Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE IV

 

 

CHAPITRE 6

Guerre de Clovis contre les Allemands. Conversion et baptême de ce prince.

Nous sommes arrivés au plus considérable des évènements de la vie de Clovis, à l’évènement qui fut la cause de la conversion de ce prince, que les représentations, ni les prières de sainte Clotilde n’avaient pu encore opérer. On a vu dès le premier livre de cet ouvrage, que les allemands étaient une nation des plus nombreuses de la Germanie, et que son berceau était sur le Danube. On y a vu aussi que dès le commencement du cinquième siècle, quelques essaims de cette nation s’étaient établis dans le pays, qui est au nord du lac de Genève, et qui s’étend jusqu’au mont Jura. Cette colonie y devait être toujours, lorsque Clovis eut la guerre contre la nation dont elle était, puisque notre peuplade se trouvait encore dans la contrée qui vient d’être désignée au temps que Grégoire de Tours écrivait, c’est-à-dire, à la fin du sixième siècle. Cet historien voulant désigner les lieux où Lupicinus et Romanus deux saints personnages dont nous avons déjà parlé, et qui vivaient vers le milieu du cinquième siècle, s’étaient retirés et où ils avaient bâti le monastère connu aujourd’hui sous le nom de l’abbaye de saint Claude : dit, que ce lieu est situé assez près d’Avanches et entre le pays habité par les bourguignons et le pays habité par des allemands.

Nous avons vu aussi dans le second livre de cet ouvrage que d’autres essaims d’allemands habitaient sur la droite du Rhin, et qu’après la mort de Valentinien troisième, ils avaient passé le Rhin pour s’établir dans le pays appelé aujourd’hui l’Alsace, mais qu’ils avaient repassé ce fleuve, dès que l’empereur Petronius Maximus eut fait Avitus maître de la milice dans le département de la préfecture des Gaules. Il a encore été parlé des incursions que ces allemands faisaient souvent en Italie. Or il est apparent qu’avant l’année quatre cent quatre-vingt, nos allemands avaient passé le Rhin de nouveau et qu’ils s’étaient rétablis dans l’Alsace. En effet Procope dans l’exposition de l’état où étaient les Gaules immédiatement avant le renversement de l’empire d’occident arrivé en quatre cent soixante et seize, et que nous avons rapportée en son lieu, place les allemands et les suèves dans une contrée qui était entre le pays habité par les tongriens et le pays que tenaient les bourguignons. C’est assez la situation de l’Alsace, et l’on ne doit point être surpris qu’un auteur grec ne l’ait pas désignée avec plus de précision. Procope ajoute que les allemands et les suèves établis dans les Gaules, et dont il parle en cet endroit de son histoire, étaient des peuples libres, et qui ne reconnaissaient en aucune manière l’autorité de l’empire.

Nos allemands joints avec les suèves et fortifiés sans doute par le secours de ceux qui étaient demeurés dans la Germanie, et par le secours de ceux qui habitaient entre le mont Jura et le lac Léman, car on verra par la suite de l’histoire, que toute la nation des allemands prit part à cette guerre ; entrèrent hostilement en quatre cent quatre-vingt-seize, dans la seconde des germaniques occupée alors par les francs ripuaires dont Sigibert était roi. Ce prince se mit à la tête de son armée pour les repousser et il appela Clovis à son secours. Clovis le joignit et ils donnèrent bataille à l’ennemi auprès de la ville de Tolbiac, qu’on croit avec fondement être aujourd’hui Zulpick, lieu situé en deçà du Rhin, et distant de quatre ou cinq lieues de Cologne. L’action fut très vive et le combat fort opiniâtré. Sigibert lui-même y reçut à la cuisse une blessure dont il demeura boiteux le reste de sa vie. Enfin l’armée des francs était sur le point d’être battue quand le fidèle Aurélien qui remarquait apparemment que les romains qui servaient dans l’armée de Clovis faisaient mal leur devoir, parce qu’ils s’ennuyaient d’attendre la conversion de ce prince, lui dit : seigneur, croyez en ce dieu que Clotilde vous annonce,... Dès que Clovis eut prononcé ce vœu, ses troupes battirent les suèves et les allemands. Avant que de parler du baptême de Clovis, racontons les autres suites de la bataille de Tolbiac.

Le chef ou le roi des allemands ayant été tué sur la place, ils demandèrent à Clovis d’être reçus au nombre de ses sujets : nous nous soumettons, grand prince,... Clovis leur accorda ce qu’ils demandaient, et après les avoir obligés à se renfermer dans leurs anciennes limites, il revint dans ses états jouir de la paix qu’il venait de rétablir. Voilà ce que dit Grégoire de Tours concernant le succès de cette guerre.

Suivant sa coutume, cet auteur abrège si fort le récit de ce grand évènement, qu’on peut l’accuser d’en donner une fausse idée. En effet, il semble en le lisant que la nation entière des allemands se soit soumise dans ce temps-là au roi des saliens, et que ce prince n’ait eu pour lors à faire qu’avec une seule nation. Voilà néanmoins ce qui n’est pas. Tous les allemands ne se soumirent point alors à Clovis, et dans cette guerre ils avaient les suèves pour alliés. Tâchons donc à trouver ailleurs de quoi éclaircir la narration tronquée de notre historien.

Cassiodore nous apprend que tous les allemands ne se soumirent point à Clovis en quatre cent quatre-vingt-seize. Il n’y eut que ceux d’entre eux qui voulurent continuer à demeurer dans les pays qu’ils avaient occupés, qui le reconnurent pour souverain. Plusieurs autres essaims de cette nation eurent recours à la protection de Théodoric roi d’Italie ; et quelques-uns d’entre eux se réfugièrent dans des pays de l’obéissance de ce prince ;c’est-à-dire dans la Rhétie et dans la Norique. Il les accueillit et il leur accorda sa protection. Nous avons encore la lettre qu’il écrivit aux habitants de la province Norique située entre les Alpes et le Danube, pour leur enjoindre d’échanger contre des boeufs frais et en état de tirer, les bœufs harassés des allemands qui voudraient passer outre. Il y a bien loin des environs de Cologne à la hauteur d’Ulm, et les boeufs qui tiraient les chariots des allemands devaient être d’autant plus fatigués lorsqu’ils arrivèrent auprès du lieu où cette dernière ville a dans la suite été bâtie, que la crainte d’être atteints par les francs qui suivaient toujours ces allemands, les avait obligés à marcher sans discontinuation. Théodoric écrivit même à Clovis, pour l’engager à ne poursuivre plus ces fugitifs, une lettre que Cassiodore nous a conservée, et dont voici la teneur : l’alliance qui est entre nous,... La lettre de Théodoric finit par ce qu’il dit à Clovis concernant un habile musicien qu’il lui envoyait.

Il me semble à propos d’interrompre l’histoire des allemands, pour faire deux observations sur la lettre de Théodoric. La première sera, qu’il parait que lorsque ce prince l’écrivit, il avait déjà épousé Audéfléde sœur de Clovis. Quand s’était fait ce mariage, dont j’aurai encore occasion de parler dans la suite ? Peut-être que ç’aura été avant que Théodoric vînt en Italie. Théodoric qui était chrétien avait-il épousé Audéfléde quand elle était encore païenne aussi bien que Clovis ? Cela s’est pu faire. Mais les apparences sont que cette princesse s’était faite arienne avant que son frère se convertît à la religion catholique. En effet nous verrons que Lantildis, une autre sœur de Clovis, avait embrassé l’arianisme avant que son frère se fît chrétien, puisqu’elle abjura cette hérésie le jour même que ce prince se fit baptiser. Ma seconde observation roulera sur les choses importantes que les ambassadeurs de Théodoric étaient chargés de communiquer de bouche à Clovis. Autant qu’on peut le deviner, c’était des avis sur quelque traité d’alliance que les bourguignons négociaient alors avec l’empereur Anastase, et dont les conditions intéressaient les autres puissances de la Gaule. Comme Théodoric était alors brouillé avec cet empereur, ainsi que nous le dirons bientôt, il lui convenait de faire une contre ligue avec Clovis, et peut-être lui fit-il proposer dès lors l’alliance offensive contre les bourguignons, laquelle nous leur verrons conclure dans trois ans.

Je reviens aux allemands pour qui Théodoric intercédait. Il parait qu’il obtint ce qu’il demandait en leur faveur, et que Clovis cessa de poursuivre les vaincus. La suite de l’histoire apprend, que Théodoric en transplanta une partie en Italie et qu’il laissa l’autre dans les provinces qu’il tenait entre les Alpes et le Danube ou dans les gorges septentrionales de ces montagnes. Ennodius parle des premiers, lorsqu’il dit dans son panégyrique de Théodoric : vous avez, sans rien aliéner du territoire de l’empire établi un corps d’allemands en Italie... Il faut que le roi des allemands tué à Tolbiac se fût opposé autant qu’il lui avait été possible, à leur dernière invasion dans les Gaules.

Cependant, comme nous l’avons déjà dit, tous les allemands qui se retirèrent dans les états de Théodoric après la bataille de Tolbiac, ne passèrent point les Alpes pour aller s’établir en Italie. Il en resta quelques essaims dans les provinces que ce prince tenait au de-là des monts par rapport à l’Italie, et même ces essaims furent toujours soumis aux rois d’Italie, et ils ne passèrent sous la domination des francs, que lorsque les ostrogots cédèrent tout ce qu’ils possédaient hors de l’Italie aux enfants de Clovis. C’est de quoi nous parlerons un peu plus au long, lorsqu’il en sera temps.

Quant aux suèves, que l’auteur des gestes et la vie de saint Remy donnent aux allemands pour alliés dans la guerre dont il est ici question, je vais dire ce que j’en pense. On lit dans Jornandés, que le père de Théodoric roi d’Italie, Théodémir qui vivait longtemps avant la bataille de Tolbiac, et sous le règne de l’empereur Léon, fit durant l’hiver une expédition contre les barbares qui habitaient sur le haut du Danube. Il prit son temps,... en effet, comme Théodémir venait de la Pannonie, c’est-à-dire, du côté de l’orient par rapport au pays des suèves, il semblait aux suèves qu’il ne pût point tomber sur eux qu’en traversant la contrée ou habitait le boïen, laquelle les couvrait du côté du levant, mais Théodémir ayant remonté le Danube jusqu’au dessus de la hauteur du pays des suèves, et puis ayant passé le fleuve sur la glace, il entra dans ce pays du côté du couchant, et il attaqua ainsi ses ennemis par où ils ne s’attendaient point d’être attaqués. Venons à l’usage que je prétends faire de l’endroit de Jornandés que j’ai rapporté, et dans lequel on trouve les confins du pays des suèves marqués tels qu’ils étaient quand cet historien avait la plume à la main vers le milieu du sixième siècle.

Je crois donc qu’une partie des suèves dont on vient de parler, s’étaient joints quelque temps après l’avantage que Théodémir avait remporté sur eux, avec les allemands pour venir se cantonner dans le pays connu aujourd’hui sous le nom d’Alsace. Nous avons vu que Procope y plaçait dès l’année quatre cent soixante et seize, une peuplade de suèves et d’allemands, laquelle ne reconnaissait en aucune manière l’autorité de l’empire. Cette colonie fortifiée des secours que lui auront envoyés les allemands et les suèves qui étaient demeurés dans leur ancienne patrie, aura voulu s’étendre du côté du Bas-Rhin, et c’est ce qui aura donné lieu à la bataille de Tolbiac. Comme les suèves étaient déjà les alliés des allemands sous le règne de l’empereur Léon, c’est-à-dire, vers l’année quatre cent soixante et dix ; rien n’est plus probable que de supposer qu’ils l’étaient encore en quatre cent quatre-vingt-seize. Voilà donc quels étaient les suèves qui combattirent dans l’armée que Clovis défit à Tolbiac, et même il est apparent qu’ils avaient amené les Boïens ou les bavarois avec lesquels ils confinaient du côté du levant. Je crois encore que Clovis qui, comme il est sensible en lisant la lettre de Théodoric, passa le Rhin après cette journée, sera entré hostilement dans le pays que ces nations possédaient depuis longtemps dans la Germanie, quand ce n’aurait été que pour suivre les allemands qui gagnaient les contrées d’en deçà les monts à notre égard, lesquelles étaient de l’obéissance de Théodoric. Ces contrées étaient, comme nous l’avons déjà observé, les provinces que les romains possédaient entre les Alpes et le Danube, ou du moins la partie de ces provinces que les barbares établis il y avait longtemps, sur la rive gauche de ce fleuve, ne leur avaient point encore enlevées.

En effet je trouve dans les annales des Boïens ou bavarois, qu’après la bataille de Tolbiac ils se soumirent à Clovis par un traité qui les obligeait à servir ce roi dans toutes ses guerres, et à ne donner que le titre de prince et de duc à leur chef, pour marquer qu’il était dépendant du roi des francs, mais qui d’ailleurs les laissait à tous autres égards un peuple libre et en droit de se gouverner suivant ses anciennes lois et ses anciens usages. Il est vrai que l’auteur de ces annales, Jean Thurmeir, si connu sous le nom d’Aventinus, ne saurait avoir écrit avant le quinzième siècle. Ce qu’il dit cependant ne laisse point de mériter quelque croyance, principalement, s’il est vrai qu’il ait tiré tout ce qu’il avance concernant l’alliance des francs et des Boïens, d’une lettre de Hatto archevêque de Mayence au pape Jean neuvième, élu en neuf cent un, et de laquelle on gardait encore du temps de cet historien, dans différentes archives d’Allemagne, des copies authentiques. D’ailleurs il est certain que les bavarois ont été sujets des rois de la première race.

Clovis bien qu’il ne fût entré que comme auxiliaire dans la guerre que les allemands faisaient à Sigebert, n’aura pas donc laissé d’y gagner beaucoup. Comme il avait plus de forces que Sigebert, ç’aura été lui, qui aura fait sur l’ennemi commun les conquêtes les plus grandes. En obligeant les bavarois, et par conséquent les suèves plus voisins de ses états que les premiers, à lui fournir des soldats lorsqu’il aurait la guerre, il aura fort augmenté le nombre des combattants, qu’il pouvait avoir sous ses enseignes. Ce prince en second lieu se sera rendu le maître du pays occupé dans les Gaules depuis quatre-vingt années, par ceux des allemands, qui s’y étaient établis et ce pays s’étendait du lac Léman jusque au Rhin. Il aura encore soumis à son pouvoir la partie de la Germanie que les allemands tenaient encore pour lors, c’est-à-dire, celle qui est entre la rive droite du Rhin et la montagne noire.

