Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE VI

 

 

CHAPITRE 1

Idée générale de l’état des Gaules durant le sixième siècle, et les trois siècles suivants. Que les différentes nations qui pour lors habitaient dans les Gaules, n’y étaient pas confondues. Ce qu’il faut entendre par lex mundana, ou la loi du monde.

Avant que de continuer l’histoire de la monarchie française, il est nécessaire d’exposer aux lecteurs, du moins autant qu’il est possible de le pouvoir faire, quelle fut la forme de sa première constitution.

Quoique les monarchies naissantes prennent ordinairement une forme d’état simple et facile à concevoir, il est arrivé néanmoins que la monarchie française a eu dès le temps de son origine, une forme d’état très composée et même assez bizarre. Sa première conformation a été monstrueuse en quelque manière. La forme de la constitution de l’empire d’Allemagne, et la forme de la constitution de la république des Provinces-Unies du Pays-Bas, ne sont pas plus difficiles à comprendre, que l’est celle de la première constitution de la monarchie que les francs fondèrent dans les Gaules, au milieu du cinquième siècle.

En second lieu, aucun auteur de ceux qui ont écrit dans les temps où cette première forme de gouvernement subsistait encore, c’est-à-dire, sous nos rois des deux premières races, n’a songé à nous l’expliquer méthodiquement. Lorsqu’il arrive à ces auteurs d’en dire quelque chose, c’est toujours par occasion. Aucun d’eux n’a entrepris de nous donner dans un écrit fait exprès, le plan de la constitution de la monarchie, et de composer sur ce sujet un ouvrage de même nature que celui où le chevalier Temple nous a tracé le plan de la constitution de la république des Provinces-Unies du Pays-Bas, et que ceux dont les auteurs ont voulu nous donner le plan de la constitution présente de l’empire d’Allemagne.

Il faut donc pour avoir une idée de la première conformation de notre monarchie faire exprès un travail particulier. Il faut après avoir ramassé ce qu’on trouve dans les auteurs contemporains de ses premiers fondateurs concernant la forme de la constitution du royaume des francs, l’éclaircir autant qu’il est possible, par ce qu’on trouve sur le même sujet dans les monuments littéraires des temps postérieurs, et arranger ensuite tous ces matériaux, en les disposant suivant l’ordre dans lequel les écrivains modernes qui donnent l’état présent  d’une monarchie ou d’une république, ont coutume de ranger les leurs : il y a peu de lecteurs assez affectionnés à notre histoire pour vouloir en acheter l’intelligence par un semblable travail.

Ainsi un ouvrage qui en dispense, je veux dire un plan de la première constitution de la monarchie française levé méthodiquement et régulièrement tracé, est aussi nécessaire à la tête de ses annales, que le peut être une carte géographique à la tête de la relation d’un voyage fait dans des pays nouvellement découverts : n’est-il pas vrai qu’on lit sans fruit et même sans beaucoup de plaisir, les annales d’un état quand on ne connaît point la forme de son gouvernement ? Comment juger alors du merveilleux et de l’importance des évènements ? Comment rendre justice à ceux qui en ont été les mobiles ? Et d’un autre côté, comment ne s’ennuyer pas bientôt dans une lecture qui laisse l’esprit dans l’inaction, et qui n’exerce pas le jugement ? D’ailleurs, comme nous l’avons déjà dit dans notre préface, l’intelligence du droit public en usage sous nos rois de la troisième race, dépend en grande partie de la connaissance de la première constitution de la monarchie française. Tâchons donc de bien développer la forme compliquée de cette première constitution.

Il parait, en lisant les auteurs du cinquième et du sixième siècle, que généralement parlant, la division des Gaules en dix-sept provinces, laquelle sous les derniers empereurs romains, avait lieu dans l’ordre politique et dans l’ordre ecclésiastique, cessa dès la fin du règne de Clovis d’avoir lieu dans l’ordre politique, quoiqu’elle continuât d’avoir toujours lieu dans l’ordre ecclésiastique. Chacun des évêques des dix-sept capitales de ces provinces, ou pour parler le langage des siècles suivants, chacun des dix-sept archevêques, conserva bien le pouvoir qui lui appartenait sur tous les évêchés qui avaient été suffragants de sa métropole, aux temps où les empereurs régnaient encore sur les Gaules, mais les dix-sept provinces cessèrent de composer chacune une espèce de corps politique distinct, gouverné par des officiers particuliers, et renfermé dans des bornes certaines. Cette confusion des anciennes provinces fut apparemment l’effet du partage des enfants de Clovis, dans lequel, comme je l’ai dit, la même province des Gaules fut divisée entre plusieurs rois. D’ailleurs les nouveaux rois établirent leur trône particulier et leurs conseils, non point dans des villes métropoles, mais dans de simples capitales de cités. Thierri établit à Metz le siège de sa domination, c’est-à-dire, le siège de son sénat ou de son conseil. Clodomire établit son trône à Orléans, Childebert à Paris, et Clotaire à Soissons. Une ville qui est devenue la capitale d’un royaume et le séjour du conseil du souverain, a bientôt acquis par le séjour du prince et de son sénat, une espèce de supériorité et d’empire sur les autres villes de cet état. Il sera donc arrivé que toutes les cités qui appartenaient au même roi, auront, de quelque province qu’elles fussent, et quelque rang qu’elles tinssent auparavant, regardé la ville, où leur souverain faisait son séjour ordinaire, comme leur véritable capitale, et l’ordre ancien aura du moins à cet égard, été pleinement perverti. Non seulement Orléans et Paris n’auront plus regardé Sens comme leur capitale dans l’ordre civil, mais elles-mêmes, elles auront été regardées comme villes capitales et dominantes en quelque sorte, l’une par les sujets de Clodomire, et l’autre par tous les francs en général et par les sujets de Childebert en particulier. Metz aura cessé d’avoir recours à Trèves comme à sa métropole dans l’ordre politique, et Soissons d’avoir recours à Reims comme à la sienne. Au contraire, Metz sera devenu la capitale du partage de Thierri, et Soissons la capitale du partage de Clotaire. Il semble néanmoins que les deux Aquitaines aient conservé longtemps leur forme de province. Nous parlerons un jour des nouvelles divisions des Gaules, qui s’introduisirent dans la suite, et qui dans l’ordre civil furent substituées à la division en usage sous les derniers empereurs.

Quant à la subdivision des Gaules, suivant laquelle les Gaules étaient partagées en plusieurs citées, elle continua d’avoir lieu dans l’ordre civil, aussi bien que dans l’ordre ecclésiastique.

Chaque cité subsista en forme de corps politique, et elle continua d’être divisée en cantons, ainsi qu’elle l’était avant que les francs fussent les maîtres des Gaules. C’est de quoi nous parlerons plus au long, en expliquant quel était sous nos premiers rois le gouvernement civil dans chaque cité.

Mais avant que d’entrer dans cette discussion, il convient d’exposer quel était le peuple par qui les Gaules étaient alors habitées, et quelle y était la condition des sujets ; point d’une si grande importance dans le droit public des états. Le peuple des Gaules, ainsi que celui de l’Espagne, de l’Italie et des autres provinces de l’empire romain, dont les barbares venaient de se rendre maîtres, était bien différent de ce qu’il est aujourd’hui. Aujourd’hui par exemple, tous les habitants de la France qui sont nés dans le royaume, sont réputés être de la même nation. Ils sont tous français ; mais dans le sixième siècle et dans les siècles suivants, les Gaules étaient habitées par des nations différentes, qui étaient mêlées ensemble sans être pour cela confondues. Ces nations, bien qu’elles cohabitassent dans le même pays, étaient alors, et même elles sont demeurées pendant plusieurs générations, des nations distinctes et différentes les unes des autres par les moeurs, par les habits, par le langage, et ce qui est de plus essentiel, par la loi particulière suivant laquelle elles vivaient.

Durant plusieurs générations et même jusqu’aux derniers rois de la seconde race, les habitants des Gaules étaient compatriotes sans être pour cela concitoyens. Ils ont été tous durant longtemps également regnicoles, sans être pour cela de la même nation. Voici la peinture que fait Agobard, archevêque de Lyon dans le neuvième siècle, de la constitution de la société, telle qu’elle était de son temps dans la monarchie française, et nous avons eu déjà plusieurs fois occasion de dire que la constitution du royaume a été la même sous les rois mérovingiens et sous les rois carlovingiens. Agobard dit donc dans un mémoire qu’il présenta à Louis le Débonnaire, pour l’engager à abroger la loi des bourguignons : je laisse à votre bonté à juger si la religion et si la justice n’ont pas beaucoup à souffrir...

Aujourd’hui c’est le lieu de la naissance qui décide de quelle nation est un homme. Tout homme qui est né d’un père habitué en France est réputé français, de quelque contrée que ce soit que son père ait été originaire. Dans le cinquième siècle et dans les siècles suivants, c’était la filiation et non pas le lieu de la naissance qui décidait de quelle nation on devait être. En quelque province des Gaules, par exemple, que fût né un bourguignon, il était toujours réputé bourguignon. Les descendants de ce fils étaient encore de même nation que lui, en quelque lieu du royaume que ce fût que le père eût été domicilié. Il en était de même en général, et nous l’avons déjà dit, des habitants de l’Espagne et de ceux de l’Italie. Voilà pourquoi un peuple habitait alors durant plusieurs années dans un pays sans en prendre le nom, et sans lui donner le sien. On était accoutumé en Europe durant le sixième siècle et les deux siècles suivants, à ce qui parait aujourd’hui extraordinaire.

Tous les écrivains ne remarquent-ils pas comme une chose singulière que les habitants de l’Ukraine ne s’appellent point les ukrainiens, mais les cosaques. Il est vrai cependant que l’usage de désigner les hommes par le nom de la nation dont ils sont issus, et non point par un nom dérivé du nom de la contrée où ils sont nés, subsiste encore dans plusieurs provinces de l’Asie et de l’Amérique, et même dans quelques provinces de l’Europe qui sont sous la domination du grand seigneur. Un homme issu de la nation turque, et né dans la Grèce ou dans la Hongrie, ne s’appelle point un grec ou un hongrois absolument. Si pour nous exprimer plus promptement, nous avons donné le nom collectif de Turquie à l’assemblage des états qui obéissent au sultan des turcs, c’est de notre propre autorité que nous le lui avons donné, ce prince et ses officiers ne s’en servent pas. Il en est de même dans les colonies que les européens ont fondées en Amérique.

Mais les hommes issus du sang français, sont toujours des français en Canada. Il en est de même des sauvages, et c’est pour nous une nouvelle preuve : cela vient de ce que la distinction des nations cohabitantes dans une même contrée s’est conservée dans les pays dont il a été fait mention en dernier lieu. C’est de quoi nous parlerons bientôt un peu plus au long.

On ne doit donc pas être étonné que les francs aient habité longtemps dans la Gaule, sans prendre le nom de gaulois et sans donner le leur à la Gaule. Quand même dans la suite ils ont donné leur nom à cette contrée, ce n’a été que peu à peu et successivement, comme nous le dirons dans la suite ; le nom de France ne fut donné d’abord qu’à une petite portion des Gaules, et il fut longtemps sans devenir le nom collectif de tous les pays de cette vaste contrée, soumis à la domination des rois francs.

Ainsi le mot de peuple ne signifiait point dans les Gaules, durant les siècles dont je parle, la même chose que le mot de nation, et je supplie le lecteur de se souvenir de l’acception particulière qu’avaient alors ces deux mots-là, qui dans le langage ordinaire, signifient aujourd’hui la même chose.

Quoique les écrivains qui ont vécu sous nos premiers rois, n’aient point été toujours assez exacts à n’employer le mot de peuple, et le mot de nation que dans l’acception propre à chaque mot, il est sensible néanmoins en lisant leurs ouvrages, qu’on entendait alors par nation, une société composée d’un certain nombre de citoyens, et qui avait ses moeurs, ses usages, et même sa loi particulière. On entendait au contraire par le mot de peuple, l’assemblage de toutes les différentes nations qui habitaient sur le territoire d’une même monarchie.

On comprenait sous le nom de peuple, tous les sujets du prince qui la gouvernait, de quelque nation qu’ils fussent citoyens. Ce que je dirai dans la suite, servira de preuve suffisante à ce que je viens d’avancer. Néanmoins je ne laisserai pas de citer ici un passage de la loi des bourguignons qui le dit bien positivement. En pareilles questions, le texte d’une loi est ce qu’il y a de plus décisif. On lit dans le code des bourguignons, publié par Gondebaud, dont les sujets ainsi que ceux de Clovis, étaient de différentes nations : Si quelqu’un tue de guet-à-pens un homme libre de notre peuple,...

Comme chacune des nations qui habitaient dans les Gaules durant le sixième siècle et les siècles suivants, formait une société politique complète, on voit bien qu’il fallait que suivant les usages de ces temps-là, chaque nation fut divisée en hommes libres et en esclaves. Ainsi lorsqu’un homme libre devenait esclave, ce qui arrivait pour lors assez souvent, il devenait esclave de la nation dont était sa partie, ou son créancier, ou celui qui l’avait fait prisonnier de guerre. D’un autre côté, suivant le droit commun, l’esclave affranchi était réputé être de la nation dont était le maître qui lui avait donné la liberté. Toutes les nations avaient adopté la loi du digeste, qui ordonnait que la postérité des affranchis serait réputée être originaire du même lieu, et descendre de la même tribu dont était le maître qui les avait affranchis.

Si les lois romaines voulaient que les esclaves, qui avaient été mis en liberté avec de certaines formalités, fussent citoyens romains, les barbares regardaient aussi comme un citoyen de leur nation, l’esclave qu’un citoyen de leur nation avait affranchi de même. Nous avons encore un rescrit de Théodoric roi d’Italie, par lequel ce prince enjoint à un de ses officiers, qui voulait soumettre deux esclaves affranchis par des ostrogots, à des corvées que les citoyens de cette nation ne devaient pas, de ne les point exiger de nos affranchis, parce qu’ils devaient être regardés comme étant en possession de l’état d’ostrogot.

L’exception que la loi des ripuaires apporte à cet usage général, suffirait seule pour montrer qu’il était en vigueur dans le temps qu’elle fut rédigée. Elle permet au citoyen ripuaire d’affranchir son esclave, de manière qu’il devienne simplement citoyen romain, ou de manière qu’il devienne un citoyen de la nation des ripuaires. Le titre de cette loi porte : des esclaves affranchis suivant la loi romaine ;  et voici sa sanction : si quelqu’un a affranchi son esclave par un billet,... C’était la peine à laquelle la loi des ripuaires condamnait le ripuaire qui avait tué un citoyen romain, nouvellement venu dans le pays qu’ils occupaient, et qui n’était pas descendu des romains qui habitaient ce pays-là quand les francs étaient venus s’y établir, et avec qui ces francs avaient fait probablement une convention, qui rendait les uns et les autres de même état et d’égale condition : c’est de quoi nous avons déjà parlé.

D’un autre côté, le titre soixante et unième de la loi des ripuaires, qu’on va lire au bas de cette page, laisse expressément aux citoyens de cette nation, la liberté d’affranchir leur esclave, suivant la forme pratiquée par les barbares. Elle était que le maître reçût de son esclave en présence du roi, une pièce de monnaie, laquelle était réputée le prix de la rançon de cet esclave ; et l’esclave qui avait été affranchi en cette forme-là, était réputé de la nation de celui qui l’avait mis en liberté. Aussi la loi des ripuaires dit-elle positivement : si quelqu’un, ou par lui-même, ou par procureur, a affranchi un esclave,... dans un autre endroit, cette même loi condamne le meurtrier d’un de ces esclaves affranchis, suivant l’usage national, à payer deux cent sols d’or. C’était la même peine qu’elle imposait au citoyen ripuaire qui avait tué un autre citoyen ripuaire.

Cette disposition des lois romaines et des lois nationales des barbares concernant l’état des affranchis, est si conforme au droit naturel, qu’encore aujourd’hui elle a lieu dans les contrées où il y a des esclaves. Il est dit dans le code noir ou dans l’édit fait en mille six cent quatre-vingt-cinq par le roi Louis Quatorze, afin de servir de règlement pour le gouvernement et pour l’administration de la justice et de la police dans les îles françaises de l’Amérique : déclarons les affranchissements des esclaves,... Le cinquante-deuxième article de l’édit du roi Louis Quinze, servant de règlement pour le gouvernement et pour l’administration de la justice dans la Louisiane, statue la même chose, qui s’observe aussi dans les colonies que les autres européens ont établies dans le nouveau monde.

Enfin dans le sixième siècle, chaque nation faisait si bien une société complète, qu’elles avaient toutes un code de lois particulier, suivant lequel elles vivaient. Les six ou sept nations différentes qui habitaient les Gaules, sous la première et même sous la seconde race de nos rois, avaient chacune leur loi nationale, suivant laquelle tous les particuliers de cette nation-là, traduits en justice, devaient être jugés. Le franc salien ou le franc absolument dit, poursuivi en justice par un romain, ne pouvait être jugé que suivant la loi salique ; et le romain poursuivi en justice par un de ces francs ou par un autre barbare, ne pouvait être jugé que suivant le droit romain.

On trouve dans tous ces codes que nous avons encore aujourd’hui, plusieurs choses qui montrent évidemment que chaque particulier devait être jugé suivant sa loi nationale. On trouve, par exemple, dans la loi des ripuaires, tous les habitants de la contrée des ripuaires,... Il semble que cette sanction des lois ripuaires, et ce qu’on lira bientôt concernant le serment que nos rois prêtaient à leur avènement à la couronne, dût me dispenser de chercher d’autres preuves pour montrer que chaque citoyen était jugé suivant la loi particulière de la nation dont il était. Je ne laisserai pas néanmoins de rapporter un article inséré dans la loi des lombards, lorsqu’ils eurent été subjugués par nos rois de la seconde race, parce que ce point du droit public en usage dans la société des nations durant le sixième siècle, et les siècles suivants, s’y trouve exposé très clairement : nous ordonnons, conformément à l’usage de notre royaume, que lorsqu’un lombard intentera une action contre un romain,... quelle raison particulière ce législateur avait-il eue de statuer sur ce dernier point, autrement que la plupart des autres lois nationales ? Je l’ignore. Le texte de cette loi n’a-t-il pas été corrompu par la transposition des mots lombard et romain ?

Les princes à leur avènement à la couronne promettaient solennellement dans le serment qu’ils prêtaient avant leur inauguration, de se conformer à l’ancien usage en faisant rendre justice à chacun de leurs sujets, de quelque condition qu’il pût être, conformément à la loi de la nation dont chaque sujet était citoyen. Il est vrai que ce serment qui contient les paroles que je viens de rapporter est celui de Charles le Chauve, et que les autres serments de même teneur que nous avons encore, sont des rois de la seconde race ; mais comme nous n’avons plus les serments des rois de la première race, et qu’il est prouvé néanmoins qu’ils en prêtaient un au peuple à leur avènement à la couronne, on peut bien supposer avec fondement que la formule du serment des rois mérovingiens était semblable à celle du serment des rois carliens. En effet, Grégoire de Tours dit positivement que Charibert, en recevant après la mort de Clotaire fils de Clovis, le serment de fidélité des tourangeaux, il leur en avait fait un de son côté, par lequel il promettait de ne leur point imposer aucune nouvelle charge, et de les laisser vivre suivant leur loi et coutumes. D’ailleurs la constitution de la monarchie française ayant été la même sous la première et sous la seconde race, on peut alléguer les monuments littéraires des temps, où régnait la seconde pour éclaircir quelle était cette constitution sous la première, quand ces monuments ne contiennent rien qui soit contredit par ceux des temps où régnait la première.

