LA BASTILLE

MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE SECRÈTE DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS, DEPUIS LE 14e SIÈCLE JUSQU'EN 1789

 

CHAPITRE V.

 

 

La Bastille sous Louis XIV. — Suite. — Journées des barricades. — Etablissement d'un lieutenant-général de police à Paris. — Nouvelles à la main. — Abolition du gouvernement municipal. — La Bastille sous la régence. — Faits généraux. — Conjuration Cellamare. — L'abbé Portocarrero. — Le cardinal Dubois. — Madame de Staël. — Affaire du parlement de Bretagne. — La Chalotais. — Nobles Bretons condamnés à mort et exécutés. — Suite du règne de Louis XV. — Affaire du prince Ragotzi, etc. — Le maréchal de Richelieu. — Voltaire.

 

Les prisonniers que Richelieu avait jetés en si grand nombre dans les châteaux-forts, ceux qu'il avait exilés, avaient recouvré leur liberté à la mort de ce ministre. La politique, plus qu'un sentiment de justice, avait eu part à ces premiers actes de la régence d'Anne d'Autriche. Mazarin, qui gouvernait sous son nom, avait compris les exigences de sa position, et senti la nécessité de populariser le nouveau gouvernement.

Suivant l'usage, on avait fait les plus belles promesses pour le bien-être du peuple ; et suivant l'usage aussi, ces promesses furent une déception. Qui aurait pu en réclamer l'exécution ? Les grands, ils ne songeaient qu'à eux : l'or, les places lucratives leur furent prodigués : on ne croyait point payer trop cher leur dévouement. Les parlements, celui de Paris seul était en position d'agir utilement. Il aurait pu se montrer exigeant quand on vint lui demander la régence pour la reine, il pouvait faire ses conditions ; mais, fier d'exercer une autorité qui n'appartenait qu'aux Etats-généraux, son orgueil satisfait le rendit insensible à la misère publique. Les plus justes plaintes étaient étouffées ; divers auteurs furent traités dé séditieux et poursuivis ; mais, dès que le ministère voulut rétablir une ancienne taxe qui ne pesait que sur les revenus des charges de la magistrature, le parlement fit des remontrances, des protestations, et se ligua avec tous les autres parlements pour défendre ce qu'il appelait les privilèges, les prérogatives de la magistrature.

Quelques voix s'élevèrent aussi en faveur du peuple, et réclamèrent la-réformation des abus. Le vieux Broussel avait retrouvé toute l'énergie du jeune âge, Blancmenil, deux autres conseillers appuient sa voix généreuse ; seuls, ils sont poursuivis par la cour. Le parlement lui-même les abandonna. L'édit fiscal qui froissait son orgueil et son intérêt, est révoqué : le peuple seul s'est rappelé le danger de ses défendeurs ; il se rallie, forme des barricades, assiège la reine, le jeune roi son fils, et le Mazarin dans le palais royal, toute la famille s'enfuit à Saint-Germain. Broussel est bientôt rendu à la liberté.

Le sang du peuplé avait aussi coulé, dans le combat de Saint-Antoine, le 1er juillet 1652 : Turenne était à la tête de l'armée royale ; Condé commandait celle des mécontents ; Gaston d'Orléans était le chef de ce parti. Les deux armées étaient en présence ; Anne d'Autriche, son fils, le cardinal ministre, leurs courtisans, comptant sur une victoire complète, avaient quitté leur retraite de Saint-Denis, et s'étaient placés sur les hauteurs de Charonne pour être témoins de la défaite de leurs ennemis. Gaston d'Orléans tremblait au Luxembourg, et n'osait se montrer. Une femme, mademoiselle de Montpensier, se rend auprès de lui ; et, après trois heures de sollicitations, elle a obtenu enfin l'ordre de faire ouvrir les portes de Paris, pour recevoir les débris de l'armée de son cousin, Et protéger leur rentrée dans la capitale. Ce n'était point assez : l'adhésion du corps municipal était indispensable ; mademoiselle de Montpensier a couru à l'Hôtel-de-Ville : les mères, les épouses, les filles, les amantes des combattants l'ont suivie ; et, malgré une défense de la cour fugitive, de fermer les portes à l'armée de Condé, le corps municipal, qui déjà opinait pour obéir à la lettre du roi, a donné à la fille de Gaston l'ordre qu'elle a demandé ; elle s'est dirigée vers la Bastille, à travers les blessés, les morts et les mourants. Condé, rassuré par elle, était retourné sur le champ de bataille ; elle avait fait placer de l'artillerie en dehors des fossés : une forte barricade était défendue par la troupe et par une réserve de quatre cents bourgeois. Les canons des tours sont chargés, et les boulets sillonnent les rangs des royalistes.

