Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE IV

 

 

CHAPITRE 11

Récit des évènements de la guerre de Clovis et de Théodoric contre Gondebaud roi des bourguignons, tel qu’il se trouve dans Procope. Que Clovis n’a point fait deux guerres différentes contre les bourguignons. Que Théodoric garda plusieurs cités des Gaules conquises durant la guerre qui se fit contre Gondebaud, en l’année cinq cent.

Si Grégoire de Tours n’a point jugé à propos de rapporter ceux des évènements de la guerre de Clovis et de Théodoric contre Gondebaud, qui concernaient particulièrement les ostrogots, Procope de son côté a jugé à propos de ne faire qu’une mention très superficielle de ceux de ces évènements qui concernaient les francs en particulier. Il se contente d’en raconter avec quelque détail les évènements qui faisaient une partie des annales de la nation des ostrogots, parce qu’ils avaient profité de ces évènements-là, pour s’emparer de plusieurs cités des Gaules qu’ils tenaient encore actuellement lorsque l’empereur Justinien leur fit la guerre dont notre auteur écrivait l’histoire. Voilà pourquoi j’ai cru devoir faire lire séparément le récit de Grégoire de Tours et le récit de Procope, afin de montrer mieux ensuite, que bien que nos deux historiens ne se rencontrent guère, ils ont néanmoins parlé de la même guerre dans les endroits de leurs ouvrages que j’emploie ici.

Procope immédiatement après avoir donné l’extrait du traité de ligue conclu entre les francs et les ostrogots contre les bourguignons, ajoute : en conséquence de ce traité, le roi des francs se mit en campagne... quels furent les pays dont Théodoric se mit alors en possession. Ce fut la ville de Marseille et la province Marseillaise prises sur les visigots par les bourguignons après la mort du roi Euric. Ce fut à l’exception de la ville d’Arles, qui, comme on l’a déjà vu, demeura au pouvoir des visigots, et qui appartenait encore à leur roi Alaric second en cinq cent trois, et qui suivant la vie de s Césaire, passa immédiatement des mains des visigots en celles des ostrogots, tout le pays renfermé entre la Durance, les Alpes, la Méditerranée et le bas-Rhône. En effet, on verra lorsque nous en serons à l’année cinq cent sept, que Marseille et les places voisines étaient déjà cette année-là au pouvoir des ostrogots. Or comme aucun auteur ancien ne dit en quelle année précisément Théodoric conquit sur Gondebaud Marseille et les cités adjacentes, on ne saurait mieux placer cette conquête qu’en l’année cinq cent, et cela d’autant plus que Procope écrit positivement que dans la guerre qui se fit cette année-là entre Théodoric et Gondebaud, Théodoric se rendit maître d’une portion considérable des états de Gondebaud.

Ainsi ç’aura été durant cette guerre que Théodoric se sera fait dans les Gaules une petite province, dont nous le verrons dans la suite étendre encore les limites, à la faveur d’autres conjonctures. Il est vrai que le père Laccary et plusieurs autres historiens ont cru que Théodoric n’avait jamais été souverain de son chef dans la partie des Gaules dont il s’agit. Ils soutiennent qu’elle faisait encore une portion de la monarchie des visigots, la cinquième année du sixième siècle, et que Théodoric n’y fut le maître durant plusieurs années qu’au nom et en qualité de tuteur de son petit-fils Amalaric roi des visigots, lorsque cet enfant eût perdu son père Alaric second tué par Clovis dans la bataille donnée à Vouglé en cinq cent sept. Ils allèguent pour appuyer leur sentiment que parmi les évêques qui ont souscrit les actes du concile tenu dans Agde en cinq cent six sous le bon plaisir d’Alaric second, il y en a plusieurs qu’on sait avoir eu leurs sièges en Provence, et qui n’y auraient point assisté si ces sièges n’avaient pas été encore dans ce temps-là sous la domination d’Alaric.

Cette raison ne me parait pas bien fondée. La règle qu’on suppose générale, et qui voulait que les évêques n’assistassent point aux conciles nationaux tenus dans un autre état que celui dont ils se trouvaient sujets, n’était pas, comme nous le dirons ailleurs, une règle sans exception. Or si elle a pu en souffrir une, ç’a été à l’occasion du concile tenu dans Agde en sept cent six sous le bon plaisir d’Alaric souverain de cette ville-là. Théodoric était originairement de même nation qu’Alaric. Théodoric était beau-père de ce prince, et comme nous le verrons, son fidèle confédéré. Ainsi le roi des ostrogots aura bien pu permettre aux évêques de cinq ou six diocèses qu’il tenait alors dans les Gaules et qui n’étaient point en assez grand nombre pour tenir un concile national en leur particulier, de se rendre au concile d’Agde pour y conférer et statuer conjointement avec leurs collègues, sujets d’Alaric, sur les besoins communs de leurs églises.

D’un autre côté l’on trouve dans les lettres de Cassiodore plusieurs choses qui font voir que ce n’a point été comme tuteur d’Amalaric, mais à titre de conquérant que Théodoric a agi en maître dans la province Marseillaise et dans la partie des Gaules dont il est ici question. Rapportons quelques-unes de ces lettres, et commençons par celle que Théodoric lui-même adresse à tous les citoyens de la province qu’il tenait dans les Gaules, et dans laquelle il leur donne part de la nomination qu’il venait de faire du sénateur Gemellus, pour exercer par intérim l’emploi de préfet du prétoire d’Arles, et leur enjoint d’obéir à ce magistrat. On verra dans la suite que Gemellus, ce qui est important ici, était déjà en place dès cinq cent huit, quand les francs firent le siège d’Arles sur les ostrogots, qui s’étaient saisis de cette ville immédiatement après la mort d’Alaric second, mais pour la conserver au fils de ce prince.

Il faut, dit Théodoric, vous soumettre sans répugnance à la forme du gouvernement en usage dans l’empire romain... Nous avons plusieurs lettres adressés par Théodoric à notre Gemellus, qui, comme on le verra, était certainement vicaire de la préfecture des Gaules dès l’année cinq cent huit, mais qui peut l’avoir été dès l’année cinq cent. Elles contiennent des ordres, soit à l’occasion du siège que Clovis mit devant Arles en cinq cent huit, soit à l’occasion des besoins de la ville de Marseille, soit à l’occasion des incidents arrivés dans les Gaules tandis qu’il y exerçait la préfecture du prétoire par intérim. Nous en ferons usage dans la suite. Ici nous nous contenterons de rapporter le contenu de la dépêche que ce prince lui écrivit lorsqu’il lui conféra un emploi si délicat. Suivez si fidèlement vos instructions,... si Théodoric n’eut commandé dans cette partie des Gaules que comme tuteur d’Amalaric, si, comme on l’a cru, il n’eut été le maître dans ce pays-là, que parce que les visigots y auraient reçu ses troupes après la bataille de Vouglé, afin qu’elles le gardassent contre les francs, les visigots en seraient toujours demeurés les véritables propriétaires. Théodoric aurait-il donc pu dire dans cette conjoncture, comme nous venons de voir qu’il le dit dans deux lettres : que cette province avait changé depuis peu de domination ; qu’après avoir gémi longtemps sous le joug des barbares, elle était retournée sous le gouvernail de Rome, en un mot, qu’elle avait été conquise les armes à la main ? Est-il même à croire que ce prince, s’il n’eut été qu’administrateur du pays dont il s’agit, y eût changé la forme du gouvernement établi par Euric, et qu’il y eut destitué les officiers visigots pour installer des officiers romains en leur place ?

Enfin, si Théodoric n’eut été que l’administrateur de la province des Gaules dont il est ici question, si son petit-fils Amalaric, le fils et le successeur d’Alaric second tué à Vouglé par Clovis en cinq cent sept, en fut toujours demeuré le souverain propriétaire, cette province après la mort de Théodoric serait retournée sous le gouvernement d’Amalaric, elle aurait suivi le sort de l’Espagne comme de la partie de la première Narbonnaise que les goths sauvèrent des mains des francs après le désastre de Vouglé. L’administration perpétuelle de ces pays-là qui avait été déférée à Théodoric, ayant pris fin à sa mort, ils passèrent immédiatement après cette mort sous le pouvoir d’Amalaric. Nous verrons cependant, qu’à la mort de Théodoric, la province que ce prince tenait dans les Gaules entre les Alpes, la Méditerranée, et le Rhône, ne passa point sous la domination d’Amalaric, ainsi que l’Espagne et la première Narbonnaise y passèrent. Au contraire, la province que Théodoric tenait entre les Alpes, la Méditerranée, et le Rhône, eut à la mort de Théodoric la même destinée que les autres états où Théodoric régnait de son chef. Elle passa ainsi que l’Italie sous la domination d’Athalaric son petit-fils et l’héritier de ses états.

Je conclus donc que la province des Gaules que nous venons de désigner, était, comme le dit Grégoire de Tours, au pouvoir des bourguignons, lorsque Théodoric et Clovis leur firent la guerre l’année cinq cent, et qu’elle fut l’acquisition que le roi des ostrogots fit alors sans effusion de sang, et de la manière que le raconte Procope.

Quelques historiens ont cru que Clovis avait fait deux fois la guerre aux bourguignons, et que la narration de Grégoire de Tours et la narration de Procope, lesquelles nous venons de rapporter, ne sont pas le récit de la même guerre, mais bien les récits de deux guerres différentes. Suivant ces auteurs modernes, Clovis eut pour allié dans la première de ces deux guerres, qui est celle dont parle Grégoire de Tours, le roi Godégisile, frère de Gondebaud ; et dans la seconde qui est celle, dont parle Procope, il eut pour allié Théodoric roi des ostrogots. Les auteurs dont je parle, placent, mais sans marquer précisément en quelle année, la guerre où Clovis eut Théodoric pour allié, après celle où ce prince avait eu Godégisile pour allié, et qui se fit constamment en l’année cinq cent. C’est déjà une espèce de préjugé contre la vérité de cette seconde guerre, qu’on ne puisse point en trouver l’année. D’ailleurs leur supposition est démentie par le témoignage de l’évêque d’Avanches, dont on ne saurait contester la validité, attendu le temps et le lieu où a vécu celui qui le rend. L’année même, dit cet auteur, que Gondebaud avait été défait auprès de Dijon,... l’évêque d’Avanches ne se serait point expliqué de cette manière, si Gondebaud eût essuyé après son rétablissement arrivé l’année cinq cent, une guerre aussi désavantageuse que celle dont parle Procope.

Il est vrai qu’il parait étrange dès que Procope et Grégoire de Tours ont voulu parler tous deux de la guerre faite en cinq cent aux bourguignons, que d’un côté Procope n’ait rien dit des liaisons des francs avec Godégisile, et que d’un autre côté Grégoire de Tours n’ait pas fait mention de l’alliance des francs avec Théodoric. Mais sans redire ici les raisons que ces historiens auront eues d’en user comme ils ont fait, et que nous avons touchées ci-dessus, ne leur fait-on point commettre une omission bien plus blâmable, quand on veut supposer qu’ils ont entendu parler de deux guerres différentes ? Procope serait-il excusable de n’avoir rien dit de la première guerre des francs contre les bourguignons ? Et Grégoire de Tours le serait-il de n’avoir rien dit de la seconde ?

