Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE IV

 

 

CHAPITRE 1

Guerre entre les Visigots et les Bourguignons après la mort du roi Euric. Clovis la cinquième année de son règne, se rend maître de la portion des Gaules que tenait Syagrius.

Nous avons déjà dit qu’Euric roi des visigots ne mourut que trois ans après l’avènement de Clovis à sa couronne, et environ sept ans après la paix ou la trêve qui se fit dans les Gaules vers l’année quatre cent soixante et dix-sept. Il est très vraisemblable que cette cessation d’armes de quelque nature qu’elle pût être, aura duré jusqu’à la mort d’Euric. Tant que ce prince aura vécu, les Gaules seront demeurées tranquilles. Si d’un côté, les autres puissances de ce pays avaient assez de force pour se défendre, et pour faire perdre au roi des visigots l’espérance de les subjuguer ; d’un autre côté, elles n’étaient point en assez bonne intelligence pour faire une ligue offensive contre lui. La crainte d’Euric était même peut-être, la seule chose, qui empêchait ces puissances de faire la guerre l’une contre l’autre. Il ne reste du moins dans les monuments de l’antiquité aucun indice qu’il se soit donné des batailles, ni fait des sièges dans les Gaules depuis la pacification de quatre cent soixante et dix-sept, jusqu’à la mort d’Euric arrivée vers quatre cent quatre-vingt-quatre. La mort de ce prince délivra tous ces potentats de la crainte des visigots, parce que son fils Alaric II qu’il laissait pour successeur, était encore enfant, et hors d’état d’agir par lui-même. Ils furent donc en liberté après cette mort d’exécuter les projets de vengeance ou d’agrandissement qu’ils avaient formés, et dont une crainte commune leur avait fait remettre l’exécution à d’autres temps.

Je crois pouvoir placer dans l’année de la mort d’Euric, ou dans l’année suivante, celle des guerres des bourguignons contre les visigots, durant laquelle les premiers conquirent sur les autres la province marseillaise. Cette province n’est pas une des dix-sept qui se trouvent dans la notice des Gaules ; au contraire Marseille, loin d’avoir une province à qui elle donnât son nom dans le temps que cette notice fut rédigée, était elle-même une des cités de la viennoise. Je crois donc que Grégoire de Tours, lorsqu’il dit que cette province marseillaise appartenait aux bourguignons en l’année cinq cent, parle le langage de son temps, et qu’en s’exprimant ainsi, il s’est conformé à la division de la viennoise qui s’était faite sous les successeurs de Clovis.

Cette province se trouva partagée sous le règne de ces rois en plusieurs autres petites provinces, dont une portait le nom de province marseillaise. Elle comprenait outre la cité de Marseille, Aix, et Avignon.

Il est certain, pour reprendre le fil de l’histoire, qu’Euric roi des visigots s’était emparé en l’année quatre cent soixante et dix d’Arles et de Marseille qu’il avait unies à son royaume, et qu’il mourut dans Arles. Les auteurs qui nous l’apprennent, et qui ont écrit environ un siècle après sa mort, ou n’auraient point parlé de l’acquisition de Marseille, ou bien ils auraient fait mention de la prise de Marseille par une autre puissance, si ce prince eût perdu Marseille avant que de mourir. Il est donc apparent qu’il avait conservé Marseille jusqu’à sa mort, ainsi qu’il avait certainement conservé Arles. Nous trouvons cependant dans Grégoire de Tours, que lorsque Clovis fit la guerre aux bourguignons, ce qui arriva en l’année cinq cent, comme nous le dirons dans la suite, les bourguignons étaient actuellement en possession de la province marseillaise.

Notre historien commence la relation qu’il nous donne de cette guerre par dire : dans ce temps-là le royaume de Gondebaud et de Godégisile... comme Grégoire de Tours ne fait ici aucune mention particulière d’Arles, rien n’empêche de croire que les bourguignons ne tenaient pas cette place en l’année cinq cent ; mais que les visigots après avoir perdu la province marseillaise, n’avaient point laissé de conserver Arles, suivant l’apparence, à la faveur du pont que cette ville avait sur le Rhône, et par lequel elle communiquait librement avec la première narbonnaise, et les autres contrées, où ils avaient leurs établissements les plus solides. En effet Arles était encore soumise à leur roi Alaric II quand Césaire fut fait évêque d’Arles, ce qui arriva vers l’année cinq cent trois. Il est dit dans la vie de ce prélat qu’il fut accusé par un de ses secrétaires devant le roi Alaric, d’avoir voulu livrer Arles aux bourguignons, et que ce roi se prévint tellement contre lui, qu’il fut tiré de son diocèse, et relégué à Bordeaux. Mais l’innocence de Césaire ayant été reconnue à quelque temps de-là, il fut rappelé, et son calomniateur fut puni de mort par l’ordre du même prince, qui avait exilé notre évêque. Or je ne crois pas pouvoir placer mieux la conquête de la province marseillaise faite certainement par les bourguignons sur les visigots entre l’année quatre cent quatre-vingt-quatre et l’année cinq cent, qu’en la plaçant durant la minorité d’Alaric II.

Je suis même persuadé que ce fut durant la guerre qui se fit alors entre les deux nations, qu’arriva un évènement dont il est parlé dans les opuscules de Grégoire de Tours. On y lit qu’un corps de bourguignons s’étant avancé jusque dans l’Auvergne, qui pour lors était sous la domination des visigots, il y pilla l’église de saint Julien martyr, bâtie à Brioude. Hellidius qui commandait pour les visigots dans le Velay, arriva comme par miracle à Brioude dans le temps que les ennemis y étaient encore, et il les défit. Ceux des bourguignons qui purent se sauver, regagnèrent leurs quartiers, emportant avec eux une partie du pillage qu’ils avaient fait dans l’église de saint Julien. Quand ils y furent arrivés, ils firent présent d’une patène et de quelques autres pièces de leur butin au roi Gondebaud, mais la reine sa femme se les fit donner, et elle les renvoya aussi bien que tous les autres vases pris dans cette église, et qu’il lui fut possible de recouvrer, au lieu d’où ils avaient été enlevés. Elle joignit même des présents à cette restitution, disant au roi son mari, qu’il ne fallait point s’attirer l’indignation du ciel, à l’appétit de quelqu’argenterie.

Cet évènement doit être arrivé ou avant la paix faite entre Euric et les puissances des Gaules, ou bien dans la guerre durant laquelle les bourguignons prirent sur les visigots la province marseillaise. En effet on ne saurait, suivant la vraisemblance, reculer l’évènement dont il s’agit jusqu’en cinq cent sept que les bourguignons firent conjointement avec les francs la guerre aux visigots ; parce que les francs conquirent l’Auvergne dès le commencement de cette guerre. S’il était bien prouvé que la reine dont il est parlé dans Grégoire de Tours, fût la reine Caretenès, il serait hors de doute que l’exploit d’Hellidius aurait été fait avant cinq cent sept, puisque l’épitaphe de cette reine enterrée dans une église de saint Michel, qu’elle avait bâtie à Lyon, nous apprend qu’elle mourut sous le consulat de Messala, c’est-à-dire, en cinq cent six.

Nous pouvons parler bien plus affirmativement sur la guerre de Clovis contre Syagrius, puisque les monuments de nos antiquités, nous en apprennent clairement la date, les principaux évènements, et même les motifs. On a déjà vu que la famille Afrania, dans laquelle il y avait eu un consul, était l’une des plus considérables des Gaules, qu’Afranius Syagrius était fils d’Égidius, maître de la milice dans le département des Gaules, et mort en quatre cent soixante et quatre. En parlant de cette mort, nous avons dit encore que Syagrius n’avait point succédé à son père dans l’emploi de maître de la milice, et qu’apparemment Chilpéric un des rois des bourguignons avait été revêtu de cette dignité à la mort d’Égidius. En effet aucun auteur ancien n’en donne le titre à Syagrius. Mais Égidius outre la dignité de maître de la milice, avait encore lorsqu’il mourut l’emploi de comte, ou le gouvernement particulier de la cité de Soissons, et son fils lui avait succédé dans ce dernier emploi. On peut croire que Syagrius s’était rendu le maître absolu de cette cité durant l’anarchie qui eut lieu dans les gaules après le renversement du trône de l’empire d’occident. Clovis, dit Grégoire de Tours, marcha la cinquième année de son règne... suivant toutes les apparences, Grégoire de Tours donne le titre de roi à Syagrius, faute de trouver un titre dans la notice des dignités de l’empire, lequel pût convenir à cet officier, qui dans son district exerçait l’un et l’autre pouvoir, sans être subordonné à aucun supérieur qui fût dans le pays. Il n’y avait point alors ni de duc ni de proconsul dans la seconde Belgique, ou s’il y en avait, Syagrius ne reconnaissait point leur autorité. Il n’y avait pas non plus alors de préfet du prétoire des Gaules ; et supposé qu’il y eut un maître de la milice dans ce département, cet officier était Clovis à qui nous allons voir que Syagrius n’obéissait pas. Autant qu’on peut conjecturer, Syagrius régnait sur les romains de son ressort, en la même manière que les rois francs établis sur le territoire de l’empire, régnaient sur les francs leurs sujets. D’ailleurs on fera réflexion que le titre de roi autrefois si odieux aux romains, était devenu parmi eux depuis le second siècle de l’ère chrétienne, un titre dont ils se servaient quelquefois pour désigner les personnes qui tenaient un rang supérieur dans l’état. La qualité de roi n’était plus, pour s’exprimer ainsi, incompatible avec celle de romain. Monsieur de Valois rapporte un grand nombre d’exemples qui font voir que les auteurs latins du second siècle et ceux du siècle suivant, ont donné le titre de roi ou de reine à des impératrices, à des empereurs, et à des personnes sorties de leur sang. Nous observerons encore que le titre de roi des romains que donne notre histoire à Syagrius, ne signifie pas plus que Syagrius fût roi de tous les romains, ni même de tous les romains des Gaules, que le titre de roi des bourguignons qu’elle donne à Gondebaud, et celui de roi des francs qu’elle donne à Clovis, signifient que Gondebaud fut roi de tous les bourguignons, et Clovis roi de tous les francs établis dans les Gaules. Ainsi le titre de roi que Grégoire de Tours donne à Syagrius, veut dire seulement que Syagrius régnait sur une partie des romains des Gaules, comme celui de roi des bourguignons qu’il donne à Gondebaud, et celui de roi des francs qu’il donne à Clovis, veulent dire uniquement que le premier régnait sur une partie des bourguignons, et le second sur une partie des francs. La suite de l’histoire confirmera encore ce que nous disons ici concernant les bornes de la domination de Syagrius.

Un fait rapporté par l’abréviateur, donne lieu de penser que Syagrius possédât outre la cité de Soissons, celle de Troyes ou du moins une partie de cette dernière. Nous verrons que Clovis durant le temps qui s’écoula entre la conquête des états de Syagrius faite en quatre cent quatre-vingt-six, et son mariage avec sainte Clotilde fait en l’année quatre cent quatre-vingt-douze, ne fit point d’autre acquisition dans les Gaules, que celle de la cité de Tongres. Cependant l’abréviateur dit que Clovis vint attendre à Villers ou Villery, lieu du diocèse de Troyes, cette princesse qui venait de la cour du roi Gondebaud, et qui s’avançait pour sortir du pays tenu par les bourguignons, et entrer sur celui qui était tenu par les francs. Il semble donc que Clovis fût devenu le maître de la cité de Troyes, dès le temps qu’il s’était emparé des états tenus par Syagrius ; et par conséquent que cette cité fît partie du pays sur lequel Syagrius régnait. Il est vrai que Grégoire de Tours ne dit point jusqu’où Clovis s’avança pour recevoir Clotilde, mais l’abréviateur peut avoir appris cette circonstance de leur mariage, ou de la tradition, ou de quelqu’ouvrage que nous n’avons plus.

Il est toujours certain que l’autorité de Syagrius ne s’étendait point sur toute la partie des Gaules qui était encore réellement soumise au pouvoir de l’empereur de Rome. Quelques écrivains modernes l’ont cru, mais le récit des évènements de cette guerre montrera bien que l’opinion dont je parle est une erreur. On verra en premier lieu par ce récit, que des cités renfermées dans les provinces obéissantes ne prirent aucune part à la guerre de Syagrius contre Clovis : elles ne tirèrent point l’épée pour défendre ce romain. En second lieu on verra que les cités situées entre la Somme et la Seine, ne reconnurent le pouvoir de Clovis qu’en quatre cent quatre-vingt-douze, et que ce fut seulement en quatre cent quatre-vingt-dix-sept que les troupes romaines prêtèrent serment de fidélité au roi des francs, et qu’elles lui remirent la partie des provinces obéissantes qui était sur la Loire. Cependant il est constant par l’histoire qu’immédiatement après la défaite et la mort de Syagrius, qui sont des évènements appartenants à l’année quatre cent quatre-vingt-six, Clovis s’empara de tout le pays sur lequel régnait Syagrius.

Je crois trouver dans une des lettres écrites par Sidonius Apollinaris à Syagrius, le motif qui aura fait prendre les armes à Clovis contre le roi des romains en quatre cent quatre-vingt-six, c’est-à-dire, quatre ou cinq ans après que cette lettre eût été écrite. Le lecteur voudra bien se souvenir ici de ce que nous avons dit ci-dessus concernant la famille Syagria, et que dès l’année trois cent quatre-vingt-deux elle avait eu un consul appelé dans les fastes Afranius Syagrius : étant arrière petit-fils en ligne masculine d’un consul,... Avant que de faire mes observations sur cette lettre, il ne sera point hors de propos de dire que nous avons encore deux autres épîtres de Sidonius adressées à ce Syagrius, que toutes les convenances veulent être le même romain contre qui Clovis eut affaire. Dans la première de ces deux épîtres, Sidonius recommande à Syagrius un citoyen distingué, nommé Projectus, qui voulait épouser une fille de famille, et qui se trouvait sous la dépendance de ce Syagrius, lequel était à la fois son patron et son tuteur. Dans la seconde de nos épîtres, Sidonius reproche à Syagrius un trop long séjour à la campagne, et il lui parle toujours comme à un homme de grande considération. Il l’appelle la fleur de la jeunesse des Gaules, il lui dit que la patrie attend de lui des services, et il le fait souvenir que ses ancêtres ont rempli les plus grandes dignités de l’état. Si la suscription de ces lettres Sidonius, syagrio suo salutem, paraît un peu familière, qu’on songe à l’usage des romains, et qu’on pense que Sidonius était lui-même un homme de très grande considération, et qu’il use de la même formule en écrivant à Riothame, qui avait actuellement un commandement considérable. La lettre que Sidonius lui écrivit alors, a été rapportée ci-dessus. Il est donc faux qu’il y ait dans les lettres écrites par Sidonius à Syagrius, et qui ont été écrites en des temps différents, rien qui montre que ce Syagrius ne soit pas le Syagrius fils d’Égidius.

La fin de la lettre dont nous venons de donner la traduction et à laquelle je reviens, ne parait qu’un badinage ; mais elle pouvait bien renfermer un sens très sérieux, et avoir rapport à quelque projet important que les romains méditaient alors, pour chasser des Gaules toutes les nations barbares, en armant les unes contre les autres.

