LA BASTILLE

MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE SECRÈTE DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS, DEPUIS LE 14e SIÈCLE JUSQU'EN 1789

 

PIÈCES JUSTIFICATIVES. — NOTES ET DOCUMENTS.

 

 

Mémoire au roi Louis XV, contenant la dénonciation d'un pacte de famine générale, par Charles Guillaume le Prévost, originaire de Beaumont-le-Roger, prisonnier depuis 1768, à Vincennes et à la Bastille.

 

SIRE,

 

De toutes les conjurations que révèlent les annales historiques du monde, il n'en est point de mieux marquée au sceau de Satan, que celle dont la divine Providence m'a fait faire la découverte en 1768.

Ce n'est point sur des soupçons, des rapports, des conjectures ou de fausses relations que je dénonce cette horrible machination ; c'est d'après son pacte toujours renouvelé et toujours subsistant, d'après son exécution actuelle, d'après des milliers de preuves dans tout le royaume, d'après les détails les plus circonstanciés de la correspondance des conjurés, d'après plusieurs révisions et vérifications, d'après même l'aveu forcé du plus coupable d'entre les conspirateurs, qui, en faisant enlever avec moi cinq de vos sujets, pour les receler et persécuter dans vos prisons d'Etat, s'est imaginé de pouvoir cacher ses crimes contre Votre Majesté et contre toute votre monarchie, en dérobant les papiers qui le condamnent.

Vos ministres, sire, pour ne pas vous laisser soupçonner qu'ils pourraient à leur gré faire naître les calamités, vous ont fait accroire qu'ils n'avaient que vos intérêts et le bien public en vue et qu'ils croyaient nécessaire, pour prévenir en tous temps les famines, les disettes et la cherté des grains, d'établir en votre nom, à l'exemple du patriarche Joseph, dans les châteaux, les forteresses et les greniers domaniaux de chaque province, de prodigieux amas de grains, pour les répandre au temps de la nécessité.

Au premier coup-d'œil, cette précaution, qui a paru à Votre Majesté et paraîtra des plus raisonnables h tous ceux qui ne connaissent pas le dessous des cartes, n'est pourtant, grâce à la divine Providence, nullement nécessaire en France ; elle n'est qu'un prétexte spécieux pour les desseins ténébreux de vos ministres, qui n'ont pas la .prudence, là fidélité et le désintéressement du saint patriarche.

Éclairé du ciel, il avait prédit qu'après sept années d'abondance, viendraient sept années de famine ; il fut le sauveur de l'Egypte, et vos ministres sont les destructeurs de votre État ; il portait fidèlement au trésor de Pharaon tout le produit des blés amassés dans l'abondance, et vos ministres se partagent tous les ans en secret les dix aines de millions qu'ils ravissent sur vos peuples, gardent le tacet sur l'énigme ; ils se servent de votre nom et de votre puissance, ils surprennent voire bonne foi et trompent votre confiance de plusieurs manières.

Ils ne disent pas qu'ils ont formé une conjuration secrète contre Votre Majesté et contre tous ses sujets, par lin pacte avec le démon pour affermer votre royaume en la manière que le sont vos cinq grosses fermes et les droits réunis ; mais se jouant de votre crédulité, ils vous attribuent l'honneur de l'imprévoyance. Ils vous flattent, sire, de distribuer à vos peuples, dans tous les temps de disette et de cherté qu'ils savent provoquer et entretenir facilement par leurs manœuvres, des secours que III vous, ni eux-mêmes, ô mon roi, ne donnent pas, puisqu'ils les vendent très chèrement à leur profit. Hélas ! le dirai-je ? ils vous présentent, sire, à la nation, tantôt comme un marchand revendeur de leurs blés au plus haut prix possible ; tantôt, calomniant votre règne aussi bien que votre personne sacrée, ils vous font passer pour un monopoleur ; tantôt, et c'est avec les larmes et la rougeur de la honte que je le trace, ils vous attribuent par ces furtives opérations en votre nom, d'être l'oppresseur et le tyran des Français, quoique vous ne le soyez pas, et le plus souvent, comme l'auteur des maux de votre royaume, ou tout au moins comme fauteur de leur monstrueuse conjuration que vous ne pouvez pas soupçonner.