Enfin je répondrai, que le silence de Grégoire de Tours sur le traité de ligue offensive conclu entre Clovis et Théodoric contre Gondebaud vers l’année cinq cent, ne doit pas plus faire douter de la vérité de cette alliance, que ce silence de cet historien sur un pareil traité conclu entre Clovis et Gondebaud l’année cinq cent six contre les visigots, doit faire douter de la vérité de ce second traité. Or l’on verra quand il sera question de la guerre de Clovis contre Alaric, qu’il y eut certainement dans ce temps-là un traité de ligue offensive, conclu entre Clovis et Gondebaud contre les visigots, quoique Grégoire de Tours ne dise rien de cette alliance.

Nous observerons encore qu’en conférant la narration de Procope avec celle de Grégoire de Tours, on ne laisse pas, nonobstant leurs omissions, de voir que l’un et l’autre ils ont voulu parler de la même guerre. Procope et Grégoire de Tours s’accordent à dire que dès le commencement de la guerre dont ils parlent, il se donna une bataille décisive, dans laquelle les francs désirent à plate couture les bourguignons. Si Grégoire de Tours raconte que Gondebaud après la perte de la bataille de Dijon, ne put faire mieux que de se jeter dans Avignon, qui était à l’autre bout de son royaume, et que Clovis ayant mis le siège devant cette place, il fut obligé à le lever ; Procope rapporte aussi que les bourguignons se sauvèrent dans les places qui étaient à l’extrémité de leur pays, après qu’ils eurent perdu la bataille, et que ces places furent leur salut. Enfin nous savons par les actes d’une conférence tenue à Lyon sur les matières de religion en quatre cent quatre-vingt-dix-neuf, et dont nous allons parler, que Clovis qui pour lors se disposait actuellement à faire sa première guerre contre les bourguignons, s’était joint publiquement à un allié qui était déjà en guerre avec eux.

Gondebaud le dit positivement en parlant aux évêques qui étaient de la conférence : certainement l’allié qu’il reprochait à Clovis, n’était point Godégisile. Il pouvait bien véritablement être dès lors ligué avec Clovis, mais leur union était si secrète que Gondebaud qui parle lui-même dans les actes de notre conférence de cet allié, déclaré qu’avait Clovis, ne sut les liaisons de son frère avec le roi des francs, qu’après le commencement de la bataille de Dijon. D’ailleurs, quand on fait réflexion à la situation où les Gaules étaient en l’année cinq cent, on voit bien que cet allié de Clovis déclaré dès l’année quatre cent quatre-vingt-dix-neuf, ne pouvait être autre que Théodoric qui depuis quelques années était déjà en guerre contre Gondebaud. En effet, Alaric roi des visigots entrait si peu dans cette querelle, que Gondebaud mit comme en dépôt entre les mains de ce prince, les francs que les bourguignons firent prisonniers de guerre à la prise de Vienne. Dès qu’il parait que Théodoric a été l’allié de Clovis dans la guerre que celui-ci fit aux bourguignons l’année cinq cent, il est inutile d’imaginer une seconde guerre des francs contre ces barbares, pour appliquer à cette guerre, l’endroit de Procope que nous expliquons.

Le père Le Cointe embarrassé par les difficultés que nous avons tâché d’éclaircir, a cru que Procope avait voulu parler dans cet endroit-là, de la guerre que les fils de Clovis firent aux bourguignons en cinq cent vingt-trois et quand Théodoric vivait encore. Mais les circonstances de la guerre que les francs firent aux bourguignons en cinq cent vingt-trois, et que nous rapporterons quand il en sera temps, ne cadrent point avec celles qu’on lit dans le passage de Procope dont il est ici question. D’ailleurs, il est sensible par le tissu de la narration de cet historien, que dans le passage qui vient d’être rapporté, il veut parler d’un événement antérieur à la guerre que Clovis fit contre les visigots en cinq cent sept, et non pas d’un événement qui n’est arrivé qu’en cinq cent vingt-trois, et seize ans après la guerre de cinq cent sept.

En effet, Procope dans la digression qu’il fait pour instruire son lecteur de la manière dont la monarchie des francs avait été établie dans les Gaules, dit immédiatement après avoir parlé de leur association avec les Armoriques, et du serment prêté par les troupes romaines, que les visigots et les thuringiens proposèrent à Théodoric de se liguer avec lui pour faire la guerre à Clovis. L’historien ajoute que Théodoric n’écouta point cette proposition, et qu’il aima mieux faire une alliance offensive avec les francs contre les bourguignons. Il raconte ensuite l’histoire de la guerre que les francs et les ostrogots firent en conséquence de cette alliance contre les bourguignons, et comment il arriva que les francs combattirent seuls contre l’ennemi commun. Enfin Procope après avoir parlé de la somme d’argent que Théodoric donna aux francs, conformément aux stipulations du traité qu’il avait fait avec eux, et après avoir écrit : voilà comment les francs et les goths occupèrent une partie des Gaules, ajoute immédiatement ce qu’on va lire : dans la suite les francs... ce qui suit ces paroles dans Procope, est le récit de la bataille de Vouglé, et des autres évènements de la guerre que Clovis déclara aux visigots en cinq cent sept. Cette date est certaine, comme nous le verrons dans la suite. Ainsi l’ordre où Procope range les faits qu’il narre, prouverait seul, s’il en était besoin, que la guerre que les francs et les ostrogots ont faite conjointement aux bourguignons, est un événement antérieur de quelques années à l’an cinq cent sept.

 

CHAPITRE 12

De la part qu’eurent les intérêts de la religion aux disgrâces et aux prospérités de Gondebaud, durant le cours de la guerre qu’il soutint contre Clovis et Théodoric.

On vient de lire dans les chapitres précédents deux révolutions des plus surprenantes dont l’histoire fasse mention, l’une et l’autre arrivées en moins d’un an. On y voit d’abord un roi établi sur le trône il y avait vingt-cinq ans, et dont les états s’étendaient depuis les confins du diocèse de Troyes jusqu’à la Méditerranée, réduit après avoir perdu une bataille sur l’Ouche, à s’aller jeter dans Avignon. Non seulement il se trouve hors d’état de mettre une nouvelle armée sur pied, mais ce prince que l’histoire ne représente point comme un homme timide, n’ose entreprendre la défense des villes qui sont sur la Saône ; il n’ose même s’enfermer dans l’ancien Lyon, que son assiette sur une montagne presque entourée par la Saône, rendait si propre pour arrêter une invasion. Enfin Gondebaud n’a point la hardiesse de défendre Vienne qui était sa capitale, ni aucune des villes qui sont au-dessus d’Avignon, où il se jette, peut-être par l’impossibilité d’aller plus loin. Tout d’un coup la fortune change de face. Celui qui n’avait osé défendre Lyon et tant d’autres villes, défend Avignon avec tant de succès, que Clovis est intimidé à son tour. Il désespère de prendre jamais la place, et levant le siége après un accord dont il ne reçoit d’autre garant que la parole de son ennemi, il se retire dans son propre pays. à peine a-t-il évacué les états de Gondebaud, qui sans doute avait promis de laisser en paix Godégisile l’allié de Clovis, que Gondebaud abandonné de tout le monde quelques mois auparavant se remet en campagne. Tout le monde le rejoint, et bientôt il se trouve à la tête d’une nombreuse armée. Il assiége sans aucun ménagement pour les francs, Vienne, où Godégisile que tout le monde abandonnait à son tour, avait été réduit à s’enfermer. La place est prise, Godégisile est tué dans l’asile où il s’était sauvé, Gondebaud est rétabli dans tous ses états, et même il se rend maître du partage de ce frère. Clovis, on sait si ce prince était endurant ou timide, ne reprend point les armes pour tirer raison du manquement de parole de Gondebaud. Il souffre tranquillement cette injure, et autant qu’on en peut juger par son caractère qui nous est assez connu, uniquement par l’impossibilité d’en tirer raison. Quel tort ne devait pas faire à sa réputation l’impunité de Gondebaud ? Il y a plus : il semble que ces deux princes soient devenus amis bientôt après. Ce qui est de certain, c’est que comme nous le verrons, ils étaient ligués ensemble contre les visigots en l’année cinq cent sept, c’est-à-dire six ans après les évènements dont il s’agit ici. Deux pareilles révolutions ne sauraient être arrivées en Bourgogne dans le cours d’une année ; comme Marius Aventicensis dit positivement qu’elles arrivèrent, sans qu’il fût arrivé de grandes révolutions dans les esprits des sujets de Gondebaud. Il faut que la première de ces révolutions ait été l’effet de l’envie qu’avaient alors les romains de son royaume de changer de maître, et que la seconde révolution ait été l’effet du changement subit de ces mêmes romains dont Gondebaud avait regagné pour lors l’inclination, en donnant des assurances positives de faire incessamment tout ce qu’ils pouvaient souhaiter de lui, et de remédier incontinent à tous les désordres qui lui avaient attiré leur aversion. Quoique nous n’ayons l’histoire du cinquième siècle que très imparfaitement, elle ne laisse pas néanmoins de fournir plusieurs faits très propres à bien appuyer les conjectures que nous faisons pour expliquer les causes des malheurs surprenants et des succès inespérés de Gondebaud durant le cours de l’année cinq cent.

Deux choses donnaient envie aux romains, sujets du roi Gondebaud, de changer de maître. La première, était la religion de ce prince qui faisait profession publique de l’arianisme. La seconde, le mauvais traitement que les bourguignons faisaient aux romains dont ils étaient les hôtes. Or nous allons rapporter deux faits qui font ajouter foi à ces deux motifs. Le premier fera voir que quelques mois avant la bataille de Dijon, ce prince avait ôté à ses sujets catholiques l’espérance de sa conversion, qui jusque là, pour user de la phrase vulgaire, leur avait fait prendre patience, et les avait retenus sous l’obéissance d’un prince hérétique. Nous ferons voir aussi que lorsque Gondebaud fut rétabli, il donnait, corrigé qu’il avait été par ses disgrâces, toute l’espérance d’une conversion très prochaine. Le second fait que nous rapporterons, c’est que Gondebaud dès qu’il fût rentré en possession de ses états, publia un nouveau code qui mettait les romains ses sujets à couvert de la vexation des bourguignons. N’est-il pas très probable qu’il avait promis ce nouveau code aux romains, afin de les faire rentrer dans ses intérêts. Exposons ces faits-là plus au long.

Vers le mois de septembre de l’année quatre cent quatre-vingt-dix-neuf, c’est-à-dire, sept ou huit mois avant la bataille de Dijon, il se tint à Lyon en présence du roi Gondebaud, une conférence entre les catholiques et les ariens. Nous en avons encore les actes, que Dom Luc d’Achéri a publiés dans son spicilège, et que Dom Thierry Ruinart a insérés comme une pièce également authentique et curieuse, dans son édition des oeuvres de Grégoire de Tours. Voici le commencement de ces actes dans le livre de l’éditeur : il est arrivé par un effet de la providence,... cette circonstance nous apprend le lieu et nous donne la date du mois où se tint la conférence en question, parce que dire la fête d’un saint absolument, c’est dire la fête qui se fait le jour de son passage à la vie éternelle. Or saint Juste, évêque de Lyon dans le quatrième siècle, était mort au mois de septembre, en visitant les saints lieux, et son corps avait été dans la suite rapporté et inhumé dans cette ville, ainsi que nous avons eu occasion de le dire, en parlant de la famille dont était Égidius. On verra encore par un incident rapporté ci-après, que la conférence se tint dans la ville même où saint Juste était enterré, et sur laquelle régnait Gondebaud au commencement du sixième siècle. D’autres circonstances rapportées dans les actes dont il s’agit, montreront que cette conférence fut tenue, comme je l’ai dit, en l’année quatre cent quatre-vingt-dix-neuf.

