LA BASTILLE

MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE SECRÈTE DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS, DEPUIS LE 14e SIÈCLE JUSQU'EN 1789

 

CHAPITRE II.

 

 

Montagu, grand-maître de la maison du roi et surintendant des finances. — Factions d'Orléans et de Bourgogne. — Desessarts. — Jacques d'Armagnac duc de Nemours. — Le connétable de Saint-Pol. — L'amiral Chabot. — Le chancelier Poyet. — Le maréchal de Biron. — Les ducs de Bouillon. — D'Epernon. — Le comte d'Auvergne. — Ministère du cardinal de Richelieu. — Tableau nominatif des nobles -et magistrats et plébéiens, proscrits, bannis, exilés, condamnés, exécutés, assassinés et empoisonnés. — Suite du règne de Louis XIII. — Le Maréchal d'Ancre. — Sa femme. — Mazarin. — Anne d'Autriche. — Louis XIV. — Le surintendant Fouquet. — Lettres galantes de la veuve Scarron, etc. — Le chevalier de Rohan. — Madame de Villars.

 

C'est s'imposer les plus absurdes et les plus évidentes contradictions que de juger les hommes et les faits passés en, dehors des mœurs et des institutions de leur époque. L'autorité royale a été sans force réelle et sans dignité, tant qu'elle ne s'est pas appuyée sur les intérêts et les affections des masses. Deux factions, tantôt opposées, tantôt réunies, se disputaient ou se partageaient les pouvoirs. L'autorité royale, abandonnée à elle-même, était forcée de subir leur influence, sous peine de succomber. La noblesse et le haut clergé, dans le quatorzième siècle, s'étaient groupés sous les bannières d'Armagnac et d'Orléans ; les masses, flétries par un long servage, obéissaient aveuglément à leurs maîtres. L'ignorance entretenait cette longue habitude d'asservissement. La prise de la Bastille, en 1417, à laquelle la population prit une part si active, ne fut qu'un fait de parti, qu'un succès de la faction de Bourgogne sur celle d'Orléans : tous ceux qui y furent renfermés à cette désastreuse époque ne pouvaient être considérés que comme prisonniers de guerre ; les autres n'étaient qu'une exception.

Il en fut tout autrement depuis ; ce château-fort ne reçut plus que des prisonniers d'Etat, et les procès de Montagu, de Desessarts, des comtes de Saint-Pol, de d'Armagnac, de Biron, avaient une cause toute politique.

Montagu, grand-maître de la maison du roi et surintendant des finances, avait acquis une fortune immense et rapide : son hôtel, ses châteaux étaient meublés avec le plus grand luxe ; il possédait beaucoup d'or, de diamants, d'effets précieux ; il s'était allié par les mariages de ses enfants et de ses parents aux plus grandes maisons ; et, tandis que ses coffres étaient pleins, ceux du roi étaient vides, de sorte que lui et ses enfants, après avoir engagé leurs revenus et leurs meubles, jusqu'à leur vaisselle, manquaient presque des commodités de la vie. (Hist. Méz. Ier v., p. 998.) Le peuple, sur lequel pesait tout le fardeau des impôts, s'indignait du luxe effréné et de l'ambition de ce ministre. Ses plaintes n'étaient qu'un vain bruit, et Montagu eût continué à jouir paisiblement de sa grande fortune et du pouvoir, s'il avait voulu abandonner la faction d'Orléans, et se dévouer au duc de Bourgogne ; si ses richesses et ses grands emplois n'eussent été convoités par les partisans du prince bourguignon, alors tout-puissant. Ce n'était pas la première fois que les justes plaintes du peuple avaient servi de prétexte aux chefs des factions pour poursuivre et perdre leurs rivaux.

Le duc de Bourgogne avait fait arrêter Montagu, et l'avait livré à une commission extraordinaire, sous l'accusation de concussion et de péculat. L'accusé ne sortit de la Bastille que pour entendre son arrêt, et fut mis en une charrette, vestu de sa livrée d'une houpelande de blanc et de rouge, chaperon de même, une chausse rouge, et l'autre blanche, un esperon doré, les mains liées devant, une croix de bois entre ses mains, haut assis en la charrette, deux trompettes devant lui : en cet estât mené ez halles, et la teste lui fut copée[1].

