Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE V

 

 

CHAPITRE 6

Justinien empereur des romains d’orient se rend maître de la province d’Afrique, en subjuguant les vandales, qui l’avaient envahie. Il veut conquérir l’Italie sur les ostrogots. Ses négociations avec les rois des francs, et son premier traité avec eux.

Nous sommes enfin parvenus à la dernière des trois grandes acquisitions faites par les rois enfants de Clovis ; à celle des pays que les ostrogots tenaient dans les Gaules et dans la Germanie, et qui fut suivie de la cession entière des Gaules faite à ces princes par l’empereur romain.

Les troubles qui suivirent de près la mort d’Athalaric, leur avaient déjà facilité la conquête de la Bourgogne ; et ce fut la continuation de ces mêmes troubles, et les guerres auxquelles ils donnèrent lieu, qui rendirent les francs maîtres de tout ce que les ostrogots possédaient hors des limites de l’Italie. Ainsi je dois commencer l’histoire de cette espèce de conquête, par exposer en quel état se trouvaient, lorsqu’elle se fit, les puissances dont les dissensions, les querelles, et les guerres, procurèrent à nos rois francs les moyens de la faire. L’empereur Anastase étant mort en l’année cinq cent dix-huit, il eut pour son successeur Justin Premier, qui après un règne de neuf ans, laissa le trône des romains d’orient à Justinien, prince si célèbre par ses victoires, et si renommé pour être l’auteur de celle des rédactions du droit romain, laquelle encore aujourd’hui, a pouvoir de loi dans la plus grande partie de l’Europe, et qui dans l’autre est regardée avec le respect dû à la raison écrite. Dès la première année de son règne, cet empereur avait formé le vaste projet de chasser des provinces du partage d’occident les barbares qui les avaient envahies, sous prétexte de les défendre contre d’autres barbares. Comme l’Afrique et l’Italie étaient celles de ces provinces qui étaient les plus voisines du partage d’orient, c’était en les recouvrant que Justinien devait commencer l’exécution de son projet. Mais soit que les grands préparatifs qu’il convenait de faire avant que de l’entreprendre, n’eussent point été achevés plutôt, soit que Justinien eût attendu, pour commencer la guerre en Afrique, qu’il fût débarrassé de celle qu’il eut les premières années de son règne contre les perses, ce ne fut qu’en cinq cent trente-quatre qu’il envoya Bélisaire subjuguer les vandales qui s’étaient emparés de l’Afrique. Sous le consulat de Paulin le Jeune,...

J’ai rapporté dans le temps, comment les vandales s’étaient emparés de la province d’Afrique, et les différentes tentatives que les empereurs avaient faites pour les en chasser. J’ai dit que Zénon empereur d’orient, et qui mourut en quatre cent quatre-vingt-onze, désespérant de pouvoir venir à bout de reconquérir sur eux cette province, avait fait enfin la paix avec leur roi Genséric, le même qui les y avait établis. Zénon, écrit Procope, traita avec Genséric,... il devait donc souvent arriver que ce fût un cousin du roi dernier mort qui montât sur le trône, à l’exclusion des fils mêmes de ce roi. Aussi cette disposition de Genséric a-t-elle été souvent citée par les auteurs qui ont écrit sur le droit public des nations, comme une loi de succession des plus singulières. Cependant nous allons voir qu’elle fut observée.

Honoric le fils aîné et le successeur de Genséric mourut de maladie en quatre cent quatre-vingt-six,... Ildéric régna sept ans. Au bout de ce temps-là, c’est-à-dire, en cinq cent trente et un, Gélimer fils de Gélaridus, qui fut fils de Genso, l’un des enfants de Genséric, était après Ildéric le plus âgé de la maison royale, et par conséquent tout le monde le regardait comme le successeur présomptif d’Ildéric. Il profita de la considération qu’on avait pour lui ; et après s’être fait un parti, il déposa Ildéric, qu’il fit enfermer. Gélimer commit encore des cruautés infinies contre les partisans du roi détrôné.

Justinien ne pouvait donc pas entreprendre la guerre contre les vandales dans une conjoncture plus favorable que celle où il l’entreprit en cinq cent trente-quatre. Il avait affaire à un usurpateur odieux, et d’un autre côté les ostrogots d’Italie n’étaient point en état, comme nous allons l’expliquer, de secourir un roi, dont ils devaient cependant croire que la chute entraînerait leur état. Aussi la guerre vandalique fut-elle bientôt terminée. Mais comme elle ne fait point une partie de l’histoire de notre monarchie, je m’en tiens à ce que j’en ai déjà dit, et je renvoie ceux qui voudraient en savoir davantage à Procope qui l’a si bien écrite. Ainsi la conquête de la province d’Afrique fut à peine achevée, que les conjonctures parurent favorables à Justinien pour chasser aussi d’Italie les ostrogots. Il faut remonter jusque à la mort de leur roi Théodoric, pour bien donner à connaître en quelle situation ils se trouvaient au commencement de l’année cinq cent trente-cinq, qu’ils furent attaqués par l’armée romaine, qui venait de triompher des vandales.

Ce grand prince, qui aussi bien que Genséric, fut le fondateur d’une puissante monarchie, ne laissa point de garçon lorsqu’il mourut en cinq cent vingt-six. Il avait eu d’Audéfléde soeur de Clovis trois filles. Une de ces princesses nommée Ostrogothe, avait été mariée avec Sigismond roi des bourguignons, dont elle avait eu Sigéric. Mais, comme nous l’avons déjà dit, Ostrogothe était déjà morte, lorsque Sigismond fit tuer leur fils Sigéric en l’année cinq cent vingt-deux. Ainsi lorsque Théodoric mourut, il ne restait point de garçon descendant de cette princesse. Quant aux deux autres filles de Théodoric, Theodegote qui était l’aînée, avait été mariée avec Alaric Second roi des visigots, tué à la bataille donnée à Vouglé en cinq cent sept. Comme l’histoire ne fait aucune mention d’elle après la mort de son mari, on peut juger qu’elle était décédée avant lui. Mais elle avait laissé un fils, Amalaric roi des visigots, celui dont Théodoric avait jusque à sa mort gouverné les états. La troisième des princesses filles du roi des ostrogots, était la célèbre Amalasonte, qui devait être la cadette de sa sœur Theodegote, puisqu’elle ne fut mariée avec Eutharic Cillica de la maison des anales, qu’en l’année cinq cent quinze. Eutharic mourut avant Théodoric, mais il laissa de son mariage avec Amalasonte une fille nommée Mathasonthe, et un fils nommé Athalaric, qui avait environ dix ans lorsque son grand-père Théodoric mourut en cinq cent vingt-six. Ainsi lorsque le fondateur de la monarchie des ostrogots cessa de vivre, il avait pour héritiers naturels deux petits-fils, Amalaric roi des visigots, et Athalaric fils d’Amalasonte.

Amalaric était bien fils de l’aînée des filles de Théodoric, mais il n’était pas, du côté de son père Alaric Second, de la nation des ostrogots ; et, comme on l’a déjà vu, et ainsi qu’on va le voir encore, ces deux nations quoiqu’elles fussent originairement deux essaims du même peuple, se regardaient néanmoins comme des nations étrangères. Le fils de Theodegote ne devait donc pas prétendre suivant les coutumes et les usages observés alors parmi les barbares, jouir en son nom de la couronne des ostrogots. D’ailleurs Amalaric avait recueilli en vertu de sa naissance, un assez bel héritage. Il était roi des visigots. Le roi des ostrogots nomma donc pour successeur de ses états, le fils d’Amalasonte ; et il se contenta de remettre au fils de Theodegote les états qui composaient la monarchie des visigots, et dont il avait toujours gardé l’administration depuis la mort d’Alaric Second. Théodoric, dit Jornandés, se voyant avancé en âge, et près de sa fin, il fit assembler ceux des ostrogots... On voit par la lettre qu’Athalaric, dès qu’il fut monté sur le trône, écrivit à Justinien, que le nouveau roi des ostrogots accomplit exactement les dernières volontés de son aïeul. En voici un extrait : Vous avez autrefois élevé au consulat mon aïeul Théodoric... il est clair par cette lettre, et c’est une observation qu’on ne saurait s’empêcher de faire plus d’une fois, que les rois ostrogots voulaient bien reconnaître dans les empereurs d’orient une supériorité de rang, mais non pas une supériorité de juridiction, et qu’ils se croyaient en droit de traiter avec ces empereurs de couronne à couronne.

