Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE III

 

 

CHAPITRE 11

Explication de l’endroit du dix-huitième chapitre du second livre de l’histoire de Grégoire de Tours. Idée de la capacité de l’abréviateur de Grégoire de Tours.

En expliquant ce passage comme tout le monde l’a jusqu’à présent expliqué, c’est-à-dire, en supposant qu’il y soit dit : que ce fut Childéric qui prit Angers sur les romains après avoir tué Paulus, on tombe dans des difficultés dont on ne saurait sortir. En premier lieu, les évènements qu’on fait raconter à Grégoire de Tours sont tels qu’il est impossible de les croire. Suivant ce que dit cet historien immédiatement avant notre passage, Childéric et Paulus faisaient conjointement la guerre aux visigots, et suivant ce passage entendu comme on l’entend communément, Childéric aurait changé brusquement de parti, et il se serait joint à Audoagrius pour attaquer le comte Paulus et pour prendre Angers. Childéric peu de temps après aurait encore changé d’écharpe une seconde fois, et redevenu l’allié des romains, il les aurait servis contre les saxons. à quelque temps de-là Childéric se serait raccommodé avec Audoagrius qu’il venait de trahir, et comme nous le dirons bientôt plus au long, Audoagrius aurait eu néanmoins assez de confiance en un prince aussi léger que Childéric, pour entreprendre avec lui une expédition dans laquelle on ne pouvait point avoir un ami trop assuré. Supposé qu’en si peu de temps Childéric eût changé trois fois de parti, Grégoire de Tours tout succinct qu’il est sur l’histoire de ce roi des francs, aurait inséré quelque mot dans sa narration, soit pour blâmer, soit pour justifier la conduite du père de Clovis.

En second lieu, l’interprétation ordinaire du texte de Grégoire de Tours est démentie par la suite de notre histoire, qui fait foi que Clovis à son avènement à la couronne n’était maître que de la cité de Tournay et de quelques contrées adjacentes. Nous verrons par le témoignage de Procope, de Grégoire de Tours et d’autres écrivains, que ce fut partant de là et successivement que Clovis agrandit son royaume, en l’étendant d’abord jusqu’à la Seine et dans la suite jusqu’à la Loire. Cette dernière extension de ses états ne se fit même qu’après son baptême. Cependant, si Childéric eût pris Angers, il s’ensuivrait qu’il aurait laissé l’Anjou et par conséquent plusieurs cités qui sont entre Angers et Tournay au roi son fils. Aucun écrivain ancien ne dit que les romains aient jamais repris Angers sur Childéric. Aussi voyons-nous que plusieurs de nos historiens modernes sont obligés après avoir entendu le passage dont il est question dans le sens ordinaire, de dire ; que l’état sur lequel régnait Childéric lorsqu’il mourut, s’étendait jusqu’à la Loire. Cette seconde erreur est une suite nécessaire de la première.

Au contraire en expliquant le passage de Grégoire de Tours ainsi que nous l’avons expliqué, c’est-à-dire, en supposant que Grégoire de Tours ait écrit que ce fut Audoagrius qui prit Angers après avoir tué le comte Paulus, et que cet auteur n’y fasse mention de Childéric que pour dire en parenthèse que ce prince n’arriva que le lendemain de l’action, et qu’il ne put ainsi rien empêcher ; tout ce qui se trouve dans le passage en question est entièrement vraisemblable et s’accorde facilement avec la suite de l’histoire. Childéric aura été l’allié fidèle des romains durant toute la guerre qu’ils eurent à soutenir alors contre les saxons et contre les visigots. Après la cessation des hostilités entre les romains et les visigots alliés des saxons, il se sera joint avec Audoagrius pour faire l’expédition dont nous avons déjà promis de parler, et le roi des saxons aura été content d’avoir pour son compagnon d’armes, un prince fidèle à ses engagements et dont il avait éprouvé la valeur lorsqu’il avait été en guerre contre lui. Enfin, comme Childéric n’aura plus conquis l’Anjou, il ne sera plus nécessaire qu’il ait laissé à Clovis son fils et son successeur aucun état au midi de la Somme. Il n’y a donc point de doute qu’il ne convienne d’entendre le passage de Grégoire de Tours, dans le sens que nous l’entendons.

Pourquoi donc tant d’habiles écrivains qui ont senti la difficulté qui est dans ce passage et qui se sont donné la torture pour l’expliquer, ne l’ont-ils pas entendu d’abord comme vous ? Je réponds que cela est arrivé par deux raisons. En premier lieu, le texte de Grégoire de Tours semble à la première lecture, refuser de se prêter à notre explication. En second lieu, nos plus anciens annalistes, ceux qui depuis Grégoire de Tours ont écrit les premiers sur notre histoire, ont entendu le passage dont il est ici question, dans le sens où il est entendu communément. Ces annalistes ont compris que Grégoire de Tours y avait voulu dire que ç’avait été Childéric qui avait tué Paulus et qui avait pris Angers. Discutons d’abord la première de ces deux raisons.