Sur l’invitation de Stephanus, évêque de Vienne,... nous observerons deux choses sur cet endroit des actes de la conférence de Lyon. La première, c’est que nous y trouverons la date de l’année où elle se tint, comme nous avons trouvé par la fête de saint Juste, la date du mois où elle fut tenue. Gondebaud dit que le roi des francs s’était ligué avec ses ennemis, et qu’il lui avait déclaré la guerre. Cependant comme Gondebaud, lorsqu’il dit cela, est encore paisible auprès de Lyon, le mois de septembre où il parle ne saurait être celui de l’année cinq cent. Cette année, comme nous l’avons vu, fut si remplie d’évènements, qu’il faut que la bataille de Dijon qui en fut le premier ait été donnée longtemps avant le mois de septembre.

Ainsi le mois de septembre dans lequel Gondebaud parle, est celui de l’année quatre  cent quatre-vingt-dix-neuf. Après avoir vu qu’il ne saurait avoir été le mois de septembre de l’année cinq cent, voyons aussi qu’il ne saurait avoir été le mois de septembre des années postérieures à l’année cinq cent. Depuis cette année-là jusqu’à la mort de Clovis, il n’y a point eu de guerre entre les francs et les bourguignons.

Clovis pouvait bien avoir fait avec Théodoric son traité de ligue contre les bourguignons dès le mois d’août de l’année quatre cent quatre-vingt-dix-neuf. Il pouvait leur avoir déclaré la guerre dès cette année-là, quoiqu’il n’ait mis une armée en campagne contre eux que l’année suivante. Quand il la déclara, la saison se sera trouvée être trop avancée, pour qu’il lui fût possible de rassembler ses milices avant que le temps d’entrer en campagne fût passé ; ou ce qui est plus probable, il se sera noué quelque négociation pour rétablir la paix, et cette négociation aura suspendu les hostilités, ou du moins la marche des armées royales. Qui auront été les médiateurs ? Saint Remy et saint Avitus. En effet, l’évêque de Vienne ; et c’est ma seconde observation, aurait-il dit à Gondebaud d’une manière aussi intelligible qu’il le lui dit : faites-vous catholique aujourd’hui, et demain votre paix sera faite avec les francs ? S’il n’eût pas su tous les ressorts secrets de cette affaire, s’il n’eût pas été informé que ceux des romains sujets de Gondebaud qui avait promis de favoriser les armes des francs, ne s’étaient engagés qu’au cas que la dernière tentative qu’on allait faire pour convertir leur hôte, demeurât sans effet, et s’il n’eût pas été informé aussi d’un autre côté, que saint Remy qui était, comme on l’a vu, le promoteur de la conférence de Lyon, se faisait fort d’engager le roi Clovis son prosélyte, à désarmer, si Gondebaud prenait enfin la résolution de se convertir. Il se peut faire que le traité de ligue offensive entre le roi des francs et le roi des ostrogots ne fût point encore ratifié, et que saint Remy eût promis positivement d’en empêcher la ratification, au cas que Gondebaud se fît catholique. Saint Remy aurait alors représenté à Clovis que c’était agir contre les intérêts de la religion, que de se liguer avec Théodoric arien déclaré, contre un prince qui venait d’abjurer l’hérésie, et qu’on serait mal servi dans la guerre qu’on oserait entreprendre contre lui.

L’audience que Gondebaud donna aux évêques catholiques dans Sabiniacum, finit par la proposition d’une dispute de controverse. Dès le lendemain le roi descendit par la Saône à Lyon,... la conférence se termina ainsi que toutes les disputes de controverse ont coutume de finir. Chacun se flatta d’avoir répondu solidement aux arguments de son adversaire, et la partie fut remise au lendemain.

Comme les évêques orthodoxes allaient rentrer dans le lieu de la conférence, Aridius, ministre de Gondebaud vint leur dire qu’il ne leur conseillait point de la tenir ; elle se tint cependant, et même avec quelque fruit ; car si Gondebaud ne se laissa point persuader, il y eut des ariens que la force de la vérité convainquit, et qui se déclarèrent catholiques. Suivant les apparences, Gondebaud qui avait beaucoup de confiance dans la sagesse d’Aridius, ne lui avait point caché le parti qu’il prenait, et ce ministre qui était romain, eût été bien aise d’épargner aux prélats de sa communion une tentative infructueuse.

On peut bien juger que les évêques catholiques auront pris aussi un parti de leur côté, et que peu soigneux après cela d’aider Gondebaud à trouver de l’argent et des soldats, ils auront du moins laissé agir Clovis. Ils auront seulement engagé Aridius, qui restait auprès de Gondebaud, à profiter des bons mouvements, que les disgrâces que ce prince allait essuyer, exciteraient en lui, pour tâcher de l’amener à la véritable religion. Qu’arrive-t-il dans la suite ? Gondebaud abandonné de tout le monde et renfermé dans Avignon, s’y sera repenti du parti qu’il avait pris à Lyon. Il aura pour ramener les romains ses sujets, promis deux choses : l’une de se faire instruire, l’autre de publier sa loi gombette, ou son nouveau code. Là-dessus Aridius aura été trouver Clovis, et après lui avoir expliqué les suites de la révolution qui allait arriver dans les esprits, il lui aura fait comprendre que l’armée des francs étant engagée aussi avant dans le pays ennemi qu’elle l’était, elle allait se trouver incessamment affamée et coupée, parce que ceux qui avaient été jusque là leurs amis secrets, allaient devenir leurs ennemis déclarés. Clovis informé de plus d’un endroit qu’Aridius ne lui disait que la vérité, aura pris le parti que nous avons vu qu’il prit, quoiqu’il jugeât bien que Gondebaud ne lui payerait pas longtemps le tribut annuel qu’il lui faisait offrir. Mais la promesse seule de ce tribut mettait à couvert l’honneur des armes de Clovis. Dans la suite des temps, Grégoire de Tours, soit parce qu’il ne savait point le secret de la négociation d’Aridius, soit parce qu’il n’a voulu rapporter que celles des circonstances de la retraite de Clovis, qui pouvaient faire honneur à la mémoire de ce prince, n’aura parlé que des conditions du traité, et il n’aura rien dit de ses motifs véritables qui furent la nécessité de le signer, à laquelle le roi des francs se voyait réduit par le changement des esprits.

Il est vrai que je n’ai pas trouvé dans aucun écrivain ancien que Gondebaud eût promis dans le temps qu’il était enfermé dans Avignon, de publier son nouveau code, et de se faire instruire ; mais je me fonde sur deux raisons pour le supposer. La première, est que Gondebaud se conduisit, aussitôt qu’il eût été rétabli, comme un prince qui aurait pris dans sa disgrâce les deux engagements dont nous venons de parler. Il se fit instruire et il publia sa loi gombette. La seconde, c’est qu’il lui est très utile de promettre durant son infortune, tout ce qu’il exécuta sitôt qu’elle fut cessée. Il est donc question seulement de bien prouver les deux faits qui viennent d’être avancés.

Grégoire de Tours immédiatement après avoir raconté le rétablissement de Gondebaud, rapporte la publication de la loi gombette, et la demande que fit ce prince d’être réconcilié secrètement à l’église catholique, comme les deux premières choses qu’il avait faites dés qu’il fût rentré en possession de ses états. Gondebaud, dit notre historien, recouvra toute la Bourgogne,... cet évêque dont le crédit était si grand dans les Gaules et même en orient, devint donc le catéchiste de Gondebaud, et nous avons encore les lettres qu’il écrivit à ce prince pour le convaincre de la vérité, mais ce saint évêque ne voulut point réconcilier le roi des bourguignons à l’église à moins que ce prince ne fît une abjuration publique de ses erreurs. Il eut beau alléguer qu’il lui convenait de garder des ménagements avec sa nation, Avitus traita tous les égards que Gondebaud voulait avoir pour les hommes au préjudice de ce qu’il devait à Dieu, de faiblesse, et de faiblesse dont un roi devrait être incapable. C’est à vous, lui disait-il, à faire la loi à vos bourguignons et non pas à la recevoir d’eux. Ces raisons terrassaient bien Gondebaud, mais elles ne le gagnaient pas, et il mourut enfin sans avoir pu se résoudre à faire une abjuration de l’arianisme telle qu’on l’exigeait de lui, avant que de le réconcilier à l’église.

Si les romains sujets du roi des bourguignons n’étaient rentrés dans ses intérêts que par l’espérance de le voir bientôt catholique ; comment, dira-t-on, ne s’en séparèrent-ils point de nouveau quand ils se virent frustrés de leur attente ? Comment ne rappelèrent-ils point les francs ? Je réponds que jusqu’à la mort de Gondebaud, nos romains n’auront point désespéré de sa conversion. L’évêque de Vienne qui se faisait un mérite d’être l’apôtre des bourguignons, comme l’évêque de Reims était celui des francs, se sera toujours flatté qu’avec l’aide du ciel il amènerait enfin son prosélyte à faire une profession publique de la véritable religion, et il aura fait espérer la même chose aux romains durant un grand nombre d’années. D’ailleurs et cela devait leur faire souffrir avec patience les délais et les incertitudes de Gondebaud ; Sigismond le fils et le successeur nécessaire de ce prince avait fait publiquement profession de la religion catholique. Il parait par plusieurs lettres écrites à Sigismond du vivant de son père par Avitus, que dès lors Sigismond s’était réuni  publiquement à l’église. Nous avons même parmi les lettres de ce prélat, celle qu’il écrivit au nom de Sigismond au pape Symmaque mort plusieurs années avant Gondebaud, et dans cette lettre Sigismond après avoir rendu l’obédience à sa sainteté et l’avoir remerciée des reliques qu’elle lui avait envoyées, lui en demande encore de nouvelles. Ainsi les romains sujets de Gondebaud étant contents de son administration, Clovis qui sans eux ne pouvait rien contre lui, aura dissimulé l’infraction du traité d’Avignon. Il l’aura soufferte d’autant plus patiemment que ces mêmes romains lui auront dès lors proposé peut-être, la ligue qu’il fit en cinq cent six avec Gondebaud contre Alaric hérétique endurci et fils d’Euric le persécuteur.