C’est ce qui peut confirmer dans l’opinion que Zénon avait cédé purement et simplement tous les droits de l’empire d’orient sur l’Italie à Théodoric, et qu’il n’y avait point envoyé ce prince en qualité de son lieutenant, lorsqu’il l’y envoya pour délivrer Rome de la tyrannie d’Odoacer. C’est de quoi nous avons parlé assez au long sur l’année quatre cent quatre-vingt-neuf. Je reviens à l’avènement d’Athalaric à la couronne.

Ce prince eut donc l’Italie, et Amalaric l’Espagne. Quant aux provinces des Gaules qui obéissaient à la nation gothique, voici comment elles furent partagées en suivant la disposition de Théodoric. Les goths,... le lecteur se souviendra bien que la partie des Gaules qui échut à Athalaric, était celle que Théodoric avait possédée de son chef, l’ayant conquise en différents temps sur les bourguignons, et que le lot d’Amalaric fut précisément la partie des Gaules, qui avait été de la monarchie des visigots. Ils l’avaient conservée après la mort d’Alaric Second, comme on l’a vu, et Théodoric y avait été le maître à titre de tuteur et d’administrateur des biens de son petit-fils encore pupille. Il est vrai qu’Athalaric garda la ville d’Arles, quoiqu’elle eût été du royaume d’Alaric Second, et qu’elle dût par cette raison être du royaume d’Amalaric. Mais les convenances demandaient absolument que les ostrogots gardassent cette ville dont ils étaient actuellement en possession. En premier lieu, elle était assise à leur égard en deçà du Rhône, qui était une séparation naturelle des contrées qu’eux et les visigots tiendraient dans les Gaules. En second lieu, elle était dès le temps des empereurs le siége de la préfecture des Gaules, qu’il importait tant au roi des ostrogots de maintenir en crédit. Nous en avons dit ci-dessus les raisons. Athalaric donna-t-il ou non à son cousin une compensation pour Arles ? Quel fut cet équivalent ? J’ignore tout cela.

Procope reprend la parole : du consentement d’Athalaric,... on voit par-là que, comme nous venons de le dire, les visigots et les ostrogots, qui n’étaient originairement que deux tribus ou deux essaims d’une même nation, n’avaient pas été confondus les uns avec les autres, quoiqu’ils habitassent pêle-mêle dans les mêmes contrées depuis vingt ans. Il faut une convention spéciale, afin que les visigots qui s’étaient mariés dans le pays des ostrogots, et que les ostrogots qui s’étaient mariés dans le pays des visigots, puissent être citoyens de la tribu dont ils n’étaient pas issus, au cas qu’ils veuillent rester dans la patrie de leurs femmes. Qu’on juge après cela combien les usages et les moeurs de ces temps-là s’opposaient à ce que les nations, qui étaient étrangères en quelque sorte les unes à l’égard des autres, ne vinssent à s’incorporer et à se confondre.

Nous avons déjà dit quelle fut la destinée d’Amalaric, comment il fut tué à Barcelone vers l’année cinq cent trente et un, et à qui ses états passèrent après lui. Pour Athalaric, il resta jusque à sa mort arrivée en cinq cent trente-quatre, sous la conduite de sa mère Amalasonte. Quoique la coutume observée parmi les ostrogots ne permît point qu’une femme régnât en son nom, elle permettait néanmoins qu’une femme régnât sous le nom d’autrui. Athalaric avait à peine atteint l’âge de dix-huit ans qu’il mourut. Dès qu’il fut mort, Amalasonte devint aussi célèbre par ses malheurs, qu’elle l’avait été jusque là par son élévation et par ses vertus. La coutume des ostrogots ne lui permettant pas de régner sous son nom, elle crut qu’elle devait associer un homme à son trône, et qu’elle pourrait régner aussi glorieusement sous le nom d’un mari, qu’elle avait régné jusque là sous le nom d’un fils. Dans cette idée elle associa à son trône et probablement à son lit Théodat, un de ses cousins, et celui des grands de la nation des ostrogots, qu’elle crut le plus propre à bien observer les conditions auxquelles cette princesse voulait assujettir son époux ou son collègue, et qu’elle exigea de lui. On se doute bien qu’une des premières conditions était, que Théodat ne se prévaudrait point de son titre, quel qu’il fût, pour lui ôter l’administration de l’état, et pour lui ravir une autorité, plus chère que la vie à celles qui l’ont exercée durant un temps. En effet, l’histoire est remplie de princes qui ont abdiqué la couronne, mais on y trouve un très petit nombre de princesses qui se soient dépouillées volontairement du pouvoir souverain.

On va voir par un fragment de la lettre qu’Amalasonte écrivit au sujet de son choix à Justinien, qu’elle ne voulait point trop avouer que son sexe la rendît incapable de porter seule la couronne, et qu’elle prétendait tenir de sa naissance, du moins, le droit d’associer au pouvoir suprême la personne qu’il lui plairait de choisir. Nous avons, dit-elle, fait monter sur le trône un prince notre cousin,... Nous observerons encore, à l’occasion de ces dernières paroles, qu’elles font voir aussi bien que le contenu de la lettre d’Athalaric à Justinien, laquelle nous venons de rapporter, que les rois des ostrogots se prétendaient absolument indépendants de l’empire d’orient. Ces princes prétendaient être à cet égard dans tous les droits des empereurs d’occident prédécesseurs d’Augustule. En effet le terme d’unanimité, dont Amalasonte se sert ici, était, comme je l’ai déjà remarqué à l’occasion de l’avènement d’Avitus à l’empire d’occident en quatre cent cinquante-cinq, le terme consacré, dont les empereurs d’occident se servaient pour exprimer la nature de la liaison qui était entre eux et les empereurs d’orient : ainsi Amalasonte traitait d’égal à égal avec Justinien, quand elle lui demandait l’unanimité. Théodat écrivit aussi de son côté à Justinien une lettre qui se trouve parmi les ouvrages de Cassiodore, qui l’avait composée. Ce prince y dit à l’empereur : dès qu’un roi est monté sur le trône,...

Une histoire critique permet d’interrompre la narration toutes les fois qu’il se présente une occasion de faire des remarques propres à prouver quelque chose de ce qu’on y peut avoir avancé. J’observerai donc, en usant de cette liberté, que les nouveaux souverains avaient coutume dès lors, comme je l’ai supposé en plusieurs endroits, de donner part de leur avènement au trône aux autres princes. Cassiodore le dit expressément ; et nous pouvons encore appuyer son autorité de celle de Menander Protector. Cet auteur écrit que Justin Second, qui succéda en cinq cent soixante et cinq à son oncle Justinien, envoya Johannes en Perse. Quel que fut le véritable sujet de sa mission,... Théodat fut ou plus ambitieux, ou moins reconnaissant, qu’Amalasonte ne se l’était promis. Quelques mois après son élévation, il dépouilla sa bienfaitrice de l’autorité souveraine ; et les soupçons qu’il conçut en voyant l’impatience avec laquelle cette princesse portait sa dégradation, l’engagèrent à la confiner dans une île du lac de Bolséne.

Amalasonte de son côté eut recours à Justinien, qu’elle promettait d’aider de son crédit et de ses amis, pour le rendre maître de l’Italie, sans exiger d’autre récompense de ses services, qu’un établissement et une retraite convenables à une reine, fille de roi, et mère de roi. Justinien promit plus qu’on ne voulait ; mais les menées d’Amalasonte furent découvertes, et Théodat la fit mourir. Je me conforme dans ce récit aux histoires de Procope, quoique Grégoire de Tours raconte bien différemment la catastrophe d’Amalasonte. Mais tous les savants sont convenus d’abandonner ici l’historien latin, pour suivre l’historien grec, qui avait plus de capacité que l’autre, et qui avait déjà part aux affaires dans le temps que les évènements dont il est question, arrivèrent.

Le meurtre d’Amalasonte rendit Théodat si odieux aux ostrogots, qui respectaient en elle le sang du fondateur de leur monarchie, et aux romains, à qui elle était chère, parce qu’elle avait reçu une éducation semblable à la leur, que Justinien crut qu’il était temps de recouvrer l’Italie. Il entreprit d’autant plus volontiers ce projet, qu’il avait déjà dans la province d’Afrique une armée victorieuse, celle qui venait de subjuguer les vandales. Bélisaire qui la commandait eut donc ordre de passer en Sicile : c’était par la conquête de cette île qu’il fallait commencer l’entreprise. Il y passa, et il la conquit en l’année cinq cent trente-cinq.