La perte de la formule du serment que prêtaient à cet égard les rois de la première race, est encore réparée par ce qu’on trouve dans Marculphe qui a fait son recueil sous le règne de ces princes. Une des formules de son recueil, celle des lettres de provision des ducs et des comtes, laquelle nous rapportons ci-dessous, oblige ces officiers à rendre justice aux francs, aux bourguignons, aux romains comme aux autres sujets de la monarchie, suivant la loi de la nation dont ils étaient.

Lorsque je parlerai en particulier de chacune des nations qui habitaient les Gaules, j’entrerai dans quelque détail concernant la loi nationale qui la régissait. Ici je me contenterai de dire que le corps de droit civil, suivant lequel tout le peuple des Gaules était gouverné, et qui était composé du code théodosien, et des codes nationaux des barbares dont je viens de faire mention, s’appelait collectivement lex mundana, la loi temporelle, ou la loi du monde, par opposition à la loi spirituelle, ou au droit canonique sur lequel on se réglait dans les affaires spirituelles et les matières ecclésiastiques. Grégoire de Tours dit en parlant de Salvius évêque d’Albi, lequel avant que d’embrasser l’état ecclésiastique avait servi dans les cours de judicature laïques : qu’il avait été vêtu longtemps comme les personnes du siècle, et qu’il avait travaillé avec les juges du monde aux procès qui doivent être terminées suivant la loi du monde.

Il est encore dit dans le serment de Charles le Chauve : nous promettons à tous nos sujets,... il est si clair que ce n’est point la loi civile d’aucune nation particulière, qui sous le nom de loi du monde, est opposée au droit canonique dans le serment de Charles le Chauve, mais bien la collection des lois civiles de toutes les nations soumises à Charles le Chauve ; qu’il me paraît surprenant que des auteurs modernes aient crû que par la loi du monde il fallut entendre seulement le droit romain.

Il est dit encore dans un capitulaire de Carloman fils de Louis le Bègue : le comte enjoindra à son vicomte,... si la loi du monde eût voulu dire seulement le code théodosien, Carloman eut ajouté, et dans les autres lois civiles. Il devait être question tous les jours d’agir et de juger suivant toutes ces lois-là.

Un des plus précieux monuments littéraires de nos antiquités, c’est la lettre écrite par Hincmar archevêque de Reims, à Charles le Gras, pour l’instruire en détail de la manière dont Charlemagne avait gouverné la monarchie française. Hincmar avait vu Charlemagne, et nous avons déjà dit plusieurs fois, que le gouvernement de cette monarchie avait été sous les rois carlovingiens, le même à peu près qu’il avait été sous les rois mérovingiens. Notre prélat écrit donc à son prince : un des principaux soins du comte du palais, était,... on voudra bien observer, qu’Hincmar en disant au pluriel les lois mondaines, enseigne évidemment que la loi mondaine était non pas un seul code, mais un recueil de plusieurs. Ce passage ne me paraît point avoir besoin d’aucun autre commentaire. Enfin le lecteur peut voir dans les notes de Monsieur Baluze sur les capitulaires, plusieurs autres passages qui font foi, qu’on opposait la loi mondaine aux saints canons.

Cette division du peuple d’une monarchie en plusieurs nations distinctes ne parait plus aussi extraordinaire qu’on la trouve d’abord, après qu’on a fait réflexion qu’encore aujourd’hui il y a même en Europe, plusieurs contrées où deux nations différentes habitent ensemble depuis plusieurs générations, sans être pour cela confondues. Les descendants des anglais qui s’établirent en Irlande il y a déjà plusieurs siècles n’y sont point encore confondus avec les anciens habitants de cette île. Les turcs établis dans la Grèce depuis trois siècles, y font toujours une nation différente de celle des grecs. Les arméniens, les juifs, les égyptiens, les syriens et les autres chrétiens sujets du grand seigneur, ne sont pas plus confondus avec les turcs que le sont les grecs. Il y a plus, toutes ces nations ne se confondent pas ensemble dans Constantinople ni dans les autres lieux de l’empire ottoman où elles habitent pêle-mêle depuis plusieurs siècles. La différence de religion ou de secte qui est entre toutes ces nations contribue beaucoup, dira-t-on, à faire subsister la distinction dont il s’agit, j’en tombe d’accord. Mais la prévention de nos barbares en faveur de leur nation, leur estime pour la loi et pour les usages de leurs pères, et d’un autre côté l’attachement des romains à leur droit et à leurs moeurs, auront opéré dans la chrétienté, ce qu’opère la différence de religion dans les états du grand seigneur. Si la politique des sultans entretient avec soin cette différence nationale, qui empêche que tous les sujets d’une province n’entreprennent rien de concert contre le gouvernement, pourquoi nos premiers rois n’auront-ils point aussi pensé que leur autorité serait mieux affermie si leur peuple demeurait divisé en plusieurs nations, toujours jalouses l’une de l’autre, que si ce peuple venait à n’être plus composé que d’une seule et même nation ?

On voit encore le peuple d’une même contrée divisé en plusieurs nations dans les colonies que les européens ont fondées en Asie, en Afrique ou en Amérique, et principalement dans celles que les castillans ont établies dans cette dernière partie du monde. Je dis quelque chose de semblable, car il s’en faut beaucoup que la différence qui était entre les diverses nations qui habitaient ensemble dans les Gaules, dans l’Italie et dans l’Espagne durant le sixième et le septième siècles, fût aussi grande et pour ainsi dire, aussi marquée, que l’est par exemple la différence qui se trouve entre les diverses nations dont le Mexique est habité, soit par rapport aux usages et aux inclinations, soit par rapport à la condition de chacune d’elles, comme au traitement qu’elles reçoivent du souverain. Les espagnols, les indiens et les nègres libres dont est composé le peuple du Mexique, sont originairement des nations bien plus différentes par l’extérieur et par les inclinations que ne l’étaient les habitants de la Germanie et ceux des Gaules, lorsque les premiers germains s’établirent dans les Gaules. D’ailleurs les espagnols se sont établis dans le Mexique, en subjuguant les armes à la main les anciens habitants du pays, et les nègres qui s’y trouvent, y ont été transportés comme esclaves achetés à prix d’argent, ou bien ils descendent d’aïeux qui ont eu cette destinée. Au contraire les francs et les autres germains qui s’établirent dans les Gaules, s’y établirent non pas sur le pied de conquérants, mais sur celui d’hôtes et de confédérés ; c’est-à-dire, pour y vivre suivant les conventions qu’ils faisaient avec les anciens habitants du pays.

 

CHAPITRE 2

De la royauté de Clovis et de celle de ses successeurs. Établissement de la loi de succession. Que l’article de cette loi qui exclut les filles de France de la couronne, est contenu implicitement dans les lois saliques.

Le pouvoir de Clovis et celui des rois ses successeurs consistait en ce que ces princes étaient non seulement souverains et rois des francs, mais aussi en ce qu’ils étaient en même temps les rois ou les chefs suprêmes de chacune des nations dont le peuple de leur monarchie était composé. Par exemple, Théodebert était non seulement roi des francs saliens et des francs ripuaires établis dans son partage, mais il était encore roi des bourguignons, roi des allemands, roi des romains, en un mot, roi particulier de chacune des nations établies dans ce partage. C’est ce qui fut dit à ce prince même par Aurelianus évêque d’Arles dans la lettre dont nous nous sommes servis à la fin de notre cinquième livre. Je ne parlerai point, écrit ce prélat à Théodebert, de la grandeur de votre maison...

Comme nous voyons aujourd’hui que plusieurs états indépendants les uns des autres, n’ont tous cependant qu’un seul et même chef politique, et qu’ils composent ainsi cette espèce d’assemblage de souverainetés que les jurisconsultes du droit public des nations, appellent un système d’état : comme nous voyons, par exemple, que le royaume de Hongrie, le royaume de Bohême, le duché de Brabant, et les autres souverainetés qui composent le patrimoine ou le mayorasque de l’aîné de la maison d’Autriche, n’ont toutes qu’un seul et même chef politique, l’empereur Charles Sixième ; quoiqu’elles ne soient point incorporées ensemble ; quoiqu’elles aient chacune son sceau particulier, et qu’elles soient même indépendantes l’une de l’autre : de même on voyait dans les Gaules durant le sixième siècle et durant les siècles suivants, les différentes nations qui les habitaient, n’avoir toutes, quoiqu’elles fussent distinctes l’une de l’autre, qu’un seul et même chef ou prince qui s’intitulait simplement suivant l’usage de ce temps-là, roi des francs,  parce que ce titre était le plus ancien titre dans la maison dont il sortait. Voilà même pourquoi, lorsqu’il arrivait qu’il y eût plusieurs rois de cette maison, parce que la monarchie était partagée en plusieurs royaumes, tous ces princes portaient alors le même titre. J’ajouterai encore, que comme les bohémiens n’obéissent point à Charles VI parce qu’il est roi de Hongrie, mais parce qu’il est roi de Bohême ; de même les romains des Gaules n’obéissaient point à Dagobert I par exemple, parce qu’il était roi des francs ; mais parce qu’il était leur souverain, leur chef suprême, ou si l’on veut, le prince des romains des Gaules. C’est le titre que donne à Dagobert un auteur son contemporain qui le qualifie expressément de roi des francs et de prince des romains. Dès le temps du haut empire la dénomination de princeps ou de prince, était celle par laquelle on désignait dans l’usage du monde, le souverain, et pour parler notre style, l’empereur, celui qui réunissait sur sa tête toutes les dignités dont l’on a pu voir dès le premier livre de cet ouvrage que le diadème impérial, était pour ainsi dire composé. Quand l’empereur Othon veut faire entendre à ses soldats qu’ils doivent respecter le sénat, l’ouvrage des dieux et de Romulus le fondateur de Rome, et qui après avoir subsisté avec splendeur sous les autres rois ainsi que dans les temps que Rome se gouvernait en république, avait encore continué de subsister dans son éclat sous les empereurs : Othon dit que le sénat a continué de fleurir sous les princes. Enfin prince  signifiait la même chose que le nom d’auguste  absolument dit. Aussi voyons-nous, que si la vie de saint Martin de Vertou donne à Dagobert le titre de prince des romains, quelques médailles de Théodebert, donnent aux enfants de Clovis le nom d’Auguste. Quelque avantage qu’ils avaient remporté, s’y trouve désigné par la légende, victoria augustorum. Si l’empereur d’orient trouva mauvais à deux cent ans de-là, que Charlemagne prît aussi bien que lui le titre d’auguste et d’empereur, c’est que nos rois n’avaient point encore pris ces titres dans les lettres qu’ils avaient écrites à l’empereur d’orient.

On ne saurait dire que l’appellation de princeps  n’eût pas conservé sous le bas empire la même acception qu’il avait sous les premiers césars. On serait démenti par Sévère Sulpice qui a vécu dans le cinquième siècle de l’ère commune. Cet auteur voulant dire que Constantin le Grand a été le premier empereur chrétien, il écrit que Constantin a été le premier prince des romains qui ait professé la religion chrétienne.

Comme la réunion du droit de succéder à plusieurs états indépendants l’un de l’autre, laquelle se fait sur une seule et même tête, ne les incorpore point ; comme elle ne fait, pour user de l’expression usitée en cette occasion, que les vincoler en leur donnant toujours le même maître à chaque mutation de souverain, de même la réunion du droit de régner sur plusieurs nations, faite sur la tête des rois de la première race, n’incorporait point ces nations. Ce droit laissait subsister chacune d’elles en forme de société distincte. Par exemple, si la loi de succession obligeait les romains des Gaules à reconnaître pour souverain le prince, qui était appelé à la couronne des francs, ce n’était point parce qu’il devenait roi des francs, mais c’était parce qu’il se trouvait en même temps appelé à la principauté des romains en vertu des conventions qu’ils avaient faites avec Clovis, et en vertu des diplômes des empereurs.

Personne n’ignore que dans les monarchies héréditaires on appelle loi de succession absolument, la loi qui règle la succession à la couronne, et qu’on y regarde avec raison comme leur plus ferme soutien, parce qu’empêchant les interrègnes, et dispensant des élections, elle prévient la plus dangereuse des contestations qui puissent naître dans un état ; celle de savoir, qui doit y succéder. Elle est d’autant plus funeste, qu’il est ordinaire qu’elle dégénère en guerres civiles, durables et fatales souvent à l’état même : en effet la loi de succession oblige non seulement le peuple à reconnaître pour souverain celui des princes de la famille régnante, que l’ordre de succéder tel qu’il est établi dans l’état, appelle à remplir le trône dès qu’il est devenu vacant ; mais elle oblige aussi le prince dont le rang pour monter au trône est venu, à se charger du poids du gouvernement, sans qu’il puisse se refuser à sa vocation, ni même abdiquer la couronne, qu’avec le consentement du peuple. Dès que le pacte qui engage réciproquement un certain peuple à une certaine famille, et une certaine famille à un certain peuple, a été fait, dès que la loi de succession dont ce pacte est la base a été une fois établie : d’un côté le mort saisit le vif, qui n’est point obligé à demander le consentement de personne pour exercer un droit qu’il ne tient plus que de Dieu seul, qui par une providence particulière l’a fait naître dans le rang où il est né, et dont par conséquent il n’y a point de pouvoir sur la terre qui puisse le dépouiller malgré lui : d’un autre côté les sujets ont droit de proclamer ce successeur sans attendre son consentement, et de le déclarer chargé de tous les soins attachés à la royauté. Si ceux qui composent le peuple sont nés pour être ses sujets, il est né pour être leur père.

La monarchie française ayant été héréditaire dès son commencement, il doit y avoir eu une loi de succession dès le règne de Clovis qu’on peut regarder en quelque manière comme son fondateur. Tâchons donc d’expliquer en premier lieu comment cette loi y a été établie par la réunion de tous les droits acquis par son fondateur, et faite par lui à la couronne des francs saliens qui était héréditaire. Nous examinerons ensuite de quels articles elle pouvait être composée.

On a pu observer déjà que la nation des francs tandis qu’elle habitait encore dans la Germanie, était divisée en différentes tribus, dont chacune avait son chef ou son roi particulier, et qu’il est très probable que toutes elles choisissaient leurs rois entre les princes d’une même famille, dans la famille qu’on avait nommée à cause de cela la maison royale, lorsqu’il arrivait un interrègne. On voit encore plus distinctement en lisant le commencement de nos annales, que les couronnes des diverses tribus des francs étaient héréditaires, du moins en ligne directe, et que les fils des princes qui avaient été une fois élus, succédaient à leur père, sans avoir besoin pour cela d’une élection personnelle. Ils étaient réputés avoir été compris dans la vocation de leur père. En effet, lorsque Clovis proposa aux ripuaires de le prendre pour roi, il appuya sa demande de la raison : que la postérité de Sigebert qu’ils avaient élu pour régner sur eux était éteinte.

Le discours de Clovis à cette tribu suppose qu’elle n’aurait point été en droit d’élire Clovis, s’il fût resté quelque descendant mâle de Sigebert. Quand Grégoire de Tours fait mention de l’avènement de Clovis à la couronne des saliens, il se sert d’expressions qui donnent l’idée d’une succession et non point d’une élection. Childéric étant mort, dit cet historien, son fils Clovis régna en sa place. Si ces preuves ne paraissent point décisives, qu’on fasse attention, qu’elles deviennent telles par la nouvelle force qu’elles tirent de l’usage observé dans la monarchie depuis la mort de Clovis ; et cette force est d’autant plus grande, qu’il ne se trouve rien dans les monuments de notre histoire qui les contredise.

Lorsque Clovis réunit un an avant sa mort à la couronne des saliens, les couronnes des autres tribus de la nation des francs, ce fut des couronnes héréditaires qu’il réunit à une couronne héréditaire. Le nouveau diadème se trouva donc être pleinement héréditaire par sa nature. Il était composé d’états déjà héréditaires avant leur réunion.

Il est vrai que la couronne de la monarchie française n’était pas formée uniquement des couronnes de toutes les tribus des francs. Elle était composée de ces couronnes, et, pour user de cette expression, du diadème consulaire que l’empereur Anastase avait mis sur la tête de Clovis, et qui rendait ce dernier le chef des romains des Gaules, non seulement pendant la durée de cette magistrature, qui, comme on le sait, était annuelle, mais pendant un temps indéfini ; car il est vraisemblable, comme nous l’avons déjà insinué, qu’Anastase en conférant à Clovis le consulat pour une année, lui avait conféré en même temps la puissance consulaire pour les temps postérieurs à cette année-là. Clovis devait très probablement continuer après que cette année aurait été expirée, à jouir de l’autorité consulaire, quoiqu’il ne fût plus consul. C’est ce qu’on peut inférer de la narration de Grégoire de Tours, dans laquelle on lit, qu’on s’adressait à Clovis, après qu’il eut été  revêtu de cette dignité, comme on s’adressait au consul, comme on s’adressait à l’empereur. En effet, ces derniers mots paraissent se rapporter aux temps postérieurs à l’année du consulat de Clovis, après laquelle on ne se sera plus adressé à lui comme au consul, mais comme à celui qui exerçait toujours l’autorité impériale. Dans cette supposition, Anastase n’aura fait pour Clovis qu’une chose à peu près semblable à celle que l’empereur Arcadius avait faite pour Eutrope, qui après avoir été consul en l’année trois cent quatre-vingt dix-neuf, et après être sorti de charge en l’année quatre cent, puisque Stilicon et Aurelianus, se trouvent inscrits sur les fastes consulaires de cette dernière année, conserva encore longtemps le pouvoir consulaire. Zosime ne dit-il pas positivement : que le consulat d’Eutrope étant expiré, on ne laissa point de s’adresser toujours à lui, comme à un consul, et qu’il fut dans la suite revêtu de la dignité de patrice. Si mon opinion ne justifie point quelques auteurs d’avoir supposé, que Clovis n’eût point été consul, du moins elle les justifiera d’avoir écrit que Clovis avait été patrice.

Il semble que ce pouvoir confié à Clovis personnellement, ne dût point être héréditaire. J’en tombe d’accord. Mais il se peut faire que le diplôme de l’empereur Anastase n’eût point nommé Clovis personnellement consul, et qu’attendu l’état où étaient les Gaules en cinq cent neuf, il eût conféré cette dignité au roi des francs saliens absolument, et quel qu’il fût. Il se peut faire qu’Anastase eût uni le pouvoir consulaire sur les Gaules à la couronne des francs, ainsi que l’empereur Gallien avait uni l’administration d’une portion de l’Asie à la couronne des palmyréniens. Du moins est-on porté à croire, qu’il s’était fait dès lors quelque chose d’approchant, quand on observe qu’après la mort d’Odenat roi des palmyréniens, à qui Gallien avait conféré ce pouvoir, Ermias Vabalatus fils d’Odenat s’en mit en possession, et même que Zénobie femme d’Odenat et mère de Vabalatus, l’exerça durant le bas âge de son fils. Dans la supposition que nous hasardons ici, concernant le contenu au diplôme, par lequel le consulat fut conféré à Clovis, les enfants de ce prince auraient eu droit de succéder au pouvoir consulaire, parce qu’ils avaient droit de succéder à la couronne de leur père. C’est ainsi que les princes qui ont droit de succéder à l’électorat de Bavière, ont droit de succéder en même temps à la dignité de grand maître de l’empire, attachée à cet électorat. Il en est de même des princes appelés aux autres électorats par rapport aux grandes charges de l’empire, réunies aux bonnets de ces principautés.

