Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE VI

 

 

CHAPITRE 6

Des Bourguignons.

On a déjà vu quelle était la nation des bourguignons, dans quelle contrée des Gaules elle s’était établie, et comment elle passa sous la domination de nos rois.

Quoique Procope ne dise point dans l’endroit de son histoire où il raconte cet évènement, qu’un des articles de la capitulation des bourguignons avec les  rois francs avait été, que les bourguignons ne seraient point incorporés dans aucun autre peuple, mais qu’ils demeureraient toujours en forme de nation distincte des autres, et qui continuerait à vivre suivant sa loi particulière ; on doit supposer néanmoins que cette capitulation contînt quelque stipulation pareille. En effet, les bourguignons subsistèrent en forme de nation séparée, jusque sous les rois de la seconde race. On a même encore les représentations qu’Agobart archevêque de Lyon dans le neuvième siècle, fit à l’empereur Louis le Débonnaire contre les abus autorisés par la loi gombette. Nous avons déjà dit plus d’une fois, qu’on nommait ainsi la loi nationale des bourguignons, à cause qu’elle avait été rédigée par les soins de leur roi Gondebaud. Mais ce qui se passa du temps d’Agobard appartient à la suite de cet ouvrage.

On voit par la loi des ripuaires, que les francs se réputaient valoir mieux que les bourguignons. Tandis que cette loi condamne le ripuaire qui aurait tué un franc à une peine pécuniaire de deux cent sols d’or, elle ne condamne qu’à cent soixante sols d’or, le ripuaire qui aurait tué un bourguignon. Ils avaient part cependant comme les francs aux principaux emplois de la monarchie, et ils servaient dans les armées. Frédégaire dit que Willibadus un des généraux de l’armée que Dagobert envoya contre les gascons en l’année six cent trente-cinq, était bourguignon de nation et patrice ; on a vu un corps de bourguignons envoyé par les rois des francs au secours des ostrogots attaqués par Justinien.

On ne saurait parler des bourguignons sans observer que l’usage des duels judiciaires, ou des combats singuliers ordonnés juridiquement, comme un moyen propre à faire connaître par le sort des armes, la vérité des faits qu’un accusé déniait ; usage pratiqué si longtemps dans la monarchie, y avait été introduit par cette nation composée originairement de forgerons et de charpentiers. C’est son roi Gondebaud, qui le premier a mis par écrit une loi qui établit cette maxime si longtemps funeste à l’innocence : que le meilleur champion est le plus honnête homme et le plus digne d’être crû. Nous rapporterons donc ici tout au long cette odieuse loi. Ayant suffisamment reconnu que plusieurs personnes de notre peuple, se laissent emporter par leur obstination,... Le second article du titre quatre-vingt-deuxième de la loi gombette statue aussi concernant ces duels judiciaires. Si dans le cours d’un procès,... on conçoit bien que ces lois iniques ont révolté dans tous les temps les personnes qui avaient des idées saines du coeur des hommes, comme de la justice et de l’équité. Avitus évêque de Vienne, et l’un des principaux sujets de Gondebaud en eut horreur, dès qu’elles furent publiées. Quoiqu’elles ne regardassent que les bourguignons qui n’étaient pas de la même nation, ni de la même communion que ce prélat, il se crut néanmoins obligé à représenter plusieurs fois au souverain tout ce que les anciens grecs et les anciens romains auraient pu lui représenter à ce sujet, et d’y joindre tout ce que sa qualité de ministre de paix le mettait en droit de dire contre cette jurisprudence sanguinaire. C’est ce que nous apprend Agobard dans le mémoire qu’il présenta à Louis le Débonnaire, pour lui demander l’abrogation de la loi gombette. Un jour même, dit cet écrivain, que Gondebaud répondit à Ecdicius Avitus,... mais quelque pernicieuse que soit la morale de la loi gombette, elle a fait plus de sectateurs que les meilleures lois. On sait jusqu’où la fureur des duels en champ clos a été portée, principalement sous les princes de la troisième race.

Celui de nos rois qui a le premier ordonné un combat singulier, comme une procédure juridique, a été un petit-fils de Clovis, le roi Gontran. Il avait dans son partage, la plus grande portion de la partie des Gaules, où les bourguignons étaient établis, et pour cela même, plusieurs de nos historiens le qualifient de roi de Bourgogne. Voici à quel sujet Gontran rendit une ordonnance si opposée à l’esprit de la religion qu’il professait.

Le prince dont je parle, ayant trouvé en chassant dans une de ses forêts la dépouille d’un taureau sauvage encore toute fraîche, il voulut savoir qui avait eu la hardiesse d’y tuer cet animal. Nos rois étaient alors aussi jaloux de la conservation de cette espèce de taureau dont ils aimaient la chasse passionnément, que les princes d’Allemagne le sont aujourd’hui de celle des cerfs de leurs terres. L’officier chargé de la garde du bois où notre taureau sauvage avait été tué, dit à Gontran, que c’était Chundo, Chambellan de ce prince, qui avait fait le coup. Chundo arrêté sur le champ, nia le fait, et le roi après avoir confronté lui-même l’accusateur avec l’accusé, prit la fatale résolution d’ordonner que l’un et l’autre, ils se battraient en champ clos. Mais d’autant que Chundo n’était point en état de combattre, il fournit un champion qui fut son neveu. On croirait que l’issue du duel n’aurait rien décidé, parce que les deux parties se portèrent des coups fourrés, dont elles expirèrent sur la place. Cependant Gontran condamna Chundo à être lapidé, comme convaincu du délit dont il était accusé. Chundo fut attaché à un pieux, et assommé à coups de pierres.

Voilà de quelle nation les français avaient emprunté les duels judiciaires, ordonnées tant de fois par les tribunaux les plus respectables. Voilà l’occasion importante où nos rois mirent en crédit ce moyen infernal de terminer les procès.

Il se peut bien faire que Gontran n’ait soumis Chundo à l’épreuve du duel, que parce que ce sujet était de la nation des bourguignons, et que pour cela, l’usage détestable dont il s’agit, n’ait point été dès lors adopté par la nation des francs. Je crois même qu’il ne fut jamais établi parmi les francs, sous les rois mérovingiens, ni même sous les premiers rois de la seconde race. L’introduction des duels judiciaires, parmi les francs et parmi les autres nations sujettes de la monarchie, autres que les bourguignons, est peut-être un des désordres sans nombre, dont furent cause les révoltes des grands, et leurs cantonnements sous les derniers rois carliens. En effet, on voit par les représentations d’Agobard à Louis le Débonnaire contre la loi gombette, que sous cet empereur, les duels judiciaires n’étaient point encore en usage parmi la nation des francs. Agobard suppose dans ces représentations que les duels cesseraient parmi les bourguignons, dès que le prince les aurait obligés à vivre selon la loi salique, ou selon la loi ripuaire.

Voici ce qu’on lit dans le mémoire d’Agobard : s’il plaisait à notre sage empereur d’ordonner qu’à l’avenir... ces combats rendaient la loi gombette encore plus à charge à la société, que ne l’étaient les autres lois ; parce que dans les procès faits suivant cette loi, on ne voulait point recevoir les témoignages des citoyens des autres nations, d’autant qu’ils n’auraient point été obligés à soutenir la vérité de leurs dépositions l’épée à la main. Comme le dit Agobard, le témoignage de ceux qui connaissaient le mieux les parties, n’était pas reçu, parce qu’ils ne vivaient point suivant la loi des bourguignons. Aussi est-ce une des raisons qu’il allègue, pour obliger Louis le Débonnaire à l’abroger.

Ce que nous avons dit sur cette loi, en parlant de sa publication, nous dispense d’en traiter ici davantage.

 

CHAPITRE 7

Des Allemands, des Visigots, des Bavarois, des Teifales, des Saxons, et des Bretons insulaires établis dans les Gaules.

Nous avons déjà vu qu’après la bataille de Tolbiac, une partie des allemands s’étant soumise à Clovis, ce prince voulut bien la laisser en possession des pays qu’elle occupait depuis plusieurs années, entre la rive gauche du Rhin et le lac Léman. Nous avons vu aussi qu’une autre partie des allemands s’étant réfugiée dans les contrées de l’obéissance de Théodoric, ce roi des ostrogots en avait transplanté une portion dans celles des gorges des Alpes qui sont ouvertes du côté de l’Italie, et qu’il avait établi l’autre portion dans les pays qu’il tenait entre le Danube, les Alpes et la montagne noire. Il est très apparent que la partie des allemands, qui se soumit à Clovis après la bataille de Tolbiac, embrassa la religion chrétienne dès ce temps-là. Les rois francs ont toujours compté pour un de leurs premiers devoirs, la conversion de leurs sujets païens ; et il est dit dans le préambule de la loi des allemands, de la rédaction de Dagobert, que Thierri fils de Clovis, qui avait fait une rédaction précédente de cette loi, y avait statué suivant les principes de la morale chrétienne, sur plusieurs points qui s’y trouvaient auparavant décidés suivant les principes de la morale païenne.

Quant aux allemands qui s’étaient donnés à Théodoric après la bataille de Tolbiac, et dont une portion fut transplantée en Italie, et l’autre dans la Norique, ils devinrent sujets des rois francs sous les enfants de Clovis.

La première de ces deux dernières colonies, doit avoir été soumise, ou plutôt dissipée sous le règne de Théodebert et sous celui de Théodebald, temps où les francs portèrent la guerre en Italie. Si l’on peut douter de la destinée de notre première colonie, on sait du moins positivement le sort de la seconde, de celle qui avait été transplantée dans la région de la Germanie, qui est entre la montagne noire, les Alpes et le Danube. On a déjà vu qu’elle passa sous la domination des rois francs, lorsque les ostrogots firent à ces princes la cession dont nous avons donné l’histoire à la fin de notre cinquième livre. Agathias qui nous a fourni ce que nous y avons dit de plus curieux, concernant l’histoire de ces allemands, nous apprend aussi qu’alors ils étaient encore païens, et qu’ils rendaient un culte religieux aux fleuves comme aux autres êtres, dont l’idolâtrie avait fait des dieux. Suivant les apparences, ils se seront faits chrétiens dès qu’ils eurent reconnu pour souverains les rois des francs.

Ceux des allemands dont il s’agit, auront vécu après cela, selon la loi que Thierri avait déjà fait rédiger, pour servir de code national aux premiers allemands qui avaient passé sous la domination des rois francs, aux allemands qui s’étaient soumis à Clovis immédiatement après la bataille de Tolbiac. Nous n’avons plus ce code national des allemands de la rédaction faite sous le règne de Thierri, mais nous avons encore la rédaction que le roi Dagobert en fit faire, vers l’année six cent trente.

Dans cette loi rédigée après la soumission des allemands de la Germanie, il y est traité des hommes de condition libre, qui pour user d’une expression de notre ancien langage, donnaient corps et biens  à l’église, de la peine de ceux qui outrageraient leur curé, et de plusieurs autres cas pareils, sur lesquels la loi est générale et sans aucune exception, ce qui suppose que tout le peuple, pour qui elle avait été compilée, fît profession de la religion chrétienne.

Quoique le gros des allemands fût établi dans le pays affecté à l’habitation de ce peuple, il ne laissait pas d’y en avoir néanmoins qui s’habituaient ailleurs. C’est ce qui devait arriver suivant le cours ordinaire des choses, et c’est aussi ce qui arrivait souvent.

En effet, nous voyons par la loi ripuaire, qu’il y avait dans le pays tenu par les ripuaires, des francs saliens, des bourguignons des allemands, et des citoyens des autres nations ; il est dit dans le titre trente et unième de cette loi, lequel nous avons déjà cité. Les francs, les bourguignons, les allemands, et les sujets d’autres nations,... il y est dit encore, que les ripuaires qui auraient tué un allemand habitué dans leur pays, seraient condamnés à une peine pécuniaire de cent soixante sols d’or. Ainsi comme on l’a observé déjà, le bourguignon pouvait sans cesser d’être bourguignon, s’habituer dans le pays où était le domicile ou les quartiers des ripuaires, ou des allemands ; et il en était ainsi des autres nations. Le fils d’un franc établi dans le pays des bourguignons, c’est-à-dire, dans le pays où étaient les quartiers de cette nation, et par conséquent les fonds de terre affectés à la subsistance de ceux qui la composaient, demeurait nonobstant son nouveau domicile de la nation des francs, et il en était réputé citoyen, de même que s’il fût né dans la cité de Tournai. Comme nous l’avons observé déjà, il en était alors des francs et des autres barbares, comme il en était des citoyens romains, qui étaient tous de la nation romaine, soit qu’ils fussent nés en Égypte, soit qu’ils fussent nés dans la Germanie. Enfin il en était des barbares dont je parle, comme il en est aujourd’hui des turcs. Que de deux turcs frères, l’un s’établisse dans la Bosnie, et l’autre dans la Palestine, leurs enfants seront également de la nation des turcs. Je vais le répéter encore : dans le sixième siècle et dans les siècles suivants, ce n’était pas le lieu de la naissance qui décidait comme il le décide communément aujourd’hui dans la chrétienté, de quelle nation était un homme. C’était le sang dont il sortait, c’était sa filiation qui décidait de quelle nation il devait être.

Nous ne parlerons point des visigots, parce qu’il ne parait point clairement qu’aucun essaim de ce peuple se soit soumis à nos rois de la première race, et qu’il ait, ainsi que les allemands et les bourguignons, pris le parti de continuer à vivre dans les quartiers qu’il avait sur le territoire des Gaules, lorsque les contrées où étaient ces quartiers, passèrent sous la domination des rois mérovingiens. Toutes les fois que les francs auront conquis dans ces temps-là un pays sur les visigots, les visigots qui habitaient dans ce pays, se seront retirés de proche en proche, dans les provinces qui demeuraient sous l’obéissance du roi de leur nation, comme Procope observe qu’ils le firent quand la postérité de Clovis conquit sur eux pour la seconde fois, la partie des Gaules, qu’ils avaient reprise sur les francs immédiatement après la mort de Clovis, Procope dit en parlant de cet évènement : les visigots, échappés à la fureur des armes,... les princes visigots, maîtres de l’Espagne ultérieure et citérieure, avaient intérêt d’accueillir ceux de leur nation qui se réfugiaient dans leurs états. Tous les rois barbares dont nous parlons, devaient être plus soigneux encore d’acquérir pour sujets des hommes de leur propre nation, que de réunir des arpents de terre à leur domaine. On voit bien pourquoi. Si l’on trouve que dans quelques districts de la première Narbonnaise, on suivît durant le neuvième siècle et sous les rois carliens, la loi nationale des visigots, en voici la raison. Lorsque les princes de notre seconde race conquirent cette province sur les sarrasins dans le huitième siècle, le royaume des visigots avait été déjà détruit par ces mahométans. Ainsi les visigots, qui sous le règne de nos rois de la première race, avaient conservé la première Narbonnaise, ne pouvaient plus se retirer dans les états d’un roi de leur nation, comme leurs ancêtres l’avaient fait autrefois. Ils seront donc restés dans cette province, et nos rois de la seconde race, n’auront pas voulu ôter à de nouveaux sujets la loi de leurs ancêtres.