Voilà donc comment Gondebaud aura été rétabli dans son royaume et comment il s’y sera maintenu en paix. Ce qu’il sera arrivé de plus, c’est que ceux des romains ses sujets qui s’étaient déclarés en l’année cinq cent, les chefs du parti formé en faveur des francs, ou qui étaient notés pour avoir fait de ces démarches que les souverains ne pardonnent point et qui sont toujours exceptées dans les amnisties générales, se seront bannis de leur patrie pour chercher un asile dans les pays de l’obéissance de Clovis. Suivant les apparences Théodore, Proculus et Dinifius trois romains qui après avoir été chassés de leurs évêchés dont le siège était dans les limites de la Bourgogne, se réfugièrent dans les états de Clovis, étaient tous trois de ce nombre. L’historien ecclésiastique des francs en parlant de la vocation de ces prélats à l’évêché de Tours où ils furent promus les deux premiers vers l’année cinq cent dix-neuf, et le dernier vers l’année cinq cent vingt et un, dit qu’ils étaient fort âgés dans le temps de leur élection, qu’ils avaient auparavant eu des évêchés dans le pays possédé par les bourguignons, mais qu’ayant été expulsés de leurs sièges en haine de la guerre, ils s’étaient réfugiés auprès de la reine Clotilde, qui par un motif de reconnaissance contribua beaucoup à les faire choisir. Comme les francs n’ont point eu la guerre avec les bourguignons depuis la paix d’Avignon faite en cinq cent, jusqu’en l’année cinq cent vingt-trois, il faut que ces trois évêques installés sur le siège de Tours en cinq cent dix-neuf et en cinq cent vingt et un, et qui avaient été précédemment chassés de leurs diocèses en haine de la guerre, en eussent été chassés à l’occasion de la guerre commencée et terminée dans le cours de l’année cinq cent. Que sainte Clotilde ait procuré par un motif de reconnaissance, l’élévation de nos trois prélats sur le siège épiscopal de Tours, c’est une nouvelle preuve de tout ce que nous avons avancé. Nous avons déjà parlé des justes sujets que cette princesse avait de vouloir la perte de Gondebaud, et nous verrons dans le livre suivant que ce fut elle qui porta en cinq cent vingt-trois les rois ses enfants à faire la guerre aux bourguignons.

Ainsi l’on doit penser qu’ayant la confiance de Clovis, elle contribua beaucoup à lui faire entreprendre de détrôner Gondebaud en l’année cinq cent, et qu’elle eut alors beaucoup de part aux progrès des francs par l’usage qu’elle aura su faire de son crédit sur l’esprit des romains sujets du roi des bourguignons. Suivant toutes les apparences, nos trois évêques auront été de ceux que Clotilde avait pour lors engagés dans le parti des francs, et ils se seront déclarés si violemment, qu’après la révolution qui remit Gondebaud sur le trône, ils n’auront osé rester dans ses états.

On peut conjecturer encore qu’Eptadius, prêtre de l’église d’Autun, était aussi un des romains, sujets de Gondebaud, qui furent après son rétablissement réduits à s’exiler de ses états, parce qu’ils s’étaient déclarés avec trop de chaleur pour les francs, et qu’ils avaient commis contre leur souverain naturel de ces attentats, dont les coupables sont toujours exceptés des amnisties générales que les princes accordent à la fin des guerres, qui sont à la fois guerre civile et guerre étrangère. On peut voir dans le père Le Cointe que lorsqu’il fut question d’élire cet Eptadius évêque d’Auxerre, dont le diocèse qui appartenait aux francs confinait avec le pays des bourguignons, et se trouvait par conséquent exposé à leurs insultes, Clovis qui les ménageait dans ce temps-là, ne voulut point consentir à l’élection proposée, avant que d’avoir fait trouver bon à Gondebaud qu’on y procédât.

Enfin pour confirmer nos conjectures sur les causes des deux révolutions qui arrivèrent en cinq cent dans le royaume de Bourgogne, nous rapporterons le contenu d’une lettre d’Avitus à Aurélien, personnage illustre. On a vu que ce ministre de Clovis avait fait plusieurs voyages en Bourgogne pour y négocier le mariage de son maître avec Clotilde. Or la lettre d’Avitus parait être la réponse à une lettre qu’Aurélien qui ne savait point encore tout ce qu’Avitus savait déjà, lui avait écrite pendant le siège d’Avignon, et dans le temps que Gondebaud paraissait terrassé de manière qu’on ne devait pas croire à moins que d’être du secret, que ce prince dût sitôt se relever. C’est un heureux présage que nos amis profitent de la sérénité passagère qui nous luit,... toutes les phrases de cette lettre dans laquelle Avitus affecte de s’expliquer en langage figuré, parce que le style métaphorique épargne à celui qui s’en sert, la nécessité de nommer par leur nom et les choses et les personnes dont il entend parler, conviennent bien aux ménagements que l’évêque de Vienne devait garder, pendant qu’on ajustait et qu’on se disposait à faire jouer tous les ressorts de la révolution qui remît le roi Gondebaud en possession de ses états. On y aperçoit l’embarras d’un homme qui se doit du respect à lui-même, et qui dans la situation où il se trouve, ne sait ce qu’il convient d’écrire à d’anciens amis, dont il veut en tous évènements conserver l’affection, et dont il va quitter le parti. Si d’un côté il n’ose dire clairement les faits dont ses nouveaux amis lui ont fait confidence, parce qu’il ne veut point les trahir, d’un autre côté il est bien aise de faire deux choses. La première, pour s’expliquer ainsi, c’est de prendre date en mandant à ses anciens amis des choses telles, qu’il puisse en les expliquant un jour, se faire auprès d’eux le mérite de leur avoir du moins donné avant l’évènement, des lumières sur tout ce qui allait arriver. La seconde est de préparer ses anciens amis à n’imputer sa conduite, lorsqu’ils le verront changer de parti, qu’à la destinée qui s’est plu à le mettre dans une situation telle, qu’il ne pouvait s’empêcher de se laisser entraîner au torrent. On voit enfin dans la dépêche d’Avitus, que quoiqu’il arrive, il veut toujours conserver des liaisons particulières avec une personne en grand crédit dans le parti qu’il est prêt d’abandonner, et même, s’il est possible, entretenir avec elle une correspondance réglée.

Pour reprendre le fil de l’histoire, je conclurai de tout ce qui vient d’être exposé, que Clovis désespérant de faire des conquêtes sur Gondebaud nouvellement réconcilié avec ses sujets romains, aura fait la paix avec lui, à condition que chacun demeurerait en possession des pays qu’il tenait avant la rupture. Quant à Théodoric, ce prince se voyant abandonné de Clovis, aura fait aussi sa paix avec Gondebaud, à condition que ce dernier lui céderait la cité de Marseille et quelques cités adjacentes. Il serait inutile de rechercher quelles étaient ces cités par une raison ; c’est que Théodoric qui affectionnait beaucoup la province qu’il avait acquise dans les Gaules, travailla sans cesse à l’agrandir, et qu’en effet dans les temps postérieurs à l’année cinq cent, il l’agrandit à plusieurs reprises. Ainsi l’on ne saurait savoir positivement tout ce qu’il acquit cette année-là. Le mariage d’Ostrogothe, l’une des filles de Théodoric avec Sigismond fils de Gondebaud, aura été une des conditions du traité dont nous venons de parler, ou du moins il en fut une suite. Voilà donc la tranquillité rétablie dans les Gaules pour quelque temps.

 

CHAPITRE 13

Théodoric s’érige en pacificateur des nations barbares établies dans les Gaules. Ses négociations pour empêcher une rupture entre les francs et les visigots. Entrevue de Clovis et d’Alaric sous les murs d’Amboise.

Dès que Théodoric se vit maître d’une espèce d’état dans les Gaules, il ne négligea rien pour maintenir la paix dans cette grande province. Il avait deux raisons de tenir cette conduite. En premier lieu, la conservation de la paix était le moyen le plus assuré d’empêcher les francs, la nation que les autres barbares craignaient davantage à cause de sa valeur et de son inquiétude, d’augmenter son territoire par de nouvelles conquêtes. En second lieu, Théodoric ne pouvait faire valoir qu’en temps de paix, l’autorité qu’il croyait lui appartenir sur tous les romains, sujets de l’empire d’occident, parce qu’il était maître de la capitale de ce partage, où son pouvoir était reconnu par le sénat et par le peuple. En effet, on croit volontiers, en lisant les lettres de Cassiodore et les édits du roi des ostrogots, qu’il n’était pas sans espérance que les romains des provinces tenues par les visigots, par les bourguignons et par les francs, s’accoutumassent insensiblement à recourir aux consuls et aux préfets du prétoire, comme aux autres officiers de l’empire, que ce prince instituait. Mais il ne fallait point pour cela qu’il y eût aucune guerre dans les Gaules, parce que Théodoric ne pouvant plus se dispenser de prendre part à celles qui s’y allumeraient à l’avenir, ceux des barbares dont il se déclarerait ennemi, ne manqueraient pas de défendre à leurs sujets romains toute sorte de relation avec ses officiers. Les alliances de famille que Théodoric avait faites en épousant la sœur de Clovis, et en donnant ses filles en mariage, l’une au roi des visigots, et l’autre au fils aîné du roi des bourguignons, favorisaient encore le projet de s’acquérir une grande considération dans les Gaules. On peut dire la même chose d’un autre mariage qu’il avait fait, en donnant Amalberge la fille de sa sœur Amalafréde à Hermanfroy, un des rois des thuringiens de la Germanie. Ces thuringiens après avoir uni avec eux plusieurs autres nations, avaient, comme il a été déjà dit, occupé une partie de l’ancienne France. Mais d’autant que nous ignorons le temps précis de la fondation de ce royaume, nous remettrons à en parler, que nous soyons à l’endroit de notre ouvrage, où nous raconterons le succès de la guerre que les enfants de Clovis firent contre nos thuringiens.

La dureté dont Alaric avait usé contre les amis du roi des francs, suffisait pour le brouiller avec le dernier, quand bien même ce dernier n’aurait point eu autant d’ambition qu’il en avait. On croira donc sans peine que Clovis n’eut pas plutôt perdu l’espérance de se rendre maître de la partie des Gaules tenue par les bourguignons, qu’il forma le projet de faire la guerre aux visigots, et de s’allier contre eux avec Gondebaud, comme il le fit au plus tard en cinq cent six. Un souverain peut-il avoir une pareille intention, sans faire de temps en temps contre un voisin, qu’il regarde déjà comme son ennemi, des entreprises qui ressemblent à des hostilités, ou du moins sans laisser échapper quelques menaces. Dès que Théodoric vit que les démêlés qui étaient entre Alaric et Clovis pourraient bien dégénérer en une rupture, il s’entremit pour la prévenir, et nous avons encore les lettres qu’il écrivit à nos deux princes en cette occasion. Elles se trouvent dans les ouvrages de Cassiodore qui les avait composées. Voici la substance de celle qui fut envoyée au roi des visigots.

Quoique vos ancêtres vous aient transmis leur courage,... la lettre que Théodoric écrivit à Clovis concernant ses démêlés avec Alaric, débute par faire au roi des francs une espèce de reproche sur ce qu’étant oncle de Théodégote femme d’Alaric, il est néanmoins si mal avec ce prince pour un sujet bien léger. Théodoric ajoute ensuite qu’ils ne sauraient l’un et l’autre donner une plus grande satisfaction à leurs ennemis communs, que celle de voir aux mains les francs et les visigots. Chacun de vous, continue Théodoric, est roi d’une puissante nation,... Dans la lettre écrite sur le même sujet au roi des bourguignons par Théodoric, on démêle un peu plus distinctement les véritables sentiments de ce dernier, qu’on ne les démêle dans les deux lettres précédentes.