Ces richesses, ces grands biens qu'on l'accusait d'avoir acquis aux dépens du trésor public, ont-ils été vendus pour réparer le déficit : on n'y songea point ; ils furent confisqués suivant l'usage, et suivant l'usage encore donnes aux seigneurs qui l'avaient dénoncé.

Desessarts qui avait provoqué et obtenu sa condamnation lui succéda au ministère des finances, et quatre ans après, accusé des mêmes crimes, il subit le même supplice. La mémoire de Montagu fut réhabilitée : tous deux, innocents ou coupables, avaient été sacrifiés à des passions privées, à des rivalités haineuses et cupides. Nous verrons d'autres ministres, d'autres grands seigneurs s'élever et tomber de même, et toujours par les mêmes causes, toujours sous le prétexte du bien public, et leur châtiment mérité ou non n'a profité qu'aux ambitieux qui ont hérité de leur pouvoir et de leurs dépouilles. Le peuple a continué de payer et de souffrir.

Le supplice de Montagu, date de 1409 ; celui de Desessarts de 1413.

Les circonstances qui ont précédé, accompagné et suivi la condamnation et le supplice de Jacques d'Armagnac duc de Nemours, ont un caractère d'atrocité dont l'histoire des temps et des pays les plus barbares offrent peu d'exemples. Lui aussi fut condamné par une commission extraordinaire ; ses deux fils, encore enfants, furent placés sous l'échafaud, vêtus de longues robes blanches qui furent bientôt couvertes du sang de leur père. Tout n'est pas fini pour eux, ils sont ramenés à la Bastille, renfermés dans les plus hideux cachots ; et deux fois chaque semaine, fustigés jusqu'à effusion de sang, par ordre et en présence de Lhuillier gouverneur de la Bastille ; tous les trois mois ce même gouverneur leur faisait arracher une dent. L'aîné perdit la raison et mourut dans les fers, le plus jeune n'obtint sa liberté qu'en 1483 ; après la mort de Louis XI ; leur père avait subi son arrêt en 1476, il n'avait pas été arrêter et s'était rendu volontairement à Pierre de Bourbon, gendre du roi, et qui, sur l'honneur, lui avait assuré qu'il ne lui serait fait aucun mal.

Le connétable, Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol, connétable de France, se rendait à Mons sous la garantie d'un sauf-conduit du duc de Bourgogne, prince souverain de ce pays, quand il fut arrêté, par le gouverneur de Saint-Quentin, son meilleur ami, conduit à Paris et jeté à la Bastille, dont Philippe Lhuillier était encore gouverneur. Le connétable fut condamné par une commission extraordinaire à être écartelé, les quatre membres pendus en voies publiques et le corps au gibet ; mais par grâce spéciale, il fut décapité et sa famille fut autorisée à le faire inhumer.

Que de crimes, que de désastres eussent été prévenus, si l'autorité royale eut respecté la foi des serments et la loi fondamentale du pays ; si les décrets de l'assemblée vraiment constituante de 1555, n'eussent pas été violés ; si les états convoqués à des époques déterminées, eussent été appelés à fixer l'impôt annuel et à intervenir dans toutes les grandes questions qui intéressaient la sûreté intérieure et extérieure de la France. L'autorité royale a perdu en garantie, en force morale ce qu'elle croyait gagner en pouvoir ; elle ne s'est affranchie du contrôle légal, et nécessaire des Etats-généraux que pour se mettre à la merci de deux factions rivales, qu'une aveugle ambition, de vaniteuses antipathies, ont jeté dans tous les excès et dans tous les crimes. Les leçons du passé, les évènements même dont les chefs des deux factions étaient les témoins, les instruments et souvent les victimes, étaient sans enseignement pour l'avenir.

L'amiral Chabot, élevé aux plus hautes dignités, maître d'une grande fortune, favori du roi, devait se croire à jamais heureux et inaccessible aux intrigues des courtisans ; une disgrâce même ne pouvait être pour lui qu'un malheur très réparable ; sûr de l'amitié du roi, de la bienveillance de la favorite que pouvait-il craindre ? La jalousie d'un rival de pouvoir, la haine d'un prêtre ont fait évanouir un rêve de bonheur.