Ce fut alors que Justinien voulut négocier avec les rois des francs, un traité qui obligeât ces princes à ne le point traverser dans le recouvrement de l’Italie sur les ostrogots. Il n’était pas de leur intérêt de souffrir que l’empereur des romains d’orient se rendît maître de cette province ; mais il se flattait que le parti qu’il leur offrirait, et le ressentiment qu’ils devaient avoir contre le meurtrier d’une nièce de Clovis, les engageraient à laisser détrôner Théodat sans tirer l’épée en sa faveur. Voici ce qu’on trouve dans Procope concernant la première négociation de l’empereur Justinien avec nos rois.

Cet historien, avant que de faire la digression sur l’origine et sur les premiers progrès des francs, de laquelle nous nous sommes servis tant de fois, dit : Justinien envoya aussi pour lors des ambassadeurs... Il n’y a point d’apparence qu’une lettre, dans laquelle l’empereur d’orient explique si clairement ses projets, soit la première qu’il ait écrite à Théodebert, qui était regardé comme le chef de la maison de France, parce qu’il était fils de Thierri l’aîné des enfants de Clovis. Je crois donc que la lettre qui vient d’être rapportée, n’aura été écrite que plusieurs mois après celle où Justinien félicitait Théodebert sur son avènement à la couronne, et dont nous avons parlé à l’occasion du consulat de Clovis. La réponse que Théodebert fit à cette première lettre de Justinien, et dont nous avons donné un assez long extrait, dans l’endroit de notre ouvrage que nous venons de citer, aura noué une correspondance entre les princes francs, et la cour de Constantinople, et dans la suite Justinien aura écrit la lettre que Procope nous a conservée, celle qu’on vient de lire, et dans laquelle notre empereur, pour me servir de l’expression ordinaire, s’avance en homme qui a déjà sondé le gué. La négociation réussit. L’empereur, dit Procope, joignit à sa lettre aux princes francs, un présent en argent comptant,...

Cette alliance des rois francs avec Justinien faite avant que la guerre eût commencé, est encore prouvée et rendue plus certaine, par ce que dit Procope dans le quatrième livre de l’histoire de la guerre gothique. Pour mettre mieux le lecteur au fait de ce que contient l’endroit de cet écrivain dont je vais faire usage, il faut anticipant sur l’avenir, parler de ce qui arriva longtemps après l’année cinq cent trente-cinq, où nous sommes encore, et quand on était déjà dans le fort de la guerre, du prélude de laquelle nous rendons compte ici. Théodebert se déclara à deux reprises contre les romains d’orient durant cette guerre, et dans plusieurs rencontres il les attaqua comme leur ennemi. C’est ce dont il s’agit dans le passage de Procope, que nous allons rapporter comme une nouvelle preuve qu’il y eut une alliance faite entre Justinien et les francs dès l’année cinq cent trente-cinq, ou du moins l’année suivante. Aussitôt que Théodebald eut succédé à Théodebert... le reste du discours de l’ambassadeur ne regarde pas le sujet dont il est ici question, je veux dire, l’alliance conclue entre Justinien et les enfants de Clovis, avant que Bélisaire fît sa descente en Italie, et qui fait ici notre principal objet.

On peut regarder deux autres lettres de Théodebert à Justinien, qui sont échappées aux injures du temps, et dont je n’ai point encore parlé, comme deux réponses que ce prince aura faites à deux dépêches que l’empereur lui avait écrites quelque temps après la conclusion du traité dont il s’agit. Le lecteur quand il aura vu le contenu de ces réponses, jugera, si je me trompe. Dans la première, Théodebert dit qu’il a bien reçu la dépêche par laquelle Justinien le priait d’envoyer incessamment trois mille hommes au secours du patrice Brigantinus ; mais que par des raisons dont Andréas, qui la lui avait rendue, est bien informé, il n’avait pas pu être assez heureux pour rendre le service qu’on lui demandait. Ce prince finit par des protestations d’attachement, sa lettre, dont la suscription est : le roi Théodebert au très excellent et très illustre seigneur notre père l’empereur Justinien.

La seconde de celles des lettres de Théodebert à Justinien, desquelles il s’agit ici, contient la réponse à des questions que cet empereur avait faites au petit-fils de Clovis, touchant l’étendue de la domination des francs dans la Germanie, et touchant les différents peuples de ces contrées qui reconnaissaient cette domination. Théodebert y parle comme un homme qui communique l’état de ses affaires à un ami qui s’en est informé par affection. Il y dit donc qu’après la défaite des thuringiens, la conquête de leurs états, et la mort de leurs princes, les francs avaient étendu leur domination des rivages de l’océan jusqu’aux rives du Danube. Je rends compte de ces prospérités à votre Auguste hautesse avec quelque plaisir,...

Ainsi lorsqu’en l’année cinq cent trente-six, Bélisaire fit sa descente dans le continent de l’Italie pour en chasser les ostrogots, les romains d’orient étaient alliés de notre nation, et ils devaient même compter sur son secours. Comme les divers évènements de la guerre qui commença cette année-là, ne sont point de notre sujet, nous n’en parlerons que succinctement, bien qu’ils fassent, grâce aux historiens grecs, la partie de l’histoire du sixième siècle que nous savons avec le plus de détail. Nous avons donc résolu de n’en faire mention qu’autant qu’il le sera nécessaire pour conduire le lecteur par des routes connues, jusque à la remise des provinces que les ostrogots tenaient en deçà des Alpes, par rapport aux Gaules, faite par eux aux enfants de Clovis et à la cession des droits de l’empire sur toutes les Gaules faite en premier lieu à ces mêmes princes par les ostrogots, et validée en second lieu par l’empereur Justinien.

 

CHAPITRE 7

Premiers succès de Bélisaire, général de Justinien. Traité entre les francs et les ostrogots qui reçoivent des premiers quelque secours. Justinien fait ensuite son second traité avec les francs, et par ce traité il leur cède la pleine souveraineté de toutes les Gaules. Observations sur quelques points de ce traité.

À juger de la durée de la guerre que Bélisaire commença en Italie contre les ostrogots en l’année cinq cent trente-six, par les premiers évènements, on croirait qu’elle aurait dû être terminée dès la troisième campagne. D’abord les armes de Justinien furent heureuses par tout, mais bientôt la fortune parut se repentir de la constance qu’elle avait eue ; et tantôt favorable à un parti, et tantôt favorable à l’autre, elle fit durer vingt ans une guerre qui semblait devoir être terminée en trois années. Bélisaire était encore en Sicile lorsque Théodat roi des ostrogots offrit aux francs pour les détacher de l’alliance des romains d’orient, de leur compter une grosse somme d’argent et de leur délaisser tout ce qu’il tenait au-delà des Alpes par rapport à l’Italie, moyennant qu’ils s’obligeassent de leur côté à lui donner du secours : mais le traité n’ayant pas été conclu, et Bélisaire ayant mis le pied dans le continent de l’Italie, Théodat épouvanté en vint jusque à capituler secrètement avec lui : Théodat offrit donc aux romains d’orient de leur livrer ses propres états à certaines conditions. Enfin l’accord était prêt d’être conclu quand les ostrogots indignés de la faiblesse de leur roi, le massacrèrent et mirent Vitigès en sa place au commencement de l’année cinq cent trente-sept. On ne sera point fâché de trouver ici un fragment de la lettre que Cassiodore écrivit au nom de Vitigès à tous les ostrogots pour leur donner part de son élection. Rien de ce qui peut donner quelque notion des usages et de la manière de penser des nations barbares qui avaient envahi les provinces de l’empire romain, n’est étranger dans un ouvrage de la nature de celui que je compose : voici cette lettre le roi Vitigès à tous les ostrogots, salut.... Voilà une censure de la manière dont Théodat avait été élevé. Vitigès aussitôt qu’il eut été élu, tâcha de faire la paix avec Justinien, mais les démarches qu’il hasarda dans ce dessein ayant été infructueuses, et ce prince voyant bien d’ailleurs qu’il lui était impossible de faire tête en même temps aux romains et aux francs, il prit le parti de rechercher les derniers et de leur offrir de nouveau ce que Théodat leur avait offert déjà. Les francs écoutèrent cette fois-là, les propositions de Vitigès au préjudice de leur traité avec Justinien. La promptitude des progrès de Bélisaire avait ouvert les yeux aux successeurs de Clovis. Elle avait fait comprendre à ces princes qu’ils étaient perdus, si loin de mettre des obstacles à la rapidité du torrent, ils continuaient à en hâter le cours. Voyons ce que Procope écrit concernant le traité que les ostrogots et les francs firent en cette conjoncture. Dans le temps que Vitigès fut élu,...