Je reviens aux anciens visigots. Je ne crois pas donc que ce soit des visigots, mais bien des romains qui habitaient dans la portion du pays des visigots, laquelle Clovis conquit sur ces derniers, qu’il faut entendre ce qui se trouve dans la loi gombette. Si quelque homme libre qui aura été fait captif par les francs... Aussi observe-t-on que la loi nationale des visigots, n’est point contenue dans la loi mondaine, ou dans le recueil des lois nationales, suivant lesquelles tous les sujets de la monarchie étaient gouvernés sous nos rois des deux premières races. Un des plus anciens exemplaires de la loi mondaine  ou du recueil de toutes ces lois, est un manuscrit de la bibliothèque de l’église cathédrale de Beauvais, copié dès le neuvième siècle, et qui est en quelque manière le premier tome d’un autre volume, transcrit dans le même temps, et qui contient les capitulaires. Monsieur Baluze aurait pu dire du premier de ces deux volumes, ce qu’il dit du second, que le chapitre de Beauvais voulut bien à la sollicitation de Monsieur Hermant, l’un de ses plus illustres chanoines, prêter à ce savant éditeur dans le temps qu’il travaillait à donner les capitulaires de nos rois. Que c’est un manuscrit excellent et le meilleur en son genre que l’on connaisse. Pour revenir à celui de nos deux volumes qui renferme la loi mondaine, il contient seulement le code du droit romain publié par Alaric II roi des visigots, la loi salique, celle des allemands, celle des bavarois et celle des ripuaires. Si dans les Aquitaines et les autres provinces des Gaules, dont Clovis et ses  enfants firent la conquête sur les visigots, il fût resté un nombre de visigots qui eussent continué à y vivre suivant leur loi nationale rédigée par écrit, cette loi ferait partie du recueil dont j’ai parlé, et qui a été fait sous le règne des rois carliens. Mais elle n’y a point été insérée, parce qu’il était inutile de l’y faire entrer, d’autant qu’elle ne régissait qu’un très petit nombre de sujets de la monarchie, et devenus tels encore, depuis peu. Cette preuve négative ne conclut rien, me dira-t-on.

La loi des bourguignons, bien qu’elle ne se trouve point dans votre recueil, ne laisse point d’avoir été en vigueur dans la monarchie. J’en tombe d’accord, mais cela prouve seulement ce qui est vrai, c’est que la loi gombette avait été abrogée avant que le recueil dont il est question fût transcrit. Ainsi comme nous ne savons pas que la loi des visigots ait été jamais expressément abrogée par aucun de nos rois, nous pouvons conclure de ce qu’elle n’est pas insérée dans notre recueil, qu’elle n’a point été une des lois reçues et reconnues dans le royaume des francs, sous la première race, et qu’elle n’a jamais eu lieu hors des pays de la première Narbonnaise, conquis seulement dans le huitième siècle par les princes carliens.

Nous avons encore la loi des bavarois, de la rédaction de Dagobert, qui avait revu la première compilation de cette loi, faite par les soins de Thierri fils de Clovis. On a déjà dit sur l’année quatre cent quatre-vingt-seize, qu’immédiatement après la bataille de Tolbiac, les bavarois s’étaient soumis au roi Clovis à des conditions en vertu desquelles ils devaient continuer à subsister, en forme d’une nation distincte et séparée des autres nations, sujettes de la monarchie des francs. L’habitation ordinaire de ces bavarois était sur la droite du Rhin, et voisine de celle des allemands, mais plusieurs citoyens de la nation dont nous parlons présentement, s’étaient apparemment transplantés en différentes contrées de la Gaule. C’est ce qui parait en lisant la loi ripuaire, qui condamne celui des ripuaires, qui aurait tué un bavarois établi dans leur pays, à une peine pécuniaire de cent soixante sols d’or. Nous l’avons rapportée à l’occasion des allemands.

Nous ne parlerons point des frisons dont il est fait mention dans ce même article de la loi des ripuaires, parce que ce ne fut qu’après l’année cinq cent quarante, où nous avons fini notre histoire de la monarchie, que plusieurs peuplades de frisons, furent assujetties à sa domination.

Outre les nations barbares dont nous venons de parler, il y avait encore dans les Gaules une peuplade de teifales et une peuplade de saxons. L’une et l’autre y étaient établis dès le temps des empereurs romains, comme on l’a dit dans le premier livre de cet ouvrage, et elles y subsistèrent l’une et l’autre sous la même forme, longtemps après que les Gaules furent passées sous la domination de nos rois. Nous avons vu que suivant la notice de l’empire, rédigée sous le règne d’Honorius, les quartiers des teifales étaient dans le Poitou, et Grégoire de Tours dit en parlant d’Austrapius, un romain qui après avoir été duc ou général, s’était fait d’église, et qui prétendait sous le règne de Charibert, petit-fils de Clovis, à l’évêché de Poitiers. Eustrapius s’étant mis dans la cléricature, il fut fait chorévèque... Le même historien dit en parlant du bienheureux Sénoch, un de ses contemporains : il était teifale de nation, et né dans le bourg du diocèse de Poitiers, qu’on appelle la teifalie. Il fallait que cette poignée de teifales ne fut pas encore confondue depuis sept ou huit générations avec les anciens habitants du pays où elle avait été transplantée ; car quand Grégoire de Tours écrivait, il y avait déjà, comme on l’a vu, cent soixante et dix années au moins, que nos scythes habitaient dans le diocèse de Poitiers. Cela montre bien que les hommes avaient alors pour les coutumes et pour les usages de leurs pères, un attachement qui empêchait principalement les nations différentes qui habitaient le même pays, de se confondre aussi facilement qu’elles se confondraient aujourd’hui.

On a vu dans le premier livre de cet ouvrage, que dès le temps où les Gaules étaient encore soumises aux empereurs romains, on appelait une partie de la côte de la seconde lyonnaise, ou de la province qui est aujourd’hui la Normandie, le rivage saxonique, à cause des saxons à qui l’on y avait donné des quartiers. On y retrouve cette peuplade de saxons sous le règne des petits-fils de Clovis. Vers l’année cinq cent soixante et dix-huit, le roi Chilpéric fit marcher les tourangeaux, les poitevins et les habitants de plusieurs autres cités contre Varochius, qui voulait se cantonner dans la petite Bretagne. Durant cette guerre, Varochius enleva par surprise le quartier des saxons bessins ou des saxons domiciliés dans la cité de Bayeux, une des cités de la seconde lyonnaise, et qui faisaient une partie de l’armée de Chilpéric.

Environ douze ans après, la guerre se ralluma entre les francs et les bretons insulaires, établis dans la troisième des lyonnaises, et de qui nous allons parler. Grégoire de Tours écrit que la reine Frédégonde, laquelle trahissait son propre parti qui était celui des francs, parce qu’elle haïssait le général qui commandait leur armée, engagea les saxons bessins à marcher au secours des bretons. Ces saxons, afin qu’on ne les reconnût point, se firent couper les cheveux aussi courts que les portaient les bretons, qui comme les gaulois, étaient devenus des romains. Nos saxons prirent encore des vêtements semblables à l’habillement des bretons.

Ceux de nos écrivains qui ont prétendu que les bretons insulaires fussent établis dans les Gaules, avant même l’évènement de Clovis à la couronne, ne sont tombés dans cette erreur que pour avoir confondu les bretons avec les Armoriques des Gaules. Ils ont cru que les uns et les autres fussent le même peuple, parce qu’on les trouvait durant le même siècle, établis dans la même contrée. J’ai assez bien expliqué quels étaient ces Armoriques, pour persuader que les auteurs du cinquième et du sixième siècle n’ont jamais voulu désigner par le nom d’Armoriques les bretons insulaires.

L’on n’a donné quelquefois le nom d’Armoriques à nos bretons, que dans les âges postérieurs, et longtemps après qu’ils ont eu établi leur colonie dans une partie du gouvernement Armorique ou du tractus armoricanus, dont il est parlé dans la notice de l’empire.

Quant aux temps où la peuplade des bretons insulaires s’est établie dans les Gaules, je ne crois point qu’elle s’y soit établie avant l’année cinq cent treize, c’est-à-dire, quinze ans après que tout le pays tenu par la ligue ou la confédération Armorique se fût soumis à l’obéissance de Clovis. Ce temps-là est celui où les progrès que faisaient journellement dans l’île de la Grande Bretagne les saxons et leurs alliés, réduisirent une partie de ses anciens habitants, à passer la mer pour venir chercher sur les côtes des Gaules une autre patrie. Voici donc les faits sur lesquels je fonde mon opinion.

Suivant Beda, écrivain né dans la Grande Bretagne en six cent soixante et douze, ce fut l’an de l’incarnation quatre cent quarante-neuf, que la nation des anglais ou des saxons fit sa descente dans la Grande Bretagne, où elle était appelée pour tenir tête à d’autres barbares qu’on y avait fait venir pour les opposer aux Pictes, et où elle se brouilla bientôt avec les anciens habitants, c’est-à-dire, avec les bretons. Dans le chapitre suivant, ce même auteur dit : après que la guerre eut été allumée entre les saxons et les bretons,... ainsi ce fut vers l’année quatre cent quatre-vingt-treize, que les saxons bloquèrent Banesdown qui est une montagne au pied de laquelle est Bath, ville épiscopale d’Angleterre, et sur laquelle étaient, suivant les apparences, les principales places d’armes des bretons, et leurs meilleurs postes.

Dès qu’on jette les yeux sur la carte, on voit bien que tant que les bretons tinrent Banesdown, ils purent à la faveur des rivières et de quelques postes retranchés qui s’étendaient jusqu’à la Manche, conserver les pays de l’Angleterre qu’on désigne par le nom de pays de Galles, et ceux qu’on désigne par le nom des comtés de l’ouest. Mais dès que les saxons se furent rendus maîtres de Banesdown, nos bretons se trouvèrent relégués au-delà du golfe de Bristol, et réduits à peu près à ce qui s’est appelé depuis le pays de Galles, ou le pays des gaulois. Alors plusieurs de ces bretons qui ne voulaient pas vivre sous l’obéissance des saxons, ou qui se trouvaient trop serrés dans le pays auquel ils étaient réduits, auront pris le parti de se retirer dans les Gaules, et ils l’auront pris d’autant plus volontiers, qu’ils étaient eux-mêmes gaulois d’origine, et qu’ils parlaient encore la langue de leur ancienne patrie.

Si Beda nous apprenait l’année que les saxons se rendirent maîtres du boulevard de Banesdown, dont la prise fut un évènement décisif, lui qui nous apprend l’année qu’ils en commencèrent l’attaque, nous saurions en quel temps les premiers bretons insulaires seraient venus s’établir dans le pays connu aujourd’hui sous le nom de Basse Bretagne. Malheureusement Beda ne le dit point ; mais je crois que nous trouvons cette datte dans la chronique de l’abbaye du mont Saint Michel, publiée par le père Labbe. On y voit que ce fut l’année cinq cent treize, et par conséquent environ deux ans après la mort de Clovis, que les bretons d’outremer vinrent s’établir sur la côte du gouvernement Armorique, c’est-à-dire, dans le pays appelé depuis par cette raison la petite Bretagne. Voilà pourquoi Grégoire de Tours a écrit : que depuis la mort de Clovis les bretons ont toujours été sujets des rois francs. La mort de ce prince et l’arrivée des bretons dans les Gaules, auront été deux évènements si voisins, qu’on pouvait dater le moins connu par la date du plus célèbre.

Suivant les apparences, les saxons auront été obligés de faire la guerre durant plusieurs années, avant que de pouvoir venir à bout de forcer tous les retranchements et d’emporter les forts et tous les postes que nos bretons avaient sur ces montagnes. Il se sera écoulé près de vingt ans entre le commencement du blocus de Banesdown et la prise de la dernière retirade des bretons. D’ailleurs, on peut voir dans les annales du père Le Cointe, sur l’année cinq cent vingt, plusieurs extraits de la vie de saint Gildas et de l’histoire de Beda, qui font foi que cette année-là il passa encore dans les Gaules un grand nombre de bretons qui venaient y joindre probablement ceux de leurs compatriotes, qui sept ans auparavant y avaient commencé un établissement.

Enfin, Grégoire de Tours ne fait aucune mention de bretons établis dans les Gaules, il ne nomme jamais les britones parmi les peuples qui faisaient leur demeure dans cette grande province de l’empire, lorsqu’il écrit l’histoire des temps antérieurs à Clovis, et même celle du règne de Clovis. Il est vrai, comme nous l’avons vu, qu’il fait mention d’un corps de bretons insulaires, qui avaient des quartiers dans le Berri sous Anthemius ; mais comme nous l’avons vu aussi, c’était un corps de troupes nouvellement levé dans la Grande Bretagne pour le service de l’empire. On a même expliqué que ce corps était composé d’habitants de la Grande Bretagne, et non point d’habitants des Gaules. Grégoire de Tours ne commence à faire mention des bretons comme d’un peuple, pour ainsi dire, domicilié dans les Gaules, que lorsqu’il en est venu à l’histoire des successeurs de Clovis, sous lesquels ils s’étendirent.

Ainsi nos bretons n’ayant cherché un asile dans la troisième lyonnaise qu’après qu’elle eut passé sous la domination de ce prince ; ils n’y auront été reçus qu’à condition de se soumettre à son autorité. Quand même il serait vraisemblable, ce qui n’est pas, que leur colonie y eût été fondée avant la réduction des Armoriques à l’obéissance de Clovis, on devrait supposer que cette colonie aurait eu la même destinée que les anciens habitants du territoire où elle aurait été reçue, et avec lesquels elle aurait été incorporée. Il n’y a aucune preuve du contraire de tout ce que je viens de dire, et il est contre toute apparence qu’une poignée de fugitifs eût fait tête à un prince aussi puissant que l’était alors Clovis, du moins, sans que l’histoire eût fait quelque mention de cette résistance. Sur ce point-là, je me réfère aux doctes écrits publiés en différents temps, pour montrer que toute la petite Bretagne a toujours reconnu les rois des francs pour ses seigneurs. On trouvera dans ces écrits une solide réfutation de la preuve la plus plausible qu’allèguent les auteurs qui ont soutenu le sentiment opposé, laquelle est tirée de ce qu’un évêque breton a souscrit les actes du concile tenu à Tours en l’année quatre cent soixante et un.

Quelle est la loi suivant laquelle auront vécu les bretons insulaires établis dans les Gaules ? Ils auront ainsi que les romains de leur voisinage, vécu selon le droit romain, jusque à ce que les révolutions dont nous parlerons un jour, y aient substitué les coutumes. On vient de lire que les saxons bessins, pour se déguiser en bretons, s’étaient coupé les cheveux très court, et qu’ils avaient pris des habits différents de ceux que les peuples germaniques dont ils étaient un, portaient ordinairement. Or comme il n’y avait alors que les romains qui portassent des cheveux courts, il parait que nos saxons pour se travestir en bretons, s’étaient travestis en romains, et par conséquent que nos bretons insulaires étaient encore vêtus à la romaine. Voilà de quoi fortifier notre conjecture sur la loi suivant laquelle les bretons réfugiés dans les Gaules, ont vécu durant les premiers temps de leur établissement.