Quoi qu’il ait été statué dans le diplôme de l’empereur Anastase, la question à laquelle il aura pu donner lieu, fut pleinement décidée par la cession des Gaules, que Justinien fit aux rois des francs. Après la cession dont je viens de parler, les romains de cette grande province devinrent pleinement sujets de nos rois, et le droit de souveraineté sur ces romains fut totalement réuni à la couronne des francs, et la portion du diadème impérial à laquelle les Gaules étaient, pour parler ainsi, annexées, furent joints indissolublement. Il en fut de même du droit de souveraineté sur les bourguignons et sur les thuringiens, dès que les enfants de Clovis eurent subjugué ces nations. Je reviens à Clovis.

Si l’on pouvait douter que ce prince et ses prédécesseurs eussent été des rois héréditaires, on ne saurait douter du moins que ses successeurs ne l’aient été. Il est évident par l’histoire, que ces princes montèrent sur le trône par voie de succession, et non point par voie d’élection.

En premier lieu, Grégoire de Tours ne fait aucune mention d’élection dans les endroits de son ouvrage, où il parle de vingt mutations de souverains des francs, arrivées dans les temps dont il écrit l’histoire. Combien de fois cependant, aurait-il eu occasion de parler des assemblées tenues pour l’élection d’un roi, si l’on en avait tenu à chaque mutation de souverain ? Nos assemblées se seraient-elles passées si tranquillement, qu’elles n’eussent jamais fourni aucun de ces évènements, tels qu’un historien sous les yeux de qui ils sont arrivés ne peut les passer sous silence ? Ne sait-on pas bien que les plus tumultueuses de toutes les assemblées, sont celles où se rendent les citoyens d’une nation belliqueuse pour nommer leur roi ? Aucun des prélats dont Grégoire de Tours écrit la vie avec tant de complaisance, n’aurait-il jamais eu assez de part à quelqu’une de ces élections, pour engager notre historien à en parler ? Il est vrai, et nous l’avons dit, on ne saurait fonder aucune objection solide sur le silence de Grégoire de Tours : on ne saurait nier en s’appuyant sur ce silence, la vérité d’aucun fait particulier dont on a quelque connaissance tirée d’ailleurs. Mais pour faire usage ici de ce principe, il faudrait que Grégoire de Tours n’eut eu à parler que de deux ou de trois mutations de souverain, et il a eu à parler de vingt mutations. Ainsi son silence profond, quand il a eu tant d’occasions de parler, prouve beaucoup dans la circonstance où nous l’alléguons comme une bonne raison, quoiqu’il ne prouve rien lorsqu’il s’agit seulement de la vérité d’un seul fait.

En un mot, quoique nous ne sachions point parfaitement l’histoire du sixième siècle, néanmoins nous la savons assez bien pour ne pas ignorer, que de temps en temps, il s’y serait fait des assemblées pour l’élection d’un roi, si pour lors il s’en fût fait de telles. Il nous reste trop de monuments littéraires de ce temps-là, pour n’être pas instruits de quelques circonstances de ces élections. Grégoire de Tours n’est pas le seul auteur qui aurait dû parler de ces élections. Frédégaire l’auteur des gestes, les légendaires, Marculphe même, en auraient dû dire quelque chose ; cependant ils n’en disent rien. En vérité, plus on réfléchit sur le silence de Grégoire de Tours, et sur le silence de tous les auteurs ses contemporains, concernant les élections, plus on se persuade que ce silence suffirait seul pour montrer que dès l’origine de la monarchie française, sa couronne a été héréditaire.

J’observerai en second lieu, qu’un peuple qui élit son souverain à chaque vacance du trône, se choisit ordinairement pour maître un prince en âge de gouverner, et non point un enfant. Les sujets ne veulent pas au sortir d’un interrègne, essuyer encore une minorité. Or en faisant attention sur toutes les mutations de souverain, arrivées dans la monarchie française durant le sixième siècle, on trouve que les enfants du dernier décédé n’ont jamais été exclus de la couronne de leur père, parce qu’ils n’étaient point en âge de régner. En quelque bas âge que fussent ces enfants, ils ont toujours succédé à leur père. Lorsque Clovis mourut, Clodomire l’aîné des trois garçons qu’il avait eus de la reine Clotilde, n’avait guère que dix-sept ans, et l’on peut juger par-là, de l’âge de Childebert, et de l’âge de Clotaire, frères puînés de Clodomire.

Cependant ces trois princes furent reconnus pour rois immédiatement après leur père. Ils s’assirent sur le trône dans un âge où les particuliers n’avaient point encore l’administration de leur patrimoine. Il ne parait point en lisant ceux des écrits du cinquième siècle et des deux siècles suivants, que l’injure des temps a épargnés, qu’il y ait eu pour lors aucune loi qui déclarât les souverains majeurs, plutôt que leurs sujets. La loi en vigueur aujourd’hui, et qui déclare nos rois majeurs à quatorze ans commencés, et par conséquent beaucoup plutôt que ne le sont leurs sujets, n’a été faite que sous la troisième race. Elle est le fruit d’une longue expérience et de la prudence de notre roi Charles V. Il est même certain que dans le temps où ce prince publia sa loi, nos rois n’étaient réputés majeurs qu’à vingt ans révolus, âge prescrit en plusieurs provinces pour être celui de la majorité des sujets.

On voit par le récit que Grégoire de Tours fait du meurtre des fils de Clodomire, et qui a été rapporté en son lieu, que le troisième de ces fils ne pouvait avoir à la mort de son père que cinq ou six ans. Cependant, quoiqu’ils n’administrassent point encore par eux mêmes les états de leur père, ils étaient regardés comme successeurs de leur père. Leurs oncles ne crurent pas qu’il leur fût possible de s’emparer des états de Clodomire, avant que de s’être défait de ses fils. Ce ne fut qu’après le meurtre de ces enfants, que Childebert et Clotaire partagèrent entre eux les états de Clodomire. Il parait seulement en lisant dans Grégoire de Tours, la catastrophe des enfants de ce prince, qu’ils n’avaient point encore été proclamés, et même que ce fut sous prétexte de les inaugurer, que leurs oncles les demandèrent à sainte Clotilde qui les avait en sa garde. En effet, on voit par le contenu en l’édit de notre roi Charles VI où ce prince ordonne : que tous ses successeurs rois, en quelque petit âge qu’ils soient, soient appelés, leurs pères décédés, rois de France, et soient couronnés et sacrés ; que l’ancien usage de la monarchie n’était point que les successeurs, bien que reconnus pour tels, fussent proclamés et inaugurés, suivant le cérémonial en usage de leur temps, avant qu’ils eussent atteint un certain âge. Mais ces successeurs ne laissaient pas d’être rois de fait et de droit dès l’instant de la mort de leur prédécesseur, quoique avant Charles VI celui qui était régent durant la minorité d’un roi, gouvernât l’état non pas au nom du roi mineur, mais en son nom. Ce régent scellait avec un sceau où était son nom et ses armes, et non point avec le sceau du roi pupille, et il faisait les fruits siens. Je remonte au sixième siècle. Théodebald n’avait que treize ans lorsqu’il succéda à son père le roi Théodebert. Childebert II n’avait que quatre ans lorsqu’il succéda au roi Sigebert son père. Clotaire II était encore moins âgé, lorsqu’il succéda à son père Chilpéric. Quand Thierri II commença son règne, il n’avait encore que huit ans. Je supprime bien d’autres exemples.

Enfin Agathias auteur du sixième siècle, dit positivement en parlant de la constitution de la monarchie des francs : le fils y succède à la couronne de son père. En rapportant l’avènement de Théodebert au trône, cet historien dit encore : peu de temps après, Thierri fut attaqué de la maladie dont il mourut, et laissa tous ses biens et tous ses états à son fils Théodebert.

Agathias nous apprend même que la couronne de la monarchie française, était héréditaire non seulement en ligne directe, mais qu’elle l’était aussi en ligne collatérale. Or une couronne qui passe de droit non seulement aux descendants du dernier possesseur, mais aussi à ses parents collatéraux, est du genre de celles qu’on appelle pleinement héréditaires. Notre historien dit donc, en parlant de la mort de Clodomire, que dès qu’elle fut arrivée, ses frères partagèrent ses états entre eux, parce que ce prince n’avait pas laissé de fils. Il est vrai que notre auteur se trompe sur le temps de ce partage, qui n’eut lieu qu’après la mort ou l’abdication des enfants de Clodomire, ainsi que nous l’avons expliqué. Mais cette erreur n’empêche point qu’on ne voie qu’il raisonne sur le principe : que suivant le droit public de la monarchie française, la couronne y était pleinement héréditaire. Enfin l’autorité du pape saint Grégoire le Grand qui a pu voir des hommes qui avaient vu Clovis, suffirait seule à prouver que la succession à la couronne de France a été héréditaire dès le temps de ses premiers rois. Une homélie prononcée par ce pape un jour de l’épiphanie, dit : combien dans le royaume des perses et dans le royaume des francs, où les rois parviennent à la couronne par le droit du sang, naît-il d’enfants destinés à l’esclavage, au même instant que ces princes destinés à régner, viennent au monde ?

L’exhérédation des filles est un autre article de la loi de succession en usage dès l’origine de la monarchie. Il est vrai que nous n’avons point cette loi, qui peut-être ne fut jamais rédigée expressément par écrit ; mais en pareil cas, un usage suivi constamment et sans aucune variation, suffit pour prouver l’existence de la loi qu’il suppose. Or non seulement les filles de nos rois morts durant le sixième siècle, n’ont point partagé la monarchie avec leurs frères, quoiqu’elle fût alors divisible, mais ces princesses ont même toujours été exclues du trône, quoique leurs pères n’eussent point laissé d’autres enfants qu’elles. Les rois qui n’ont laissé que des filles, ont été réputés morts sans descendants, et leur succession a été déférée à ceux de leurs parents collatéraux, qui étaient issus de mâle en mâle de l’auteur de la ligne commune.

Après la mort de Clovis, sa fille Clotilde ne partagea point avec ses frères le royaume de son père. Quand Childebert, le fils de ce prince mourut, les filles que Childebert laissa, ne lui succédèrent point, et sa couronne passa sur la tête de Clotaire son frère. Charibert fils de Clotaire étant mort sans garçons, ce ne furent point les filles de Charibert qui lui succédèrent, ce furent ses parents mâles collatéraux. À la mort du roi Gontran frère de Charibert, Clodielde fille de Gontran, et qui lui survécut, n’hérita point de la couronne de son père, cette couronne passa sur la tête de Childebert II neveu de Gontran. Enfin tout le monde sait que notre histoire fait mention fréquemment de princesses exclues de la succession de leur auteur par des parents collatéraux, et qu’on n’y trouve pas l’exemple d’une fille qui ait succédé, ni même prétendu succéder au roi son père. En voilà suffisamment pour rendre constant l’article de notre loi de succession, lequel exclut les filles de la couronne. Ainsi ce sera par un simple motif de curiosité que nous examinerons ici, s’il est vrai, que suivant l’opinion commune, le texte des lois saliques contienne implicitement l’article de notre loi de succession, qui jusqu’ici a toujours exclu les femelles de la couronne. C’est dans le titre soixante et deuxième de ces lois, lequel statue sur les biens allodiaux ou sur les biens appartenants en toute propriété au particulier leur possesseur, que se lit le paragraphe, où l’on croit trouver la sanction qui exclut de la couronne les filles de la maison de France. Il ne sera point hors de propos de faire d’abord une observation, c’est que la plupart des francs possédaient alors, comme il le sera expliqué plus au long dans la suite, des biens-fonds de deux natures différentes ; les uns étaient des terres saliques, ou des terres dont la propriété appartenait à l’état, et dont la jouissance avait été donnée par le prince à un particulier, à condition d’aller servir à la guerre quand il serait commandé.

On a vu que ces bénéfices militaires, dont il y en avait un grand nombre dans les Gaules, dès le temps qu’elles obéissaient encore aux empereurs romains, passaient aux descendants du gratifié, lorsqu’ils pouvaient et qu’ils voulaient bien remplir les mêmes fonctions que lui. La seconde espèce de biens-fonds que les francs possédaient, étaient des terres dont ils avaient acquis la pleine et entière propriété par achat, par échange, par succession ou autrement. Voici donc enfin le contenu du titre de notre loi.

Si le mort ne laisse point d’enfant,... voilà le contenu de l’article des lois saliques, devenu si célèbre par l’application qu’on en a faite à la couronne de France, qu’il s’imprime en lettres majuscules dans les éditions de ces lois, même dans celles qui se font en pays étranger. Au reste, cet article se trouve dans la première rédaction que nous ayons des lois saliques, celle qui fut faite par les ordres des rois fils de Clovis, ainsi que dans les rédactions faites postérieurement au règne de ces princes.

De quoi est-il question dans le titre que nous venons de rapporter ? De deux choses. Quels sont les cas où les femmes héritent de leurs parents autres que leurs ascendants ? Et quels sont les biens dont les femmes ne sauraient hériter en aucun cas ? Ainsi le législateur, après avoir exposé quels sont les cas où les femmes héritent de leurs parents collatéraux, statut que néanmoins dans les cas allégués spécialement, et dans tous autres, elles ne pourront hériter des terres saliques, appartenantes à celui dont elles sont héritières, parce que ces terres ne sauraient jamais appartenir qu’à des mâles. En effet, les possesseurs des terres saliques, qui, comme nous le dirons, étaient des biens de même nature que les bénéfices militaires établis dans les Gaules par l’empereur, étant tenus en conséquence de leur possession, de servir à la guerre ; et les femmes étant incapables de remplir ce devoir, elles étaient exclues de tenir des terres saliques, par la nature même de ces terres-là ; ce n’a été qu’après que les désordres arrivés, sous les derniers rois de la seconde race, eurent donné atteinte à la première constitution de la monarchie, et que les terres saliques furent devenues des fiefs, qu’on trouva l’expédient de les faire passer aux femmes, en introduisant l’usage qui leur permettait de faire, par le ministère d’autrui, le service dont ces bénéfices militaires étaient tenus envers l’état, qui était le véritable propriétaire de ces sortes de biens. En un mot, les lois saliques ne font que statuer sur les terres saliques, ce qu’avait statué l’empereur Alexandre Sévère concernant les bénéfices militaires qu’il avait fondés ; savoir, que les héritiers de celui auquel un de ces bénéfices aurait été conféré, n’y pourraient point succéder, à moins qu’ils ne fissent profession des armes. C’est de quoi nous avons parlé dans notre premier livre.

Cela posé, est-ce mal raisonner que de dire ? Si la loi de la monarchie a voulu affecter les terres saliques, ou pour parler abusivement le langage des siècles postérieurs, les fiefs servants aux mâles, comme étant seuls capables des fonctions, dont seraient tenus les possesseurs de ces fiefs, à plus forte raison la loi de la monarchie aura-t-elle voulu affecter aux mâles, le fief dominant, celui de qui tous les autres relèveraient, soit médiatement, soit immédiatement, et qui ne devait relever que de Dieu et de l’épée du prince qui le tiendrait. Ainsi l’on ne saurait guère douter que l’article des lois saliques dont il s’agit, ne regarde la couronne. Les castillans disent, que leur couronne est le premier majorasque de leur royaume. Qui nous empêche de dire aussi qu’en France, la couronne est le premier bénéfice militaire, le premier fief du royaume, et partant, qu’il doit être réputé compris dans la disposition que la loi nationale des francs fait, concernant les bénéfices militaires. Monsieur Le Bret qui avait fait une étude particulière de notre droit public, et qui a exercé les premières charges de la robe, ne dit-il pas : que la couronne de France est un fief masculin, et non pas un fief féminin ? Maître Antoine Loysel, un autre de nos plus célèbres jurisconsultes, dit dans ses institutes coutumières : le roi ne tient que de Dieu et de l’épée. Si dans l’article dont il est question, les lois saliques n’avaient pas statué sur la masculinité de notre couronne, point cependant incontestable dans notre droit public, il se trouverait qu’elles n’auraient rien statué à cet égard, parce qu’aucun autre de leurs articles, n’est applicable à l’exhérédation des filles de France.

Or il n’est pas vraisemblable que les lois saliques n’aient rien voulu statuer sur un point d’une si grande importance, ni qu’il eût toujours été exécuté sans aucune opposition, ainsi qu’il l’a été, si ces lois n’eussent rien statué à cet égard.

On ne voit pas, dira-t-on, que sous la première et sous la seconde race, on ait jamais appliqué à la succession à la couronne, l’article des lois saliques dont il est question. Voilà ce que je puis nier. Il est vrai que les historiens qui ont écrit dans les temps où plusieurs princesses ont été exclues de la couronne par des mâles, parents plus éloignés qu’elles du dernier possesseur, n’ont pas dit expressément qu’elles eussent été exclues en vertu de la disposition contenue dans le soixante et deuxième titre des lois saliques ; mais le silence de ces historiens, prouve-t-il qu’on n’ait point appliqué cette disposition aux princesses dont il s’agit pour les exclure de la couronne ? Un historien s’avise-t-il de citer la loi toutes les fois qu’il raconte un évènement arrivé en conséquence de la loi, quand cet évènement n’a causé aucun trouble ? Tous les historiens qui ont écrit que Charles IX n’ayant laissé qu’une fille à sa mort, arrivée en mille cinq cent soixante et quatorze, il eut pour son successeur Henri III son frère : se sont-ils amusés à expliquer que ce fut en vertu d’un article de notre loi de succession, qui statue que la couronne de France ne tombe point de lance en quenouille, que cette princesse avait été exclue de la succession de son père ? Lorsque nos auteurs rapportent qu’un certain fief fut confisqué à cause de la félonie de son possesseur, se donnent-ils la peine de nous apprendre que la confiscation eut lieu en conséquence d’une loi, qui ordonnait que les fiefs des vassaux qui tomberaient en félonie, seraient confisqués ? Quand un évènement qui arrive en exécution d’une loi, ne souffre pas de contradiction, les historiens ne s’avisent donc guère de citer la loi en vertu de laquelle il a lieu. D’ailleurs, il faudrait afin que l’objection, à laquelle je réponds, pût avoir quelque force, que nous eussions l’histoire des règnes des rois des deux premières races, écrite aussi au long que nous avons celle de Charles VI dans l’anonyme de saint Denis. Qu’il s’en faut que cela ne soit ainsi ! Mais dès que l’exécution de la loi d’exclusion dont il s’agit, a donné lieu à des contestations, on a eu recours à l’article des lois saliques, lequel nous venons de rapporter, comme à la sanction, qui contenait cette loi d’exclusion. Par exemple, lorsqu’il fut question après la mort du roi Charles le Bel, arrivée en mille trois cent vingt-huit, de savoir si le mâle fils d’une fille de France, pouvait en vertu du sexe dont il était, prétendre à la couronne nonobstant l’exclusion que la loi donnait à sa mère, on eut recours aussitôt au titre soixante et deuxième des lois saliques. La partie intéressée à nier que le sixième article de ce titre fut applicable en aucune façon à la succession à la couronne, n’osa point le nier. Elle tâcha seulement d’éluder par une interprétation forcée le sens qui se présente d’abord en lisant cet article-là.