Procope ne dit point comment les ambassadeurs ostrogots prirent la restriction que les princes francs voulurent mettre au traité dont ils venaient de recueillir le fruit. Cet historien finit le récit de ce mémorable événement, en disant : que les ambassadeurs des ostrogots partirent pour revenir en Italie, où ils ramenèrent avec eux le corps de troupes commandé par Martias, et qui venait d’évacuer la province des Gaules remise aux successeurs de Clovis. Il est facile d’imaginer les raisons dont les ambassadeurs de Vitigès s’étaient servis pour faire valoir leurs offres et pour engager les rois des francs à signer le traité dont nous venons de parler. Je crois néanmoins à propos de rapporter ici ce que dirent aux francs en une occasion à peu près semblable d’autres ambassadeurs des ostrogots. On y verra encore plus distinctement et plus précisément qu’il n’est possible de l’imaginer, quelles étaient les maximes politiques des nations barbares dans le temps que l’empire romain dont elles avaient envahi les provinces subsistait encore, et qu’elles pouvaient craindre qu’il ne les chassât de leur nouvelle patrie.

Agathias rapporte, que vers l’année cinq cent cinquante, temps où les ostrogots vivement pressés par les troupes romaines, en étaient aux abois, quelques-uns d’entre eux qui s’étaient liés par une confédération particulière, envoyèrent des ambassadeurs à la cour de Théodebald le fils et le successeur de Théodebert, pour tâcher de faire entrer dans leur querelle ce prince qui était encore fort jeune. Notre historien ajoute, que ces ministres s’adressèrent à tous les grands de cette cour-là pour les engager à leur tendre une main secourable et qui les tirât de l’état malheureux où l’empereur romain les avait réduits. Ils ne cessaient de représenter à ces seigneurs l’intérêt que les francs avaient... On a déjà rapporté à l’occasion de cet événement même, la suite de ces représentations des ambassadeurs ostrogots auprès de Théodebald. Elles finissent par cette exhortation aux francs. Ne laissez donc point passer sans en profiter,... retournons à la cession faite aux francs par les ostrogots, l’année cinq cent trente-sept. Comme on le verra, non seulement elle contenait le délaissement de toutes les cités que les ostrogots tenaient encore dans les Gaules, ou dans la Germanie, mais aussi le transport et l’abandonnement total de tous les droits que les ostrogots pouvaient, comme seigneurs de la ville de Rome, prétendre sur les autres pays de ces deux grandes provinces de l’empire d’occident. Entrons en discussion de ces deux points-là.

Quant au premier point, le lecteur se souviendra bien de ce qui a été dit en parlant des suites de la bataille de Tolbiac : qu’une partie des allemands lesquels y avaient été défaits, se soumit à Clovis ; que l’autre se retira dans les pays que les ostrogots tenaient entre les Alpes et le Danube, et que là cette partie fut encore séparée en deux portions ; dont l’une resta en deçà des Alpes, et l’autre fut transplantée en Italie. Or, nous voyons qu’à la fin du sixième siècle, le gros de la nation des allemands était aussi bien que le pays situé entre les Alpes et le Danube, sous la domination de nos rois, sans que nous apprenions en quel temps ils y étaient passés. Ainsi je conclus que ce fut en vertu de la cession faite aux francs par les ostrogots, en cinq cent trente-sept, que les allemands et le pays désigné ci-dessus, devinrent sujets à notre monarchie. Cette conjecture se change en certitude, lorsqu’on lit dans Agathias que Théodebert, peu de temps après avoir succédé à son père, assujettit les allemands et quelques nations voisines. En effet, suivant nous, Théodebert se sera mis en possession des contrées dont il s’agit vers la fin de l’année cinq cent trente-sept, et quand il n’y avait qu’environ trois ans qu’il avait succédé au roi Thierri. D’un autre côté Théodebert aura trouvé quelque résistance de la part des allemands, qui peut-être n’étaient pas contents d’avoir été cédés sans leur participation ; et cette résistance aura fait dire à l’historien grec, que Théodebert avait soumis par force les allemands.

Quant à la cession de tous les droits que les ostrogots prétendaient avoir sur les Gaules, et que suivit la remise actuelle qu’ils firent de la province qu’ils y tenaient encore, elle sera suffisamment prouvée par le texte de Procope, et par tout ce que nous dirons bientôt concernant la confirmation que Justinien fit de cette cession. Je vais reprendre le fil de l’histoire.

Le corps de troupes commandé par Martias, joignit Vitigès, après avoir évacué la province des Gaules délaissée aux francs par les ostrogots, et mit le roi de ces derniers en état d’assiéger durant la campagne de cinq cent trente-sept, la ville de Rome, que l’armée de Justinien avait prise l’année précédente ; mais ce roi fut obligé de lever son siège à la fin du mois de mars de l’année cinq cent trente-huit, et quand ce siège avait déjà duré douze mois et neuf jours. Une si grande disgrâce ne fut point la seule que les ostrogots essuyèrent cette campagne-là. Les romains d’orient surprirent Milan ; et par-là ils portèrent la guerre dans celles des provinces de l’ennemi, qui pouvaient, si elles fussent demeurées tranquilles, l’aider à la soutenir. Les ostrogots comprirent donc d’abord la nécessité de reprendre Milan, et ils demandèrent à nos rois le secours qu’ils étaient obligés de leur donner. Voyons ce que dit Procope à ce sujet.

Vitigès étant informé de ce qui venait d’arriver,... l’armée des ostrogots accrue par ce secours, reprit Milan dans la même année. En cinq cent trente-huit, dit l’évêque d’Avanches,... la conduite que les rois des francs tinrent en cette occasion, était du moins conforme aux règles de la politique ordinaire des souverains. Si nos princes eussent envoyé des francs au secours de Vitigès, ils auraient eux-mêmes, comme on l’a déjà dit, trahi leur secret. D’un autre côté, s’ils y eussent envoyé des romains du nombre de leurs sujets, ç’aurait été envoyer des soldats à Bélisaire. Au contraire, en faisant passer des bourguignons au service de Vitigès, ils lui envoyaient des soldats que leur qualité de barbares devait lui attacher.

D’ailleurs on pouvait désavouer ces bourguignons en gardant quelqu’apparence de bonne foi. On aura écrit à Bélisaire, qu’il ne devait pas imputer aux rois des francs, le parti qu’avaient pris quelques bourguignons, qui s’en allaient servir Vitigès : qu’il était bien vrai que ces bourguignons étaient de leurs sujets ; mais qu’ils n’étaient subjugués que depuis quatre ans, et qu’ils n’étaient pas encore bien soumis : qu’ainsi le corps de troupes dont il s’agissait n’était composé que d’hommes inquiets et de brouillons, qui après s’être évadés de leurs quartiers, malgré toutes les précautions qu’on avait prises pour l’empêcher, s’étaient attroupés dans les gorges des Alpes, pour aller chercher fortune sous des chefs qu’ils s’étaient eux-mêmes choisis : que tous ces gens-là n’avaient aucune commission de leur souverain, et que Bélisaire, s’il le jugeait à propos, serait le maître, lorsqu’ils tomberaient entre ses mains, de les faire tous pendre comme gens sans aveu ; qu’on lui conseillait cependant de ne point user de ce droit, parce qu’au fond ces bourguignons étaient de braves gens, et que d’ailleurs ils étaient assez brutaux pour user de représailles sur les prisonniers de guerre qu’ils ne manqueraient pas de faire.