Quant aux juifs dont nous avons observé déjà, qu’il y avait déjà un grand nombre dans les Gaules lorsque les francs s’y établirent, je crois qu’ils y furent regardés comme faisant une portion de la nation romaine, mais la portion la plus basse. Nous avons donc vu que le peuple de la monarchie se divisait premièrement en barbares et en romains, que les principales nations barbares étaient les francs dits absolument, les ripuaires, les bourguignons, les allemands et les bavarois, qui tous avaient leur loi particulière suivant laquelle ils vivaient. Nous avons aussi parlé des étrangers qui ne faisaient point un corps considérable, et qui se trouvaient établis dans le territoire de la monarchie, comme les teifales, les saxons et les bretons insulaires. Il paraît qu’après cela il fallut, pour suivre l’ordre de la première division, parler à présent des romains, et leur donner un chapitre à part. Mais ce que nous avons à en dire, est tellement lié à tout ce qu’il convient d’exposer, pour donner une idée de l’état et gouvernement général des Gaules, sous Clovis et sous ses premiers successeurs, qu’afin d’éviter les redites nous ne ferons point un chapitre particulier, pour expliquer quelle était sous ces princes la condition des romains des Gaules.

 

CHAPITRE 8

Du gouvernement général des Gaules, sous Clovis et sous ses premiers successeurs. Du serment que prêtaient les rois à leur inauguration. Des évêques et de leur pouvoir.

Le préjugé vulgaire est, que Clovis, après avoir conquis les Gaules l’épée à la main, les gouverna avec un sceptre de fer, et même qu’il y réduisit les anciens habitants à une condition approchante de la servitude, attribuant à ses francs une autorité sur le peuple gaulois, avec une distinction formelle, telle que du maître à l’esclave. Je crois donc devoir commencer ce chapitre par quatre observations, qui prévenant le lecteur contre ce préjugé sans fondement, le rendent capable de se convaincre lui-même en lisant les faits qui seront rapportés dans la suite, qu’il est absolument faux que nos rois aient jamais réduit les romains des Gaules dans une espèce d’esclavage, et qu’il est vrai au contraire, que ces princes ne changèrent rien à la condition des sujets, et qu’ils changèrent très peu de choses à la forme du gouvernement qui avait eu lieu dans cette grande province de la monarchie romaine, sous les derniers empereurs.

En premier lieu, on remarquera que, comme on l’a déjà vu dans le premier chapitre de ce sixième livre, nos rois de la seconde race prêtaient à leur avènement à la couronne un serment à tous leurs sujets, par lequel ils promettaient de conserver à chaque nation, sa loi, ses usages et ses libertés. On voit d’un autre côté par un grand nombre de passages des capitulaires rapportés dans cet ouvrage, que plusieurs de ces sujets vivaient suivant la loi romaine ; elle était donc une des lois dont ces monarques avaient promis l’observation. Or un prince ne prête pas serment aux esclaves de ses sujets. Il ne le prête qu’à des citoyens de condition libre. Il n’y a point lieu de douter, attendu la ressemblance qui a été entre le gouvernement du royaume, sous la première race et sous la seconde race, que l’usage de ce serment d’inauguration, n’ait été en usage dès la première. Mais il y a plus, comme je l’ai déjà observé.

Grégoire de Tours, dit positivement : que lorsque le roi Charibert petit-fils de Clovis, prit possession de la Touraine, ce prince reçut le serment de fidélité des tourangeaux, et qu’il leur en fit un aussi de son côté, par lequel il promettait de leur conserver leur loi, et de les laisser jouir de leurs franchises, et exemptions. Il parait même en lisant la suite de ce passage de Grégoire de Tours, que nous rapporterons dans le quatorzième chapitre de ce livre, que ce ne fut point à une des nations barbares établies en Touraine, mais à tout le peuple du pays, que Charibert prêta le serment dont il y est parlé.

J’observerai en second lieu, que Clovis, comme on l’aura remarqué, n’a rien conquis dans les Gaules sur les romains, en subjuguant par force les anciens habitants du pays, si ce n’est peut-être la cité de Tongres, celle de Soissons, et le peu de pays que Syagrius pouvait tenir dans le voisinage de la dernière. Nous ignorons même si l’inclination des romains pour Clovis n’eut point beaucoup de part à ces conquêtes-là. Ce fut ensuite par voie de négociation que ce prince étendit son royaume d’abord jusqu’à la Seine, et puis jusqu’à la Loire. Or le premier article de toutes les capitulations ou conventions qui se font dans ces changements de maîtres, portent que le nouveau souverain maintiendra ses nouveaux sujets dans la jouissance de leurs biens, droits, privilèges et libertés. On a vu aussi, que lorsque Clovis conquit sur les visigots les deux Aquitaines et quelques contrées voisines de ces provinces, il y était appelé par des romains du pays, qui ne contribuèrent pas peu au succès de ses armes.

Ainsi quand nous n’aurions plus la lettre qu’il écrivit aux évêques après la fin de sa guerre gothique, et que nous avons rapportée, il faudrait encore penser que ce prince ne dégrada point les romains des provinces nouvellement unies à sa couronne. Le traitement qu’il avait fait à ces romains, ses fils l’auront fait aux romains des provinces qu’ils conquirent sur les bourguignons, et aux habitants de celles que les ostrogots leur remirent vers cinq cent trente-sept. L’histoire ne rapporte rien de contraire.

Elle ne dit en nul endroit que ces romains aient fait aucun effort, qu’ils aient fait aucune démarche, pour ne point passer sous la domination de maîtres, qui réduisaient les gaulois en servitude. La vie de saint Césaire parle de la soumission d’Arles aux rois des francs, comme d’un événement heureux pour cette cité. Il y a plus, Grégoire de Tours dit positivement : que toutes les Gaules souhaitaient sous le règne de Clovis, d’être au pouvoir des francs. Nous avons rapporté les passages de ces auteurs où cela est dit. Ma troisième observation, c’est que Clovis lorsque Anastase lui conféra la dignité de consul, était déjà maître de presque tous les pays qu’il possédait le jour qu’il mourut. L’empereur des romains d’orient, aurait-il revêtu de son autorité, un prince qui eût enchaîné les romains ? Justinien lorsqu’il transporta aux enfants de Clovis tous les droits de l’empire sur les Gaules, n’eût-il pas exigé d’eux, en leur faisant cette cession, de laisser jouir les romains de cette grande province, de leur état et condition s’ils y eussent été troublés ? Le silence de Procope à ce sujet, devrait seul nous persuader que Justinien, content du traitement que les francs faisaient aux romains des Gaules, ne stipula rien quant à ce point-là. Je ferai encore une autre réflexion. Nous avons plusieurs lettres écrites par les rois mérovingiens aux empereurs de Constantinople, et l’on peut juger par ces lettres du contenu des dépêches, auxquelles elles servaient de réponse. Or l’on n’y voit point que les romains d’orient se soient jamais plaints du traitement que le franc faisait aux romains d’occident leurs concitoyens. Théodebert dans la lettre où il justifie la mémoire de Clovis contre les reproches de Justinien, ne dit rien d’où l’on puisse inférer que Justinien eût accusé Clovis ni ses successeurs, d’avoir manqué aux conventions qu’ils avaient faites avec les romains des Gaules.

On a vu dans le premier livre de cet ouvrage, que les gaulois, pour se rendre agréables aux romains, et que les romains pour se concilier les gaulois, avaient supposé que l’un et l’autre peuple avaient la même origine, et qu’ils descendaient également des anciens troyens. Les francs dès qu’ils furent établis dans les Gaules, témoignèrent qu’ils avaient eu les mêmes vues qu’avaient eues les romains. Les francs voulurent aussi descendre des habitants d’Ilion, et par conséquent avoir une origine commune avec celle de tous les habitants de cette province, dont les uns descendaient des romains qui s’y étaient établis, et les autres descendaient des anciens gaulois.

L’abréviateur qu’on croit avec fondement avoir été Frédégaire franc de nation, et qui a vécu environ soixante ans après Grégoire de Tours, écrit : les auteurs qui ont parlé des anciens rois des francs, ... l’auteur des gestes qui parait aussi avoir été franc de nation, et qui a écrit sous les derniers rois de la première race, dit : qu’après la prise de Troie, une partie de ses habitants vint s’établir sous la conduite d’Énée en Italie, mais que douze mille troyens qui avaient à leur tête Priam et Antênor, se sauvèrent sur des vaisseaux, qui les portèrent jusqu’aux Palus Méotide, où ils firent un établissement, qui par succession de temps, devint très considérable. Notre auteur parle ensuite des services qu’ils rendirent à l’empereur Valentinien, qui leur donna le nom de francs ; et puis il ajoute, que les francs s’étant brouillés avec cet empereur qui envoya contre eux une armée formidable, ils prirent le parti d’abandonner leur patrie, pour venir s’établir sur le Bas-Rhin, où ils occupèrent le canton de la Germanie, que nous appelons dans cet ouvrage, l’ancienne France.

Je sais bien que cette fable ne mérite aucune croyance. Aussi ne la rapportai-je point comme la véritable histoire de l’origine des francs, mais uniquement comme une preuve que les francs étaient bien aises que les romains des Gaules les regardassent plutôt comme des parents ignorés longtemps, que comme des étrangers. Quoique les gens d’esprit puissent penser de ces fables, qui donnent à deux peuples une origine commune, elles ne laissent pas d’avoir leurs effets. Croit-on que l’opinion qui fait des irlandais une peuplade sortie d’Espagne, n’ait pas un peu contribué au grand attachement qu’ils ont eu dans le seizième et dans le dix-septième siècle pour les espagnols ? D’ailleurs les francs en affectant de publier dans les Gaules durant le sixième siècle et les siècles suivants, qu’ils avaient la même origine que les anciens habitants du pays, ne disaient rien qui fût plus contre la vraisemblance que ce qu’y avaient débité autrefois les romains, et que ce qu’y avaient débité depuis les visigots. Ces derniers avaient publié dans leurs quartiers, qu’ils descendaient de mars aussi bien que Romulus, et qu’ainsi les visigots et les romains devaient vivre en frères, puisque les uns et les autres ils étaient sortis d’une tige commune. Théodoric II roi de cette nation, et qui voulait gagner l’inclination des romains, répondit quand Avitus qui n’était encore que maître de l’une et de l’autre milice, et qui fut bientôt après empereur, vint lui demander de s’engager de nouveau à l’observation des anciennes conventions et des traités subsistants : Rome, je jure par ton nom respectable, et par le dieu Mars,... les francs n’auront fait que suivre l’exemple des visigots ; mais cela prouve toujours qu’ils étaient attentifs à se concilier par toutes sortes de voies l’affection des anciens habitants des Gaules, et que leur maxime n’était pas de les opprimer.

Enfin, que le lecteur se rappelle ce que nous avons dit à l’occasion de l’avènement de Clovis à la couronne, et concernant le petit nombre d’hommes dont la tribu des francs, sujets de ce prince, était composée. Que le lecteur veuille bien faire attention sur l’humeur naturelle des habitants de la Gaule, qui n’ont passé dans aucun siècle pour stupides ni pour lâches. Sans avoir recours à d’autres preuves, on verra bien qu’il est impossible qu’une poignée de francs ait traité de turc à maure, un million de romains des Gaules. Nous avons même expliqué pourquoi il y avait tant de serfs dans cette contrée au commencement du douzième siècle.

L’idée générale qu’on doit se faire de l’état des Gaules sous Clovis, et sous le règne de ses fils et de ses petits-fils, c’est qu’au premier coup d’oeil, cet état paraissait à peu près le même qu’il avait été sous Honorius et sous Valentinien son neveu. Le plus notable changement qu’on pût remarquer dans cette grande province de l’empire, où l’on était accoutumé depuis longtemps à voir des troupes barbares en possession de quartiers stables et des officiers vêtus de peaux, dans tous les emplois militaires, c’était d’y voir un prince étranger, exercer non seulement les fonctions du maître de la milice, mais encore celles de préfet du prétoire ou de consul, et ceux de sa nation entrer dans les emplois civils, et le même officier exercer à la fois le pouvoir civil et le pouvoir militaire. Quant au reste, la face du pays était la même. Les évêques gouvernaient leurs diocèses avec la même autorité qu’ils avaient eue avant que les francs fussent les maîtres des Gaules. Tous les romains continuaient à vivre suivant le droit romain. On y voyait les mêmes officiers qu’auparavant dans chaque cité ; on y levait les mêmes impositions ; on y donnait les mêmes spectacles ; en un mot, les moeurs et les usages y étaient les mêmes que dans les temps où l’on obéissait aux souverains de Rome. Commençons par les ecclésiastiques.

L’église des Gaules recevait de nos premiers rois encore plus de protection et de faveur qu’elle n’en avait reçu des empereurs romains. Les rois mérovingiens, les uns par piété, les autres pour se conformer aux maximes que Clovis qui avait eu tant d’obligation aux évêques, devait avoir laissées dans sa famille, se montraient zélés pour la propagation de la foi et pour les intérêts de l’église. L’histoire parle en plusieurs endroits du soin que ces princes prenaient pour la conversion des peuples qu’ils soumettaient à leur couronne, et nous avons encore une ordonnance faite par Childebert I en cinq cent cinquante quatre, pour abolir dans ses états les restes de l’idolâtrie. Quoiqu’il y eut déjà longtemps, généralement parlant, que les anciens habitants des Gaules fussent convertis, il y restait encore quelques païens. Mais le Grand mal était que plusieurs des nouveaux chrétiens, conservaient du respect pour les simulacres que leurs pères avaient adorés, et que les évêques ne pouvaient obtenir de leurs ouailles indociles, qu’elles ôtassent ces idoles des places honorables où elles avaient été mises, pour y être l’objet d’un culte religieux. Ce fut à ce sujet que Childebert publia sa constitution, dans laquelle il ordonna d’ôter incessamment toutes les idoles placées dans les maisons, ainsi que dans les champs, et de les briser ou de les remettre entre les mains des évêques, enjoignant à ses officiers de se saisir des contrevenants, à moins qu’ils ne donnassent caution de se représenter à son tribunal, pour y recevoir de sa propre bouche leur sentence, qui serait telle qu’il jugerait à propos de la rendre. L’on voit cependant dans la vie des saints, qui ont vécu durant le sixième siècle, et même durant le septième, qu’il se trouvait encore alors parmi les gaulois, et des païens et des chrétiens, lesquels idolâtraient.

Les lois n’ont pas tout leur effet en un jour. D’ailleurs il y avait alors des barbares nouvellement établis dans les Gaules, qui probablement n’étaient pas encore baptisés. Tels étaient, suivant l’apparence, les païens que saint Éloi évêque de Noyon et de Tournai, convertit dans le dernier de ces diocèses. Quelle considération le zèle de nos rois pour la propagation du christianisme, ne donnait-il point à ses ministres ?

Quoique nos rois fussent en possession de juger en la forme qu’il leur plaisait, les plus grands de l’état, on voit cependant qu’ils laissaient juger les évêques, même ceux qui étaient coupables du crime de lèse majesté, par leurs juges naturels, c’est-à-dire, par les conciles. Ce fut devant des conciles que les rois poursuivirent Prétextat, évêque de Rouen, aussi bien que Salonius évêque d’Ambrun, et Sagittaire évêque de Gap, lorsqu’ils voulurent faire faire le procès à ces prélats pour crime de lèse majesté.

Grégoire de Tours dit, que Chilpéric ayant appris que Prétextat formait un parti contre lui, il le manda à la cour, et que l’ayant trouvé coupable, il l’envoya dans un lieu sûr, en attendant que le concile par lequel il le voulait faire juger, fût assemblé. Notre historien rapporte même fort au long ce qui se passa dans ce concile qui fut tenu à Paris, et devant lequel Chilpéric fit le personnage d’accusateur.