Comment, dira-t-on, Clovis pouvait-il communiquer avec ce pays-là, puisque nous ne lui avons point vu étendre son royaume du côté de l’orient, au de-là de la cité de Troyes ? Je réponds que Clovis avait pu avant l’année quatre cent quatre-vingt-seize, se rendre le maître de la cité de Toul, dont on sait la grande étendue. Il avait pu l’occuper lorsque les provinces obéissantes se soumirent à lui en quatre cent quatre-vingt-treize. Toul devait être une des cités de ces Provinces-là. D’ailleurs Clovis durant le cours de la guerre avait repris sur les allemands qu’il resserra, suivant Grégoire de Tours, dans leurs anciennes habitations, une grande partie du pays qui se nomme aujourd’hui l’Alsace et très certainement la cité de Bâle. Ainsi par cette cité il communiquait avec le pays des allemands qui l’avaient reconnu pour roi, et cette même cité donnait encore à Clovis sur le Rhin un passage capable de faire respecter l’alliance des francs saliens par les suèves et par les Boïens. Que Clovis ait été maître de Bâle c’est ce qui est certain par les souscriptions des évêques qui assistèrent au premier concile d’Orléans tenu en cinq cent onze, sous la protection et par les soins de ce prince ; on trouve parmi ces souscriptions la signature d’Adelphius évêque de Bâle ; et il passe pour certain entre les savants, que les évêques n’allaient point alors aux conciles convoqués dans un lieu qui n’était pas de l’obéissance de leur souverain. Or je ne vois pas où placer mieux l’acquisition de la cité de Bâle, et celle des pays qui étaient entre cette cité et les cités qui s’étaient soumises à Clovis dès l’année quatre cent quatre vingt treize, qu’en la plaçant dans le cours de la guerre que ce prince fit aux allemands en quatre cent quatre-vingt-seize. Clovis depuis ce temps jusqu’à sa mort arrivée cette année-là, ne porta plus la guerre qu’une fois dans ces contrées. Ce fut lorsqu’il attaqua en l’année cinq cent les bourguignons qui tenaient véritablement la plus grande partie de la province séquanaise dont Bâle était une cité. Mais on ne saurait prétendre que ce soit dans le cours de cette guerre-là que Clovis ait pris la cité de Bâle. En voici la raison. Clovis possédait encore cette cité en cinq cent onze, et Grégoire de Tours dit positivement, comme on le verra, que le roi des bourguignons recouvra avant la fin de la guerre tout ce qu’il avait perdu depuis qu’elle avait été déclarée. Ainsi je crois que la cité de Bâle aura été soumise par Clovis dès l’année quatre cent quatre-vingt-seize, et que de ce côté-là, Vindisch était alors la frontière de la Bourgogne. On sait bien que cette ville, qui est ruinée aujourd’hui, était auprès de celle de Baden en Suisse. Que Vindisch appartint encore aux bourguignons en cinq cent dix-sept, on n’en saurait douter, puisque son évêque souscrivit au concile tenu à Épaone cette année-là, sous le bon plaisir de Sigismond leur roi.

Nous n’avons vu jusqu’ici que les moindres avantages que Clovis tira du gain de la bataille de Tolbiac. Voici donc l’histoire du baptême de ce prince, qui lui en procura de bien plus grands, telle qu’elle se lit dans Grégoire de Tours. La reine fit prier saint Remy de se rendre auprès du roi pour l’instruire en secret... nous avons déjà parlé fort au long de cette vie de l’apôtre des francs : quant aux baptistères, personne n’ignore que c’étaient des édifices construits exprès pour y administrer le sacrement de baptême, suivant le rit qui s’observait alors en conférant ce sacrement, soit aux enfants, soit aux adultes. Il y avait des baptistères dans l’enceinte des bâtiments qui accompagnaient les églises cathédrales. Quelques-unes ont même conservé leurs baptistères.

Grégoire de Tours finit ce qu’il a jugé à propos d’écrire concernant la conversion de Clovis, en disant : le roi des francs ayant confessé un seul dieu en trois personnes,... On ne trouve point dans Grégoire de Tours la suite de cette lettre, mais comme elle est un des monuments antiques de notre histoire, parvenus jusqu’à nous, je crois à propos d’en donner quelques autres fragments, quand ce ne serait que pour montrer que saint Remy, qui avait parlé en égal à Clovis dans la lettre qu’il écrivit à ce roi, peu de temps après son avènement à la couronne, c’est-à-dire vers l’année quatre cent quatre-vingt deux, lui parlait l’année quatre cent quatre-vingt-dix-sept le langage d’un inférieur, parce que dès l’année quatre cent quatre-vingt-treize la cité de Reims s’était pleinement soumise au gouvernement du roi des saliens. Je vous conjure, seigneur, de chasser la tristesse de votre coeur,... je crois à propos d’interrompre ici l’extrait de notre lettre, pour faire deux observations. La première sera, qu’il est sensible en lisant les auteurs du sixième siècle, que par le mot regnum, qui se trouve dans le texte latin, on n’entendait point toujours un règne, un royaume, ni régner par regnare, mais que souvent on entendait simplement gouvernement et gouverner. La seconde sera, que quoiqu’il fallût entendre royaume par regnum dans la lettre de saint Remy, on ne devrait point être surpris de lui voir traiter ailleurs le gouvernement de Clovis, d’administration, de gestion faite pour un autre.

Jusqu’à la cession des Gaules que Justinien fit aux rois francs, saint Remy et les autres romains n’ont dû regarder ces princes que comme officiers de l’empire. Après avoir fait des vœux pour un prince si glorieux,... comme Albofléde mourut peu de jours après son baptême, les dernières lignes de la lettre de saint Remy montrent sensiblement que cette princesse et son frère Clovis avaient été baptisés en hiver, et par conséquent elles disposent à croire que cette cérémonie se fit, non pas le samedi saint, comme l’ont écrit Hincmar et Flodoard, mais aux fêtes de noël, comme le dit positivement Alcimus Avitus, évêque de Vienne dans la lettre qu’il écrivit à ce prince pour le féliciter sur sa conversion, et dont nous rapporterons incessamment le contenu. D’ailleurs le témoignage d’un contemporain tel qu’Avitus, est si décisif, sur la question concernant le jour où Clovis fut baptisé, qu’il ne nous reste qu’une chose à faire ; c’est de découvrir, s’il est possible, ce qui peut avoir induit Hincmar et Flodoard dans l’erreur où ils sont tombés. Je dis s’il est possible, parce que je ne trouve point moi-même que les fondements de ma conjecture soient trop solides.

L’abréviateur est le seul des historiens qui ont écrit sous la première race de nos rois, qui dise le jour où Clovis fut baptisé. Ainsi Hincmar et Flodoard peuvent bien avoir été réduits, quand ils auront voulu donner la date du baptême de Clovis, à recourir au récit de l’abréviateur. Voici ce qui se lit dans l’épitomé de Frédégaire : Clovis reçut le baptême, et six mille francs le reçurent avec lui à la fête de la pâque du seigneur. Suivant les apparences, l’abréviateur a entendu ici par la fête de la pâque du seigneur, non point les grandes pâques, comme on le disait autrefois, mais la fête de la nativité de Notre-Seigneur, qu’on appelait pour lors apparemment dans les Gaules pâques de noël ; ainsi qu’elle s’appelle encore aujourd’hui à Rome. Or, comme on dit encore aujourd’hui en Italie, pâques de la résurrection  pour dire les grandes pâques, et pâques de la nativité de Notre-Seigneur, pour dire noël ; on pouvait bien aussi dire la même chose dans les Gaules du temps de Frédégaire. Je puis alléguer un fait notoire pour appuyer cette conjecture ; le voici : on trouve, dit le dictionnaire de l’académie, dans tous les livres français imprimés au dessus de soixante ans, faire ses pâques, pour dire simplement faire ses dévotions et communier, soit à noël, ou à la pentecôte, ou à quelque autre jour que ce soit, indépendamment de la fête de pâques. L’usage dont parle le dictionnaire de l’académie me parait le vestige d’un autre usage plus ancien, qui était celui de donner le nom de pâques, en y ajoutant une épithète distinctive aux principales fêtes de l’année. L’usage dont nous avons parlé en dernier lieu ayant cessé en France sous la première race, Hincmar et Flodoard qui n’auront pas eu ce qu’ils en avaient entendu dire assez présent à l’esprit, se seront trompés lorsqu’ils consultèrent l’abréviateur, en croyant qu’il fallût entendre de pâques de la résurrection, ce qu’il avait dit de pâques de la nativité de Jésus-Christ. Celui des cahiers de l’ancienne vie de saint Remy, sur lequel l’histoire du baptême de Clovis était écrite, et qui aurait redressé Hincmar, et par conséquent Flodoard, se trouvait être du nombre des cahiers déjà perdus, quand Hincmar écrivit sa vie de saint Remy. Il se peut bien faire encore que par ces paroles in pascha domini consecratus est, Frédegaire ait voulu dire simplement en prenant à la lettre le mot de pâques, dont la signification propre est celle de passage : que c’était par le ministère de saint Remy que Clovis avait été consacré au seigneur et qu’il est passé au service du véritable dieu.

Ce que l’abréviateur dit dans la suite de sa narration pourra bien avoir encore contribué à induire en erreur Hincmar et Flodoard. Le voici : dans le temps que Clovis et ceux qui s’étaient faits chrétiens avec lui... je crois donc qu’Hincmar et Flodoard auront imaginé faute d’attention, que Clovis avait eu cette saillie de zèle le premier dimanche d’après celui de pâques de la résurrection, et qui dans le calendrier ecclésiastique est appelé dominica in albis. Mais le texte de l’abréviateur dit seulement que cet incident arriva lorsque Clovis et les siens portaient encore les habits blancs dont ils avaient été revêtus quand ils avaient été baptisés, et l’on sait que l’usage de la primitive église était que les nouveaux chrétiens portassent ces habits durant quelques jours, en quelque temps que ce fût qu’ils eussent reçu le baptême. Quant à l’année où Clovis se fit chrétien, nous montrerons dans le huitième chapitre de ce quatrième livre, que ce fut l’année quatre cent quatre-vingt-seize.

Il nous reste encore à parler du lieu où Clovis reçut le baptême, et de la fiole pleine d’huile qu’une colombe apporta du ciel pour servir aux onctions qui sont en usage dans l’administration de ce sacrement.

La narration de Grégoire de Tours et celle de l’abréviateur ne laisse pas lieu de douter que Clovis n’ait été baptisé dans le baptistère de l’église métropolitaine de Reims. Il fut baptisé par saint Remy qui était évêque de Reims, et ce saint, qui, suivant Grégoire de Tours, administra le baptême au roi des francs dans un baptistère, le lui aura administré dans celui de sa cathédrale, dédiée à la vierge. Si saint Remy eût baptisé Clovis dans un autre diocèse que celui de Reims, l’historien ecclésiastique des francs l’aurait remarqué. Il est vrai que Nicetius évêque de Trèves, et auteur du sixième siècle, semble dire dans une lettre qu’il écrivait à Clodesinde, petite fille de Clovis, que ce roi avait été baptisé dans l’église de saint Martin, et comme il n’y avait point d’apparence que ce prince eût voulu se faire baptiser dans l’église de saint Martin de Tours, parce que Tours était alors au pouvoir des visigots, et n’est venu au pouvoir des francs qu’environ douze ans après la conversion de Clovis, on a crû qu’il avait reçu le baptême dans une église de s Martin, bâtie dans la ville de Reims. Mais cela ne s’accorde point avec la narration de Grégoire de Tours, qui dit positivement, que Clovis reçût le baptême dans un baptistère, et il n’y avait que les églises cathédrales qui en eussent. Ainsi j’aime mieux croire qu’un copiste qui voulait dépêcher sa tâche, aura mis en transcrivant la lettre de Nicetius un grand d, et une grande m, pour signifier divae mariae, et qu’un autre copiste qui aura voulu mettre ces deux mots tout au long, aura écrit, domini martini. Je conclus donc que le roi des francs doit avoir été baptisé dans le baptistère construit auprès de l’église cathédrale de Reims dédiée à la vierge, divae mariae. En effet l’empereur Louis le Débonnaire dit positivement dans sa chartre octroyée en faveur de l’église cathédrale de Reims, et qui est rapportée dans l’histoire de Flodoard ; que c’était dans cette église-là... Quant à la sainte ampoule dont on se sert encore au sacre de nos rois : voici ce qu’en dit Hincmar : dès que Clovis et saint Remy furent entrés dans le baptistère,... Il est vrai que Grégoire de Tours ne parle point de ce miracle, mais nous avons déjà remarqué dans la préface de cet ouvrage, qu’on ne pouvait guère fonder aucun argument négatif sur le silence de cet historien. D’ailleurs Hincmar s’est servi, pour composer la vie de saint Remy, de plusieurs livres anciens que nous n’avons plus, et il se peut bien faire que ce soit dans un de ces écrits, qu’Hincmar ait trouvé ce qu’il dit concernant la sainte ampoule.

Nous avons exposé en parlant du nombre des sujets qu’avait Clovis à son avènement à la couronne, ce qu’il y avait à remarquer touchant le nombre des francs qui reçurent le baptême avec lui.

 

CHAPITRE 7

De la joie que les catholiques témoignèrent en apprenant la conversion de Clovis, et de la lettre que saint Avitus lui écrivit pour l’en féliciter. Négociations des barbares établis dans les Gaules, à Constantinople. Guerre des bourguignons contre les ostrogots d’Italie.

Hincmar nous donne en peu de mots l’idée de la joie que la conversion de Clovis causa parmi tous les catholiques. Les anges, dit-il, s’en réjouirent dans le ciel, et toutes les personnes qui aimaient Dieu véritablement, s’en réjouirent sur la terre. On n’a point de peine à le croire, dès qu’on fait réflexion à l’état où se trouvait alors la religion catholique. La foi d’Anastase empereur des romains d’orient était déjà plus que suspecte. Quant à l’empire d’occident, il n’y avait dans son territoire aucun roi puissant qui fût catholique le jour que Clovis se convertit. Théodoric roi des ostrogots qui régnait en Italie, et Alaric roi des visigots qui tenait presque toute l’Espagne et le tiers des Gaules, étaient ariens. Les rois des bourguignons et le roi des vandales d’Afrique étaient de la même communion. Enfin les rois des francs établis dans les Gaules, professaient encore la religion païenne. Il n’y avait donc dans le monde romain, le lendemain de la conversion de Clovis, d’autre souverain que lui, qui fût orthodoxe, et de qui les catholiques dussent espérer une protection capable d’empêcher les princes ariens de les persécuter. Non seulement les évêques de la partie des Gaules qui reconnaissait le pouvoir de Clovis, mais aussi les évêques qui avaient leurs diocèses dans les provinces occupées par les visigots ou par les bourguignons ; en un mot, tous les évêques du partage d’occident auront regardé ce prince comme un nouveau Macchabée suscité par la providence pour être leur consolation, et même pour être leur libérateur. Enfin, bien que le temps ait détruit la plus grande partie des monuments littéraires du cinquième siècle, il en reste encore assez pour montrer que Clovis devint après son baptême, le héros de tous les catholiques d’occident.

Le premier de ces monuments, est la lettre que le pape Anastase II qui avait été élevé sur la chaire de saint Pierre, peu de temps avant la conversion de Clovis, lui adressa pour l’en féliciter. Elle lui devait être rendue par Eumenius, prêtre de l’église de Rome. Anastase dit dans cette lettre : j’espère que vous remplirez nos espérances,... On voit bien que les ennemis dont parle ici Anastase, sont principalement les visigots et les bourguignons : les uns et les autres étaient ariens. C’est même des circonstances du temps où Clovis se convertit, que ses successeurs tiennent le glorieux nom de fils aîné de l’église qu’ils portent encore aujourd’hui comme un titre d’honneur qui leur est particulier. Quand le roi des saliens se fit baptiser, il n’y avait alors en occident, et nous venons de le dire, d’autre roi qui fût catholique que lui. Il était alors parmi les rois, non pas le fils aîné, mais le fils unique de l’église. Quand la providence a eu donné dans la suite aux successeurs de Clovis des têtes couronnées pour frères en Jésus-Christ, ces successeurs ont toujours conservé leur droit de primogéniture, et l’église a toujours continué de les reconnaître pour ses fils aînés.