L'armée de Condé, protégée dans sa retraite, a pu rentrer dans la ville. Mademoiselle de Montpensier s'est aperçue que douze drapeaux, enlevés à l'armée royale, sont portés en triomphe à la tête des colonnes ; ces drapeaux étaient aussi français : les chefs ont bientôt reçu l'ordre de les réunira ceux de leur régiment ; mais ils n'en ont pas moins été portés à Notre-Dame.

La cour était restée sur les hauteurs de Charonne, elle entendait retentir l'artillerie de la Bastille, et la croyait dirigée contre les mécontents ; Mazarin ne doutait point que ce ne fût l'effet de ses intelligences dans la ville. Bon, s'écriait-il ; ils tirent sur les ennemis. Le maréchal de Villeroi n'avait point pris le change : Si c'est mademoiselle, avait-il dit, elle aura fait tirer sur nous. On avait reconnu qu'il ne s'était point trompé ; mais alors le cardinal faisant allusion à la passion de mademoiselle, qui s'était flattée d'épouser le jeune roi qu'elle aimait, s'était écrié après la dernière volée : Voilà un boulet de canon qui vient de tuer son mari.

Comment le cardinal ministre, instruit de la bataille qui devait avoir lieu, ne s'était-il pas assuré de la Bastille ? C'est qu'il connaissait bien Gaston d'Orléans, et que la courageuse résolution de mademoiselle était hors de toute prévision. Les femmes ont joué le principal rôle dans les troubles de la Fronde ; le cardinal ministre les trouva toujours à la tête de tous les partis qui se formèrent contre lui, et son ministère, qui ne finit qu'avec sa vie, ne fut qu'une lutte continuelle contre une opposition turbulente, dont les grands, le haut clergé et la magistrature, formaient tous les éléments, sans système, sans plan arrêté ; les intrigues succédèrent aux collisions armées, et Mazarin triompha par la ruse de ces ennemis. Il n'avait point compromis la dignité de la France, et ses instructions aux plénipotentiaires français au congrès de Munster, insistaient pour la réunion de la Belgique, qu'il regardait comme le boulevard de la capitale ; boulevard nécessaire, indispensable, et sans lequel sa sûreté était évidemment compromise. S'il fut le plus cupide des ministres, il a été le moins cruel ; peut-être, et sans le combat de Saint-Antoine, le nom de la Bastille n'eut été signalé dans l'histoire de son époque par aucun événement important.

Le procès de Fouquet, du chevalier de Rohan — voyez ces noms dans la biographie —, n'ont eu lieu qu'après la mort de Mazarin.

La France, comme tous les autres États, n'avait point alors de journaux politiques ; les nouvelles de cour, quelques articles littéraires, peu d'annonces industrielles, et en temps de guerre, de petits bulletins officiels, suffisaient pour alimenter ces feuilles, d'ailleurs si exigües ; mais la Fronde avait habitué le public aux brochures, aux vaudevilles satyriques, et même à des mémoires sérieux sur les plus graves questions d'administration. Ces publications qui se succédaient avec une piquante et rapide variété, étaient devenues un besoin, et elles avaient cessé avec les collisions qui les avaient fait naître.

A cette époque (1667), l'autorité municipale était confiée au bureau de la ville, composée des échevins, et présidée par le prévôt des marchands, du lieutenant-civil, du lieutenant-criminel, du chevalier du guet, comme chef de la garde municipale soldée, étaient chargés de la police de sûreté, de salubrité, et judiciaire.