L’on y aperçoit donc sensiblement, que celui qui l’écrivait, avait envie de s’arroger une espèce de supériorité sur tous les rois barbares qui avaient des quartiers dans les Gaules. Voici la substance de cette lettre : il est triste de voir sans oser trop se déclarer,... Comme Théodoric pouvait craindre que Gondebaud n’eût déjà fait son traité avec les francs, et qu’il ne leur communiquât sa lettre, il y affecte de paraître entièrement neutre entre Alaric et Clovis. Si l’on veut bien le croire, il n’a pris encore d’autre résolution que celle de se déclarer contre celui des deux princes qui attaquerait, et en faveur de celui qui serait attaqué. Mais la lettre de Théodoric écrite dans les mêmes circonstances à Hermanfroy, à Badéric et à Berthier, qui régnaient alors conjointement sur les thuringiens de la Germanie, laisse voir bien à découvert une partialité entière en faveur d’Alaric. Nous observerons avant que de rapporter le contenu de cette lettre, qu’il semble à en juger par sa suscription, que chacun de ces trois princes qui étaient frères, et dont il sera parlé plus au long dans l’histoire des rois enfants de Clovis, prit en particulier le titre de roi d’un des trois peuples, qui après s’être joints ensemble, avaient fondé la monarchie connue dans le moyen âge sous le nom de royaume des thuringiens. En effet, la lettre est adressée au roi des herules, au roi des varnes, et au roi des thuringiens. En voici la teneur : le ciel hait les superbes,...

Quel dommage que Théodoric n’ait point écrit dans ses dépêches tout ce qu’il chargeait ses ambassadeurs de dire de bouche aux princes auprès desquels ils avaient charge de se rendre. Nous saurions par-là bien des particularités de l’histoire de l’établissement de la monarchie française, que nous ignorerons toujours. Mais avec quelque réserve que ces dépêches soient écrites, on voit bien que Clovis était en Europe dans le commencement du sixième siècle, ce qu’y était l’empereur Charles-Quint au commencement du seizième. Quant à la date de ces lettres, je les crois écrites vers l’année cinq cent deux, et avant l’entrevue de Clovis et d’Alaric, de laquelle nous allons parler. Je sais bien que quelques auteurs modernes ont cru qu’elles avaient été écrites immédiatement avant la guerre des francs contre les visigots commencée en cinq cent sept, mais j’ai deux raisons pour ne pas suivre leur opinion, qu’ils n’appuient d’aucune preuve. La première est que ce qui s’y trouve concernant l’âge où Clovis était encore, lorsqu’elles furent écrites, porte à avancer leur date, autant qu’il est possible de l’avancer ; car ce prince avait déjà trente-cinq ou trente-six ans en cinq cent deux. La seconde, est que Théodoric était sur ses gardes contre les francs, lorsqu’il écrivit les lettres que nous venons de rapporter. Il éclairait alors de près les démarches de Clovis. Or quand la guerre de cinq cent sept commença,Théodoric rassuré par l’entrevue et par la réconciliation apparente d’Alaric et de Clovis, ne s’attendait plus à une rupture entre ces princes. Il fut si bien surpris lorsqu’elle éclata, qu’il ne put point, comme on le verra, faire marcher l’armée qui devait secourir son gendre, assez tôt, pour qu’elle joignît les visigots avant qu’ils eussent été forcés à livrer bataille à l’armée des francs.

Je crois donc que les dépêches de Théodoric, dont il est ici question, sont antérieures à l’entrevue d’Alaric et de Clovis, et ,que cette entrevue fut même le fruit des négociations que le roi des ostrogots avait faites, pour empêcher que le roi des francs osât attaquer le roi des visigots.

Grégoire de Tours après avoir fini tout ce qu’il avait à dire au sujet de l’obstination avec laquelle Gondebaud refusait toujours d’abjurer publiquement l’arianisme, ajoute ce qui suit concernant cette entrevue d’Alaric et de Clovis. Alaric voyant que Clovis soumettait chaque jour quelque peuple à son obéissance,... voilà tout ce que dit Grégoire de Tours concernant cette entrevue, dont les historiens venus après lui ont rapporté plusieurs particularités démenties d’avance par son récit. Telles sont les embûches dressées à Clovis par Alaric. Je ne ferai donc aucune mention de tous ces détails qui paraissent des faits inventés à plaisir pour justifier la guerre que Clovis fit aux visigots trois ou quatre années après l’entrevue d’Amboise. J’ajouterai seulement une observation à tout ce que je viens de dire au sujet de cet évènement : c’est qu’il parait par ce que fait dire Grégoire de Tours au roi des visigots quand il propose un abouchement à Clovis, si mon frère l’avait pour agréable,  que dès lors les têtes couronnées se traitaient de frères, comme elles le pratiquent encore aujourd’hui, quoiqu’elles ne fussent point frères ni par le sang ni par alliance. En effet Alaric n’était pas même parent de Clovis. Il est vrai qu’Alaric était allié de Clovis, mais s’il eût voulu donner à Clovis par tendresse, le nom qu’il devait donner à ce prince comme au frère de sa belle-mère ; il l’aurait appelé non pas mon frère, mais mon oncle. Alaric avait épousé Théodégote fille de Théodoric et d’Audefléde sœur de Clovis.

Cette observation sur le traitement que les têtes couronnées se faisaient dès lors, est bien confirmée par les formules de Marculphe. On y trouve le protocole, qui de son temps était en usage dans la chancellerie de France, pour les lettres de cérémonie que nos rois écrivent aux autres souverains ; et ce protocole fait foi que nos rois les traitaient de frères.

 

CHAPITRE 14

Conduite d’Alaric second dans ses états. Il y altère la monnaie d’or. Clovis profite des conjonctures et il lui déclare la guerre, dès que les visigots ont obligé Quintianus, évêque de Rodez, à se sauver de son diocèse. Alliance de Clovis avec les bourguignons, et marche de son armée.

Nous ignorons pleinement tout ce que Clovis peut avoir fait depuis l’entrevue d’Amboise jusqu’à son expédition contre les visigots en cinq cent sept. Les affaires que ce prince avait dans des états où il n’était bien le maître que depuis peu de temps, l’auront occupé suffisamment. Je commencerais donc ici l’histoire de cette expédition, s’il ne convenait point de rapporter auparavant le peu que nous savons concernant la conduite qu’Alaric avait tenue dans son royaume immédiatement avant le temps où la guerre commença. En effet, la conduite que ce prince tint en quelques occasions, contribua beaucoup à la rupture, comme aux succès de l’expédition dont nous avons à parler.

On a vu que son père Euric avait quelque temps avant que de mourir, fait rédiger par écrit la loi nationale des visigots. Alaric fit en l’année cinq cent cinq quelque chose de plus et qui marquait encore davantage la pleine et entière souveraineté qu’il croyait avoir sur les Gaules en vertu des cessions faites aux visigots par l’empereur Julius Nepos et par Odoacer. Les lois qu’Euric avait publiées, ne regardaient directement que sa nation, mais Alaric fit faire une nouvelle rédaction du code théodosien,  laquelle nous avons encore aujourd’hui, et qu’il publia pour être la loi des romains mêmes qui vivaient sous son obéissance. Nous parlerons encore ailleurs de ce code d’Alaric connu aussi quelquefois sous le nom du code d’Anien, parce qu’Anien était chancelier d’Alaric, lorsque le code dont il s’agit fut rédigé, et parce que ce fut lui qui signa les copies authentiques des nouvelles tables qui furent envoyées aux tribunaux.

Alaric permit aussi en cinq cent six aux évêques catholiques qui avaient leurs sièges dans l’étendue des pays de la Gaule où il était le maître, de tenir un concile national dans la ville d’Agde, et saint Césaire y présida.

La ville d’Arles dont il était évêque, était encore alors, comme on l’a vu, du royaume d’Alaric. Il est vrai qu’on prouve que quelques évêques qui assistèrent à ce concile, étaient du royaume des ostrogots, et non pas de celui des visigots ; mais, comme nous l’avons observé déjà, Théodoric était tellement uni pour lors avec Alaric son gendre, qu’il aura permis volontiers aux évêques de la partie des Gaules soumise à sa domination, de se trouver à un concile convoqué dans une ville soumise à la domination d’Alaric. Dès que saint Césaire se trouvait à ce concile, la prééminence de son siège établi dans la même ville où était alors celui de la préfecture du prétoire des Gaules, et où était d’ancienneté le siège du vicaire particulier des dix-sept provinces des Gaules, aura beaucoup contribué à faire déférer au saint que nous venons de nommer, la présidence de l’assemblée.

La permission qu’Alaric donna de tenir le concile d’Agde, et la nouvelle rédaction des lois romaines qui en avaient besoin, devaient lui concilier en quelque façon les esprits des romains ses sujets ; mais il fit en même temps un changement dans la monnaie, qui leur déplut infiniment, et d’ailleurs le traitement qu’il faisait aux évêques catholiques, qu’il soupçonnait d’être dans les intérêts des francs, rendait de jour en jour le fils d’Euric le persécuteur, encore plus odieux aux orthodoxes. Quant au changement qu’Alaric fit dans les monnaies, voici ce que nous en apprend Alcimus Avitus, évêque de Vienne, et dont nous avons déjà parlé tant de fois. Ce prélat en informant Apollinaris, évêque de Valence, qui lui faisait faire un cachet en forme d’anneau, de la quantité d’alliage d’argent qu’il fallait mêler avec l’or qu’on emploierait dans cette bague, mande donc à son ami : qu’il ne faut point que l’alliage y soit en même proportion... On voit encore dans les cabinets quelques-unes de ces médailles d’or, où il paraît qu’il est entré plus d’une moitié d’alliage composé à l’ordinaire en partie de cuivre et en partie d’argent. Il en est même parlé dans une des additions faites à la loi nationale des bourguignons postérieurement à l’année cinq cent. La loi sixième de la seconde de ces additions dit : on ne pourra point rebuter dans les payements aucun sol d’or de poids,... Nous avons déjà cité et éclairci cette loi à l’occasion des espèces, qu’il est probable que la confédération Armorique avait fait battre.

D’un autre côté, bien que la crainte qu’Alaric avait des armes des francs, l’obligeât à témoigner quelque bonté aux évêques catholiques de ses états, la prudence voulait qu’ils profitassent des conjonctures, pour secouer le joug des visigots, afin de ne pas demeurer toujours exposés à un traitement pareil à celui qu’ils avaient fait aux deux évêques de Tours, dont nous avons raconté l’infortune. Clovis pouvait mourir, ou cesser d’être heureux, et le mécontentement des peuples causé par l’altération de la monnaie d’or, devait avoir la destinée de tous les mécontentements populaires, qui cessent au bout de quelques temps d’être capables de produire aucun effet considérable. Enfin le lecteur jugera par les circonstances de la guerre de Clovis contre Alaric, qui se lisent dans des auteurs contemporains et dans Grégoire de Tours, si les évêques catholiques dont les diocèses étaient dans les états de ce dernier, n’eurent point beaucoup de part à la révolution qui fit passer en cinq cent sept et les années suivantes sous la domination des francs, la plus grande portion de la partie des Gaules, qui avait été jusque là sous la domination des visigots.

