LA BASTILLE

MÉMOIRES POUR SERVIR À L'HISTOIRE SECRÈTE DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS, DEPUIS LE 14e SIÈCLE JUSQU'EN 1789

 

INTRODUCTION.

 

 

Je crois avoir démontré, dans mon histoire des Communes de France, que le gouvernement français n'a jamais cessé d'être, sinon en fait, du moins en droit, municipal dans la plus large acception de ce mot. Les documents les plus authentiques attestent que la royauté même était élective. La souveraineté nationale était exercée par des délégués élus par les citoyens des trois ordres réunis en Etats-généraux. Quand les Etats de France sont assemblés, a dit le plus ancien de nos publicistes, tous les autres pouvoirs sommeillent. La liberté n'était que dans nos lois, et ces lois fléchirent devant les envahissements toujours croissants de l'autorité royale. Depuis plusieurs siècles le despotisme le plus absolu pesait sur la France. La révolution de 1789 ne fut que le résultat d'une lutte qui durait depuis quatre cents ans.

La sainte alliance du seizième siècle et celle du dix-neuvième r ne diffèrent entre elles que par les dates, les noms des chefs, les motifs apparents. Au fond, c'est la même cause, c'est le même but. Comme les sept tours de Stamboul, les huit tours de la Bastille ont eu longtemps une même destination.

Comment un gouvernement aussi opposé à nos mœurs, à nos antiques institutions, a-t-il pu se maintenir si longtemps ? Comment le plus hideux, le plus absolu despotisme, a-t-il pu s'établir chez un peuple, que des lois fondamentales semblaient devoir garantir de toute tyrannie ? L'ignorance et la superstition cachaient aux peuples la connaissance de leurs droits et de leur force. Les déceptions religieuses et politiques perdirent leur funeste influence ; le jour où la liberté de conscience fut réclamée, la lutte commença. La philosophie moderne acheva de déchirer le voile qu'un intérêt purement religieux avait soulevé.

La révocation de l'édit de Nantes, avait irrité les populations en compromettant leurs intérêts matériels. Elles ne virent d'abord que les conséquences, sans remonter au principe. La haute magistrature privilégiée fut aussi atteinte par ce grand coup d'Etat, elle se plaça entre le gouvernement et les proscrits. Alors, pour la première fois depuis trois siècles, furent discutées les plus graves questions de notre droit public. L'opinion devint une puissance, et la révolution de 1789 une inévitable nécessité. Le système du gouvernement représentatif venait de se manifester sous les plus heureux auspices, par la révolution de l'Amérique du nord.

Mais tant qu'a duré la lutte entre le pouvoir absolu et la liberté, entre les vieilles routines gouvernementales, et les exigences de la raison publique, l'autorité royale affaiblie par la défection de la partie la plus éclairée, la plus honorable de ce qu'on appelait les deux premiers ordres de l'Etat, eut recours aux proscriptions, à tous les moyens violents et arbitraires. Les magistrats les plus distingués, les écrivains indépendants, furent traînés dans les prisons ; la Bastille ne put recevoir toutes les victimes. Les châteaux forts des provinces devinrent ses succursales ; mais la Bastille fut réservée pour les prisonniers du premier ordre. Le gouvernement voulait tenir sous sa surveillance immédiate tous ceux qu'il voulait soustraire à la justice ordinaire, ou livrer à des commissions spéciales.

La Bastille fut pour Henri IV, Louis XIII, Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, ce que fut le Plessis-lès-Tours pour Louis XI. Jamais les proscriptions n'ont été plus atroces, plus désastreuses, les commissions extraordinaires plus multipliées que sous Louis XIV ; la commission établie à l'Arsenal appelée Cour des Poisons, avait à juger des coupables plébéiens, de grands seigneurs et de grand.es dames de la cour ; trois femmes, La Voisin, La Vigoureux, La Bosse ; trois prêtres obscurs, Le Sage, Cuibourget Davot furent condamnés à mort et subirent leur arrêt ; les duchesses de Bouillon, les comtesses de Soissons, de Polignac, Duroure ; le duc de Luxembourg, le comte de Saissac furent absous. Le jansénisme, tout-à-fait inoffensif, les folies du cimetière Saint-Médard, les convulsionnaires, n'étaient que des fous ou des charlatans, mais ils étaient opposés aux jésuites ; les jésuites dominaient la cour, plus de quatre-vingt mille lettres de cachet furent lancées contre les opposants à la bulle Unigenitus. Un plus grand nombre fut lancé contre les protestans, avant et après la révocation de l'édit de Nantes (1685). Malheur à qui était soupçonné de leur donner asile ou secours ; la pitié était un crime de lèse-majesté au premier chef, et toutes les places, toutes les faveurs du pouvoir étaient pour les dénonciateurs et les convertisseurs, qui n'opéraient qu'à force de tortures et de coups de sabre : Tel fut le règne du grand roi.