Alors, comme depuis, les ministres soutenaient que cette partie de l'administration ne pouvait s'exercer sans arbitraire et les fonctions de police attribuées au lieutenant-civil et au lieutenant-criminel furent déférées à un lieutenant-général de police, choisi et nommé par le roi, c'est-à-dire-par les ministres. Ce nouveau fonctionnaire devait recevoir directement-les ordres et les lettres de cachet des secrétaires d'État, il était spécialement dans les attributions du ministre de Paris.

Le premier lieutenant-général de police fut Gabriel-Nicolas de la Reynie. Il signala son entrée en fonctions par des poursuites sévères contre les auteurs et distributeurs de nouvelles à la main, Cependant on comprit dès-lors l'inconvenance de confondre les prévenus de ce genre de délit, avec les voleurs, les assassins, les escrocs et les faussaires, etc. La Bastille fut destinée à leur servir de prison.

Ces nouvellistes fournissaient leurs gazettes à la main, et les brochures politiques à de grands seigneurs et même aux diplomates étrangers. On citait au rang de leurs principaux souscripteurs r les ducs de la Trémouille et d'Epernon, l'introducteur des ambassadeurs, Chabanais, la duchesse de Nemours, le surintendant des finances, Fouquet figurait aussi au nombre des souscripteurs, ainsi que la duchesse de Chevreuse, le comte de Claire, l'abbé de la Rivierre, conseiller intime de Gaston d'Orléans, l'abbé Colbert et beaucoup d'autres.

Le lieutenant-général de police fit arrêter successivement quatorze personnes soupçonnées de rédiger ou de distribuer ces feuilles à la main. On ne connaît qu'une seule condamnation prononcée contre Marcelin de l'Aage ; il avait été condamné à être fustigé et banni de Paris pour cinq ans, avec défense de récidiver sous peine de la vie.

Mais dès que la police eut été confiée exclusivement au lieutenant-général de police, à l'homme du roi, les prévenus de délit de la presse furent rarement déférés à la justice ordinaire. Le lieutenant-général de police, que ses agents appelaient le magistrat, ordonnait seul leur arrestation ; il décidait de la durée de leur emprisonnement à la Bastille, à Vincennes ou à Bicêtre.

Le gouverneur de la Bastille ne fut plus qu'un simple geôlier aux ordres du lieutenant-général de police, qui se réservait de régler les moindres détails de l'intérieur ; un prisonnier ne pouvait recevoir de visites, changer de linge, écrire, se faire raser, aller à la messe ou se promener sans un ordre exprès du magistrat.

Le major tenait les registres d'entrée et de sortie, enregistrait les ordres, et adressait chaque jour son rapport au magistrat.

Ainsi la lieutenance-générale de police de Paris était une véritable dictature : un seul homme disposait, sans responsabilité aucune, de l'honneur, de la fortune, de la liberté, de la vie même des citoyens. L'établissement de cette magistrature arbitraire était une violation manifeste de la loi fondamentale du pays. Le gouvernement municipal, consacré, garanti par les actes les plus authentiques, n'existait que sur le papier : l'autorité royale était arrivée progressivement à l'absolutisme. Paris, comme toutes les grandes cités de France, était régi par des magistrats de son choix, gardé par une milice bourgeoise : le parlement avait usurpé la haute administration municipale et judiciaire les élections avaient été successivement négligées, retardées, et enfin tombées en désuétude. Mais l'ordonnance, qui créa un lieutenant-général de police porta le dernier coup aux immunités des citoyens de Paris, et frappa de mort leurs institutions. On conçoit qu'à cette époque, les masses n'aient point compris toutes les conséquences de cette usurpation scandaleuse. Mais comment le parlement a-t-il pu si longtemps garder le silence ? Comment ce corps si nombreux, si influent, si jaloux de ses prérogatives, et si éclairé, n'a-t-il pas, à l'apparition de cette ordonnance j protesté au nom des lois indignement violées au nom de la liberté ces citoyens livrés à la merci d'un homme du roi, et maintenu dans leurs attributions le prévôt des marchands, le lieutenant civil, le lieutenant criminel, ses subordonnés.