Comme les bourguignons tenaient la cité de Langres, leurs quartiers touchaient à celle de Troyes, et ils s’avoisinaient du moins assez de la cité de Soissons où Syagrius faisait sa résidence ordinaire, pour que ces barbares y vinssent le consulter ; mais comme Sidonius parle d’abord des germains en général, on peut bien croire que les francs du Tournaisis et ceux du Cambrésis étaient aussi du nombre des barbares qui prenaient Syagrius pour conciliateur et pour arbitre. On doit même le penser d’autant plus volontiers que son père Égidius avait gouverné durant un temps les sujets de Childéric devenus depuis ceux de Clovis. Les états de ce prince qui pouvait bien tenir quelque canton du Vermandois, s’approchaient par conséquent de bien près des états de Syagrius, s’ils n’y confinaient pas. Il ne faut point croire que les rois barbares, quand ils avaient occupé une cité, respectassent beaucoup les bornes légales que les empereurs romains avaient prescrites à son territoire, et que les convenances ne les portassent point souvent à envahir quelque canton des cités limitrophes. Childéric avait bien pu non seulement s’emparer de la partie du Vermandois qui est à la droite de la Somme, mais engager encore la tribu des francs établie dans le Cambrésis, à lui céder une portion du Cambrésis, moyennant quelque compensation. Ainsi les sujets de Clovis n’avaient point un grand chemin à faire, lorsqu’ils voulaient aller porter leurs contestations devant Syagrius ; et ils y auront été d’autant plus volontiers, qu’outre qu’ils avaient été gouvernés autrefois par Égidius père de ce romain, leur roi sortait à peine de l’enfance. Les hommes ne sont point prévenus en faveur des juges d’un pareil âge. Or Clovis ne pouvait point avoir plus de seize ou dix-sept ans lorsque Sidonius écrivit la lettre que nous venons de rapporter. Ce prince qui, suivant Grégoire de Tours, avait quarante-cinq ans lorsqu’il mourut en cinq cent onze, ne devait pas avoir, comme on l’a vu, plus de quinze ans lorsqu’il succéda en quatre cent quatre-vingt-un à Childéric ; d’un autre côté, il faut que la lettre de Sidonius ait été écrite au plus tard en quatre cent quatre-vingt-deux ; Sidonius mourut cette année-là.

Dès qu’on expose à des hommes raisonnables, mais qui ne connaissent point encore les avantages des lois écrites et des tribunaux réglés, les bons effets de la jurisprudence qui prévient ou qui termine paisiblement des différends et des querelles qui sans elle ne finiraient que par des violences et par des combats, ils se préviennent naturellement en faveur de cette science, et ils conçoivent une espèce de vénération pour ceux qui l’ont apprise. Aussi les romains croyaient-ils que le moyen le plus efficace qu’ils pussent mettre en oeuvre pour apprivoiser et pour accoutumer à l’obéissance les barbares qu’ils subjuguaient, était celui de leur faire rendre la justice suivant une loi écrite et par des tribunaux réglés. En effet les barbares se prévenaient d’abord en faveur de ces nouveaux maîtres, qui faisaient régner l’équité, et une raison désintéressée à la place de la violence et des passions. Ce sentiment était si bien le sentiment général des barbares soumis de bonne foi à la domination de Rome, qu’Arminius voulant éblouir et surprendre Varus qui commandait pour Auguste dans une partie de la Germanie subjuguée depuis peu, commença par feindre, et par faire feindre à ses amis, ce sentiment de prévention et de respect pour les lois et pour les tribunaux romains. Les chérusques, dit Paterculus,...

Varus ne se tenait pas mieux sur ses gardes dans un camp assis au milieu de la Germanie, que s’il eût été dans un tribunal dressé au milieu de Rome. Tout le monde sait ce qui en arriva, et que l’armée d’Auguste fut surprise et taillée en pièces par les chérusques, qui en avaient imposé à Varus, en témoignant pour la jurisprudence romaine les sentiments de vénération que les barbares prenaient naturellement pour elle. On ne doit pas donc être surpris que les francs et que les bourguignons eussent recours si volontiers aux conseils et à l’arbitrage de Syagrius.

Les uns et les autres, il est vrai, avaient déjà leurs lois nationales ; mais ces lois, autant que nous pouvons en être instruits, n’étaient encore que des coutumes non écrites. Leur loi n’était, comme le dit Sidonius, qu’une lyre mal montée. Nous avons rapporté ci-dessus un passage d’Isidore De Séville, qui dit positivement qu’avant le règne d’Euric, les visigots n’avaient point de loi écrite, quoiqu’il y eut déjà plus de soixante ans qu’ils étaient établis dans les Gaules, et que ce fut ce prince qui fit mettre le premier par écrit les anciens us et coutumes de sa nation. Il ne parait point que la loi des bourguignons ait été rédigée par écrit avant l’année cinq cent, où Gondebaud, comme nous le dirons, publia le code que nous avons encore, et qui porte son nom. Quant aux lois des francs, je crois que la première de leurs compilations, qui ait été mise par écrit, fut celle qui se fit par les ordres et par les soins des fils de Clovis. Ce furent eux, autant qu’il est possible de le savoir, et c’est ce que nous exposerons plus au long dans la suite, qui réduisirent en forme de code la loi salique et la loi ripuaire. D’ailleurs les lois suivant lesquelles vivaient les bourguignons et les francs en quatre cent quatre-vingt, statuaient uniquement suivant les apparences, sur les contestations qui pouvaient naître parmi ces nations germaniques dans le temps qu’elles habitaient encore au-delà du Rhin, où elles ne connaissaient guère la propriété des fonds ; en un mot, dans le temps que ces nations étaient encore sauvages à demi. Ainsi ces lois ne décidaient rien sur cent questions qui devaient naître tous les jours depuis que les nations dont je parle s’étaient transplantées dans la Gaule, et que les particuliers dont elles étaient composées y possédaient en propriété des terres, des maisons, des meubles précieux, des esclaves à qui l’on avait donné une éducation qui les rendait d’un grand prix, et plusieurs autres effets de valeur arbitraire, et presque inconnus au-delà du Rhin. Les pactes des mariages que les francs et les bourguignons domiciliés dans les Gaules, y contractaient en épousant quelquefois des filles d’autre nation que la leur, et qui leur apportaient en dot des biens considérables dont elles étaient héritières, ne pouvaient plus être des contrats aussi simples que l’avaient été ceux de leurs ancêtres, ceux dont parle Tacite. Les successions étaient devenues plus difficiles à partager, principalement entre les héritiers en ligne collatérale. Enfin la loi des francs et celle des bourguignons, qui jusque là avaient été comme les autres nations germaniques, des peuples parmi lesquels chaque particulier était son propre artisan dans la plupart de ses besoins, et faisait valoir lui-même son champ, ne pourvoyait pas aux contestations qui, depuis que les uns et les autres ils s’étaient établis dans les Gaules, devaient y naître chaque jour, soit touchant le salaire des ouvriers de profession, et les honoraires dus à ceux qui exerçaient les arts libéraux, quand on s’était servi de leur ministère, soit enfin concernant l’exécution des baux de quelque nature qu’ils fussent.

Ainsi le jurisconsulte romain versé dans une loi qui statuait sensément sur les contestations qui pouvaient s’émouvoir concernant toutes ces matières, était un homme cher, un homme respectable pour tous nos barbares, principalement quand il pouvait leur expliquer en leur propre langue les motifs de ses décisions, et leur en faire sentir toute l’équité. Il était pour eux un homme aussi admirable que l’a été pour les chinois le premier astronome européen, qu’ils ont vu prédire les éclipses avec précision, et faire sur des principes démontrés, des calendriers justes et comprenant plusieurs années. Enfin un romain tel que le jurisconsulte dont je parle, devait faire souhaiter à nos barbares, d’être toujours conduits par un roi aussi juste et aussi éclairé que lui. Voilà en partie pourquoi les francs saliens avaient après la destitution de Childéric, choisi Égidius pour les gouverner.

Qui sait si comme nous l’avons insinué déjà, le dessein de ceux des romains des Gaules, qui étaient bien intentionnés pour le capitole, et qui ne désespéraient pas encore de sa destinée, n’était point alors de détacher les personnes d’entre eux qui étaient les plus capables de s’acquérir l’amitié et la confiance des barbares pour la gagner, afin qu’elles pussent les engager ensuite à s’entredétruire. C’était le moyen de se défaire du visigot par le bourguignon, du bourguignon par le franc, et de renvoyer ensuite ce dernier vaincu pour ainsi dire, par ses propres victoires, au-delà du Rhin. Je sais bien que les romains du cinquième siècle de l’ère chrétienne, étaient bien inférieurs en courage et en prudence, aux romains du cinquième siècle de l’ère de la fondation de Rome. Mais nous voyons par l’histoire, et la raison veut que cela fût ainsi, qu’il y avait encore dans les Gaules à la fin du cinquième siècle de l’ère chrétienne plusieurs romains capables d’affaires, et hommes de résolution. Auront-ils vu patiemment leur patrie en proie à des barbares, hérétiques ou païens,  à qui la mauvaise administration des empereurs avait donné le moyen d’y entrer, et le loisir de s’y cantonner ?

Comme il était évident que la paix ne serait jamais solidement rétablie dans les Gaules, tant qu’il y aurait plus d’un souverain, tous nos romains n’auront-ils pas songé aux moyens propres à faire passer leur pays sous la domination d’un seul maître. Si quelques romains, comme Arvandus et comme Séronatus, ont cru que pour parvenir à ce but, il fallait livrer à Euric la partie des Gaules qui obéissait encore aux empereurs, d’autres romains meilleurs compatriotes, auront pensé que l’expédient le plus sûr pour rétablir la paix dans les Gaules, était d’en chasser les barbares par le moyen des barbares mêmes. Le projet aura semblé possible à ces bons citoyens, qui auront fait toute sorte de tentatives pour l’exécuter. Il est vrai que les barbares demeurèrent à la fin les maîtres des Gaules, mais cela prouve seulement que les menées, dont je parle, ne réussirent point, et non pas qu’elles n’aient point été tramées, et que Sidonius n’entende point parler à la fin de sa lettre à Syagrius de quelque projet de pareille nature ; parce que depuis plus de deux cent trente années, divers peuples barbares ont toujours été successivement les maîtres des plus belles provinces de l’Italie, et le sont encore aujourd’hui : s’ensuit-il que ses habitants naturels dont j’emprunte ici les expressions, n’aient point tâché de se défaire d’une nation étrangère par l’épée d’une autre, toutes les fois qu’ils ont cru les conjonctures  favorables au projet de se délivrer de toutes ces nations ?

Je reviens à Clovis. Il dût craindre que s’il donnait à Syagrius le loisir de s’accréditer davantage, ce romain n’abusât de l’autorité qu’il s’acquérait sur l’esprit des saliens pour les engager à destituer leur roi. Il était naturel que le fils de Childéric craignît qu’on ne mît à sa place le fils d’Égidius, comme on avait mis Égidius à la place de Childéric. Peut-être aussi la querelle vint-elle de ce que Syagrius se sera prétendu indépendant dans son gouvernement, et qu’il n’aura point voulu reconnaître Clovis comme maître de la milice romaine. Quoiqu’il en soit de cette dernière conjecture, la crainte des menées de Syagrius, et l’envie de s’agrandir étaient des motifs suffisants pour déterminer un prince de vingt ans, c’est l’âge que pouvait avoir Clovis la cinquième année de son règne, à entreprendre la guerre particulière qu’il fit alors contre notre romain. J’appelle cette guerre une guerre particulière, parce qu’il n’y eut que Clovis et Syagrius, ou tout au plus leurs amis les plus intimes qui prirent les armes. On va voir par plusieurs circonstances de la querelle dont il s’agit, qu’elle ne fut point une guerre de nation à nation, ou une guerre générale entreprise d’un côté par toutes les tribus des francs, et soutenue de l’autre par tous les romains de la Gaule qui était encore libre ; c’est-à-dire, par tous ceux des romains de cette grande province, qui étaient encore les maîtres dans leur patrie. Il est vrai que nos historiens ont cru que cette guerre avait été véritablement une guerre de peuple à peuple, mais je crois qu’on doit regarder leur prévention, comme une des erreurs qui ont couvert d’épaisses ténèbres l’histoire de l’établissement de la monarchie française. Je vais déduire mes raisons.

En premier lieu, Cararic roi de la tribu des francs, dont les quartiers étaient dans la cité de Térouenne, refusa de prendre part à cette guerre. Clovis eut beau l’appeler à son secours, Cararic ne voulut pas le joindre. Quelle était son intention ? C’était, suivant Grégoire de Tours, de faire son allié de celui des deux champions qui demeurerait le maître du champ de bataille. Si Ragnacaire un autre roi des francs se joignit avec Clovis, c’est qu’il était son allié.

En second lieu, les romains dont le pays confinait à celui que tenait Syagrius, ne prirent point du tout l’alarme sur la nouvelle de la marche de Clovis, lorsqu’il se mit en mouvement pour aller attaquer son ennemi. Ils gardèrent la neutralité, sans vouloir prendre plus de part à cette guerre qu’en prendrait un état de l’empire d’Allemagne à celle qu’un autre état son voisin ferait de son propre mouvement contre un souverain étranger. C’est ce qui paraît manifestement par les circonstances de la marche de Clovis qui vont être rapportées.

Comme Ragnacaire qui secourait Clovis dans la guerre contre Syagrius, était roi du Cambrésis, nos deux princes auront joint leurs forces dans ce pays-là, et prenant le chemin du soissonnais où Syagrius rassemblait son armée, ils auront effleuré le territoire de Laon, qui pour lors faisait encore une portion du territoire de la cité de Reims. Ce ne fut que plusieurs années après l’évènement dont il s’agit ici, que saint Remy démembra la cité ou le diocèse de Reims, pour en annexer une partie au siége épiscopal qui fut alors érigé à Laon, et que Laon devint ainsi la capitale d’une cité particulière. Clovis fit de son mieux pour épargner au plat pays de la cité de Reims, qu’on voit bien qu’il regardait comme un pays ami, tous les désordres qu’une armée comme la sienne ne pouvait guère manquer de commettre. Il évita par ce motif de le traverser ; mais il ne lui fut pas possible de ne point effleurer du moins ce pays-là. D’un autre côté, le sénat de Reims prit si peu d’alarme à la nouvelle de l’approche de cette armée, qu’il ne daigna point faire prendre les armes à ses milices, pour leur faire côtoyer la marche des francs, et cette sécurité fut même la principale cause qu’il s’y fit quelque pillage. Clovis, dit Hincmar, en parlant de cette expédition,... Le vase d’argent qui donna lieu à un incident des plus mémorables de la vie de Clovis, et dont nous parlerons dans la suite, fut pris en cette occasion.

