le centre venait d'être pacifié : l'Espagne en avait acquis une partie importante par sa situation ; le reste était partagé entre Côme de Médicis, dont l'alliance lui paraissait assurée, et les Etats du Saint-Siège, que ses possessions entouraient de toutes parts.

Le Saint-Siège lui-même se voyait donc menacé d'être un jour soumis à la suzeraineté des Espagnols. Toutefois, il ne s'était point encore accoutumé à l'idée de cette inévitable dépendance, et dans la dernière année du règne de notre héros, il fit, pour y échapper, un suprême effort auquel il tâcha d'associer les Français. A peine monté sur le trône pontifical, Paul IV provoqua Charles-Quint à des mesures offensives, en persécutant les Colonna et les autres grandes familles de ses domaines attachées au parti impérial. Mais la médiation de l'Angleterre avait déjà fait ouvrir à Gravelines des négociations pour une paix générale. On n'avait pu s'y entendre, il est vrai, parce que chacun des deux partis, se proclamant victorieux, voulait dicter des lois au parti rival ; mais l'épuisement où une lutte prolongée avait jeté l'Espagne et la France rendait probable la conclusion d'une trêve. En effet, les négociations furent bientôt reprises au sujet d'un échange de prisonniers, et la trêve fut signée à Vaucelles, le 6 février 1556.

Charles-Quint ne l'avait point attendue pour abdiquer la souveraineté des Pays-Bas et celle de l'Espagne en faveur de son fils, et l'année suivante il abdiqua aussi l'empire en faveur de son frère Ferdinand. C'était assez d'avoir, en finissant, lié l'Angleterre à la défense de l'Espagne, chassé les Français de l'Italie centrale, et, par l'occupation du territoire de Sienne, assuré pour l'avenir la communication du royaume de Naples et du duché de Milan. Malade, épuisé par les longues et continuelles fatigues des affaires, il ne pouvait désormais jouer d'autre rôle que celui de spectateur dans les nouvelles luttes que faisaient présager les dispositions belliqueuses du pape et l'opiniâtreté invincible des Français à poursuivre la souveraineté de l'Italie. Dans ces luttes, il est vrai, les conseils de sa vieille expérience furent souvent invoqués, et du fond de sa retraite de Saint-Just il suivait encore d'un œil attentif la grande querelle qui partageait alors toute l'Europe occidentale en deux camps opposés. Elle se termina, comme on sait, peu de temps après sa mort, en 1559, par le traité de Cateau-Cambrésis. Les Français y renoncèrent définitivement à leurs prétentions sur l'Italie, et les Espagnols n'eurent plus de rivaux dans cette péninsule.

 

Ce que nous avons essayé de montrer dans cette partie de notre travail, c'est le rôle purement défensif de Charles-Quint dans ces grands démêlés de la France et de l'Autriche ; c'est la nécessité où le placèrent les intrigues des Français, leurs alliances avec tous ses ennemis, leurs prises d'armes perpétuelles, de conquérir de nouveaux Etats pour conserver à sa maison l'héritage de ses pères ; c'est enfin sa volonté constante de séparer ses possessions en plusieurs souverainetés, mais lorsque leur union contre la France aurait mis cette puissance redoutable hors d'état de leur nuire. Philippe Il, son fils, plus justement accusé d'avoir aspiré à la monarchie universelle des Etats chrétiens, suivit pourtant sa politique, lorsqu'il donna les Pays-Bas en dot à sa fille Isabelle. Mais plus tard l'Espagne, en décadence sous les misérables successeurs de ces deux souverains, dépouillée de la grandeur réelle que lui avaient assurée sous Charles-Quint le génie belliqueux de ses habitants, sa population nombreuse et l'esprit politique de ses chefs, tint d'autant plus à conserver cette grandeur apparente que donnent des annexes nombreuses situées sur tous les points du globe. Ce fut alors seulement que l'intégrité de sa domination extérieure devint une considération assez puissante pour lui faire accueillir avec enthousiasme l'avènement du descendant de ses mortels ennemis, pourvu que la France lui garantît la possession des Pays-Bas et de l'Italie.

Et maintenant est-il regrettable, au point de vue de la civilisation universelle, que l'Espagne ait fini par prendre le dessus sur sa grande rivale dans les longues et sanglantes luttes dont nous venons de faire la rapide esquisse ? M. de Sismondi, à la fin de ses Républiques italiennes, a raconté avec éloquence les douleurs et l'avilissement de l'Italie sous le joug oppressif de la nation dépravée et fanatique qui fit de l'assassinat le médecin de l'honneur outragé, et de l'inquisition le moyen suprême d'entretenir la foi. Le récit des guerres de Flandre par Strada nous montre ce que les Pays-Bas eurent à souffrir avec de tels maîtres. Descendants de ces Français qui conquirent et qui perdirent si souvent l'Italie, ravagèrent si souvent les Pays-Bas et disputèrent à l'Autriche le sceptre impérial au commencement du seizième siècle, nous aimons à nous imaginer que l'Italie, que les Pays-Bas, que l'Allemagne eussent été trop heureux d'obéir à nos pères. Mais il ne faut point oublier que notre histoire nationale, elle aussi, a été riche en crimes et en atrocités de tous genres dans ce siècle de fer.