Sur une accusation vague, Montmorency et le cardinal de Lorraine, l'ont fait descendre des marches du trône dans un cachot de la Bastille. Il voudra prouver la fausseté de l'accusation par des témoins. Dévoué à ses ennemis, le chancelier Poyet a tout prévu, une ordonnance a privé les accusés de l'unique garantie de l'innocence. Chabot restera sans défense en présence d'une honteuse accusation ; il succombera. Condamné à une amende énorme, il ne pourra la payer, et l'amiral de France restera en prison ; mais un caprice, un mot de la favorite, le sauvera. Le plus étourdi, le plus crédule des princes, François Ier, a rendu ses bonnes grâces à l'amiral.

Montmorency et le cardinal de Lorraine sont les accusateurs de l'amiral, eux seuls avaient, par leur influence, leurs intrigues, provoqué, obtenu sa condamnation ; l'amiral rentre en faveur ; proclamé innocent, il devait s'attendre à voir ses accusateurs poursuivis à leur tour, et condamnés comme calomniateurs. Il n'en allait pas ainsi à la cour des Valois. Montmorency et le cardinal de Lorraine n'éprouvèrent pas le plus léger désagrément. Guillaume Poyet, leur instrument, portera seul le poids du ressentiment du roi. François est furieux ; il ordonne l'arrestation et la mise en jugement du chancelier. On bâtit une accusation sur une peccadille insignifiante.

A son tour, Poyet veut répondre par des témoins ; on lui oppose sa fameuse ordonnance ; il ne l'avait faite que pour perdre l'amiral Chabot. Il a porté la peine d'un acte arbitraire qui fut son ouvrage ; et, pour rendre sa défense impossible et sa condamnation inévitable, il a 'suffi de lui appliquer sa propre loi. C'était justice ; mais, l'abus une fois reconnu, il fallait le détruire ; il fallait abolir une ordonnance inique ; l'ordonnance resta.

Voltaire appelle les rois illustres ingrats ; son héros, auquel il a créé une réputation usurpée, fut plus qu'ingrat envers ceux qui, au prix de leur sang, l'avaient fait roi. La condamnation de Biron fut son ouvrage. Biron avait conspiré pour la faction espagnole, à une époque où Henri IV n'avait pas encore d'enfants, ni de collatéraux au degré successible. Le roi d'Espagne convoitait le trône de France. Il lui avait été facile de se créer un parti, dans la haute noblesse et parmi les principaux officiers de la couronne. La main d'une Infante et le don d'une de nos plus belles provinces, érigées en principauté indépendante, avaient été promis à Biron, pour prix de sa coopération dans cette intrigue. C'est un fait incontestable ; mais il s'était rétracté, il avait abandonné ce parti : il l'avait abandonné spontanément. Henri avait fait plus que lui pardonner sa faute ; il lui avait rendu son amitié, son rang, ses honneurs ; il lui avait confié un gouvernement important. Biron avait en effet rompu toutes ses relations avec l'Espagne et la Savoie, depuis la naissance du dauphin. Cet événement avait tout changé. Tant que Henri n'avait pas eu d'enfant, Biron avait voulu s'assurer son avenir. Il avait moins consulté l'intérêt général de la France que son intérêt privé. Il voyait la France déchirée par la guerre civile et la guerre étrangère. Après la mort d'Henri sans postérité, il la voyait envahie, partagée, il avait d'avance fait sa part du butin. Il eut été plus français et plus honorable de combiner, d'arrêter un plan de défense générale contre l'invasion étrangère et l'ambition des chefs de parti dans l'intérieur. Mais telle est l'inévitable conséquence des monarchies ; tout vit, tout meurt avec le prince ; et, s'il n'a point laissé d'héritier, les grands se disputent le trône devenu vacant ; chacun des prétendants se ligue avec les étrangers, et le plus horrible des fléaux, la guerre civile, décime la capitale et les provinces. Biron n'avait fait que ce que les autres grands du royaume avaient fait ou projetaient de faire ; mais, en admettant qu'il eût été coupable, et ce point est incontestable, ce n'est point la question du procès ; il s'agissait de savoir s'il avait cessé de l'être. Il y avait eu de sa part tentative, mais non pas exécution d'un crime ; cette exécution avait été suspendue par une circonstance dépendante de sa volonté. Il était donc excusable ; un jury l'eût absous ; des commissaires l'ont condamné.