Lorsque la nouvelle dictature eut frappé quelques-uns de ses membres et toute la compagnie, alors il se ravisa, il fit des remontrances, mais sans dignité, sans énergie ; et jamais il ne signala la véritable cause du mal, cette ordonnance de création du lieutenant-général de police, qui était d'autant plus puissant, que les limites de son pouvoir n'étaient point clairement déterminées. Un corps armé spécial fut mis à sa disposition, ne recevait d'ordre que de lui ; une légion d'espions circulait dans toutes.les parties de la capitale, pénétrait dans toutes les maisons ; le foyer domestique ne fut plus protégé.

Jusqu'alors la Bastille et Vincennes ne comptaient que peu de prisonniers : ces deux châteaux ne purent bientôt plus suffire. Les couvents des frères de la Charité à Charenton, des Lazaristes à Paris, furent transformés eu succursales des châteaux forts ; et les geôliers enfroqués surpassèrent en férocité leurs confrères de la Bastille, de Vincennes et de Bicêtre.

Depuis cette époque (1667), les proscriptions, les emprisonnements arbitraires, les jugements par commissions, prirent un effrayant accroissement : le lieutenant-général de police s'était érigé en grand prévôt, en juge souverain : il prononçait sur le lieu, la durée de la détention de ceux qu'il avait fait arrêter. Au terme de l'ordonnance de création, il ne devait être que l'exécuteur des ordres des ministres ; mais il s'était bientôt affranchi de cette dépendance, et une foule de lettres, de procès-verbaux portaient en termes -précis, après l'arrestation et l'entrée à la Bastille des malheureux proscrits : prendre les ordres du ministre pour régulariser les écritures.

Il y a plus, il est arrivé souvent que de simples commissaires de police, des exempts, des inspecteurs, arrêtaient des citoyens, les écrouaient à la Bastille, sous la réserve de prendre les ordres de leur supérieur, ordres qui devaient être antidatés, pour Ici régularité des écritures. J'ai rap porté plusieurs de ces ordres et de ces procès-verbaux dans la partie biographique. Les lieutenants-généraux de police obtinrent une grande importance sous le long règne de Louis XIV : il n'y avait pas assez de prisons pour le grand roi. Je n'ai pu qu'esquisser le tableau des persécutions contre les protes tans et les jansénistes.

La minorité de Louis XV semblait devoir être moins orageuse que celle de son prédécesseur. La France était en paix avec toute l'Europe, mais si elle n'avait point d'ennemis, elle n'avait, d'autre part, point d'alliés. Le trésor était épuisé ; une dette immense, résultat des longues guerres et surtout des folles prodigalités du règne précédent, menaçait l'Etat d'une inévitable banqueroute. Les prétentions de la cour de Rome, son inconcevable opiniâtreté à maintenir sa bulle Unigenitus, son refus d'accorder des tulles d'institution aux nouveaux prélats, pouvaient être sans conséquence pour la tranquillité intérieure, et le régent avait d'abord employé avec succès un moyen déjà mis en usage sous Louis XII et Henri II ; il avait établi une commission de séculiers pour l'installation des prélats au quels les bulles étaient refusées. La caisse apostolique se trouvait ainsi privée des annates qu'elle recevait à chaque promotion. La cour de Rome se montra plus docile, et les bulles ne furent plus refusées ; restait la constitution Unigenitus, qui divisa tout le clergé en deux factions. Le régent ne donna d'abord aucune importance à cette ridicule guerre, et il eut réussi à la faire oublier, si l'ambition de Dubois n'eut dérangé son plan, et si ce prêtre ministre n'eut acheté la pourpre au prix de l'honneur, du repos et de l'or de la France. Un évènement plus grave pouvait couvrir la France d'échafauds, et encombrer toutes les prisons : la conspiration de Cellamare, une circonstance toute fortuite et étrangère à toutes les prévisions, révéla un secret que tout l'or prodigué par Dubois, toute l'activité de ces agents n'avaient pu faire découvrir.

La conspiration étant habilement ourdie : avant même la mort de Louis XIV, on avait jeté dans le public les plus atroces préventions contre le duc d'Orléans ; on l'accusait de n'être pas étranger à la mort des trois dauphins ; on le signalait comme prêt à immoler à son ambition le faible et dernier rejeton de la race directe de Louis XIV. Les princes légitimés accréditaient ces bruits ; si l'accusation avait été vraie, rien n'avait pu empêcher le duc d'Orléans, parvenu à la régence, de frapper le dernier coup. Il ne l'avait point fait, il avait au contraire donné tous ses soins pour la conservation du jeune prince ; ce fait répondait à tout.