D'ailleurs, il entrait dans les plans de la Providence divine, qui règle à son gré les destinées du monde, qu'à l'ère féodale succédât d'abord l'ère de l'indépendance des nations, qui sera peut-être elle-même un jour remplacée par une autre ère. Puisqu'il fallait que la majeure partie de l'Europe fût subjuguée par la France ou par l'Espagne, laquelle de ces deux dominations pouvait le moins faire obstacle à l'exécution de cet immuable décret ? Il suffit, pour répondre, de comparer la situation géographique des deux pays, leurs lois à cette époque, le caractère de leurs habitants. L'Espagne posséda l'Allemagne et la perdit presqu'aussitôt. L'Espagne n'a pas mieux réussi à s'incorporer l'Italie ; elle ne l'a même pas essayé, et après un siècle et demi environ de souffrance sous la tyrannie espagnole, le peuple italien a recouvré son brillant génie, en attendant que le progrès naturel de la civilisation fasse disparaître de son sol si riche et si fertile les dernières traces de la domination étrangère.

Mais, je ne crains pas de le dire, la France surtout doit s'applaudir de n'avoir pu placer sur la tête du rival de Charles-Quint la couronne impériale, et d'avoir échoué dans ses projets sur l'Italie. Dans les limites comparativement étroites où elle est encore aujourd'hui renfermée, avec combien d'efforts pénibles et par combien de crises dangereuses pour son existence même n'a-t-elle point acquis ce qu'elle possède aujourd'hui d'unité et de liberté ? Combien ce travail n'eût-il pas été pour elle plus douloureux encore et plus périlleux, si les destinées de l'Allemagne et de l'Italie eussent été unies à la sienne ? Ces deux belles contrées, fiancées trop idolâtrées de nos rois, l'eussent probablement perdue, comme les nombreuses possessions des Espagnols dans les Deux-Mondes ont perdu l'Espagne.

 

 

 



[1] De Thou, liv. IV, ann. 1547.

[2] De Thou, liv. III et liv. V ; Sismondi, Histoire des Français, tome XVII.

[3] Sismondi, Histoire des Français, tome XVII ; de Thou, liv. V, parle avec détails de l'une de ces deux conspirations, à la tête de laquelle était un Corse, nommé Cortigno.

[4] Relations des ambassadeurs vénitiens, tome I, page 351.

[5] Granvelle, Papiers d'Etat, tom. III, page 267 et suivantes.

[6] Granvelle à Simon Renard, t. III des Papiers d'Etat, passim.

[7] Voyez Papiers d'Etat de Granvelle, t. III, pages 545 et 546 ; de Thou, liv. VIII, présente ces événements sous un jour un peu différent.

[8] Voyez la partie de notre travail relative au rôle de Charles-Quint en Allemagne.

[9] Relations de Jean Capello, t. I, page 383-85, des Relations des ambassadeurs vénitiens, publiées par ordre du ministère de l'Instruction publique.

[10] Granvelle, Papiers d'Etat, t. IV, page 4 et suivantes.

[11] Première réponse des ambassadeurs de Charles-Quint à l'empereur, 7 juillet 1553 ; Granvelle, Papiers d'Etat, t. IV.

[12] Seconde réponse des ambassadeurs, Granvelle, t. IV, juillet 1553.

[13] Troisième réponse, Granvelle, t. IV, juillet 1553.

[14] Quatrième réponse, Granvelle, t. IV, juillet 1553.

[15] De Rapin Thoyras, t. VI, p. 82.

[16] Sixième réponse, Granvelle, tom. IV, juillet 1553.

[17] De Rapin Thoyras, tom. IV, page 86.

[18] Voyez les lettres citées à ce sujet par M. Mignet, Charles-Quint, commencement du chapitre II.

[19] Granvelle, t. IV, page 55, et passim ; de Rapin Thoyras, t. VI, page 87 et suivantes.

[20] De Rapin Thoyras, t. VI, page 94.

[21] Mignet, Charles-Quint, chap. II.

[22] De Rapin Thoyras, t. VI, page 100.

[23] Rymer, Actes publics, t. XV, page 398 ; Ribier, t. II, page 498.

[24] De Rapin Thoyras, t. VI, page 105.