Un autre monument du nombre de ceux dont nous avons à parler, est la lettre qu’Alcimus Ecdicius Avitus évêque de Vienne et sujet de Gondebaud, l’un des rois des bourguignons, écrivit à Clovis pour le féliciter sur son baptême. à en juger par la conduite que tinrent dans la suite les évêques des Gaules, il y eut bien d’autres qu’Avitus qui écrivirent alors à Clovis, mais leurs lettres se seront perdues. Quoiqu’il en ait été, Avitus qui eut lui-même tant de part, comme nous le verrons, dans les événements de la guerre que Clovis, trois ans après son baptême, fit aux bourguignons, ne se ménage point en écrivant à Clovis au sujet de sa conversion. Avitus parle à Clovis non pas comme à un prince étranger, mais comme à son souverain. On voit d’un autre côté dans la lettre d’Avitus que Clovis lorsqu’il eut enfin pris le parti de se faire chrétien, avait donné part de sa résolution à l’évêque de Vienne, quoique ce prélat ne fut pas son sujet, et qu’il l’avait même informé du jour qu’il serait baptisé. Nous rapporterons donc le contenu de cette lettre et nous l’insérerons ici d’autant plus volontiers qu’elle met encore au fait de ce qui se passait alors dans les Gaules, et qu’elle montre évidemment que les rois barbares qui s’y étaient établis, entretenaient des relations suivies avec l’empereur d’orient ; enfin, qu’ils témoignaient une entière déférence pour la cour de Constantinople.

Il semble que la providence vienne d’envoyer un arbitre pour décider les questions... Avant que de rapporter ce qui se trouve dans d’autres lettres d’Avitus concernant ce jeune homme, et de montrer que le père Sirmond a eu grande raison d’entendre par principale oraculum, un ordre de l’empereur Anastase, il est à propos de faire ici quelques autres observations sur la dépêche de cet évêque à Clovis. Ce ne sera point pour remarquer l’esprit dans lequel elle est écrite. Il y est trop sensible. Ce sera seulement pour en commenter l’endroit qui a rapport à un évènement dont nous n’avons point encore dû parler, et pour en expliquer un terme que quelques-uns de nos auteurs modernes ont, à ce qu’il me parait, mal interprété.

Je dirai donc en premier lieu, que tout ce qui se trouve vers la fin de cette dépêche concernant les heureux évènements qui arrivaient aux habitants des provinces des Gaules déjà soumises à Clovis, et dans lesquels Avitus prend tant de part, regarde la réduction des Armoriques à l’obéissance de ce prince, suivie immédiatement de la capitulation que firent avec lui les troupes romaines qui étaient encore dans les Gaules. Nous rapporterons dans le chapitre suivant ces deux évènements arrivés peu de mois, et peut-être peu de jours après le baptême du roi des saliens, mais qu’il fut aisé de prévoir, dès que ce prince eût déclaré qu’il allait se faire catholique.

En second lieu, j’observerai que l’épithète de votre soldat de miles vester, qu’Avitus donne au roi Gondebaud, ne doit pas être prise absolument dans son sens littéral, et qu’elle ne signifie pas nécessairement que le roi des bourguignons fût le soldat de Clovis, ou pour parler le langage des siècles suivants, son feudataire : Gondebaud était un roi bien plus puissant sans comparaison que Clovis, lorsque ce dernier parvint à la couronne en quatre cent quatre-vingt-un, et nous ne voyons point que Clovis ait fait la guerre à Gondebaud, ni qu’il ait acquis aucun avantage sur lui, avant l’année cinq cent, qu’il l’attaqua et qu’il l’obligea de se rendre son tributaire. Suivant l’apparence cette expression de votre soldat a rapport à ce qui se traitait dès lors à Constantinople par Laurentius. On peut bien croire que lorsque Anastase conféra la dignité de consul à Clovis, ce ne fut point en conséquence d’une négociation momentanée. L’empereur d’orient n’aura point pris un parti aussi délicat que celui-là, sans avoir traité longtemps sur une pareille affaire, et sans avoir voulu être informé du sentiment des serviteurs qu’il avait dans les Gaules. Ainsi quoique Anastase n’ait conféré la dignité de consul à Clovis que dix ou douze années après sa conversion, il se peut bien faire que longtemps auparavant, cette affaire importante fût déjà sur le tapis, et peut-être, que l’empereur eût laissé entendre qu’il revêtirait le roi des saliens de cette dignité aussitôt qu’il se serait fait baptiser. Avitus qui était de l’intrigue, et que la situation où il se trouvait, obligeait à ne s’expliquer qu’en termes ambigus, aura donc fait allusion à l’état présent de la négociation, lorsqu’il aura écrit à Clovis : Gondebaud est à vos ordres, il est déjà votre soldat. C’était lui dire, puisque vous voilà chrétien, vous allez recevoir bientôt de Constantinople le diplôme du consulat, et vous pouvez déjà regarder Gondebaud comme un officier qui vous sera bientôt subordonné. En effet Gondebaud n’était que Patrice, et nous avons vu que suivant la constitution de l’empire dont les rois barbares établis sur son territoire, affectaient de paraître respecter les règlements, le patriciat était une dignité subordonnée au consulat.

Qu’Avitus se soit servi des termes de miles vester, pour exprimer la subordination de Gondebaud à Clovis, laquelle Avitus croyait déjà voir, il n’en faut point être surpris. Dès qu’on est médiocrement versé dans la connaissance des usages du quatrième siècle et des deux siècles suivants, on n’ignore plus que les romains de ces temps-là donnaient abusivement le nom de miles, ou de soldat, à tous ceux qui étaient au service des empereurs, en quelque qualité que ce fût, même à ceux qui exerçaient les emplois les plus éloignés de la profession des armes. En un mot, on comprenait alors sous le nom de soldat, ceux mêmes des officiers du souverain qui sont désignés par le nom de gens de plume, dans quelques-uns de nos auteurs français. Le lecteur peut consulter sur ce point-là, le glossaire de la moyenne et de la basse latinité, de M Ducange. Cet usage était même cause qu’il y avait dès le quatrième siècle deux milices distinctes, l’une désignée par le titre de milice armée, et l’autre par celui de milice du palais. Sévère Sulpice dit dans la vie de saint Martin, que ce saint avait servi étant encore fort jeune dans la milice armée. Cette distinction des deux milices, était comme une suite nécessaire de la nouvelle forme de gouvernement que Constantin le Grand avait établie, et dont nous avons parlé suffisamment dans le premier livre de cet ouvrage.

Il se peut bien faire encore qu’il n’y ait point dans la lettre d’Avitus à Clovis autant de mystère que je viens de le supposer. Peut-être que lorsqu’elle fut écrite, l’usage avait donné une si grande extension à la signification du mot miles, qu’il était permis de l’employer pour dire simplement, un homme qui fait profession d’avoir beaucoup de déférence pour un autre, et comme nous le disons familièrement, qui est son serviteur : peut-être qu’alors le terme de soldat, n’emportait pas plus l’idée d’une personne subordonnée et obligée par son emploi à obéir à une autre, que le terme de servus, emportait l’idée d’esclave, quoique servus  signifie proprement un esclave. Ainsi notre évêque aura dit à Clovis que Gondebaud était son soldat, dans le même sens qu’il dit à Clovis que Laurentius est son esclave, quoique ce romain, comme nous l’allons voir, ne fût en aucune façon l’esclave de Clovis, et qu’il fût seulement une personne attachée aux intérêts de ce prince.

Ce qui fortifie cette dernière conjecture, c’est qu’Avitus dans une lettre dont nous allons rapporter le contenu, qualifie ce même Laurentius de soldat  du sénateur Vitalianus à qui elle est écrite, quoique Laurentius ne servît en aucune manière sous ce Vitalianus. Laurentius était seulement un homme attaché aux intérêts de Vitalianus, un homme qui faisait sa cour à Vitalianus. C’est ce que nous tenons d’Avitus lui-même, qui dans cette lettre, et dans la lettre suivante qu’il écrivit dans le même temps à un autre sénateur de Constantinople nommé Celer, traite Laurentius de personnage illustre. Avitus lui donne encore le même titre dans une lettre écrite au patriarche de Constantinople, et il le lui avait donné dans sa lettre à Clovis. L’évêque de Vienne n’aurait pas qualifié ainsi un homme aux gages d’un sénateur. Tous les jours l’usage autorise des acceptions de mots encore plus abusives que la signification dans laquelle je conjecture qu’Avitus aura employé le terme de soldat en écrivant à Clovis.

Voyons présentement quel était ce Laurentius, et quels services il était à portée de rendre à Clovis ; aidons nous pour cela de ce qui en est dit dans les lettres d’Avitus. Nous n’avons aucunes lumières d’ailleurs concernant ce romain. Je rapporterai donc en premier lieu la lettre écrite par Avitus sous le nom du comte Sigismond fils, et dans la suite successeur du roi Gondebaud, et adressée à Vitalianus un des sénateurs de l’empire d’orient. Suivant les apparences, c’est le même Vitalianus qui joua depuis un si grand rôle dans cet empire, et qui après avoir pris les armes contre Anastase, et puis fait sa paix avec lui, fut assassiné sous le règne de Justin par les menées de Justinien, le même qui fut dans la suite empereur. Justinien craignait que notre Vitalianus qui devait être un homme de mérite et fort ambitieux, ne le traversât dans le dessein de succéder sur le trône d’orient, à l’empereur Justin frère de sa mère. Notre lettre est une de celles que nous venons de citer, et voici son contenu : pour juger sainement, vous devez tenir pour romains... " Nous parlerons dans la suite du voyage de Sigismond à la cour de l’empereur d’orient.

Il est sensible par cette lettre que Laurentius était né dans les Gaules, qu’il y avait laissé deux fils lorsque Gondebaud l’avait envoyé à Constantinople, où il s’était acquis une grande considération, parce qu’il y était apparemment consulté sur les affaires de sa patrie. Il paraît encore qu’il fallait que Laurentius depuis qu’il était en faveur à la cour d’Anastase, ne s’y fût pas toujours conduit au gré de Gondebaud, puisque Gondebaud retenait les fils de ce romain malgré leur père, et qu’il n’obéissait pas même à l’ordre impérial qui lui enjoignait d’envoyer à Constantinople un de ces fils. Quelle intrigue Laurentius y tramait-il, au préjudice de Gondebaud ? Il serait curieux de le savoir positivement ; mais il paraît par l’intérêt que prit Clovis dans les affaires de Laurentius, auquel il fit rendre son fils par la médiation de Sigismond, qu’Avitus sut faire agir à propos, que l’intrigue dont se mêlait ou s’était mêlé Laurentius, se tramait, ou s’était tramée en faveur de Clovis.

Voici encore une seconde lettre écrite comme la première, au nom de Sigismond par Avitus, et qui concerne le fils de Laurentius. Elle est adressée à Celer qui était comme Vitalianus, un des sénateurs de Constantinople, et qui remplit dans la suite les dignités les plus importantes de l’empire d’orient. Mon devoir et mon inclination ne me permettent pas de laisser passer,... quelle était cette dignité dont la famille royale parmi les bourguignons, attendait le diplôme de Constantinople ? Y avait-on fait espérer à Gondebaud le consulat d’occident que l’accommodement de Théodoric et d’Anastase, dont nous parlerons dans la suite, aura empêché Gondebaud d’obtenir ? S’agit-il seulement dans cette lettre du patriciat que Sigismond obtint pour lui à quelque temps de-là, et qu’il pouvait demander dès lors ? Qui peut le dire ?

Il me vient une idée dans l’esprit, c’est qu’après avoir fait voir comment Sigismond le fils aîné et le successeur de Gondebaud, parlait dans les lettres qu’il écrivait à Constantinople aux ministres de l’empereur d’orient, il convient de faire voir aussi, en quels termes s’énonçait ce prince bourguignon, lorsqu’il écrivait à l’empereur même. Voici donc le contenu d’une lettre que Sigismond écrivit après qu’il eût été fait patrice, à l’empereur Anastase, et qui fut composée ainsi que les précédentes par Avitus.

Si la distance des lieux et les circonstances présentes ne nous permettent point... il ne faut point dire qu’on ne doit pas se faire sur cette lettre une idée du respect et de la déférence, du moins apparente, que les rois barbares établis dans les Gaules avaient pour l’empereur d’orient, parce qu’elle est écrite par Sigismond, quand il n’était pas encore roi des bourguignons, mais seulement le fils de leur roi. Je rapporterai dans la suite de cet ouvrage deux lettres écrites au même Anastase en cinq cent dix-sept, par le même Sigismond après qu’il fut devenu par la mort de son père Gondebaud, le seul roi des bourguignons, et l’on verra dans ces deux lettres autant de respect et de soumission pour l’empereur des romains d’orient, qu’on en a vu dans celle qui vient d’être traduite.

J’ajouterai ici pour finir ce que j’ai à dire concernant la relation que les bourguignons entretenaient avec la cour de Constantinople, dans le temps de la conversion de Clovis, que Sigismond y fit le voyage qu’il avait déjà projeté d’y faire, lorsqu’il écrivait au sénateur Celer, la lettre dont nous avons donné la substance. C’est ce que nous apprenons de la septième lettre d’Avitus, écrite au patriarche de Constantinople. On pourrait trouver étrange que cette lettre où il est parlé du voyage dont la lettre à Celer marque seulement le projet, fut la septième dans l’ordre où sont rangées les épîtres d’Avitus, quand celle qui est écrite à Celer ne s’y trouve que la quarante-troisième ; si les savants n’avaient déjà remarqué que nous n’avons point ces épîtres non plus que celles de Sidonius, arrangées suivant leur date.

Avitus dit dans sa lettre au patriarche de Constantinople : je profite pour vous assurer de mon respect,... le reste roule sur la nécessité où est un patriarche de Constantinople, d’être en communion avec le pape.

Je dois avertir ici que la nouvelle écrite à l’évêque de Vienne par Laurentius était fausse, c’est-à-dire, qu’elle était prématurée. Il arrive tous les jours dans les affaires de cette nature, d’en écrire de pareilles. L’accommodement dont il s’agit, ne fut terminé que plusieurs années après le temps où le personnage illustre avait crû que tout était ajusté. La preuve de ce que je viens de dire, est que la lettre d’Avitus fut écrite avant l’avènement de Sigismond à la couronne des bourguignons, et l’accommodement en question ne fut entièrement achevé que sous le règne de Justin, qui parvint à l’empire en cinq cent dix-huit, et un an après que Sigismond eut succédé à son père.

On ne saurait douter que la lettre d’Avitus rapportée en dernier lieu, ne soit écrite dans le temps que Gondebaud vivait encore. En premier lieu, Avitus n’y traite Sigismond que de patrice, et il l’aurait traité probablement de patrice et de roi, si quand il écrivait, ce prince eût été actuellement roi des bourguignons. Cette raison pourrait, je le sais bien, recevoir quelque difficulté, mais celle dont je vais l’appuyer me parait sans réplique. C’est qu’il est contre toute vraisemblance que Sigismond ait fait un voyage aussi long que celui de Constantinople, depuis qu’il eut monté sur le trône, et dans un temps où il devait craindre déjà la guerre que les francs lui firent quelques années après son avènement à la couronne.