Enfin les rois francs, en faisant passer au-delà des Alpes dix mille bourguignons, se défaisaient d’un grand nombre de sujets audacieux, ennuyés de leur condition présente, et par conséquent toujours disposés à s’attacher au premier brouillon qui voudrait remuer. Ces princes firent dans le sixième siècle la même chose que fit dans le dernier siècle Charles Second roi de la Grande-Bretagne, lorsque immédiatement après l’heureuse restauration de la royauté dans sa monarchie, il eut la politique d’envoyer au secours du roi de Portugal Don Alphonse Le Victorieux, les vieilles bandes anglaises qui avaient servi sous Olivier Cromwell.

Quoique nos rois désavouassent les bourguignons qui avaient joint l’armée de Vitigès, il était impossible que Justinien ne vît bien que ces barbares n’avaient rien fait que par ordre de leurs souverains, d’autant plus que l’exécution du traité de cession, qui n’avait pu être cachée, mettait en évidence qu’il y avait une secrète et très intime liaison entre les francs et les ostrogots. Mais supposé que l’empereur attendît quelque preuve encore plus claire, pour se convaincre que les francs ne se croyaient plus obligés, par des raisons que ses historiens auront supprimées, de tenir le premier traité qu’ils avaient fait avec lui, il ne l’attendit pas longtemps. L’année  suivante, c’est-à-dire, en cinq cent trente-neuf,Théodebert descendit en personne en Italie. Il s’y empara de la Ligurie, et pénétra même dans le Plaisantin, où la température de l’air et la mauvaise qualité des eaux firent beaucoup souffrir son armée.

On peut voir dans Procope un récit beaucoup plus long de cette première expédition de Théodebert, laquelle il ne faut pas confondre avec l’expédition que Buccellinus fit plusieurs années après en Italie, sous les auspices de ce prince. Grégoire de Tours fait mention de ces deux expéditions différentes des francs en Italie, sous le règne de Théodebert, et il dit positivement, que dans la première ce prince commandait en personne son armée, au lieu que dans la seconde, elle était commandée sous ses auspices, par Buccellinus. Notre historien, après avoir raconté, à sa manière, la fin tragique d’Amalasonte, et après avoir parlé de l’accommodement des francs et des ostrogots, écrit : Théodebert passa en Italie,... ; cette seconde expédition, celle dans laquelle Buccellinus commandait en chef l’armée des francs, ne se fit, autant qu’il est possible d’en juger par l’endroit de son histoire, où Procope en place le récit, que vers l’année cinq cent quarante-sept, c’est-à-dire, après le second traité de Justinien avec les francs, qui est le traité dont nous allons parler, et peu de temps avant la mort de Théodebert arrivée en cinq cent quarante-huit.

On ne saurait presque douter, que ce n’ait été entre ces deux expéditions des francs en Italie, c’est-à-dire, entre l’année cinq cent trente-neuf et l’année cinq cent quarante-sept, que Justinien fit avec eux ce second traité, dont l’explication doit être le dernier chapitre de la partie historique de mon ouvrage. Il est probable que ce fut peu de mois après la première des deux expéditions de Théodebert, que Justinien persuadé qu’il ne pourrait point venir à bout des ostrogots tant qu’il aurait la guerre contre les francs, voulut profiter, pour faire un second traité avec eux, du dégoût qu’ils devaient avoir en cinq cent quarante pour les entreprises en Italie, qui venaient d’être le cimetière des plus braves soldats de leur nation. Dans ce dessein Justinien se sera adressé à quelqu’un des romains qui étaient dans la confiance des rois francs, et par leur entremise il aura conclu son second traité avec ces princes. Peut-être le traité dont il est question aura-t-il été négocié par un Secundinus, qui, suivant Grégoire de Tours avait beaucoup de crédit sur l’esprit de Théodebert, et qui se glorifiait beaucoup d’avoir été plusieurs fois l’ambassadeur de ce prince auprès de Justinien.

Si Procope avait rapporté ce qu’il nous apprend concernant le traité dont il s’agit, dans la narration des évènements de la guerre dont il écrit l’histoire. En un mot, s’il avait parlé de ce traité en suivant l’ordre des faits, on pourrait peut-être en trouver la date précise. On pourrait la découvrir, en examinant quand seraient arrivés les évènements qu’il aurait placés immédiatement avant ce qu’il écrit sur ce traité, ainsi qu’en examinant quand seraient arrivés les évènements qu’il n’aurait placés qu’après ce récit ; mais ce que Procope dit concernant notre traité, il le dit dans des réflexions générales sur les suites funestes qu’avait eues la guerre entreprise contre les ostrogots. Ainsi on ne saurait asseoir aucune conjecture chronologique sur l’endroit de son histoire, où Procope a placé ce qu’il nous apprend touchant la cession absolue des Gaules faite aux rois francs par Justinien. Tout ce qu’il m’est possible de dire de plus précis ou plutôt de moins vague sur la date de cet évènement, c’est qu’il est arrivé peu de temps après, ou peu de temps avant que Totila fut proclamé roi des ostrogots, ce qui se fit en l’année cinq cent quarante et un. Ma raison, c’est que Procope dit dans le passage qu’on va lire, que cette cession n’empêcha point les francs, sitôt qu’ils virent que Totila donnait beaucoup d’affaires à Justinien, de l’attaquer de nouveau, et de pousser leurs conquêtes jusque sur les bords de la mer Adriatique. Ainsi comme les progrès de Totila suivirent de près son élévation au trône, comme les francs attaquèrent les romains d’orient dès qu’ils les virent mal menés par Totila, et comme la cession dont il s’agit, était déjà faite quand les francs sous le règne de Totila, attaquèrent les romains, il parait qu’elle a été faite en l’année cinq cent trente-neuf, ou dans l’une des deux années suivantes. Écoutons enfin Procope.

Ce fut à la faveur de la guerre entreprise par Justinien contre les ostrogots,... J’interromprai ici pour un moment la narration de Procope, afin de faire souvenir le lecteur de ce qu’il a vu dans le chapitre précédent : que Justinien avait fait demander par Léontius son ambassadeur auprès de Théodebald fils de Théodebert, la restitution d’un canton de l’Italie, que Théodebert avait occupé contre la teneur des traités faits entre les francs d’une part, et les romains d’orient de l’autre. Suivant les apparences, ce canton que Justinien fit redemander aux francs sous le règne de Théodebald, était le pays des Vénètes, dont ils s’étaient emparés sous le règne de Théodebert, et à la faveur du désordre où les succès de Totila mettaient les affaires des romains d’orient. Procope reprend la parole : les romains n’étaient point en situation de se défendre contre les francs...

On concevra facilement que les successeurs de Clovis avaient un grand intérêt à exiger de Justinien, qu’il ratifiât et qu’il validât, en la confirmant, la cession que les ostrogots leur avaient faite en cinq cent trente-sept ; parce qu’elle n’était pas un titre valable contre l’empire, qui ne reconnaissait point ces barbares pour possesseurs légitimes des pays et des droits qu’ils avaient cédés ou transportés aux francs : mais quelque caduque que fût la cession faite aux francs par les ostrogots, elle devint bonne et valable par le consentement positif qu’y donna Justinien. D’ailleurs, cette confirmation qui était une véritable renonciation aux droits de l’empire sur les Gaules faite en faveur des francs, les autorisait à exiger des romains de cette grande province, ce qu’ils n’avaient pas encore pu leur demander, je veux dire un serment de fidélité absolu et sans aucune restriction.

Jusque là les romains des Gaules avaient pu se regarder comme étant toujours sujets de l’empire, et comme n’étant tenus d’obéir aux rois francs, qu’à cause du pouvoir que Clovis avait reçu de l’empereur Anastase, et qu’il avait transmis à ses enfants. Or ce pouvoir n’était, si j’ose m’expliquer ainsi, qu’un pouvoir administratif, un pouvoir précaire, un pouvoir emprunté et émané d’un autre souverain, et sujet par conséquent à inspection dans son exercice, comme à révocation dans sa durée. Mais après que Justinien eut cédé pleinement les Gaules aux enfants de Clovis, les habitants de cette vaste contrée durent reconnaître nos rois pour leurs seuls et légitimes maîtres. La pleine souveraineté des Gaules appartint dès lors à ces princes en toute propriété. Il parait même que Justinien se sut gré en quelque sorte d’avoir donné aux francs cette riche contrée. Procope rapporte qu’un ambassadeur de ces Gépides, à qui Justinien avait, comme on vient de le dire, donné des quartiers auprès de Sirmich, et qui avaient abusé de cette concession, dit dans son audience à cet empereur : qu’il se flatte que quelques contrées occupées par sa nation sur le territoire romain, ne seront pas un sujet de guerre sous le règne d’un prince qui sent si bien qu’il a plus besoin d’amis que de terres, qu’il vient de céder aux francs, et à d’autres peuples des provinces entières.