Quand Charles le Bel mourut, il n’avait point de garçons, mais il laissait la reine enceinte. Il fut donc question de nommer un régent, en choisissant selon l’usage, celui des princes du sang que la loi appelait à la couronne, supposé que la reine n’accouchât que d’une fille. Édouard III roi d’Angleterre, et Philippe de Valois, prétendirent chacun être le prince à qui la couronne devait appartenir, au cas que la veuve de Charles le Bel mît au monde une princesse, et par conséquent qu’il était le prince à qui la régence devait être déférée. Voici les moyens, ou le fondement de la prétention de chacun des deux princes. Édouard était neveu du dernier possesseur, et son plus proche parent, mais il ne sortait de la maison de France, que par une fille soeur de Charles le Bel. Philippe de Valois n’était que cousin du dernier possesseur, mais il était issu de la maison de France par mâle. Il était fils d’un frère du père de Charles le Bel. On voit l’intérêt sensible qu’avait le roi Édouard, à soutenir que la loi salique n’était point applicable aux questions concernant la succession à la couronne. Cette loi était le seul obstacle qui l’empêchait d’exclure, et par la prérogative de sa ligne, et par la proximité du degré, son compétiteur, Philippe de Valois. Édouard se crut obligé néanmoins de convenir que l’article des lois saliques qui fait le sujet de notre discussion, était applicable à ces questions-là, et il se retrancha seulement sur la raison, que cet article excluait bien les femelles, mais non pas les mâles issus de ces femelles. Voici ce qu’on trouve sur ce point-là dans un auteur anonyme, qui a écrit sous le règne de Louis XI. L’origine des différents qui étaient entre les rois de France et les rois d’Angleterre, et qui fait voir bien plus de capacité et bien plus d’intelligence du droit public, qu’on ne se promet d’en trouver dans un ouvrage composé vers mille quatre cent soixante.

Au contraire, disait le roi Édouard, que nonobstant toutes les raisons alléguées par ledit Philippe de Valois,... comme la couronne n’était plus divisible en mille trois cent vingt-huit, qu’eut lieu la contestation entre Philippe de Valois et le roi Édouard, ce dernier appliquait au seul plus proche parent mâle, la disposition faite dans les lois saliques, en faveur de tous les mâles qui se trouveraient parents au même degré du dernier possesseur.

Sur le simple exposé du droit des deux princes contendants, on se doutera bien qu’Édouard perdit sa cause, et qu’il fut jugé que les princesses de la maison de France ne pourraient pas transmettre à leurs fils le droit de succéder à la couronne, puisque la loi salique leur ôtait ce droit-là, et qu’ainsi le roi d’Angleterre n’y avait pas plus de droit qu’Isabelle De France sa mère. Mais plus la loi salique était opposée aux prétentions d’Édouard, plus il avait intérêt à nier qu’elle fût applicable aux questions de succession à la couronne, ce qu’il n’osa faire néanmoins.

D’autant que Monsieur Leibnitz, qui a fait imprimer dans son code diplomatique du droit public des nations, l’ouvrage dont j’ai rapporté un passage, ne dit rien concernant l’authenticité de cet ouvrage ; on pourrait le croire supposé par un savant du dernier siècle, qui aurait mis sous le nom d’un contemporain de Louis XI un écrit qu’il aurait composé lui-même à plaisir. Ainsi pour lever tout scrupule, je dirai qu’il se trouve dans la bibliothèque du roi plusieurs copies manuscrites de l’ouvrage dont il s’agit ; et qu’il est marqué à la fin d’une de ces copies, qu’elle a été transcrite en mille quatre cent soixante et huit, et qu’elle appartient à Madame De Beaujeu fille du roi Louis XI. Cette apostille est aussi ancienne que le manuscrit. Ainsi l’on peut regarder l’ouvrage dont nous parlons comme ayant été composé dans un temps où la tradition conservait la mémoire des raisons qu’Édouard et Philippe de Valois avaient alléguées pour soutenir leurs prétentions, et où l’on avait encore communément entre les mains des pièces concernant la contestation de ces deux princes, lesquelles nous n’avons plus, ou qui du moins ne nous sont pas connues.

Il y a plus. Nous avons encore la lettre qu’Édouard III écrivit au pape le seize juillet mille trois cent trente-neuf pour informer sa sainteté du droit sur la couronne de France, et des raisons qu’il avait aussi de faire la guerre à Philippe de Valois qui la lui retenait. Cette lettre nous a été conservée par Robert de Aversbury, qui vivait sous le règne de ce roi dont il a écrit l’histoire.

Monsieur Hearn la fit imprimer à Oxford en mille sept cent vingt. Or Édouard dit dans cette lettre : qu’il sait bien que les femmes sont exclues de la couronne par la loi du royaume de France, mais que la raison qui en a fait exclure les filles, ne doit point en faire exclure les mâles issus des filles : qu’on ne saurait reprocher à un pareil mâle qui se trouve être le parent le plus proche du roi dernier mort, l’exclusion de sa mère, ni alléguer qu’une fille de France ne saurait lui avoir transmis un droit qu’elle n’avait pas, d’autant que le parent dont il s’agit ne tire point son droit de sa mère. Il le tire immédiatement du roi son grand-père. Véritablement la loi salique n’est pas nommée dans ce passage, mais il est clair que c’est de cette loi qu’Édouard entend parler.

Je ne vois pas qu’on ait jamais révoqué en doute que l’article des lois saliques dont il s’agit ici, fut applicable à la couronne, avant les temps de la ligue. On sait qu’après la mort d’Henri III les plus factieux de ceux qui étaient entrés dans la sainte union, voulaient de concert avec le roi d’Espagne Philippe II faire passer la couronne de France sur la tête de l’infante d’Espagne Isabelle Claire Eugénie, née de sa majesté catholique et d’Isabelle De France, fille aînée de Henri II. Roi très chrétien, et par conséquent soeur des trois derniers rois morts sans garçons. Il fallait pour préparer le peuple à voir tranquillement cette usurpation, le tromper, en lui donnant à entendre qu’il était faux que les filles de France fussent exclues de la couronne, par une loi écrite et aussi ancienne que la monarchie.

Ainsi les auteurs de ce complot s’imaginant qu’il serait possible de venir à bout d’énerver la force des preuves résultantes des exemples des filles de France exclues de la couronne, et qui sont en grand nombre dans notre histoire, s’ils pouvaient une fois dépouiller de son autorité la loi qui rend incontestable l’induction tirée de ces exemples, ils attaquèrent l’autorité de cette loi par toutes les raisons que l’esprit de parti est capable de suggérer. Le docteur Inigo Mendoze, l’un des ambassadeurs de Philippe II auprès des états de France durant l’interrègne qui eut lieu dans le parti de la ligue quelque temps après la mort de Henri III composa même contre l’autorité de la loi salique un discours que l’on a encore, et où il se trouve autant de connaissance du droit romain, que d’ignorance de notre histoire. Il semble donc que l’opinion qui veut que la loi salique ne soit point applicable à la succession à la couronne, dût disparaître avec la ligue.

Je ne crois pas que dans le sixième siècle notre loi de succession contînt d’autre article qui fût de droit positif, que celui qui donnait l’exclusion aux femmes, en ordonnant que la couronne ne tomberait point de lance en quenouille. La préférence des descendants du dernier possesseur à ses parents collatéraux, et la préférence des parents collatéraux les plus proches aux plus éloignés, lorsque le dernier possesseur n’avait point laissé de garçons, sont des préceptes du droit naturel.

Certainement l’article de notre loi de succession qui rend la couronne indivisible, n’a été mis en vigueur que sous les rois de la troisième race. Tant que les deux premières ont régné, la monarchie a toujours été partagée entre les enfants mâles du roi décédé. L’article de cette même loi qui statue que les mâles issus des filles de France n’ont pas plus de droit à la couronne que leur mère, était bien contenu implicitement dans la disposition qui en exclut les femelles ; mais comme il ne s’était pas encore élevé de question sur ce point-là avant la mort de Charles le Bel, on peut dire que cet article ne fut bien et parfaitement développé qu’alors. On peut dire la même chose d’un autre article de droit positif qui se trouve dans notre loi de succession, et qui ordonne que lorsque la couronne passe aux parents collatéraux du dernier possesseur, elle soit déférée suivant l’ordre des lignes, et non pas suivant la proximité du degré. Cet article qui préfère le neveu à un oncle frère cadet du père de ce neveu, ne fut aussi clairement et pleinement développé que lorsqu’il y eut contestation entre Henri IV fils d’Antoine roi de Navarre, et le cardinal De Bourbon, oncle de Henri, et frère puîné d’Antoine, concernant le droit de succéder au roi Henri III. Cette question-là ne s’était pas présentée avant la fin du seizième siècle. On ne doit pas douter néanmoins que si l’une et l’autre question eussent été agitées dès les premiers temps de la monarchie, elles n’eussent été décidées, ainsi qu’elles le furent en mille trois cent vingt-huit et en mille cinq cent quatre-vingt-neuf.

C’est le temps, c’est l’expérience, qui ont porté les lois de succession jusque à la perfection qu’elles ont atteinte dans les monarchies héréditaires de la chrétienté. Si les fils puînés des derniers possesseurs sont réduits à des apanages ; s’il ne saurait plus y naître aucun doute concernant la succession à quelque degré que ce soit que l’héritier présomptif se trouve parent de son prédécesseur ; enfin si le successeur en ligne collatérale se trouve toujours aujourd’hui désigné aussi positivement que peut l’être un successeur en ligne directe, c’est que la durée de ces royaumes a déjà été assez longue pour donner lieu à différents évènements qui ont développé et mis en évidence tous les articles contenus implicitement dans les lois de succession. Il faut que tout le monde tombe d’accord de ce que je vais dire : le genre humain a l’obligation de l’établissement et de la perfection de ces lois qui préviennent tant de malheurs, au christianisme, dont la morale est si favorable à la conservation comme à la durée des états, parce qu’il fait de tous les devoirs d’un bon citoyen, des devoirs de religion.

L’on ne doit point être surpris que notre loi de succession ne fût point plus parfaite dans le sixième siècle, qu’elle l’était. L’empire romain, la mieux réglée de toutes les monarchies dont les fondateurs de la nôtre eussent pleine connaissance, n’avait point lui-même, lorsqu’il finit en occident, une loi de succession encore bien établie et bien constante. En effet, lorsqu’on examine le titre en vertu duquel ceux des successeurs d’Auguste dont l’avènement au trône a paru l’ouvrage des lois et non pas celui d’un corps de troupes révolté, sont parvenus à l’empire,  on voit qu’en quelques occasions la couronne impériale a été déférée comme étant patrimoniale, qu’en d’autres occasions elle a été déférée comme étant une couronne héréditaire, et qu’en d’autres enfin elle a été déférée comme étant une couronne élective.

On sait qu’en style de droit public on appelle couronnes patrimoniales, celles dont le prince qui les porte peut disposer à son gré, et de la même manière qu’un particulier peut disposer de ses biens libres. Les couronnes de ce genre si rares dans le siècle où nous sommes, étaient très communes dans la société des nations avant l’établissement des monarchies gothiques. C’est le nom que quelques peuples donnent communément aux royaumes qui doivent leur origine aux nations qui envahirent les domaines de l’empire d’occident, et qui formèrent de ses débris des états héréditaires dès leur origine. On a vu que les goths furent longtemps la principale de ces nations.

Pour revenir à la couronne de l’empire romain, on croit qu’elle était une couronne patrimoniale, quand on voit les empereurs s’arroger le droit d’appeler à leur succession les enfants qu’il leur avait plu d’adopter ; quand on voit Auguste l’ôter au jeune Agrippa son petit-fils pour la laisser à Tibère ; ce même Tibère exclure de sa succession son propre petit-fils, pour la faire passer à Caligula son neveu, et Claudius la déférer au préjudice de son fils Britannicus à Néron, qu’il n’avait adopté que plusieurs années après la naissance de Britannicus. On voit encore dans l’histoire romaine des associations à l’empire, qui montrent que plusieurs empereurs se sont crûs en droit de disposer à leur plaisir de la couronne qu’ils portaient.

Enfin, lorsque après la mort d’Aurélien, le sénat reconnut Tacite pour empereur, il n’exigea point de lui qu’il ne disposât jamais de l’empire, mais qu’il n’en disposât jamais, même quand il aurait des enfants, qu’en faveur d’une personne capable de bien gouverner ; enfin qu’il imitât Nerva, Trajan et Adrien, qui dans le choix de leur successeur, n’avaient consulté d’autre intérêt, que celui de la république.

Nous voyons d’un autre côté des enfants encore très jeunes succéder à leur père, sans qu’il y eût eu aucune disposition faite en leur faveur par le peuple, mais comme les fils des particuliers succèdent à l’héritage de leur père : on voit même des frères succéder de plein droit à la couronne de leurs frères. Ce fut ainsi que Domitien monta sur le trône après la mort de Titus. Quand on fait attention à ces évènements, il semble que la couronne impériale ait été héréditaire.

Enfin d’autres évènements semblent prouver que cette couronne fut élective. Je n’entends point parler des proclamations d’empereur faites dans des camps révoltés. Ce qui se passe durant une rébellion, ne fait point loi dans le droit public d’une monarchie, j’entends parler de ce qui s’est passé dans plusieurs mutations paisibles de souverains, de ce qui s’est fait dans Rome par le concours de tous les citoyens. Nerva après la mort de Domitien, et Pertinax après la mort de Commode, furent élus et installés comme le sont les souverains électifs. Quand le sénat eut appris la mort des gordiens africains, il ne proclama point empereur Gordien Pie, qui aurait été leur successeur de droit, si la couronne impériale eût été pleinement héréditaire. Le sénat élut pour régner en leur place, Balbin et Pupien. Ce ne fut que quelques jours après leur installation que le jeune Gordien fut proclamé César, et qu’il fut ainsi déclaré leur successeur, sans égard aux enfants que ces deux empereurs pouvaient laisser.

Enfin je crois qu’un jurisconsulte interrogé sous le règne d’Augustule touchant le genre dont était la couronne impériale, n’aurait pu donner une réponse bien positive. L’usage ne prouvait rien, parce qu’il n’avait jamais été uniforme ni constant ; et d’un autre côté, il n’y avait point de loi générale écrite, qui statuât sur ce point de droit public. Il y a bien dans le droit romain plusieurs lois qui statuent sur l’étendue du pouvoir donné à chaque empereur par la loi royale, par la loi particulière qui se faisait pour installer le nouveau prince ; mais je n’y en ai point vu qui décide en général et positivement, si la couronne était patrimoniale, héréditaire ou élective. Dès qu’alors il n’y avait point encore de loi de succession certaine dans l’empire romain qui subsistait depuis quatre siècles, on ne doit pas être surpris que celle du royaume des francs n’ait point été parfaite dès l’origine de la monarchie.

 

CHAPITRE 3

De la division du peuple en plusieurs nations, laquelle avait lieu dans la monarchie française, sous la première race et sous la seconde race. Du nom de barbare donné aux francs.

La première division des sujets regnicoles de la monarchie, était la division qui se faisait en romains et en barbares, ou chevelus. C’était le nom par lequel on désignait souvent les nations barbares prises collectivement et par opposition à la nation romaine. En effet, la différence la plus sensible qui fût entre un romain et un barbare, consistait en ce que le romain portait les cheveux si courts, que ses oreilles paraissaient à découvert, au lieu que le barbare portait ses cheveux longs, ils lui venaient jusqu’aux épaules. En cela les barbares se ressemblaient tous, et ils étaient tous visiblement différents des romains. Cela était si vrai, que comme nous l’avons déjà observé, et comme nous l’observerons encore, le barbare qui se faisait couper les cheveux à la manière des romains, était réputé renoncer à la nation, dont il avait été jusque là, pour se faire de celle des romains. Childebert II a supposé sensiblement cette première division de ses sujets, dans l’ordonnance qu’il fit pour défendre aux francs et aux autres barbares qui lui obéissaient, de contracter mariage dans certains degrés d’affinité, où les lois romaines défendaient déjà aux romains de se marier. Ce prince, dit : qu’aucun des chevelus ne pourra épouser... on appelait en Italie capillati, les barbares qui s’y étaient établis, ceux, en un mot, qu’on nommait dans les Gaules crinosi. Ces deux noms ont en latin la même signification. Si quelque barbare, dit dans son édit Théodoric roi des ostrogots, refuse de comparaître à l’audience d’un juge...

Dans une des formules de lettres adressées généralement à tous les sujets des rois des ostrogots établis en Italie, capillati est un terme opposé à provinciales, qui était l’ancien nom sous lequel les empereurs comprenaient dans les ordres adressés à quelque province en particulier, tous les simples citoyens romains qui étaient domiciliés dans cette province-là.

Comme en écrivant sur la matière que je traite, j’aurai souvent à désigner par le nom de barbares, les francs et les autres nations germaniques établies dans les Gaules, je crois devoir avertir le lecteur, que dans le sixième siècle et dans le septième, ce nom n’avait rien d’odieux, qu’il se prenait dans la signification d’étranger, et que les barbares eux-mêmes se le donnaient souvent dans les occasions où ils voulaient se distinguer des romains. Voici ce que dit Monsieur de Valois concernant cet usage : il est bon que le lecteur pour n’être point surpris...

Dans les Gaules, les francs étaient aussi désignés par le nom de barbares, et les gaulois par celui de romains. On lit dans l’histoire de Grégoire de Tours, que les religieux d’un couvent qu’une troupe de francs voulait saccager, lui parlèrent en ces termes : abstenez-vous, barbares, de commettre aucune violence dans cette maison, elle appartient à saint Martin. Fortunat évêque de Poitiers, pour donner à entendre que Vilithuta, une dame de la nation des francs, était polie et bienfaisante, dit : elle était né dans la ville de Paris,... ; le même poète écrit en louant un lunébodès, qui dans Toulouse, avait fait bâtir une église sur le lieu même où saint Saturnin premier évêque de cette ville avait été détenu et gardé avant son martyre. Jusqu’à nos jours, on n’avait point encore bâti d’église... Fortunat dit encore que les barbares et les romains louaient également leur roi Charibert, petit-fils de Clovis ; et dans l’éloge de Chilpéric frère de Charibert, on lit : Chilpéric nom qu’un traducteur barbare rendrait par celui de défenseur courageux. On voit bien qu’un traducteur de la langue barbare est mis dans le texte de Fortunat, pour dire un interprète franc.

Il semble que sous le règne des enfants de Clovis, il se fit encore une division du peuple de la monarchie pris en général, autre que la division dont nous venons de parler. Suivant la première division, tout le peuple de la monarchie se partageait en romains et en barbares ; et suivant celle dont je vais parler, ce même peuple se partageait en francs et en hommes d’autres nations qu’on désignait tous par le nom général de neustrasiens. Ainsi suivant cette dernière division, on aura partagé tout le peuple de la monarchie en nation des francs et en nations occidentales, en comprenant sous le nom d’occidentaux ou de neustrasiens : premièrement, la nation romaine et puis toutes les nations barbares établies dans les Gaules, autres que la nation des francs, et cela parce qu’elles habitaient dans les Gaules, qui sont à l’occident de la Germanie et de l’Italie, où était la première patrie de toutes ces nations-là.

Ce qui me donne cette opinion, est la chartre de la fondation de l’abbaye de saint Germain des Prés, par le roi Childebert fils de Clovis. Ce prince y dit : du consentement et de l’approbation des francs et des neustrasiens, et sur les représentations de saint Germain. Cette mention des neustrasiens faite après avoir nommé les francs, suppose que les francs ne fussent pas compris alors sous le nom de neustrasiens. Dans la suite des temps, les partages de la monarchie auront occasionné la division de la plus grande partie des Gaules en Neustrie et en Austrasie, et l’opposition qui aura eu lieu, entre sujet du royaume de Neustrie, et sujet du royaume d’Austrasie aura fait oublier la première acception du mot neustrasien, et l’opposition, qui sous le règne de Childebert I était entre franc et neustrasien. Ainsi les francs auront été, suivant la partie des Gaules où ils habitaient, nommés, ou francs neustrasiens ou francs austrasiens ; c’est-à-dire, francs occidentaux ou francs orientaux.

 

CHAPITRE 4

Des nations différentes qui composaient le peuple de la monarchie, et de la nation des francs en particulier. Que la peine pécuniaire réglée dans les lois nationales, n’était point la seule que les criminels subissent.