Les proscriptions furent toutes politiques sous les deux successeurs de Louis XIV. Les persécutions continuèrent contre les protestans, l'abolition de la magistrature en niasse fut proposée et tentée sous ce règne, la force brutale fut employée pour chasser les magistrats établis, d'après nos lois, et pour leur substituer les élus du pouvoir ; la presse fut comprimée en France par la censure, et jamais on ne vit paraître autant d'ouvrages sérieux ou satyriques contre les actes arbitraires du gouvernement, l'immoralité scandaleuse et les dilapidations de la cour. Une police inquisitoriale couvrait toute Ici France d'espions ; des inspecteurs, des commissaires parcouraient en vain les provinces et l'étranger, chaque jour voyait paraître un nouveau pamphlet.

L'avènement de Louis XVI semblait promettre la réforme de tant d'abus ; les nouveaux ministres avaient annoncé l'intention de rendre à la liberté les nombreux proscrits qui encombraient la Bastille, le donjon de Vincennes, Bicêtres, Pierre-en-Cise, Saint-Michel, Pierre-Chatel, les îles Marguerites et toutes les autres prisons d'état. Quelques libérations eurent lieu ; mais le petit nombre de prisonniers délivrés, fut bientôt remplacé par une foule d'autres proscrits. Les efforts des ministres Turgot et Malesherbes n'eurent pour résultat que la délivrance de deux prisonniers détenus par lettre de cachet. Malesherbes avait cependant fait une large concession à l'arbitraire ; il s'était borné à proposer la création d'un bureau composé de magistrats qui seraient chargés d'examiner les griefs sur lesquels les lettres de cachet seraient basées ; son projet fut rejeté. Vergennes voyait un espion dans chaque étranger arrivant en France. Louis XVI avait exilé La Dubary, et cependant les malheureux emprisonnés sous le règne précédent, pour avoir écrit contre l'ex-favorite et contre la Pompadour, n'en restèrent pas moins dans les cachots ; et ce qui est plus inconcevable, c'est que de nouvelles lettrés de cachet furent lancées contre des hommes soupçonnés d'avoir écrit contre ces deux courtisanes.

Les persécutions contre les protestans, les jansénistes, étaient odieuses ; mais de quel nom qualifier les auteurs du fameux pacte de famine, exécuté clandestinement sous Louis XV, continué publiquement sous Louis XVI. La famine devint un moyen de spéculation financière pour le gouvernement. Les disettes furent organisées pour enrichir des affameurs ; alors commença la guerre au pain. Les émeutes éclatèrent, le sang coula dans tous les marchés ; et on lisait sur les portes des châteaux de Saint-Germain, de Saint-Cloud de Choisi., de Compiègne, etc. magasin de grains pour le compte du roi, et le nom du trésorier des grains pour le compte du roi, Mirlavault figurait dans l'Almanach Royal. Ainsi l'accaparement des céréales, la hausse exorbitante des prix, portaient le deuil et le désespoir dans toutes les familles du peuple. L'artisan, les cultivateurs, non propriétaires ne pouvaient avec le produit de leur travail procurer du pain à leur famille ; placés entre la mort et les chances de l'émeute, ils ne pouvaient hésiter. Les remontrances des magistrats, des tribunaux, n'étaient pas écoutées. Les maires, les juges, étaient jetés dans les cachots de la Bastille ; les ouvriers, les cultivateurs affamés, étaient sabrés par les troupes, condamnés aux galères, au gibet par les prévôts. Les fonctionnaires qui avaient- refusé de se rendre complices des affameurs, étaient jetés dans les prisons d'état. Un citoyen courageux, le prévôt de Beaumont osa dénoncer cet infernal pacte de famine ; il est traîné du fond de sa province, à Paris. Il était depuis six ans dans les cachots de Vincennes., après avoir langui plus d'une année à la Bastille. La cause de sa longue captivité était connue de la France entière. Au premier bruit d'une amnistie générale pour tous les prisonniers politiques, on s'attendait à voir enfin cet éloquent et courageux citoyen rendu à la liberté ; les ministres de, Louis XVI acceptèrent l'œuvre inique des ministres de Louis XV : Le prévôt de Beaumont restera dans son cachot, il n'en sortira que pour être transféré à Charenton ; l'heure de là liberté ne sonnera pour lui qu'après le 14 juillet 1789. Le défenseur du peuple ne devra sa liberté qu'au peuple.