Avant que de perdre de vue le passage de Procope, dans lequel la cession des Gaules aux francs est rapportée, il est à propos de réfléchir sur quelques détails qu’il contient, et de dire pourquoi cet historien affecte de les écrire.

Dès qu’on est au fait des coutumes et des usages des romains, on n’est pas surpris que Procope observe que les princes francs voulurent aussitôt qu’ils eurent été reconnus souverains des Gaules par l’empereur, donner dans Arles des jeux à la troyenne. En effet, ces jeux qui ressemblaient en plusieurs choses à nos carrousels, avaient été inventés par les troyens, de qui les romains se faisaient honneur de descendre, et ce spectacle national, s’il est permis de le dire, leur était d’autant plus agréable, qu’il était en quelque manière une preuve de leur origine. C’était celui des jeux du cirque à qui cette nation si éprise des spectacles, était le plus affectionnée. Dans les autres, on voyait ordinairement des esclaves, ou tout au plus des personnes à gages qui divertissaient le peuple, au lieu que dans les jeux à la troyenne, c’était les enfants des meilleures maisons, qui, pour ainsi dire, donnaient eux-mêmes cette fête domestique. D’ailleurs, les magistrats, les simples citoyens pouvaient bien donner au peuple à leurs dépens, des combats de gladiateurs, des représentations de tragédie ou de comédie, et d’autres fêtes, mais il n’y avait que l’empereur qui pût le faire jouir du plaisir de voir les jeux équestres dont nous parlons. Auguste, suivant le conseil de Mecenas, avait réservé au prince seul le droit de donner ce spectacle. Il est vrai que Mecenas avait aussi conseillé à Auguste de ne point célébrer ces jeux si distingués ailleurs que dans la capitale. Les romains étant aussi épris des spectacles qu’ils le furent toujours, c’était les mettre en quelque façon dans la nécessité de venir de temps en temps dans une ville, où le souverain devait être encore plus le maître qu’ailleurs. C’était donner un lustre particulier à la capitale. Mais les rois francs devenus souverains indépendants des Gaules, ne se seront point tenus obligés à l’observation de cette loi. Au contraire ils auront été bien aises d’attacher à la ville d’Arles qui leur appartenait, les droits et les prérogatives de Rome. Ainsi nos rois, en présidant à ce spectacle dans Arles, qui sous les derniers empereurs, avait été comme la capitale des Gaules, faisaient connaître qu’ils étaient revêtus de tous les droits des césars, et que c’était le pouvoir impérial qu’ils exerçaient sur cette grande province de la monarchie romaine.

Notre seconde observation roulera sur ce qu’écrit Procope, que les rois francs ne commencèrent qu’après cette cession à faire fabriquer des espèces d’or à leur coin. Nous remarquerons pour confirmer ce qu’avance Procope, que comme il a été observé déjà, nous n’avons aucunes médailles d’or des prédécesseurs de Clovis Premier, et qu’il est très incertain que les monnaies d’or qu’on voudrait lui attribuer, ainsi que celles qu’on veut attribuer à Thierri son fils, portent la tête, et qu’elles appartiennent à ces princes morts avant que Justinien eût cédé la pleine souveraineté des Gaules aux francs ; mais au contraire nous avons plusieurs monnaies d’or qui portent le nom et la tête de Théodebert, de Childebert et des autres princes qui régnaient quand cette cession fut faite, ou qui ont régné depuis. Je crois donc conformément au récit de Procope, que tous les princes qui avaient régné sur les francs avant la cession dont il s’agit, n’avaient point fait frapper aucune espèce d’or à leur coin, c’est-à-dire, avec leur nom et leur tête. Ils auront laissé les monétaires des villes où leur autorité était reconnue, en liberté de fabriquer les espèces d’or au coin de l’empereur régnant qui était toujours réputé le seigneur suprême du territoire où ils s’étaient établis. Voilà pourquoi toutes les médailles d’or qu’on trouva en grand nombre dans le cercueil de Childéric lorsqu’il fut découvert à Tournai au milieu du dernier siècle, sont des monnaies frappées au coin des empereurs romains. Si Childéric eut fait fabriquer des espèces d’or avec son nom et son effigie, on aurait plutôt enterré avec lui de ces espèces-là, que des monnaies sur lesquelles il n’y avait rien qui pût servir à perpétuer sa mémoire.

Pourquoi les rois barbares s’abstenaient-ils de faire battre dans les pays où ils étaient les maîtres, des monnaies d’or à leur coin ? Procope nous le dit. Les barbares eux-mêmes les eussent rebutées, parce qu’ils auraient douté de la bonté de semblables espèces. A plus forte raison, les romains qui habitaient avec eux, auraient-ils refusé de recevoir ces monnaies. Comment venir à bout de la répugnance que les uns et les autres ils auraient eue à les prendre pour bonnes ? Les remèdes propres à la vaincre n’étaient guère connus de nos premiers francs peu instruits dans cette partie du gouvernement civil qu’on appelle la police des marchés. Ainsi les premiers rois francs élevés dans une sorte de vénération pour le nom romain, auront mieux aimé tolérer que les monnaies des villes, où ils étaient les maîtres, et dont les officiers étaient probablement romains, continuassent à frapper au coin des empereurs les espèces d’or qu’ils fabriquaient, que de se jeter dans un embarras dont ils n’étaient pas assurés de sortir à leur honneur.

Monsieur Le Blanc croit que Procope a tort quand il écrit que les autres rois barbares, et même celui des Perses n’osaient faire frapper de la monnaie d’or à leur coin.

Il ne me parait point difficile de justifier la sincérité de Procope contre les reproches fondés sur les deux faits allégués par l’auteur moderne qui vient d’être cité. Quant au premier, je dirai que l’historien grec n’entend point parler du roi qui régnait sur la monarchie des perses, du prince qui s’intitulait le roi des rois ou le Grand roi, mais bien du chef de quelque peuplade de sujets de la monarchie des perses sortis de leur pays par différents motifs, et qui s’étaient ensuite établis dans un certain canton du territoire de l’empire d’orient, où ils vivaient sur le même pied que les barbares hôtes de l’empire d’occident vivaient sur le territoire de cet empire avant son renversement arrivé sous Augustule. Qu’il n’y eut plusieurs peuplades de sujets du roi des perses, qui fussent alors établies sur le territoire de l’empire d’orient, c’est de quoi il n’est pas permis de douter. On voit en lisant le panégyrique de Maximilien Hercule, que dans les pays situés au-delà de l’Euphrate et qui après avoir été longtemps une partie du royaume des perses se donnèrent volontairement à l’empereur Dioclétien, il était demeuré un nombre de perses qui avaient reconnu volontairement son pouvoir, à condition qu’on les laissât vivre sous le gouvernement de chefs de leur nation, qui, conformément à l’usage de ces temps-là, avaient pris le titre de roi. C’est ce qu’il me parait que signifie regna persarum dans le passage que je rapporte. Priscus Rhétor auteur du cinquième siècle dit, que de son temps, l’empereur Léon reçut des ambassadeurs que le roi des perses lui envoyait pour se plaindre que ses sujets, qui se réfugiaient sur le territoire de l’empire d’orient, y fussent reçus, et que les romains lui débauchassent même tous les jours ceux qui habitaient sur la frontière de ses états. Il parait en lisant une des lettres de Sigismond roi des bourguignons à l’empereur Anastase, que le chef ou le roi particulier de la nation des parthes, qui pour lors était un des peuples soumis à la monarchie des perses, traitait actuellement pour se retirer à certaines conditions sur le territoire de l’empire d’orient.

Il se peut faire encore que ce roi des perses, dont parle Procope, fut un des descendants d’Hormisdas frère aîné de Sapor le roi des perses, contre qui l’empereur Julien fit la guerre où il fut tué. Cet Hormisdas qui s’était établi dans l’empire, laissa certainement un fils qui s’appelait Hormisdas comme lui, et de qui Ammien Marcellin et Zosime parlent dans leurs histoires.