Quoique aient fait alors ces prélats, on ne saurait, comme nous l’avons déjà précédemment observé, reprocher rien à leur mémoire. La cession de Julius Nepos faite comme nous avons vu qu’elle l’avait été, et celle d’Odoacer encore moins valide, n’avaient pas pu transporter aux visigots les droits de l’empire sur les Gaules. Ainsi ces droits étaient toujours demeurés aux empereurs des romains ; et après le renversement du trône d’occident, ils avaient passé à l’empereur des romains d’orient. Ce prince jusqu’à la cession des Gaules faite aux francs vers l’année cinq cent trente-sept par l’empereur Justinien, était demeuré toujours le véritable souverain des Gaules. C’était donc Anastase qui en cinq cent sept était le souverain légitime des évêques, qui nonobstant que leurs diocèses se trouvassent sous la domination d’Alaric, ne laissèrent pas de favoriser les armes de Clovis. Or si nous ne savons pas que cet empereur eut ordonné d’avance à ces prélats de se conduire, ainsi qu’ils se conduisirent durant la guerre dont nous allons parler, nous savons du moins certainement qu’il approuva leur conduite, en conférant, quand elle durait encore, le consulat au roi des francs, à celui qu’ils avaient en quelque façon choisi pour les gouverner.

Voyons ce qu’on lit dans Grégoire de Tours, concernant la cause prochaine d’une guerre aussi mémorable que celle dont il est ici question. Notre historien écrit immédiatement après avoir parlé de l’entrevue d’Amboise : les Gaules étaient alors remplies de personnes... L’histoire particulière à laquelle Grégoire de Tours nous renvoie dans son histoire générale, est probablement la vie de Quintianus qui fait le quatrième chapitre de la vie des pères, un des opuscules de notre auteur. Je crois devoir rapporter ici ce qu’on y trouve, et tout ce que nous savons d’ailleurs concernant les autres évènements de la vie de Quintianus, occasionnés par son zèle pour la cause des francs, bien qu’ils ne soient arrivés qu’après la mort de Clovis. Ce qui m’engage à les raconter prématurément, c’est que je suis actuellement dans l’obligation de justifier quelques mots que j’ai prêtés à Grégoire de Tours dans la traduction du passage qu’on vient de lire, pour lui faire dire distinctement que Quintianus avait été chassé deux fois de son siége. Je ne crois pas avoir eu tort en cela. Premièrement, les deux exils de Quintianus sont rendus constants par la suite de l’histoire. On y verra distinctement que ce prélat fut obligé à s’exiler lui-même avant que Clovis eût commencé ses hostilités contre les visigots, et qu’il fut chassé de son siége après la mort de Clovis et sous le règne de Thierri le fils aîné de ce prince. D’ailleurs en mettant au commencement de la narration des événements de la guerre de Clovis contre Alaric, un récit suivi de toutes les différentes aventures de Quintianus, on rend l’histoire de cette guerre et celle des évènements qui en furent la suite, beaucoup plus facile à entendre.

Aussitôt que Clovis eut été informé de la retraite forcée de Quintianus, il monta à cheval, comme nous le dirons bientôt, et dès l’entrée de la campagne, il donna la bataille de Vouglé, après laquelle il envoya son fils Thierri soumettre la cité d’Albi, le Rouergue et l’Auvergne. On peut donc bien croire que Quintianus, pour ainsi dire le martyr des francs, fut dès l’année cinq cent sept rétabli dans son siège. Ainsi pour cette fois-là Quintianus ne sera demeuré en Auvergne que durant quelques mois, et il n’aura point joui longtemps des revenus que l’évêque de ce diocèse lui avait assignés pour sa subsistance. Quintianus sera donc revenu dès lors dans son diocèse, où il était encore en possession de la crosse, lorsqu’en l’année cinq cent onze il assista au concile tenu dans Orléans sous le bon plaisir de Clovis et qu’il signa les actes de cette assemblée. Qu’arriva-t-il dans la suite ? les visigots, dit Grégoire de Tours, ayant reconquis... Clovis mourut en cinq cent onze, et l’expédition de Théodebert ne se fit, comme nous le verrons, que très peu de temps avant la mort de Thierri fils de Clovis, c’est-à-dire, vers l’année cinq cent trente-trois.

Il parait donc que très peu de temps après la mort de Clovis arrivée en cinq cent onze, les visigots avaient repris Rodez, et qu’ils la tenaient encore malgré les francs en cinq cent trente-trois. La ville de Rodez est voisine des cités de la métropole de Narbonne, que les visigots avaient conservée durant la guerre que Clovis leur fit en cinq cent sept, et dont nous allons donner l’histoire.

Dès que les visigots auront été rentrés dans Rodez, ce qui arriva vers cinq cent douze, Quintianus en sera sorti une seconde fois pour se réfugier encore dans l’Auvergne, qui n’était point du nombre des cités que les visigots avaient reconquises après la mort de Clovis, et où notre prélat avait été si bien reçu dans le temps de son premier exil. Ce second exil de Quintianus est même rendu constant par une très ancienne vie de ce saint, laquelle se garde dans la bibliothèque de l’église de Rodez. M Dominici qui la cite dans son histoire de la famille d’Ansbert, rapporte qu’on y lit : que sous le règne de Thierri, Quintianus fut chassé de son siège par les visigots, qui l’accusaient de vouloir livrer le Rouergue à ce prince. ç’aura été durant ce second exil, que l’évêque de Lyon aura donné à Quintianus, la jouissance des biens que l’église de Lyon avait en Auvergne. Ce fut durant ce second exil que Quintianus fut fait lui-même évêque d’Auvergne, quatre ou cinq après la mort de Clovis, c’est-à-dire, vers l’année cinq cent seize.

Voici comment Grégoire de Tours raconte ce dernier évènement dans ses opuscules et dans son histoire. Eufrasius évêque de l’Auvergne, mourut quatre ans après Clovis... la mémoire de saint Quintianus est encore précieuse aujourd’hui aux peuples de Clermont, où ses reliques y sont exposées à la vénération des fidèles dans l’église de saint Symphorien et de saint Genest. Nous en saurions probablement davantage concernant l’attachement de Quintianus pour les princes francs, si nous avions encore la lettre qui lui avait été écrite par Avitus évêque de Vienne. Mais, comme l’observe le père Sirmond, il ne nous est demeuré que la suscription de cette lettre. Le corps de la lettre est perdu. L’écrit qu’on trouve aujourd’hui placé sous le titre de lettre d’Avitus évêque de Vienne à Quintianus évêque, est une des copies de la lettre circulaire qu’Avitus adressa aux évêques suffragants de la métropole de Vienne pour les inviter au concile qui se tint en cinq cent dix-sept à Épaone, dans le royaume des bourguignons.

Or Avitus ne saurait avoir adressé une de ces lettres à Quintianus, évêque d’Auvergne. Cette cité était sous la métropole de Bourges, et non pas sous celle de Vienne. D’ailleurs l’Auvergne n’était point du royaume des bourguignons dans le temps du concile d’Épaone. Elle était dans le royaume des francs. Ainsi la véritable lettre adressée à Quintianus par Avitus, est perdue. En quel temps l’a-t-elle été ? Quelles ont été les vues de ceux qui peuvent l’avoir supprimée ? Nous l’ignorons. M Dominici de Toulouse, savant jurisconsulte du dix-septième siècle, dit dans un livre qu’il fit imprimer en 1645 touchant la prérogative des aleuds. Nous avons une vie de saint Amant évêque de Rodez... en effet, ces vers qu’on peut lire au bas de la page, font voir que Clovis commença son expédition contre les visigots avant le temps où il avait résolu de la commencer, mais qu’il se pressa, et qu’il la commença prématurément, parce qu’il apprit que le projet de ses amis était découvert, et qu’ils étaient en danger. Voici, suivant Grégoire de Tours, ce que fit Clovis avant que de partir.

Cet auteur après avoir employé tout le trente-sixième chapitre du second livre de son histoire, à raconter la retraite forcée de Quintianus, et l’accueil qui lui fut fait en Auvergne, commence ainsi le chapitre suivant : Le roi Clovis dit donc aux siens... Avant que de continuer à rapporter la narration de Grégoire de Tours, il convient de dire ici une chose qu’il a oublié d’écrire. Comme il a omis de dire que Clovis avait pour allié Théodoric dans la guerre faite en l’année cinq cent contre les bourguignons ; il omet aussi de dire que Clovis dans la guerre qu’il fit en cinq cent sept aux visigots, avait Gondebaud pour son allié. Mais la chose n’en est pas moins certaine, puisque nous la tenons d’auteurs, dont le témoignage ne saurait être rejeté ni reproché.

Le premier de ces témoignages est celui des trois disciples de saint Césaire évêque d’Arles, qui ont écrit sa vie en commun peu de temps après sa mort, et qui l’ont adressée à sa sœur l’abbesse Césaria. On y lit que saint Césaire se trouva enfermé dans Arles, lorsque Clovis en fit le siège, et nos auteurs disent, en parlant de cet évènement. Après que le roi Alaric eût été tué dans la bataille... Isidore de Séville qui est un autre de nos témoins, dit positivement, que dès le commencement de la guerre dont il est ici question, et avant que la bataille de Vouglé se donnât, les bourguignons étaient les alliés des francs. Je rapporterai d’autant plus volontiers cet endroit de son histoire des goths, qu’il aide à constater la date de la bataille qui se donna près de Vouglé, la première campagne de la guerre de Clovis contre Alaric. L’an de Jésus-Christ quatre cent quatre-vingt-quatre,... Nous renvoyons à un autre endroit la suite du passage d’Isidore.

Dès qu’Alaric qui était monté sur le trône en quatre cent quatre-vingt-quatre, a régné vingt-trois ans, il s’ensuit que ç’a été en cinq cent sept qu’il est mort à la bataille de Vouglé. Il est vrai que Grégoire de Tours, lui donne une année de règne de moins qu’Isidore de Séville, mais on voit bien que cette différence vient de ce que l’on a compté les années révolues, et l’autre les années courantes. Quand Grégoire de Tours dit qu’Alaric avait régné vingt-deux ans, lorsqu’il fut tué à Vouglé, il entend dire que ce prince avait fini la vingt-deuxième année de son règne. D’un autre côté, quand Isidore écrit qu’Alaric a régné vingt-trois ans, il entend dire qu’Alaric a commencé la vingt-troisième année de son règne. Du moins cette supposition ne saurait être contredite, parce que nous ne savons point précisément ni le jour de l’avènement d’Alaric à la couronne, ni le jour où se donna la bataille de Vouglé dans laquelle il fut tué.

J’ajouterai encore ici un autre passage d’Isidore de Séville très propre à confirmer que ce fut en cinq cent sept que se donna la bataille de Vouglé. Isidore ayant dit tout ce qu’il avait à dire concernant Alaric Second, il écrit : après la mort d’Alaric,... Comme Anastase avait été fait empereur en quatre cent quatre-vingt-onze, la dix-septième année de son règne a dû se rencontrer avec l’année cinq cent sept. Enfin l’auteur du supplément à la chronique de Victor Tununensis, dit positivement que la bataille de Vouglé se donna en cinq cent sept sous le troisième consulat d’Anastase, et sous le premier de Venantius. Nous verrons que les bourguignons ne furent pas les seuls alliés qu’eut Clovis, lorsqu’il marcha cette année-là contre les visigots, et qu’il avait encore dans son armée un corps de ripuaires commandé par Clodéric fils aîné de Sigebert roi de cette tribu. Reprenons la narration de Grégoire de Tours, où nous l’avons quittée pour faire les digressions qu’on vient de lire, et qui m’ont paru propres à la faire mieux entendre.