Mais, sire, sans qu'il soit besoin de rassembler tous les motifs qui justifient la droiture des intentions de Votre Majesté pour ses peuples, il suffit à tout le monde de savoir qu'il n'est point d'exemple qu'un monarque put se porter contre lui-même en agissant contre sa monarchie, et qu'il n'en est point aussi qui ait jamais voulu, contre sa conscience, son honneur et sa gloire, s'entendre avec ceux dont il saurait être trahi, pour faire divorce avec ses sujets, soumis et dociles, qui, de bonne volonté, lui paient tous les ans autant de tribut de leur amour et de leur obéissance qu'il lui plaît exiger, quoique le pacte fait frauduleusement, passé au nom de mon souverain, Louis XV, je suis bien sûr que de tous les millions (ou plutôt les milliards) extorqués des Français depuis 1729 par messeigneurs les conjurés, il n'en est pas entré un sou-au trésor royal. De là ne faut-il pas conclure que mon prince, par trop de confiance, est trompé, et qu'il ne sait pas même si on le trompe ni comment on le pourrait faire si hardiment ?

Cependant, rien de plus certain que Dieu m'a fait découvrir les preuves sans nombre et par le pacte même dont M. de Sartine m'a ravi des copies, en même temps qu'il m'a englouti dans les prisons ; en voici toutes les clauses principales.

 

(Le texte du marché est transcrit fidèlement dans le § précédent). L'analyse d'ailleurs très exacte que donne le Prévôt de Beaumont dans son mémoire, ne serait qu'une inutile répétition.

 

On nomme le sieur Goujet pour caissier général, à qui l'on ordonne de rendre ses comptes, et dresser les états de répartitions des produits de l'entreprise, au mois de novembre de chaque année. Enfin, par le vingtième et dernier article, on offre à Dieu, pour bénir cette infernale entreprise, 1.200 livres à distribuer aux pauvres dont on va sucer le sang ; et M. de Laverdy signe, au nom du roi, quatre expéditions de ce bail, qui me semble du style du sieur Cromot.

.......... A cette infernale machination, suivant les découvertes que j'ai faites, sont intéressés : 1° trois intendants des finances, MM. Trudaine de Montigny, Boutin, Langlois, le premier, comme protégé de M. de Laverdy, président de la conjuration, les deux autres comme ses créatures, ils tiennent chacun une correspondance dans plusieurs provinces dont ils se sont attribué le département.

2° Trois lieutenants de police, savoir : M. Bertin, en cette qualité de lieutenant du précédent bail, ensuite comme contrôleur-général, et il n'y a pas lieu de douter qu'il n'ait retenu un intérêt dans le bail actuel. M. de Sartine, pendant plus de dix-huit ans, le plus ardent des conjurés et leur procureur-général, tenant correspondance avec les lieutenants-généraux des bailliages dans tout le ressort du parlement de Paris, ainsi que je l'en ai fait convenir dans les interrogations qu'il me faisait à la Bastille, d'où il m'a fait transférer à Vincennes, avec mes cinq compagnons, pour nous recéler, s'il ne pouvait nous corrompre.

M. Albert, à qui j'ai annoncé la conjuration dans sa première visite au donjon de Vincennes, l'an passé au mois d'août, et qui n'en a pas informé Votre Majesté, doit nécessairement en être aussi, puisque pour la perpétuer et m'empêcher de la dénoncer, il a bien osé me dire, en jurant par lui-même, que je ne sortirais jamais de ma prison ; d'ailleurs, il est certain que nulle entreprise contre l'État ne pourrait subsister et moins encore s'exécuter sans la fonction et le secours de la criminelle police, contre Laquelle j'en pourrais déclarer qui ne sont propres qu'à elle seule ; car c'est du contrôle général et de la basse police que s'émanent la plupart des conjurations contre l'État, parce que tous deux sont en possession immémoriale de n'être ni recherchés, ni contrôlés, et de ne rendre compte, ni de leur gestion, ni de leurs biens en entrant et en sortant de leur ministère, que l'on a toujours vu récompensé.

3° Six ministres, messeigneurs Bertin, de Laverdy, Maynon d'Ivault, son successeur, de Sartine et le duc de Choiseul ; mais ce dernier, au lieu de prendre sa part. au traité, s'est chargé, pour lui seul et ses adjoints, de manœuvrer sur la Lorraine et l'Alsace, de la manière que mes autres seigneurs conjurés manœuvrent dans tout le reste du royaume.