Ce qui achève de prouver que Justinien avait des perses, quels qu’ils fussent, au nombre de ses sujets, c’est qu’il employa un grand nombre de soldats et d’officiers de cette nation dans la guerre contre les ostrogots. Procope parle en plusieurs endroits des perses qui portaient les armes pour le service de ce prince en Italie. Il dit dans un de ces endroits : " Cabadés fils de Zamis et petit-fils de Cabadés roi de Perse, s’était réfugié depuis longtemps sur le territoire de l’empire, pour éviter les embûches de son oncle Chosroes, et il commandait un corps composé de perses transfuges. Comme on appelait en occident roi des francs absolument un des rois qui régnait sur les francs, comme on y appelait absolument roi des bourguignons un des rois qui régnaient sur les bourguignons, on aura de même appelé dans l’orient roi des perses tous les rois qui régnaient sur les perses. Ainsi l’on aura nommé abusivement si l’on veut, rois des perses, les chefs des peuplades de perses établies sur le territoire de ce partage. C’est de ces chefs que Procope aura dit, qu’ils ne pouvaient point faire battre de la monnaie d’or à leur coin.

Quant aux rois des visigots, les vingt-quatre monnaies d’or de ces princes, lesquelles M Le Blanc cite, et dont même il donne l’estampe, ne prouvent en aucune façon que les rois visigots aient fait fabriquer des monnaies d’or à leur coin, dans les temps où de leur aveu, ils n’étaient encore que les hôtes de l’empire d’occident, et que par conséquent Procope ait tort d’avancer ce qu’il avance. La plus ancienne de ces vingt-quatre médailles d’or est du roi de Liuva, qui commença son règne en cinq cent soixante et sept, et quand il y avait déjà près d’un siècle que les visigots possédaient en toute souveraineté la portion du territoire de l’empire dont ils s’étaient rendus les maîtres. M Le Blanc pouvait alléguer quelque chose de plus plausible contre Procope. ç’aurait été de dire que longtemps avant que les rois francs fissent fabriquer des espèces d’or avec leur nom et leur effigie, Alaric Second roi des visigots qui monta sur le trône en quatre cent quatre-vingt-quatre, et qui fut tué à la bataille de Vouglé en cinq cent sept, avait fait battre des espèces d’or d’un titre plus bas que le titre en usage dans l’empire, et qui devaient être marquées à son coin, puisque les auteurs du temps les désignent par l’appellation d’espèces gothiques ou de sols d’or alaricains. On peut voir dans l’endroit de notre ouvrage où il est parlé des motifs qu’eut le roi Clovis de faire la guerre contre Alaric, ce que disent concernant ces espèces, les lettres d’Avitus et la loi nationale des bourguignons. Mais cela ne prouverait rien contre Procope, qui n’a entendu parler que des rois barbares établis dans un territoire dont les empereurs étaient encore reconnus souverains par les barbares mêmes qui s’y étaient cantonnés. Or nous avons vu que dès l’année quatre cent soixante et quinze Julius Nepos avait cédé les Gaules à Euric le père et le prédécesseur d’Alaric. Après cette cession quelle qu’en fut la validité, les rois des visigots se seront regardés comme pleinement souverains des Gaules, et ils y auront dès lors fait frapper des espèces d’or à leur coin, comme le pratiquèrent les rois francs après leur second traité avec Justinien. Alaric Second, comme on l’a vu, ne s’érigea-t-il point en législateur, je ne dis pas des visigots, mais des romains habitants dans son territoire ? On peut dire la même chose des espèces d’or frappées au coin des rois ostrogots qui prétendaient avoir la pleine souveraineté de l’Italie.

Procope n’est pas le seul historien du sixième siècle qui parle de la cession de Marseille, qui fut faite aux premiers successeurs de Clovis par Vitigès. Il est encore fait mention de cette cession dans l’histoire d’Agathias. Je vais rapporter l’endroit de son ouvrage où il en est parlé. D’ailleurs il se trouve encore très propre à donner une idée du caractère général des francs et de ce qu’ils étaient durant le sixième siècle, et par conséquent à disposer le lecteur à croire plus aisément ce que nous allons exposer concernant l’état et le gouvernement des Gaules sous Clovis et sous ses premiers successeurs. Les francs, dont le territoire confine avec l’Italie, étaient autrefois connus sous le nom de germains,... il serait superflu de faire ici un long raisonnement pour montrer que l’ostrogot dans sa cession validée par Justinien, et dont il s’agit ici, délaissa aux francs non seulement la province qu’il tenait encore dans les Gaules, et qui ne faisait pas la dixième partie de cette vaste contrée, mais aussi ses droits et prétentions sur toutes les Gaules. Si la cession faite par l’ostrogot eut été aussi peu considérable, Procope n’eut point dit comme il l’a dit : que l’ostrogot avait cédé les Gaules entières qui étaient de sa dépendance. Il aurait écrit simplement : que l’ostrogot avait cédé les Gaules, ou la partie des Gaules qu’il possédait. L’ostrogot remit donc aux francs les pays qu’il tenait actuellement, et il leur transporta ses droits, sur ce qu’il ne tenait pas.

 

CHAPITRE 8

De l’exécution du second traité de Justinien avec les rois des francs.

Tous les romains des cités des Gaules remises par les ostrogots aux francs, durent passer volontiers sous la domination de ces derniers qui étaient catholiques, et des hôtes très commodes, au rapport de Salvien et d’Agathias. Tandis que saint Césaire, disent les auteurs de sa vie, faisait paître avec sollicitude la partie du troupeau de Jésus-Christ,... Il semble néanmoins que parmi les romains de ces cités il y en ait eu qui par des motifs particuliers ne virent point avec joie les francs maîtres des pays que l’ostrogot leur avait remis, et ce qui devait les mortifier encore plus, que l’empire eut cédé à nos rois le domaine suprême des Gaules. Nous avons encore une lettre d’Aurelianus l’un des successeurs de Césaire, et qui fut élu évêque d’Arles vers cinq cent quarante-cinq, laquelle est écrite à Théodebert pour le reconnaître. Dans cette lettre Aurelianus s’excuse de n’avoir point rempli ce devoir aussitôt qu’il l’aurait fallu, et il y donne quelque lieu de penser qu’il avait hésité lorsqu’il s’était agi de prêter son serment de fidélité. Quoique ce ne soit point sans une crainte bien fondée,... ; le reste de la lettre, où l’on ne trouve point certainement la clarté des écrivains du siècle d’Auguste, est rempli, ou des mêmes sentiments rendus avec d’autres tours ou des enseignements qu’un évêque d’Arles se croyait en droit de donner, écrits dans le style du sixième siècle.

En conséquence du traité dont nous venons de parler, Justinien s’abstint de nommer des préfets du prétoire des Gaules, quoiqu’il se conduisît en Italie, comme étant aux droits des empereurs d’occident. Le père La Carri croit que Martias qui commandait les troupes dans la province des Gaules tenue par les ostrogots, dans le temps qu’ils la remirent aux francs en cinq cent trente-sept, ait été le dernier de ces préfets. Mais suivant mon sentiment, cet auteur se trompe, et Martias lui-même, n’a point été préfet du prétoire des Gaules. Aucun auteur ne lui donne cette qualité : d’ailleurs Théodoric roi des ostrogots et ses successeurs gouvernaient les provinces de l’empire lesquelles ils occupaient ainsi que les derniers empereurs les avaient gouvernées, c’est-à-dire, suivant la forme d’administration introduite par l’empereur Constantin le Grand ; ainsi Martias qui, selon Procope exerçait le pouvoir militaire dans cette province, ne devait point y exercer en même temps le pouvoir civil, et par conséquent y être préfet du prétoire. Enfin, suivant Procope, les ostrogots se vantaient qu’aucune personne de leur nation n’était entrée dans les emplois civils, et qu’ils les avaient laissés tous aux romains. Nous avons rapporté le passage où Procope le dit, quand nous avons parlé de la manière dont Théodoric Le Grand s’était conduit en Italie, après qu’il s’en fut rendu le maître, et le même historien écrit que notre Martias était ostrogot de naissance. Ainsi le romain qui exerçait la préfecture des Gaules dans le temps que Martias commandait les troupes en deçà des Alpes par rapport à la ville d’Arles, aura été le dernier préfet des Gaules.