Enfin nous voyons par la lettre même d’Avitus qu’il est plus plausible que Laurentius lui avait mandé seulement que l’accommodement s’allait conclure, qu’il n’est plausible qu’il lui eût écrit positivement que l’accommodement était entièrement terminé. Si Laurentius eût écrit en termes clairs et précis, l’accommodement est consommé, Avitus n’aurait pas dit dans sa lettre au patriarche de Constantinople : confirmez-nous par un mot de votre main... Mais, ce qui arrive tous les jours, quelque nouvel incident aura fait traîner en longueur la négociation qu’on avait crue terminée heureusement. La paix n’est pas moins difficile à moyenner entre les puissances ecclésiastiques, qu’entre les puissances temporelles.

Ce sont les relations que Gondebaud eut avec Clovis immédiatement après le baptême du dernier, qui nous ont engagé à parler de celles que les bourguignons entretenaient avec la cour de Constantinople, et nous l’avons fait d’autant plus volontiers, qu’il est impossible de bien éclaircir l’histoire de France, sans dire plusieurs choses qui ne sont pas de l’histoire de France. Il est très probable d’ailleurs, à en juger par les évènements, que les francs avaient de pareilles liaisons avec cette même cour. C’est ce que nous saurions avec détail si nous avions autant de lettres de saint Remy ou d’Aurélien, que nous en avons d’Alcimus Avitus.

Je reviens aux relations que Gondebaud eut avec Clovis, dès que ce dernier fut converti. Si le roi des bourguignons affecta de témoigner pour lors, comme nous l’avons vu, toute sorte de déférence pour Clovis, s’il lui fit mander qu’il était son soldat, ce n’est point qu’il eût sincèrement aucune amitié pour le roi des francs, son neveu, puisqu’il devait le regarder comme son rival de grandeur, et comme un rival très dangereux. C’est que Gondebaud craignait Clovis.

En premier lieu, Clovis, comme nous l’avons déjà dit, et comme nous aurons encore plusieurs occasions de le faire voir, était devenu depuis son baptême, le héros des romains des Gaules. En second lieu, Gondebaud avait alors la guerre avec Théodoric roi d’Italie, et il pouvait craindre que les francs, s’il les mécontentait ne s’alliassent contre lui avec les ostrogots, et que les visigots mêmes n’entrassent aussi dans la ligue qui se formerait alors. Les visigots devaient chercher à rentrer dans la province marseillaise, dont après la mort d’Euric leur roi, ils avaient été dépouillés par les bourguignons.

Il est vrai que plusieurs de nos historiens modernes prétendent qu’il n’y ait point eu de guerre entre les ostrogots et les bourguignons, jusque à celle qu’ils se firent en l’année cinq cent, et dans laquelle Théodoric fut allié avec Clovis contre Gondebaud. Mais je vais prouver le contraire, et faire voir qu’avant l’année cinq cent, les bourguignons avaient été déjà en guerre avec les ostrogots. Ce qui rend très probable que ces deux nations fussent actuellement ennemies en l’année quatre cent quatre-vingt-dix-sept.

On peut voir dans les vies des saints par Monsieur Baillet, comme dans les commentaires publiés sur les ouvrages d’Ennodius évêque de Pavie, dans le sixième siècle, et qui a écrit la vie de saint Épiphane un de ses prédécesseurs, que saint Épiphane fait évêque de Pavie en quatre cent soixante et six, mourut après trente ans d’épiscopat, c’est-à-dire, en quatre cent quatre-vingt-dix-sept. Cependant Ennodius rapporte que ce saint avant que de mourir fit dans les Gaules, la rédemption générale des captifs sujets de Théodoric, et que les bourguignons avaient faits esclaves dans le cours d’une guerre qui durait encore quand ce rachat fut fait. Donc il y avait eu une guerre entre Théodoric et Gondebaud avant celle qui commença l’année cinq cent. En second lieu, une des circonstances de cette rédemption qu’Ennodius rapporte, c’est, comme on va le lire, que Godégisile frère de Gondebaud et l’un des rois des bourguignons vivait encore quand elle se fit, et que même ces deux princes étaient alors en bonne intelligence. Or dans la guerre commencée en cinq cent, entre les francs et les ostrogots d’une part, et les bourguignons de l’autre, et qui se termina en une campagne, Godégisile fut jusque à sa mort, l’allié des ennemis de son frère.

Voyons à présent ce que dit Ennodius concernant la rédemption dont il s’agit : Saint Épiphane ayant été envoyé dans les Gaules... Cependant le respect de Gondebaud pour saint Épiphane, et peut-être la crainte que ce prince avait de Clovis, l’engagèrent à tomber d’accord peu de temps après, de deux choses ; la première, de faire mettre gratuitement en liberté tous les habitants de l’Italie que la famine, d’autres malheurs, ou la crainte des évènements avaient engagés à venir se rendre prisonniers de guerre, et même ceux de ces habitants qui se trouveraient avoir été vendus aux bourguignons pendant le gouvernement tyrannique d’Odoacer. La seconde, était de faire relâcher moyennant une rançon modique ceux des sujets de Théodoric qui avaient été pris les armes à la main dans les actions de guerre, où les bourguignons avaient eu de l’avantage. Je ne veux point, ajouta Gondebaud, dégoûter mon peuple de la profession de soldat en lui ôtant son butin. Ce prince fit ensuite expédier en bonne forme un acte de ce qu’il venait d’octroyer, et il se servit pour cela du ministère de Laconius, un romain sorti d’une famille dans laquelle il y avait eu plusieurs dignités curules, et qui faisait auprès de ce prince les fonctions d’un chancelier. L’acte fut remis à saint Epiphane qui le fit encore souscrire à Genève par Godégisile, l’autre roi des bourguignons, et il fut ensuite exécuté suivant sa teneur. Une pareille convention est un grand acheminement à un traité de paix, mais comme Ennodius ne dit point précisément que saint Épiphane eût terminé pour lors la guerre des bourguignons contre les ostrogots, il est à croire qu’il ne la termina point. Si s Épiphane eût moyenné cette paix, son panégyriste n’aurait point manqué de l’en louer avec autant d’emphase, qu’il l’avait loué à l’occasion du traité conclu vingt ans auparavant, entre Euric roi des visigots et l’empereur Julius Nepos. Ainsi je crois que la guerre entre les bourguignons et les ostrogots durait encore lorsque, comme nous le verrons, les ostrogots se liguèrent avec les francs contre les bourguignons, en l’année quatre cent quatre-vingt-dix-neuf.

 

CHAPITRE 8

Réduction des Armoriques à l’obéissance de Clovis, et capitulation des troupes romaines avec lui. Époque tirée du baptême de Clovis. Qu’il faut lire Armoriques, et non pas Arboriques, dans l’endroit de l’histoire de Procope, où il est fait mention de ces évènements.

Il est temps de reprendre le fil de l’histoire de Clovis, et de rapporter ce que nous pouvons savoir encore concernant les progrès qu’il fit dans les Gaules, immédiatement après son baptême. Ce fut durant l’année qui le suivit que les provinces confédérées se soumirent à la domination de ce prince.

Ce fut aussi dans cette même année que les troupes réglées qui restaient à l’empire dans les Gaules, passèrent au service du roi des saliens, et qu’elles remirent à ce prince en lui prêtant le serment de fidélité, les pays qu’elles avaient jusque là gardés au nom de Rome, c’est-à-dire les pays qui sont entre la Loire et le Loir, ainsi que quelques contrées adjacentes, et peut-être le Berry ; je dis peut-être le Berry, parce qu’il parait qu’en l’année cinq cent six le Berry, ou du moins une partie de cette cité, était sous la domination des visigots. Tétradius son évêque est un de ceux qui ont souscrit les actes du concile tenu dans Agde cette année-là, sous le bon plaisir d’Alaric second. Il se peut faire aussi que le Berry ayant été remis aux francs dès l’année quatre cent quatre-vingt-dix-sept, Alaric leur en eût enlevé du moins une partie au commencement du sixième siècle, et avant l’année cinq cent six. Cette occupation aura peut-être été l’une des causes qui fit prendre les armes à Clovis en l’année cinq cent sept contre les visigots. Nous avons vu que c’était dans tous ces pays-là que les troupes romaines s’étaient comme concentrées, parce qu’ils étaient la frontière des provinces obéissantes et des provinces confédérées du côté des visigots et du côté des bourguignons. Mais avant que de faire lire ce que Procope a écrit des deux grands évènements dont je parle, je crois qu’il est à propos de faire souvenir le lecteur de la manière dont est amenée la digression dans laquelle cet auteur nous donne l’histoire abrégée de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules.

Procope ayant omis d’expliquer dès le commencement de son histoire de la guerre commencée par Justinien en l’année cinq cent trente-cinq contre les ostrogots d’Italie, en quel état l’Europe se trouvait alors, cet écrivain se voit obligé lorsqu’il lui faut parler de la part que les francs prirent à cette guerre, à faire une digression pour exposer qui étaient ces francs, de quel pays ils étaient sortis, de quelle manière ils s’étaient rendus maîtres des Gaules, et de quelle manière enfin ils s’étaient établis dans le voisinage de l’Italie. Ainsi la digression de Procope contient un récit abrégé de tout ce que les francs avaient fait depuis qu’ils eurent commencé à s’établir sur la rive gauche du Rhin qui était du territoire de l’empire, jusqu’à l’année cinq cent trente-six, qu’ils prirent part à la guerre que Justinien faisait en Italie contre les ostrogots. On peut diviser la digression de Procope en deux chapitres ou en deux parties, et cela en composant la première du récit de tout ce que firent les francs depuis leur premier établissement dans les Gaules jusque à l’année cinq cent qu’ils s’allièrent avec les ostrogots contre les bourguignons ; et la seconde partie, de tout ce qu’ils firent depuis cette alliance jusqu’à l’année cinq cent trente-six qu’ils s’intéressèrent dans la querelle de Justinien avec les ostrogots.

La première partie de la digression de Procope se subdivise naturellement en deux sections, dont la première contient le récit de ce que les francs avaient fait depuis leur premier établissement dans les Gaules jusqu’à la réduction des Armoriques. La seconde section de ce premier chapitre contient et le récit de cette réduction, qui, comme le remarque Procope, fut la principale cause de l’agrandissement de Clovis, et le récit de ce qui se passa depuis jusqu’à l’alliance de ce prince avec les ostrogots en l’année cinq cent.

Quoique j’aie déjà rapporté par fragments la première section du premier chapitre de la digression de Procope, je crois cependant devoir transcrire ici tout ce premier chapitre en entier. Le lecteur voyant ainsi d’un seul coup d’oeil l’idée générale que Procope donne des progrès des francs depuis leur premier établissement dans les Gaules, jusqu’à l’exécution pleine et entière de la capitulation que firent les troupes romaines avec eux, il en sera mieux en état de juger si le plan de mon ouvrage cadre avec l’idée que nous donne de la fondation de la monarchie française, un historien qui avait de la capacité, et qui avait vu en Italie, où il était secrétaire de Bélisaire le général de Justinien, plusieurs francs et plusieurs romains contemporains de Clovis.

Je vais expliquer quelle était la première habitation de ces francs... Procope commence ensuite cette exposition par donner une notion générale de la partie occidentale de l’Europe, et dès qu’il l’a donnée, il continu ainsi : le Rhin avant que de se jeter dans l’océan... Procope a raison d’ajouter cet éclaircissement à sa narration. En effet, comme nous l’avons vu, ce fut cette cession faite d’abord par Julius Nepos, puis confirmée un an après par Odoacer, et contre laquelle tous les romains des Gaules se révoltèrent, qui donna lieu à la confusion où tomba leur patrie vers l’année quatre cent soixante et seize, et les progrès des francs, dont notre historien rend compte, furent une suite de cette confusion.

Si Procope ne parle que de la cession faite par Odoacer, et s’il ne dit rien de celle que Julius Nepos avait faite un an auparavant, c’est parce qu’il écrit un abrégé, ou peut-être pour rejeter entièrement sur un roi barbare la faute qu’un empereur partageait du moins avec lui. Les détails que cet historien rapporte concernant le service des troupes romaines qui prêtèrent serment de fidélité à Clovis, semble marquer qu’il y avait parmi elles et des troupes de campagne et des troupes de frontière. Comme il a écrit soixante ans après l’évènement dont il s’agit, et comme il avait pu voir, lorsqu’il était encore en Italie, des francs et des romains qui en avaient été témoins oculaires, les moindres circonstances dont il rend compte, sont dignes d’une grande attention, d’autant plus que c’est lui seul qui peut nous instruire aujourd’hui de ce point de l’histoire de l’établissement du royaume des francs, dans laquelle il n’y en a pas de plus important. Ces évènements arrivèrent, comme on le va voir, en l’année quatre cent quatre-vingt-dix-sept, et quand Clovis avait déjà régné seize ans.

Procope ne dit point, il est vrai, en quelle année les Armoriques et les troupes romaines qui gardaient les frontières des Gaules contre les ariens, c’est-à-dire, contre les visigots et contre les bourguignons, se soumirent au roi des francs. Il se contente de nous apprendre que les francs étaient déjà chrétiens lorsque cet évènement arriva. Heureusement il nous est resté une chartre de Clovis qui nous instruit de deux choses. La première, est que Clovis comptait en même temps la seizième année de son règne, et la première année d’après son baptême. La seconde, c’est que Clovis comptait aussi en même temps et la première année d’après son baptême et la première année d’après la soumission des gaulois : ainsi cette chartre précieuse nous enseigne que la soumission des Gaules à ce prince, est un évènement qui appartient à l’année quatre cent quatre-vingt-dix-sept. Entrons en preuve et commençons par rapporter les endroits de cette chartre qui font foi sans avoir besoin d’aucun commentaire, que la première année du christianisme de Clovis, se rencontrait avec la seizième année de son règne.

J’ai déjà parlé de l’authenticité de la vie de Saint Jean de Reomay, écrite par Jonas, et que le père Rouyer jésuite nous a donnée dans son histoire de l’abbaye du Moutier Saint-Jean. Or nous lisons dans cette vie : " on ne saurait douter de l’extrême considération que les rois des francs... " cela dispose à croire sans peine que parmi ces chartres il y en avait une octroyée par Clovis, qui, comme on l’a vu, fut un des rois francs contemporains du saint personnage Jean. Aussi le père Rouyer en rapporte-t-il une qu’il dit être tirée du cartulaire de l’abbaye du Moustier Saint-Jean, et qui est intitulée ordonnance de Clovis. On peut voir cette chartre dans son livre imprimé en mille six cent trente-sept. Quand bien même nous n’aurions pas une expédition plus authentique de cette chartre, nous ne laisserions pas d’être en droit de la citer avec quelque confiance, mais nous l’avons en original.