Comment justifier Henri IV de la part active qu'il prit à cette affaire ? Croyait-il Biron coupable ? il devait se borner h le faire traduire devant les juges ordinaires, et laisser à l'action des lois son libre cours ; mais devait-il se ravaler au rôle ignoble d'agent de police ; tendre un piège à Biron pour l'attirer dans son cabinet et l'y faire arrêter ? C'est ce qu'il a fait.

Sully n'avait vu aucune difficulté d'arrêter les ducs de Bouillon, d'Epernon et le comte d'Auvergne : il s'attendait à une violente résistance de la part du maréchal Biron, et il avait proposé à Henri de l'attirer dans son appartement, et de se saisir de sa personne par des gentilshommes dévoués et qu'on ferait cacher, tout prêts à se montrer au premier signal. Henri ne repousse point la pensée d'un honteux et lâche guet-apens ; il avait répondu : Je ne veux pas remplir ma chambre et mon cabinet de sang. Il était convenu que ces seigneurs seraient arrêtés tous, la nuit suivante, dans leur lit. Sully s'était retiré dans son pavillon, qui estait vis-à-vis celuy du mareschal ; et, après soupper, se bostat et fit boster des gens, seller ses chevaux et aprester son bagage, et se retira dans sa petite chambre, qui avait veue sur le pavillon du mareschal. Attendant d'heure en heure à le veoir attaquer, se promenant, quelques fois lisant, il ouït sonner neuf, dix, onze, douze heures. Enfin averti par la Varenne que le roi le demandait, il se rendit auprès de lui, et il apprit que le roi avait fait arrêter ces seigneurs dans son cabinet.

Henry s'était ravisé et avait suivi le conseil de Sully, qui partit sur-le-champ pour Paris, et fit tout disposer à la Bastille pour les recevoir ; avant de quitter Fontainebleau, il avait donné les ordres nécessaires pour les faire transporter en bateau. (Ecoss. et servit. roy. 2 p. 49).

Biron prétendit avec raison, qu'il avait fait à Henry l'aveu de sa faute, qu'il lui avait même offert de lui dévoiler tout le complot tramé avec les cours d'Espagne et de Savoie, enfin que le roi lui avait pardonné ; sa justification résultait d'une lettre produite par le traître Lafin ; par cette lettre, Biron apprenait à son confident, qu'il avait changé de résolution, renoncé au complot et l'engageait à l'imiter. Il terminait ainsi : Puisque Dieu a donné un fils au roi et au royaume, il faut oublier nos visions anciennes, et si vous avez bien fait par le passé, tâchons de faire mieux à l'avenir.

Rien de plus clair que ces expressions. Le complot avait été abandonné volontairement par Biron avant d'avoir eu un commencement d'exécution, Biron était donc excusable : sa faute lui avait été remise par le roi lui-même, lors de son passage à Lyon. Ses jugés, ou plutôt les commissaires, avaient ordre de le condamner ; ils déclarèrent qu'il y avait eu abolition de fait, non de droit attendu que l'accusé n'avait pas obtenu de lettres d'abolition enregistrées au parlement. Vainement le maréchal demanda que le roi s'expliquât sur ce qui s'était passé entre eux. Henri fut impitoyable. N'avait-il pas fait arrêter lui-même l'accusé dans un guet-à-apens ? n'était-il pas entré dans les moindres détails de cette arrestation et du transport des prisonniers, de Fontainebleau à Paris. Sully n'avait été que l'instrument passif des ordres du monarque, et Sully était parent de Biron, et se disait son ami. Biron lui-même le croyait tel ; il en parla en ces termes à M. de Rumigny, concierge de la Bastille, au moment où il marchait au supplice.

La Bastille n'était encore, à cette époque, que le dépôt des réserves du trésor. Sully n'en était gouverneur qu'en qualité de grand-maître de l'artillerie. Ce château ne recevait que des prisonniers d'état.