Dans un autre endroit, Grégoire de Tours dit, que le concile qui fit le procès à Salonius évêque d’Ambrun, et à Sagittaire évêque de Gap, les déposa uniquement, parce qu’outre les autres crimes dont ils étaient atteints et qui pouvaient être expiés par une pénitence, ils étaient encore convaincus du crime de lèse majesté. Ce fut donc parce que ces deux prélats étaient coupables de ce crime, qui ne pouvait point être expié par une pénitence canonique, qu’ils furent dégradés par un jugement du concile. Je ne sais pourquoi un de nos historiens de France, des plus modernes, affecte en rapportant ce passage de Grégoire de Tours, d’omettre la circonstance : que les évêques trouvant Salonius et Sagittarius convaincus du crime de lèse majesté, jugèrent qu’il n’était pas en leur pouvoir d’adoucir la peine des coupables, en les condamnant seulement à quelques années de pénitence.

Voici encore un exemple du respect que les rois mérovingiens, qui gouvernaient leurs sujets si despotiquement, avaient néanmoins pour les canons. C’est Grégoire de Tours qu’on va lire : Promotus qui avait été fait évêque de Châteaudun à la réquisition de Sigebert,... il y a encore d’autres exemples d’érections de nouveaux sièges, souhaitées par les rois, et empêchées par l’évêque intéressé.

Nous ne parlerons point des conciles qui s’assemblaient souvent sous les rois mérovingiens, ni de la discipline ecclésiastique qui s’observait alors. C’est une matière que le père Sirmond, le père Le Cointe, et plusieurs autres semblent avoir épuisée. D’ailleurs, elle n’est point de notre sujet. Ainsi nous nous contenterons de rapporter ce qu’on sait concernant le pouvoir et la considération que les ecclésiastiques avaient alors dans le monde. Nous ne parlerons point d’eux en tant que ministres de la religion, mais en tant que citoyens qui tenaient un grand rang dans l’état.

Comme la plupart des évêques des Gaules ont été jusqu’au huitième siècle romains de nation, ainsi que nous l’avons déjà dit, les auteurs qui prétendent que les francs eussent réduit les anciens habitants des Gaules en un état approchant de la servitude ; prétendent en même temps, que les évêques ont eu très peu de crédit dans les affaires politiques sous les rois mérovingiens, et que ce n’a été que sous le règne des rois carlovingiens, que nos prélats ont commencé d’avoir une grande part aux affaires temporelles.

Ces auteurs ont voulu errer conséquemment. En effet, supposé que nos prélats eussent assez de faveur pour obtenir que le prince qui opprimait leur nation, passât par-dessus les raisons politiques qu’il aurait eues en ce cas-là, de ne point permettre leur élection, ces mêmes prélats devaient avoir en même temps assez de considération pour rendre meilleure la condition de leurs frères, de leurs neveux, et même de leurs enfants. Il y avait alors plusieurs évêques, qui avant que d’être promus à l’épiscopat, avaient vécu durant plusieurs années dans l’état de mariage. Ainsi ces auteurs ne pouvant pas nier que les évêques des Gaules n’aient été romains pour la plupart, jusqu’au huitième siècle, ils ont pris le parti de dire que ce n’avait été que sous la seconde race, que les évêques des Gaules avaient eu un grand crédit dans le royaume, et que l’épiscopat devait la splendeur temporelle où il était dans le neuvième siècle, à la dévotion des rois carlovingiens, qui les premiers avaient appelé nos prélats à la gestion des affaires du monde. Rien n’est plus faux que ce système historique.

Jamais les évêques n’ont été plus puissants et plus accrédités dans les Gaules qu’il l’ont été sous les rois mérovingiens. On a vu les services importants que les évêques contemporains de Clovis rendirent à ce prince, et quelle reconnaissance il leur en témoigna.

D’ailleurs, comment aurait-il été possible que les évêques n’eussent point eu de part au gouvernement, quand ils avaient autant d’autorité dans leurs diocèses qu’on voit par les canons du concile d’Orléans et de plusieurs autres qu’ils en avaient alors, et quand les rois avaient très peu de places fortes, et encore moins de troupes réglées. Nos évêques avaient une juridiction absolue sur le clergé séculier et régulier de leurs diocèses, ils y étaient les dispensateurs des biens des églises déjà richement dotées. Ils y étaient les maîtres de livrer ou de protéger les criminels et les esclaves qui s’étaient réfugiés dans les asiles des temples du seigneur, ils étaient les protecteurs nés des veuves et des orphelins, ainsi que des serfs affranchis en face d’église, dont ils héritaient, même au préjudice du fisc : celui qu’ils avaient excommunié, ne pouvait plus exercer aucun emploi de ceux que le prince conférait, et il était si bien regardé comme mort civilement, que ses héritiers se mettaient en possession de ses biens, ainsi que s’il eût été mort naturellement : enfin, quand nos prélats avaient droit en vertu de la constitution de Clotaire I d’obliger en l’absence du roi, les juges qui avaient rendu une sentence injuste, à la réformer. Je ne dis sur ce sujet, qu’une partie de ce que je pourrais dire, parce que n’en disant point davantage, je ne laisse pas d’en dire assez. D’ailleurs il me faudrait répéter plusieurs choses, que j’ai déjà écrites en d’autres endroits de cet ouvrage.

Aussi l’histoire de nos premiers rois est-elle remplie de faits, qui montrent les égards et l’extrême considération qu’ils avaient pour les évêques leurs sujets. J’en rapporterai quelques exemples. Gontran, dit Grégoire de Tours, étant entré en contestation avec Chilpéric,... en un autre endroit, notre historien écrit, en parlant de la paix, que le roi Gontran fit avec Childebert son neveu. Voilà ce qui fut conclu entre ces princes par l’entremise des évêques, et des autres grands du royaume. Enfin, comme on le verra encore dans la suite, il n’est guère fait mention d’aucune assemblée de notables, convoquée par les rois mérovingiens, qu’on ne voie les évêques y prendre séance. Nos rois avaient tant de confiance dans la vertu et dans la capacité de ces prélats, qu’ils les faisaient intervenir, même dans la discussion des affaires les plus éloignées de leur profession. Quand Gontran voulut juger lui-même les généraux d’une armée qu’il avait envoyée faire la guerre aux visigots, et qui étaient accusés de n’avoir été malheureux que par leur faute, il nomma des évêques parmi ceux qu’il choisit pour assesseurs, c’est-à-dire, pour l’assister dans l’examen du procès. Enfin quand le roi Dagobert I eut une contestation avec son père Clotaire, concernant l’étendue des états qu’il prétendait lui avoir été cédés par son père, les évêques furent du nombre des arbitres nommés pour la terminer.

Pour tout dire en un mot, les évêques faisaient une si grande figure dans la monarchie sous les rois petits-fils de Clovis, que ces rois eux-mêmes leur portaient envie en quelque sorte. Au rapport de Grégoire de Tours, il échappait souvent à Chilpéric I de s’écrier : notre fisc a été appauvri pour enrichir les églises... aussi ce prince, ajoute l’historien, mettait-il ordinairement le canif dans les testaments favorables aux églises, et lacerait-il ces actes, lorsqu’ils lui étaient présentés pour être confirmés.

On ne saurait entendre la phrase, testamenta quaein ecclésias conscripta erant, autrement que la force du sens l’oblige à l’entendre ; les testaments faits en faveur des églises. D’ailleurs, nous avons déjà rapporté plusieurs passages qui font foi, que la préposition in, était quelquefois employée dans l’acception d’en faveur. Enfin, Grégoire de Tours dit lui-même dans la suite de son histoire : qu’après la mort de Chilpéric, son frère le roi Gontran, remit en vigueur, et fit mettre en exécution plusieurs de ces testaments avantageux aux églises, lesquels Chilpéric avait cassés.

Ce que Chilpéric regardait comme un renversement de l’ordre, parait avoir été le salut des Gaules, et l’unique cause de la conservation de la monarchie, durant les désordres et les guerres civiles qui les affligèrent sous les derniers rois de la première race, et sous les derniers rois de la seconde. La monarchie eût été renversée de fond en comble dans ces temps d’affliction, si l’église gallicane n’avait point eu l’autorité et les richesses que Chilpéric lui enviait. Mais la puissance que les ecclésiastiques avaient dans ces temps-là, mit ceux d’entre eux qui avaient de la vertu, en état de s’opposer avec fruit à ces hommes de sang, dont les Gaules étaient remplies alors, et qui cherchaient sans cesse à faire augmenter les désordres et à multiplier les guerres civiles, pour usurper dans quelque canton de pays l’autorité du prince, et s’y approprier ensuite le bien du peuple. Les bons ecclésiastiques empêchèrent ces cantonnements dans plusieurs endroits, et y conservèrent assez de droits et assez de domaines à la couronne pour mettre les princes qui la portèrent dans la suite, en situation de recouvrer avec le temps, du moins une grande partie des joyaux qu’on en avait arrachés. C’est ainsi qu’un mur solide, qui se rencontre dans un édifice mal construit, lui sert comme d’étaye, et que par sa résistance, il donne aux architectes le loisir de faire à ce bâtiment des réparations, à l’aide desquelles il dure encore plusieurs siècles.

 

CHAPITRE 9

Que sous la domination des rois mérovingiens, les romains des Gaules vivaient selon le droit romain, et que chacun d’eux y était demeuré en possession de son état. Des inconvénients qui résultaient de la diversité de lois, suivant lesquelles vivaient les sujets de la monarchie.

Une des meilleures preuves qu’on puisse alléguer pour faire voir que le souverain qui s’est rendu maître d’un pays, n’y a point dégradé les anciens habitants, c’est de montrer qu’il les a laissés vivre suivant la loi de leurs ancêtres, et qu’il a laissé subsister parmi eux la différence entre les états et les conditions, qui avait lieu avant qu’ils fussent sous son obéissance. Or nous allons voir que les rois mérovingiens ont laissé vivre les romains des Gaules suivant leurs anciennes lois, et suivant les usages de leurs pères. Nous allons voir que les romains des Gaules ont continué d’être divisés en trois ordres sous le règne de la première race, ainsi qu’ils l’étaient auparavant.

Le privilège de se gouverner sous un nouveau souverain, suivant des lois qu’il n’a point faites et qui sont plus anciennes dans le pays que sa domination, est si considérable, que les villes grecques à qui les romains l’avaient accordé, en faisaient mention dans la légende des monnaies qu’elles frappaient : elles s’y glorifient de leur autonomie. C’est le nom qu’on donnait en grec au privilège dont il est ici question. Au contraire, l’on convient, que le joug le plus dur que les turcs aient imposé à la nation grecque, qu’ils ont réduite véritablement dans un état approchant de l’esclavage, c’est d’avoir soumis les particuliers de cette nation qui ont des procès les uns contre les autres, au jugement des cadis et des autres officiers du grand seigneur, qui rendent leurs arrêts arbitrairement, et sans être astreints en aucune manière, à se conformer en les prononçant, ni aux basiliques, ni aux autres lois suivant lesquelles vivaient les habitants de la Grèce, avant qu’elle eût été asservie par les ottomans. Or les ordonnances de nos rois des deux premières races font foi que leurs sujets de la nation romaine vivaient, et qu’ils étaient jugés suivant le droit romain. Cette vérité est encore confirmée par plusieurs faits attestés par des auteurs contemporains.

En rapportant différents articles des lois nationales des habitants des Gaules, qui montrent que chaque nation y était jugée suivant le code qui lui était propre, et le serment par lequel nos rois promettaient à leur inauguration, que la justice serait rendue à chaque nation suivant sa loi particulière, nous avons prouvé déjà que la justice devait être rendue aux romains qui étaient une de ces nations suivant le droit romain. Mais outre cette preuve générale, nous en avons de plus particulières.

Vers l’année cinq cent, Clotaire fils de Clovis, qui après avoir réuni à son premier partage les partages de ses frères, était souverain de toute la monarchie française, publia un édit que nous avons encore, pour maintenir dans son royaume la justice, et pour y entretenir le bon ordre entre les différentes nations qui l’habitaient. Il est dit dans le préambule de cette ordonnance. Clotaire roi des francs, à tous nos officiers. Rien n’étant plus convenable à nos bonnes intentions,... on a déjà remarqué que le terme de provinciales, qui se trouve dans le texte latin de l’édit de Clotaire, était le terme propre par lequel les empereurs désignaient les romains habitants dans les provinces de la monarchie. Voilà pourquoi nous l’avons rendu relativement aux barbares établis dans les Gaules par le terme d’anciens habitants. Dans le quatrième article de cet édit, il est ainsi statué : toutes les contestations que les romains...

Un des ouvrages les plus précieux de ceux qui ont été composés sous la première race et qui sont venus jusqu’à nous, c’est le recueil des formules pour les actes judiciaires alors en usage, et qui a été compilé par Marculphe auteur qui vivait dans le septième siècle, et qu’on croit avec fondement, avoir été un des officiers de la chancellerie des rois mérovingiens. On trouve donc dans ce recueil des modèles de tous les instruments qui se rédigeaient alors pour être les monuments authentiques et durables des affranchissements, des mariages, des donations, des collations d’emploi ; en un mot de tous les actes et contrats, qui se font dans la société civile. Si plusieurs de ces formules sont dressées suivant les lois nationales des barbares établis dans les Gaules, il y en a d’autres qui sont dressées suivant le droit romain. On voit dans plusieurs de ces modèles qu’ils sont faits ut lex romana edocet, que le pacte dont ils sont le monument, est contracté conformément au droit romain...

Il est dit dans la dixième formule du livre second, et qui est le modèle de l’acte par lequel un aïeul appelle à sa succession ses petits-fils, enfants de sa fille prédécédée : la loi romaine veut... Dans la dix-septième formule du même livre, laquelle contient le modèle d’un acte où l’on rédigerait à la fois le testament de deux personnes différentes : on lit, en un tel lieu,... mais comme le recueil de Marculphe enrichi de savantes observations est entre les mains de tout le monde, j’y renvoierai le lecteur, après avoir rapporté néanmoins l’extrait d’une autre formule qui confirme si expressément tout ce que nous avons avancé déjà, que je ne puis me dispenser de le donner encore ici.

Cette formule est le modèle des provisions que le prince donnait aux patrices, aux ducs et aux comtes, qui comme nous l’avons observé déjà, en rapportant un endroit de cet acte dont nous allons donner encore ici un extrait, exerçaient à la fois sous Clovis et sous ses successeurs, les fonctions d’officier militaire et celles de magistrat ; au lieu que sous les empereurs chrétiens, elles avaient été exercées par des officiers différents. Il est donc énoncé dans le préambule de cette formule, qu’il ne faut confier les dignités auxquelles l’administration de la justice est attachée spécialement, qu’à des personnages d’une capacité et d’un courage éprouvés ; après quoi le collateur s’adressant au pourvu, il lui dit : ayant donc une suffisante connaissance de vos grandes et bonnes qualités,... On a encore outre les formules de Marculphe plusieurs autres formules des actes tels qu’ils se dressaient dans notre monarchie sous les rois mérovingiens, lesquelles ont été recueillies par les savants du dernier siècle, et qui sont rédigées suivant le droit romain. On en trouve un grand nombre dans le second volume des capitulaires de Monsieur Baluze, et dans les ouvrages de Dom Jean Mabillon. Dom Thierri Ruinart en a fait réimprimer quelques-unes à la fin de son édition des oeuvres de Grégoire de Tours, et l’on y voit que ceux qui parlent dans ces formules, disent souvent qu’ils font telle et telle disposition suivant le droit romain.