C’est la première pièce d’un livre imprimé en mille six cent soixante et quatre, intitulé : recueil de plusieurs pièces curieuses pour l’histoire de Bourgogne, par Monsieur Perard doyen de la chambre des comptes de Dijon ; et l’auteur nous assure qu’il a fait la copie de la chartre de Clovis qu’il nous donne, sur l’original même de cette chartre conservée dans les archives, dont la garde est confiée à la compagnie, de laquelle il se trouvait alors le doyen. Voici les endroits essentiels de cette pièce : Clovis roi des francs et personnage illustre : ... Clovis dit ensuite, qu’il a fait expédier les présentes lettres signées de sa main, afin qu’il fût notoire à tous présents et à venir qu’il a octroyé au saint homme Jean sa demande, qu’il lui a donné encore différents droits et franchises, et qu’il entend que le monastère de Reomay demeure toujours sous la protection et sauvegarde des rois ses successeurs. La date de la chartre est : donné à Reims le vingt-neuvième décembre en la cinquième indiction. On y lit ensuite. Moi, Anachalus, j’ai remis cette chartre la seizième année du règne du grand Clovis. En voilà suffisamment pour montrer que la première année du christianisme de Clovis, et la seizième année de son règne, se rencontrèrent. Or cette année est la même que l’année quatre cent quatre-vingt-dix-sept. Clovis est mort en cinq cent onze, la trentième année de son règne, comme le dit Grégoire de Tours, à la fin du second livre de son histoire. Ainsi Clovis a dû commencer son règne en quatre cent quatre-vingt-un, et supposé qu’il l’ait commencé le premier janvier de cette année-là, car nous n’avons aucune notion ni du jour ni du mois qu’il parvint à la couronne, la seizième année de son règne, se rencontrera parfaitement avec l’année de Jésus-Christ, quatre cent quatre-vingt-dix-sept.

Ainsi cette année et celle de la date de la chartre, cadrent très bien. Ce calcul est encore confirmé par une circonstance décisive, et qui se trouve dans notre chartre. Il y est dit que l’année où l’on se trouvait quand elle fut expédié, était la cinquième de l’indiction courante, et l’on peut voir dans le glossaire latin de Monsieur du Cange, que l’année quatre cent quatre-vingt-dix-sept, a été réellement la cinquième année d’une indiction. On sait de quel poids doit être une pareille preuve dans le cas dont il est ici question. Enfin, j’ajouterai que plusieurs manuscrits de Grégoire de Tours portent, que ce fut l’année quinzième de son règne que Clovis eut contre les allemands la guerre dans laquelle se donna la bataille de Tolbiac, et par conséquent que ce fut à la fin de cette année-là, que se fit la cérémonie du baptême de ce prince. L’auteur des gestes dit encore dans tous ses manuscrits, que la bataille de Tolbiac et la conversion de Clovis sont deux évènements qui appartiennent à la quinzième année du règne de ce prince ; c’est-à-dire, à l’année de Jésus-Christ quatre cent quatre-vingt-seize. Or puisque la quinzième année de Clovis cadre avec l’année quatre cent quatre-vingt-seize, comme nous l’avons vu, il s’ensuit que sa seizième année cadre avec l’année quatre cent quatre-vingt-dix-sept de Jésus-Christ.

Dès qu’il est constaté que la seizième année de Clovis revient à l’année quatre cent quatre-vingt-dix-sept de l’ère chrétienne, il est clair que ce fut dans cette dernière année que les Armoriques et les troupes romaines qui gardaient la Loire se soumirent à Clovis. En effet la chartre associe la date du baptême de Clovis, ainsi que la date de ces deux autres évènements, avec la seizième année du règne de Clovis, en énonçant que la supplication du s homme Jean, laquelle donnait lieu à l’expédition de cet acte, avait été faite l’année première d’après le baptême de Clovis, et d’après la soumission des gaulois. Suivant la narration de Procope, la capitulation des troupes romaines avec Clovis, a dû suivre de près la réduction des Armoriques à l’obéissance de ce prince. Il est vrai qu’on pourrait faire sur ce point-là une difficulté en disant ; selon la date apposée à la chartre, elle est du vingt-neuvième décembre de l’année quatre cent quatre-vingt-dix-sept. Or ce jour-là l’on ne devait plus compter la première, mais la seconde année d’après le baptême de Clovis, puisque Clovis reçut ce sacrement le vingt-cinquième décembre de l’année quatre cent quatre-vingt-seize. On pourrait faire plusieurs réponses à cette difficulté, mais je me contenterai d’en alléguer une. C’est qu’il y a si peu de temps entre le vingt-cinquième et le vingt-neuvième de décembre, qu’il se peut très bien faire que saint Jean de Reomay eût mis son monastère sous la protection du roi des francs quelques jours avant noël, et que cependant l’acte qu’il demandait ne lui ait été expédié que le premier jour ouvrable après noël ; c’est-à-dire, le vingt-neuf décembre.

En attribuant ce que dit notre chartre de la soumission des gaulois, à la soumission des Armoriques, et des troupes romaines, deux évènements assez importants pour en faire une espèce d’époque, puisque Procope dit formellement que ce fut au premier que les francs eurent la principale obligation de leur agrandissement, notre chartre n’est plus exposée à aucune contradiction, elle n’est plus sujette aux soupçons qui tombent sur les actes anciens qu’on ne saurait expliquer que par des interprétations ou forcées ou purement arbitraires. Aussi toutes les contradictions que la chartre dont il s’agit peut avoir reçues venaient-elles de ce que ce diplôme avait été mal expliqué, parce qu’on avait supposé que la phrase, la soumission des gaulois,  fût relative à des évènements qui certainement ne sont point arrivés la première année après le baptême de Clovis, ni par conséquent la seizième année après son avènement à la couronne des saliens.

En effet, les notes dont le père Rouyer, qui autant que je puis le savoir, est le premier éditeur de cette chartre, a bien voulu l’accompagner, se trouvent plus propres à faire douter de son authenticité qu’à la prouver, parce que cet auteur faute d’avoir connu à quels événements de la vie de Clovis, il fallait appliquer la phrase la première année d’après la soumission des gaulois, en fait une application qui n’est point soutenable d’autant qu’elle est contredite par la chronologie. Or une chartre mal expliquée passe aisément pour une chartre fausse. Le père Rouyer donc, après avoir allégué que dans plusieurs auteurs les gaulois dits absolument, signifient les gaulois de celles des provinces des Gaules qui portaient le nom de Lyonnaises, ajoute : je ne doute point que la soumission des gaulois.... Comme il est aisé de convaincre de fausseté une telle supposition par les fastes seuls de Marius Aventicensis, où l’on voit clairement que ce ne fut qu’en l’année cinq cent, c’est-à-dire, trois ou quatre ans après le baptême de Clovis, que ce prince fit la guerre à Gondebaud, il a dû résulter d’une pareille explication, plusieurs soupçons contre l’acte mal expliqué. L’authenticité de la chartre en question aura donc paru suspecte à plusieurs savants, parce qu’elle contenait, suivant cette interprétation, des faits qui ne pouvaient être conciliés avec les faits certains de notre histoire. Comme on vient de le voir ; ce fut la quatrième année et non la première année d’après son baptême que Clovis fit la guerre à Gondebaud. Je ne sais point si quelques-uns de ces savants ont mis leurs doutes par écrit, ou s’ils se sont contentés de les expliquer de vive voix. Ce que je sais, c’est que leurs doutes ont donné lieu à Monsieur Pérard de dire dans une note qu’il a fait imprimer immédiatement après notre chartre : quelques personnes dont j’estime la censure,... etc. Cet auteur cite ensuite quelques occasions où la chartre de Clovis a été reconnue pour authentique dans les tribunaux, et il rapporte encore une chartre de Clotaire Premier, où il est énoncé qu’il confirme le contenu dans celle de son père Clovis.

Notre explication est propre à dissiper toutes ces difficultés. En admettant cette explication très plausible par elle-même, les faits que la chartre contient servent autant que le lieu même où cet instrument se trouve déposé et que les autres preuves d’authenticité qu’il porte avec lui, à montrer qu’il est une pièce dont la vérité est incontestable.

Je ne vois qu’une difficulté qu’on puisse faire désormais avec quelque fondement sur ce sujet-là. C’est que le lieu où l’abbaye du Moustiers Sainte-Marie est bâtie, n’a point été sous la domination de Clovis. Ce lieu est dans la cité ou diocèse de Langres, et le diocèse de Langres appartenait aux bourguignons six ans après la mort de Clovis, puisque Grégoire évêque de Langres souscrivit au concile tenu à Épaone en cinq cent dix-sept, sous la protection et par les soins de leur roi Sigismond.

Il est vrai que tant que Clovis a vécu, le diocèse de Langres a toujours été sous la domination des bourguignons ; mais l’abbaye du Moustiers Saint-Jean qui est bâtie à l’extrémité septentrionale de ce diocèse, comme l’observe le père Daniel, pouvait bien être sur le territoire de Clovis. Quoique les bourguignons tinssent la ville capitale de la cité de Langres et la plus grande partie du plat pays de cette cité, il pouvait bien se faire que les francs en eussent occupé quelque canton après le désastre de Syagrius. Nous l’avons observé déjà, dans des révolutions pareilles à celle qui arriva pour lors, les bornes légales des provinces et des autres districts, ne sont pas toujours respectées : elles ne sont pas toujours celles qui limitent les acquisitions des conquérants. Ils les étendent jusque aux fleuves, aux montagnes et aux autres bornes naturelles, capables par elles-mêmes d’arrêter les progrès d’un vainqueur. Quoiqu’il en ait été, il sera toujours certain que l’abbaye du Moustiers Saint-Jean était du moins voisine de la frontière des francs. Ainsi elle pouvait très bien tenir des terres et d’autres possessions dans les pays de l’obéissance de Clovis. On sait d’ailleurs qu’une abbaye bâtie sur les lisières d’un état, a presque autant de besoin de la protection du prince avec le territoire de qui elle confine, que de celle du souverain du lieu où elle est assise.

Après avoir constaté la date de la réduction des Armoriques et des troupes romaines à l’obéissance de Clovis, il me reste encore à faire deux observations sur ces évènements. La première, sera pour en montrer la vraisemblance : et la seconde, pour rendre raison de la correction qu’on fait ordinairement dans le texte de Procope, en y lisant les Armoriques, au lieu des arboriques.

Quant à l’union des Armoriques avec les francs, je me flatte qu’après avoir fait quelques réflexions sur l’histoire de la confédération maritime, on trouvera probable que les peuples qui étaient entrés dans cette ligue, se soient enfin unis avec les francs dans les circonstances où l’on a vu que les uns et les autres ils associèrent leurs fortunes. On pourra peut-être avoir plus de peine à concevoir que des troupes romaines aient pu se résoudre à passer au service d’un roi barbare. Les trois réflexions que je vais faire à ce sujet, rendront l’événement très vraisemblable.

Clovis était véritablement un roi barbare ; mais quoiqu’il n’eût point encore été fait consul, il ne laissait point d’avoir déjà une commission de l’empire, telle qu’elle pût être. Ainsi l’on peut conjecturer que les troupes romaines qui gardaient la Loire, lui auront prêté serment en cette qualité.

En second lieu, les troupes romaines qui servaient dans les Gaules durant le cinquième siècle, n’étaient pas des légions composées de citoyens nés au-delà des Alpes, ni de soldats élevés à l’ombre du capitole, dans le sein des pénates de la république, et qui lui fussent aussi dévoués que l’étaient les légionnaires, qui durant les sept premiers siècles de l’état, fondé par Romulus, avaient porté les armes pour son service, et qui presque tous avaient leurs domiciles dans les environs de Rome ou même dans Rome. La plupart des soldats des troupes qui servaient encore sous ses enseignes ; et principalement ceux des troupes de frontières, étaient nés dans les Gaules, dans l’Illyrie, dans la Germanie, dans l’Espagne, et dans d’autres provinces où leurs pères tenaient des bénéfices militaires, et le plus grand nombre d’entre eux n’avait jamais vu, ni le Tibre, ni le capitole. Nous avons remarqué dès le premier livre de cet ouvrage, que depuis Caracalla tous les citoyens des états soumis à l’empire, jouissaient du droit de bourgeoisie romaine, et qu’ils pouvaient par conséquent entrer dans les légions. D’ailleurs le nom de Rome avait cessé à la fin du cinquième siècle, d’être un nom si respectable. Rome autrefois la reine du monde, n’était plus qu’une ville conquise et assujettie par les ostrogots. Est-il donc si surprenant après ce qui vient d’être exposé, que les troupes romaines qui servaient dans les Gaules en l’année quatre cent quatre-vingt-dix-sept, et dont les soldats nés la plupart dans cette heureuse contrée, ne voulaient ni quitter leur profession, ni abandonner les établissements qu’ils avaient dans leur patrie, aient prêté à un prince victorieux un serment qui ne faisait encore que les attacher à lui un peu plus étroitement qu’ils ne l’avaient été jusque là.

On a vu encore dans notre premier livre que longtemps avant Clovis les troupes romaines qui étaient destinées à la défense des Gaules, et dont les quartiers étaient dans ce pays-là, avaient déjà la réputation d’être peu affectionnées au capitole, et de chercher les occasions de se cantonner. En effet, et c’est ma troisième réflexion, longtemps avant Clovis, et quand la monarchie romaine était encore très florissante, des légions du nombre de celles qui servaient dans les Gaules, ont prêté serment de fidélité à une puissance qui s’élevait, je ne dis pas contre l’empereur régnant, mais contre l’empire. Durant la guerre que Civilis fit à l’empire sous le règne de Vespasien, plusieurs légions romaines prêtèrent le serment militaire à l’empire des Gaules ; vain titre qu’une bande de rebelles attroupés donnait à son fantôme de monarchie. Mais sans nous engager davantage dans ces discussions, citons deux exemples qui seuls rendraient très croyable le fait dont il s’agit d’établir la vraisemblance.

Procope rapporte que lorsque Théodoric roi des ostrogots se fût rendu maître de Rome, il y conserva les cohortes qui servaient de gardes aux empereurs, et qui faisaient à-peu-près le même service que faisaient les anciens prétoriens. Le roi des ostrogots fit donner aux soldats dont il est question, la même subsistance qu’ils avaient sous les derniers Césars ? Croira-t-on que ce prince ne se fût point fait prêter serment de fidélité par les troupes qu’il voulut bien continuer d’entretenir.

Passons au second exemple. Isidore de Séville auteur né dans le sixième siècle, dit en parlant de Sisébutus qui monta sur le trône des visigots en six cent douze, et dont le pouvoir fut reconnu dans toute l’Espagne. C’est sous le règne de Sisébutus... rendons compte maintenant des raisons que nous avons eues pour lire dans le texte de Procope les Armoriques, au lieu des arboriques. Comme M. de Valois et la plupart des savants qui ont eu l’occasion de parler de ce peuple-là, ont fait dans le texte de Procope la même correction que nous, et qu’ils y ont lu armorici, au lieu d’arborici, je ne serais point entré en aucune explication sur ce point-là, si le père Daniel qui a écrit depuis eux, n’avait pas épousé le sentiment opposé au leur, et soutenu qu’il y avait dans les Gaules sous le règne de Clovis, une nation nommée réellement les arboriques.

Je dirai donc en premier lieu, qu’aucun auteur ancien, si l’on en excepte Procope, ne dit qu’il y ait eu jamais dans les Gaules non plus qu’ailleurs un peuple nommé arborique. Cluvier, qui nous a donné tant d’excellents livres sur la géographie ancienne, s’explique en ces termes : personne n’a pu découvrir encore où étaient ces arboriques,... Si Cluvier n’a pas porté plus loin ses recherches sur les arboriques, c’est qu’il ne faisait point la description de la Gaule dans celui de ces ouvrages, où il dit ce qu’on vient de lire, mais bien la description de la Germanie.