Barbin, la maréchale d'Ancre et beaucoup d'autres furent enfermés à la Bastille sous le règne de Louis XIII, mais ils ne pouvaient être considérés comme prisonniers d'état. Barbin était victime d'une intrigue de cour ; le favori de Louis XIII ne voulait que l'éloigner de la reine-mère ; d'autres serviteurs de cette princesse avaient été écartés par le même moyen. Ils recouvrèrent la liberté, et la maréchale d'Ancre n'eût été qu'exilée, si elle eût été pauvre ; mais son immense fortune était convoitée par les favoris ; une condamnation capitale en entraînait la confiscation ; elle ne pouvait échapper à la mort.

Le nombre des détenus à la Bastille, par ordre de Richelieu, s'élève à peu près à cent, dont deux ou trois pour religion. Presque tous appartenaient à la classe privilégiée. C'étaient des grands seigneurs, des prélats, de grandes dames. Richelieu continuait Louis XI. On ignore les noms de la plupart des victimes mises à mort à Ruel, beaucoup d'autres ont été enfermées à Vincennes et autres châteaux-forts ; plusieurs assassinés, un plus grand nombre exilés ou bannis. Cinq-Mars et de Thou ont été suppliciés à Lyon, Montmorency à Toulouse, le comte de Chalais Talleyrand à Nantes, le comte de Bouteville et des Chapelles, le maréchal de Marillac, à Paris ; d'Hautefort, vicomte d'Étranges, à Étranges ; le grand-prieur de Vendôme, le maréchal d'Ornano, moururent dans la prison de Vincennes. Gargan fut exécuté au carrefour Saint-Paul, pour sortilège (1631) ; Saint-Léger Montgaillard, décapité à Paris ; Deshayes-Cormenin, à Béziers ; d'Entrague, de Capistran, Castrin, à Paris ; Chavagnac, à Metz ; le capitaine Duval, pendu en 1631 ; Campredon, officier du duc de Rohan, décapité en 1626 ; le baron de Saint-Angel, dit le Clausel, pendu en 1626 ; Gaspard Boulanger, à Amboise ; Saint-Preuil de Jussac, décapité à Amiens ; le comte de Rieux, de la Feuillade, de Saint-Genit, le baron de Leran, d'Alsan, de Beaumarchais, le duc de la Valette, le duc de Guise, archevêque de Reims, le duc de Rouanez, la marquise de Forgis, le marquis de la Vieville, le commandeur du Jart, le duc de Rohan, le marquis de Marole, etc., etc., etc., avaient été condamnés par contumace, et ont été exécutés en effigie.

J'ai indiqué les circonstances particulières des causes et de la durée des proscrits qui ont été enfermés à la Bastille. — Voir les articles qui les concernent, et leurs noms dans la partie biographique — ; ce régime de terreur et de sang, dirigé par le cardinal Richelieu, a duré plus de seize ans, et n'a fini qu'à sa mort.

Sous le règne de Louis XIV, la Bastille put contenir tous ceux qui avaient le malheur de déplaire aux maîtresses du prince ou à ses ministres, et les accusés de crimes réels ou supposés traduits devant ces commissions extraordinaires, dont le siège fut dès-lors établi à l'Arsenal.

Ainsi, tandis que les ministres de Louis XIV appelaient le concours de tous les parlements pour la rédaction de nouveaux codes, pour déterminer les attributions de tous les tribunaux, ils établissaient, en dehors de ces juridictions et du droit commun, des commissions de leur choix, placées dans leur dépendance exclusive, et dont l'unique loi était le bon vouloir ministériel. Les portes de la Bastille ne s'ouvrirent et ne se fermèrent que par leurs ordres. Comment le parlement de Paris, si jaloux de ses prérogatives, et qui brisait à son gré les dernières volontés du roi, disposait de la régence pendant la minorité, ne s'était-il pas élevé contre cet étrange abus de tous les pouvoirs, contre l'usurpation flagrante de l'autorité royale, ou plutôt des ministres ; comment a-t-il gardé le silence dans une circonstance aussi grave ; comment a-t-il souffert que ces actes arbitraires se prolongeassent impunément pendant plus d'un siècle ; il se ravisa enfin, mais lorsqu'il fut atteint lui-même et enveloppé dans la proscription commune.