 

CHAPITRE 15

Clovis entre dans le pays tenu par les Visigots. Bataille de Vouglé.

Clovis informé que les visigots se mettaient en mouvement, et qu’ils marchaient vers celles de leurs provinces qui étaient frontières de son territoire, prit le parti le plus usité dans ce temps-là, celui d’aller droit au lieu où l’armée ennemie devait s’assembler, afin de la combattre avant qu’elle eût encore reçu toutes les troupes qui la devaient joindre. On savait que c’était dans le Poitou qu’Alaric avait donné le rendez-vous à ses troupes, ainsi Clovis y marcha. Comme il était le maître d’Orléans, on ne doit pas être en peine du lieu où il passa la Loire. Il prit ensuite sa route par la Touraine qui était alors sous la domination des visigots, et par conséquent un pays ennemi. Clovis ne laissa pas néanmoins de faire publier en y entrant, un ban par lequel il était défendu sous peine de la vie, d’y prendre aucune autre chose que de l’herbe et de l’eau. Il crut devoir cette marque de respect à la mémoire de saint Martin évêque de Tours, et l’apôtre des Gaules. Il arriva cependant qu’un soldat eut la hardiesse d’enlever quelques bottes de foin appartenantes à une pauvre femme. Le roi, dit-il, comme pour s’excuser, nous a du moins permis de prendre ici de l’herbe. Qu’est-ce que du foin ? Une herbe coupée, fanée et mise en bottes. Sa plaisanterie ne lui réussit point : Clovis informé du fait, condamna à mort le soldat qui avait enfreint le ban, et il le fit exécuter. Quel succès pouvons nous attendre... Cet exemple contint les troupes.

Durant la marche, Clovis qui passait à une petite distance de la ville de Tours, eut la curiosité de consulter le dieu des armées, dans l’église bâtie sur le tombeau de saint Martin, pour apprendre, s’il était possible, quel serait l’évènement de l’expédition que les francs avaient entreprise. Dans ce dessein, il envoya secrètement des hommes de confiance porter ses offrandes au tombeau de l’apôtre des Gaules, et il leur enjoignit de lui rendre à leur retour un compte exact, de tout ce qu’ils auraient vu ou entendu de plus propre à servir de présage, et à pronostiquer le succès de la campagne. Il s’adressa ensuite à Dieu, et il lui dit : seigneur, s’il est vrai que vous daigniez me protéger,... Les personnes chargées de la commission de Clovis, s’en acquittèrent sans se découvrir, et en mettant le pied dans l’église de saint Martin, qui n’était point encore renfermée dans l’enceinte de Tours, elles entendirent le chantre entonner le quarantième verset du psaume dix-septième : seigneur, vous m’avez armé de courage dans les combats,.... Cette consultation faite par Clovis, était-elle une action religieuse, ou bien un effet blâmable de la curiosité effrénée de pénétrer dans l’avenir, que les hommes ont toujours eue, et qui fit souvent chercher aux premiers chrétiens dans les livres sacrés, et sur les tombeaux des saints, des présages pareils à ceux que leurs pères avaient cherchés, quand ils étaient encore païens, dans les ouvrages de Virgile, et dans les antres d’Apollon ? Que ceux auxquels il appartient de prononcer sur cette question, la décident.

Il est vrai que le concile qui s’était tenu dans Agde une année avant que Clovis consultât le ciel dans l’église de s Martin, défend sous peine d’excommunication, aux clercs et aux laïques de chercher, soit dans l’écriture sainte, soit en faisant de leur autorité privée des cérémonies mystérieuses sur les tombeaux des saints, aucun augure de l’avenir. Il est encore vrai que le concile, qui quatre années après le temps dont nous écrivons ici l’histoire, s’assembla dans Orléans par les soins de Clovis, fait sous les mêmes peines, prohibition tant aux ecclésiastiques qu’aux laïques, de recourir à aucune sorte de divination, tant à celles qui avaient été en usage parmi les païens, qu’à celles qui se faisaient en abusant des livres saints et du culte pratiqué dans l’église chrétienne. Un des capitulaires de Charlemagne défend aussi aux fidèles de chercher des prédictions de l’avenir, soit dans le psautier, soit dans les évangiles, et d’exercer aucune sorte de divination. Mais la manière dont s’y prit Clovis, pour savoir ce qui était déterminé par la providence sur la guerre qu’il avait entreprise, est-elle bien une des manières de découvrir l’avenir, qui sont condamnées dans les lois que je viens de rapporter ? Voilà ce que je n’oserais décider. Reprenons le fil de la narration de Grégoire de Tours.

Les hommes de confiance que Clovis avait envoyés porter ses offrandes au tombeau de saint Martin, revinrent après avoir remercié le ciel d’un augure si heureux, rendre compte à leur maître du présage qu’ils avaient eu. Il se mit en marche aussitôt, mais lorsqu’il fut arrivé sur le bord de la Vienne dont le lit couvrait le camp des ennemis, qui s’assemblaient entre Poitiers et cette rivière, il la trouva si grossie par des pluies abondantes, qu’il ne lui était pas possible de la guayer, comme il se l’était promis. Ainsi l’armée des francs qui avait été obligée à passer la Loire au-dessus de la Touraine,que les visigots tenaient, et par conséquent fort au dessus de l’embouchure de la Vienne dans ce fleuve, se trouvait arrêtée par la rivière dont nous parlons. Il était même impossible à Clovis d’y jeter des ponts, ou de la faire traverser à ses troupes dans des barques, parce qu’Alaric dont il parait que le principal quartier était alors sous Poitiers, éloigné seulement de trois ou quatre lieues de la rive de la Vienne, y avait des postes. Alaric n’aurait donc pas manqué de s’opposer à ce passage, et de profiter d’une telle occasion pour combattre les francs avec tant d’avantage, qu’il les eut battu sans rien risquer. Il fallait ou surprendre le passage de la Vienne, ou s’exposer, en tentant de la passer malgré l’opposition des visigots, à une défaite presque certaine. Avant que de parler de l’évènement miraculeux qui tira Clovis de l’embarras où nous le voyons, il est bon de fermer un moment Grégoire de Tours, pour ouvrir Procope, et pour apprendre de cet historien, quel était le projet de campagne qu’Alaric avait fait de son côté. On en concevra mieux et l’importance dont il était aux francs de passer la Vienne au plutôt, et comment le passage de cette rivière, fut cause de la bataille de Vouglé.

Procope après avoir parlé de la guerre que Clovis et Théodoric firent conjointement aux bourguignons en cinq cent, ajoute : les francs ayant augmenté considérablement leurs forces,... notre historien raconte ensuite comment les visigots livrèrent bataille aux francs.

Je ne puis sans prévarication omettre d’avertir ici le lecteur, que j’ai pris la liberté de faire une correction importante dans le texte de Procope, en mettant le nom de Poitiers au lieu de celui de Carcassonne, qui se lit dans l’édition du louvre. Voici les raisons que j’ai eues de faire un tel changement. En premier lieu, il est impossible que Procope qui doit avoir vu en Italie plusieurs francs et plusieurs visigots, qui s’étaient trouvés à la bataille de Vouglé, n’ait pas su que c’était sous Poitiers et non pas sous Carcassonne qu’Alaric était campé la veille du jour où il perdit cette bataille mémorable, dans laquelle il fut tué. Ainsi, quand bien même les manuscrits de cet historien ne fourniraient rien qui autorisât notre correction, il ne faudrait point laisser de la faire, par la raison qu’il est impossible que Procope se soit trompé au point d’avoir écrit Carcassonne pour Poitiers, et qu’ainsi une telle faute devrait toujours être traitée de vice de clerc, et mise sur le compte des copistes. En second lieu, nous trouvons dans le texte d’un manuscrit de Procope de quoi autoriser la restitution que nous osons faire. Voici le fait.

Dans le douzième chapitre du premier livre de l’histoire de la guerre des goths par Procope, Carcassonne se trouve nommée trois fois. La première fois qu’il en est fait mention, c’est dans le passage qui vient d’être rapporté ; et c’est pour dire qu’Alaric campa quelque temps sous cette place, et qu’il ne décampa delà que pour donner la bataille où il perdit la vie. Les deux autres fois qu’il est fait mention de Carcassonne dans ce chapitre, c’est à l’occasion du siège que Clovis mit devant cette ville-là, quelque temps après la bataille de Vouglé, et qu’il fut obligé de lever. Or le manuscrit de la bibliothèque de Joseph Scaliger, dont Hoëschelius s’est servi pour nous donner son édition du texte grec de Procope, appelle Carcassonne, Carcassiané dans les deux endroits où il s’agit du siége de cette place, et où réellement Procope a voulu parler de Carcassonne. En cela il est semblable aux autres manuscrits. Au contraire, dans l’endroit de ce manuscrit grec de Scaliger où il est parlé de Carcassonne pour la première fois, et à l’occasion du campement d’Alaric sous cette place avant la bataille de Vouglé, Carcassonne s’y trouve appelée Ou Carcassona. Quelle apparence que Procope ait nommé au commencement d’une page Ou Carcassona, la même ville qu’il appelle deux fois Carcassiané dans la suite de la même page. Je crois donc que Procope avait écrit dans l’endroit que nous rétablissons, Augoustoritona,  en traduisant en grec le nom latin de la ville de Poitiers qui est Augustoritum, et que la leçon Ou Carcassona n’est autre chose que le mot Augoustoritona alteré et défiguré par quelques copistes grecs qui savaient mal la carte des Gaules. Il est aisé de deviner comment se sera faite par degré la restitution téméraire qu’il a mis à la place du nom corrompu Ou Carcassona, le nom de Carcassiané qui se trouvait deux fois dans la suite de la même page.

Sans redire ici pour autoriser notre hardiesse, ce que l’on a déjà lu concernant l’altération des noms propres des lieux et des fleuves de la Gaule, que l’ignorance des copistes de Procope, leur a fait faire en transcrivant le texte de cet historien, nous nous contenterons d’observer que dans l’endroit même que nous restituons, ces copistes ont commis une faute bien plus considérable que celle que nous corrigeons. Ils y font dire à Procope qu’Amalaric roi des visigots, était fils d’une fille d’Alaric Second, au lieu que Procope avait certainement écrit conformément à la vérité, et à ce que lui-même il dit ailleurs, qu’Amalaric était fils d’Alaric Second, et d’une fille de Théodoric roi des ostrogots. Je reprends le fil de l’histoire.

Alaric dont le projet de ne point combattre, qu’il n’eût été joint par le renfort que Théodoric lui envoyait, ne pouvait pas se poster mieux qu’il l’avait fait, en prenant un camp où il avait la Vienne devant lui, et Poitiers dans ses derrières. Il était difficile qu’il fût forcé dans un campement si bien assis, d’où il ne laissait pas d’empêcher que les francs s’avançassent dans son pays, puisqu’ils ne pouvaient pas y entrer sans s’exposer à perdre aussitôt toute la communication avec le leur. Ainsi l’embarras de Clovis qui se voyait arrêté dès le commencement de sa carrière, ne devait point être médiocre. Il perdait un temps précieux pour lui, et dont les visigots allaient profiter, soit pour se fortifier par les secours qui leur venaient, soit pour achever de découvrir le parti qu’il avait dans leurs provinces, et pour le dissiper.