4° Des membres du parlement de Paris, amis de M. de Laverdy, de Sartine, Boutin et l'Anglois.

5° Les Cromot et autres premiers commis de de ceux-ci, indépendamment de tous ceux que je ne connais pas ; mais qu'il serait bien facile de connaître tout d'un coup par les moyens que je pourrais donner à V. M., si elle daignait vouloir s'en assurer, pour y remédier sans peine.

Presque tous les contrôleurs-généraux depuis M. Dodun et presque tous les lieutenants-généraux de police, sans en excepter M. Hérault, mon parent, sont entrés successivement dans ce fameux complot, parce que tous n'apportaient à leur ministère qu'une ardente ambition et une rapace avarice ; M. de Machault, en 1750, avait pour exécuteur de ses entreprises les nommés Bouffé et Dufourny.

Suivant la voix publique, M. de Laverdy, dans l'espace de son quinquenium au contrôle, avait dépensé trente millions à l'État, tous ces contrôleurs-généraux, intendants des finances et lieutenants de police, ont dû prêter serment de fidélité entre les mains de V. M., et tous l'ont trahi sans pudeur, et l'ont mal servie, il n'y a que messeigneurs vos chanceliers et les commandeurs de vos ordres, „ qui ne se sont point engagés à ces monstrueuses iniquités, au lieu qu'un prince de votre sang n'a pas eu honte de s'en rassasier au commencement de votre règne, et avec tant d'ardeur, que le public indigné le satirisa de son vivant, et publia, à sa mort, cette sanglante épitaphe :

Cy-gît le grand duc de Bourbon,

Français ne faites plus la mine ;

Il rend compte sur le charbon

Des vols qu'il fit sur la farine.

S'occuper en tout temps, jour et huit, à conniver, provoquer, fomenter et perpétuer, sinon de cruelles famines, du moins à forcer, et entretenir sans cesse les plus longues et les plus grandes disettes, malgré les abondants et continuels secours que la divine Providence daigne nous accorder ; régler à son gré la cherté des grains, sans que la nation sache comment on y parvient dans les meilleures années ; mettre le feu à la main d'une partie des sujets du roi, pour consommer l'autre, 1° par les sourdes manœuvres de certain nombre d'inspecteurs ambulants dans toutes les provinces pour les achats et réellement sous les ordres d'un généralissime nommé Malisset, 2° par des milliers d'entreposeurs, de garde-magasins, de meuniers, de voituriers, de bateliers pour le transport des prétendus blés et farines du roi de jour et de nuit, par terre et par eau, soit sur les mers en exportation, soit sur les rivières navigables en importation dans l'intérieur du royaume ; 5° par d'autres milliers de vanneurs, de cribleurs, d'acheteurs et de revendeurs, tant en grains qu'en farines mixtionnées, toujours au compte ; mais pourtant à l'insu du roi, sous la prostitution de son nom et de son autorité, contre sa religion, sa conscience, ses intérêts et sa gloire, aux dépens mêmes de la tranquillité, de la sûreté et félicité de la monarchie ; nier à Dieu, par l'ingratitude la plus monstrueuse, les récoltes abondantes que sa grande bonté ne cesse de départir aux Français ; jeter dans les prisons d'état, par de fausses lettres de cachet, tous ceux qui ont directement ou indirectement connaissance de l'entreprise, même ceux qui parlent innocemment de ces prétendus blés du roi ; maquignonner, emprisonner, les enlever de leur prison sur de faux ordres de liberté, contrefaits par la police, pour les livrer à d'autres geôliers qui les recèlent et persécutent sans cesse, qui les enchainent dans les noirs cachots. — J'ai été réduit à cet état l'espace de treize cent quatre-vingt-quatre jours — uniquement ou parce qu'ils veulent dénoncer, ou de peur qu'ils ne révèlent, ainsi qu'ils y sont obligés par les lois divines et humaines, les entreprises contre le roi et l'État.

Voilà, sire, ce que font vos ministres et la police.