Aux dévots, on parlait de sa conduite privée, de son indifférence pour la religion ; il n'était ni moliniste, ni janséniste, les deux sectes le considéraient comme un hérétique, un impie. A la magistrature, on parlait de la destitution du chancelier d'Aguesseau, aux hommes politiques du choix de l'immonde et crapuleux Dubois, pour premier ministre. On s'était assuré d'une de nos plus belles provinces, la Bretagne était prête à se révolter et n'attendait que le signal.

L'or et les intrigues de l'Espagne alimentaient la rébellion ; les nations n'ont été que trop souvent sacrifiées à des intérêts, à des intrigues de dynasties. Philippe V ne se rappelait qu'il était né Français, que pour réunir sur sa tête et la couronne à l'éventualité de laquelle il avait renoncé, et celle qu'il devait au sang et aux trésors de la France pendant la longue guerre de la succession.

S'il n'y avait de guerre que dans l'intérêt et par la volonté des peuples qui seuls en font tous les frais, en supportent tous les dangers et tous les maux, le plus redoutable, le plus désastreux des iléaux qui affligent l'humanité serait le plus rare, ou plutôt les cas de guerre ne serait qu'une exception. Mais les rois seuls en décident ; pour eux c'est un jeu où ils ne risquent rien, et où ils se flattent de gagner beaucoup.

Le duc Richelieu fut impliqué dans cette conjuration, et ne fut point recherché. Il fut deux fois mis à la Bastille sous la régence, mais pour d'autres causes. Voltaire eut aussi les honneurs de la proscription, mais sa double détention à la Bastille fut courte, et il fut traité avec une faveur marquée. Il ne faut juger les hommes et les évènements, qu'en faisant la part des institutions et même des préjugés de leur époque. Rien n'était changé, et la France de Louis XV, était encore celle de Louis XIV. Le roi de fait, était Gaston d'Orléans, et tous les actes de l'autorité suprême était au nom d'un enfant de cinq ans, voilà toute la différence.

La conjuration de Philippe V pouvait avoir les plus graves conséquences, la guerre civile et la guerre étrangère. Le but de la conjuration était de mettre la couronne de France sur la tête de Philippe V, roi d'Espagne. Elle avait été ourdie par le cardinal Albéroni, premier ministre et favori de ce prince, et dirigée à Paris par Cellamare, ambassadeur de cette cour.

Le duc et la duchesse du Maine, le cardinal de Polignac, des évêques, des magistrats, de grands seigneurs, des gentilshommes, étaient entrés dans la conspiration. Les cardinaux de Rohan et de Bissy furent violemment soupçonnés d'y avoir participé.

Tout étant disposé pour l'exécution, le prince de Cellamare écrivit au cardinal Albéroni qu'il n'attendait plus que ses ordres pour agir. On devait d'abord s'assurer du jeune roi et du régent. Des hommes déguisés en marchands, en ouvriers, en religieux, partis des diverses provinces, devaient se réunir à Paris. Trois cents contrebandiers avaient été choisis, et devaient prendre l'uniforme des gardes-du-corps. Ils se seraient rendus la veille de Noël à l'Oratoire, rue S. Honoré où le régent devait entendre la messe de minuit, ils se seraient emparés de sa personne, et l'auraient immédiatement conduit sur les frontières d'Espagne, où il aurait été renfermé dans une prison d'état. Des courriers seraient expédiés pour les principales villes, porteurs de lettres toutes prêtes pour y annoncer la révolution.

Tout le plan, les noms des conjurés, les modèles des lettres que devait écrire le roi d'Espagne au roi de France, aux états-généraux, au parlement, aux intendants et au clergé ; des instructions, des lettres signées par Cellamare avaient été remises à l'abbé Portocarrero, neveu du cardinal de ce nom. Déjà il était en route, mais sui vi de près par des agents envoyés par le cardinal Dubois, instruit de tous les détails de la conjuration par Bussat, employé comme copiste à la secrétairerie du prince de Cellamare.