Flodoard qui a écrit dans le dixième siècle l’histoire de l’église de Reims, semble dire que l’armée des francs passa le long des murs de la ville de Reims. C’est ce qui a fait penser à quelques-uns de nos écrivains, que Clovis avait traversé comme un pays ennemi, toute la cité de Reims, (nous prenons ici le mot de cité dans le sens où nous avons déclaré dès le commencement de cet ouvrage, que nous le prenions) et que ç’avait été dans la ville de Reims uniquement, et non point dans le plat pays de son district, qu’il avait voulu que ses troupes ne missent pas le pied. Il s’ensuivrait, en adhérant à cette interprétation du texte de Flodoard, que les maraudeurs qui enlevèrent le vase d’argent dont nous parlerons bientôt, l’auraient pris dans une église de la ville de Reims, et non point dans une église de son plat pays. à entendre le texte de cet historien à la rigueur, cet écrivain aurait même voulu dire que le vase en question eût été pris dans l’église de Reims absolument dite, dans la cathédrale. Le commentateur de Flodoard prétend que ce fut si bien le long des murs de Reims que passa l’armée de Clovis, qu’il veut que le chemin des barbares dont il est parlé dans Hincmar, soit la rue barbastre. C’est le nom que porte une des rues de Reims, mais qui est dans le quartier de cette ville, qui n’a été renfermé dans l’enceinte de ses murailles, que longtemps après le règne de Clovis. Pour plusieurs raisons, l’autorité de Flodoard ne saurait balancer ici celle d’Hincmar, qui dit que ce fut le long du territoire de Reims, et non pas le long des murs de la ville de Reims, que Clovis fit marcher son armée ; mais il est aisé de concilier ces deux écrivains, en supposant que Flodoard aurait écrit urbs pour civitas, ou la ville pour la cité. Cette supposition est appuyée de deux raisons, dont une seule suffirait pour l’autoriser.

En premier lieu, dès le temps de Grégoire de Tours, on disait déjà quelquefois la ville, au lieu de dire la cité, en comprenant sous le nom de ville, tout ce qui se comprenait ordinairement sous le nom de cité ; c’est-à-dire, la ville capitale de la cité et son territoire : on disait une partie pour le tout. Comme je ne saurais ici renvoyer mon lecteur au glossaire latin de M Du Cange, qui ne parle point ni sur l’un ni sur l’autre de l’acception abusive du mot d’urbs, en usage dès le sixième siècle, il faut prouver au moins par deux ou trois passages ce que je viens d’avancer.

Grégoire de Tours parlant de Chinon à l’occasion du couvent que saint Meisme y avait bâti, appelle Chinon, un château de la ville de Tours. On ne saurait dire que notre historien ait mal connu les lieux dont il parle ici, lui qui était évêque de Tours. Dans un autre endroit Grégoire de Tours dit que Couloumelle ou Coulmiers est un lieu de la ville d’Orléans. Ce même historien, lorsqu’il raconte la bataille donnée à Véseronce l’année cinq cent vingt-quatre entre les francs et les bourguignons, nomme Véseronce, un lieu de la ville de Vienne. Quand notre historien parle du tombeau de saint Baudile qui avait été inhumé auprès des murs de la ville de Nîmes, et dans le lieu même où l’on bâtit dans la suite une église en l’honneur de ce martyr, il appelle constamment urbs, la cité ou le district de Nîmes...

D’ailleurs est-il à croire, et c’est ma seconde raison, que le sénat de Reims n’eût pas fait monter la garde aux portes de la ville, si l’armée des francs avait coulé le long de ses murailles. Cette armée aurait-elle passé à la vue de Reims, sans que les remparts et les toits des bâtiments élevés fussent couverts de curieux. Supposons que quelques pillards eussent trouvé moyen de se glisser dans la ville, sous un prétexte ou sous un autre, auraient-ils pu commettre les désordres qu’ils commirent dans plusieurs églises, au rapport des historiens, sans que les habitants, qui auraient été actuellement attroupés, s’y fussent opposés.

Ainsi je crois que ce fut le long de la cité, et non pas le long de la ville de Reims que passa Clovis, lorsqu’il allait donner bataille à Syagrius, et que le chemin militaire que ce prince suivit, et à qui le nom de chaussée des barbares en était demeuré, n’est point la rue barbastre, mais bien quelque chaussée de l’extrémité de l’ancien territoire de Reims du côté de la cité de Noyon. Le nom que portait cette chaussée du temps d’Hincmar aura été oublié, lorsqu’il lui sera arrivé, comme à tant d’autres voies militaires, d’être détruite ? D’où peut donc venir le nom de la rue barbastre ? Je n’en sais rien. J’ajouterai même que les personnes qui ont eu la curiosité d’étudier l’analogie qui se trouve entre les mots de notre langue française tirés du latin,  et les mots latins dont ces mots français sont dérivés, observent que la prononciation des mots dérivés est plus douce que celle des mots dont ils dérivent. La formation des mots français s’est faite presque toujours en supprimant une partie des consonnes qui sont dans les mots latins, comme en y changeant ou insérant des voyelles qui rendent moins âpre la prononciation des consonnes demeurées. C’est ainsi, par exemple, que de magister, on a fait maître. Cependant il faudrait que pour faire barbastre de barbaricus, on eût mis à la place d’un c seul, trois autres consonnes, entre lesquelles encore on n’aurait inséré aucune voyelle.

Voilà ce que ne sauraient croire des personnes entendues en fait d’étymologie, et que j’ai consultées. Les autres circonstances de la guerre de Clovis contre Syagrius qui se lisent dans Grégoire De Tours, portent encore à penser qu’elle fut seulement la suite d’un démêlé particulier entre le roi des francs et l’officier romain, et que ces deux seigneurs qui se connaissaient depuis longtemps, ne terminèrent leur différend par la voie des armes, que parce qu’il n’y avait point alors dans les Gaules une personne assez autorisée pour les empêcher d’en venir jusque là. Clovis, dit cet historien, ayant été joint par Ragnacaire, qui était aussi bien que lui un des rois des francs, il marcha contre Syagrius, et il envoya lui demander journée. Qu’on me pardonne cette expression, qui est celle dont se servent communément les auteurs du quatorzième siècle, pour dire qu’un parti avait défié l’autre, et qu’il lui avait fait savoir par ses hérauts, qu’un tel jour il se trouverait en un tel lieu, pour y livrer bataille. Cette expression rend avec justesse celle dont se sert Grégoire de Tours, qui traduite à la lettre, signifie que Clovis envoya dire à Syagrius, qu’il eût à préparer un champ où ils pussent combattre l’un contre l’autre. Ce romain, ajoute notre historien, accepta le défi,... ; les expressions dont Grégoire de Tours se sert ici, signifient que Syagrius fit une course très prompte pour se rendre à Toulouse, et nous verrons dans la suite de cet ouvrage, qu’il y avait encore alors dans les Gaules une poste réglée, et servie suivant l’usage des romains. Nous verrons même qu’elle y subsistait encore sous le règne des petits-fils de Clovis.

Le lecteur fera de lui-même une observation sur ce qui vient d’être rapporté. C’est que Syagrius s’il eût commandé en chef dans toute la partie des Gaules, qui n’était pas encore occupée par les barbares, comme on le suppose ordinairement, n’aurait point été jusqu’à Toulouse pour trouver un asile. Si toute la partie des Gaules, qui était encore libre, lui eût obéi, au lieu de s’enfuir si loin après avoir perdu la bataille qu’il donna dans le Soissonnais, il se serait retiré derrière la Seine, où il aurait pu avec le secours des Armoriques rassembler une nouvelle armée. Syagrius du moins se serait jeté dans Orléans, dans Bourges, ou dans quelqu’une des places d’armes que les romains avaient sur la Loire, et près desquelles la plupart des troupes réglées qui leur restaient dans les Gaules, avaient leurs quartiers, comme nous le verrons bientôt. Ainsi puisque Syagrius se sauva d’abord à Toulouse, et qu’il ne sut faire mieux que de se mettre au pouvoir d’un roi barbare au péril d’être bientôt livré à Clovis : on en peut conclure qu’il n’était le maître que dans son petit état, et que non seulement, comme il a été dit ci-dessus, il ne commandait point en chef dans la partie des Gaules qui était encore libre, mais qu’il n’était point même aussi accrédité que le roi des francs dans les provinces obéissantes et dans les provinces confédérées.

 Dès que Clovis eût été informé du lieu où s’était réfugié Syagrius, il le fit demander par ses envoyés, qui menacèrent Alaric des armes des francs, s’il ne leur remettait pas entre les mains l’ennemi de leur maître. Le roi des visigots, nation qui suivant Grégoire de Tours était très susceptible de crainte, appréhenda d’irriter contre lui les francs, s’il s’obstinait à protéger ce romain infortuné, et il le livra aux ministres de Clovis. Dès que ce prince eut Syagrius en son pouvoir, il le fit garder étroitement jusqu’à ce qu’il se fût rendu maître des états du prisonnier, qu’il fit ensuite décapiter aussi secrètement qu’il fut possible. La précaution même que prit Clovis de faire faire cette exécution en secret, est une nouvelle preuve des ménagements qu’il avait pour les romains, et qu’alors il n’était rien moins que l’ennemi déclaré de leur nation.

Mais, dira-t-on, si Clovis ne conquit rien alors que le royaume de Syagrius, qui du côté du midi ne s’étendait que jusqu’à la cité de Langres tenue par les bourguignons ; pourquoi Alaric eut-il tant de peur des armes de ce prince. Il y avait encore bien loin des frontières des états de Clovis, à celles des états du roi visigot. Elles étaient séparées par les contrées qu’occupaient les bourguignons, ou par celles des cités de la Gaule où les Romains étaient encore les maîtres. C’est qu’apparemment Clovis était allié pour lors de Gondebaud, qui peut-être faisait actuellement cette guerre, dans le cours de laquelle il enleva la province de Marseille aux visigots, et que ce roi des francs avait comme maître de la milice, une grande autorité dans les provinces obéissantes de la Gaule, et beaucoup de crédit dans les provinces confédérées.

 

CHAPITRE 2

Clovis tue de sa main un franc, qui voulait l’empêcher de rendre un vase d’argent réclamé par saint Rémy. Ce qu’on pût dire dans les Gaules concernant l’expédition de Clovis. Des monnaies d’or frappées par les ordres de ce prince. Il fait la conquête de la cité de Tongres.

Avant que de continuer l’histoire des conquêtes de Clovis, voyons comment Grégoire de Tours raconte l’aventure célèbre du franc, qui avait pris un vase d’argent dans une église, durant la marche que ce prince avait faite le long du plat pays du district de Reims. Notre historien ne dit point, il est vrai, que ce vase eût été pris dans une église du diocèse de Reims, ni qu’il eût été pris avant la bataille de Soissons ; mais Hincmar dit positivement dans la vie de saint Remy, que ç’avait été dans ce diocèse que le vase en question avait été volé, et l’abréviateur dit à ce sujet la même chose qu’Hincmar. Quant au temps où cet incident arriva, il parait en lisant avec attention le texte de Grégoire de Tours, que ce fut avant la bataille de Soissons. Premièrement, Clovis dit à ceux qui étaient chargés de le réclamer : suivez-moi jusqu’à Soissons. En second lieu, Grégoire de Tours porte à le croire. Après avoir raconté le principal évènement, il revient sur ses pas suivant l’usage, pour parler de quelques incidents dont le récit aurait interrompu sa narration, et il dit : durant le cours de cette guerre il se commit plusieurs désordres.

Saint Remy, qui, comme on l’a vu, était depuis longtemps en relation avec Clovis, lui envoya des députés pour le supplier de faire rendre le vase dont il s’agit. Il était d’un grand poids, et d’une grande beauté. Le roi des francs après avoir entendu la commission de ces députés, leur dit de le suivre jusqu’à Soissons, où l’on ferait une masse de tout le butin qui serait gagné, afin de le partager ensuite, et que là il se ferait donner le vase qu’ils réclamaient pour le leur rendre. Quand l’armée fut à Soissons, et quand on eut mis ensemble tout le butin, le roi dit à ses francs, en leur montrant le vase dont il s’agissait : braves soldats, trouvez bon qu’avant que de rien partager, je retire ce buire d’argent de la masse, afin d’en disposer à mon plaisir. Tous les gens sages répondirent à ce discours. Grand prince, vous êtes le maître... ; si j’insère son nom dans la narration de Grégoire de Tours, quoiqu’elle ne le dise point, c’est pour la rendre plus claire, et je ne prête à cet historien que ce que j’emprunte d’Hincmar et de l’abréviateur. L’année suivante, Clovis ordonna que tous ses francs eussent à se rendre armés de toutes leurs armes au champ de mars, afin qu’il pût examiner en faisant sa revue, en quel état chacun d’eux tenait les siennes. En allant de rang en rang, il se rencontra vis-à-vis l’insolent qui avait donné un coup de sa francisque sur le vase réclamé par saint Remy, et il lui dit : personne n’a ses armes aussi mal tenues que le sont les vôtres. Votre javelot, votre épée, et votre hache d’armes ne sont point en état de servir ; et prenant cette hache, il la jeta par terre. Le franc s’étant baissé pour ramasser sa hache d’armes, Clovis d’un coup de la sienne lui fendit la tête, en disant : je te rends le coup de francisque que tu donnas l’année dernière à Soissons sur le vase que je demandais.

Clovis dès qu’il eut donné ce terrible exemple, congédia ses troupes. Quelle terreur ne devait point inspirer aux mutins et aux factieux un roi de vingt ans, qui au sortir de sa première victoire avait eu la force de commander à son ressentiment, et d’attendre afin de le satisfaire à propos, une occasion où il pût se venger non point en particulier, qui se livre aux mouvements impétueux d’une passion subite, mais en souverain qui se fait justice d’un sujet insolent ? Nous avons déjà observé, et nous aurons occasion de l’observer encore, que le gouvernement n’était pas le même dans toutes les tribus qui composaient la nation germanique.

Non seulement il y avait des tribus qui se gouvernaient en république, quand d’autres étaient gouvernées par un roi ; mais tous ces rois n’avaient point la même autorité dans leur état. Les uns étaient encore plus absolus dans leur royaume, tandis que les autres n’étaient dans le leur que simples chefs de la société. Quel que fût originairement le pouvoir de Clovis sur la tribu dont il était roi, plusieurs actions pareilles à celle que nous venons de raconter, et trente années de prospérité, ont dû le rendre un souverain despotique. Son mérite personnel et ses succès lui auront donné le pouvoir que la loi ne lui donnait point. Ainsi son crédit auprès de ses sujets sera devenu une autorité absolue qu’il aura transmise à ses enfants.

Quelle idée les romains des Gaules n’auront-ils pas aussi conçue des grandes qualités du jeune roi des saliens, en apprenant cet évènement où il fit voir si sensiblement qu’il avait autant de justice que de courage, et autant de fermeté que de prudence ? Ne l’auront-ils pas destiné dès lors à être un jour leur appui contre les ariens ? N’auront-ils pas songé dès lors aux moyens qu’ils pourraient prendre, pour lui faire embrasser la religion catholique ? S’il y a un fait constant dans notre histoire, c’est que Clovis nonobstant l’opposition du franc qu’il châtia dans la suite, ne laissa pas de rendre sur le champ aux députés de saint Remy le vase d’argent qu’ils réclamaient. Grégoire de Tours, l’abréviateur, l’auteur des gestes des francs, Hincmar et Aimoin même le disent en termes précis. Nous avons rapporté les passages de ces écrivains. Cependant un auteur moderne, qui pour défendre le système de l’ancien gouvernement de notre monarchie, qu’il avait entrepris de soutenir, voit ou veut voir souvent dans tous les monuments littéraires de nos antiquités, le contraire de ce qu’on y a vu toujours, et de ce qui s’y trouve réellement, n’a pas laissé de raconter l’aventure dont il s’agit, dans les termes qu’on va lire. Je voudrais pouvoir me dispenser... L’auteur ajoute à ce passage, où la vérité est bien altérée, un long raisonnement qui ne mérite point d’être transcrit, et dans lequel il suppose toujours que Clovis n’ait osé rendre à saint Remy le vase qu’il réclamait. Une prévarication si hardie surprend, mais je me contenterai d’avertir le lecteur, que le livre où elle se trouve, est rempli de pareilles fautes.