Enfin les capitulaires des rois de la seconde race, renvoient en plusieurs cas à la loi romaine. Rapportons présentement quelques faits qui se trouvent dans notre histoire, et qui prouvent encore que sous les rois mérovingiens, les romains des Gaules, vivaient suivant le droit romain ; quoique après ce qu’on vient de lire, une pareille preuve puisse paraître surabondante. Grégoire de Tours, dit en parlant de la mort de saint Nizier évêque de Lyon, décédé en cinq cent soixante et treize. Dès que le temps, au bout duquel la loi romaine ordonne... On trouve ce qui suit dans l’histoire de Dagobert I écrite par un auteur contemporain de ce prince : la treizième année du règne de Dagobert,... Je pourrais alléguer bien d’autres exemples, mais je me contenterai de dire, que nous avons encore un testament fait suivant les lois romaines par des citoyens romains sujets de nos rois mérovingiens.

C’est celui d’Arédius et de Placidia dicté l’onzième année du règne de Sigebert petit-fils de Clovis, et que Dom Thierri Ruinart a fait imprimer dans son édition des oeuvres de Grégoire de Tours, après l’avoir transcrit sur l’original qui se conserve encore dans les archives de l’église de saint Martin de Tours, à laquelle il est fait des legs considérables par cet acte.

Quel était, demandera-t-on, le corps du droit romain qu’on suivait dans les Gaules sous le règne de Clovis et sous celui de ses premiers successeurs ? Certainement ce n’était point le digeste et le code de Justinien. Les empereurs n’avaient plus aucun pouvoir dans les Gaules, quand ce prince publia sa rédaction du droit romain, qui dans tous les pays où ce droit a force de loi aujourd’hui, ainsi que dans ceux où il n’est pour ainsi dire que consulté, est regardé comme la rédaction authentique du droit romain. Ce n’a été que sous la troisième race que la rédaction de Justinien a été connue dans les Gaules, et qu’on l’y a substituée à celles dont on s’y était servi dans les temps antérieurs, et qui n’étaient point aussi parfaites. Quelle était donc la rédaction des lois romaines qui pouvait être en usage dans les Gaules sous les rois mérovingiens ?

Lorsque Clovis se rendit maître de la partie des Gaules renfermée entre la Loire, l’océan et le Rhin, les habitants de ces provinces avaient pour tables de leur loi, le code que Théodose le Jeune empereur des romains d’orient avait publié en quatre cent trente-cinq, et qui avait été reçu dans le partage d’occident, avant que cet empire eût été renversé. Mais lorsque Clovis soumit à son obéissance celle des provinces des Gaules dont il chassa les visigots, il y trouva en usage le code d’Anian, ou le code du droit romain qu’Alaric II avait en cinq cent cinq fait rédiger par les plus notables jurisconsultes de ses états, pour régir ses sujets de la nation romaine. Ainsi je crois que du temps de Clovis et de ses successeurs, on se sera servi du code d’Alaric dans les provinces de la monarchie française, qui étaient sous l’obéissance d’Alaric II lorsqu’il publia ce code, et que dans les autres provinces de la monarchie française, dans celles qui sont au nord de la Loire, on aura continué à se servir du code théodosien. Il est certain du moins que sous nos rois mérovingiens, le code de Théodose était encore en vigueur dans une grande partie des Gaules : voici ce qu’on trouve dans Grégoire de Tours au sujet d’Andarchius, qui avait fait une très grande fortune sous le règne de Sigebert petit-fils de Clovis. Avant que de parler d’Andarchius,...

Monsieur Baluze rapporte encore une ancienne formule dressée sous nos rois, comme on le voit parce qu’il y est fait mention du mallum, et la personne qui parle dans cette formule y dit, pour énoncer qu’elle entend agir suivant le droit romain, qu’elle entend agir conformément à celles des sanctions de la loi mondaine qui composent le corps du code théodosien.

Est-il arrivé dans la suite que le code d’Alaric ait été comme plus commode, par bien des raisons, substitué dans quelques provinces situées à la droite de la Loire, au code théodosien ? Est-ce pour cela que le code d’Alaric se trouve compris au nombre des différents codes dont la loi mondaine était composée, et cela dans des exemplaires de la loi mondaine écrits sous la seconde race, et à ce qu’il parait, destinés à l’usage de cités qui ne furent jamais sous la domination des visigots ? Que d’autres le décident ! Peut-être le code d’Alaric tenait-il lieu d’une interprétation propre à servir de glose au code théodosien en quelques occasions.

La première réflexion qu’on puisse faire après avoir lu, et même en lisant ce que nous venons d’écrire, concernant la condition des sujets dans le royaume des francs, c’est de penser que sa première conformation était très vicieuse. La diversité des codes, suivant lesquels il fallait rendre la justice, en devait bien embarrasser et retarder l’administration. J’en tombe d’accord, et je crois même que cette multiplicité de codes était encore un plus grand fléau pour la société, que ne l’est aujourd’hui la diversité des coutumes, qui ont force de loi dans plusieurs provinces du royaume de France. On ne sera point surpris de cet aveu, puisque j’ai fait profession partout de n’être point du nombre des auteurs qui se préviennent tellement en faveur de l’ordre politique établi dans les états dont ils donnent des relations ou dont ils écrivent l’histoire, qu’ils admirent et qu’ils veulent faire admirer la constitution de ces états-là, comme un chef-d’œuvre de la prudence humaine. J’avoue donc que le premier plan de la monarchie française a été très vicieux, et que pour l’intérêt du souverain et pour le bien des peuples, il aurait dû être disposé tout autrement.

J’avouerai encore, que si quelque chose peut surprendre un homme qui réfléchit sur l’histoire des rois mérovingiens, ce n’est point que leur monarchie soit devenue sujette environ cent cinquante ans après sa fondation, à des troubles presque continuels, et s’il est permis d’user ici de cette figure, qu’elle ait ressenti toutes les infirmités de la vieillesse, précisément quand elle était dans son âge viril, dans l’âge où suivant le progrès ordinaire que font les monarchies naissantes, elle devait se trouver en sa plus grande vigueur. Ce qui m’étonne donc, c’est que le corps de notre monarchie étant aussi mal conformé qu’il l’était, elle ait pu résister à tous ses maux.

En effet, la multiplicité des lois nationales n’était pas le seul ni même le plus grand défaut qui se trouvât dans la constitution de la monarchie française. Pour ne point parler des autres, la divisibilité de la couronne était un vice de conformation bien plus grand encore que la multiplicité des codes, suivant lesquels il fallait rendre la justice. Clovis, ses premiers successeurs et leurs conseils, auront bien aperçu tous ces défauts, ils en auront vu les conséquences, et ils auront voulu y apporter du remède, mais il leur aura été impossible de les corriger. Par exemple, lorsque Clovis mourut, il était établi depuis si longtemps parmi les francs, que tous les fils du roi mort, devaient partager entre eux ses états, que ce prince n’aura osé faire les dispositions nécessaires pour rendre sa couronne indivisible : peut-être même n’y pensa-t-il point.

Ainsi les fondateurs de notre monarchie n’auront point fait ce que la prudence politique demandait qu’ils fissent, mais ce qui leur était possible de faire. Ces princes, par exemple, afin de réunir plutôt à leur couronne une province qui allait leur échapper, s’ils manquaient à profiter de la conjoncture présente, ou bien pour se faire reconnaître plus aisément par une tribu ou par une nation qui pouvait se donner à un autre souverain, auront été obligés d’accorder à cette province, à cette tribu, de pouvoir continuer à vivre selon leur loi et leurs coutumes.

Voilà ce qui aura donné lieu d’abord à la multiplicité des codes dans la monarchie. Dés qu’une fois cet usage y aura été autorisé, il aura fallu que dans la même cité on rendît la justice, non seulement suivant deux différentes lois, mais suivant trois, suivant quatre, et même suivant cinq lois différentes. Le nombre des codes se multipliait à mesure qu’il survenait dans cette cité quelqu’essain d’une nation, autre que celles qui déjà y habitaient. Il aura donc été nécessaire d’y administrer la justice, suivant le droit romain, suivant la loi gombette, suivant la loi salique, suivant la loi ripuaire, suivant la loi des saxons,et suivant celles des bavarois, parce que l’usage d’y rendre la justice à chacun suivant le code de sa nation, était devenu une loi essentielle du droit public de la monarchie, et parce qu’il sera survenu de temps en temps dans la cité dont je parle, quelqu’essain de tous ces peuples.

Enfin, Clovis qu’on peut regarder en quelque manière, comme le premier fondateur de la monarchie française, étant mort à quarante-cinq ans, il n’a pas eu le loisir de corriger les défauts de sa monarchie. Quand on a lu l’histoire de ses successeurs, on n’est point tenté de demander pourquoi ils ne les ont pas corrigés. Outre qu’ils n’avaient point cette autorité qu’a toujours un premier fondateur ou instituteur de toute société, ils ne furent jamais assez unis, pour former de concert un projet semblable, et ce projet ne pouvait guère s’exécuter par aucun d’eux en particulier.

Après tout, cette diversité de codes pouvait bien retarder la justice, mais elle n’était point un obstacle tel qu’il dût empêcher qu’elle ne fût rendue à la fin. En premier lieu, les procédures tant en matière civile qu’en matière criminelle, se faisaient alors bien plus sommairement qu’aujourd’hui. C’étaient les parties qui défendaient leurs droits elles-mêmes. Elles n’étaient pas reçues à plaider par avocat ni par procureur. Il parait encore qu’avant Charlemagne, plusieurs des juges du moins, ne délivraient point par écrit les sentences qu’ils avaient rendues.

En second lieu, les inconvénients qui pouvaient naître de la multitude des codes, ne se faisaient pas sentir dans les procès entre les personnes d’une même nation, et suivant l’apparence, ces sortes de procès faisaient le plus grand nombre des causes que les juges avaient à décider. Quant aux procès entre personnes de diverses nations, le demandeur devait, en vertu du droit naturel, poursuivre ses prétentions suivant la loi à laquelle sa partie était soumise, et devant le tribunal dont elle était justiciable. Bientôt même, comme on a pu le remarquer, et comme je l’exposerai incessamment, il y eut des tribunaux mi-partis ou composés de juges de différentes nations, ce qui prévenait tout conflit de juridiction, parce que ces tribunaux se trouvaient être des cours de justice compétentes pour juger tous les particuliers de quelque nation qu’ils fussent.

En troisième lieu, il y avait dans chaque cité un officier, dont l’autorité s’étendait également sur tous les tribunaux nationaux, et qui pouvait en cas de conflit de juridiction, ou décider l’affaire par lui-même, ou la renvoyer devant le tribunal compétent.

C’est ce qui parait en lisant la formule des provisions des ducs, des comtes nommés par nos rois, pour gouverner dans un certain département ou simplement dans une cité. Il est dit dans cette formule dont nous avons déjà fait mention plus d’une fois : vous nous garderez une fidélité inviolable,...

Enfin le trône du roi était un tribunal toujours ouvert à ceux qui voulaient demander justice au prince lui-même, ce qui devait bien abréger les procès les plus épineux. Nos rois exerçaient en personne toutes les fonctions de premiers magistrats de leur monarchie. On vient de voir, par exemple, que c’était au roi lui-même à donner force de loi aux testaments.

Non seulement, ces monarques jugeaient eux-mêmes les francs, c’est ce que nous avons vu, mais ils jugeaient encore les romains leurs sujets. Il y a plusieurs exemples de pareils jugements dans cet ouvrage ; néanmoins j’en insérerai deux ici. Il y avait dans la cité de Tours une famille romaine appelée Injuriosa : il en sortit même durant le sixième siècle un évêque de ce diocèse ; et c’est à son occasion que l’histoire ecclésiastique des francs nous instruit de la condition de cette famille, et qu’il nous apprend qu’elle n’était que du troisième ordre. Injuriosus, dit-il, était né libre, quoiqu’il fût du dernier ou troisième ordre de citoyen. Dans cette même histoire il est rapporté qu’un autre Injuriosus aussi citoyen de Tours, et qui avait été vicaire ou lieutenant d’un comte de cette cité, fut accusé d’avoir assassiné un juif. Nous raconterons les circonstances de ce meurtre, quand nous aurons à parler de la manière dont se faisait sous les successeurs de Clovis l’imposition et le recouvrement des deniers royaux. Or, ce fut à comparaître devant la personne du roi Childebert, qu’Injuriosus fut cité, et il comparut le jour auquel il avait été assigné, dans le palais où ce prince se trouvait actuellement, mais les accusateurs ne s’étant point présentés ni ce jour-là ni les deux jours suivants, pour former leurs demandes et fournir leurs preuves, l’accusé fut renvoyé absous. Andarchius prétendant qu’Ursus lui eût promis sa fille en mariage, ce qu’Ursus niait d’avoir fait ; la cause fut portée devant le roi. On voit suffisamment par le nom que portait l’une et l’autre partie, qu’elles étaient de la nation romaine. Est-il possible, dira-t-on encore, que le franc obligé à plaider contre un romain devant un tribunal romain, ou que le romain qui poursuivait un franc devant un tribunal franc, trouvassent de la neutralité dans ces tribunaux ?

Je crois que les liaisons qui sont entre les citoyens d’une même nation, lorsqu’elle habite pêle-mêle avec d’autres nations, auront souvent fait prévariquer les tribunaux nationaux, mais je suis aussi persuadé que souvent les comtes et les autres officiers supérieurs, dont l’autorité s’étendait sur les citoyens de toutes les nations domiciliées dans une cité, auront réussi à l’empêcher. D’ailleurs, on sait bien qu’alors la décision des questions litigieuses, était une fonction municipale commune à tous les citoyens, qui s’en acquittaient chacun à leur tour. Les lois n’avaient point encore été commentées par des hommes qui emploient tout leur esprit à y trouver un sens opposé à celui qui se présente d’abord ; et ces lois s’expliquaient ainsi sans peine à tous les cas portés devant les tribunaux. On n’avait point encore imaginé d’ériger en charges perpétuelles et lucratives, l’emploi de rendre la justice, et d’exclure de la fonction de la rendre tous les citoyens qui ne seraient pas revêtus de quelqu’une de ces charges, non plus que d’interdire aux juges toute autre profession que celle de juger. En un mot, on n’avait pas fait encore de la dispensation des lois, un second encensoir en défendant aux profanes, à ceux qui n’auraient point été initiés aux mystères de Thémis, d’y mettre jamais la main. Enfin nos juges du sixième siècle n’avaient point d’intérêt à faire durer les procès.

L’usage était encore parmi les romains, lorsque notre monarchie fut établie, que l’officier du prince qui présidait à un tribunal, choisît par lui-même, dans un certain ordre de citoyens, ses assesseurs ou ceux qui devaient juger avec lui. Les barbares auront suivi, selon l’apparence, cet usage si simple et si naturel.