Après avoir vu que le peuple de la monarchie se divisait d’abord en barbares et en romains, il faut exposer quel était l’état de chacune de ces nations sous les premiers successeurs de Clovis. La nation barbare, pour user de ce terme, se subdivisait en plusieurs autres, dont les principales étaient celle des francs saliens, ou des francs proprement dits, celle des francs ripuaires, celle des bourguignons et celle des allemands.

Nous avons déjà vu que les saliens n’étaient d’abord qu’une des tribus des francs, mais que toutes les autres tribus, à l’exception de celle des ripuaires, y furent réunies après que Clovis se fut fait reconnaître roi par chacun de ces essaims. En effet, je ne me souviens pas que dans les historiens qui ont écrit postérieurement au règne de Clovis, il soit fait mention d’ampsivariens, de chamaves, ni d’aucune tribu des francs autre que celle des francs absolument dits, et celle des ripuaires. Il n’est plus parlé dans cette histoire que des deux tribus qui viennent d’être nommées. Éghinard dit même que sous Charlemagne tous les francs vivaient suivant deux lois, dont l’une, apparemment était la loi ripuaire, et l’autre la loi salique. Du moins il n’y a plus eu que les poètes, comme Fortunat, qui aient encore donné le nom de Sicambre aux francs leurs contemporains, et l’on sait que les poètes désignent souvent les nations dont ils ont occasion de parler, par des noms que ces nations ne portent plus dans le temps qu’ils écrivent.

La loi salique et la loi ripuaire étaient-elles rédigées par écrit avant que les francs se fussent établis dans les Gaules, ou bien étaient-elles simplement une tradition orale qui se transmettait par les pères aux enfants, une tradition de même nature que l’étaient les coutumes qui ont force de loi dans la France, avant que l’édit de Charles VII qui ordonne qu’elles soient rédigées par écrit, eût été mis en exécution ? C’est ce que j’ignore. Je ne puis dire non plus, si la rédaction de la loi salique faite par Clovis dans le temps qu’il était encore païen, et de laquelle il est parlé dans un passage du préambule de cette loi, qui va être rapporté, est sa première rédaction. Nos deux lois ont-elles été rédigées d’abord en langue latine ou en langue germanique ? C’est une seconde question qui dépend de la première. Si elles ont été mises par écrit dans le temps que toutes les tribus de la nation des francs habitaient encore au-delà du Rhin, il semble qu’elles aient dû être rédigées d’abord en langue germanique. Si leur première compilation ne s’est faite que dans les Gaules, il est probable qu’elles auront été d’abord écrites en latin, et telles que nous les avons aujourd’hui, c’est-à-dire, en un latin mêlé de plusieurs mots germaniques, qu’on aura regardés comme des termes de droit qu’il était bon de conserver en leur propre langue, dans la crainte d’en altérer le sens en les rendant par des termes latins qui ne pourraient pas toujours être parfaitement équivalents. Nous avons déjà dit que les francs, sujets de Clovis, entendaient le latin, et il n’y a point d’apparence que les romains, concernant les intérêts de qui nos deux lois statuent assez souvent, entendissent communément la langue germanique. Ainsi la convenance demandant que les lois dont il est question, fussent rédigées dans la langue la plus en usage parmi les habitants du pays où elles devaient avoir lieu, elles auront été rédigées en latin.

Quant au nom de loi salique que ce code a toujours porté, bien qu’au fond il fut la loi commune de toutes les tribus des francs, à l’exception des ripuaires, il est apparent qu’il lui venait de ce que Clovis qui avait réuni ces tribus à celle des saliens ses premiers sujets, aura voulu qu’elles fussent régies selon la loi des saliens avec qui elles devenaient incorporées. La plus ancienne rédaction de cette loi que nous ayons aujourd’hui, est celle qui fut faite par les soins du roi Clovis, et retouchée ensuite par les soins de Childebert et de Clotaire ses enfants. Il est dit dans le préambule de cette rédaction : avant que la nation des francs, dont l’assemblage est un effet de la providence,...

La loi salique a eu la destinée de tous les codes nationaux, c’est-à-dire, que de temps en temps on y a fait quelque changement. En l’année sept cent quatre-vingt-dix-huit, Charlemagne en fit une nouvelle rédaction, dans laquelle il ajouta beaucoup de sanctions. C’est sur quoi, ainsi que sur plusieurs autres questions, concernant le lieu où la loi salique fut publiée, et qui furent ses premiers compilateurs, je renvoierai le lecteur au livre que Monsieur Vendelin, official de Tournay a écrit sur le berceau de cette loi, et aux savantes notes de Monsieur Eccard sur la loi salique et sur celle des ripuaires.

Quant à la loi des ripuaires, je crois avec Monsieur Eccard, que ce fut Thierri fils de Clovis, qui la fit rédiger, ou qui la mit du moins dans un état approchant de celui où nous l’avons. Ce savant homme dit dans ses notes sur cette loi : Clovis s’étant fait élire roi des ripuaires,... Monsieur Eccard cite pour appuyer son sentiment concernant la loi ripuaire, une des notes qu’il avait déjà faites sur la loi salique. La note à laquelle il nous renvoie ici, est écrite à l’occasion d’un endroit de la préface ancienne, qui se trouve à la tête de la loi salique dans quelques manuscrits, et où l’on lit : que le roi Thierri étant à Châlons, y avait de son côté, fait travailler des personnages doctes, à mettre la loi des francs dans une plus grande perfection. Or suivant la note que fait Monsieur Eccard sur ce passage, il faut y entendre par la loi des francs, non pas la loi salique, mais bien la loi des ripuaires, laquelle était un des codes, suivant lesquels les francs vivaient. Thierri, ajoute-t-il, aura donné ses soins à la perfection de la loi des ripuaires qui se trouvaient dans son partage, tandis que ses frères Childebert et Clotaire faisaient travailler sur la loi des saliens.

En effet, ce qui est dit concernant les soins du roi Thierri, dans cette préface des lois saliques, laquelle a donné lieu à la dernière des deux notes de Monsieur Eccard, dont nous avons rapporté le contenu, se trouve clairement expliqué dans le préambule même de la nouvelle rédaction de la loi des ripuaires, faite par les ordres du roi Dagobert I. On y lit : le roi Thierri étant à Châlons, il fit choix d’hommes sages et instruits dans les anciennes lois de son royaume,... Dès que cette préface se trouve à la tête de la rédaction de la loi ripuaire faite par Dagobert, il est évident que c’est de cette loi qu’il y est parlé sous la dénomination générale de loi des francs, ainsi que l’a pensé Monsieur Eccard.

On a encore vu par le passage d’Éghinard, qui vient d’être rapporté, que les francs vivaient selon deux lois, la loi salique et la loi ripuaire. Ainsi l’une et l’autre loi pouvait, quoique par abus, s’appeler également la loi des francs, et l’on peut suivant que les circonstances en décident, appliquer ce qui est dit de la loi des francs en général, ou bien à la loi salique en particulier, ou bien à la loi ripuaire en particulier. Les lois des francs, c’est-à-dire, la loi salique et la loi ripuaire, ayant été imprimées plusieurs fois, je n’en donnerai point un abrégé suivi : d’ailleurs je ne me suis point proposé d’expliquer ici le droit des particuliers, mais le droit public, le droit qui réglait la constitution de l’état sous les rois de la première race. Ainsi je rapporterai seulement ceux des articles de nos deux lois, que les matières que j’aurai à traiter me mettront dans l’obligation de rapporter.

La première division de la nation des francs, ainsi que la première division de toutes les nations qui subsistaient alors, était celle qui se faisait en hommes libres et en esclaves. La servitude de ces esclaves, ainsi que celle des esclaves qui appartenaient aux citoyens de toutes les nations germaniques, était de différents genres. Quelques-uns de ces serfs étaient nés dans les foyers de leurs maîtres. D’autres étaient de véritables captifs, je veux dire, des prisonniers de guerre, que l’usage du temps condamnait à l’esclavage. D’autres avaient été achetés. D’autres étaient des hommes nés libres, mais condamnés à la servitude par jugement porté contre eux, à cause qu’ils s’étaient rendus coupables des délits, dont la peine était, que l’offenseur fut adjugé comme esclave à l’offensé, ou bien, parce qu’ils n’avaient pas pu payer de certaines dettes.

D’autres enfin, étaient des hommes libres qui s’étaient dégradés volontairement, soit en se vendant eux-mêmes, soit en se donnant gratuitement à un maître, qui s’obligeait de son côté à fournir à leur subsistance et à leur entretien. On a remarqué ailleurs, qu’au temps où les francs s’établirent dans les Gaules, le nombre des esclaves était beaucoup plus grand dans tous les pays et parmi toutes les nations, que le nombre des citoyens ou des personnes libres. Ainsi lorsqu’on trouve que sous nos premiers rois de la troisième race, les deux tiers des hommes qui habitaient la France, étaient esclaves, ou du moins de condition serve, il ne faut point imputer ce grand nombre de personnes serves qui s’y trouvaient alors, à la dureté des francs, ni supposer qu’ils eussent réduit les anciens habitants des Gaules dans une espèce d’esclavage. Cela procédait de la constitution générale de toutes les sociétés politiques, dans le temps où les francs s’établirent dans les Gaules.

Nous avons déjà dit qu’il y avait plusieurs manières de donner la liberté aux serfs, et que suivant le droit commun, l’affranchi devenait citoyen de la nation dont était le maître qui l’avait fait sortir d’esclavage. Venons au traitement que les peuples germaniques faisaient à leurs serfs. Les germains, dit Tacite, ne tiennent pas dans leurs maisons, ainsi que nous, leurs esclaves,...

Lorsque les peuples germaniques furent une fois établis dans les Gaules, ils n’auront pas manqué d’y prendre l’usage de tenir chez soi des esclaves, pour les employer aux services domestiques. Ces nations ne furent que trop éprises de toutes les commodités et de toutes les délices que le luxe des romains y avait fait connaître. Mais il est aussi à croire que les francs, les bourguignons, et les autres nations germaniques auront continué à donner des domiciles particuliers à une partie de leurs esclaves, comme à leur abandonner une certaine quantité d’arpents de terre pour les faire valoir, à la charge d’en payer une redevance annuelle, soit en denrées, soit en autres choses. Les romains des Gaules auront eux-mêmes imité leurs hôtes dans cette économie politique, soit parce que, tout calculé, ils l’auront trouvée encore plus profitable que l’ancien usage, soit pour empêcher que la plupart de leurs esclaves ne se réfugiassent chez ces hôtes, afin de changer leurs fers contre des fers moins pesants. L’amour de l’indépendance si naturel à l’homme, fait préférer à ceux dont le sentiment n’est point entièrement perverti, le séjour d’une cabane, où il n’y a personne qui soit en droit de leur commander, à une demeure commode dans un palais, où sans cesse ils ont un maître devant les yeux. La loi du monde ordonnait bien que les esclaves fugitifs qui se seraient sauvés dans les métairies du roi, et même dans les asiles des églises, seraient rendus à leurs maîtres ; mais croit-on que la loi fût toujours exécutée ? Le romain était-il toujours assuré d’obtenir justice des officiers du prince, qui certainement ne devaient rendre qu’à regret les esclaves qui s’étaient donnés à eux, et dont ils pouvaient souvent passer le prix dans les comptes qu’ils rendaient à ce prince, en y supposant qu’ils les avaient achetés ? Ce qui est de certain, c’est que les églises dont les ministres étaient presque tous alors de la nation romaine, avaient imité l’usage des germains dès le temps des empereurs, et qu’elles donnaient à leurs esclaves des domiciles particuliers et des terres à faire valoir, à charge d’une simple redevance. On voit enfin par une infinité de faits, qu’avant Clovis, l’usage dont il s’agit, était établi dans plusieurs provinces des Gaules ; il devint seulement plus général et plus à la mode quand les nations germaniques s’en furent emparées.

On peut donc regarder l’introduction de l’esclavage germanique dans les Gaules, en quelque temps qu’elle y ait été faite, comme l’origine de ce grand nombre de chefs de familles, ou de personnes domiciliées dans un manoir particulier et qu’on voit néanmoins avoir été dans le septième siècle et dans les siècles suivants, serves de corps et de biens. En effet, il parait en lisant les monuments de nos antiquités, que sous les premiers rois capétiens, les deux tiers des habitants du royaume étaient du moins serfs de biens.

Personne n’ignore qu’on appelait alors serfs de biens ou d’héritages, ceux qui tenaient de quelque seigneur une portion de terre qu’il ne pouvait pas leur ôter arbitrairement, à condition de la bien faire valoir, et de payer à ce seigneur une redevance fixée, comme de lui rendre en certaines occasions plusieurs services, mais qui pouvaient, dès qu’ils en avaient envie, recouvrer leur indépendance, en délaissant la portion de terre dont il s’agit, au maître à qui la propriété en appartenait. Il est vrai que les serfs de corps étaient en quelque sorte de véritables esclaves, puisqu’ils ne pouvaient devenir libres que moyennant une manumission accordée volontairement par leur maître.

Quant à la servitude romaine, il parait qu’elle ait été abrogée sous les rois de la seconde race, et que dès lors on ait cessé d’acheter des esclaves pour les tenir dans sa maison soumis à toutes les volontés et à tous les caprices d’un maître despotique qui les employait, les nourrissait, les châtiait ou récompensait à son gré. On comprit dès lors, qu’il était contre la religion, et même contre l’humanité, d’assujettir des hommes aux malheurs d’une condition aussi dure. Il est même si bien établi en France depuis plusieurs siècles, qu’il ne doit plus y avoir de serfs domestiques, ou de la condition dont étaient les esclaves des grecs et des romains, que tout esclave qui met le pied sur le territoire du royaume, devient libre de fait. Les exceptions faites à cette loi générale en faveur des français établis sur les domaines du roi en Amérique, suffiraient seules à prouver son existence.

Mais lorsque les rois de la troisième race montèrent sur le trône, il y avait en France un si grand nombre de mainmortables ou d’hommes de pote, c’est-à-dire, de serfs germaniques de tout genre et de toute espèce, que nonobstant ce qu’ont fait ces princes pour les affranchir, il en reste encore dans plusieurs provinces. Il est vrai que lors de la tenue des derniers états généraux, faite à Paris en mille six cent quinze, sous le règne de Louis XIII le tiers-état inséra dans son cahier une supplication, par laquelle il priait le roi d’ordonner que les seigneurs seraient tenus d’affranchir dans leurs fiefs tous les serfs, moyennant une composition, mais cette demande du tiers-état n’a point eu son effet. Je remonte au sixième siècle.

La condition de serfs n’empêchait pas les esclaves des nations germaniques, d’être capables du maniement des armes. Si ces serfs étaient nés dans l’esclavage, ils n’avaient point été élevés sous le bâton d’un maître, mais sous la discipline d’un père. La loi des visigots ordonne que le barbare et le romain, lorsqu’ils se trouveront mandés pour quelque expédition, seront obligés d’amener au camp avec eux, la dixième partie de leurs serfs, et de les y amener bien armés. C’est, comme on le dira dans la suite, de ces serfs armés, qu’il faut entendre plusieurs articles des capitulaires des premiers rois de la seconde race, dans lesquels il est fait mention des hommes des seigneurs particuliers, soit ecclésiastiques, soit laïques. Ces hommes  n’étaient point comme quelques auteurs se le sont imaginés, des sujets du roi de condition libre, qui reconnussent déjà ces ecclésiastiques ou ces laïques pour leurs seigneurs naturels, ainsi que plusieurs sujets du roi et de condition libre, ont reconnu sous la troisième race, et reconnaissent encore aujourd’hui d’autres sujets du roi pour leurs seigneurs. Au commencement du huitième siècle, tous les citoyens de notre monarchie ne reconnaissaient d’autre juridiction et d’autre pouvoir, que la juridiction et le pouvoir du roi et celui des officiers qu’il avait choisis personnellement, pour être à son bon plaisir, et durant un temps, les dépositaires de son autorité sur les autres citoyens. Les particuliers n’avaient point encore usurpé alors les droits de l’état, et personne ne pouvait mener à la guerre, comme des hommes à lui, que ses propres serfs.

L’usage de conduire ses serfs à la guerre, ou de les y envoyer, a même continué d’avoir lieu sous la troisième race de nos rois. On voit dans la relation que fait Guillaume Breton, de la bataille donnée à Bouvines par Philippe Auguste, que trois cent cavaliers armés de lances, et qui étaient serfs de l’abbaye de saint Médard de Soissons y enfoncèrent un gros de noblesse flamande, qui par mépris pour leur condition, n’avait pas daigné s’ébranler, ni faire prendre carrière à ses chevaux, afin de mieux recevoir l’assaillant. C’est ainsi qu’en usaient les cavaliers armés de lances avant le milieu du seizième siècle, temps où ils prirent l’usage de combattre en escadrons.

Les combats en champolos, étant devenus sous les derniers rois de la seconde race, une des voies juridiques de terminer les procès, plusieurs églises obtinrent du prince, que leurs serfs seraient reçus à rendre le témoignage contre des personnes de toute sorte de condition, et que nul ne pourrait, sans être réputé convaincu du fait dont il était accusé, et sans perdre sa cause, refuser de combattre contre ces serfs, sous prétexte qu’ils ne seraient point des champions recevables. Cette loi est contenue expressément dans les chartres octroyées pour ce sujet, par le roi Louis le Gros, à l’église de Chartres, comme à l’abbaye de saint Maur des Fossés, et par plusieurs de nos rois à l’abbaye de saint Denis.

Venons aux francs de condition libre. Ils étaient tous laïques. Ce n’est point que plusieurs francs n’embrassassent tous les jours l’état ecclésiastique ; mais dès qu’un franc ou un autre barbare embrassait cette profession, il était réputé avoir renoncé à être de la nation, dont il avait été jusque là, et avait passé, pour ainsi dire, dans la nation romaine.

Comme on a déjà pu le remarquer, un barbare qui se faisait d’église, commençait par se faire couper les cheveux ; et comme nous le verrons dans la suite, durant le cinquième siècle et les quatre siècles suivants, tous les ecclésiastiques des Gaules, de quelque nation qu’ils fussent sortis, étaient tenus de vivre suivant le droit romain.

Ainsi les francs ne composaient tous qu’un seul et même ordre de citoyens, car on a déjà vu que les princes de la maison royale n’étaient point citoyens en un sens, parce qu’ils partageaient tous entre eux le royaume de leur père, et qu’ainsi chacun d’eux devenait un souverain. Il n’y avait donc point alors de prince de la maison royale, qui ne fût fils de roi et héritier présomptif, au moins en partie de la couronne de son père. Le reste des citoyens n’était point partagé en deux ordres, comme le sont aujourd’hui les sujets laïques de nos rois, qui se divisent en nobles et en non nobles. Quoique les familles anciennes et connues depuis longtemps dans la nation, eussent plus de considération que celles dont l’illustration ne faisait que de commencer ; cependant les premières n’avaient point de droits qui leur fussent particuliers, ni de privilège spécial qui en fissent un ordre supérieur à un autre ordre de citoyens. Enfin la loi n’établissait aucunes distinctions décidées entre les enfants qui naissaient dans certaines familles et les enfants nés dans les autres. Il ne faut point être bien versé dans le droit public des nations, pour savoir qu’il est bien différent, d’avoir seulement de la considération et des égards pour les citoyens des anciennes familles, ou d’attribuer par une loi positive des droits certains et des avantages particuliers aux citoyens nés dans ces familles, de manière qu’ils jouissent en vertu de leur seule naissance, de plusieurs privilèges déniés aux citoyens nés dans les autres familles.