Le père Daniel, il est vrai, assigne à ses arboriques un territoire dans la Gaule, et il les place entre la Meuse, l’océan, et l’Escaut, dans la carte géographique qu’il a mise à la tête de son histoire. Mais cette position n’est pas soutenable. Nous avons huit ou dix notices ou recensements des Gaules, composées sous les derniers empereurs. Quoiqu’il y soit fait un dénombrement assez exact des peuples qui habitaient la seconde Belgique, où devait être le pays que le père Daniel assigne aux arboriques pour leur demeure, il n’y est fait aucune mention de ces arboriques, qui devaient néanmoins être un peuple nombreux. Enfin, si dans le cours du cinquième siècle il se fût établi dans les Gaules quelque peuple étranger appelé arborique, et qui eût été aussi puissant que l’étaient les Armoriques lorsqu’ils s’associèrent avec les francs sous le règne de Clovis : pourquoi Sidonius Apollinaris n’en aurait-il point parlé, lui qui s’est plu tant de fois à faire, soit en prose, soit en vers, l’énumération de tous les barbares qui se cantonnaient dans cette grande province ? Pourquoi n’en trouverait-on rien dans Salvien, ni dans Avitus, ni dans aucun autre auteur que Procope ? Enfin, pourquoi si les arboriques eussent été placés à l’extrémité de la seconde Belgique, leur association avec les francs, aurait-elle mis dans la nécessité de capituler avec Clovis, les troupes romaines postées sur la Loire qui était la frontière du territoire de l’empire du côté où il confinait au pays tenu par les ariens, c’est-à-dire, par les visigots et par les bourguignons.

Aussi voyons-nous que les auteurs étrangers ou français qui ont écrit depuis que le père Daniel a eu publié le premier volume de son histoire, et qui ont eu occasion de parler des arboriques, n’ont pas laissé de suivre la correction presque généralement reçue, et qu’ils ont écrit les Armoriques.

L’illustre M Leibnits dit dans son traité sur l’origine des francs : les arboriques, qui comme nous l’apprenons de Procope se soumirent aux francs,...

Monsieur Hertius un des jurisconsultes du droit public les plus estimés en Allemagne, dit positivement dans sa notice de l’ancien royaume des francs, qui fut publiée par son fils en mille sept cent treize, qu’il est de l’avis de M. de Valois et qu’il faut lire dans Procope, les Armoriques.

Un autre savant de la même nation, M Eccard qui nous donna en mille sept cent vingt, une nouvelle édition de la loi salique et de la loi des ripuaires, les deux lois suivant lesquelles la nation des francs a été gouvernée sous les deux premières races de nos rois, dit à propos d’une faute du père Daniel, qui fait venir les ripuaires des arboriques : les arboriques ont été sans aucun doute,... Le père Lobineau dit dans le second volume de son histoire de Bretagne imprimé en mille sept cent sept : il y aura peut-être bien des gens... je ne crois pas néanmoins que Procope ait écrit lui-même arborici pour armorici, et je pense que cette faute doit être imputée à quelque copiste, qui l’aura commise d’autant plus aisément que les lettres courantes, dont les grecs se sont servis longtemps encore après Procope, pour l’m et pour le b, étaient deux caractères qui se ressemblaient si fort qu’il était facile de s’y tromper et de prendre l’un pour l’autre dans le manuscrit que l’on transcrivait. On peut voir dans la paléographie grecque du savant Dom Bernard De Montfaucon, que l’m ne différait du b, figuré à peu près comme un u, que parce qu’elle avait un jambage. Un copiste pressé aura omis ce jambage, et il aura fait d’armorici, arborici.

C’est donc à l’aide d’un changement si léger qu’il mérite à peine le titre de correction, qu’on rend très clair le passage de Procope, qui ne saurait être bien expliqué autrement. Nous savons par ce moyen quelle fut la fin de cette république des Armoriques, dont Zosime nous a raconté l’origine, dont Salvien nous parle comme d’un état subsistant encore en quatre cent cinquante, dont l’auteur de la vie de saint Germain l’Auxerrois, nous apprend les malheurs, et dont Sidonius et Prosper disent aussi quelque chose. Enfin ce passage de Procope entendu, comme on vient de l’expliquer, nous met au fait de ce qu’ont voulu dire l’auteur des gestes et Hincmar, lorsque immédiatement après avoir parlé du mariage de Clovis, fait vers l’année quatre cent quatre-vingt-treize, ils ont écrit l’un et l’autre. Dans ce temps-là Clovis étendit son royaume jusque à la Seine, mais ce ne fut que dans les temps postérieurs qu’il l’étendit jusque à la Loire. En effet, Clovis dont le pouvoir avait été reconnu par les provinces obéissantes dès quatre cent quatre-vingt-treize, comme nous l’avons exposé, ne soumit qu’après son baptême, suivant Procope, et les Armoriques et les soldats romains qui gardaient contre les visigots plusieurs pays voisins de la Loire. Ainsi ce ne fut qu’en quatre cent quatre-vingt-dix-sept qu’il étendit son royaume jusque à ce fleuve.

Il me reste encore une chose à dire en faveur de notre correction, si petite quant au changement qu’elle fait dans la leçon de Procope, et d’une si grande importance quant à notre histoire ; c’est qu’il se trouve dans le texte de cet historien beaucoup d’autres noms propres mal écrits, et qu’il est nécessaire du consentement de tout le monde, de rétablir. Nous n’irons pas bien loin pour en chercher des preuves. Dans le même passage dont il est ici question, on lit le Pô, où certainement Procope avait mis le Rhône. Cet auteur qui avait été longtemps en Italie savait trop bien que le Pô était un fleuve de ce pays-là, et non point un fleuve des Gaules. Si la faute de mettre arborici pour armorici, est faite plus d’une fois dans notre passage, celle d’avoir écrit éridani pour rhodani, et d’avoir ainsi fait du Rhône le Pô, s’y trouve aussi répétée plusieurs fois.

Nous parlerons encore dans la suite de cet ouvrage, d’autres noms propres défigurés par les copistes de Procope. Ces copistes grecs ayant vécu dans les derniers temps de l’empire de Constantinople, il n’est pas étonnant qu’ils aient eu assez peu de connaissance de la géographie des Gaules, pour estropier le nom des villes, des fleuves et des nations de cette vaste contrée.

Je finirai ce chapitre par une conjecture que Vigner fait sur la réduction des Armoriques à l’obéissance de Clovis. La voici : ils avaient été incités par leurs évêques... Il serait bien inutile après tout ce que j’ai dit des Armoriques, d’avertir le lecteur qu’il ne faut point les confondre comme l’ont fait quelques auteurs modernes, avec les bretons insulaires qui vinrent s’établir dans les Gaules, un petit nombre d’années après la réduction des premiers à l’obéissance de Clovis. Nous parlerons plus au long de ces bretons insulaires, qui n’ont rien eu de commun avec les Armoriques, si ce n’est d’avoir occupé une portion de la patrie des derniers.

 

CHAPITRE 9

Des établissements que Clovis aura pu faire dans les Gaules après la réduction des Armoriques, et de la jalousie que les visigots conçurent contre lui. De l’époque tirée de l’année de la mort de saint Martin.

Les deux évènements importants dont nous venons de faire l’histoire, et qui rendirent Clovis maître de tous les pays qui sont entre la Seine et la Loire, ainsi que du Berri et des autres contrées que pouvaient encore tenir les troupes romaines qui capitulèrent avec lui, le rendirent en même temps un prince puissant, et en état de faire beaucoup de grâces à ceux qui s’attacheraient à lui. En effet les revenus de tant de riches provinces donnaient au roi de la tribu des saliens le moyen de faire toucher régulièrement une grosse solde à ses troupes et le moyen de pourvoir avantageusement les soldats mariés ou ceux qui voudraient se retirer. Ainsi l’on croira sans peine que dès lors plusieurs francs des autres tribus s’en séparèrent pour s’incorporer dans celle des saliens, et même que des tribus entières s’attachèrent à Clovis, afin d’obtenir de ce prince qu’il leur donnât dans les Gaules des quartiers tels que les romains y en avaient donné dans les temps précédents aux confédérés. C’est apparemment ce que fit alors la tribu qui avait pour son chef Regnomer, frère de Ragnacaire roi des francs du Cambrésis.

Comme nous trouverons que ce Regnomer était établi dans le Maine, lorsque nous viendrons à parler du traitement que Clovis fit aux autres rois des francs vers l’année cinq cent dix, on peut croire que Clovis lui avait donné des quartiers dans cette contrée, ou qu’il l’avait maintenu dans ceux qu’il y avait déjà. Le roi des saliens aura eu, en se conduisant ainsi, la même vue et le même motif qui soixante ans auparavant avaient engagé Aetius à donner des quartiers sur la Loire aux alains ; c’est-à-dire, le dessein de contenir les Armoriques. Nous avons déjà parlé plus d’une fois du caractère de ces peuples-là.

La vénération que tous les romains des Gaules avaient pour Clovis depuis sa conversion, aussi bien que la réduction des Armoriques et des troupes romaines à l’obéissance de ce prince, réveillèrent contre lui la jalousie des visigots, dont les états depuis ces évènements étaient devenus frontières des siens. Aussi l’histoire de ce temps-là, toute imparfaite qu’elle est, nous apprend-elle que ces barbares regardaient alors les romains leurs sujets, et principalement les ecclésiastiques, comme des partisans secrets de Clovis, et qu’ils sacrifièrent à leurs défiances bien ou mal fondées, plusieurs évêques. Je rapporterai ici la disgrâce de deux de nos prélats qui furent persécutés et chassés de leur siége par ces hérétiques, qui ne leur reprochaient autre chose que d’être les créatures du prince qui venait d’embrasser à Reims la religion catholique.

Ce fut peu de temps après cet évènement que le premier de nos deux évêques souffrit persécution. On peut voir par le catalogue des évêques de Tours qui se trouve à la fin du dixième livre de l’histoire ecclésiastique des francs, que Perpetuus, troisième successeur de saint Martin, sur le siége de l’église de cette ville, mourut vers l’année quatre cent quatre-vingt-onze ; voici ce qu’on lit dans le second livre de cette histoire concernant le successeur de Perpetuus : on mit à sa place Volusianus un des sénateurs... Voici ce qu’il dit encore dans son catalogue des évêques de Tours, concernant Volusianus : Volusianus fut élu le septième évêque de Tours à compter depuis saint Gatien premier évêque de cette ville... Le père Ruinart observe dans ses notes sur Grégoire de Tours, que le martyrologe romain fait mention de Volusianus sur le dix-huitième janvier, comme d’un martyr, et qu’il dit que notre saint est en grande vénération dans le pays de Foix, qui suivant les apparences fut le lieu de son exil et celui de sa mort.

En supposant comme Grégoire de Tours le dit positivement, que saint Martin soit mort sous le consulat de Flavius Caesarius et de Nonius Atticus, marqué dans les fastes sur l’année trois cent quatre-vingt-dix-sept de l’ère chrétienne, et en supputant relativement à cette année-là, les années d’épiscopat que notre historien donne à chacun des successeurs de l’apôtre des Gaules, on trouvera que Volusianus quatrième successeur de s Martin a été élevé sur le siége de Tours vers la fin de l’année quatre cent quatre-vingt-onze, et par conséquent que la sixième année révolue de son pontificat qui me parait celle où il fut traduit à Toulouse, tombe en quatre cent quatre-vingt-dix-sept, temps où la conversion de Clovis devait faire l’entretien de tous les romains des Gaules. Voyons donc ce qu’on peut savoir avec certitude sur l’année de la mort de saint Martin qui souvent a servi d’époque dans notre histoire.

On ne saurait établir une date et fixer la première année d’une époque plus distinctement ni plus affirmativement, que Grégoire de Tours établit et fixe celle de l’époque tirée de la mort de saint Martin ; et cela, soit dans l’histoire ecclésiastique des francs, soit dans l’histoire des miracles de notre saint.

Grégoire de Tours dit dans l’histoire ecclésiastique des francs : la seconde année du règne d’Arcadius et d’Honorius, mourut saint Martin évêque de Tours... Nous avons déjà observé que ce consulat tombait en l’année trois cent quatre-vingt-dix-sept de Jésus-Christ, et l’on pouvait dire que cette même année Arcadius et Honorius étaient encore dans la seconde année de leur règne, en comptant par années révolues, puisque leur père Théodose le Grand n’était mort que le dix-septième janvier trois cent quatre-vingt-quinze, et qu’ainsi la troisième année de leur règne ne devait être révolue que le dix-septième janvier de l’année trois cent quatre-vingt-dix-huit. On ne saurait donc établir une date plus distinctement et plus positivement que Grégoire de Tours établit dans son histoire la date de la mort de saint Martin.

Le père de nos annales dit encore dans son premier livre des miracles de notre saint : l’apôtre des Gaules après vingt-cinq ans, quatre mois et dix jours d’épiscopat, mourut... En effet, dans ce chapitre suivant, Grégoire de Tours raconte la vision que Sévérinus évêque de Cologne eut le même jour que mourut saint Martin, et il écrit : un dimanche que Sévérinus faisait ses stations,... Sévérinus s’étant mis en prière, il apprit par révélation, que les chants qu’il entendait étaient ceux des puissances célestes qui venaient recevoir l’âme de saint Martin.

Notre historien dit encore en parlant de la naissance de saint Martin qu’il vint au monde la onzième année de l’empire de Constantin, laquelle tombe en l’année trois cent seize de Jésus-Christ. Or en ajoutant à cette année les quatre-vingt-un an que s Martin a vécu suivant Grégoire de Tours, on trouvera que ce saint doit être mort en trois cent quatre-vingt-dix-sept.

Enfin une hymne qui se chante le dix novembre, veille du jour de la fête de saint Martin dans l’église bâtie sur son tombeau, dit : le saint qui venait de rétablir la paix parmi les ecclésiastiques de Candes, y mourut le jour du seigneur sur le minuit. Tout le monde sait que dans le style de la religion chrétienne, le jour du seigneur veut dire le dimanche.

Il est donc hors de doute que saint Martin est mort un dimanche. Quant à l’année de cette mort, comment est-il possible que notre historien s’y soit trompé, lui qui était évêque de Tours, et qui par conséquent avait à sa disposition les diptyques de son église et je ne sais combien de Chartres datées par consulat, et dans lesquelles il devait souvent être fait mention de l’année de la mort de saint Martin le plus illustre de ses prédécesseurs. On observera encore qu’il n’y avait pas deux cent ans que l’apôtre des Gaules était mort lorsque Grégoire de Tours écrivait, et la tradition soutenue par les fêtes anniversaires qui furent instituées en l’honneur de notre saint soixante ans après sa mort, devait avoir conservé dans la Touraine la mémoire de l’année où il était décédé. Supposé que Grégoire de Tours se fût trompé sur la date de la mort de saint Martin, en écrivant celui de ses deux ouvrages que nous avons cités lequel fut publié le premier, ses propres diocésains se seraient soulevés contre l’erreur ; ils lui auraient indiqué des monuments, ils lui auraient allégué des faits capables de l’éclairer. Notre auteur aurait corrigé sa faute, et il se serait bien gardé d’y retomber dans celui de ses deux ouvrages, qui fut publié le dernier.