Que dirent les romains des Gaules sur la hardiesse qu’avait eue Clovis de s’emparer des états de Syagrius après l’avoir vaincu ? Comment prirent-ils cette nouvelle occupation d’une portion du territoire de l’empire faite par le roi des saliens ? Je crois qu’il arriva pour lors, ce qui arrive ordinairement en de pareilles conjonctures. Les amis de Clovis, ceux qui souhaitaient qu’il s’agrandît, auront justifié sa conduite. D’autres l’auront condamné, parce que le caractère de ce prince leur était suspect, et qu’ils craignaient de voir un roi païen trop puissant dans les Gaules. Les visigots et les bourguignons auront trouvé que le procédé de Clovis était injuste, et l’on croit bien que les romains sujets de ces barbares en auront parlé comme leurs hôtes, du moins lorsqu’ils s’expliquaient publiquement. Voilà peut-être pourquoi l’invasion des états de Syagrius qui fut la première acquisition de Clovis, celle par laquelle il commença d’agrandir le royaume que son père lui avait laissé, se trouve censurée dans la vie du bienheureux Jean, fondateur de l’abbaye du Monstiers saint Jean, ou de saint Jean de Réomay dans le diocèse de Langres. Le bienheureux Jean était contemporain de Clovis, qui comme nous aurons l’occasion de le dire dans la suite, fit même beaucoup de bien en considération de ce saint personnage au monastère dont nous venons de parler. Nous avons une vie de ce saint, qu’on doit regarder comme l’ouvrage d’un de ses contemporains, quoiqu’elle n’ait été rédigée que vers l’année six cent soixante, et par conséquent environ cent cinquante ans après la mort de Clovis. On en voit la raison en lisant un avertissement qui se trouve à la tête de cette vie dans le manuscrit même qui s’en est conservé au Monstiers saint Jean, et sur lequel le père Rouyer l’a publiée. Jonas disciple de saint Colomban ayant été envoyé à Châlons sur Saône... Une partie de ces témoignages devait être des témoignages par écrit, et il se peut bien faire aussi que les mémoires où ils se trouvaient eussent été rédigés avant la conquête du royaume des bourguignons par les enfants de Clovis. Jonas qui composa à la hâte sa vie du confesseur Jean, ne se sera point aperçu qu’il lui aurait convenu de supprimer quelque chose dans les mémoires sur lesquels il écrivait, attendu le temps où il avait la plume à la main.

On trouve cette vie de Jonas à la tête de l’histoire de l’abbaye de saint Jean de Réomay, composée en latin par le père Rouyer jésuite, et publiée en mille six cent trente-sept. C’est ainsi du moins que je crois devoir traduire le nom latin de roverius  que l’auteur a pris à la tête de cet ouvrage et de plusieurs autres. Il est vrai que le père Daniel dans la préface historique de son histoire de France l’appelle le père Rovere ; mais le père Ménestrier le nomme le père Rouyer, et c’est le père Ménestrier qui doit l’avoir le mieux connu. Or il est dit dans cette vie de saint Jean de Réomay : ce fut aussi du vivant du saint,... Dès que Clovis se fut rendu maître des états de Syagrius, il transféra le siège de sa monarchie à Soissons, où il était bien plus à portée d’entretenir les liaisons qu’il avait avec ceux des romains de ses amis, qui demeuraient dans les provinces des Gaules occupées par les visigots et par les bourguignons, que s’il eût continué de faire son séjour à Tournay. Hincmar le dit dans la vie de saint Remy, et Flodoard dont le témoignage doit être ici de poids, quoiqu’il n’ait écrit que dans le dixième siècle, confirme la même chose dans son histoire de l’église de Reims.

En effet ce fut à l’occasion du séjour ordinaire que Clovis faisait à Soissons, qu’il donna un domaine considérable à l’église de Reims, afin que l’évêque de Reims eût un domicile convenable à portée de la cour. Avant saint Remy, dit Hincmar, l’église de Reims ne possédait qu’une petite métairie auprès de Soissons ;... Comme Clovis avait dès lors de grands projets, quoiqu’il n’eût encore que des forces médiocres, on peut croire qu’il se sera conduit dans les états conquis sur Syagrius, d’une manière qui pût lui faciliter de nouvelles acquisitions. Il s’y sera bien rendu maître du gouvernement, mais il aura usé du pouvoir civil et du pouvoir militaire en allié, qui ne s’en était saisi, que pour rétablir l’ordre dans toutes ces contrées, et pour y mettre le peuple en pleine liberté d’obéir à l’empereur que Rome choisirait dès que cette capitale de l’empire d’occident serait délivrée du joug que le tyran Odoacer lui avait imposé par force. Tel aura été le langage de Clovis, quelqu’ait été son véritable projet.

Il ne faut donc pas être surpris que ce prince n’ait pas fait mettre son nom sur les monnaies d’or qu’on croit qu’il fit frapper à Soissons dans le temps que cette ville était la capitale du royaume des saliens. Clovis aura voulu en cela se conformer à l’usage, suivant lequel les rois barbares établis sur le territoire de l’empire ne faisaient point battre d’espèces d’or à leur coin, c’est-à-dire, avec une légende contenant leur nom, et leur titre. Nous verrons dans la suite que les successeurs de Clovis ne firent fabriquer à leur coin des espèces de ce métal, qu’après que Justinien leur eût cédé la pleine et entière souveraineté des Gaules. Voici ce qu’on trouve dans le traité historique des monnaies de France, composé par Monsieur Le Blanc, concernant trois pièces de monnaie d’or qu’on croit avoir été frappées par les ordres de Clovis I. Il est vrai qu’on n’y voit point la tête, et qu’on n’y lit point le nom de ce prince ; mais en premier lieu, on les reconnaît à leur fabrique pour avoir été faites dans le cinquième ou dans le sixième siècle.

En second lieu, on n’y lit point le nom, et l’on n’y reconnaît pas la tête d’aucun des empereurs romains qui ont régné dans ces temps-là. Enfin on voit par le mot soecionis, qui se lit sur deux de ces monnaies, qu’elles ont été frappées à Soissons dont Clovis se rendit maître en quatre cent quatre-vingt-six, et comme on lit sur la troisième, bettone monetario,  et que d’un autre côté le nom de ce monétaire se trouve aussi sur les deux monnaies dont il vient d’être parlé ; il est vraisemblable que notre troisième pièce d’or, qui d’ailleurs est encore de même fabrique que les autres, a été frappée par l’ordre du même souverain qui avait fait battre celles-là. On croit qu’on peut donner avec quelque probabilité les trois monnaies d’or suivantes au grand Clovis,... Je crois volontiers que toutes ces monnaies ont bien été frappées à Soissons dans le temps que Clovis y résidait ; mais non pas que la tête qu’elles portent, soit celle de ce prince. Voici ma raison : cette tête est représentée avec des cheveux fort courts, et Clovis devait les porter aussi longs que le sont ceux que porte son père Childéric dans son anneau d’or qui est à la bibliothèque du roi. Ainsi je croirais plutôt qu’elle aurait été faite pour représenter un empereur, soit Zénon, soit un autre.

Retournons au livre de Monsieur Le Blanc. Il y a bien encore d’autres monnaies d’or où se trouve le nom de Clovis... Dès qu’il n’y a point de raison convaincante pour attribuer ces trois tiers de sols d’or, les trois dernières médailles dont il vient d’être parlé à Clovis I on ne doit point les lui attribuer, parce que ce serait donner le démenti à Procope, qui dit positivement que les rois des francs ne firent fabriquer des espèces d’or avec leur nom, et leur tête, qu’après qu’ils furent devenus pleinement souverains des Gaules par la cession que Justinien leur fit de tous les droits de l’empire sur cette grande province. Je conclus donc de tout ce qui vient d’être exposé, que Clovis aura fait fabriquer les seules espèces d’or qui aient été frappées suivant l’apparence par ses ordres, et qui sont celles qui furent battues à Soissons, et les premières dont il a été parlé, en se conformant aux usages de l’empire dont il se montrait par ce procédé, l’ami fidèle et l’officier respectueux.

Reprenons le fil de l’histoire de ce prince, que nous avons laissé dans les états de Syagrius, dont il s’était rendu maître en quatre cent quatre-vingt-six. Grégoire de Tours renferme en quatre paroles tout ce qu’il juge à propos de dire concernant ce que fit Clovis depuis cette année-là, jusqu’à son mariage avec Clotilde qu’il épousa vers quatre cent quatre-vingt-treize. Après la défaite de Syagrius, dit notre historien,... ; une narration si brève ne saurait être regardée que comme un titre de chapitre. Elle est de même nature que les récits succincts et tronqués qui, comme on l’a vu, composent les deux chapitres du second livre de l’histoire de notre auteur, lesquels renferment la vie de Childéric. Mais Grégoire de Tours a prétendu seulement rappeler dans la narration succincte dont il est ici question, le souvenir de tout ce que Clovis avait fait depuis son avènement au trône jusque à son mariage avec sainte Clotilde.

Les sièges, en un mot, tous les exploits que Clovis avait faits durant les cinq ou six années écoulées depuis quatre cent quatre-vingt-six et quatre cent quatre-vingt-treize avaient été décrits par des auteurs dont nous n’avons plus les ouvrages ? Quelle lacune leur perte ne laisse-t-elle pas dans nos annales. Tâchons cependant de suppléer en quelque sorte, à la brièveté de Grégoire de Tours en ramassant dans les autres écrivains de quoi éclaircir le peu qu’il dit. Dans la suite nous tenterons de trouver dans ces mêmes auteurs quelque lumière concernant les évènements, dont il ne fait aucune mention.

Je me contenterai donc ici de remarquer qu’aucune acquisition n’était pour lors autant à la bienséance de Clovis, que celle de la Thuringie gauloise, ou de la cité de Tongres. Nous avons déjà montré, et ce que nous allons rapporter, en sera une nouvelle preuve, que Procope et Grégoire de Tours avaient donné le nom de Thuringie à la cité de Tongres, et nous avons même rendu compte des raisons qui pouvaient les avoir engagés à en user ainsi. Or l’acquisition de la cité de Tongres dont le territoire a confiné avec le territoire ou le diocèse de Tournay jusque dans le seizième siècle que se fit l’érection du siége archiépiscopal de Malines, et celle de plusieurs autres évêchés des pays bas, arrondissait les états de Clovis, et lui ouvrait une communication de plein pied avec les ripuaires établis entre le Bas-Rhin et la basse-Meuse, et qui avaient pour roi Sigebert son allié. Sur qui Clovis fit-il la conquête de la cité de Tongres ? Fut-ce en obligeant le sénat de Tongres, qui s’était maintenu dans l’indépendance depuis que l’anarchie avait lieu dans les Gaules, à se soumettre à lui ? Fut-ce en conquérant ce pays-là sur quelqu’essain de francs qui s’y était cantonné précédemment ? Y fut-il appelé par les francs, qui depuis longtemps y avaient des quartiers, et qui jusqu’à l’anarchie avaient été sujets de l’empire ? Les monuments qui nous restent, ne nous l’apprennent pas.

J’observerai en second lieu que le peu que Grégoire de Tours nous dit concernant cette conquête de Clovis, ne laisse point d’être une nouvelle preuve que cet auteur et Procope ont parlé quelquefois du pays de Tongres sous le nom de thuringe. En effet on ne saurait entendre des thuringiens d’au-delà du Rhin, ce que dit Grégoire de Tours des thuringiens qui furent soumis par Clovis la dixième année de son règne ; c’est-à-dire, en quatre cent quatre-vingt-dix. La raison veut qu’on l’entende des habitants anciens ou nouveaux de la cité de Tongres.

Premièrement, il est hors d’apparence que Clovis dans un temps où il ne tenait encore aucun poste sur la gauche du Rhin depuis Strasbourg jusqu’à Cologne, puisque ces contrées, comme on le verra, étaient alors sous la domination des allemands et des ripuaires, ait été conquérir le pays des thuringiens germaniques, établis assez loin de la rive droite de ce fleuve. Les circonstances de la mort de Sigebert roi des ripuaires feront foi, que Sigebert tenait les contrées de la Germanie, qui sont vis-à-vis celles qu’il possédait dans les Gaules, et qui n’en sont séparées que par le cours du Rhin. Comment Clovis aurait-il pu garder cette Thuringe germanique, quand même il l’eût conquise, puisqu’il n’aurait pu communiquer avec elle, qu’en prenant continuellement passage sur le territoire d’autrui. Secondement, les thuringiens dont parle Grégoire De Tours dans le passage que nous avons rapporté, furent soumis par Clovis, ils devinrent ses sujets dès la dixième année de son règne. Suo dominio subjugavit,  dit cet historien. On ne saurait douter de la signification qu’il donne à ces paroles, puisque pour faire dire aux francs saliens dans les termes les plus forts qu’ils étaient sujets de Clovis, il leur fait dire : tuo sumus dominio subjugati ; nous sommes sous le joug de votre domination. Or cela ne saurait être entendu des thuringiens de la Germanie, puisque nous verrons qu’ils n’obéirent jamais à Clovis, qu’ils eurent toujours leurs rois particuliers, et même que leur royaume fut très florissant jusqu’à la conquête qu’en firent les enfants de ce prince vers l’année cinq cent trente et un. Je conclus donc que c’est des thuringiens des Gaules ; que c’est des tongriens qu’il faut entendre ce qu’a dit Grégoire de Tours dans le vingt-septième chapitre du second livre de son histoire : qu’ils furent domptés et assujettis par Clovis la dixième année du règne de ce prince.

Cet évènement n’est qu’un de ceux que Grégoire de Tours dit être arrivé entre la conquête des états de Syagrius et la conversion de Clovis. En effet l’historien après avoir fini son vingt-septième chapitre par les paroles que j’ai rapportées, commence le chapitre suivant par la négociation faite pour marier Clovis avec sainte Clotilde qui, comme on sait, contribua plus que personne à la conversion du roi son époux. Ainsi lorsque Grégoire de Tours a dit dans son vingt-septième chapitre que Clovis  avait fait plusieurs guerres, et qu’il s’était rendu maître de plusieurs pays dont la cité de Tongres était un, et cela dans le temps qui s’était écoulé depuis quatre cent quatre-vingt-six jusqu’à sa conversion : cet écrivain a eu en vue des évènements arrivés avant l’année quatre cent quatre-vingt-seize que Clovis fut baptisé. Nous avons déjà dit que nous tâcherions de trouver dans les autres auteurs quelques traces des évènements dont il fait une si légère mention. Mais avant que de l’entreprendre et de continuer l’histoire de Clovis, où nous placerons suivant l’ordre chronologique, tout ce qu’il est possible de savoir concernant les évènements dont Grégoire de Tours se contente de faire une mention si générale et si succincte, je crois qu’il est à propos de raconter ce qui se passa en Italie depuis l’année quatre cent quatre-vingt-neuf jusqu’en quatre cent quatre-vingt-treize. Le changement de scène qui pour lors arriva dans cette grande province, aura facilité à Clovis les progrès que nous lui verrons faire dans les Gaules en ces temps-là.