Le second traité que les rois francs avaient fait avec Justinien ne fut point plus durable que le premier. Qui viola ce second traité ? Fut-ce le franc ? Fut-ce le romain d’orient ? Comment le dire ? Comment oser le décider, quand nous ne pouvons entendre qu’une des parties, et quand nous ne sommes informés du détail de ce qui se passait pour lors en Italie, que par deux auteurs, sujets de l’empereur d’orient, Procope et Agathias ? Est-il facile même aujourd’hui que les souverains n’entrent pas en guerre les uns contre les autres, sans que chaque parti publie son manifeste, et je ne sais combien d’autres écrits, pour montrer que ce n’est point lui qui a manqué le premier à l’observation des traités subsistants, de juger quel potentat est véritablement l’agresseur. Je me contenterai donc de redire ici que peu d’années après le second traité conclu entre l’empereur Justinien et les rois francs, Théodebert envoya en Italie une armée commandée par Buccellinus qui avait ordre d’agir contre les romains d’orient, ce qu’il ne manqua point d’exécuter : car ce fut alors que les francs firent en Italie la seconde des expéditions que nous avons déjà remarqué qu’ils y avaient faites sous le règne de Théodebert. Après la mort de ce prince, son fils Théodebald y fit encore la guerre contre les romains d’orient ; mais comme ces expéditions dans lesquelles les francs ne conquirent rien qui leur soit demeuré, ne font point une partie de l’histoire que j’écris présentement, je n’en parlerai point. Je vais donc finir par deux observations.

La première, c’est qu’il parait que peu d’années après les expéditions de Théodebert et de Théodebald en Italie, nos rois entretenaient commerce avec la cour de Constantinople. Il s’était donc fait des traités de paix entre les francs et les romains d’orient, pour terminer la guerre que ces expéditions avaient allumée : et suivant l’usage ordinaire, ces traités auront remis en vigueur les articles essentiels du traité précédent, du second traité des enfants de Clovis avec Justinien, et les romains de Constantinople ne se seront plus portés pour seigneurs suzerains des Gaules après cela, et même ils auront cessé d’y exercer aucun acte de souveraineté. Du moins s’ils ont tenté d’en exercer, ç’aura été secrètement, et ils auront désavoué eux-mêmes leur entreprise, dès qu’on s’en sera plaint, comme d’une infraction des traités.

Le roi Gontran fils de Clotaire Premier et petit-fils de Clovis,... c’est-à-dire, que Maurice révoqua le diplôme, en vertu duquel Syagrius voulait se faire reconnaître dans les Gaules pour un officier de l’empire, ou que ce romain n’osa le publier ni tenter de s’en prévaloir. Ce Syagrius descendait-il d’Égidius maître de la milice sous l’empire de Majorien, et qui régna un temps sur la tribu des saliens ? Où l’apprendre ? Je crois pouvoir rapporter comme une suite du complot dont je viens de parler, une médaille d’or de l’empereur Maurice qui régnait en orient la vingt-septième année du règne de Gontran. Cette médaille a été gravée plusieurs fois : l’on peut la voir dans bouteroue et dans l’édition de Joinville donnée par M. du Cange. On y trouvera d’un côté la tête de Maurice avec la légende : d n Mauritius p p Augustus, et de l’autre côté le labarum, avec la légende : vienna de officina Laurenti ?

Qu’il me soit permis de conjecturer que dans le temps où se tramait le complot de Syagrius, quelques-uns de ses adhérents firent frapper dans Vienne cette monnaie pour marquer que cette ville se réputait encore sous la suprême puissance des empereurs romains, nonobstant la cession faite aux rois francs par Justinien, de tous les droits de l’empire, dont le droit de faire frapper des espèces d’or à leur coin, était un des principaux. La narration de Frédégaire est si tronquée qu’elle ne me semble pas pouvoir donner lieu à des conjectures plus satisfaisantes. On peut encore appuyer la conjecture que je hasarde, sur ce qu’il y a dans la médaille une s, laquelle coupe les lettres qui composent le nom de Maurice, et que cette lettre est la première du nom de Syagrius.

Il est vrai néanmoins que bien que nos rois aient été indépendants à tous égards des empereurs d’orient dès l’année cinq cent quarante, ils n’en ont été reconnus comme empereurs d’occident, que deux cent cinquante ans après. Éghinard après avoir dit que Charlemagne ayant joint à ses titres celui d’Auguste et d’empereur, ajoute : ce grand prince vit sans s’émouvoir... Nous avons observé à l’occasion de l’entrevue de Clovis et d’Alaric sous Amboise, qu’il était déjà établi par l’usage au commencement du sixième siècle, que les têtes couronnées qui traitaient d’égal à égal, s’appelassent frères, quoiqu’ils ne le fussent point. Jusques à Charlemagne on n’avait donné à nos rois d’autre titre, comme nous l’allons dire, que celui de roi des francs simplement, ou tout au plus de roi des francs et prince des romains. Ma seconde observation sera, que le royaume de France, que la monarchie, dont le fondateur a placé le trône dans Paris, a sur les contrées de sa dépendance non seulement le droit que les autres monarchies qui composent aujourd’hui la société des nations, ont sur les contrées de leur obéissance, je veux dire le droit acquis par la soumission des anciens habitants, et par la prescription ; mais que cette monarchie a encore sur les contrées de sa dépendance, un droit que les autres monarchies n’ont pas sur les contrées de leur domination. Ce droit sur les provinces de son obéissance, qui est particulier à la monarchie française, est la cession authentique qui lui a été faite de ces provinces par l’empire romain, qui depuis près de six siècles les possédait à titre de conquête. Elles ont été cédées à la monarchie française par un des successeurs de Jules César et d’Auguste, par un des successeurs de Tibère que Jésus-Christ lui même reconnut pour souverain légitime de la Judée, sur laquelle cependant cet empereur n’avait pas d’autres droits que ceux qu’il avait sur les Gaules et sur une portion de la Germanie. La monarchie française est donc de tous les états subsistants, le seul qui puisse se vanter de tenir ses droits immédiatement de l’ancien empire romain. Aussi les auteurs les plus intelligents dans les droits de nos rois, et dans nos annales ont-ils dit que ces princes étaient les successeurs des empereurs, et que c’était l’autorité impériale qu’ils exerçaient dans leur royaume. On trouve cette proposition en termes exprès dans le discours que Monsieur Jacques Auguste de Thou fit à l’université de Paris, lorsqu’il la réforma en qualité de commissaire du roi Henry Quatre, la première année du siècle dernier.

Personne n’ignore que l’empire moderne ou l’empire romano germanique, comme le nomment ses jurisconsultes, n’est point, et même qu’il ne prétend en aucune manière être la même monarchie que l’empire romain, fondé en premier lieu par Romulus. Les chefs de l’empire d’Allemagne ne se donnent point pour successeurs des césars, ni pour héritiers des droits d’Auguste et de Théodose le Grand. L’erreur serait puérile.

Tous les savants connaissent le traité des limites de l’empire d’Allemagne, qu’Hermannus Conringius, un de ses plus célèbres jurisconsultes, publia en mil six cent cinquante-quatre, et qui a depuis été réimprimé plusieurs fois. Conringius dit dans cet ouvrage, qui est regardé avec une grande déférence par les compatriotes de l’auteur. Il est évident par tout ce qui vient d’être exposé,... Monsieur Pufendorf si connu dans la république des lettres par son traité du droit de la nature et des gens, et par ses histoires, écrit la même chose que son compatriote. On lit dans l’état de l’empire d’Allemagne que Monsieur Pufendorf fit imprimer d’abord sous le nom supposé de severinus de mozambano veronensis, et qui depuis a été réimprimé plusieurs fois sous le nom véritable de son auteur ; ce serait commettre une faute d’écolier,... Monsieur Vander Muelen d’Utrecht, le même qui nous a donné un long et docte commentaire sur le livre du droit de la guerre et de la paix par Grotius, prouve fort au long cette vérité dans son traité de ortu et interitu imperii romani. Elle est enfin reconnue par les auteurs sans nombre qui ont écrit sur le droit public d’Allemagne. En effet, comme l’observe Pufendorf, il s’est écoulé trop de siècles entre le renversement de l’empire romain en occident, et l’érection de l’empire romano germanique en forme d’une monarchie particulière, pour penser que la seconde de ces monarchies soit la continuation de la première, et que la première ait pu transmettre ses droits à la seconde. C’est Charlemagne que les empereurs modernes regardent comme le fondateur de l’état dont ils sont les chefs.