Alors seulement, il éleva la voix ; mais dès que le danger fut passé, dès qu'il n'eut plus à craindre pour ses membres que la suspension de ses fonctions et l'exil, il se borna à réclamer pour lui seul, et laissa le despotisme ministériel disposer à son gré de la liberté, de l'existence même des autres citoyens.

Il fit plus, on le vit s'associer à ses ressentiments et à ses vengeances ; et, dans les causes qui lui furent déférées par lettres-patentes, il se montra aussi obséquieux, aussi servile, que les commissions.

Dès lors, les ministres purent, sans craindre des remontrances, soustraire de grands coupables à la juridiction parlementaire, et compter sur la docilité de cette cour pour sévir contre les victimes qu'ils leur livraient. Leur condamnation était écrite d'avance, il est inouï qu'un innocent, déféré au parlement par les ministres, ait été absous.

Ce ne fut qu'en 1755, que le parlement de Paris fit un appel aux autres parlements, à toute la France, contre cette épouvantable anarchie ; cet appel fut entendu. La cour pouvait encore avoir bon marché de l'opposition des parlements, elle eut recours à la violence, à la force brutale. Maupeou voulut renverser les parlements et échoua dans son audacieuse entreprise ; mais avant cette lutte et tant qu'elle dura, combien de victimes ont été encombrées dans les cachots de la Bastille ; combien y ont péri de l'excès de leurs souffrances, ou en mettant elles-mêmes fin à leurs douleurs par le suicide.

Le châtiment d'un ministre prévaricateur est en même temps un acte de justice et un bienfait ; il peut contenir dans les limites de la légalité, ceux qui lui succéderont ; mais sans la publicité des débats, sans l'exacte observation des formes déterminées par le droit commun, une condamnation est illégale, et sans utilité pour la chose publique.

Il est vrai de dire que Fouquet a été condamné et non jugé, par une contradiction dont notre histoire offre tant d'exemples. L'autorité royale pour laquelle ses principaux agents exigent des masses un respect sans bornes, une sorte de culte, a toujours été compromise, avilie en pareille circonstance ; les ministres font toujours jouer au roi un rôle honteux. Ainsi, Louis XIV accepte une fête de Fouquet, lui témoigne la même confiance quand il vient de signer l'ordre de l'arrêter.

Dans les intrigues de cour, les causes les plus frivoles amènent souvent les évènements les plus graves. La veuve Scarron, devenue favorite et presque reine, ne pouvait, comme tous les parvenus, voir qu'avec une peine extrême ceux dont l'aspect lui rappelait ce qu'elle avait été : elle avait tout tenté pour indisposer son royal amant contre Fouquet, dont la présence lui rappelait d'humiliants souvenirs. Ce n'est qu'une conjecture, mais elle est au moins vraisemblable ; tous les papiers de Fouquet avaient été saisis sans nulle exception, et parmi ces papiers se trouvèrent des lettres de la veuve Scarron, qui depuis afficha une vertu si sévère ; ces lettres prouvaient qu'elle n'avait pas toujours été aussi scrupuleuse ; elle briguait elle-même les honneurs du mouchoir, elle était pauvre, obscure ; Fouquet avait la clef du trésor de l'Etat, il savait qu'avec les financiers et les hommes d'Etat il faut en finir promptement, et que le dénouement des négociations en affaire comme en plaisir, ne doit pas se faire attendre. C'est dans cet esprit qu'elle avait écrit les deux lettres suivantes ; elle était alors obscure et pauvre. Je ne vous connais pas assez pour vous aimer ; et quand je vous connaîtrais, peut-être vous aimerai-je moins ; j'ai toujours fui le vice, et naturellement je hais le péché ; mais je vous avoue que je hais encore plus la pauvreté. J'ai reçu vos dix mille écus, si vous voulez encore : en apporter dix mille dans deux jours, je verrai ce que j'aurai à faire.

Deuxième lettre.

Jusqu'ici, j'étais si bien persuadée de mes forces que j'aurais défié toute la terre ; mais j'avoue que la dernière conversation que j'ai eue avec vous m'a charmée : j'ai trouvé dans votre entretien mille douceurs, à quoi je ne m'étais pas attendu. Enfin, si je vous vois jamais seul, je ne sais pas ce qui arrivera.