Ainsi comme le comte avait également inspection sur tous les tribunaux nationaux, comme il y présidait, soit par lui-même, soit par son vicaire, il aura pu dans tous les temps introduire quelque juge franc dans les tribunaux romains, lorsqu’on y devait juger la cause d’un franc, et il aura pu de même introduire des juges romains dans le mallum, lorsqu’on y devait juger la cause d’un romain. Voilà ce qui se sera passé dans les temps qui ont suivi immédiatement celui de l’établissement des nations barbares dans les Gaules. On y aura donc pratiqué dans ces premiers temps à peu près ce qui se pratique encore aujourd’hui en Angleterre, dans le jugement d’un procès criminel fait à un étranger. On lui accorde que la moitié des jurés, ou de ceux de ses juges, qui doivent le déclarer innocent ou coupable du fait dont il est accusé, soit tirée de personnes de sa propre nation.

L’utilité de cet usage ayant été reconnue, elle aura donné lieu à l’établissement des tribunaux mi-partis, dont nous avons déjà dit quelque chose, mais dont nous allons parler encore. Il parait clairement, en lisant les passages qui ont été rapportés, et ceux qui vont l’être, que dans les tribunaux dont il s’agit, on rendait la justice suivant des codes différents, afin qu’elle y pût être rendue à chaque sujet conformément à sa propre loi. Les chambres mi-parties ont toujours eu la réputation de rendre la justice encore plus légalement que les autres tribunaux. En quel temps nos rois ont-ils établi ces tribunaux, composés de romains et de barbares de différentes nations ? Je l’ignore, et même je ne nierais pas qu’ils ne fussent presque aussi anciens, du moins dans plusieurs cités, que leur réunion à notre monarchie.

Nous avons déjà observé plusieurs fois, que dans les cas où les monuments littéraires de nos antiquités ne nous apprennent point assez distinctement ce qui se pratiquait en certaine occasion dans la monarchie française, la raison voulait que nous jugeassions de l’usage qui s’y observait en ce cas-là, par l’usage observé en même cas dans les royaumes, que les goths et les autres barbares avaient établis durant le cinquième siècle, sur le territoire de l’empire d’occident. Or nous allons voir que la précaution que Théodoric, roi des ostrogots, avait prise pour empêcher que dans les procès, entre personnes de différentes nations, les parties eussent à souffrir de la prédilection des juges pour leur propre nation, revient à peu près à l’expédient dont nous avons imaginé qu’on pouvait se servir alors dans le royaume des francs. Voici le contenu de la formule des lettres que ce prince adressait aux romains d’une de ses provinces, lorsqu’il y envoyait un ostrogot, pour y administrer la justice aux ostrogots qui s’y trouvaient établis : étant informé que par un effet de la providence,...

On se doute bien que comme le comte ostrogot prenait des ostrogots pour assesseurs, lorsque son tribunal devenait une chambre mi-partie, de même le romain que le comte avait choisi pour second juge, se faisait assister par des assesseurs romains. Les successeurs de Théodoric observèrent la maxime de gouvernement que ce prince avait suivie. Voici ce qu’écrit Athalaric concernant le sujet dont il s’agit, dans une lettre adressée à Gildas, un ostrogot qui exerçait à Syracuse l’emploi de comte. On vous accuse de vouloir contraindre deux romains...

Pourquoi nos rois n’auraient-ils pas eu à coeur de faire rendre une bonne et brève justice à leurs sujets, autant que l’avait le Théodoric dont nous parlons ? Pourquoi n’auraient-ils pas aussi bien que lui, donné de temps en temps de ces exemples rigoureux qui retiennent les juges dans leur devoir bien plus efficacement que des édits, des déclarations et toutes les lois possibles ? Le continuateur de la chronique d’Alexandrie qui doit être né à la fin du sixième siècle, rapporte que Juvenilia, une dame romaine, qui plaidait depuis trois ans contre Formus, un patricien, présenta au roi des ostrogots une requête par laquelle il était supplié de faire enfin juger son procès. Théodoric envoya chercher les juges, et dès qu’il leur eut enjoint de le terminer promptement, ils le jugèrent en deux jours.

Aussitôt que Théodoric fut instruit du fait, il fit couper la tête à ces juges iniques, pour avoir fait durer un procès qu’ils pouvaient finir en si peu de temps. Nos rois n’étaient pas plus familiarisés que Théodoric avec l’iniquité d’un délai de justice affecté.

Je tomberai d’accord, autant qu’on le voudra, que nos rois et leurs officiers ne pouvaient point empêcher toutes les prévarications qui se commettaient à l’abri de la diversité des codes en vigueur dans la monarchie. Comme le dit Hincmar : lorsque le comte croit se rendre le maître d’une affaire,... Comme les capitulaires étaient des lois faites par nos rois qui étaient les chefs suprêmes de toutes les nations qui composaient le peuple de leur monarchie, ces capitulaires devaient avoir une autorité supérieure à celle de toutes les lois nationales, lorsqu’ils se trouvaient en opposition avec elles. Ces lois devaient plier devant les capitulaires émanés immédiatement du pouvoir législatif, comme nos coutumes plient aujourd’hui devant les édits de nos rois.

Ainsi je dirai volontiers, comme le disait Agobard dans ses représentations à Louis le Débonnaire contre la loi des bourguignons : qu’il eût bien mieux valu que les sujets de la monarchie française... il ne nous convient pas trop néanmoins de traiter d’hommes encore à demi sauvages, les princes qui ont souffert que cette pluralité de codes différents entre eux, fût en usage dans le même district.

N’a-t-on pas vu régner en France, dans le temps qu’elle était déjà très polie, un abus à peu près pareil à celui de souffrir dans le même royaume des nations distinctes, dont chacune devait être jugée suivant son code particulier ? J’entends parler ici de l’usage général introduit dans la monarchie sous les rois de la troisième race, et suivant lequel les criminels n’étaient point justiciables du juge du lieu où ils avaient commis leur délit, mais du juge du lieu de leur domicile. Par exemple, il fallait renvoyer le bourgeois d’Orléans qui avait commis un assassinat à Reims, par devant le bailli d’Orléans. Que les personnes qui connaissent par expérience quels sont les inconvénients qui ne font que retarder le cours de la justice, et quels sont ceux qui empêchent qu’elle ne puisse être rendue, décident si l’obligation de traduire les criminels devant le juge de leur domicile, ne devait pas retarder plus longtemps la punition des coupables, et même empêcher enfin qu’elle ne fût faite, que de la diversité des codes, de laquelle il est ici question ? Croit-on que le juge du lieu où un délit avait été commis par un homme domicilié ailleurs, fît de grandes diligences pour s’assurer de la personne du coupable, et pour ne point laisser périr les preuves, quand ce n’était point à lui de juger le coupable ? Quels frais ne fallait-il pas faire pour le transport de l’accusé et pour le voyage des témoins ? Malgré tous ces inconvénients et plusieurs autres qu’il est aisé d’imaginer, l’usage qui voulait que les criminels fussent justiciables du tribunal auquel leur domicile ressortissait, a subsisté en France jusque sous le règne de Charles IX. L’habitude qui fait regarder les abus les plus grossiers comme des coutumes tolérables, et qu’il serait même dangereux de changer, avait tellement prévenu les français en faveur de l’usage de renvoyer les accusés devant le juge du lieu de leur domicile, que le chancelier de l’hôpital n’osa l’attaquer qu’avec ménagement. Il se contenta donc d’abord d’engager le roi Charles IX à statuer : que si le délinquant était pris au lieu du délit, son procès serait fait et jugé en la juridiction où le délit aurait été commis, sans que le juge fût tenu de le renvoyer à une autre juridiction sous laquelle l’accusé prisonnier se prétendrait domicilié. Ce ne fut que trois ans après, que Charles IX acheva de supprimer l’usage abusif dont nous parlons, en statuant dans l’ordonnance de Moulins : que la connaissance des délits appartiendrait au juge du lieu où ils auraient été commis, nonobstant que le coupable n’eût été pris en flagrant délit, et en réglant que le juge du domicile du délinquant serait tenu, lorsqu’il en serait requis, de renvoyer le délinquant au lieu du délit.

 

CHAPITRE 10

La division des romains dans les Gaules en trois ordres a subsisté sous nos rois. Que les romains avaient part à tous les emplois de la monarchie, et qu’ils s’alliaient par mariage avec les Francs.

Dés le premier livre de cet ouvrage, on a vu que dans les Gaules, ainsi que dans les autres provinces de l’empire, les citoyens romains étaient par rapport à leur état civil divisés en trois classes ou ordres, et que cette division avait lieu dans toutes les cités. On a vu encore que le premier ordre renfermait toutes les familles sénatoriales, c’est-à-dire, celles où il y avait eu des sénateurs, et dont le sang pouvait donner le droit d’entrer préférablement aux autres citoyens dans le sénat de la cité, lorsqu’il y vaquait quelque place. On a vu aussi que le second ordre était composé de ceux qui possédaient dans le district de la cité des biens fonds à eux appartenants en toute propriété et qui n’exerçaient que des professions honorables, et même que c’était pour cela que les empereurs donnaient souvent le titre d’honorables aux citoyens de ce second ordre.

Les uns, et nous l’avons dit de même, s’appelaient curiales ou gens des curies, parce qu’ils avaient voix active et passive dans la collation des emplois municipaux de la cité, et les autres s’appelaient simplement possessores ou possesseurs, parce qu’ils n’avaient point ce droit-là. Enfin on a vu que le troisième ordre était composé d’affranchis ou de fils d’affranchis, qui ne s’étaient point encore élevés au-dessus de la condition de leurs pères. Les uns étaient membres des collèges ou des communautés d’artisans établies dans chaque cité, et les autres faisaient valoir la portion de terre que le maître qui les avait affranchis leur avait abandonnée, à charge de payer une redevance annuelle.

Il est fait mention de ces trois ordres dans ceux des livres de l’histoire de Grégoire de Tours, où il raconte ce qui s’est passé dans les Gaules sous les rois successeurs de Clovis ; et il y en est fait mention comme d’ordres subsistants actuellement. Dans le catalogue des évêques de Tours que cet écrivain nous donne à la fin du dernier livre de son histoire, il est dit qu’Ommatius qui fut élevé sur le siège de cette métropole, environ douze ans après la mort de Clovis, était un sénateur de la cité d’Auvergne. Il y est dit que Francilio qui fut élu quelques années après, était aussi sénateur, et qu’Injuriosus successeur de Francilio était du dernier ordre des citoyens, mais que cependant il était né libre. Eufronius l’un des successeurs d’Injuriosus était sorti suivant ce même historien, d’une de ces familles qu’on appelait sénatoriales.

Sous le règne de Clotaire fils de Clovis, Domnolus qui fut dans la suite évêque du Mans, et qui était alors supérieur d’une communauté religieuse, établie où l’église de saint Laurent lès paris est bâtie aujourd’hui, fut élu évêque d’Avignon. Domnolus qui avait de puissants motifs de ne se pas éloigner de la personne de Clotaire, dit en rendant compte des raisons qu’il avait de ne point accepter sa vocation à l’épiscopat d’Avignon : qu’enfin il ne pouvait se résoudre, lui qui était un homme simple, d’aller demeurer dans une cité où il trouverait un sénat composé de sophistes, et des tribunaux remplis par des juges qui s’amusaient à philosopher sur tout.

Il y a dans Grégoire de Tours une infinité d’autres endroits sur tout ceux où il est parlé de la mort d’un évêque et de la nomination de son successeur, qui font foi qu’il y avait encore de son temps des sénateurs dans les Gaules, et que les rois des francs n’y avaient rien changé à la distribution des romains en trois ordres politiques, que nos princes trouvèrent établie dans cette grande province de l’empire, lorsqu’ils s’y rendirent les maîtres ; mais je m’abstiendrai de les rapporter ici, parce que j’en ai allégué déjà un grand nombre, et parce qu’il suffira pour prouver ma thèse, de rapporter le titre de la loi salique où il est statué sur la peine pécuniaire à laquelle doit être condamné le franc de condition libre. L’inégalité de la somme à laquelle est condamné le meurtrier, suivant que le romain dont il fallait venger la mort était d’un ordre ou d’un autre, montre clairement que dans tous les temps où les différentes rédactions de cette loi ont été faites, les romains des Gaules étaient encore partagés en différents ordres, ainsi qu’ils l’étaient sous les derniers empereurs. Voyons donc ce qui se trouve dans la rédaction de la loi salique faite par Charlemagne et du temps de la seconde race. Ce code après avoir statué dans le trente-sixième titre concernant le meurtre des esclaves, statue dans le quarante-troisième sur le meurtre des personnes de condition libre. Le premier article condamne à deux cent sols d’or le meurtrier d’un franc, et il est dit dans trois autres articles de ce titre-là : le franc qui aura tué un romain de condition... Les mêmes dispositions concernant les différentes peines pécuniaires dont était tenu le franc qui avait tué un romain, suivant la condition dont était le romain mort, se trouvent aussi dans la loi salique de la rédaction faite par ordre des rois fils de Clovis. Nous avons rapporté ci-dessus l’endroit de cette loi où il est statué comme nous venons de l’exposer.

Il est vrai que le romain dont le meurtre est puni par une peine pécuniaire de trois cent sols d’or, n’est point désigné par le titre de sénateur dans la loi salique, mais la proportion qui est entre l’amende que doit payer son meurtrier et les amendes que doivent payer ceux qui auraient tué un romain du second ordre ou de l’ordre des possesseurs, et l’amende que doivent payer ceux qui auraient tué un romain du troisième ordre, montre suffisamment que c’est l’homicide d’un romain du premier ordre ou de l’ordre sénatorial que cette loi condamne à une peine pécuniaire de trois cent sols d’or. D’ailleurs l’expression de convive du roi, par laquelle la loi salique désigne le romain dont le meurtrier sera condamné à trois cent sols d’or d’amende, convient très bien à un romain de l’ordre supérieur qui pouvait manger avec le roi, quand ceux des deux ordres inférieurs ne pouvaient point être admis à cet honneur. Les francs auront désigné d’abord un romain du premier ordre par ce qui les frappait le plus, et cette désignation une fois établie, l’expression de convive du roi, pour dire une personne d’un certain grade, sera devenue l’expression usitée.

Qu’il fallût dans les temps dont je parle avoir un certain rang pour être ce qu’on appelait convive du roi, on n’en saurait douter. Fortunat ayant dit que Condo avait été fait tribun, et qu’il avait ensuite servi comme comte sous le prédécesseur de Sigebert petit-fils de Clovis, il ajoute que le roi Sigebert pour récompenser Condo de ses nouveaux services, l’avait fait monter à un grade qui le rendait convive du roi. L’usage qui avait réglé, qu’il fallait être d’une certaine condition pour prendre place, apparemment sans être invité, à la table des personnes d’un certain rang, a même subsisté sous la troisième race. On lit dans les institutes coutumières de maître Antoine Loysel : nul ne doit seoir à la table du baron, s’il n’est chevalier. Enfin quels que fussent ces romains convives du roi, il est certain qu’ils composaient un ordre supérieur non seulement aux deux autres ordres des citoyens romains, mais aussi aux citoyens mêmes de la nation des francs, puisque le franc qui avait tué un autre franc, n’était condamné qu’à une peine pécuniaire de deux cent sols d’or, au lieu que le franc qui avait tué un de ces romains convives du roi, était condamné à payer trois cent sols d’or.