 

CHAPITRE 3

Théodoric roi des ostrogots vient de l’aveu de Zénon empereur des romains d’orient, chasser d’Italie Odoacer, qu’il bat en plusieurs rencontres, et qu’il fait enfin mourir. Réflexions que cet évènement aura fait faire aux romains des Gaules.

Nous avons laissé Odoacer et les troupes révoltées qu’il commandait, les maîtres de l’Italie, qu’ils avaient comme subjuguée en quatre cent soixante et seize, et nous avons dit que Zénon après avoir refusé l’offre des romains des Gaules qui voulaient se joindre à lui pour en chasser nos barbares, avait fait quelqu’espèce de convention avec cette armée séditieuse. Soit qu’Odoacer n’eût pas tenu ce qu’il avait promis par cette convention, soit que Zénon eût honte depuis qu’il se voyait raffermi sur le trône d’orient du parti lâche qu’il avait pris, il donna en quatre cent quatre-vingt-neuf à Théodoric l’importante commission d’aller mettre à la raison les troupes auxiliaires qui s’étaient cantonnées en Italie, et qui composaient l’armée d’Odoacer.

Théodoric un des rois des goths, était de la maison des Amales, la plus illustre qui fût dans cette nation. S’il avait beaucoup de valeur et d’expérience, il avait encore plus d’ambition. élevé parmi les romains il avait cultivé son esprit de bonne heure, et avec tant de fruit, qu’il était le moins barbare de tous les barbares dont parle l’histoire de son temps. S’il n’eût point été arien, on l’aurait cru un romain travesti en goth. La tribu des ostrogots, dont il était le chef, et suivant la manière de parler du cinquième siècle, le roi se trouvait, lorsqu’il commença de régner, engagée au service de l’empire d’orient, qui lui avait donné des quartiers permanents dans la Thrace. Théodoric qui se sentait tous les talents nécessaires pour faire une grande fortune parmi les romains, s’attacha donc à eux encore plus étroitement que les autres chefs des troupes auxiliaires, et il mérita que l’empereur Zénon l’adoptât pour son fils, et qu’il le fît consul ordinaire en l’année quatre cent quatre-vingt-quatre. C’était la plus grande dignité que Zénon lui pût conférer.

Théodoric toujours peu content de la fortune qu’il avait faite, aspirait sans cesse à une plus grande. Ce fut ce qui lui avait fait tirer l’épée contre son bienfaiteur. La brouillerie ayant été terminée par un accommodement, il dit à l’empereur Zénon : pourquoi laisser gémir plus longtemps sous la tyrannie d’Odoacer l’empire d’occident, dont vos prédécesseurs ont pris toujours tant de soin, et qu’ils ont si souvent gouverné ? Pourquoi laisser la ville de Rome, cette capitale de l’univers, au pouvoir d’une troupe de brigands ? Envoyez-moi donc en Italie à la tête de ma nation ? Je ne vous demande pas de contribuer aux frais de l’entreprise qui ne laissera point de vous faire beaucoup d’honneur si elle réussit. Ne sera-t-il point en effet plus glorieux pour votre règne, qu’on dise si je suis assez favorisé du ciel pour vaincre, que vous m’avez donné à moi qui suis votre créature, et qui porte le nom de votre fils, l’administration de l’Italie, que si l’on continue à dire : Zénon a laissé gémir dans les fers d’un barbare qu’il connaissait à peine, une partie de son empire et une partie de son sénat. Tout l’avantage sera de votre côté dans l’expédition que je propose. Si je suis battu, vous n’y perdrez que quelques soldats que vous ne payerez plus. Si je réussis, ce sera de votre libéralité que je tiendrai tout ce que je posséderai. Ma grandeur paraîtra votre ouvrage. Quoique Zénon eût beaucoup de répugnance à voir partir Théodoric, il ne voulut pas néanmoins, crainte de lui faire trop de peine, le retenir, et il lui accorda ce qu’il demandait. Enfin, après lui avoir fait de grands présents, il lui permit de partir, et il lui recommanda dans leurs derniers adieux, le sénat et le peuple romain du partage d’occident.

Voilà le compte que rend Jornandés de la convention qui se fit entre l’empereur Zénon et Théodoric, lorsque ce roi entreprit de chasser Odoacer d’Italie. Procope nous expose cette convention sous une forme un peu différente : dans ce temps-là les ostrogots à qui l’empereur avait donné des quartiers dans la Thrace, se révoltèrent,... Suivant la narration de Procope, c’est donc l’empereur Zénon, qui pour se débarrasser de Théodoric, qui lui faisait actuellement la guerre, propose à ce roi d’aller conquérir au prix de son sang l’empire d’occident sur Odoacer qui en était actuellement le maître. Zénon ne donne aucun secours à Théodoric, et il lui transporte seulement les droits que l’empire pouvait conserver sur des provinces déjà perdues. Ainsi le roi des ostrogots et ses successeurs n’avaient point tant de tort de prétendre, qu’ils dussent être en Italie des princes aussi souverains que l’avaient été Anthémius, et ceux de ses successeurs nommés et établis empereurs d’occident par les empereurs d’orient. C’est aussi ce que dirent dans la suite les ostrogots, lorsque Justinien qui leur avait déclaré la guerre en cinq cent trente-cinq, les voulait traiter d’usurpateurs. Voici le discours que fit un d’entre eux dans une des conférences qui se tinrent pour la terminer par un traité. Zénon voulant punir l’injure faite à son collègue... Durant le cours de la guerre de Justinien contre les ostrogots, ils dirent encore, suivant Agathias, à l’un des rois francs successeurs de Clovis, et qu’ils voulaient persuader au monde sur la justice de leur cause, afin d’obtenir plus aisément du secours : Théodoric n’a point usurpé l’Italie ;... les raisonnements que Procope et qu’Agathias font faire aux ostrogots sans les réfuter, portent à croire que véritablement Zénon, qui craignait d’être assiégé dans Constantinople par Théodoric, avait cédé à ce roi barbare pour s’en débarrasser, l’empire d’occident ; c’est-à-dire, le droit de le conquérir.

Les souverains ne sont point aussi difficiles, lorsqu’il s’agit de la cession de pareils droits, que s’il était question de délaisser la plus petite des provinces dont ils sont en pleine possession. Mais dès que Théodoric eût fait valoir les droits qu’on lui avait transportés, dès qu’il eût conquis l’Italie, Anastase successeur de Zénon réclama en quelque sorte, comme nous le verrons, contre la convention faite par son prédécesseur, et dans la suite Justinien un des successeurs d’Anastase, fit encore davantage. Il entreprit la guerre contre les ostrogots d’Italie, et après les avoir vaincus, il les traita d’usurpateurs.

On voit dans ce qui se passa entre Zénon et les ostrogots, une image sensible de ce qui s’est passé entre les empereurs d’occident et les nations barbares établies dans les Gaules. Ces princes perdirent à la fin entièrement cette grande province, à force de céder à diverses reprises aux barbares une contrée pour conserver les autres.

Ce fut l’année quatre cent quatre-vingt-neuf, que Théodoric se mit en marche pour son expédition d’Italie. Odoacer voulut lui disputer le passage de la rivière d’Isonzo, mais il fut battu, et Théodoric pénétra dans le pays ; néanmoins Odoacer ne se tint pas défait, et après avoir rassemblé ses troupes, il se campa près de Vérone pour empêcher son ennemi de s’avancer davantage. On en vint donc aux mains pour la seconde fois, et le sort des armes fut encore favorable à Théodoric.

L’année suivante, il se donna une troisième bataille auprès de l’Adda. Les troupes de chaque parti étaient aguerries, et les mauvais succès précédents n’avaient point découragé celles d’Odoacer. Cependant il y fut encore défait, et réduit à s’enfermer dans la ville de Ravenne, devant laquelle son ennemi vint camper.

Le sort des armes continua d’être favorable à Théodoric. L’année quatre cent quatre-vingt-onze, Odoacer étant sorti de Ravenne la nuit avec un corps de troupes, apparemment dans le dessein de rallier quelqu’un des siens, et de tenir la campagne, Théodoric le suivit, l’atteignit à trois milles de cette ville, et là il le défit pour la quatrième fois. Ce fut la même année que Zénon empereur des romains d’orient mourut, et qu’Anastase dont il sera parlé plus d’une fois dans cette histoire, lui succéda.

Il se conclut l’année suivante une espèce d’accord entre Odoacer et Théodoric, mais leur réconciliation ne dura pas longtemps. Un an après, c’est-à-dire, en quatre cent quatre-vingt-treize, Théodoric entra dans Ravenne, où il avait été convenu que son rival se tiendrait. Le roi des ostrogots y fit querelle de nouveau à Odoacer, qu’il accusa, soit à tort, soit avec raison, d’avoir tramé une conspiration contre lui, et il le fit mourir.

Cette mort dut faire poser les armes à tous les barbares du parti d’Odoacer. Aussi ne voit-on pas que Théodoric ait trouvé dans la suite aucune opposition, de leur part, à l’établissement de son autorité. Nous verrons que celles qu’il essuya, vinrent d’ailleurs. Il y avait déjà trois ans, dit Jornandés, que Théodoric se trouvait en Italie, où il était entré en vertu d’un décret de l’empereur Zénon, lorsqu’il vint à bout de se défaire enfin d’Odoacer. Aussitôt après la mort de ce prince, ajoute notre historien, Théodoric quitta le vêtement qu’il portait comme Patrice, et il reprit avec l’habit ordinaire de sa nation, les marques de la royauté, comme pour donner à entendre qu’il voulait régner sur les romains, ainsi qu’il régnait sur les ostrogots, c’est-à-dire, gouverner les romains en qualité de roi. On verra dans la suite de cet ouvrage plus en détail quelle fut la conduite de Théodoric, ainsi que sa brouillerie, et son raccommodement avec l’empereur d’orient. Ici nous nous contenterons de faire quelques réflexions sur l’effet que la nouvelle de la cession faite par l’empereur Zénon au roi des ostrogots, et celle des heureux succès de ce dernier, durent produire dans les Gaules.

Cette cession y aura découragé la plupart de ceux qui se flattaient encore de voir le partage d’occident rétabli dans son ancienne splendeur, et gouverné par un empereur romain de nation. Ils auront renoncé à cette espérance, jusque là leur unique consolation, quand ils auront vu l’empereur d’orient renoncer lui-même en faveur d’un peuple barbare aux droits qu’il avait encore sur le partage d’occident. Les progrès de Théodoric, et la fin heureuse de son entreprise auront fait faire de nouvelles réflexions à ceux des romains des Gaules qui étaient encore libres. Le roi des ostrogots, se seront-ils dit, et le roi des visigots sont de la même nation, et de la même secte. Dès que Théodoric sera paisible possesseur de l’Italie, il aidera sans doute Alaric à faire valoir les droits de l’empire sur les Gaules, lesquels ont été déjà délaissés aux visigots par Odoacer, et dont lui-même il confirmera encore la cession en qualité de souverain de Rome. Par où finira l’anarchie dans laquelle vivent les peuples de la Gaule, il y a déjà près de seize ans ? Par devenir les sujets des visigots, qui s’approprieront une partie de nos terres : ils feront dans notre pays ce qu’ils ont fait dans les provinces où ils sont déjà les maîtres ? Quelle est d’ailleurs, se seront dit encore les romains des Gaules, la religion des ostrogots et des visigots ? Celle d’Arius. Dès que les uns et les autres ils se verront possesseurs tranquilles du partage d’occident, ils voudront que leur communion y devienne la religion dominante, et ils mettront leurs prêtres en possession des temples et des biens de l’église catholique. Alaric fils d’Euric le persécuteur, imitera son père ? Que faire dans cette extrémité dont nous ne saurions sortir sans l’aide de quelqu’une des nations barbares établies dans notre patrie ? Aurons-nous recours aux bourguignons, ils sont ariens, et ils ont pris dans les provinces où ils sont les maîtres, la moitié des terres des romains. Il faut donc faire notre protecteur, notre ange tutélaire du jeune roi des saliens. Ce n’est point un barbare venu des extrémités du septentrion.

Il est d’une nation polie, qui depuis plus de deux cent ans fraternise avec nous, et qui ne diffère réellement des romains que par les habits et par sa langue naturelle. Le père de Clovis et son grand-père ont servi l’empire. Véritablement il n’est pas bien puissant par lui-même, mais la tribu sur laquelle il règne, est composée des plus braves soldats qui soient dans les Gaules, et il a beaucoup de crédit sur toutes les autres tribus de sa nation, parce qu’il est aussi juste et aussi sage qu’il est vaillant. Si Clovis est encore païen, du moins, comme on l’a vu en plusieurs occasions, il n’est point ennemi de la religion chrétienne, et il a toujours montré beaucoup de respect pour les ministres de cette religion. D’ailleurs pourquoi désespérer de venir à bout de désabuser un prince qui naturellement a beaucoup d’esprit, des folles erreurs d’une religion que les lumières seules de la raison doivent faire trouver si grossière : traitons avec Clovis ; promettons-lui de nous soumettre à lui, et de lui obéir non seulement comme à un maître de la milice, mais encore comme à un préfet du prétoire des Gaules, et de le revêtir du pouvoir civil, ainsi qu’il l’est déjà du pouvoir militaire, s’il veut bien se faire catholique ? Comment l’engagerons-nous à se convertir. Obtenons de lui qu’il épouse une femme catholique, et que ses enfants soient élevés dans la religion de leur mère. Il aura fait un grand pas dans la carrière dès qu’il aura pris ces engagements, qui seuls mettront notre religion à l’abri.

Voilà quels auront été les sentiments de ceux des romains des Gaules qui étaient encore libres ; c’est-à-dire, des citoyens des provinces obéissantes, et des provinces confédérées. Ils les auront communiqués aux romains des provinces occupées par les visigots et par les bourguignons. Ces romains, généralement parlant, les auront approuvés, et tous les citoyens des Gaules auront conçu l’idée que le salut de leur patrie dépendait de la conversion de Clovis. Comme il n’y avait point alors dans cette grande province de l’empire une puissance qui pût traiter avec Clovis au nom de tout le pays, les sénateurs de plusieurs cités lui auront communiqué leurs vues, et proposé leur projet séparément en l’assurant que la disposition générale des esprits était telle, qu’ils pouvaient répondre que leurs voisins pensaient comme eux. Clovis qui avait de l’ambition, se sera prêté à leurs vues, et suivant les personnes avec lesquelles il aura traité, il aura promis ou plus ou moins. Il aura promis volontiers d’épouser la princesse catholique que les romains des Gaules voulaient lui donner, parce qu’ils la croyaient la plus capable de convertir un mari. Pour se les attacher encore mieux, Clovis aura donné la même parole que donna notre roi Henry IV lorsqu’il voulut après la mort de Henry III engager les catholiques demeurés fidèles à la couronne, de le reconnaître pour roi. Clovis aura promis de se faire instruire, et il sera entré sans avoir pris une ferme résolution d’aller jusqu’au bout, dans la route choisie par la providence pour le conduire à la véritable église. Les faits que j’ai déjà rapportés, et ceux que je rapporterai dans les chapitres suivants donneront un grand air de vraisemblance aux conjectures que je viens de hasarder. On y verra trois évêques chassés de leurs siéges par les visigots qui ne reprochaient autre chose à ces prélats, que leur attachement aux intérêts de Clovis. On a déjà vu Aprunculus évêque de Langres en péril de la vie, et réduit à s’exiler lui-même, parce que les bourguignons maîtres de son diocèse, l’accusaient de vouloir le livrer aux francs.