La considération, ni même le respect volontaire du concitoyen, ne font point des familles qui en jouissent, un ordre de sujets, distinct et séparé. Ce sont les prérogatives et les droits attribués à certaines familles par les lois, qui font de ces familles un ordre particulier. Il y a bien, par exemple, parmi les turcs quelques familles illustrées, pour lesquelles les autres ont beaucoup de considération ; mais comme ces familles ne jouissent point en vertu des ordonnances ou des statuts, d’aucun droit réel, et qui leur soit acquis par la loi, elles ne font pas dans l’empire ottoman un ordre particulier de citoyens, et l’on dit avec raison, qu’il n’y a point un ordre de la noblesse parmi les turcs. Quoiqu’on fasse à Venise, dans ce qui s’appelle le monde, une grande différence des nobles issus des anciennes familles, et des nobles issus des familles anoblies depuis peu par argent ; néanmoins la considération et les égards qu’on a pour les premiers et qu’on n’a point pour les seconds, n’étant pas fondés sur aucune loi ou parté, qui établisse quelque différence légale entre les uns et les autres, personne ne dira que les nobles vénitiens soient divisés en deux ordres. Ils sont tous du même ordre, tant anciens nobles que nouveaux nobles. Ainsi quoiqu’on voie dès le sixième siècle parmi les francs, des familles plus honorées et plus respectées que les autres, il ne s’ensuit point qu’il y eût parmi eux, deux ordres de citoyens. Ce n’était point une loi du droit public, c’étaient les dignités qui avaient été longtemps dans ces familles, c’étaient les sujets d’un mérite rare qu’elles avaient fournis à l’état, qui leur avaient attiré l’espèce de distinction dont elles jouissaient. Prouvons ce que nous venons d’avancer, concernant la nation des francs.

Suivant la loi naturelle, les hommes naissent tous égaux, et l’on ne doit pas supposer sans preuve, qu’une nation ait donné atteinte à cette loi, en attribuant aux citoyens, qui auraient le bonheur de naître dans de certaines familles, des distinctions et des prérogatives particulières et onéreuses aux citoyens nés dans les autres familles. Si nous croyons avec certitude, que dans les temps dont il s’agit, une partie des francs naissait libre, et que l’autre partie naissait esclave, c’est que la loi de cette nation nous le dit clairement et positivement. Nous y voyons plusieurs sanctions, qui prouvent manifestement qu’à cet égard, la loi des francs avait dérogé à la loi naturelle. Or il n’y a rien dans la loi nationale des francs, qui montre qu’ils fussent divisés en deux ordres, et que les uns naquissent nobles, et les autres roturiers. Les distinctions que fait cette loi en faveur de quelques citoyens, y sont faites en faveur de leurs dignités, et non pas en faveur de leur naissance. Ces distinctions sont accordées à des emplois qui n’étaient point héréditaires, et non point comme on le dit en droit public, à une priorité d’ordre.

Au contraire, la loi nationale des francs suppose manifestement en plusieurs endroits, que tous les francs de condition libre, fussent du même ordre, parce que dans les occasions où elle aurait dû statuer différemment par rapport aux diverses conditions dans lesquelles chacun des citoyens serait né, elle statue uniformément. Citons quelques exemples tirés de la loi salique et de la loi ripuaire, qui comme nous l’avons dit, sont en quelque manière deux tables de la loi nationale des francs.

Le quarante-quatrième titre des lois saliques statue sur les intérêts civils, ou sur la peine pécuniaire à laquelle doit être condamné le meurtrier de condition libre qui aura tué une personne de même condition que lui. Il est dit dans ce titre dont la substance est la même que dans toutes les rédactions de la loi salique. Le franc qui aura tué un romain de condition à manger à la table du roi... Les lois saliques ayant ainsi arbitré la peine pécuniaire du meurtrier d’un romain libre par rapport à l’ordre dont le romain était, parce que la nation romaine était divisée en plusieurs ordres, il est évident qu’elles auraient de même arbitré la peine pécuniaire du meurtrier d’un franc libre, par rapport à l’ordre dont aurait été le franc mis à mort, supposé que les francs eussent été divisés comme les romains en différents ordres. Cependant les lois saliques ne font point cette distinction. Dans le titre que je rapporte il est dit simplement : celui qui aura tué un franc, un autre barbare, ou un homme qui vit selon la loi salique, sera condamné à payer deux cent sols d’or.

On trouve aussi dans la loi des ripuaires, deux titres, où il est statué expressément sur le meurtre d’une personne libre. Il est dit simplement dans le premier : l’homme libre qui tuera un ripuaire libre, sera condamné à deux cent sols d’or. Ce titre ne contient rien de plus.

Au contraire, le trente-sixième qui statue sur le meurtre commis par le ripuaire, qui aurait tué une personne d’une autre nation, condamne le meurtrier à une somme plus ou moins forte, suivant la condition dont était le mort. Le ripuaire qui aurait tué un franc salien, y est condamné à deux cent sols d’or. Celui qui aurait tué un bourguignon, à cent soixante. Celui qui aurait tué un romain citoyen d’un autre pays que celui que tenaient les ripuaires, à cent sols d’or. Enfin le ripuaire qui aurait trempé ses mains dans le sang d’un sous-diacre, doit payer quatre cent sols d’or ; celui qui les aurait trempées dans le sang d’un diacre, cinq cent sols d’or, et celui qui les aurait trempées dans le sang d’un prêtre, six cent sols d’or. Qui ne voit qu’une loi si jalouse de proportionner la peine d’un meurtrier à la qualité de la personne tuée, aurait infligé des peines plus ou moins fortes aux meurtriers des ripuaires de différente condition, si les ripuaires eussent été divisés en plusieurs ordres.

Ce qui démontre, à mon sentiment, que le silence de la loi des francs, et celui des historiens sur la division des francs libres en différents ordres, prouve contre cette division, c’est que les lois des nations, dont les citoyens ont été véritablement divisés en nobles et en non nobles, dans les siècles dont il est ici question, parlent de cette division ; c’est que les historiens en font mention. Citons quelques exemples.

On trouve dans le recueil de Lindembrog la loi des frisons, une des nations germaniques, dont les citoyens étaient partagés en deux ordres ; celui des nobles, et celui des frisons qui ne l’étaient pas. Il y est dit, au titre des homicides : le noble qui aura tué un autre noble, payera quatre-vingt sols d’or... Le lecteur fera de lui-même toutes les réflexions qui sont à faire, sur les dispositions énoncées dans cette loi.

Il sera bon cependant d’observer ici, qu’il est contre toute sorte d’apparence, bien que des auteurs modernes aient affecté de le croire, que les meurtriers et les voleurs en fussent quittes pour payer la somme à laquelle ils sont condamnés par nos lois nationales. Une société où les voleurs et les meurtriers n’eussent point été punis plus sévèrement, n’aurait pas subsisté longtemps. Il faut donc regarder ces sortes d’amendes, comme des intérêts civils, comme une satisfaction à laquelle le voleur ou le meurtrier était condamné envers ceux qui avaient souffert par son vol ou par son meurtre. Au cas que le délinquant fût exécuté à mort, la somme à laquelle se montait cette satisfaction, se prélevait sur tous les biens qu’il avait laissés ; et dans les cas où la confiscation avait lieu, les officiers du fisc ne pouvaient pas mettre la main sur ces biens-là, avant que l’homme qui avait été volé, et que le maître ou les parents du mort eussent reçu la somme que la loi leur adjugeait. Si quelqu’un, dit la loi des ripuaires, a été traduit en justice pour vol,... au cas que le prince voulût faire grâce de la vie au coupable, il ne pouvait point apparemment l’accorder, que le coupable n’eût satisfait les personnes lésées. Ainsi qu’il se pratique encore aujourd’hui dans plusieurs états chrétiens, la grâce du prince ne pouvait valoir, que le criminel n’eût satisfait sa partie civile, c’est-à-dire ici, qu’il ne lui eût payé la somme à laquelle il était condamné par la loi.

Nous rapporterons ci-dessous une loi de Childebert le jeune, laquelle fait foi que les voleurs étaient exécutés à mort. Il est dit dans la loi des bourguignons : si quelqu’un de notre peuple, de quelque nation qu’il soit, vient à tuer une personne de condition libre,... Enfin un des capitulaires de Charlemagne, statue positivement, que les homicides et les autres criminels, qui suivant la loi, doivent être punis de mort, ne recevront aucun aliment lorsqu’ils se seront réfugiés dans les églises, et que cet asile ne doit pas leur sauver la vie. Si nos lois nationales n’ordonnent pas la peine de mort dans tous les articles où elles arbitrent les intérêts civils dus pour chaque crime aux particuliers lésés par le crime, c’est qu’elles laissent au roi, qui comme nous le dirons, jugeait souvent lui-même les accusés qui étaient de condition libre, le droit de décider si les circonstances du crime exigeaient ou non, que pour l’intérêt de la société on fît mourir le coupable et de quel genre de mort il devait être puni.

Je reviens à mon sujet, qu’il n’y avait point deux ordres dans la nation des francs. Si les citoyens de la nation des saxons étaient divisés en plusieurs ordres, les historiens anciens et les lois ont fait une mention expresse de la distribution des saxons libres en différents ordres. Nithard, petit-fils de Charlemagne, dit en parlant des saxons, que son aïeul avait engagés à se faire chrétiens ; que les citoyens de cette nation étaient divisés en trois ordres ; celui des nobles, celui des hommes nés libres, et celui des esclaves. Adam de Brême qui vivait dans l’onzième siècle, parle même de la constitution de la société, qui avait lieu parmi les saxons, comme d’un usage opposé à l’usage le plus ordinaire parmi les peuples germaniques. Voici ce qu’il en dit : la nation des saxons prise en général, comprend quatre ordres différents ;... Enfin la loi nationale des saxons condamnait à mort l’homme qui aurait épousé une fille née dans un des ordres supérieurs à celui où il serait né. On voit bien que toute la différence qui est entre nos deux auteurs, vient de ce que Nithard n’a point fait mention des affranchis, et qu’Adam de Brême les compte pour un quatrième ordre.

Venons aux lois. Nous n’avons plus, il est vrai, l’ancienne loi des saxons ; ainsi nous ne saurions nous en servir pour confirmer ce que disent Nithard et Adam de Brême, sur la condition des citoyens de cette nation en trois ordres, et sur la division des esclaves qui composaient en quelque manière un quatrième ordre. Mais nous avons encore un capitulaire fait du temps de Charlemagne, qui rend toute autre recherche inutile. Il est dit dans ce capitulaire, fait dans l’assemblée tenue à Aix-La-Chapelle en sept cent quatre-vingt-dix-sept. Les saxons sont demeurés d’accord... ; ce passage à mon sens, prouve également et que les saxons citoyens étaient divisés en différents ordres, et que les francs ne l’étaient pas. Si les francs l’eussent été notre statut aurait égalé chaque ordre de saxons à un ordre de francs.

Enfin mon sentiment sur la constitution de la société parmi les francs durant les premiers siècles de notre monarchie, est conforme à celui des écrivains français ou étrangers, qui ont passé pour être les plus savants dans l’histoire des premiers temps de cette monarchie. Monsieur de Valois après avoir dit que les saxons et les frisons étaient divisés en plusieurs ordres, ajoute : il y avait aussi trois ordres différents dans la nation des anglais et dans celle des verins,... À une page de là, Monsieur de Valois dit en parlant de ce qui s’est passé dans la monarchie française, après que les différentes nations dont son peuple était composé, eurent été confondues sous les derniers rois de la seconde race, et sous les premiers rois de la troisième : dans la suite des temps,... Il n’y a point de savant qui ne connaisse les ouvrages de Monsieur Hertius le père, un des plus célèbres jurisconsultes d’Allemagne en matière de droit public. Voici ce qu’il écrit dans sa notice de l’ancien royaume des francs, concernant l’état des citoyens de cette nation : les francs n’étaient point divisés,... Il est bon de rapporter les deux passages que cite Monsieur Hertius, et d’examiner en quoi ils peuvent être appliqués à notre question. Commençons par celui de Théganus. Cet auteur parlant de la déposition de Louis le Débonnaire, mis en pénitence par le conciliabule tenu à Compiègne, en huit cent trente-trois, dit : les évêques prirent parti contre Louis,... Quant à ce passage, il est certainement applicable à la question présente, et il fortifie les raisons que nous avons rapportées pour montrer que les francs laïques n’étaient point divisés en deux ordres dans le neuvième siècle. En effet, il ne veut point dire que Louis le Débonnaire n’eût pas pu faire entrer Héblés dans l’ordre des nobles. Héblés, comme archevêque de Reims, eût été membre du premier ordre, d’un ordre supérieur à celui de la noblesse, si la nation des francs eut été divisée en plusieurs ordres. Ce passage énonce donc seulement que les citoyens nés libres, étaient qualifiés de nobles hommes dans l’usage du monde. Noble homme, et homme né libre, ont signifié longtemps la même chose ; et comme nous pourrons le faire voir un jour, ils la signifiaient encore du temps de notre roi Henri Trois. Peut-être aussi qu’Héblés n’avait point été esclave dans la nation des francs, mais dans la nation saxonne ou dans une autre nation germanique, dont les citoyens étaient divisés en plusieurs ordres. Théganus ne dit point de quelle nation était Héblés.

Pour ce qui regarde le passage de Grégoire de Tours, qui met de la différence entre un homme né libre et un homme illustre par la noblesse ; il parait d’abord contredire le sentiment que Monsieur Hertius défend, et je ne sais pourquoi il a voulu s’en servir. Quoiqu’il en soit, il ne doit point embarrasser, parce qu’au fond, il n’est applicable en aucune manière à la question, si la nation des francs était divisée en différents ordres, ou si elle ne l’était pas. Grégoire de Tours dit en parlant d’un des pères, dont il écrit la vie : le bienheureux Patroclus était fils d’Aetherius de la cité de Bourges... ; or il est sensible par le nom que portait Patroclus, comme par le nom de son père et par celui de son frère, que ce Patroclus était romain. On verra quand il en sera temps, que Monsieur de Valois et les autres écrivains savants dans nos antiquités, enseignent qu’on reconnaît au nom propre de celui dont parlent les auteurs du cinquième siècle ou des siècles suivants, s’il était romain. Ainsi le passage de Grégoire de Tours prouve seulement que de son temps, les citoyens de la nation romaine, qui habitaient dans les Gaules, étaient encore divisés en trois ordres, comme nous l’avons déjà dit au commencement de ce chapitre, et comme nous le dirons encore. Le passage dont il s’agit, ne prouve donc rien concernant la nation des francs.

Ainsi je conclus de tout ce qui vient d’être exposé, que dans la nation des francs, il n’y avait point aucunes familles de citoyens, qui en qualité de nobles, formassent un ordre particulier, et au sang desquelles il y eût des prérogatives et des droits tellement attachés, qu’ils s’acquissent par la seule filiation. La constitution de la société dans la nation des francs, était à cet égard la même qu’elle est encore aujourd’hui dans le royaume d’Angleterre.

En Angleterre tous les citoyens sont du même ordre, en vertu de la naissance. Si les lords ou les seigneurs y forment comme pairs, un ordre distingué de celui des citoyens communs, si ces lords jouissent de plusieurs prérogatives et droits qui leur sont particuliers, ils n’en jouissent qu’en vertu de la possession actuelle d’une dignité, qui bien qu’héréditaire, est originairement un emploi attributif de commandement et d’autorité dans une portion du royaume. C’est en vertu de cette dignité, qu’ils ont plusieurs privilèges dans les affaires civiles, comme dans les procès criminels, et qu’ils ont acquis le droit d’entrer de leur chef dans les assemblées représentatives de la nation, où ils forment, sous le nom de chambre des pairs ou de chambre haute, un collège, un sénat particulier. C’est si bien à la possession de leur dignité, érigée en premier lieu par le roi, que les droits des lords sont attachés, que leurs frères, issus du même sang, ne jouissent point en vertu de leur naissance d’aucune prérogative qui ne leur soit pas commune avec tous les autres citoyens. Si ces frères entrent dans l’assemblée représentative de la nation, c’est seulement dans la chambre basse, et comme députés élus volontairement par leurs concitoyens. Les frères des lords, quelque titre que la courtoisie leur fasse donner dans le monde, n’ont aucun privilège dans leurs procès civils ou criminels, et les anglais ne les comprennent pas sous le nom de noblesse. On ne comprend en Angleterre sous le nom de nobilti, que les seigneurs. En un mot, le frère du premier pair ou du premier baron d’Angleterre, n’est que du second ordre, en vertu de sa filiation. Il y a plus ; le sujet, fils aîné d’un pair, et qui est appelé au titre de son père, n’est que du second ordre, tant que son père vit ; et si pour lors il entre dans le parlement, il n’y entre qu’en qualité de député, élu par ses concitoyens, pour servir dans la chambre des communes.

Quoique j’aie été un peu long à traiter la question ; si dans les premiers temps de notre monarchie, la nation des francs était divisée ou non en plusieurs ordres, j’espère que le lecteur ne me reprochera point d’avoir été prolixe hors de propos. Comme je l’ai déjà dit dans le discours que j’ai mis à tête de cet ouvrage, il est impossible de bien expliquer le droit public, en usage sous les rois de la troisième race : le droit public qui eut lieu dès que les nations différentes qui habitaient les Gaules eurent été confondues, et n’en firent plus qu’une, si l’on n’a pas bien éclairci auparavant le droit public, en usage sous les rois des deux premières races ; et le point que je viens de traiter, est un des plus importants dans tout droit public.

 

CHAPITRE 5

Continuation de ce qui regarde la nation des francs en particulier. On reconnaît si les personnes, dont l’histoire parle, étaient des romains ou des barbares, au nom propre qu’elles portaient. Que le pouvoir civil fut réuni au pouvoir militaire sous les rois mérovingiens. Quelle était sous ces princes la langue commune dans les Gaules.

Après avoir vu quelle était la loi des francs, voyons quelles étaient les personnes préposées pour la faire observer. Les rois aussi jaloux d’exercer par eux-mêmes le pouvoir civil que le pouvoir militaire, faisaient souvent les fonctions de premier magistrat. à cet égard ils imitaient les empereurs romains. On en verra une infinité de preuves dans la suite. Il parait même par le capitulaire de Childebert II que suivant ce qui se pratique encore en Angleterre, on n’exécutait aucun citoyen à mort que la sentence de sa condamnation n’eût été rendue, ou du moins confirmée par le prince. Il est dit dans ce capitulaire : en conséquence de la résolution prise dans le champ de mars tenu à Cologne,...

J’ai traduit ici francus non point par franc, mais par homme de condition libre, fondé sur deux raisons. La première, c’est que dès la fin du sixième siècle, et le capitulaire de Childebert a été fait vers l’année cinq cent quatre vingt quinze ; francus signifiait non seulement un homme de la nation des francs, mais aussi quelquefois un homme libre en général : c’est-à-dire un citoyen de quelque nation qu’il fût. M. Ducange dans son glossaire, prouve très bien que le mot francus  a été pris souvent dans cette acception-là, car les passages que cet auteur y rapporte ne laissent aucun doute sur ce sujet. Ma seconde raison est que francus est ici opposé sensiblement à un homme serf de quelque genre que fût son esclavage, et non pas un homme d’une autre nation que celle des francs. Jamais on ne trouvera les citoyens des autres nations que celle des francs, désignés par l’appellation de debilior persona, qui revient au capite minutus  des romains. Le titre soixante et dix-neuvième de la loi ripuaire, rapporté ci-dessus, parle encore de voleurs pendus après avoir été jugés par le roi. Il semble, à la manière dont Thierri fit exécuter Sigvéald, et par l’ordre qu’il donna de faire mourir le fils de Sigévald sans forme de procès, que nos rois jugeaient les criminels en la manière qu’il leur plaisait, sans être astreints à aucune forme, et ce qui est plus dur, même sans être obligés d’entendre l’accusé. Cela parait encore par les termes qu’emploient les historiens en parlant de quelques exécutions faites en conséquence d’un jugement du prince. Rauchingus, Bozon-Gontran, Ursio et Bertefridus, dit Frédégaire, ayant conspiré contre la vie de Childebert, ce prince ordonna lui-même de tuer ces seigneurs. En un mot, on voit dans différents endroits de notre histoire, que les rois mérovingiens s’attribuaient le droit de juger leurs sujets, de quelque conditions qu’ils fussent, aussi arbitrairement que le Grand seigneur juge les siens. Ils exerçaient sur les particuliers la même autorité que Clovis exerça sur le franc, qui avait donné un coup de hache d’armes sur le vase d’argent réclamé par s Remy. Aussi ces princes ont-ils souvent éprouvé tous les malheurs auxquels les sultans des turcs sont exposés. Nous reviendrons encore à ce sujet-là, en parlant de l’étendue du pouvoir de nos rois.