Il ne faut point croire que la loi salique n’inflige en ce dernier cas une peine si grave, que parce qu’elle statue dans notre article sur la peine du meurtrier d’un officier public actuellement en charge, et par conséquent que c’est à l’emploi dont le romain convive du roi se trouvait revêtu, et non point à la prééminence de l’ordre dont il était, que cette loi a eu égard. Ce n’est point dans le titre quarante-troisième qu’on explique ici, que la loi salique statue sur les peines dues au meurtre d’une personne actuellement en charge, mais bien dans le titre cinquante-sixième qui est divisé en quatre articles, dont le premier condamne le meurtrier d’un comte à une peine pécuniaire de six cent sols d’or, et le second condamne celui qui aurait tué un officier d’un rang inférieur à trois cent sols d’or.

Non seulement les rois mérovingiens laissaient le romain des Gaules en possession de son état, mais ils lui conféraient encore souvent les emplois les plus importants de la monarchie, et ils lui permettaient de s’allier par mariage avec les francs. Les monuments littéraires du sixième et du septième siècles sont si remplis de faits qui prouvent la première de ces deux propositions, que je n’aurais point songé à en rassembler ici quelques-uns, si la hardiesse avec laquelle des écrivains de parti ont soutenu depuis peu, que les francs avaient réduit les romains des Gaules dans une condition approchante de la servitude, n’était point capable d’en imposer à ceux qui n’ont pas lu l’histoire de nos premiers rois dans les auteurs contemporains.

Clovis lui-même s’est servi de romains dans ses affaires les plus importantes. Nous avons vu quelle était sa confiance pour Aurélien que l’abréviateur dit positivement avoir été romain de nation, et de quelle importance était l’emploi de commandant dans le canton de Melun quand ce prince le lui conféra.

Saint Mélaine évêque de Rennes devint après la soumission des Armoriques au pouvoir de Clovis, son conseiller. Quel crédit saint Remi ne devait-il point avoir sur l’esprit de ce prince son néophyte ? On voit par le nom des évêques qui ont siégé sous le règne de ses successeurs, et par le nom des généraux et des ministres de ces princes, que la plupart de ces prélats, de ces généraux, et de ces ministres étaient romains de nation. Il y a même plus, les auteurs contemporains disent positivement quelquefois que ces généraux, que ces ministres étaient romains. Par exemple, Grégoire de Tours parle dans plusieurs endroits de son histoire d’un lupus qui vivait de son temps, et qui sous le règne de Sigebert petit-fils de Clovis était déjà parvenu à l’emploi de duc de la Champagne de Reims.

Or nous voyons par un poème que Fortunat, contemporain de Grégoire de Tours adresse au duc Lupus, que ce Lupus était romain de nation. Le duc Lupus, dit notre poète, efface la splendeur des hommes les plus célèbres... on pouvait être en même temps l’un et l’autre sous nos rois mérovingiens. Nous l’avons observé plus d’une fois.

Frédégaire trouvant à propos de nous apprendre de quelle nation était chacun des généraux de l’armée que le roi Dagobert I envoya contre les gascons vers l’année six cent trente-cinq, dit : que tels et tels étaient francs, qu’un tel était bourguignon, et que Crammelenus un de ces chefs, était romain de nation. Dès qu’il y avait dans les armées de nos rois des généraux romains, on ne saurait douter qu’il n’y eût aussi bien des officiers et bien des soldats, et même des corps entiers de cette nation. Qu’on se souvienne encore de ce que dit Procope, dans le passage où il parle de la réduction des Armoriques à l’obéissance de Clovis. On y voit que Clovis prit à son service les troupes romaines, qui gardaient la Loire contre les visigots, et que lorsque notre historien écrivait, c’est-à-dire, après le milieu du sixième siècle, ces troupes étaient encore armées et disciplinées à la romaine. En un mot, qu’elles étaient encore de véritables légions. En effet, Grégoire de Tours fait mention dans plusieurs endroits de ses ouvrages, de tribuns, qui vivaient de son temps, et l’on sait que ce nom est de la milice romaine, et non pas de la milice des barbares. Notre historien dit, en parlant d’un crime commis de son temps, qu’un certain Medardus, qui était tribun en fut soupçonné. Ce même auteur dit dans la préface de son second livre des miracles de saint Martin, qu’après avoir employé son premier livre à écrire les merveilles que l’apôtre des Gaules avait opérées dans les temps antérieurs, il va raconter celles qui arrivaient journellement au tombeau de ce saint. Il rapporte ensuite dans l’onzième chapitre de son second livre, que Mummola femme du tribun Anienus, et qui avait perdu l’usage d’un pied, le recouvra miraculeusement par l’intercession de saint Martin.

Dans un autre endroit de ses ouvrages, Grégoire de Tours parle d’un miracle qui se fit au tombeau de saint Germain évêque d’Auxerre, dans la personne du tribun Nunninus, qui était parti d’Auvergne pour venir payer à la reine Theodechilde quelqu’argent provenant des revenus de cette province, sur laquelle son père Thierri lui avait apparemment assigné sa dot. On a vu qu’il avait cette cité dans son partage. Fortunat parle aussi du tribunat dans le poème que nous venons de citer à l’occasion du sens que pouvait avoir l’expression de convive du roi. Il dit à Condo le héros du poème : vous êtes parvenu en montant de grade en grade,... il fallait bien qu’il y eût encore dans les Gaules, des tribuns sous les rois mérovingiens, puisqu’il y avait encore dans les cités des romains qui portaient le titre de maître de la milice ou de magister militum. Le père Mabillon a donné dans le quatrième tome des annales de l’ordre de saint Benoît, la formule d’une constitution de dot faite à Angers suivant l’usage du lieu, la quatrième année du règne de Childebert, et cet acte fait mention d’un maître de la milice comme d’un des officiers de la cité. Suivant toutes les apparences, ces maîtres de la milice n’étaient que les commandants de la milice romaine de chaque cité, car l’emploi de généralissime des Gaules était réuni à la couronne, et nous verrons dans un chapitre composé exprès, que chaque cité des Gaules avait sous les rois francs sa milice, composée de ses anciens habitants, ainsi qu’elle l’avait sous les empereurs romains. Mais cela prouve toujours que les francs n’en avaient point usé avec les romains des Gaules, comme un conquérant en use avec une nation qu’il a subjuguée et qu’il opprime, de la même manière que les turcs oppriment les grecs. Un tel conquérant se garde bien de laisser au peuple subjugué le maniement des armes. Rapportons encore quelques passages des auteurs du sixième et du septième siècle, où il est fait mention des romains pourvus par nos rois des plus grandes dignités de l’état, et employés par eux dans les affaires les plus délicates.

On sait que le patriciat était dans les pays qui avaient composé le royaume des bourguignons, et qui avaient été unis en cinq cent trente-quatre au royaume des francs, la plus grande dignité après la royale. Ou bien nos rois ayant trouvé, lorsqu’ils soumirent ce pays-là, que le premier officier du prince s’y nommait Patrice, ils continuèrent à donner ce titre à celui qui devait y commander immédiatement sous eux. Ou bien nos rois, et c’est ce qui me parait de plus vraisemblable, ayant trouvé la qualité de Patrice comme réunie au diadème des bourguignons, parce que les derniers rois de cette nation l’avaient eue, et d’un autre côté ne voulant plus la porter, lorsqu’ils furent devenus seigneurs suprêmes des Gaules, en vertu de la cession de Justinien, ils la donnèrent à leur premier officier dans celles de leurs provinces dont il s’agit, afin que le peuple accoutumé à obéir à des Patrices, lui obéît par habitude. Quoiqu’il en ait été, il est toujours certain que ce premier officier se nommait Patrice. Or il est fait mention dans un seul chapitre de Grégoire de Tours, de trois romains créés patrices par le roi Gontran, qui avait la Bourgogne dans son partage ; savoir, Celsus, Amatus, et Eunius Mummolus. Leurs noms suffisent pour montrer qu’ils étaient romains, mais nous savons encore d’ailleurs, que Celsus était de cette nation. Nous avons l’épitaphe de Silvia, mère de ce Celsus, et il est dit dans cet épitaphe, que Silvia, qui comptait des consuls au nombre de ses ancêtres, avait vu l’un de ses fils évêque, et Celsus qui était l’autre, revêtu de la dignité de Patrice. Quant à Eunius Mummolus, voici un autre passage de l’histoire ecclésiastique des francs qui le regarde, et qui contient plusieurs preuves de l’admission des romains, aux principaux emplois de notre monarchie : Eunius, dont le surnom était Mummolus, fut fait patrice par le roi Gontran,...

Quand Grégoire de Tours parle de l’ambassade que Childebert le fils du roi Sigebert avait envoyée à l’empereur Maurice, il dit : que des trois ambassadeurs qui la composaient, Grippo était franc de nation, que l’autre qui s’appelait Bodegesilus était fils de Mummolenus de la cité de Soissons, et que le troisième qui se nommait Evantius, était fils de Dinamius, de la cité d’Arles. Nous verrons dans le chapitre où nous prouverons que les cités des Gaules avaient conservé leurs milices sous les rois mérovingiens, que lorsque Grégoire de Tours dit absolument qu’un homme était citoyen d’Arles, de Soissons, ou de telle autre cité qu’on voudra, notre historien entend dire, que cet homme-là était des anciens habitants de la cité dont il s’agit, et par conséquent romain.

Frédégaire, qui était franc de nation, dit positivement dans plusieurs endroits de ses chroniques, que ses officiers principaux, dont il a occasion de parler, étaient romains de nation. Protadius, écrit-il, qui était romain d’origine,... le même historien nous apprend un peu plus bas, que Protadius fut élevé à la dignité de maire du palais, dont l’autorité devait s’étendre sur tout un partage. L’année suivante, dit encore ce même auteur, Claudius, romain de nation, fut fait maire du palais par le roi Thierri le Jeune. Ce n’est point parce qu’il paraissait extraordinaire à Frédégaire, que des romains fussent élevés à de si grandes dignités, qu’il marque de quelle nation étaient Claudius et les autres. C’est uniquement parce qu’il a jugé convenable de dire, de quelle nation étaient ceux dont il racontait l’avancement. La preuve de ce que je soutiens, c’est qu’il en use de la même manière, lorsqu’il parle de l’avancement des francs. En rapportant que Colenus avait été fait patrice par Thierri le Jeune, il observe que Colenus était franc de nation. Frédégaire remarque qu’Erpon était de la même nation, quand il dit qu’Erpon fut fait duc, ou commandant de la Bourgogne transjuranne.

Je pourrais encore rapporter une infinité d’autres exemples, pour prouver que les romains ne furent jamais exclus sous les rois mérovingiens des plus grandes dignités de la monarchie. Mais je me contenterai de fortifier ceux que j’ai rapportés par un raisonnement. Les romains, comme on l’a vu plus d’une fois, aimaient mieux être sous la domination des francs que sous celle des bourguignons ou des goths. Il faut donc que les romains ne fussent point traités plus mal par les francs, que ces romains l’étaient par les bourguignons et les goths. Or les bourguignons et les goths n’ont jamais exclu les romains des emplois les plus importants.

On a vu qu’Arédius et plusieurs autres ministres du roi Gondebaud étaient romains. Ce prince dans le préambule de la loi nationale des bourguignons, s’adresse à tous ses officiers tant bourguignons que romains. Il est dit dans un autre endroit de cette loi : nous entendons que tous les comtes tant bourguignons que romains observent la justice.

Quant aux goths, nous avons vu déjà que les visigots faisaient servir à la guerre leurs sujets, romains de nation, qu’ils les employaient dans les affaires d’état ; et voici ce que dit un ambassadeur des ostrogots concernant la manière dont ces derniers vivaient avec les romains d’Italie. On ne sera point fâché de trouver ici le passage en entier, quoiqu’on en ait déjà vu des fragments. Après nous être rendu les maîtres de l’Italie,... en effet nous avons vu que les juges citoyens de la nation des ostrogots, et qui étaient envoyés par Théodoric dans les provinces, ne devaient y prendre connaissance que des procès des ostrogots, et tout au plus des procès des romains qui plaidaient en qualité de demandeurs contre un ostrogot.

Comme nous avons encore un édit célèbre de Théodoric roi des ostrogots fait pour être observé par tous ses sujets de quelque nation qu’ils fussent, et qui contient plus de cent articles, j’ai cru devoir entendre Procope, comme je l’ai entendu dans l’endroit, où il semble dire absolument que ce prince et ses successeurs n’avaient point fait de lois.

Je fais ici une réflexion. C’est qu’à me voir prouver si méthodiquement que nos premiers rois n’ont jamais exclu les romains des Gaules, leurs sujets, des principales dignités de la monarchie, et qu’il est absolument faux que les francs aient ôté à ces romains l’exercice des armes, il semblerait que les auteurs modernes qui ont avancé que ces princes avaient réduit nos romains dans un état approchant de la servitude, fussent fondés en preuves. On croirait que ces auteurs eussent rapporté quelque loi authentique par laquelle Clovis, ou l’un de ses successeurs aurait dégradé nos romains, en les rendant, par rapport aux francs, de la même condition qu’étaient les ilotes par rapport aux citoyens de Lacédémone, ou que le sont aujourd’hui les grecs sujets du grand seigneur par rapport aux turcs, et que de mon côté je serais à la peine de prouver par les faits que cette loi serait demeurée sans exécution. On croirait du moins que j’aurais à réfuter des auteurs qui allèguent plusieurs exemples de romains exclus des grandes dignités de la monarchie, parce qu’ils étaient romains, ou tout au moins, que j’aurais à répondre à des écrivains tellement accrédités pour avoir composé sur les antiquités françaises plusieurs ouvrages estimés du public, que leur sentiment formerait seul un préjugé qui ne pourrait être détruit que par les raisons les plus solides.

Il n’y a rien de tout cela. En premier lieu, on n’a jamais vu aucune loi qui ait exclu les romains des grands emplois de la monarchie, ni qui les ait réduits à un état approchant de la servitude. Jamais aucun auteur ancien n’a fait mention d’une pareille loi, et les écrivains qui ont la hardiesse de supposer qu’elle ait existé, le supposent gratuitement.

En second lieu, ces auteurs n’allèguent aucun fait dont on puisse induire l’existence de cette loi générale. Ils ne prouvent par aucun exemple qu’elle ait jamais été.

En troisième lieu, les écrivains dont je parle, n’ont jamais eu la réputation d’être savants dans nos antiquités. Au contraire les auteurs les plus illustres par ce genre d’érudition, sont du sentiment de Dom Thierri Ruinart, qui dans la préface qu’il a mise à la tête de son édition des oeuvres de Grégoire de Tours, a écrit : lorsque les anciens habitants des Gaules,... aussi ne réfutons-nous sérieusement l’opinion contraire, que parce qu’elle flatte assez la vanité de plusieurs personnes pour s’accréditer, toute fausse qu’elle est ; c’est en dire assez quant à présent. Montrons que nos romains s’alliaient tous les jours par mariage avec les francs. Ce sera une nouvelle preuve que les francs ne les traitaient point comme on traite des serfs.

Il est vrai qu’il y a eu des barbares du nombre de ceux qui dans le cinquième siècle s’établirent sur le territoire de l’empire romain, qui longtemps y ont habité sans vouloir s’allier par des mariages avec les romains. Par exemple, il a été défendu durant plusieurs générations aux visigots d’épouser des romaines, et aux filles des visigots de se marier avec des romains. Nous avons une preuve sans réplique de ces prohibitions dans la loi faite pendant le septième siècle pour les révoquer insensiblement, en introduisant l’usage des dispenses. Cette loi qu’on connaît être du roi Rescivindus, monté sur le trône, suivant Luitptand en six cent cinquante-trois, et cela parce que le monagrance du nom de Rescivindus se trouve à la tête de la loi, statue ainsi. Par de bonnes considérations, nous révoquons pour toujours l’ancien règlement,... on aura inséré ce statut dans la loi des visigots, à la place du statut qui défendait les mariages dont il s’agit, et qui était devenu inutile par sa révocation. Voilà pourquoi nous ne trouvons plus ce statut-là, dans la table de la loi des visigots.