 

CHAPITRE 4

Histoire du mariage de Clovis avec la princesse Clotilde.

Il ne pouvait point y avoir alors dans les Gaules une personne plus propre à faire réussir le projet que les romains de cette grande province avaient probablement formé, que la princesse Clotilde. On a vu qu’elle était fille de Chilpéric, cet infortuné roi des bourguignons dont nous avons rapporté la fin tragique, et qui suivant toutes les apparences mourut dans la véritable religion. Nous avons aussi parlé de la femme de ce prince la protectrice des évêques, et dont Sidonius fait un éloge qui ne laisse pas lieu de douter qu’elle ne fût aussi catholique. Aussi sa fille Clotilde avait-elle été élevée dans cette religion. Nos annales font foi qu’elle avait autant d’élévation d’esprit et de prudence, que de piété.

Il n’était donc pas difficile de prévoir qu’elle aurait un grand crédit sur l’esprit du mari qu’elle épouserait. Clotilde faisait alors son séjour dans les états de ses oncles Gondebaud et Godégisile, et quoique ces princes fussent ariens, elle y faisait publiquement profession de la religion catholique, ce qui montrait à la fois et son courage et son attachement à l’église romaine.

En effet, on verra par ce que disent d’anciens auteurs concernant son mariage avec Clovis, qu’elle n’y consentit qu’après qu’on lui eut donné satisfaction sur les difficultés qu’elle fit d’abord concernant la religion du mari qu’on lui proposait. Mais je crois qu’il est à propos avant que de rapporter les endroits de nos auteurs, où il est parlé de ces détails, de donner l’histoire abrégée du mariage de Clotilde, telle qu’elle se trouve dans Grégoire de Tours. Après l’avoir lue, on entendra mieux les auteurs qui nous ont donné un récit plus étendu et mieux circonstancié d’un évènement de si grande importance. Les ministres que Clovis envoyait souvent en Bourgogne,...

On va voir par la suite même de l’histoire de Grégoire de Tours, et par ce que disent l’abréviateur, et l’auteur des gestes des francs, concernant le mariage de Clovis, qu’il ne fut point un évènement aussi simple qu’on pourrait le croire, en lisant le passage que nous venons de rapporter. Où, dira-t-on, l’abréviateur et l’auteur des gestes ont-ils pris les circonstances et les détails de ce mariage qu’ils ont mis par écrit, et dont l’histoire de Grégoire de Tours ne parle point ? Je répondrai deux choses. La première, que ce mariage qui fut une des causes de la conversion de Clovis, et qui par conséquent contribua plus à l’établissement de sa monarchie, qu’aucune des victoires de ce prince, était devenu par les suites qu’il avait eues, un évènement d’une si grande importance, que la tradition a dû en conserver la mémoire plus longtemps, et plus fidèlement que celle d’aucun fait d’armes. Ainsi quoiqu’on eût déjà oublié bien des actions de guerres faites du temps de Mérovée et de Childéric, lorsque nos deux auteurs ont écrit, on ne pouvait point encore avoir oublié de leurs temps, les principales circonstances du mariage de Clotilde, d’autant plus que cette princesse ayant été mise au nombre des saints, le culte qu’on lui rendait, renouvelait chaque année le souvenir des principaux évènements de sa vie, et perpétuait ainsi la tradition. En second lieu, nos deux auteurs ont pu voir bien des livres que nous n’avons plus, et un de ces livres a pu être une vie de sainte Clotilde, autre que la vie de cette sainte que nous avons aujourd’hui. Voici la narration de l’abréviateur : Clovis qui recherchait Clotilde,... Aurélien s’en revint chez lui toujours déguisé en pauvre. Son dessein était apparemment d’y reprendre ses habits ordinaires pour se rendre ensuite à la cour de Clovis.

Il arriva une aventure assez plaisante à cet ambassadeur, dans le temps qu’il n’était pas éloigné de son château, bâti sur les confins du territoire d’Orléans. Dans la route il s’était accosté d’un mendiant, et tandis qu’il dormait, ce mendiant lui déroba la besace où étaient, entre autres choses, les sols d’or que Clotilde avait donnés, et il s’enfuit. Aurélien fut très fâché à son réveil de se trouver ainsi dévalisé, mais comme il n’était pas loin de chez lui, il gagna sa maison en diligence, d’où il envoya de tous côtés ses domestiques chercher le voleur qu’il leur désigna si bien qu’ils le reconnurent, et qu’ils l’amenèrent à leur maître.

Il se contenta de lui faire essuyer durant trois jours le châtiment ordinaire des esclaves, et au bout de ce temps il lui permit de s’en aller. Peu de jours après Aurélien vint à Soissons y rendre compte à Clovis de ce qui s’était passé à Genève et il lui redit exactement la réponse de Clotilde. Ce prince persuadé qu’il ne pouvait faire mieux que de suivre l’avis qu’elle lui avait donné, envoya sur le champ des ministres revêtus du caractère d’ambassadeurs, la demander en mariage à Gondebaud, l’aîné des rois des bourguignons, qui l’accorda parce qu’il n’eut point la force de la refuser, et parce qu’il crut mériter par un prompt consentement l’amitié de Clovis. Les ambassadeurs fiancèrent donc la princesse, en lui donnant suivant l’usage des francs, un sol d’or et un denier, et ils demandèrent ensuite qu’il leur fût permis de la conduire au lieu où était leur maître, afin qu’il s’y mariât avec elle.

On leur accorda ce qu’ils demandaient, et l’on prépara en diligence à Châlons Sur Saône le trousseau et tout ce qui était nécessaire pour les noces d’une princesse d’une si grande condition. Ce fut donc en cette ville qu’on remit Clotilde entre les mains des ambassadeurs de Clovis, qui la firent monter dans cette espèce de voiture, que les gaulois appelaient une basterne, et ils partirent sans perdre de temps, emmenant aussi avec eux plusieurs chariots remplis des effets qui appartenaient à leur reine. Ils étaient déjà en route quand Clotilde reçut un avis qui l’informait qu’Aridius était de retour de Constantinople. Elle dit aussitôt aux sénieurs des francs ; c’est-à-dire ici, à ses conducteurs : si vous avez bien envie de me mener jusqu’à la cour de votre roi, il faut absolument que je monte à cheval afin de faire plus de diligence, car si je continue à voyager en voiture, je n’arriverai jamais jusque là. Les francs trouvèrent que leur reine avait raison. Elle monta donc à cheval, et gagnant pays, elle arriva où Clovis l’attendait. La suite fit voir que cette princesse avait pris un bon parti. Dès qu’Aridius eut mit pied à terre à Marseille, et qu’il eut appris la nouvelle du mariage de Clotilde, il prit la poste, et se rendit en diligence à la cour de Gondebaud, qui lui dit d’abord : savez-vous, Aridius, que j’ai fait alliance avec les francs, et que j’ai donné ma nièce Clotilde en mariage à Clovis. Ce mariage, répondit Aridius, loin d’être le sceau d’une alliance durable, doit être la source de bien des guerres et de bien des malheurs. Vous deviez, seigneur, lorsqu’on vous l’a proposé, vous souvenir, que vous avez fait tuer Chilpéric père de Clotilde, et votre frère, que vous avez fait jeter dans un puits une pierre au col la mère de cette princesse, et que vous avez fait le même traitement à ses deux frères, après qu’ils eurent eu la tête coupée par votre ordre. Clotilde est d’un caractère à venger cruellement ses parents, si jamais elle est en pouvoir de les venger. Envoyez incessamment un bon corps de cavalerie après elle,et qu’il la ramène ici. Il vaut mieux encore essuyer la bourrasque que vous attirera cette espèce de violence, que de laisser achever un mariage qui rendra les francs vos ennemis, et les ennemis de vos descendants. Gondebaud crut son ministre, mais les troupes qu’il fit partir sur le champ ne purent pas atteindre Clotilde qui avait pris les devants. Elles atteignirent seulement la voiture de cette princesse, et les chariots qui portaient son bagage dont elles s’emparèrent. Quand Clotilde se vit sur la frontière de la Bourgogne, elle pria ceux qui la conduisaient d’y faire le dégât, ce qu’ils voulurent bien avoir la complaisance d’exécuter, après en avoir eu la permission de Clovis qui était alors à Villers ou à Villori. C’était dans un de ces lieux qui sont tous les deux du territoire de la cité de Troyes qu’il attendait cette princesse. Elle plut beaucoup au roi des saliens, et après l’avoir épousée, il lui assigna un revenu considérable, et il l’aima tendrement tant qu’il vécut. Voyons présentement ce que dit l’auteur des gestes des francs, touchant le mariage dont il s’agit.

Sur le rapport avantageux que les ministres envoyés en Bourgogne dans plusieurs occasions par Clovis, lui firent de la beauté, de la sagesse, et de toutes les bonnes qualités de Clotilde, il y dépêcha Aurélien pour négocier le mariage de cette princesse, et pour la demander en forme, lorsqu’il en serait temps, au roi Gondebaud. C’était l’oncle de Clotilde.

Comme elle était catholique, elle ne manquait point d’aller le dimanche à l’église. Aurélien qui voulait commencer à exécuter sa commission par s’assurer du consentement de la princesse, se déguisa en pauvre un dimanche, et il se mit parmi les mendiants qui se trouvaient à la porte de la cathédrale. Quand la messe fut dite, Clotilde en sortant de l’église, donna l’aumône à ces pauvres suivant sa coutume, et elle jeta un sol d’or à Aurélien, qui tendait la main comme les autres. Aurélien en baisant par reconnaissance la main de sa bienfaitrice, lui tira la robe avec affectation, et d’une manière à faire comprendre qu’il avait quelque chose de fort important à lui communiquer. Elle envoya donc aussitôt qu’elle fut rentrée dans son appartement, chercher par un de ses domestiques, le pauvre qui voulait lui parler en particulier. Aurélien fut introduit dans l’appartement de cette princesse, et après avoir mis derrière la première porte la besace qu’il portait, et dans laquelle étaient les joyaux qu’il devait donner pour présents de noces, il cacha dans le creux de sa main l’anneau de Clovis, qui était le garant de sa commission. Dès qu’il fut entré dans la chambre où était Clotilde, elle lui dit : jeune homme, que je crois plutôt une personne de considération déguisée en mendiant, qu’un véritable pauvre, pourquoi vous êtes-vous travesti, et pourquoi m’avez-vous tantôt tiré la robe avec affectation ? Puis-je compter, répondit Aurélien, que je vous parle sans que personne m’écoute. Clotilde l’ayant assuré que personne qu’elle ne pouvait l’entendre, il lui dit : mon maître, le roi Clovis veut en vous épousant partager son trône avec vous. Son anneau que voici doit vous persuader que c’est véritablement par son ordre que je vous parle, et je vais encore pour vous convaincre mieux que c’est lui qui m’envoie, vous présenter de sa part les joyaux qu’il vous donne pour présent de noces. Il fut aussitôt chercher sa besace où il l’avait laissée ; mais ce qui l’étonna beaucoup, il ne l’y trouva plus.

Clotilde entra dans sa peine dès qu’elle en fut informée, et sur le champ elle donna de si bons ordres, qu’un moment après la besace fut rapportée. On y trouva dès qu’elle eut été ouverte, les pierreries que Clovis envoyait à la princesse, qui voulut bien les recevoir, et qui accepta même l’anneau de ce prince. Sa réponse fut néanmoins : saluez votre maître de ma part,... En effet, le premier concile d’Arles tenu sous l’empereur Constantin le Grand, avait défendu aux filles chrétiennes d’épouser des maris païens, sous peine d’être privées durant quelque temps de la communion. Aurélien vint rendre compte à Clovis de sa commission, et pendant ce temps-là Clotilde fit si bien qu’elle vint à bout de faire mettre l’anneau de ce prince parmi les joyaux du trésor de Gondebaud.

L’année suivante, Clovis envoya Aurélien revêtu du caractère d’ambassadeur faire au roi Gondebaud la demande en forme de sa nièce Clotilde, comme s’il y avait eu déjà un engagement précèdent, et comme s’il eût été question seulement de déclarer un mariage dont déjà toutes les conditions auraient été arrêtées. Ce prince fut très étonné d’une pareille démarche. Mes conseillers, dit-il, et mes bourguignons verront bien que pour cette fois le roi des francs cherche à me faire querelle. Il n’a jamais eu de relation avec ma nièce. Enfin il répondit à Aurélien : il faut que vous ne veniez ici que pour épier ce qui s’y passe ; si vous n’avez pas d’autre motif de votre voyage à nous alléguer, que le dessein de faire une demande telle que l’est celle que je viens d’entendre. Pour toute réponse, vous direz à votre maître, qu’il n’y eut jamais aucun traité de mariage entre ma nièce et lui. Aurélien répliqua sans changer de ton. Réfléchissez à loisir, grand prince, sur ce que vous avez à faire. Le roi des francs mon maître m’envoie donc vous demander en mariage Clotilde qui lui est déjà promise. Les préparatifs convenables pour recevoir dignement une princesse d’un rang aussi grand, sont déjà faits. Si vous refusez à Clovis son épouse, il viendra bientôt à la tête de son armée la chercher lui-même. Qu’il vienne donc, repartit Gondebaud, il me trouvera aussi à la tête de la mienne, et peut-être serai-je assez fortuné pour venger les malheureux du sang de qui ses mains sont encore teintes. Les principaux des bourguignons informés de ce qui se passait, et craignant d’avoir affaire à Clovis, conseillèrent à Gondebaud d’approfondir avant toutes choses, s’il n’y avait rien sur quoi le roi des francs pût avec quelqu’apparence de raison, fonder les prétentions qu’il mettait en avant ? N’auriez-vous point, ajoutèrent-ils, accepté quelque présent qui vous aurait été offert de la part de Clovis, et qui serait de telle nature que vous n’eussiez pas pu le recevoir sans prendre une espèce d’engagement avec lui concernant le mariage de votre nièce ? Interrogez là-dessus vos ministres et les officiers qui servent auprès de votre personne. Si Clovis est assez violent pour vous déclarer la guerre, vous en sortirez victorieux ; mais avant que de finir, elle coûtera bien du sang à votre peuple. Plus il vous est dévoué, plus vous devez prendre soin de le conserver. Sur ces représentations, Gondebaud fit faire les recherches convenables, et il se trouva dans son trésor un anneau sur lequel la tête ou le nom de Clovis était gravé. Gondebaud en fut surpris, et manda sa nièce pour éclaircir avec elle une telle aventure. Il me souvient, répondit cette princesse aux interrogations de son oncle, qu’il y a quelques années que vous donnâtes audience à des ambassadeurs de Clovis, qui vous firent divers présents de la part de leur maître. Je m’y trouvai, et l’un de ces ministres me mit au doigt l’anneau dont vous êtes en peine. Je le reçus en votre présence, et je le remis incontinent entre les mains de ceux qui gardent vos trésors. Tout ce que je fis alors, fut fait sans dessein. Gondebaud comprit qu’il y en avait assez pour donner à Clovis, s’il lui refusait Clotilde en mariage, un prétexte plausible de faire la guerre aux bourguignons. Il consentit donc à cette alliance pour ne pas donner lieu à une rupture, et il remit sa nièce entre les mains d’Aurélien. Cet ambassadeur partit aussitôt emmenant la nouvelle reine avec lui, et il la conduisit jusqu’à Soissons où Clovis la reçut, et l’épousa solennellement. Il serait bien à souhaiter que nous eussions les mémoires mêmes sur lesquels l’abréviateur et l’auteur qui a composé les gestes des francs, ont écrit leur récit du mariage de sainte Clotilde ; ces mémoires pouvaient bien avoir été compilés sur ce que disait elle-même la reine touchant les particularités de son mariage, dans le temps qu’elle passait sa vie aux pieds du tombeau de saint Martin où elle s’était retirée après la mort de Clovis qu’elle survécut d’un grand nombre d’années. Il serait à désirer du moins, supposé que nos deux auteurs n’aient fait que rédiger par écrit la tradition orale qui subsistait encore de leur temps, qu’elle eût été recueillie par des historiens plus judicieux. Mais quoique nos deux auteurs aient omis plusieurs circonstances importantes, ce qui est très sensible en lisant leurs narrations, et quoique chacun d’eux ait altéré dans son récit les faits de manière qu’il semble que ces récits se contredisent, on ne laisse pas néanmoins d’y voir distinctement deux choses qui prouvent que les romains eurent beaucoup de part au mariage dont il est question.