Ceux qui commandaient aux francs immédiatement sous les rois, s’appelaient seniores, ou les vieillards. Ces sénieurs, s’il est permis d’employer ici dans cette acception, un mot qui n’est plus en usage parmi nous, que pour signifier les anciens de quelques compagnies, étaient à la fois les principaux officiers du roi, tant pour le civil que pour le militaire. Parmi les germains, dit Monsieur de Valois, on appelait les sénieurs,... M. de Valois, après avoir rapporté plusieurs passages d’auteurs anciens, où il est fait mention des sénieurs des germains, ajoute : parmi les francs qui étaient un peuple germanique,... L’auteur que je continue de traduire, rapporte ensuite des endroits de notre histoire, où il est fait mention de plusieurs sénieurs des francs ; après quoi il dit : dans un concile tenu à Clermont,... Voilà suivant l’apparence, ce qui a fait penser à Monsieur de Valois, que ces sénieurs fussent ce qu’on appelle des vétérans ou des officiers retirés, que le roi mandait dans les occasions, pour prendre leur avis. Mais il est sensible par tous les autres passages, que M. de Valois rapporte, comme par ceux qui se trouvent dans le glossaire de Monsieur Du Cange, que nos sénieurs étaient les officiers exerçants actuellement un emploi considérable.

On voit même par la vie de saint Faron évêque de Meaux, dans le septième siècle, que nos sénieurs avaient alors des supérieurs qui s’appelaient archi-sénieurs. Les sénieurs ayant été multipliés par tous les évènements qui multiplient les chefs subalternes d’une nation. Ils n’auront pas pu rendre tous compte, soit au prince lui-même, soit à l’officier préposé par lui, de la portion du gouvernement dont ils étaient chargés. Il aura donc fallu leur donner des supérieurs, avec lesquels ils travaillassent, et qui travaillassent ensuite eux-mêmes avec le roi, ou avec ceux de ses conseillers qui avaient le plus de part à sa confiance. Il est dit dans cette vie, en parlant des ambassadeurs du roi des saxons, que Clotaire II à qui ces ministres avaient parlé avec insolence, voulait faire mourir : les officiers qui suivaient le roi, et les archi-sénieurs s’opposèrent avec courage et avec fermeté, à l’exécution de l’arrêt que le roi venait de prononcer. Ces archi-sénieurs, à qui les romains avaient donné un nom tiré de la langue latine, sont apparemment les mêmes officiers qui dans la loi salique, sont désignés par le nom de sagibarones, mot franc latinisé. Le meurtrier de ces personnes-là, était condamné à une peine pécuniaire de trois cent sols d’or. En effet, Monsieur Eccard dans son commentaire sur la loi salique, fait venir le nom de sagibarones de deux mots germains, dont l’un signifie une affaire, et l’autre un homme ; de manière qu’on pourrait traduire sagibarones, par l’appellation, de gens qui administrent les affaires, ou par celle de gens des affaires, en usage sous Charles Neuf et sous Henry Trois.

Une partie des sénieurs restait donc auprès du roi pour lui servir de conseil, tandis que l’autre demeurait dans les provinces, pour gouverner les francs établis dans un certain district. Chacun de ces chefs ou gouverneurs, avait sous lui, suivant l’ancien usage des germains, une espèce de sénat, composé de cent personnes choisies par les citoyens de ce département. Ces centenaires, dont il est parlé fréquemment dans les lois nationales des barbares et dans les capitulaires, aidaient leur supérieur de leur avis, et ils faisaient mettre ses ordres en exécution. Lorsque les francs étaient commandés pour marcher en campagne, le même officier, qui faisait les fonctions de juge durant la paix, faisait celle de capitaine durant la guerre, et il avait alors sous lui, les mêmes subalternes qui servaient sous lui dans les quartiers. Ils lui étaient également subordonnés dans ses fonctions militaires, et dans ses fonctions civiles.

Nous savons bien qu’il y avait des quartiers de francs dans plusieurs cités des Gaules. On ne saurait douter, par exemple, qu’il n’y en eût dans la cité de Paris, dans celle de Rouen, et dans plusieurs autres. Quand nous traiterons la question ; si les francs étaient assujettis au payement du subside ordinaire, nous rapporterons des passages de Grégoire de Tours qui font foi, que plusieurs francs s’étaient habitués dans la cité de Paris. Ce même historien pour dire que le meurtre de Prétextat, évêque de Rouen assassiné par ordre de la reine Frédégonde, causa une grande douleur à tous les habitants de la cité de Rouen, soit francs, soit romains, s’explique ainsi : tous les citoyens de Rouen,... Mais nous ne savons pas si dans chacune des cités de l’obéissance de Clovis, il y avait des quartiers de francs. Il est même apparent, par ce que nous avons observé concernant les conquêtes que Clovis fit sur les visigots, qu’il y avait plusieurs cités des Aquitaines, dans lesquelles ce prince n’en avait pas mis.

La loi salique, la loi ripuaire, et les capitulaires font souvent mention des ratchimbourgs, et ils en parlent comme de magistrats, qui avaient beaucoup de part à l’administration de la justice ; mais comme on voit que ces ratchimbourgs étaient les mêmes que les scabini ou échevins, et comme il est constant par les capitulaires, que les échevins étaient des officiers choisis par tout le peuple d’un district, pour rendre la justice à tous les citoyens de quelque nation qu’ils fussent, suivant la loi de chacun d’eux ; je ne les mettrai point au nombre des officiers particuliers à la nation des francs. Les francs exerçaient bien ces emplois municipaux, ainsi que les autres barbares, et ainsi que les romains mêmes, mais ce n’était point par la vocation des francs seuls, c’était par celle de tout le peuple de la cité où ils étaient domiciliés.

Les francs avaient deux assemblées, le champ de mars, et le mallus ou mallum. Sous le règne de Clovis, et sous celui de ses prédécesseurs, le champ de mars était une assemblée annuelle et générale des francs de la même tribu, qui obéissaient au même roi par conséquent, et dans laquelle ils prenaient sous la direction de leur prince, toutes les résolutions qu’il convenait de prendre pour le bien général de la tribu. Cette assemblée s’appelait le champ de mars, parce qu’elle se tenait dans le mois de mars. Comme la saison pour entrer en campagne arrive peu de temps après, l’ardeur que les francs emportaient du champ de mars, n’avait point le temps de se refroidir. Cependant les francs ne laissaient point d’avoir encore après la tenue de cette assemblée le loisir de préparer leurs armes, et d’amasser les vivres nécessaires à leur subsistance. Chaque soldat comme chaque officier, était alors obligé de pourvoir à la sienne quand il était à l’armée. Voilà ce qu’était le champ de mars, avant que Clovis eût réuni toutes les tribus des francs sous son gouvernement, et qu’il les eût établies dans les Gaules.

Lorsque tous les francs furent devenus sujets de Clovis, et qu’ils eurent été dispersés dans cette vaste contrée, on voit bien qu’il n’était plus possible de les assembler chaque année, et de délibérer sur les affaires importantes dans un conseil si nombreux. L’ancien champ de mars fut donc aboli sous les successeurs de ce prince. Pour m’exprimer suivant nos usages, les affaires de justice, police et finance se décidaient dans le cabinet du roi. Ce n’était que par occasion qu’on parlait des plus importantes dans l’assemblée dont nous allons parler, et qui avait été substituée à l’ancien champ de mars dont elle tenait lieu, quoiqu’elle en fût différente dans ses circonstances principales. En premier lieu, les citoyens de la nation des francs n’étaient pas les seuls qui entrassent dans le nouveau champ de mars. En second lieu, il ne se tenait pas régulièrement toutes les années, mais seulement lorsqu’il était question de faire une campagne. Il n’était proprement qu’un grand conseil de guerre.

Voici un passage d’un des continuateurs de la chronique de Frédégaire, où il s’agit de la guerre que Pépin eut contre les aquitains, et dans lequel on voit distinctement quelle sorte d’assemblée était le champ de mars à la fin de la première race et au commencement de la seconde. En l’année sept cent soixante et six, dit cet auteur, Pépin assembla l’armée des francs,... Rien ne montre mieux, combien l’essence du champ de mars était changée, que d’y voir entrer des officiers de toutes les nations sujettes de la monarchie. Mais comme elles servaient toutes nos rois dans leurs guerres, ainsi et de même que celle des francs, il fallait que les généraux nationaux fussent du conseil de guerre. On lit encore dans un ancien annaliste de la seconde race : en l’année sept cent quatre-vingt-neuf, le roi Charlemagne s’étant mis à la tête des francs...

Quant au mallus, que nous appellerons, quoiqu’un peu abusivement, les assises, il se tenait par les officiers préposés à cet effet, et qui allaient de contrée en contrée, rendant la justice à toute une province. Quand les tribus des francs habitaient encore au delà du Rhin, et quand chaque tribu ne jouissait que d’un petit territoire où il ne se trouvait encore que des citoyens de cette nation, il n’y avait qu’une compagnie de judicature, qu’une cour de justice dans chaque royaume. Mais lorsque la nation réunie en deux tribus, se fut répandue dans les Gaules, il y eut apparemment dans chaque quartier de francs une semblable compagnie, qui se transportait successivement dans les différents lieux de son district, pour y rendre justice aux francs, qui avaient des contestations avec d’autres francs. On voit par les capitulaires, que cette assemblée était sédentaire du temps des rois de la seconde race, ou que du moins elle avait en plusieurs lieux des tribunaux fixes, et qu’elle y rendait la justice à des jours marqués.

Les ordonnances des rois défendent à ces compagnies de tenir leurs séances dans les églises, ni sous les porches des églises, et elles enjoignent aux comtes de faire construire des bâtiments, où elles puissent vaquer à l’abri des injures du temps, aux fonctions de leur ministère. Nous verrons en parlant du gouvernement général du royaume, que dans la suite, le tribunal de judicature dont nous parlons, rendit la justice, non seulement dans les contestations survenues entre des francs et des francs, mais aussi entre des francs et des citoyens des autres nations, et que le mallum devient un tribunal commun ; une chambre mi-partie, ou composée à la fois de francs ou d’autres barbares, et de romains, afin qu’il s’y trouvât des juges instruits dans toutes les lois, suivant lesquelles les procès devaient être décidés.

Il y avait encore d’autres tribunaux inférieurs à celui-là, que le comte ou le gouverneur particulier d’une cité convoquait, où, et quand il lui plaisait, et qui pouvaient terminer les procès de peu d’importance, et juger de manière provisionnelle les autres.

On se figure communément que durant le sixième siècle et les siècles suivants, les francs non seulement faisaient tous profession des armes, mais encore qu’ils n’exerçaient aucune autre profession que celle d’aller à la guerre. C’est même principalement sur cette fausse idée, qu’on a bâti le système chimérique, qui fait venir de ces francs, l’ordre de la noblesse existant aujourd’hui dans le royaume, et qui voudrait revêtir cet ordre d’une infinité de prérogatives et de droits, qu’on trouve bon d’attribuer à nos francs, mais dont ils ne jouirent jamais. Nous allons voir qu’il en était des francs comme des romains, et des autres nations qui habitaient dans les Gaules. Tous les citoyens de ces nations, faisaient bien profession des armes en un sens, parce que, comme il n’y avait pour lors, que très peu de troupes réglées, ils se trouvaient souvent dans l’obligation de manier les armes. Il y en avait même quelques-uns d’entre eux, qui faisaient plus particulièrement profession des armes, parce qu’ils composaient la milice ordinaire des Gaules, ou celle qui était toujours commandée pour marcher en campagne dès qu’il y avait guerre. Tels étaient parmi les romains, ceux qui possédaient encore des bénéfices militaires, et les soldats des légions, qui étaient passées en quatre cent quatre-vingt dix-sept au service de Clovis. Tels étaient les francs qui possédaient les terres saliques, dont nous parlerons incessamment. Mais si ceux des francs, qui étaient dans une obligation particulière d’aller à la guerre, ne faisaient point d’autre profession que celle des armes, du moins ceux qui n’avaient d’autre obligation de servir, que celle qui était commune à tous les citoyens, ne laissaient pas d’exercer d’autres professions, et d’en faire leur occupation ordinaire.

En un mot, il y avait des francs dans tous les états et conditions de la société.

Dès que la nation eut été établie dans les Gaules, et qu’elle eut embrassé le christianisme, il y eut plusieurs francs qui entrèrent dans l’état ecclésiastique, et qui prirent les ordres sacrés. Monsieur de Valois, après avoir fait l’énumération des évêques qui signèrent les actes du concile tenu dans Orléans, la vingt-sixième année du règne de Childebert fils de Clovis, dit qu’on reconnaît au nom que portaient trois des prélats qui les ont souscrits, savoir Laud évêque de Coutances, Lubenus évêque de Chartres, et Ageric évêque de Verdun, qu’ils étaient sortis tous trois de la nation des francs. Les actes d’un autre concile national tenu à Orléans la trente-huitième année du règne du même Childebert, font aussi foi qu’il y avait dès lors plusieurs francs déjà parvenus à l’épiscopat. Les actes de ce concile sont souscrits par Genotigernus évêque de Senlis, par Saffaracus évêque de Paris, et par Medoveus évêque de Meaux. On voit par le nom de ces trois évêques, qu’ils étaient barbares, et comme probablement il n’y avait guère alors d’autres barbares établis dans leurs diocèses que des francs, et comme d’ailleurs c’était le peuple qui élisait ses évêques, il parait évident que nos trois prélats étaient des francs qui s’étaient engagés dans les ordres, et qui avaient été élus par les bons offices de leurs compatriotes. Les actes du concile tenu à Paris en cinq cent cinquante-sept, sont souscrits par douze évêques romains, et par trois évêques barbares de nation. On voit encore par les actes des conciles suivants, que le nombre des évêques sortis des nations barbares, allait toujours en augmentant dans les Gaules par proportion au nombre des évêques romains de nation, qui diminue de concile en concile. Un passage d’Agathias qui a été rapporté, dit aussi, que les francs, dans le temps que cet historien écrivait, c’est-à-dire, un peu après le milieu du sixième siècle, avaient des évêques sortis de leur nation, et un endroit de Theganus que nous avons fait lire dans le chapitre précèdent, montre que la plupart des évêques qui manquèrent à la fidélité qu’ils devaient à Louis le Débonnaire, étaient ou des serfs affranchis qu’il avait élevés à l’épiscopat, ou des barbares parvenus à cette dignité.

Suivant l’apparence, Leuto, Génotigernus et les autres francs que nous trouvons évêques dès le milieu du sixième siècle, n’avaient point été élus avant que d’avoir pris les ordres sacrés, ni même peu de temps après les avoir pris. Il est même apparent que les peuples n’auront pas choisi pour leurs évêques les premiers francs qui auront pris les ordres. Dans chaque diocèse, le peuple, qui pour la plus grande partie était composé de romains, aura voulu savoir par l’expérience, avant que d’élire des francs pour ses évêques, si les personnes de cette nation étaient propres au gouvernement ecclésiastique, dont l’esprit est si fort opposé à celui du gouvernement militaire. Il aura fallu du temps aux ecclésiastiques francs de nation pour faire revenir les romains de la prévention, dans laquelle il était naturel qu’ils fussent, contre l’administration d’un évêque né barbare. D’ailleurs, quoique Leuto, Ageric, Genotigernus, Saffaracus et Medoveus, soient les premiers évêques francs que nous connaissions, il se peut bien faire qu’il y en ait eu d’autres auparavant. Si tous les évêques des pays de la domination de Clovis, se fussent trouvés au premier concile d’Orléans, peut-être verrions-nous parmi les souscriptions faites au bas de ses actes, la signature de dix ou douze évêques francs de nation.

Mais dira-t-on, tout ce que vous avancez, concernant la nation dont étaient Genotigernus et les autres évêques, qui ont souscrit les actes des conciles nationaux que vous citez, et concernant la nation des évêques qui ont souscrit les actes des conciles postérieurs dont vous avez parlé, n’est point fondé sur les actes de ces conciles. Il n’y est point dit que ces évêques fussent francs. Chacun des évêques qui les ont signés, a bien ajouté à son nom propre le nom du diocèse dont il était évêque, mais il n’y a pas joint le nom de la nation dont il était sorti. Saffaracus énonce bien, par exemple, dans la souscription qu’il était évêque de Paris, mais il n’y dit point qu’il fût franc de nation ; d’où tenez-vous le secret de leur naissance ?

Je réponds que leur nom propre fait suffisamment connaître qu’ils n’étaient pas romains, et par conséquent qu’ils étaient barbares. Tous les écrivains célèbres pour avoir illustré notre histoire, supposent, et même quand la question se présente, ils soutiennent expressément, que par le nom que portait une personne qui vivait dans le cinquième siècle et dans les siècles suivants, on reconnaît si elle était romaine ou germaine de nation. Monsieur l’abbé Fleuri de l’académie française, juge très souvent sur le nom de ceux dont il s’agit, de laquelle des deux nations ils étaient. C’est sur le nom des évêques qui ont souscrit les actes des conciles des Gaules, qu’il juge que jusqu’au huitième siècle, la plupart d’entre eux ont été romains. Mais je me contenterai de faire lire ici ce que dit à ce sujet-là Monsieur De Valois, parce que les autres auteurs sont de même sentiment que lui. Ce savant homme, après avoir rapporté ce qu’on lit dans Grégoire de Tours, concernant Deuteria, l’une des femmes du roi Théodebert, fils de Thierri I ajoute : on voit assez par le nom seul de Deuteria qu’elle était gauloise,...

Je dirai en passant, qu’on peut confirmer par le témoignage de l’abréviateur, ce qu’avance Monsieur de Valois en conséquence de son principe général, concernant Deuteria la femme de Théodebert en particulier ; l’abréviateur écrit en termes exprès, que cette Deuteria, était romaine de nation. En effet, comme la plupart des noms propres viennent de quelque mot de la langue maternelle, de ceux qui les portent, il s’ensuit qu’on connaît de quelle nation sont les personnes que l’histoire nomme, dès qu’on peut savoir de quelle langue sont dérivés les noms propres que l’histoire leur donne. Ainsi nous pouvons aisément reconnaître les romains à leur nom, tirés du latin ou du grec, qui était devenu une langue très commune parmi eux. Quant aux noms barbares, on les reconnaît pour tels, soit parce qu’on sait ce qu’ils signifient en langue germanique, soit parce qu’on en voit porter de semblables à des personnes, qu’on sait d’ailleurs avoir été barbares, soit enfin parce qu’ils ne sont pas romains. Je n’en dirai point davantage sur ce sujet, dans la crainte qu’il ne parût, si je le traitais plus au long, que j’aurais voulu m’approprier comme une nouvelle découverte, une observation faite par d’autres, et suffisamment autorisée par le nom seul de ses auteurs.