Que ce secret ait été découvert par la Fillon, fameuse matrone de l'époque, ou directement par Bussat à Dubois, peu importe.

L'abbé Portocarrero fut arrêté à Poitiers, et toutes ses dépêches furent immédiatement remises à Dubois ; elles furent lues au conseil de régence, et le 9 décembre 1718, le prince de Cellamare fut arrêté chez le ministre Leblanc, et conduit ensuite à son hôtel par de Liboy, gentilhomme ordinaire du roi.

Cellamare, escorté par des mousquetaires déguisés qui avaient été embusqués au Palais-Royal, fut ramené dans son hôtel. Tous ses meubles furent visités, tous ses papiers enlevés : Dubois présidait à cette opération. Ces papiers, divisés en quatre ballots, furent portés au Louvre. De Liboy conduisit ensuite l'ambassadeur jusqu'aux frontières d'Espagne. Les principales pièces de la conjuration furent imprimées à quatre cents exemplaires et expédiées dans toutes les provinces de France.

La duchesse du Maine et son mari ne furent arrêtés que le 29 décembre. La duchesse fut conduite dans un couvent de Dijon, le duc à la forteresse de Dourlan, le prince des Dombes et le comte d'Eu, à En. Les dames et les officiers de leurs maisons, une partie de leurs domestiques furent mis en prison. L'abbé Brigant, MM. Barjeton, Davisard, Malezieu père, Malezieu fils, le chevalier Dumenil, mademoiselle Delaunay, depuis Madame de Staal, Rondel, sa femme de chambre, M. de Gayaudun, l'abbé Le Cassais, une vieille comtesse, le comte de Laval, le marquis Bois-d'Avis, mademoiselle de Montauban, deux valets de chambre, quatre valets de pied, deux frotteurs de la duchesse du Maine furent conduits à la Bastille.

L'abbé Dubois assistait à leurs interrogatoires. Lui seul donnait les ordres au gouverneur pour les moindres délais relatifs à ces nombreux prisonniers.

Le régent avait fait accompagner les pièces imprimées et envoyées dans toutes les provinces par une circulaire ainsi conçue :

Afin que le public soit instruit sur quels fondements Sa Majesté a pris la résolution, le 9 du présent mois, de renvoyer le prince de Cellamare, ambassadeur du roi d'Espagne, et d'ordonner qu'un gentilhomme ordinaire de sa maison l'accompagne jusqu'à la frontière d'Espagne ; on a fait imprimer les copiés des deux lettres de cet ambassadeur à M. le cardinal Alberoni, des 1er et 2 du présent mois, signées par a ledit ambassadeur, entièrement écrites de sa main et sans chiffres.

Lorsque le service du roi et les précautions nécessaires pour la sûreté et le repos de l'Etat, permettront de publier les projets manifestés et mémoires cotés dans ses deux lettres, on verra toutes les circonstances de la détestable conjuration tramée par cet ambassadeur pour faire une révolution dans le royaume.

 

Les pièces promises ne furent point publiées. Si l'on en excepte les huit cents contrebandiers indiqués dans la lettre de Cellamare au cardinal Alberoni, on ne voit parmi les conjurés que des dames et des seigneurs de la cour, des prélats et des gentilshommes, quelques prêtres séculiers et des jésuites.

La conjuration avait de grandes ramifications en Normandie, et surtout en Bretagne, Une affaire aussi importante devait être portée au parlement de Paris. Les chefs de la conjuration étaient ses justiciables, et c'était dans le ressort de cette cour que le plan de ces conspirateurs s'était formé, et que la conjuration devait éclater. Pour la régularité de la procédure et pour réunir sur un point les pièces du procès et tous les accusés, il aurait fallu faire conduire à Paris les conjurés des provinces, comme on avait déjà fait à l'égard du marquis Bois-d'Avis et d'Autres : telle était la marche prescrite par la loi. Mais les ministres du régent se réservèrent de diriger l'affaire à Paris ; et, par lettres-patentes du 5 octobre, une commission extraordinaire fut établie à Nantes pour les accusés bretons. Ce n'était pas sans doute pour accélérer la procédure que le ministre avait soustrait les accusés à leurs juges naturels, puisque cette commission de Nantes n'avait été instituée que plus de dix mois après la découverte de la conjuration et l'emprisonnement des principaux accusés.