La première est qu’il fallut tromper Gondebaud, pour l’engager à conclure un mariage dont il lui était facile de prévoir les suites, même avant qu’Aridius les lui eût prédites. Croira-t-on que ce prince se fût déterminé sur l’incident de l’anneau trouvé dans son trésor, et qu’il eût agi alors contre ses intérêts aussi sensiblement qu’il le fit, s’il n’y avait point eu à sa cour des ministres gagnés par ceux qui voulaient, quoiqu’il en pût coûter aux bourguignons, faire épouser Clotilde à Clovis ? Or qui étaient alors les principaux ministres des rois barbares établis dans les Gaules ? Des romains un peu plus versés en matière d’affaires que ne l’étaient encore les visigots, les bourguignons et les francs mêmes. Nous avons vu que Léon était un des principaux ministres d’Euric. Aurélien était l’homme de confiance de Clovis. Aridius dont nous aurons encore occasion de parler quand nous ferons l’histoire de la guerre des francs contre les bourguignons, était le ministre confident de Gondebaud. Laconius un autre romain faisait sous ce prince les fonctions de chancelier.

Voici une seconde preuve de la part que les romains des Gaules eurent au mariage de sainte Clotilde. Quoique, comme on vient de le voir, l’abréviateur et l’auteur des gestes ne soient pas bien d’accord sur toutes les circonstances des allées et venues d’Aurélien, soit parce que l’un de ces deux écrivains aura jugé à propos d’omettre quelques incidents qui ne lui paraissaient point assez importants, ou assez bien attestés pour les rapporter, au lieu que l’autre les aura trouvés dignes d’être insérés dans son récit, soit parce que la tradition ne s’accordait point sur ces détails, il résulte cependant de leurs narrations : qu’Aurélien fit deux voyages en Bourgogne : que lorsqu’il fit le premier où il alla déguisé en mendiant, il eut une audience secrète de Clotilde, dans laquelle cette princesse lui objecta une difficulté importante sur son mariage, en alléguant quand il lui fut proposé : qu’une chrétienne ne devait point épouser un païen : que lorsque Aurélien revint l’année suivante en Bourgogne avec le caractère d’ambassadeur, cette difficulté avait été levée, puisqu’il n’en est plus parlé dans le récit de cette seconde négociation.

Par qui et à quelle condition fut donc levée la difficulté que Clotilde avait faite d’abord, d’épouser un païen ? C’est ce que l’abréviateur et l’auteur des gestes auraient bien dû nous apprendre expressément, eux qui ont fait entrer dans leur narration des circonstances bien moins importantes ; mais ils n’en ont rien dit. Voici donc ma conjecture sur l’expédient dont on se sera servi pour lever l’obstacle. Les romains auront profité de l’année qui s’écoula entre les deux voyages d’Aurélien en Bourgogne, pour engager Clovis en lui représentant les suites heureuses qu’aurait l’alliance proposée, à promettre deux choses. L’une, que tous les enfants qui naîtraient de son mariage avec Clotilde seraient élevés dans la religion chrétienne ; l’autre que lui-même il se ferait instruire incessamment. D’un autre côté ils auront engagé Clotilde et ceux qui la dirigeaient, à se contenter de ces deux conditions. Montrons dès à présent qu’il est très probable que Clovis ait promis avant son mariage la première de ces deux conditions. La suite de l’histoire montrera qu’il n’est guère moins apparent, que dès lors il eût aussi promis la seconde.

L’histoire des premiers siècles de l’église est remplie d’exemples de mariages, soit entre des païens et des chrétiennes, soit entre des chrétiens et des païennes. On peut juger par le canon du concile d’Arles qui vient d’être rapporté, que l’église les regardait comme légitimement contractés. Que statuaient les lois ou les coutumes des romains et des barbares concernant la religion des enfants qui naissaient de ces mariages ? Je n’en sais rien. Dans cette ignorance je puis supposer qu’elles étaient à peu près pareilles à celles qui sont aujourd’hui en vigueur dans plusieurs états de la chrétienté, où il est commun que des personnes de religion différente s’allient ensemble par mariage. Les lois civiles y ordonnent en général que des enfants à naître de ces mariages bigarrés ; c’est ainsi qu’on les nomme vulgairement, les garçons seront élevés dans la religion du père, et les filles dans celle de la mère ; mais elles tolèrent les conventions particulières qui peuvent être faites entre les parties sur ce point-là, et qui règlent souvent que les enfants seront tous élevés de quelque sexe qu’ils soient, dans la religion d’un des deux époux. Ainsi supposé que l’usage commun qui paraît fondé sur le droit naturel eût lieu parmi les francs, Clovis aura pu y déroger, d’autant plus qu’il était roi : il aura pu promettre de laisser élever dans la religion de Clotilde tous les enfants qui naîtraient de son mariage avec cette princesse.

Il n’y avait donc aucune impossibilité dans cette convention, et voici des faits attestés par Grégoire de Tours qui portent à croire qu’elle a eu lieu. Cet historien après avoir dit que Clovis épousa Clotilde, et après avoir rapporté les raisons qu’elle employait sans fruit, pour engager son mari à se faire chrétien, ajoute : quoique toutes les raisons que Clotilde alléguait à Clovis, ne pussent point le convertir,... Y a-t-il apparence que Clovis aussi attaché au culte des dieux de ses pères que Grégoire de Tours le dépeint ici, eût permis en premier lieu qu’on baptisât Ingomer, et qu’il eût souffert qu’on eût baptisé ensuite Clodomire, quand il était persuadé que le baptême avait été funeste à Ingomer, si ce roi n’eut point en faisant son mariage, contracté l’obligation expresse de permettre que les enfants qui en naîtraient, fussent tous élevés dans la religion chrétienne.

 

CHAPITRE 5

Les provinces obéissantes se soumettent au pouvoir de Clovis. Les provinces confédérées ou les Armoriques refusent de s’y soumettre, et ce prince leur fait la guerre.

L’auteur des gestes écrit immédiatement après avoir fini l’histoire du mariage de sainte Clotilde : dans ce temps-là même Clovis augmenta considérablement son royaume,... pour peu qu’on se souvienne de ce que nous avons déjà dit, on verra bien que par le pays qui s’étendait depuis Soissons jusqu’à la Seine, il faut entendre la plus grande partie des provinces obéissantes, et par le pays qui s’étendait jusqu’à la Loire, les provinces confédérées ou les Armoriques. Hincmar après avoir rapporté qu’Aurélien le ministre et l’ambassadeur de Clovis était venu à bout, comme par miracle de faire épouser Clotilde à son maître, ajoute : ce fut dans ces entrefaites que Clovis étendit jusqu’à la Seine les bornes de sa domination,... L’endroit de leurs ouvrages où l’auteur des gestes, et Hincmar placent ce qu’ils racontent de la soumission de la plus grande partie des provinces obéissantes à Clovis, l’attention qu’ils ont l’un et l’autre à dire, que ce fut dans le temps du mariage de ce prince, qu’arriva cet événement, suffiraient pour montrer que ce fut alors que les cités dont il est ici question, promirent de lui obéir dans toutes les affaires qui étaient du ressort du gouvernement civil, comme s’il eût été préfet du prétoire des Gaules. Elles obéissaient déjà à Clovis dans ce qui concernait la guerre, comme au maître de la milice. Mais nous avons encore d’autres preuves pour montrer que ce fut dans le temps du mariage de Clovis, que les cités dont il s’agit, c’est-à-dire, les pays qui sont entre l’Aisne, la Seine et la Somme se soumirent à tous égards au gouvernement de ce prince. Exposons ces preuves.

Grégoire de Tours ramassant tout ce qu’il juge à propos de dire concernant les victoires que Clovis remporta, et les acquisitions qu’il fit avant son mariage, finit la narration succincte qu’il donne de ces exploits, en disant : Clovis subjugua les tongriens la dixième année de son règne, c’est-à-dire, en quatre cent quatre-vingt-onze. Or comme cet auteur ne commence qu’après avoir dit ces paroles, l’histoire du mariage de Clotilde, il parait qu’on ne commença de le traiter qu’après cette année-là. Nous avons vu que la négociation dura plus d’un an, puisque Aurélien n’alla en Bourgogne en qualité d’ambassadeur que l’année d’après celle où il y avait fait son premier voyage étant travesti en pauvre.

Ainsi le mariage de Clovis ne saurait avoir été terminé avant la fin de l’année quatre cent quatre-vingt-douze. D’un autre côté, il ne saurait avoir été terminé beaucoup plus tard. Lorsque Clovis promit dans la bataille de Tolbiac qu’il se ferait baptiser incessamment, ce qui arriva, comme nous le verrons, durant l’été de l’année quatre cent quatre-vingt-seize, il y avait déjà quelque temps que son second fils Clodomire était né. Ce que dit Grégoire de Tours concernant les sentiments de Clovis sur la maladie de cet enfant, suffit pour convaincre que cette maladie lui vint quand Clovis était encore payen. Clodomire néanmoins avait eu un aîné, Ingomer ; Clotilde était donc accouchée deux fois entre son mariage et la campagne de quatre cent quatre-vingt-seize, ce qui suppose que cette princesse eût été mariée plusieurs années avant que Clovis partît pour cette campagne. Ainsi on ne saurait guère placer le mariage de ce prince avant la fin de l’année quatre cent quatre-vingt-douze, ni le reculer beaucoup plus loin que l’année quatre cent quatre-vingt-treize. Cela est d’autant plus plausible, que dans tous nos monuments littéraires on ne trouve rien sur quoi l’on puisse se fonder pour placer le mariage de Clovis ou plutôt ou plus tard que je l’ai placé. Au contraire on lit dans l’histoire du rétablissement du monastère de saint Martin de Tournay, écrite par Hérimannus un de ses abbés qui vivait dans le douzième siècle, que ce fut la douzième année de son règne, que Clovis épousa Clotilde. La douzième année du règne de Clovis tombe en quatre cent quatre-vingt-douze, ou en quatre cent quatre-vingt-treize.

Nous voyons d’un autre côté que dans deux des cités qui étaient des provinces obéissantes lors de l’avènement de Clovis à la couronne, et qui sont dans le pays dont il s’agit ici, dans le pays compris entre la Somme, la Seine et le Soissonnais ; on datait le commencement du règne de Clovis de l’année quatre cent quatre-vingt-douze, ou de la suivante.

Dom Thierri Ruinart dit dans la préface de son édition des oeuvres de Grégoire de Tours, qu’il s’est servi pour donner correct le texte de son auteur, de plusieurs manuscrits, et entre autres de deux manuscrits de l’histoire des francs, qui sont d’une antiquité respectable, et qui suivant le sentiment de toutes les personnes intelligentes dans la diplomatique, doivent avoir été transcrits peu de temps après que Grégoire de Tours eut publié son ouvrage. On voit, ajoute Dom Thierri, par cette inscription, j’appartiens à l’église de saint Pierre de Beauvais, qui se trouve écrite en plus d’un endroit sur la marge du premier de ces deux manuscrits, qu’il appartenait anciennement à l’église cathédrale de Beauvais, et nous le savons encore d’ailleurs. Le chapitre de cette église ayant bien voulu le prêter à maître Antoine Loisel Beauvaisin, et l’un des célèbres avocats du parlement de Paris, il arriva que ce savant homme mourut avant que d’avoir rendu le livre, qui passa entre les mains de ses héritiers. Monsieur Joly chantre de notre-dame de Paris et petit-fils de maître Antoine Loisel ayant laissé sa bibliothèque dont était le manuscrit en question, au chapitre de son église, ce chapitre le garde encore aujourd’hui. Voilà l’histoire de notre premier manuscrit. Quant au second qui n’est pas moins ancien que l’autre, il vient de la célèbre abbaye de Corbie située dans le diocèse d’Amiens. C’est ce dont fait foi une inscription mise sur ce précieux livre.

Or on lit dans l’un et dans l’autre manuscrit, que ce fut la quinzième année de son règne que Clovis alla faire la guerre contre Alaric second roi des visigots. Ces mots, ce fut la quinzième année de son règne, qui ne se lisent point dans les autres manuscrits se trouvent dans celui de Beauvais et dans celui de Corbie, non point à la marge, mais dans le corps du texte. Ce texte d’ailleurs n’a point été interpolé. Les mots dont il est question y sont écrits de la même main que ceux qui les précèdent et que ceux qui les suivent. Il me parait que la singularité et la conformité de ces deux manuscrits sont d’un grand secours pour connaître en quelle année les pays qui sont entre la Somme et la Seine, passèrent sous la domination de Clovis.

En effet, comme l’observe très bien Dom Thierri Ruinart, ce ne fut point la quinzième année de son règne, mais la vingt-sixième année de son règne, à compter du jour de son avènement à la couronne, que Clovis fit la guerre contre Alaric, et qu’il le défit à la bataille de Vouglé, donnée dès la première campagne. Clovis qui succéda au roi Childéric son père, en quatre cent quatre-vingt-un, était déjà du moins dans la vingt-sixième année de son règne, lorsqu’il déclara la guerre au roi des visigots, ce qui arriva comme nous le verrons en cinq cent sept.

Pourquoi donc nos deux manuscrits disent-ils, que ce fut la quinzième année de son règne que Clovis entreprit cette expédition ? Je ne vois pas qu’on en puisse alléguer d’autre raison, si ce n’est que dans le diocèse de Beauvais, et dans celui d’Amiens, on comptait encore la quinzième année du règne de Clovis, en cinq cent sept, parce qu’on n’y avait compté la première année de son règne que lorsque le pays avait été soumis à la domination de ce prince, ce qui n’était arrivé qu’à la fin de l’année quatre cent quatre-vingt-douze, ou plutôt au commencement de l’année suivante. Jusque là, l’on avait dû y compter par les années du règne des empereurs. Si nous avions des manuscrits de l’histoire de Grégoire de Tours, qui fussent aussi anciens que ceux de Beauvais et de Corbie, et qui eussent été copiés dans le diocèse de Reims, et dans les autres diocèses qui reconnurent le pouvoir de Clovis lorsqu’il étendit sa domination jusqu’à la Seine, peut-être y verrions-nous encore comme dans les deux qui viennent d’être cités : que ce fut la quinzième année de son règne que Clovis fit sa guerre gothique.