Il n’en a pas été de même des lois des francs. On ne trouve dans aucune de leurs rédactions, la prohibition de s’allier par mariage avec la nation romaine, et l’histoire fait foi en second lieu, que les francs ont souvent contracté mariage avec des personnes de cette nation, dès les premiers temps de la monarchie.

Tout ce qui est permis par la loi naturelle en matière civile, et n’est point défendu par une loi du droit positif particulier à la nation dont il s’agit, est réputé permis par ce droit positif. Or la loi salique et la loi ripuaire ne défendent dans aucun des endroits où elles statuent sur les mariages, le mariage d’un franc libre avec une romaine de même condition, ni celui d’un citoyen romain avec une femme libre de la nation des francs. Il y a même dans ces deux lois plusieurs articles dont on peut tirer  induction, qu’elles approuvaient ces sortes de mariages.

Le quatorzième titre de la loi salique composé de seize articles, est entièrement employé à statuer sur les rapts et sur les mariages. Il y est bien dit, que la fille libre qui épousera un esclave qu’elle saura être esclave, deviendra serve ; que celui qui épousera une femme fiancée avec un autre homme, sera condamné à une amende de soixante sols d’or au profit du roi, et à une amende de quinze sols d’or envers le fiancé ; que l’homme qui aura épousé sciemment l’esclave d’un autre, perdra la liberté ; que les mariages de ceux qui auraient épousé leurs parentes ou leurs alliées dans un degré prohibé, seraient déclarés nuls, et les enfants qui en seraient provenus, bâtards. Mais il n’y est point dit, que le franc libre qui aurait épousé une romaine libre doive être sujet à aucune peine de quelque nature que ce soit. Au contraire un article de la loi salique de la première rédaction, ne condamne qu’à une amende de trente sols d’or celui qui aurait épousé l’affranchie d’un autre citoyen, et cela sans distinction de nation. Il n’impose au délinquant aucune autre peine, et il ne dégrade point les enfants nés ou à naître d’un pareil mariage.

Lorsque les francs se soulevèrent contre le mariage que Théodebert avait contracté avec une matrone romaine, avec Deuteria, et qu’ils l’obligèrent à la quitter pour épouser Visigarde, ils n’alléguèrent point que ce mariage fût prohibé par la loi salique. Ils dirent pour toutes raisons : que Théodebert n’avait pas dû délaisser Visigarde qu’il avait fiancée avant que d’avoir vu Deuteria, pour épouser Deuteria. Cependant il est naturel que des sujets qui prétendent obliger leur maître à rompre un mariage dont il est content et à en contracter un pour lequel il n’a pas d’inclination, fassent valoir toutes les raisons de nullité qu’on peut alléguer contre le premier mariage.

Lorsque l’évêque Sagittarius avançait que les fils que le roi Gontran avait eus de sa femme Austregilde, n’étaient point capables de succéder à la couronne, il ne se fondait pas sur ce qu’Austregilde, qui, lorsque ce prince l’épousa, était esclave de Magnarius ou de Magnacharius, les manuscrits orthographient différemment ce nom propre, devait être réputée de la nation romaine dont était son maître, mais bien sur ce qu’elle avait été esclave. On juge, par ce qu’ajoute Grégoire de Tours ; Sagittarius se trompait ne sachant point que tous les fils des rois sont capables de succéder à la couronne, nonobstant la condition de leur mère, qu’alors on était persuadé que l’honneur que faisait le souverain aux esclaves qu’il daignait épouser, les affranchissait de plein droit.

Venons à la loi des ripuaires, qui, comme nous l’avons déjà observé, était moins favorable aux romains en général, que la loi salique. Il est vrai qu’elle condamne, ou pour mieux dire, qu’elle improuve le mariage des romains avec les ripuaires. Il y est dit à ce sujet : si un homme affranchi en face d’église,... ainsi le fils du ripuaire qui avait épousé une romaine, et qui naturellement devait jouir de l’état de ripuaire, était réduit à l’état de romain par cette loi. Elle n’ordonne rien de plus, soit à son préjudice, soit au préjudice de son père.

Encore est-il probable que par romain, il ne faut point entendre ici, les romains unis avec les ripuaires et domiciliés parmi eux, mais les romains qui n’avaient point cet avantage, et qui étaient comme étrangers par rapport aux ripuaires : en un mot, les romains que la loi ripuaire qualifie advenae romani. Nous en avons déjà parlé.

Mais quel qu’ait été l’objet et le motif de cette sanction particulière, l’esprit de la loi des ripuaires est si peu opposé aux mariages entre les personnes des deux nations, que cette loi n’impose aucune sorte de peine à la fille d’un ripuaire, laquelle aurait épousé un romain. Elle ne statue autre chose à cet égard, si ce n’est que les enfants nés d’un pareil mariage, seraient romains, c’est-à-dire, de la condition dont ils devaient être, suivant la loi naturelle. La loi des ripuaires est néanmoins très sévère contre les filles de condition libre, qui contracteraient les mariages, qu’elle regarde comme de véritables mésalliances. Tels sont les mariages qu’une fille née libre pouvait contracter avec de certains affranchis ou avec des esclaves. La loi condamne les enfants nés de quelques-uns de ces mariages à l’esclavage.

Les filles qui auraient contracté quelques autres de ces mariages, sont condamnées elles-mêmes à devenir serves. Voici une des dispositions que le code ripuaire fait à ce sujet, et qui parait digne d’être rapportée : si une fille ripuaire et née libre a suivi un esclave de sa propre nation,... Cette loi, l’on n’en saurait douter, était très propre à retenir les serfs ripuaires dans les bornes du respect qu’ils devaient aux filles des citoyens de la nation, mais d’un autre côté, elle assurait à l’un des coupables le moyen de se justifier par le meurtre de son complice. Enfin, ce que la loi ripuaire statue concernant les mariages de ses citoyens avec des personnes de la nation romaine, est une preuve que souvent il se contractait de pareils mariages.

Après tout ce qui vient d’être exposé, je crois devoir me contenter de rapporter deux exemples de mariages contractés entre des romains et des francs. Il est dit dans la vie de saint Rigobert, archevêque de Reims, et né vers le milieu du septième siècle, qu’il était d’une famille considérable du canton des Gaules, connu sous le nom du pays des ripuaires, et qu’il était fils de Constantinus, et d’une fille de la nation des francs. Si l’auteur de la vie de saint Rigobert se contente de marquer la nation dont était la mère de ce prélat, c’est qu’il croit avoir dit assez intelligiblement que le père de notre saint était romain, en disant qu’il s’appelait Constantinus. Saint Médard, né dans le Vermandois, et mort évêque de Noyon sous le règne de Clotaire I était fils de Nectardus, de la nation des francs, et de Protagia de la nation des romains. Ces mariages étaient en usage, même avant que Clovis se fût rendu maître des Gaules.

Enfin Procope écrit dans l’endroit de son histoire de la guerre gothique, où il raconte comment se fit l’union des francs avec les Armoriques, et que nous avons rapporté dans le troisième chapitre du quatrième livre de cet ouvrage, que l’union dont il s’agit fut faite aux conditions que les francs avaient proposées, et qu’une de ces conditions était que les deux peuples, pour rendre leur confédération plus étroite, s’allieraient ensemble par des mariages.

Les francs qui s’incorporèrent à la tribu des saliens, qui avait fait le traité dont nous venons de parler, se seront conformés à sa disposition. Si l’on trouve dans la loi des ripuaires quelqu’espèce de peine imposée au franc qui épousait une romaine, c’est que les ripuaires n’ayant point été incorporés à la tribu des saliens, ils auront eu la liberté de continuer à maintenir ce qui avait été statué à cet égard dans les temps précédents.

Les visigots, il est vrai, ont été longtemps sans vouloir s’allier par mariage avec les romains des Gaules, on vient de le voir ; mais la raison qui les éloignait de ces alliances, n’en éloignait pas les francs. Les goths venaient de la Pannonie, et lorsqu’ils s’établirent en deçà des Alpes et au-delà des Pyrénées, ils n’étaient pas familiarisés de longue main avec les romains de ces contrées-là. Au contraire les nations germaniques du nombre desquelles étaient les francs, n’auront jamais eu de répugnance à s’allier par des mariages avec les romains de la partie des Gaules où elles s’habituèrent, parce qu’elles avaient eu de grandes relations avec eux, même avant qu’elles passassent le Rhin, pour venir occuper cette partie des Gaules. En effet, nous voyons en lisant la loi des bourguignons, qui étaient une autre nation germanique, qu’ils pouvaient dès les premiers temps de leur établissement dans les Gaules, épouser des romaines, et donner leurs filles à des romains.

Il y est dit dans le douzième titre qui concerne le crime de rapt : la fille romaine qui sans avoir obtenu le consentement de ses parents, ou bien à leur insu, épousera un bourguignon, sera déshéritée. Suivant cette loi il était donc permis aux filles romaines d’épouser impunément des bourguignons, pourvu qu’elles se mariassent de l’aveu de leurs parents ; et par conséquent il était, dans ce cas-là, permis aux bourguignons de les épouser. Il suffirait de cet article et de ce qu’on ne trouve dans la loi Gombette aucune sanction qui défende les mariages entre des personnes des deux nations, pour conclure avec fondement qu’elle les approuvait. Je crois néanmoins que mon lecteur ne sera point fâché de trouver encore ici une sanction de cette loi tirée du titre où il est statué sur la satisfaction due aux veuves et aux filles bourguignonnes qui se plaindraient en justice d’avoir été séduites, parce qu’il y est supposé qu’elles demandassent alors que leur séducteur, soit qu’il fût romain, soit qu’il fût bourguignon, serait tenu de réparer leur honneur en les épousant. Voici le premier article de ce titre : si la fille d’un bourguignon né libre,...

Le second article de ce même titre montre bien que j’ai eu raison de supposer, en expliquant le premier, que la fille, qui se plaignait, demandât que son séducteur fût tenu de l’épouser. Il y est dit : quant à la veuve qui volontairement aura eu un commerce criminel avec quelqu’un,... Enfin nous avons vu que dans les cas d’homicide, la loi Gombette traitait avec parité les bourguignons et les romains, ordonnant la même peine contre le meurtrier du romain que contre le meurtrier du bourguignon. Ainsi tout nous oblige à croire que la loi Gombette n’empêchait pas ces deux nations de s’allier ensemble par des mariages.

Dans la suite de cet ouvrage nous confirmerons encore tout ce que nous venons d’avancer par une observation. C’est que dans toute l’étendue du royaume de France, tel qu’il était sous le règne de Hugues Capet, il a toujours été permis aux hommes de quelque condition qu’ils fussent, d’épouser impunément et sans que leur postérité en fût dégradée en aucune manière, des filles d’une condition inférieure à la leur, pourvu néanmoins qu’elles fussent nées libres. Je ferai voir que même depuis les temps où les lois ont mis dans ce royaume-là plusieurs différences entre les citoyens nés dans certaines familles et les citoyens nés dans d’autres familles, que depuis que les citoyens laïques y ont été divisés en deux ordres ; savoir l’état de la noblesse et l’état commun, ou le tiers état : il n’a jamais été défendu aux citoyens du premier de ces deux ordres, d’épouser des filles du second, soit par une prohibition expresse, soit par des règlements qui auraient contenu une prohibition indirecte, en excluant les enfants nés de ces alliances inégales, de certains emplois, honneurs, bénéfices et dignités étant à la collation de leurs concitoyens, ou à celle de nos rois.

Aussi voyons-nous que toutes les preuves que quelques compagnies, de qui les règlements ont été faits sous les premiers rois de la troisième race, exigent encore aujourd’hui des récipiendaires qui se présentent pour y entrer, consistent uniquement à faire paraître qu’on est né d’une mère de condition libre, et même depuis que presque tous les serfs ont été affranchis, le  récipiendaire en est cru à son simple serment : il en est quitte pour affirmer en disant,... C’est encore l’usage observé dans plusieurs églises cathédrales des pays compris dans les limites du royaume de France, tel qu’il était lorsque Hugues Capet le possédait.

Quant aux dignités affectées à la noblesse et instituées depuis que ce n’est plus la profession qui décide de l’ordre dont est un citoyen, mais bien le sang dont il est sorti, nos rois n’ont pas voulu qu’on exigeât du novice ou du récipiendaire qui se présentait pour y être admis, aucune preuve de noblesse du côté des mères. S’il se trouve aujourd’hui dans quelques contrées de la monarchie des corps, des compagnies, et des sociétés où l’on n’est admis qu’en prouvant qu’on est issu de mère et d’aïeules nobles, c’est par trois raisons.

En premier lieu, les successeurs de Hugues Capet ont réuni au royaume qu’il avait possédé, plusieurs pays démembrés de la monarchie française à la fin du règne de la seconde race, et qui durant le temps écoulé entre leur démembrement et leur réunion, avaient été soumis à l’empire d’Allemagne, où l’esprit des lois saxonnes a toujours prévalu, parce que plusieurs des premiers chefs de cette monarchie ont été saxons de nation. Il s’est donc trouvé dans les pays dont je parle, lorsqu’ils ont été réunis au royaume de France, plusieurs coutumes et usages contraires à ceux qui s’y observaient avant le démembrement, et nos rois ont bien voulu laisser subsister ces nouveautés.

Secondement, ces princes ont souffert que depuis deux siècles on ait introduit des usages contraires aux anciens usages de la monarchie, en différentes contrées de leur obéissance. En troisième lieu, nos rois ont eu la facilité de permettre que des ordres ou sociétés dont le chef-lieu est hors du royaume, y établissent des maisons, que dans la réception des novices on y suivît des lois faites en un pays étranger, et qu’on y observât même les nouveaux statuts que ces ordres ont ajouté depuis cent quatre-vingt ans, aux anciens, soit pour obliger les novices à faire preuve de trois degrés de noblesse paternelle et maternelle, au lieu qu’il suffisait dans les premiers temps qu’ils fissent preuve d’un degré, soit pour astreindre ces novices à faire ces preuves par actes et leur interdire de pouvoir les faire par témoins, ainsi qu’elles se faisaient précédemment.

On doit regarder comme une de ces lois étrangères dont nos rois ont bien voulu permettre l’exécution dans leurs états, l’article de la pragmatique de Bourges, dans lequel il est ordonné que, pour jouir du privilège qu’on accorde aux nobles de pouvoir, après trois ans d’étude dans une université, y être faits gradués, quoique les non nobles n’y puissent être faits gradués, qu’après cinq ans d’étude, il faudra être issu d’un père et d’une mère nobles. En effet cet article de la pragmatique sanction ne fut jamais rédigé par les officiers du roi instruits des lois et des coutumes de la monarchie. Ainsi que la plupart des autres articles de la pragmatique, il a été tiré mot pour mot des décrets du concile de Bâle. D’ailleurs le point de cet article qui regarde les mères ne s’observe pas. Ce que je vais écrire servira encore de nouvelle preuve à ce que je viens de dire concernant l’état et condition des romains des Gaules sous nos rois mérovingiens.