La commission de Nantes se montra très sévère. Cent quarante accusés furent cités devant elle ; quatre furent condamnés à mort et décapités, seize autres condamnés à la même peine, par contumace, ont été exécutés en effigie. Savoir :

Crisogon-Clément de Guer, marquis de Poncallec, y demeurant ; Thomas-Simon de Mont-Louis, écuyer, demeurant à Placaer ; Laurent Lemoine, chevalier de Thalouet, demeurant à Burrach ; François du Coedic, écuyer demeurant à l'hôtel le Paradis, condamnés à mort et décapités sur la place du Bouffey, le marché y tenant, le 26 mars 1720, le jour même de l'arrêt.

Louis Thalouet, de Bonamour, gentilhomme, à Lourmoi ; De Lambilly, conseiller au parlement de Bretagne ; Jacques Melac, Hervieux Denis, demeurant à Josselin, de la Berraye, gentilhomme, Thalouet de Boishorand, gentilhomme, Trevelec, de Bourgneuf, fils, gentilhomme, Coquart de Rosconan, gentilhomme, le comte de Polduc-Rohan, le chevalier de Polduc, son frère, François-Auguste du Groesquer, l'aîné, gentilhomme, l'abbé du Groesquer, son frère, Delaboussaye, père, gentilhomme, de la Boissière-Kerpedron, gentilhomme, le chevalier du Crosco, Gouello de Kerantré, gentilhomme, de Villegley, gentilhomme.

Du Groesquer fut amnistié en mai 1723, et Gouello de Kerantré en octobre de la même année. Un arrêt du 26 mai 1720 avait ordonné que tous les écussons des châteaux des quatre condamnés à mort seraient détruits, les fossés de leurs châteaux comblés, les bois et avenues coupés, les fortifications démolies, tous les biens confisqués. Une amnistie générale fut accordée à tous les condamnés par contumace ; la commission, ou chambre royale de Nantes fut transférée de Nantes à Paris, par lettres-patentes du 14 avril 1720, pour y juger ceux qui avaient été exceptés de l'amnistie ; ils devaient se constituer volontairement à la prison du fort Levêque pour y purger leur contumace. La commission n'eut à prononcer que des acquittements.

Par lettres-patentes du 5 avril 1721, les biens confisqués furent rendus aux condamnés ou à leurs familles. La commission de Nantes finit ses opérations, à Paris, en 17 elle siégeait à l'Arsenal.

Vingt-deux colonels, tous conjurés, s'étaient engagés à arrêter le régent et à le conduire à la Bastille, trois seulement ont été conduits à la Bastille, le duc de Richelieu, le comte de Laval, le marquis de Saillant. Un quatrième colonel, Bouscairenne, de Mont-Fleury, avait été mis aussi à la Bastille pour la même affaire ; mais cet officier était au service de la Pologne. Il dut sa liberté à une infâme dénonciation qu'il fit contre Fournier, chirurgien de la Bastille. — Voyez Fournier, Laval, Saillant, Richelieu, Brigant (l'abbé), Staal.

Le régent avait craint d'irriter la cour d'Espagne en se montrant sévère contre les conjurés. Cette puissance répondit h sa clémence par une déclaration de guerre, avant même que les procédures aient été commencées.

Les actions de la banque de Law avaient été soumises à une révision. Des condamnations capitales furent prononcées et exécutées. En 1723, quatorze accusés comparurent devant une commission extraordinaire siégeant à l'Arsenal : quatre avaient été condamnés à mort, leur peine fut commuée. — Voyez Thalouet, Clément, Gally, Dandé et autres, dans la partie biographique de cet ouvrage —. Tous ces accusés ont été détenus à la Bastille.

Ragoszi, dont la vie aventureuse semble appartenir aux chroniques du moyen âge, avait pour résident en France l'abbé Bremner. Les motifs pour lesquels cet abbé fut mis à la Bastille ne sont pas bien constatés : il y était entré le 18 août 1721 ; la vie lui était moins chère que sa liberté, il se coupa la gorge dans son cachot, le 22 septembre de la même année. Il était détenu depuis 54 jours.