Il faut dire cependant, ou qu’il n’y a pas de faute dans Grégoire de Tours, ou qu’il y a fait deux fois et en différents temps une faute grossière, en donnant la date de la mort du plus illustre de ses prédécesseurs. La faute serait de telle nature, qu’elle ne pourrait être imputée qu’à lui ? Comment la rejeter sur les copistes ? C’est de la négligence qu’on leur reproche ordinairement, et non pas de la mauvaise foi. Or l’inattention peut bien faire mettre quelquefois un chiffre numéral pour un autre chiffre numéral, mais elle ne saurait faire écrire en deux endroits différents, le nom de deux consuls pour celui de deux autres consuls, ni marquer avec précision, le rapport de la date de l’évènement principal, avec la date des années du règne d’Arcadius et d’Honorius. Plusieurs savants néanmoins se sont inscrits en faux contre cette date. Monsieur Gervaise prévôt de l’église de saint Martin de Tours prétend que ce saint est mort, non pas en quatre cent quatre-vingt-dix-sept, mais dès l’année quatre cent quatre-vingt-seize. Il écrit dans sa vie de saint Martin : la première année du règne d’Arcadius et d’Honorius... il n’est pas possible néanmoins de transporter à l’année trois cent quatre-vingt-seize le consulat d’Atticus et de Caesarius, qui suivant le rapport que toutes les tables des fastes consulaires qui nous sont restées, ont avec l’ère chrétienne, ne furent consuls qu’en l’an de grâce trois cent quatre-vingt-dix-sept.

Aussi n’est-il pas nécessaire de faire une pareille transposition, pour trouver que saint Martin est mort la seconde année du règne d’Arcadius et d’Honorius. Il suffit de supposer que Grégoire de Tours a compté les années du règne de ces princes par années révolues, et non point par années courantes. C’est ainsi qu’il calcule les années de l’épiscopat de saint Martin dans le passage qui vient d’être cité. Alors on trouvera, comme nous l’avons déjà dit, que saint Martin sera mort dans le mois de novembre de l’année trois cent quatre-vingt-dix-sept. Il sera mort quand ces princes, qui ne montèrent sur le trône que le seizième janvier de l’année trois cent quatre-vingt-quinze, comptaient encore la deuxième année de leur règne en calculant par années révolues.

Le père Pétau, dont le nom seul prévient en faveur du sentiment qu’il veut établir, fait deux objections contre la date dont il est ici question, et la première parait d’autant plus solide, qu’elle émane de l’astronomie. Il est certain, dit ce savant homme, que saint Martin est mort un dimanche, et que ce dimanche était un onzième jour de novembre, puisque c’est l’onzième jour de novembre que l’église de Tours et les autres églises célèbrent la fête de saint Martin absolument dite, ou le jour de sa mort. Or en l’année de Jésus-Christ trois cent quatre-vingt-dix-sept, l’onzième jour de novembre n’échoit pas en dimanche, mais en mercredi.

L’apôtre des Gaules étant donc mort certainement un dimanche, il faut qu’il soit mort en une autre année qu’en trois cent quatre-vingt-dix-sept. Ainsi saint Martin doit être mort en l’année quatre cent, la nuit du samedi au dimanche, qui cette année-là était un onzième de novembre, ou bien il doit être mort en quatre cent un, la nuit du dimanche au lundi, qui cette année-là était l’onzième jour de novembre. Le texte de Grégoire de Tours laisse la liberté d’opter entre ces deux nuits-là.

La seconde des objections qui se trouvent dans les ouvrages du père Pétau, est que Sévère Sulpice qui a vécu longtemps sous la direction de s Martin, a écrit que ce saint avait survécu seize ans au concile tenu à Trèves sous l’empire du tyran Maximus, pour juger Ithacius sur la conduite qu’il avait tenue dans l’affaire des priscillianistes. Or comme ce concile fut assemblé sous le consulat d’Évodius qui remplit cette dignité en l’année trois cent quatre-vingt-six, il s’ensuit que saint Martin ne saurait être mort plutôt qu’en l’année quatre cent un.

Il se trouve encore dans Sévère Sulpice, et même dans Grégoire de Tours quelques autres dates de faits particuliers, lesquelles ne cadrent pas avec la date de la mort de notre saint, telle qu’elle se trouve dans les deux passages de ce dernier auteur qui ont été rapportés. Ces contradictions ont été recueillies par les savants qui ont discuté le plus exactement la matière dont il s’agit.

Je dirai en répondant à la première objection, qu’elle n’est point aussi solide qu’elle le parait d’abord, et cela, parce qu’elle est fondée sur la fausse supposition, que l’église célèbre le jour de la mort de saint Martin le onze novembre. Cela n’est point. La fête que l’église célèbre ce jour-là, n’est point la fête anniversaire du passage de saint Martin à une meilleure vie, mais bien la fête anniversaire de son inhumation. Elle est in depositione, et non pas in transitu beati martini. Entrons en preuve.

Il est dit dans le préambule des actes du premier concile de Tours qui commença ses séances le dix-huitième novembre de l’année quatre cent soixante et un : plusieurs évêques s’étant assemblés à Tours pour y assister à la fête qui s’y célèbre en mémoire de la réception du corps de saint Martin. Ce saint étant mort à Candes le dimanche huit novembre de l’année trois cent quatre-vingt-dix-sept ; et il est très vraisemblable que son corps n’ait été apporté à Tours que trois ou quatre jours après son décès, et qu’il ait été inhumé le même jour qu’il y arriva, dans la crainte des inconvénients qui seraient arrivés, si l’on eût tardé à l’inhumer. Cette crainte aura été d’autant mieux fondée, que les poitevins prétendaient que les reliques de l’apôtre des Gaules leur dussent appartenir, qu’on ne les avait enlevées que par surprise, et que dans ce temps-là on inhumait encore en France les morts à visage découvert et hors des villes.

D’ailleurs, ce qui suffirait seul à prouver ce que nous avons avancé, Grégoire de Tours lui-même dit positivement que la fête anniversaire que l’église fait l’onzième novembre en l’honneur de s Martin, se célèbre en mémoire de la déposition ou de l’inhumation de notre saint. On va lire les propres paroles dont se sert cet auteur dans l’endroit de son histoire, où il fait mention de l’église bâtie sur le tombeau de l’apôtre des Gaules par saint Perpéte l’un de ses successeurs. C’est le même évêque de Tours dont nous avons souvent fait mention dans cet ouvrage, sous le nom de Perpetuus, et qui est connu en Touraine sous ce nom français. La fête solennelle de cette église rassemble en un seul jour trois fêtes anniversaires ;... aussi célébrait-on autrefois trois messes solennelles le quatrième jour de juillet. On peut lire dans Grégoire de Tours ce qui fut cause que ces trois solennités se trouvèrent réunies. Cet auteur va reprendre la parole : quant à la déposition de saint Martin,... cela n’empêchait que le jour de la mort du saint arrivée le dimanche huit novembre, il ne se fît suivant les apparences, une vigile à son tombeau. Le religieux de l’abbaye de Marmoustier Lez-Tours, auteur de l’écrit intitulé louanges de la Touraine, et abrégé de la vie de ses archevêques, et qui a vécu dans le treizième siècle, dit mot pour mot la même chose que l’historien ecclésiastique des francs. On trouve l’ouvrage de ce religieux dans l’édition de l’histoire de Grégoire de Tours, que Bouchel nous a donnée.

Quant à la seconde objection que plusieurs savants ont faite contre la date de la mort de saint Martin donnée par Grégoire de Tours dans les deux passages qui ont été rapportés au commencement de cette discussion, et qui consiste à dire que cette date ne cadre point avec les dates de plusieurs faits particuliers lesquelles se trouvent dans Sévère Sulpice et dans Grégoire de Tours lui-même, je suis pleinement de l’avis du père Le Cointe. Il faut corriger toutes ces dates, de manière qu’en les rétablissant on les concilie avec la date de la mort de saint Martin que Grégoire de Tours certifie dans les deux endroits de son ouvrage où il en parle expressément. En effet, s’il est constant que Sévère Sulpice a été disciple de saint Martin, il est aussi très vrai que lors qu’il nous indique la date de quelques évènements particuliers de la vie de saint Martin, ce n’est, pour ainsi dire, que par occasion qu’il parle du temps de la mort de cet évêque, et moins pour nous apprendre en quelle année elle arriva, que pour nous dire que saint Martin ne voulut pas depuis le concile de Trèves assister à aucune assemblée d’évêques, quoique après ce concile il eut encore vécu un grand nombre d’années. Sévère Sulpice quand il écrivait dans cette intention, n’aura point calculé bien exactement les années qui pouvaient s’être écoulées depuis le concile de Trèves, jusque à la mort de saint Martin. Pour ce qui regarde Grégoire de Tours, n’est-il pas mille fois plus probable que les copistes aient altéré les chiffres numéraux des dates qui ne cadrent point avec celle qu’il a lui-même établie expressément et en comptant par consuls, qu’il ne l’est que cet historien se soit trompé sur les consuls ? Car, comme nous l’avons observé déjà, s’il y a faute dans ces deux endroits, elle retombe nécessairement sur lui, elle ne saurait être rejetée sur ses copistes.

Ces dates rebelles, si j’ose m’exprimer ainsi, auront été altérées, comme la date de la mort d’Euric l’a été du consentement de tous les critiques, et comme l’a été encore, de leur consentement unanime, la date de l’élévation de Licinius à l’épiscopat de Tours. C’est ce que nous exposerons plus bas. Comme notre discussion n’est déjà que trop longue, je supplie le lecteur de trouver bon, que pour la conciliation de toutes ces dates particulières, je le renvoie au livre du père Le Cointe, à celui de Monsieur Anthelmi, enfin à celui de Monsieur Gervaise.

Ce fut donc vers l’année quatre cent quatre-vingt-dix-huit que Volusianus mourut dans le pays de Foix, où il était relégué. Verus son successeur eut la même destinée que lui. Verus, dit notre historien, fut le huitième évêque de Tours,... ainsi Verus ayant été élu en quatre cent quatre-vingt-dix-huit, il sera mort en cinq cent neuf, et avant que Clovis, qui était encore en guerre avec les visigots cette année-là, les eût obligés à mettre en liberté ce prélat qu’ils avaient relégué dans quelque lieu éloigné de son diocèse. Suivant le récit de Grégoire de Tours, il paraît que Verus fut exilé peu de temps après son élection, ainsi j’ai cru devoir placer son histoire immédiatement après celle de Volusianus. On verra encore dans la suite d’autres évêques persécutés par les goths pour le même sujet qui leur avait fait reléguer les deux prélats dont nous venons de parler, et qui n’étaient point, suivant les apparences, les seuls de leur parti.

 

CHAPITRE 10

Clovis s’allie avec Théodoric pour faire la guerre aux bourguignons. Récit des évènements de cette guerre, tel qu’il se trouve dans Grégoire de Tours.

Ce ne fut pas néanmoins contre les visigots que Clovis fit la première des guerres qu’il entreprit après la réduction des Armoriques et la soumission des troupes romaines à son obéissance ; ce fut contre les bourguignons. Comme il se ligua dans cette guerre avec Théodoric roi des ostrogots, je trouve à propos de dire avant toutes choses, comment Théodoric était parvenu à régner enfin paisiblement sur toute l’Italie et sur quelques pays adjacents.

On a vu que ce prince était descendu en Italie de l’aveu de l’empereur Zénon, et qu’il avait achevé deux ou trois ans avant le baptême de Clovis, de se rendre maître de cette belle portion du partage d’occident, en faisant mourir Odoacer. Comme on l’a déjà vu encore, Anastase qui avait succédé à Zénon en quatre cent quatre-vingt-onze, voyait avec beaucoup de regret la cession faite à Théodoric qui se conduisait en Italie comme un souverain indépendant. Soit qu’Anastase ait contredit le titre de Théodoric en soutenant que Zénon n’avait donné au roi des ostrogots d’autre pouvoir que celui d’un lieutenant, et qu’il ne lui avait point par conséquent cédé ni transporté les droits des empereurs d’orient sur aucune portion du partage d’occident ; soit qu’Anastase ait cherché querelle à Théodoric sur la manière dont il gouvernait en Italie, la guerre s’alluma entre ces deux princes.

Il y a même apparence que la guerre que les bourguignons faisaient aux ostrogots dans le temps de la conversion de Clovis et dont nous avons parlé, fut une suite de celle que les romains d’orient avaient alors contre ces mêmes ostrogots. Théodoric qui voulait être tranquille en Italie afin de pouvoir exécuter le projet d’étendre son pouvoir au-delà des Alpes, et d’assujettir, s’il était possible, toutes les Gaules au nouveau trône qu’il venait d’élever dans Rome, comprit bientôt qu’il ne règnerait jamais paisiblement en Italie, tant qu’il serait en rupture avec l’empereur d’orient. Ce dernier y avait des créatures, et d’ailleurs il n’était pas bien facile d’accoutumer les romains, qui presque tous étaient catholiques, à se reconnaître sujets d’un roi barbare, et qui faisait encore profession de l’arianisme. Il fallut donc que le roi des ostrogots prît le parti de rechercher l’amitié de la cour de Constantinople, afin que, pour ainsi dire, elle le présentât de sa main aux peuples de l’Italie, comme celui qu’ils devaient reconnaître pour leur chef. Quelles furent les conditions du traité qui se conclut alors entre les deux puissances ? La suite de l’histoire porte à croire que le fondement et la base du traité, fut la cession ou absolue, ou conditionnée, que fit l’empereur en faveur de Théodoric, premièrement de l’Italie entière, la Sicile y comprise, secondement de celle des cités des Gaules que l’empereur Nepos s’était réservées par sa convention avec Euric en l’année quatre cent soixante et quinze, et dont les Bourguignons ou les visigots ne s’étaient point emparés depuis ; enfin la cession de la partie des provinces romaines situées entre les Alpes et le Danube, laquelle était encore sous la domination de l’empire d’occident, lorsque son trône fut renversé en quatre cent soixante et seize, et qu’Odoacer se mit en possession des pays qui obéissaient actuellement aux officiers de l’empereur de Rome. Comme nous n’avons point le traité d’Anastase et de Théodoric, et même comme nous n’en avons aucun extrait, nous n’en savons certainement que deux conditions. La première est, que Théodoric ne nommerait point de son autorité le consul d’occident, mais qu’il présenterait chaque année à l’empereur d’orient un sujet pour remplir l’une des deux places de consul de la république romaine, et que le sujet que Théodoric aurait présenté pour cet effet, serait nommé consul d’occident par l’empereur qui le ferait inscrire dans les fastes. Cassiodore de qui je tire cette particularité, nous a même conservé la formule du diplôme ou du brevet que Théodoric faisait expédier à celui qu’il présentait pour être nommé consul, et une dépêche particulière que ce prince écrivit à l’empereur d’orient, pour lui donner avis qu’il venait de désigner Felix pour être nommé consul en l’année cinq cent onze. Dès qu’Anastase laissait ainsi à Théodoric le droit de disposer réellement de la première des dignités de l’empire d’occident, on peut bien croire aussi qu’il abandonnait à ce roi barbare l’administration de la portion du partage d’occident désignée ci-dessus, non point comme à un lieutenant ou bien à un représentant révocable et comptable de sa gestion, mais comme à un souverain, comme à un collègue.