J'ai éprouvé bien d'autres horreurs jusqu'au 29 août dernier, que M. de Malesherbes m'a fait la grâce de me visiter dans ma prison, et de me faire donner du papier en me promettant de rendre compte de ma détention a V.. M., sur la justice de laquelle je me repose maintenant, et parce qu'un bon ministre, ne faisant qu'arriver au ministère, ne pourrait pas démêler à fond, l'immensité de la conjuration, dont Dieu a voulu me faire faire la découverte, sans l'avoir cherchée. Je me hâte de la-dénoncer sommairement au roi, à l'acquit de ma conscience et de mon devoir de citoyen. Il y a huit ans que j'y aurais satisfait, si M. de Vrillière, plus soigneux, eut pu se persuader que la principale obligation de sa place était de prendre lui-même connaissance des prisonniers qu'il faisait, et de les visiter tous les six mois ; et si M. de Malesherbes, à qui j'ai donné l'éclaircissement de toutes choses, n'avait eu la lâcheté de trahir V. M. par son silence, qui lui a fait prendre plus d'intérêt, sans doute, pour messeigneurs ses confrères, que pour ceux de votre personne sacrée et pour ses sujets.

Dans les grandes disettes qu'occasionnent les opérations concertées avec la police, le public ne manque pas de se plaindre ; de son côté, le parlement s'assemble, délibère et ordonne la recherche des causes de plainte, pour en informer Votre Majesté ; la police s'en alarme ; s'il faut se montrer pitoyable, elle affecte de le paraître ; s'il faut calmer les craintes, les défiances, les inquiétudes du public, faire semblant d'y prendre part, elle le fait ; s'il faut permettre des secours abondants, toutefois en les faisant chèrement payer, elle les permet, sachant en quel lieu elle les tient en réserve.

Mais faut-il avec une ingénuité feinte, tenir le langage du mensonge, accuser l'intempérie des saisons, rejeter sur elle le malheur des disettes, se plaindre de la Providence par de fausses déclarations au parlement, pour arrêter ses recherches ? La police l'a fait. Des citoyens démontrent-ils avec l'éloquence de la vérité, par des écrits et des tableaux frappants, que les récoltes, quoique moindres que les précédentes, ne peuvent jamais causer en France ni disette, ni cherté, quand il n'y aura pas de monopole ? Aussitôt elle met la main sur ces ouvrages dont les preuves lumineuses l'accablent, puis bientôt elle fait paraître, avec ostentation, de fausses réponses, rédigées conformément à ses desseins par des écrivains faméliques, qu'elle tient à ses gages, et toujours la Providence et la vérité sont attaquées par ces écritures éphémères qui disparaissent pour faire place à d'autres destinées à la même fin.

Les pauvres, ces âmes de Dieu, qui, dans les crises fâcheuses de disette et de cherté provoquées, ne manquent pas de se multiplier, viennent-ils mendier leur vie dans la capitale ? La police les chasse, les poursuit, les arrête et les fait enfermer dans des granges à Saint-Denis. Les boulangers de Paris, qui soupçonnent d'où vient le mal, sans en connaître les premiers auteurs, déclament-ils contre Malisset, contre la police, contre le gouvernement ? Alors la police envoie ses commissaires prier les déclamateurs, de la part de M. de Sartine, de ne se point plaindre de Malisset parce qu'il est l'homme du roi. Cependant cet homme obscur et mal famé, qui craint à la fin de succomber à l'imposture, demande-t-il (en 1768) aux seigneurs conjurés de vouloir résilier son bail ? La police, de l'avis des seigneurs, le flatte, l'encourage, et lui prouve qu'avec sa protection et celle du roi, il achèvera son bail, et en fera percevoir tous les frais immenses, jusqu'à la fin de ses douze années qui expireront en juillet 1777, sauf à le renouveler à lui ou à un autre généralissime : que des étourdis qui ne veulent s'en prendre qu'au roi même, comme s'il était la cause des calamités, osent murmurer, prier, placarder insolemment les rues de Paris d'injures contre mon souverain, et de menacer de brûler la ville. La police plus alarmée pour elle-même que des injures adressées à Votre Majesté, fait enlever, comme elle le doit, les placards que ces pratiques ont occasionnés ; elle arrête les innocents pour chercher des coupables, quoiqu'elle ne puisse se-dissimuler que tous mes seigneurs conjurés avec elle, sont seuls auteurs des maux publics.