Je ne citerai plus qu'un seul fait sur mille autres, et ce fait appartient encore au règne de Louis XVI. Bertheval de Rubigny n'est qu'un simple ouvrier ; mais son éducation a été soignée : il a voulu doter son pays d'une nouvelle industrie. Jeune, il a parcouru le nord de l'Europe ; il a étudié les procédés des plus fameuses usines pour la manipulation des cuirs ; il a perfectionné par de longues et dispendieuses expériences, ces procédés ; il fonde, sans aucun secours étranger, une tannerie au quartier Saint-Antoine ; mais le commerce' des cuirs était livré à une compagnie privilégiée ; les hommes du monopole l'excèdent de poursuites ; il démontre, dans un mémoire, que ce privilège a causé au commerce une perte de cent soixante millions ; il parvient à faire remettre son mémoire à Louis XVI ; il est appelé près du monarque, qui l'accueille avec bienveillance, et le renvoie à son ministre Turgot. Les préposés de la régie ont juré sa perte ; l'un des directeurs écrit au chef de la police de la capitale, qu'il faut à tout prix se défaire du séditieux industriel ; et, le 13 décembre 1777, son modeste domicile est envahi par les hommes de la police. Bertheval est arraché à son épouse, à ses onze enfants. Un cri d'indignation s'élève dans le redoutable faubourg ; ce cri retentit jusqu'à Versailles. On craint un soulèvement, et les portes de .la Bastille sont ouvertes à Bertheval ; mais la compagnie privilégiée, qui avait appelé la mort sur cet utile et courageux citoyen, n'en continua pas moins son désastreux monopole.

Le peuple du faubourg s'est rappelé ce scandaleux abus de pouvoir : le peuple n'oublie ni les outrages ni les services ; et ce souvenir n'était pas étranger à l'insurrection populaire du 14 juillet 1789. Ce peuple avait vu avec indifférence conduire de la Bastille au Palais, et ramener du Palais à la Bastille, le cardinal de Rohan et ses complices ; mais il avait frémi d'indignation quand il apprit l'enlèvement du tanneur Bertheval, que le pouvoir n'eût osé tenter en plein jour. Il n'avait rien à craindre des larmes, des cris d'une femme et de ses enfants. Quand le jour parut, les portes de la Bastille s'étaient refermées sur leur prisonnier.

Les archives de la Bastille renfermaient les documents les plus précieux sur l'histoire du gouvernement depuis 1659. On y déposait les pièces des procès les plus importants, jugés au parlement, au Chatelet, etc. On prétendait ainsi les soustraire à toute investigation. Il s'en faut que les registres tenus par les majors de ce château-fort, depuis la même époque, aient été rédigés avec exactitude ; on y remarque des lacunes de plusieurs années. Souvent le même prisonnier y est inscrit sous des noms différents, plus souvent encore un nom en l'air est substitué au véritable nom. Il me suffira de citer l'Homme au masque de fer, Maseres de Latude, etc. ; ces changements de noms étaient non-seulement tolérés, mais formellement autorisés par les règlements. L'arbitraire ne pouvait aller plus loin.

L'épisode de l'Homme au masque de fer appartient à l'histoire, j'ai dû lui consacrer un chapitre spécial dans la première partie de cet ouvrage. L'affaire des empoisonnements, celle de l'émigration des protestans, les violences atroces employées pour arracher ce qu'on appelait les conversions, les proscriptions provoquées, exécutées par l'influence des jésuites, exigeaient aussi un chapitre particulier. Il importait également de connaître les précédents et le caractère des geôliers en chef, décorés du titre de gouverneur. La correspondance secrète de ces geôliers royaux avec les ministres, le lieutenant-général de police, offre de curieuses révélations ; tous ces documents devaient être placés dans la partie historique. Le pacte de famine, conception infernale du gouvernement absolu, termine ce vaste et fidèle tableau, des fautes et des crimes du pouvoir absolu. Les faits sont partout en présence des preuves ; qui oserait encore mettre en question, si la révolution de 1789 fut une nécessité ? Je dirai plus, elle fut pour la France la condition de son existence politique.