Quant à la seconde de celles des conditions du traité entre Anastase et Théodoric, qu’il nous est permis de savoir, elle était, qu’aucun ostrogot ne pourrait être pourvu des magistratures et des autres emplois civils dans les provinces gouvernées par Théodoric, mais que ces emplois seraient tous exercés par des citoyens romains. Voici où je prends ce fait-là. Procope nous a conservé une harangue faite à Bélisaire au nom des ostrogots dans le temps que ce capitaine commandait en Italie l’armée de Justinien, laquelle y faisait la guerre contre cette nation, environ quarante ans après la paix conclue entre Anastase et Théodoric. Les ambassadeurs des ostrogots après y avoir dit plusieurs choses concernant la modération avec laquelle ils avaient toujours vécu en Italie, ajoutent : les romains ont exercé seuls tous les emplois civils,... Or il n’est pas vraisemblable que Théodoric qui avait tant de gens à récompenser, et qui devait se fier à ses compatriotes plus qu’aux romains, en eût usé avec tant d’égards pour ces derniers, s’il n’eût point été obligé par quelque convention à garder des ménagements qui lui étaient à charge. Il est donc apparent que lorsque Anastase lui avait abandonné l’administration civile et militaire de la portion de l’empire d’occident dont il s’agit, il avait exigé de lui qu’il n’emploierait que des romains dans le gouvernement civil, qu’il ne confierait qu’à eux tous les emplois subordonnés à la préfecture du prétoire d’Italie, et qu’il ne conférerait à ses ostrogots que les emplois qui étaient originairement subordonnés au maître de l’une et de l’autre milice dans le département de cette préfecture. Il y aura eu dans le traité d’Anastase et de Théodoric quelque stipulation de même nature, que celle que nous avons conjecturé avoir été faite la première ou la seconde année du règne de Clovis entre ce prince et les provinces romaines qui le reconnurent dès lors comme maître de la milice.

En quelle année fut conclu l’accord de Théodoric avec Anastase ? Je ne puis le dire précisément. Il parait seulement que cet accommodement fut fait avant l’année cinq cent. On trouve dans les fastes de Cassiodore sur cette année-là : sous le consulat de Patritius et d’Hypatius... Ce passage donne à croire deux choses : la première est, que jusque à l’année cinq cent, Théodoric, quoiqu’il fut depuis quatre ans le maître par la force en Italie, n’avait pas laissé d’avoir des raisons pour ne point aller à Rome. La seconde, c’est que ces raisons cessèrent en l’année cinq cent ou dans l’année précédente. Ces raisons me paraissent avoir été la guerre que lui faisait Anastase. Si tandis qu’elle durait encore, Théodoric fût venu à Rome, le sénat s’y serait prêté peu volontiers à la démarche de le reconnaître pour souverain. Il aurait fallu ou que le roi des ostrogots eût souffert que plusieurs de ses nouveaux sujets lui désobéissent, ou qu’il eût employé la violence pour se faire obéir. Enfin les princes qui savent régner, étudient le temps favorable lorsqu’ils veulent donner des ordres d’une extrême importance, autant que leurs courtisans habiles étudient le moment favorable pour demander les grâces qu’ils veulent obtenir. La prudence de Théodoric est connue de tous ceux qui savent l’histoire. D’ailleurs on voit dans tout ce qui se passa à Rome lorsqu’il y fit son entrée l’année cinq cent, un roi qui fait un usage de ses finances, en prince qui jouit de la paix. Je crois donc que son traité avec l’empereur Anastase fut conclu ou cette année-là, ou qu’il l’avait été l’année précédente.

Il peut bien aussi se faire encore que ce soit en vertu de quelque condition insérée dans le traité d’Anastase et de Théodoric que le roi des ostrogots s’abstint de se faire appeler empereur, quoi qu’il fût le maître dans Rome et qu’il y exerçât, ou peu s’en fallait, l’autorité impériale dans toute son étendue. C’est l’idée que les auteurs du temps et Procope nous donnent du gouvernement du roi des ostrogots. Théodoric, dit le dernier, après avoir mis dans son parti tous les barbares venus en Italie... On voit par une lettre de Sigismond fils du roi Gondebaud et écrite à l’empereur Anastase, que cet empereur n’avait cédé à Théodoric que la portion du partage d’occident, dont Théodoric était déjà souverain de fait, quand cette cession fut convenue. Nous avons dit en quoi consistait cette portion. Les autres provinces du partage d’occident, et sur tout les Gaules, n’avaient point été comprises dans ce délaissement. En effet Sigismond qui n’écrivit la lettre dont il est question, que longtemps après l’année cinq cent, n’y traite Théodoric que de recteur, ou de gouverneur de l’Italie. Sigismond aurait qualifié autrement Théodoric, du moins en écrivant à l’empereur, si ce prince eût attribué à Théodoric quelque supériorité sur les Gaules, où était l’établissement de Sigismond. Nous rapporterons cette lettre de Sigismond quand nous en serons aux temps où elle fut écrite.

Théodoric en suivant ses nobles inclinations songea dès qu’il vit son pouvoir affermi, à faire des conquêtes à la fois avantageuses à sa réputation et profitables à l’Italie, où il voulait être aimé. Il est vrai que celle de l’Afrique, dont les pirates saccageaient continuellement les côtes de l’Italie, et osaient même faire des descentes sur la plage romaine, était la plus utile des conquêtes que Théodoric pût entreprendre. Mais les ostrogots n’entendaient encore rien à la guerre navale, et les ports d’Italie devaient être dénués de vaisseaux depuis que les vandales d’Afrique croisaient sans cesse dans la Méditerranée. Ainsi Théodoric tourna ses vues du côté des Gaules. Si l’on excepte la conquête de l’Afrique, rien ne pouvait donner plus de satisfaction aux romains d’Italie où était, pour parler ainsi, le coeur du corps d’état qui composait l’empire, que de voir une province de la Gaule réduite sous l’obéissance de leur prince, et l’autorité du capitole rétablie au de-là des Alpes.

En même temps rien n’était plus utile aux intérêts de Théodoric qu’une telle acquisition, qui le mettrait en état de communiquer de plain pied avec les visigots, peuple originairement de la même nation que ses ostrogots et ariens comme eux. Il convenait aux uns et aux autres de resserrer les anciens liens, en s’unissant aussi étroitement qu’ils l’eussent jamais été, et Théodoric en était si persuadé, qu’il donna dans ce temps-là sa fille Theodegote en mariage au roi des visigots Alaric second. Il aurait mieux valu pour Théodoric de s’agrandir seul et sans donner en même temps à d’autres princes le moyen de s’agrandir aussi, mais il ne pouvait point réussir dans son projet sans avoir les francs pour alliés. Les bourguignons unis étroitement à l’empereur d’orient étaient en possession de la partie des Gaules qui confine avec l’Italie, et par laquelle Théodoric devait commencer ses conquêtes ; leur nation était nombreuse et aguerrie. D’ailleurs elle était maîtresse des passages des Alpes les plus importants qui sont bien plus faciles à défendre contre les armées qui viennent d’Italie dans les Gaules, que contre celles qui descendent des Gaules en Italie. Ainsi Théodoric ne pouvait pas réussir dans son projet à moins que d’avoir un allié qui fît une puissante diversion dans les Gaules. D’un autre côté il est apparent que la guerre entre Théodoric et Gondebaud durant laquelle saint Épiphane fit la rédemption des captifs dont nous avons parlé ci-dessus, durait encore, et il parait même que Gondebaud la faisait avec avantage.

En effet, dès que Théodoric était obligé de racheter à prix d’argent ses sujets que les bourguignons avaient faits prisonniers de guerre, il faut que Théodoric eût pris un nombre des sujets de Gondebaud moindre que le nombre des sujets de Théodoric que Gondebaud avait pris. Si le nombre des uns et des autres avait été égal, Théodoric eût proposé un échange, et non point un rachat. Théodoric avait donc besoin, s’il voulait réussir dans ses nouveaux projets, d’avoir un allié qui portât la guerre dans le centre de celles des provinces de la Gaule qui étaient occupées par les bourguignons, et qui fît ainsi une diversion capable de les obliger à dégarnir leur frontière du côté de l’Italie, ce qui devait faciliter aux ostrogots le moyen de la franchir. Proposer aux visigots de se charger de faire cette diversion sans les assurer en même temps que Clovis serait de la partie, c’était faire une démarche inutile. Les esprits des romains des Gaules étant aussi mal disposés en faveur des ariens qu’ils l’étaient, les visigots devaient craindre que Clovis ne les attaquât dès qu’il les verrait embarrassés dans une guerre contre Gondebaud.

Nous avons vu quelle était la jalousie des visigots contre le roi des francs, dont les états touchaient aux leurs, ou n’en étaient séparés que par la Loire, le plus guayable de tous les fleuves. Le roi des ostrogots prit donc le parti de s’allier avec Clovis dont il avait déjà comme nous l’avons dit, épousé la sœur Audéflede ou Angoflede. Quant aux motifs qui auront fait entrer le roi des francs dans cette ligue, et peut-être la proposer le premier, il est facile de les deviner. L’envie de s’agrandir, et de faire quelque chose d’agréable à la reine Clotilde, qui, comme le dit Grégoire de Tours, gardait un vif ressentiment du traitement inhumain fait à ses parents par Gondebaud. D’un autre côté Clovis n’avait rien à craindre des visigots tant qu’il serait l’allié de Théodoric. Voyons ce que dit Procope de ce traité de ligue offensive contre les bourguignons, et quelles furent les conjonctures qui donnèrent lieu à sa conclusion.

Cet historien contemporain, après avoir raconté tout ce qu’on a lu ci-dessus concernant la cession des Gaules faite aux visigots par Odoacer, parle de l’agrandissement des thuringiens de la Germanie qui s’emparèrent de l’ancienne France, et s’étendirent jusque au Moein dans le même temps que Théodoric s’établissait en Italie.

Il écrit ensuite que dès lors, c’est-à-dire, vers l’année quatre cent quatre-vingt-dix-huit, les visigots craignaient déjà le pouvoir des francs qui étaient la nation la plus guerrière, comme la plus inquiète, et qu’elle leur était d’autant plus suspecte qu’elle venait d’augmenter considérablement ses forces. En effet elle venait de s’unir avec les Armoriques et d’attacher à son service, comme nous l’avons vu, ce qui restait de troupes romaines dans les Gaules. Procope ajoute que les thuringiens et les visigots à qui la puissance des francs était également suspecte, firent proposer à Théodoric de se liguer avec eux contre cette nation entreprenante, mais que Théodoric se fit alors une loi de ne point signer aucune ligue particulière avec aucune nation. Il se contenta, suivant Procope, de nouer avec elles des liaisons générales de bonne correspondance, et à tout évènement, de fortifier ces liaisons par des mariages. Voilà ce qui lui fit donner dans ce temps-là sa fille Theodegote au roi Alaric second, et ce qui lui fit donner encore Amalberge fille de sa sœur Amalafride, à Hermanfroy roi des thuringiens. Ces alliances obligèrent donc Clovis à laisser en paix les visigots et les thuringiens, et le réduisirent à chercher l’occasion d’employer ses forces contre quelqu’autre nation. Voilà ce qui fut cause enfin que le roi des francs tira l’épée contre les bourguignons.

Le traité de ligue qui fut fait avant la guerre entre Clovis et Théodoric contre Gondebaud, portait : que les alliés entreraient dans le même temps en campagne... On peut bien croire que le traité dont Procope ne nous donne qu’une notion générale, contenait des articles qui énonçaient distinctement quelle partie du pays tenu par les bourguignons devait demeurer aux francs, et quelle partie devait appartenir aux ostrogots. Suivant les apparences chacun des deux peuples ligués devait avoir la partie de ce pays-là, qui était le plus à sa bienséance. Théodoric devait avoir pour sa part la Viennoise, la seconde Narbonnaise et la province des Alpes. Clovis aura eu pour la sienne la première Lyonnaise, la Séquanaise et quelques cités adjacentes.

Grégoire de Tours a jugé à propos en parlant de la guerre des francs et des ostrogots contre les bourguignons, de se renfermer dans ce qui regardait particulièrement les francs. Ce qui concerne les ostrogots dans l’histoire de cette guerre-là, lui a paru étranger au sujet qui lui avait fait mettre la main à la plume. Il va parler.

Gondebaud et son frère Godégisile, étaient alors rois des bourguignons... il faut que Godégisile pour proposer une pareille convention se crut à la veille d’être traité par Gondebaud d’une manière aussi cruelle que l’avaient été leurs frères Chilpéric et Gondomar. Clovis agréa les conditions qui lui étaient offertes par Godégisile, et bientôt il se mit en campagne pour satisfaire aux engagements qu’il avait pris.

Gondebaud mal informé de tout ce qui s’était traité à son préjudice,... il est aisé de remarquer, en lisant la narration de Grégoire de Tours, que la bataille de Dijon se donna peu de jours après que les francs eurent commencé la guerre contre Gondebaud, et que ce ne fut qu’après cette bataille qu’ils firent des conquêtes sur lui. D’un autre côté il est certain par le témoignage de Marius Aventicensis, que cette bataille se donna en l’année cinq cent. Voici ce qu’il en dit : sous le consulat de Patritius et d’Hypatius, il se donna auprès de Dijon entre les bourguignons et les francs, une bataille... ainsi l’on voit combien le père Rouyer a eu tort de croire que ce fut dans l’année d’après le baptême de Clovis, c’est-à-dire en l’année quatre cent quatre-vingt-dix-sept, que ce prince fit les conquêtes qu’il dit dans sa chartre octroyée à saint Jean de Reomay, avoir faites la première année de son christianisme.

Reprenons la narration de Grégoire de Tours. Godégisile se mit en possession des états de son frère,... on ne saurait douter que Clovis n’ait compris son allié Godégisile dans le traité dont nous parlons, bien que Grégoire de Tours ne le dise pas. Je reprends sa narration : aussitôt que Clovis se fût retiré,... on verra par un passage de Marius Aventicensis qui sera rapporté plus bas, que ce fut dès l’année cinq cent que se fit le rétablissement de Gondebaud.

Avant que de rapporter ce qu’on trouve dans Procope concernant les évènements de la guerre des francs contre les bourguignons, je ferai deux observations sur la narration que nous en a donné Grégoire De Tours, et qui est celle qu’on vient de lire. La première, est que cet auteur remarque que Gondebaud se remit en possession de tout ce qu’on appelait le royaume de Bourgogne, à la fin du sixième siècle, et cela en recouvrant le royaume qu’il avait perdu, et en se mettant en possession des états de Godégisile. Or à la fin du sixième siècle, Langres et les autres cités que les bourguignons tenaient au nord du pays qu’ils avaient occupé dans les Gaules, et qui leur servaient de frontière contre les francs dans le temps de l’avènement de Clovis à la couronne des saliens, étaient encore réputées du royaume de Bourgogne. Ainsi, il faut que Clovis n’ait point gardé aucune des conquêtes qu’il avait faites en l’année cinq cent sur Gondebaud. Au contraire, nous observerons quand nous aurons à parler de la conquête de Marseille et de quelques autres cités adjacentes, que Théodoric fit alors, que Théodoric les conserva. Aussi toutes ces cités-là n’étaient-elles pas comprises dans le royaume de Bourgogne : elles n’étaient plus censées en faire une partie dans le temps que Grégoire de Tours écrivait, bien qu’elles eussent appartenu durant un temps à Gondebaud.

Ma seconde observation, sera que nous avons encore le nouveau code publié par ce prince, et dont il est fait mention dans Grégoire de Tours. Nous en parlerons amplement dans la suite. Ici nous nous contenterons de dire qu’il est souvent appelé la loi Gombette, du nom de son auteur, et qu’il a été en vigueur dans les Gaules jusqu’au règne de l’empereur Louis le Débonnaire, qui l’abrogea.