On est d’autant mieux fondé à le présumer que nous savons positivement que dans le diocèse de Cambrai on comptait l’année cinq cent sept pour la vingt-cinquième année du règne de Clovis. Il y a dans la bibliothèque du chapitre de Cambrai un manuscrit de l’histoire de Grégoire de Tours, dont les premiers livres ont été transcrits à peu près dans le même temps que le manuscrit de Corbie et le manuscrit de Beauvais. Or on lit dans le manuscrit de Cambrai, que Clovis entreprit la guerre gothique la vingt-cinquième année de son règne. Le règne de Clovis ayant commencé en quatre cent quatre-vingt-un pour les habitants de Cambrai, qui suivant Grégoire de Tours avait été soumis aux francs par Clodion, la vingt-cinquième année de ce règne, tombait en l’année de Jésus-Christ cinq cent sept.

Je sais bien que Cambrai ne fut soumis à Clovis, et nous le dirons quand il sera temps de le dire, qu’en l’année cinq cent dix ; mais comme il était dès quatre cent quatre-vingt-un sous la domination de Ragnacaire ou de quelqu’autre roi des francs, on y devait toujours compter les années du règne de Clovis allié de ce prince, du jour que Clovis avait été élevé sur le pavois à Tournay ville si voisine du Cambrésis. Si le copiste du manuscrit de Cambrai eut voulu dater la guerre de Clovis contre Alaric, en prenant pour époque l’année où Clovis soumit cette ville à son pouvoir, il aurait fallu la dater en écrivant que cet évènement était arrivé trois ou quatre années avant le règne de Clovis. Il ne s’empara de Cambrai, comme nous l’avons dit, qu’en cinq cent dix, et il fit sa guerre contre Alaric en cinq cent sept. Il était donc plus commode de s’en tenir à l’époque déjà établie à Cambrai. Tous ceux qui ont fait quelqu’étude de notre histoire, savent bien qu’il est arrivé souvent que les années du règne du même prince fussent comptées différemment par les sujets. En une certaine province on faisait commencer le règne d’un prince à une année, et dans d’autres provinces on le faisait commencer à une année différente ; c’est de-là que provenait la variété d’époques qui avait lieu même dans la chancellerie des princes. Quand on y expédiait une chartre, on la datait suivant la manière de compter les années du prince, laquelle était en usage dans le pays où la chartre devait valoir. Voici ce qu’on trouve au sujet de cette variété d’époques dans un factum publié en mille sept cent vingt-six, par les pères bénédictins de Compiègne, contre les prétentions de l’évêque de Soissons : la difficulté de concilier ces époques a exercé nos plus grands critiques...

J’ajouterai encore une raison pour appuyer mon sentiment ; que dans tous les états de Clovis les sujets ne comptaient point la même année pour la première année de son règne, mais que chacun d’eux comptait pour première année de ce règne, l’année où son pays était passé sous la domination de ce prince. Ma nouvelle preuve sera tirée de ce qu’écrit Grégoire de Tours après avoir rapporté la mort de Clovis. Cet historien avant que de dire en quelle année, à compter de la mort de saint Martin, époque assez en usage dans les Gaules durant le sixième siècle, Clovis était mort, écrit Clovis mourut cinq ans après la bataille de Vouglé, et il régna en tout trente années. Pourquoi Grégoire de Tours donne-t-il ici pour une époque particulière, la première année de la guerre gothique où se donna la bataille de Vouglé ; pourquoi en fait-il mention même avant que de faire mention de celle dont il était naturel de se servir ; je veux dire, de l’époque tirée de la première élévation de Clovis qui avait été son avènement à la couronne de son père Childéric, mort en quatre cent quatre-vingt-un ? N’est-ce point parce que notre historien né dans la cité d’Auvergne, était de plus évêque de Tours, lorsqu’il composa son ouvrage, et que dans ces deux cités on comptait pour la première année du règne de Clovis, l’année cinq cent sept,parce que c’était dans cette année-là que Clovis, après la bataille de Vouglé, avait soumis la cité de Tours, celle d’Auvergne et plusieurs autres de celles dont les visigots avaient été les maîtres jusque là. Enfin on verra dans le chapitre douzième du livre suivant, que bien que Théodoric roi des ostrogots régnât sur toute l’Italie dès l’année quatre cent quatre-vingt-treize, cependant les romains d’Espagne ne comptaient après qu’ils furent devenus sujets de Théodoric, les années du règne de ce prince, qu’en commençant à l’année cinq cent dix, parce que c’était cette année-là que l’Espagne avait passé sous la domination de Théodoric. On comptait encore en Espagne l’année sixième de Théodoric, quand en Italie on comptait déjà la vingt-troisième année du règne du même prince.

Je conclus donc de tout ce qui vient d’être exposé, que le mariage de Clovis avec Clotilde, et la soumission volontaire des cités situées entre la Somme et la Seine, sont deux évènements arrivés dans l’espace de douze mois, et qu’on peut par conséquent regarder le premier comme ayant été une des causes du dernier. L’auteur des gestes et Hincmar ne parlent point de cette soumission comme d’une conquête. Il y a plus ; Théodoric roi d’Italie, dit positivement dans une lettre écrite à Clovis immédiatement après que le dernier eut défait les allemands à Tolbiac en quatre cent quatre-vingt-seize : qu’il voit avec plaisir la nouvelle gloire que les francs viennent d’acquérir, après avoir été si longtemps sans faire parler d’eux. Nous rapporterons cette lettre dans le chapitre suivant.

Quelle apparence que Théodoric eût écrit au roi des francs en quatre cent quatre-vingt-seize ce qu’on vient de lire, si ces francs eussent conquis à force d’armes en quatre cent quatre-vingt-douze, ou l’année précédente, la plus grande partie de la seconde Belgique ? Ainsi l’on peut croire que saint Remi, dont le diocèse fut un de ceux qui se soumirent alors à Clovis, aura si bien fait valoir les espérances fondées qu’on avait de la conversion de Clovis, et la raison, que du moins ses enfants seraient élevés dans la religion chrétienne, qu’enfin il n’y avait qu’un seul moyen humain de faire cesser les maux d’une anarchie funeste, qui était celui de reconnaître Clovis pour chef du gouvernement civil, que l’évêque de Reims aura persuadé aux cités des provinces obéissantes, dont il était le métropolitain, de se soumettre au jeune héros qui régnait sur les saliens. Ce fut ainsi que la parole que Henri IV donna en 1589 de se faire instruire dans la véritable religion, engagea plusieurs catholiques à le reconnaître pour roi, longtemps avant sa conversion.

Mais comme il y eut plusieurs seigneurs et plusieurs villes catholiques qui différèrent à reconnaître Henri IV jusqu’à ce qu’il eût fait publiquement profession de leur religion en 1593 il y eut aussi dans le cinquième siècle plusieurs romains des Gaules du nombre de ceux qui étaient demeurés libres, qui refusèrent de se soumettre au gouvernement de Clovis, jusqu’à ce qu’il eût abjuré publiquement l’idolâtrie. Telle aura été la résolution des provinces confédérées ou des Armoriques qui auront mis dans leur parti ce qui restait à l’empire de troupes de campagne dans les Gaules. Nous avons vu qu’elles étaient rassemblées entre le Loir et la Loire, qu’elles gardaient contre les visigots, et que peut-être elles tenaient encore le Berri. Quant aux Armoriques le lecteur se souviendra bien qu’ils étaient alors réduits aux pays qui sont entre la Seine, l’océan, la basse-Loire, le Loir, et une ligne tirée des environs de Paris jusqu’au Loir.

Je crois donc que ce fut immédiatement après la réduction des provinces obéissantes que Clovis fit aux Armoriques la guerre, qui les punit de n’avoir pas eu assez de déférence pour la médiation de saint Germain évêque d’Auxerre ; la guerre que suivant Procope, les francs leur firent pour les obliger à se joindre à eux. Cet historien après avoir dit que les Armoriques dont, comme nous le montrerons ci-dessous, un copiste malhabile a changé le nom en celui d’arboriques, confinaient vers l’année quatre cent soixante et dix, avec les francs, et que ces Armoriques avaient été dans les temps précédents soumis à l’empire romain, ainsi que les autres peuples de la Gaule et de l’Espagne, ajoute à quelques lignes de là : dans la suite les visigots envahirent le territoire de l’empire,... Procope raconte que dans la suite et lorsque les francs furent chrétiens, les Armoriques donnèrent leur consentement à l’alliance proposée et que cette union fut suivie d’un traité, par lequel ce qui restait de troupes réglées aux romains dans les Gaules passa au service de Clovis. C’est ce que nous rapporterons plus au long dans la suite de cette histoire.

Après tout ce que nous avons écrit concernant les conquêtes d’Euric et le temps où il les fit, le sens du passage de Procope qu’on vient de lire, est très clair, et tout ce qu’il contient paraît très vraisemblable, soit par la nature même des faits, soit parce que son récit s’accorde avec toutes les lumières que les autres monuments du cinquième et du sixième siècle peuvent nous prêter pour débrouiller les événements dont il s’agit.

En premier lieu, rien n’est plus vraisemblable dès qu’on a quelque idée du caractère de Clovis, que de lui voir entreprendre la guerre contre les Armoriques en quatre cent quatre-vingt-treize, quoique jusque là les francs eussent vécu en bons alliés avec ces peuples. Les intérêts présents de Clovis voulaient cette année-là qu’il obligeât les Armoriques à se soumettre à lui ; il fallait qu’il les assujettît, s’il voulait continuer à étendre sa domination, et celle des dignités de l’empire de laquelle il se trouvait revêtu, lui donnait un droit apparent d’exiger d’eux qu’ils se soumissent à son obéissance, comme les cités qui sont entre la Somme et la Loire s’y étaient soumises.

En second lieu, on trouve dans les monuments littéraires de nos antiquités, deux évènements arrivés sous le règne de Clovis, qui ne peuvent être arrivés que dans un temps où ce prince aura été en guerre contre les Armoriques, et qui probablement appartiennent à l’année quatre cent quatre-vingt-treize.

Nous avons vu dans le vingt-cinquième chapitre de la vie de sainte Geneviève, que le roi Childéric avait une extrême considération pour cette vertueuse fille. Voici ce qui se trouve dans le trente-quatrième chapitre de cet ouvrage : dans le temps que les francs tinrent Paris bloqué,... la sainte en sortit pour aller chercher des vivres, et puis elle y rentra amenant avec elle un grand convoi. Or une des principales circonstances de ce blocus, porte à croire qu’il a été l’un des évènements de la guerre commencée par Clovis contre les Armoriques à la fin de l’année quatre cent quatre-vingt-douze, ou au commencement de l’année suivante, et finie, ainsi que nous le dirons en son lieu, l’année quatre cent quatre-vingt-dix-sept, quelques mois après la conversion de Clovis, qui fut baptisé aux fêtes de Noël de l’année quatre cent quatre-vingt-seize. Le blocus dont il s’agit, et la guerre dont il est question, ont duré également quatre ou cinq ans. Clovis dont la domination s’étendait presque jusque aux portes de Paris, depuis qu’il était maître des provinces obéissantes, aura donc commencé à lui couper les vivres dès l’année quatre cent quatre-vingt-treize, et il n’aura rouvert les passages qu’après le traité par lequel la république des Armoriques passa sous sa domination dans le cours de l’année quatre cent quatre-vingt-dix-sept.

L’autre évènement que je crois pouvoir placer dans le temps de la guerre des francs contre les provinces confédérées, est le siége mis devant Nantes par l’armée de Clovis. Voyons ce qu’on en lit dans les opuscules de Grégoire de Tours. Cet auteur après y avoir parlé de la grande vénération des habitants de Nantes pour trois saints, les protecteurs de cette ville, et dont les corps reposaient en deux églises différentes, s’explique ainsi : au temps du roi Clovis, la ville de Nantes assiégée par l’armée des barbares depuis deux mois,... Il est vrai que la plupart des auteurs modernes ne placent le siége de Nantes par Chillon, qu’en l’année cinq cent dix. Mais ils n’appuient leur sentiment d’aucune raison, et j’en ai d’assez bonnes pour croire que c’est avant la conversion de Clovis qu’il faut placer la guerre qu’il fit contre les Armoriques, et dont il est très probable que notre siége de Nantes a été un évènement. C’est que, comme nous le verrons dans la suite, les Armoriques dans le pays de qui était la ville de Nantes, se soumirent à Clovis dès l’année quatre cent quatre-vingt-dix-sept. C’est qu’une des circonstances du siége de Nantes, dont parle Grégoire de Tours, confirme encore mon opinion.

Grégoire de Tours dit positivement que Chillon qui commandait l’armée des francs, les seuls barbares qui fussent alors à portée de tenir le siége devant Nantes durant deux mois, était encore païen. Or nous avons déjà vu en parlant du petit nombre de sujets qu’avait Clovis à son avènement à la couronne, que ceux de ses francs qui ne voulurent point se faire baptiser avec lui, le quittèrent et qu’ils se donnèrent à Ragnacaire. Il n’y a donc point d’apparence que Clovis fût déjà chrétien lorsqu’il envoya Chillon qui était encore païen, faire le siége de Nantes, et par conséquent il paraît que ce siége a été fait avant l’année quatre cent seize.

Il ne me reste plus qu’à répondre à une objection qui se présente si naturellement, qu’il est impossible qu’elle ne vienne point dans l’esprit à quelqu’un de mes lecteurs : comment, dira-t-on, l’armée de Clovis a-t-elle pu s’avancer jusqu’à Nantes, et faire le siége de cette ville dans un temps, où suivant les apparences, ce prince ne tenait encore aucune place sur la rive gauche de la Seine depuis Paris jusqu’à la mer ? Aussi je ne crois point que l’armée de Chillon fût venue par terre devant Nantes. Je crois qu’elle s’y était rendue par mer et comme les armées d’Audouagrius roi des saxons étaient venues plusieurs fois devant Angers. On a lu dès le commencement de cet ouvrage, que les francs étaient bons hommes de mer, et on a vu dans le troisième livre que sous le règne de Childéric, ils avaient pris et pillé les îles des saxons situées au nord de l’embouchure de l’Elbe. D’ailleurs, ce que dit Grégoire de Tours sur la promptitude avec laquelle les assiégeants de Nantes disparurent, et qui fut si grande, qu’on ne pût prendre aucun traîneur, induit à croire que ce fut en se rembarquant sur leurs bâtiments pendant le reflux, qu’ils se retirèrent. On a vu encore que ces bâtiments étaient très légers, et qu’ils abordaient par tout. L’entreprise était toujours bien hardie : j’en tombe d’accord ; mais Clovis qui la tentait n’avait encore que trente ans, et si l’expédition eût réussi, elle aurait obligé les Armoriques à capituler incessamment avec lui.