La pauvre veuve avait voulu faire ses affaires elle-même : le galant contrôleur-général n'était embarrassé que sur le choix. D'autres se chargeaient de pourvoir à ses plaisirs ; deux autres lettres fort courtes et très significatives, vont le prouver.

Madame de Valentinois, avec cette complaisance, dont une dame de cour est seule capable, écrivait, au surintendant : Je ne sais plus de quel prétexte me servir pour vous voir : j'ai passé deux fois aujourd'hui, inutilement au-dessous de vos fenêtres ; donnez-moi un rendez-vous je pourrai me défaire de tout le monde pour m'y rendre.

J'ai parlé à madame...... de la bonne sorte, et puis quasi répondre d'elle : je vous ai ménagé une entrevue pour après demain ; mais je souhaite qu'elle ne soit pas comme elle est aujourd'hui. Jamais elle ne m'a paru si aimable, et assurément mes affaires iront fort mal.

L'abbé de Belebat, dont l'ambition se bornait à se voir enregistrer sur la feuille des bénéfices, était plus concis dans sa correspondance avec l'heureux surintendant des finances. Sa lettre est brève comme un bulletin de courtier.

J'ai trouvé aujourd'hui votre fait. Je sais une fille belle, jolie et de bon lieu ; j'espère que vous l'aurez pour trois cents pistoles.

Voilà les mœurs de l'époque. La cour du grand, roi était ainsi faite.

Fouquet a trouvé des amis et des défenseurs dans l'adversité. Les gens de lettres ne l'abandonnèrent point ; il suffit de citer La Fontaine et Molière. Pelisson s'est immortalisé par son généreux dévouement il eut laissé une réputation honorable et toujours pure, s'il ne se fut laissé entraîner dans cet ignoble et sale coterie des convertisseurs, qui, l'argent dû trésor et les- dragons aidant, avaient le monopole des conversions à tant par tête.

L'aveu d'un accusé ne doit jamais faire preuve contre lui. Entre lui et la société qui l'accuse, les témoins seuls doivent éclairer la conviction du juge : cette maxime de justice et de probité était dictée par la raison avant d'être consacrée en principe judiciaire.

Le chevalier de Rohan et ses complices étaient coupables du plus grand des crimes, ils avaient trahi leur pays, ils avaient vendus à l'ennemi l'entrée des frontières qu'ils étaient chargés de garder et de défendre. Il eut été possible de découvrir la preuve légale de l'accusation par une enquête. On n'y songea pas. Les commissaires eurent recours à de honteux expédients, à de perfides allégations, à des mensonges enfin pour surprendre l'aveu d'un accusé.

Le chevalier de Rohan et ses complices étaient vraiment des criminels d'Etat, Le jugement de cette affaire appartenait au parlement de Rouen. C'était le tribunal suprême du lieu du délit ; la procédure révéla le motif qui avait déterminé à soustraire les accusés à leurs juges naturels. Un prince était compromis par les déclarations du chevalier Louis de Rohan, il fallait sauver l'honneur de ce prince, et par ordre du roi cette déclaration fut biffée sur les registres.

Tous crimes doivent être jugés et punis aux lieux où ils ont été commis. Ce principe de droit était consacré par l'ordonnance de 1770, et c'est sous l'empire de cette ordonnance et quatre ans après sa promulgation, que fut rendu par des commissaires, et à Paris, l'arrêt qui condamna Louis de Rohan, le chevalier Despréaux, la dame de Villars et Affinis Vandenenden, ses complices. Voilà comme les ministres de Louis XIV respectaient les ordonnances qu'ils avaient fait rendre. Le parlement de Rouen était seul compétent. Le privilège s'étendait à tout, l'échafaud avait aussi les siens. Louis de Rohan, le chevalier Despréaux, madame de Villars étaient nobles et furent décapités. Le Hollandais Affinis Vandenenden était étranger et plébéien, il fut pendu[2].

 

 

 



[1] MSS. de Rousseau à la Bibl. N. — Registre du Park. — Reg. de la Cour des Comptes.

[2] Voyez La Biographie des Prisonniers de la Bastille, V°. Rohan, Villars, etc.