Enfin, qu'il arrive, comme en 1767 et 1768, par les secousses trop violentes de leurs manœuvres, des émeutes, des pillages et autres semblables soulèvements ; mais dans les provinces où le monopole de mes seigneurs se fait sentir plus sensiblement, la police, par les feuilles imprimées qu'elle y fait répandre, blâme les officiers de justice des villes provinciales, de n'avoir pas su, à leurs dépens, prévenir ces révoltes, Ce qui, si on veut l'en croire, leur eut mérité des dédommagements et des récompenses de Votre Majesté. Voilà, sire, sur cet objet une petite partie des pratiques publiques de M. de Sartine, à présent ministre de votre marine.

Les conséquences de cette conjuration sont si profondes et si étendues, qu'on pourrait défier aux plus habiles écrivains de notre siècle de les pouvoir rassembler toutes en un seul tableau, et s'il est peu de personnes assez éclairées pour les démêler, il en est encore moins qui aient le courage d'en épuiser les persécutions pour remplir le devoir de citoyen et dire la vérité sans la farder.

La plus grande partie des opérations de tout le ministère, de la finance et de la police, ne se rapportent qu'au succès de cette machination. Depuis son existence plus que centenaire, elle-régnait sous Louis XIV ; mais si elle a échappé à la vigilance du fameux Colbert, elle n'a pas du moins osé se montrer, ni se lier authentiquement en corps ; elle n'opérait que par des permissions tacites. Le hardi Machault est peut-être le premier qui ait imaginé de donner à bail la France entière ; M. de l'Averdy n'a eu qu'à suivre le même pian ; et tout autre le suivrait si mon souverain, pardonnant aux coupables, n'y mettait ordre de telle manière pour l'avenir, que ses successeurs ne puissent se laisser surprendre aussi bien que les peuples.

On ne peut, Sire, assez s'étonner jusqu'à quel excès d'audace on a osé ternir et calomnier votre règne, en se servant abusivement de votre nom pour mettre sur le compte de votre personne sacrée une ligue secrète, par laquelle on n'entreprend pas moins que de mettre sourdement à contribution, chaque année, la misère de plus de huit millions de pauvres, sans en excepter aussi plus de douze millions de sujets plus aisés : pesez cette conséquence. Si., par hypothèse, dans les années d'abondance, la ligue, par sa guerre intestine, est seulement venue. à bout de faire enchérir de 20 sous le boisseau de froment, elle a dû être assurée déjà sans peine de plus de trente millions ; mais combien plus, lorsque la médiocrité des récoltes, dans toute ou partie de la France, vient au secours de la rapacité pour hausser la vente du boisseau dé blé, jusqu'au double et triple de son prix commun ; certes, les dizaines de millions doivent aller par centaines : la preuve s'en trouverait dans les états de répartition et d'émargement, si les intéressés n'avaient soin de les brûler après avoir reçu leur contingent.

Oui, je l'ai dit et je le dis encore pour la dernière fois, il n'a jamais été, depuis la création du monde, de conjuration plus singulière par sa nature, de plus énorme par son extension, de plus ruineuse par sa durée et de mieux soutenue dans son exécution cachée, quoique évidente à toute la France contre elle-même. Que d'autres causes aient concouru aux calamités depuis un siècle, cela peut être ; mais que les famines et les disettes n'aient eu d'autres principes que les irruptions soudaines de cette sourde et monstrueuse entreprise, c'est de quoi l'on ne peut douter.

De ce grand monopole sont venues les famines et les disettes de 1693, 1694, 1718, 1720, 1725, 1740, 1750, 1760, 1767 et 1768, et beaucoup d'autres époques que je ne me rappelle pas maintenant. De là la progression, l'augmentation si considérable de biens- fonds depuis un siècle, celle des vivres de toutes espèces, des fermages, des terres, des loyers, de la main d'œuvre, des salaires et des gages. Pourquoi ? C'est que le blé, qui est le premier nécessaire et le premier besoin, règle par son prix forcé celui de tous les autres besoins de la vie. De là les misères perpétuelles, qui, durant la paix même, écrasent depuis si longtemps les peuples, sans que ni plus d'un milliard d'impôts et de droit de toutes espèces levés sur eux tous les ans, et dont, par des abus innombrables, une grande partie n'entre pas dans l'épargne de Votre Majesté, ni les vexations particulières des publicains cessent d'augmenter, au lieu de diminuer. De là enfin la dépopulation, le divorce, la langueur du commerce et de l'industrie dans une infinité de branches, l'abandon total de diverses manufactures qui étaient de grande utilité.

Signé LE PREVOST.