Clovis, dit Grégoire de Tours, fut toute la nuit en prières,... le ciel même se déclara le vengeur des infractions de ce ban. Un maraudeur qui avait levé la main sur saint Maixant abbé d’un monastère du diocèse de Poitiers, devint paralytique du bras dont il avait voulu frapper le serviteur de Dieu. On pourrait soupçonner que la colonne de feu que Clovis aperçut sur l’église de saint Hilaire, n’était qu’un signal convenu entre ce prince et quelque poitevin de ses partisans qui avait promis de lui faire connaître par des fanaux les mouvements des ennemis, et qui l’avertissait par les flambeaux qu’il avait allumés sur le haut de cette église, et que de temps en temps l’on pouvait bien changer de place, que les visigots avaient décampé pour se retirer, aussitôt qu’ils avaient su que l’armée des francs était en deçà de la Vienne. En effet, on rendait un grand service à Clovis en l’informant que ses ennemis faisaient actuellement un mouvement durant lequel il était facile de les défaire et qui d’un autre côté les allait mettre en sûreté si l’on leur permettait de l’achever sans trouble. D’ailleurs on sait que les anciens se servaient souvent de flambeaux allumés, pour donner les signaux de guerre. Mais les auteurs du temps disent positivement que l’apparition de cette lumière fut un événement miraculeux. On a vu comment Grégoire de Tours s’en explique, et voici ce qu’en dit Venantius Fortunatus auteur du sixième siècle, et l’un des successeurs de saint Hilaire sur le siège épiscopal de Poitiers. Lorsque le roi Clovis était armé contre un peuple hérétique,... c’était ainsi que la colonne de feu avait autrefois servi de guide aux enfants d’Israël.

Ce fut, comme nous l’apprend encore Fortunat dans l’abrégé de la vie de saint Remy, à dix mille de Poitiers, et dans la campagne qui est auprès de Vouglé ou Vouillé, non loin des bords du Clain, que Clovis défit Alaric. Je comprends donc sur ce qui a déjà été emprunté, sur ce qui va l’être encore de la narration de Grégoire de Tours, comme sur ce qu’en dit Fortunat qui devait connaître les lieux ; que Clovis après avoir guayé la Vienne à l’endroit qui s’est appelé depuis cet évènement le pas de la biche, avait dessein de passer la nuit dans le camp qu’il avait pris en vue de Poitiers, lorsqu’il fut averti par les signaux qu’il vit sur l’église de saint Hilaire, qu’Alaric se retirait, et que les visigots après avoir passé le Clain à Poitiers, marchaient sur la gauche de cette rivière. Clovis aura décampé sur le champ, quoiqu’il fut encore nuit, et passant aussi le Clain qui n’est pas une grosse rivière, aux gués que les gens du pays lui auront enseignés, il aura atteint après une marche forcée de neuf ou dix heures, les visigots qui faisaient diligence pour prendre le nouveau poste qu’ils avaient dessein d’occuper.

Cependant Procope semble dire qu’Alaric pouvait bien encore gagner pays, mais que les visigots indignés de la manoeuvre qu’il leur faisait faire, l’obligèrent à tourner tête, et à livrer bataille à Clovis qu’ils se vantaient de défaire eux seuls, et sans le secours des ostrogots. Le récit que Grégoire de Tours nous fait de la journée de Vouglé contient plus de détails que celui de Fortunat. L’évêque de Tours après avoir fini le récit du miracle arrivé à l’occasion de l’abbé Maixant, dit : cependant l’armée d’Alaric et celle de Clovis en vinrent aux mains... Clovis après avoir mis les visigots en fuite, et après avoir tué leur roi Alaric, tous les auteurs semblent dire qu’il ait tué de sa propre main ce prince, ne laissa point de courir encore un très grand danger. Il fut assailli dans le même temps par deux visigots qui lui portèrent chacun un coup d’épieu d’armes au milieu du corps. Heureusement la trempe de sa cuirasse était si bonne qu’elle résista, et l’agilité de son cheval le tira d’entre ces assaillants.

Comme Grégoire de Tours et Fortunat ont vécu dans le siècle même où cette bataille mémorable s’est donnée, et comme Fortunat était lui-même évêque de Poitiers, et l’autre évêque d’un diocèse limitrophe de celui de Poitiers, ce qu’ils disent soit concernant la distance où les campagnes de Voglade étaient du Clain, soit sur la marche des deux armées ennemies, et l’heure du combat, a fait penser à nos meilleurs écrivains, que les champs du lieu qui s’appelle aujourd’hui Vouglé ou Vouillé, avaient été le théâtre du grand évènement dont il est ici question. En effet, Vouglé est à trois lieues de Poitiers. Il n’est qu’à trois lieues du lit du Clain. D’ailleurs le nom français de Vouglé ou Vouillé, c’est ainsi que plusieurs auteurs l’écrivent, parait dérivé du nom latin Voglade, ou Vogladum, ou Vlloiacum. Le lieu dont il s’agit a porté ces trois noms-là.

Un critique éclairé vient néanmoins d’attaquer ce sentiment, et il se fonde principalement sur deux raisons. La première est, que dans les anciennes chartres, Vouglé est nommé Villiacum, et non pas Vogladum, et que par conséquent, campus vogladensis, ou les champs vogladiens, ne sauraient être les campagnes des environs de Vouglé. La seconde est, que Vogladum était assis sur le Clain, au rapport de Grégoire De Tours, et que Vouglé est à trois lieues du Clain qui n’en approche qu’à cette distance. Je réponds à la première de ces deux raisons : que rien n’était plus commun dans le sixième siècle que d’orthographier différemment le même nom propre. C’est de quoi nous rapportons plusieurs exemples dans cet ouvrage. Nous y avons fait voir qu’on écrivait de cinq ou six manières différentes, le nom de Clovis et le nom de Clotilde.

Le critique nous fournit lui-même un exemple en nous apprenant que Vouglé est appelé dans les anciennes chartres, Villiacum et Volliacum. Grégoire de Tours a bien pu en orthographiant le même nom, écrire Voglade ou Vogladum ; en mouillant la prononciation du g, Vogladum  sonne assez comme Volliacum, dont on peut supposer que les deux l étaient aussi mouillées. Il n’y aura pas eu entre ces deux noms latins une différence plus grande que celle qui est en français entre Vouglé et Vouillé.

Quant à la seconde des raisons que je réfute, je dirai que Grégoire de Tours n’a point écrit que la bataille dont il s’agit, ait été donnée sous les murs de Vouglé, mais bien dans les champs de Vouglé, in campo vogladensi. Qui empêche de croire que ces champs ne s’étendissent pas jusque au bord du Clain qui n’est éloigné que de dix mille de Vouglé. ç’aura été sur le terrain qui est entre Vouglé et le Clain que les deux armées se seront mises en bataille. Combien y a-t-il de batailles, qui portent le nom d’une ville ou d’un bourg à deux lieues duquel elles se sont données ? Sans sortir du Poitou, n’appelle-t-on point la bataille donnée à Maupertuis l’an mille trois cent cinquante-six entre le roi Jean et le prince de Galles, la journée de Poitiers, quoique Maupertuis soit à deux lieues de Poitiers ? Dans la supposition que l’armée de Clovis eut une lieue de front, la pointe de sa droite n’aura été qu’à une lieue du Clain, et la pointe de sa gauche à une lieue de Vouglé. N’est-ce point assez pour dire que la bataille se sera donnée dans les champs de Vouglé et sur les bords du Clain, quand même les champs de Vouglé ne se seraient pas étendus jusque sur le bord de cette rivière ?

Les détails de la bataille de Vouglé qu’on lit dans Grégoire de Tours ne vont point jusqu’à nous apprendre le nombre des morts et des blessés. Il se contente de nous dire à ce sujet : que les citoyens de l’Auvergne qu’Apollinaris avait amenés au secours d’Alaric, demeurèrent la plupart sur le champ de bataille, et qu’il y eut parmi les morts un grand nombre de sénateurs. Quoique Grégoire De Tours ne semble faire ici mention, que des auvergnats ses compatriotes, on peut croire cependant qu’il y avait bien d’autres romains qu’eux dans l’armée des visigots. Un article de la loi nationale de ce peuple ordonnait à tous les ducs, comtes et autres officiers obligés par leurs emplois d’aller à la guerre, soit qu’ils fussent visigots, soit qu’ils fussent romains, de se trouver le jour marqué au lieu du rendez-vous donné aux milices qui devaient composer l’armée, à la tête de laquelle le roi allait se mettre. Cette loi enjoignait même à toutes les personnes désignées ci-dessus, d’amener avec elles la dixième partie de leurs esclaves, et de les armer convenablement. D’ailleurs les gaulois n’ont jamais été de ces peuples pacifiques qui ont la patience de voir cinq ou six ans durant, des armées étrangères s’entrebattre dans le pays qu’ils habitent, sans se mêler de la querelle.

Quant à l’Apollinaris qui commandait les auvergnats à la journée de Vouglé, il était fils du célèbre Sidonius Apollinaris, dont nous avons parlé tant de fois, et de Papianilla fille de l’empereur Avitus. Apollinaris n’avait point pour les visigots la même aversion que son père Sidonius avait eue, et nous voyons que dès le règne d’Euric, il s’était lié d’amitié avec Victorius ; que ce roi, comme nous l’avons dit en son lieu, avait fait président de la première Aquitaine. Il avait même été avec ce Victorius à Rome, et quand Victorius y eut été assommé, Apollinaris y fut retenu comme captif, mis à une grosse rançon, et envoyé à Milan pour y être gardé jusqu’à ce qu’il l’eût payée. Mais, et c’est ce qui peut servir à donner une idée plus complète de la manière dont les hommes pensaient sur les augures, dans les temps dont nous écrivons l’histoire : Apollinaris ayant entendu dire par hasard à un mendiant la veille de la fête de saint Victor martyr, tous les captifs qui se sauvent cette nuit ne sont jamais rattrapez, il réputa ce discours un présage heureux, et partant sur le soir avec un valet de confiance, il prit hardiment le chemin de l’Auvergne, où il arriva sain et sauf. Il paraît cependant que les facilités qu’il avait trouvées à s’évader, l’eussent rendu suspect à Alaric, mais on voit par deux lettres d’Avitus qu’Apollinaris avait regagné la confiance de ce prince.

Grégoire de Tours ne dit point que notre Apollinaris ait été du nombre des auvergnats morts à Vouglé. Aussi n’y fut-il point tué. Il fut même quelques années après élu évêque de l’Auvergne, mais il ne vécut que trois mois après son exaltation, ainsi que nous l’avons déjà dit dans le chapitre précédent en parlant de saint Quintianus. Le peu que Procope dit concernant la bataille de Vouglé, sert à rendre encore plus vraisemblable l’idée que nous avons donnée de cette action de guerre. Après avoir rapporté qu’Alaric s’était posté sous Poitiers pour n’être point obligé à combattre avant que d’avoir été joint par les ostrogots, il ajoute que cette manoeuvre déplaisait fort aux visigots qui se croyaient capables de battre seuls les francs, et que ce fut par complaisance pour sa nation que ce prince donna la bataille de Vouglé. Alaric, écrit notre historien, fut donc forcé à livrer bataille aux ennemis,...