Au reste comme les francs, qui prenaient le parti de l’état ecclésiastique, se faisaient couper les cheveux pour s’habiller à la façon des romains, et comme tout ecclésiastique, vivait selon la loi romaine, ces francs étaient réputés avoir quitté leur nation pour se faire de la nation des romains, et par conséquent ils étaient tenus pour inhabiles à remplir aucune des dignités particulières à la nation des francs, et sur tout à parvenir à la royauté, où il est bien apparent que l’on ne pouvait point aspirer sans être de cette nation. La raison le veut ainsi, et d’ailleurs il est certain qu’on ne pouvait pas prétendre à la royauté des visigots qu’on ne fût visigot, ainsi qu’il est déclaré dans un canon du cinquième concile de Tolède, tenu depuis la conversion des visigots à la religion catholique. Voilà pourquoi Clovis, comme nous l’avons vu, fit couper les cheveux à Cataric et à ses enfants, lorsqu’il voulut les rendre incapables d’être rois d’aucune des tribus des francs. Voilà pourquoi Childebert et Clotaire donnèrent à sainte Clotilde le choix de voir couper les cheveux des fils de Clodomire, dont ils voulaient usurper le royaume, ou de voir poignarder ces jeunes princes. Enfin voilà pourquoi saint Cloud, le troisième des fils de Clodomire, fut regardé comme mort civilement pour les francs, dès qu’il eut coupé ses cheveux, et qu’il se fut fait ecclésiastique. Aussi Grégoire de Tours observe-t-il, que ce prince se coupa les cheveux de sa propre main, et pour ainsi dire, que ce fut lui-même qui s’immola. Qu’il me soit permis de hasarder une conjecture ? Il n’est point apparent, que l’on coupât les cheveux au franc qui se faisait ecclésiastique, sans quelque cérémonie. Un acte tel que celui-là qui changeait l’état d’un citoyen, devait être un acte authentique, et dont il restât des preuves. Je conjecture donc qu’il a donné lieu à la cérémonie de la tonsure, qui est le premier pas pour entrer dans l’état ecclésiastique. Ce qui peut appuyer cette pensée, ce sont les paroles que la personne à qui l’on confère la tonsure, profère, dans le temps même que l’évêque lui coupe les cheveux, et qui signifient, que celui qui la reçoit, est dans la confiance que le seigneur lui restituera son héritage ; c’est-à-dire, que la providence le récompensera de l’héritage auquel il renonce en se faisant ecclésiastique. Les romains, suivant ce principe, ne devaient pas être assujettis à cette cérémonie pour entrer dans la cléricature. Mais c’est assez conjecturer.

On peut bien croire que les francs qui étaient concitoyens du chef de la monarchie, avaient la principale part à ses dignités, et que plusieurs d’entre eux furent employés comme ducs et comme comtes. Ceux qui étaient revêtus de ces dignités, exerçaient en même temps le pouvoir civil et le pouvoir militaire chacun dans son district. La séparation de ces deux pouvoirs, que Constantin le Grand avait introduite dans l’empire, cessa dans les Gaules en même temps que la domination des empereurs. C’est ce qui paraît en faisant quelqu’attention sur différents endroits de notre histoire. Nous en rapporterons plusieurs. On y voit que les ducs qui étaient des officiers purement militaires sous les derniers empereurs, se mêlaient des affaires civiles sous nos premiers rois, dont ils ne laissaient pas de commander les armées. Mais il suffira pour bien établir la vérité de ce fait, que la séparation du pouvoir militaire et du pouvoir civil, avait cessé sous Clovis et sous ses successeurs, d’alléguer ici celle des formules de Marculphe, qui contient le modèle des provisions qui se donnaient alors, soit aux patrices, soit aux ducs, soit aux comtes. En premier lieu, il est dit dans cette formule : qu’on ne doit conférer les dignités auxquelles l’administration de la justice est spécialement attachée, qu’à des personnes d’une vertu et d’un courage éprouvés. Il est enjoint en second lieu au pourvu de rendre la justice à tous les sujets de la monarchie, conformément à la loi, suivant laquelle vit chacun d’entre eux. Nous parlerons plus au long de cette formule, et nous en donnerons même un assez long extrait dans le chapitre neuvième de ce sixième livre.

Cette gestion du pouvoir civil, n’était point, je l’avoue, particulière aux francs. Elle leur était commune avec d’autres barbares. Mais ce qui était particulier aux francs, c’est que comme l’observe Agathias, dans un endroit de son histoire que nous avons déjà rapporté, ils entraient dans les sénats des villes, et qu’ils exerçaient les fonctions des emplois municipaux.

Nous avons eu occasion de dire plus d’une fois, que les barbares qui ont ruiné l’empire romain, n’aimaient point le séjour des villes. Quand les barbares, dit Ammien Marcellin, se sont rendus maîtres d’une cité,... Suivant Cassiodore, le nom de barbare était composé de deux mots latins, dont l’un signifie barbe, et l’autre campagne. On leur donne, dit notre auteur, ce nom-là, parce qu’ils demeurent toujours à la campagne, et qu’ils ne veulent point habiter dans les villes. Il est vrai que l’étymologie de Cassiodore ne vaut rien, mais le fait dont cet auteur la tire n’est pas moins certain, puisqu’il n’a pu écrire que ce qu’on voyait de son temps.

Les francs différents en cela des autres barbares, demeuraient non seulement dans les villes, mais ils y exerçaient encore les emplois municipaux. Non seulement on voit par la loi salique et par la loi ripuaire, qu’il y avait des ratchimbourgs de la nation des francs, et qui administraient la justice sous la direction des comtes, mais que ces ratchimbourgs, quoique francs, puisqu’ils étaient soumis aux deux lois des francs, s’étaient, pour ainsi dire, tellement métamorphosés en romains, qu’ils voulaient juger les procès des francs, non pas selon la loi nationale des francs, mais selon le droit romain. Lorsque les ratchimbourgs, dit la loi salique, seront venus au tribunal,... la loi des ripuaires est encore plus sévère à cet égard, que la loi des saliens, puisqu’elle condamne chaque ratchimbourg en son propre et privé nom, à la même peine pécuniaire, à laquelle tous les ratchimbourgs sont condamnés collectivement dans la loi des saliens. Si dans un procès, dit la loi des ripuaires, les ratchimbourgs refusent de prononcer... on voit bien qu’il s’agit dans ces deux articles, non pas de juges qui auraient renvoyé un coupable absous, condamné un innocent, déchargé un débiteur, en un mot, prononcé contre la justice, mais de juges qui n’auraient pas voulu se conformer à la disposition d’une certaine loi, en condamnant un coupable, en renvoyant l’innocent absous, en prononçant une sentence juste au fond. Ces articles de la loi des francs sont relatifs au serment que faisaient nos rois, de faire rendre bonne justice à chacun de leurs sujets, et de la faire rendre à chacun suivant la loi de la nation, dont il était citoyen. Il n’est pas étonnant que des juges qui avaient quelque lumière, aimassent mieux dans plusieurs cas, se conformer en prononçant leurs sentences aux lois du droit romain, qui sont la raison écrite, que de suivre servilement ce qui était statué dans des lois grossières, et faites par des législateurs encore à demi sauvages.

On ne m’objectera point, à ce que j’espère, que les francs ne sachant point le latin, ils n’étaient guère propres à remplir les emplois que je leur fais exercer. On a vu que dès le règne de Childéric, et quand ils n’étaient encore établis que sur la lisière des Gaules, ils entendaient déjà généralement parlant, la langue latine. Dès qu’ils auront été domiciliés dans le centre des Gaules, la nécessité d’entendre la langue ordinaire du pays, aura obligé ceux qui ne savaient pas encore le latin à l’apprendre. Paris devint sous le règne de Clovis le séjour ordinaire du roi des francs et des principaux citoyens de cette nation. Si les pères avaient mal appris la langue latine, les enfants nés dans les Gaules, et élevés parmi ceux des romains, l’auront mieux apprise, même sans l’étudier.

Enfin, les francs, comme nous l’avons fait remarquer, étaient une nation peu nombreuse, et lorsqu’ils se furent dispersés dans les Gaules, il fallait qu’ils fussent dans presque toutes les cités, en un nombre moindre que celui des anciens habitants, dont la langue commune était le latin. Or toutes les fois que deux peuples qui parlent des langues différentes, viennent à cohabiter dans le même pays, de manière que leurs maisons, ne forment point des quartiers séparés, mais qu’elles sont entremêlées, le peuple le moins nombreux apprend insensiblement la langue du plus nombreux. Il arrive même après quelques générations, que le peuple le moins nombreux, oublie sa langue naturelle, pour ne parler plus que la langue du plus nombreux, à moins que le gouvernement ne s’en mêle, et qu’il ne fasse des efforts continués durant longtemps, pour obliger le peuple le plus nombreux à parler la langue de l’antre.

Combien croit-on qu’il en ait coûté de soins et de peine aux empereurs, pour obliger les gaulois, qui dans leur patrie, étaient en plus grand nombre que les romains, à parler latin ? Combien de gaulois auront-ils été éloignés de tous emplois, parce qu’ils ne savaient pas le latin ? Et combien d’autres auront-ils été avancés, parce qu’ils le savaient ? Rome, dit saint Augustin, s’était fait une affaire sérieuse d’imposer aux nations vaincues, l’obligation de parler sa langue, après leur avoir imposé l’obligation de lui obéir.

Quelle était d’ailleurs la condition des Gaules sous les empereurs ? Elles étaient, comme il l’a été dit déjà, une des provinces de l’empire romain. Ainsi le latin qu’on faisait apprendre aux gaulois, était, pour ainsi dire, la langue vulgaire de la monarchie. On ne pouvait point, sans savoir cette langue, être officier de l’empire. Il y avait même eu des personnes nées citoyens romains, qu’on avait dégradées et privées de l’état dont elles jouissaient en vertu de leur naissance, parce qu’elles ne savaient point parler latin. On pouvait, au contraire, être employé dans toutes ses provinces, dès qu’on savait cette langue. Ainsi les romains seront venus à bout d’obliger les gaulois à parler latin.

Il est encore vrai que les souverains qui veulent imposer au grand nombre la nécessité de parler la langue du petit nombre, ne réussissent pas toujours. Quelques efforts qu’aient fait les rois normands, pour obliger l’ancien habitant de l’Angleterre à parler la langue qu’ils parlaient dans le temps qui la conquirent, ils n’ont pu en venir à bout. Le peuple conquérant a été enfin obligé à parler la langue du peuple conquis. Il est bien resté dans la langue vulgaire d’Angleterre plusieurs mots français, mais au fond cette langue est demeurée un idiome de la langue germanique.

Or nous ne voyons pas que les rois francs, aient jamais entrepris d’engager les romains des Gaules à étudier et à parler la langue naturelle des francs, ni que ces princes aient jamais tenté de la rendre, pour user de cette expression, la langue dominante dans leur monarchie. Au contraire, nos premiers rois se faisaient un mérite de bien parler latin. Fortunat loue le roi Charibert, petit-fils de Clovis, de s’énoncer en latin mieux que les romains mêmes. Que vous devez être éloquent, dit-il à ce prince !... dans un autre poème, Fortunat loue un frère de Charibert, le roi Chilpéric, en s’adressant à lui-même, d’entendre sans interprète les différentes langues dont ses sujets se servaient. Le plus grand nombre de ces sujets était romain. Enfin tous les actes faits sous la première race, et que nous avons encore, sont en latin.

Nos rois laissant donc aller les choses suivant leur cours ordinaire, il a dû arriver que dans leurs états, la langue du plus grand nombre, devînt au bout de quelques générations, la langue ordinaire du petit nombre. Ainsi dès la fin du sixième siècle, on aura généralement parlé latin dans quinze des dix-sept provinces des Gaules, parce que les anciens habitants de ces quinze provinces, étaient des gaulois devenus romains, et parce qu’ils étaient en plus grand nombre que les francs et les autres barbares, qui avaient fait des établissements dans ces quinze provinces.

En effet, la langue qui s’y est formée dans la suite, par le mélange des langues différentes, que leurs habitants parlaient dans le sixième siècle, et dans les trois siècles suivants, n’est qu’une espèce d’idiome dérivé de la langue latine, dans lequel on ne s’est point assujetti à se conformer aux règles que la syntaxe de cette langue prescrit pour décliner les noms, et pour conjuguer les verbes. Si ces règles rendent la phrase plus élégante, elles sont en même temps, et plus difficiles à bien apprendre comme à observer, que les règles des déclinaisons et des conjugaisons de nos langues modernes. D’ailleurs ces dernières règles étaient déjà, suivant l’apparence, en usage dans les langues germaniques. En effet, notre langue française est presque toute entière composée de mots latins. Le nombre des mots de la langue celtique et de la langue germanique, qui entrent dans la langue française est petit. Il est vrai que parmi les quinze provinces des Gaules, où cette langue est la langue vulgaire, il y en a trois, où dans une portion du pays, il se parle une langue différente. On parle vulgairement l’ancien celtique ou le bas-breton sur les côtes de la troisième lyonnaise. Dans la partie orientale de la province séquanaise, je veux dire, dans la partie de la Suisse, qui s’étend depuis la droite du Rhin jusqu’à ceux des pays de la Suisse qui sont de la langue française, on parle le haut allemand, qui est un idiome de l’ancienne langue germanique. Enfin, on parle flamand, un autre idiome de la langue germanique, dans la partie septentrionale de la seconde Belgique, je veux dire, dans la Flandre flamingante, et dans presque tout le duché de Brabant.

La raison de ces trois exceptions à la règle générale est connue. Nous expliquerons ce qui concerne la troisième lyonnaise, en parlant de l’établissement de la colonie des bretons insulaires sur les côtes de cette province. Quant à la partie septentrionale de la seconde Belgique, la plupart de ses habitants, comme nous l’avons dit ailleurs, étaient germains dès le temps des anciens empereurs, et Charlemagne y transplanta encore des milliers de saxons, dont la langue vulgaire était la langue teutonne. Nos germains y faisaient donc le plus grand nombre, et ce furent eux qui défrichèrent et mirent en valeur les marais de cette contrée. Pour ce qui regarde la Suisse, les allemands une autre nation germanique avaient établi dès le cinquième siècle, comme nous l’avons dit, une puissante colonie dans les pays, qui sont entre le Rhin et le lac de Genève.

Il y a véritablement deux des dix-sept provinces des Gaules, où l’on parle aujourd’hui allemand. Ce sont les deux germaniques, auxquelles on peut ajouter peut-être quelque portion de la première Belgique. Mais comme il a déjà été observé dans le premier livre de cet ouvrage, les peuples qui les habitaient dans le cinquième siècle, et que les francs y trouvèrent déjà établis, étaient originairement des germains. Quelques-uns d’entre eux y avaient été transplantés par les empereurs en différents temps, et quelques-uns y étaient même domiciliés depuis peu. D’ailleurs ce fut dans ces deux provinces que les francs durent s’habituer plus volontiers que dans aucune autre contrée des Gaules. Ainsi dans le sixième siècle, les germains s’y sont trouvés en plus grand nombre que les romains, et peu à peu ils auront donné leur langue à ces derniers. La même cause qui aura fait que dans quinze provinces des Gaules, les francs et les autres germains auront appris à parler latin, ou une langue dérivée presque entièrement du latin, aura fait que dans les deux autres provinces, les romains auront appris à parler la langue tudesque.

Je reviens à la condition des francs sous Clovis et sous ses premiers successeurs. Nous avons vu que quelques-uns entraient dans l’état ecclésiastique, que d’autres, qui possédaient les terres saliques, étaient proprement enrôlés dans la milice du royaume, que d’autres remplissaient les places les plus importantes du gouvernement, qu’enfin d’autres entraient dans les emplois municipaux. Quant au reste des citoyens, il vivait, ou de son bien, ou de son industrie. En effet, comme on ne voit pas qu’il y eût alors de troupes réglées composées de francs, la solde du prince n’était point comme elle l’est aujourd’hui, une ressource toujours prête pour ceux qui n’ont point un patrimoine suffisant à s’entretenir, et qui cependant ont de l’éloignement pour les professions lucratives. Les terres saliques qui se partageaient entre les enfants mâles du dernier possesseur, n’enrichissaient pas toujours ceux qui étaient appelés à ces bénéfices militaires.

D’ailleurs un père pouvait appeler ses filles à partager avec leurs frères, les terres qu’il possédait librement, et dont il était propriétaire. Ainsi je ne fais aucun doute que les francs, surtout ceux qui demeuraient dans les villes, n’y exerçassent toutes sortes de professions. Ils subsistaient dans les Gaules à peu près, comme ils avaient subsisté dans les bourgades de l’ancienne France, de la France germanique. Cette nation n’était point assez malheureuse dans les temps qu’elle habitait encore sur la rive droite du Rhin, pour n’être composée que de gentilshommes ou de citoyens, qui n’eussent d’autre métier que celui de faire la guerre. Comment aurait-elle subsisté ? Il fallait donc que dès lors, une partie des francs fissent leur principale occupation, les uns de labourer la terre, les autres de nourrir du bétail, et les autres de la profession des arts qui sont nécessaires dans toutes les sociétés, même dans celles où le luxe n’est pas encore connu. Les guerres et les acquisitions de Clovis auront bien fait quitter pour quelques années à la plupart de nos francs, leurs emplois ordinaires, pour venir chercher fortune dans les Gaules ; mais quand la guerre aura été finie, quand il n’y aura plus eu moyen de subsister de sa solde et de son butin, il aura fallu que tous ceux qui n’avaient point amassé un fonds de bien suffisant à les faire vivre sans travailler, retournassent à leur première profession.

Du moins leurs enfants l’auront reprise. Les conquêtes de Clovis n’enrichirent pas tous les francs, parce que, comme nous le dirons plus bas, ce prince ne fit point ce qu’avaient fait les rois des visigots, ceux des bourguignons et ceux des ostrogots, qui lorsqu’ils s’établirent dans les Gaules et dans l’Italie, ôtèrent à l’ancien habitant du pays, une partie de ses terres, pour la distribuer entre les barbares qui les suivaient.

Les francs enfin auront fait dans les Gaules, ce qu’avaient fait d’autres barbares, qui s’étaient établis avant eux sur le territoire de l’empire. Orose qui vivait dans le cinquième siècle, et que nous avons déjà cité à ce sujet, dit de ces barbares, qu’après s’être convertis à la religion chrétienne, ils avaient remis l’épée dans le fourreau, pour se mettre à labourer, et que dans le temps qu’il écrivait, ils vivaient avec les romains échappés aux fureurs des dernières guerres, comme avec des concitoyens.

Ennodius, auteur du sixième siècle dit, que les allemands, à qui Théodoric avait donné après la défaite de leur nation par Clovis, des établissements en Italie, y cultivaient une terre facile à labourer.

Enfin, nous avons cité dans le premier livre de cet ouvrage, un passage de Socrate, qui fait foi que la plupart des bourguignons gagnaient leur vie au métier de maçon, à celui de forgeron, ou à celui de charpentier. Quoique l’histoire ne se mette point en peine d’informer la postérité des détails, pour ainsi dire, domestiques, de la nation dont elle parle, nous trouvons néanmoins dans nos annales, quelques preuves de ce que nous venons d’avancer, et que le hasard seul y a fait insérer. Elles font mention de plusieurs artisans qui vivaient dans le sixième siècle, et qu’on peut sur le nom qu’ils portaient, juger avoir été barbares de nation. On trouve encore dans Frédégaire, qu’en l’année six cent vingt-trois, un nommé Samo, franc de nation et du canton de Soignies, fit une société avec plusieurs autres marchands, pour aller trafiquer dans le pays des esclavons. Tous les termes dont se sert Frédégaire, sont décisifs.