Dans la phrase de laquelle il s’agit :... Childéric parait ce qu’on appelle le nominatif du verbe, et par tant c’est Childéric qui semble régir le verbe prendre. Par conséquent a-t-on toujours dit, il faut que ce soit Childéric qui ait pris Angers après que le comte Paulus eût été tué.

Voici ma réponse à cette raison dont je sens tout le poids. Si cette phrase était dans Cicéron ou dans quelqu’autre écrivain qui aurait parlé latin purement et comme on parlait cette langue à Rome du temps d’Auguste, l’objection que je viens de rapporter serait presque sans réplique : mais la phrase en question se trouve dans un auteur de la basse latinité. Elle se trouve dans un auteur celtique, qui se permet des constructions que la syntaxe latine n’autorise pas. Telle aura été celle de faire servir de nominatif du verbe dans la suite d’une phrase, le même nom qui avait été employé dans les membres précédents à l’ablatif, en sous-entendant ce nom-là comme s’il était répété au nominatif devant le verbe. Ainsi dans notre phrase, Grégoire de Tours après avoir employé en la commençant le nom d’Audoagrius dans un cas oblique, c’est-à-dire ici à l’ablatif, il sous-entend dans la suite de la phrase, ce même nom dans le cas direct, c’est-à-dire, au nominatif, et il lui fait régir le verbe. Il faut donc lire en suppléant audoacrius à l’endroit où ce nom est sous-entendu au nominatif,... Il ne sera plus alors fait mention de Childéric dans cette phrase que par forme de parenthèse. S’il y est dit que childericus sequenti die advenit, Childéric n’arriva que le jour suivant, c’est pour donner à entendre que probablement les choses se seraient passées tout autrement si Childéric fût arrivé un jour plutôt ; mais childericus ne régira plus civitatem obtinuit. Il ne s’agit plus que de savoir si le style de Grégoire de Tours autorise ma conjecture par des phrases ainsi construites. En ce cas j’aurai raison. Prouvons donc solidement que Grégoire de Tours a sous-entendu souvent dans une phrase au cas direct, le même nom qu’il venait d’y employer dans un cas oblique, et qu’il fait servir le nom ainsi sous entendu, de nominatif du verbe. L’importance de la matière me fera pardonner toutes ces discussions grammaticales. Elles doivent ennuyer, j’en tombe d’accord, mais l’intelligence de notre histoire en dépend en quelque façon.

On trouve dans le cinquième chapitre du livre cinquième de l’histoire de Grégoire de Tours,... Ne faut-il pas sous-entendre dans cette phrase tetricus et lire comme s’il y avait... Voici encore une autre phrase de notre historien où il faut sous-entendre le nom qui d’abord a été employé à l’ablatif, répété au nominatif, ou du moins sous-entendre en son lieu le pronom ille, ce qui revient ici au même. Il est dit de Gondovaldus dans le trente-quatrième chapitre du livre septième de Grégoire de Tours... Le sens de cette phrase ne demande-t-il point qu’on y sous-entende gondovaldus ou ille, et qu’on lise comme s’il y avait ille locutus est incolis dicens ?

Il y a plus. Cette manière de construire une phrase en sous-entendant le nom employé d’abord dans un cas, répété dans un autre cas, était si familière à Grégoire de Tours, qu’on trouve encore dans son histoire des phrases où c’est à l’accusatif qu’il sous-entend le nom qu’il a d’abord employé à l’ablatif. En voici quatre exemples.

On lit dans le quatorzième chapitre du cinquième livre de l’histoire de cet auteur... Ne faut-il pas... Dans le vingt-neuvième chapitre du même livre, on voit... Certainement l’auteur a entendu,...

Dans le trente-troisième chapitre du livre de la gloire des confesseurs, on lit ce récit d’un miracle arrivé au tombeau de saint Amable... Ne faut-il pas entendre,...

Je finis par un passage du quarante et unième chapitre du huitième livre de l’histoire ecclésiastique des francs, écrit au sujet d’un esclave mis à la question. Il y est dit :...

Grégoire de Tours n’est pas le seul des auteurs qui ont écrit en latin celtique, dans les phrases de qui l’on trouve le nom employé d’abord à l’ablatif, sous-entendu ensuite au cas direct pour tenir lieu de nominatif du verbe. Il est dit dans le chapitre douzième de l’abrégé de l’histoire de Grégoire de Tours, abrégé fait dès le septième siècle... N’y faut-il pas lire..., ou bien,...

Nous rapporterons encore un exemple tiré des annales de Metz pour montrer que cette sorte de construction celtique s’est longtemps conservée dans les Gaules.... C’est-à-dire,... Il faut même que cette construction vicieuse se fût glissée dans le style de ceux des auteurs du cinquième siècle, qui ont écrit en latin avec plus de pureté que leurs contemporains. On lit dans l’endroit des ouvrages de Sévère Sulpice, où il est parlé des troubles auxquels les écrits d’Origène avaient donné lieu en Égypte... Ne faut-il pas suppléer le nominatif du verbe, et lire :...

Je reviens à Grégoire de Tours. Il est vrai que Dom Ruinart n’a point observé dans le style de cet historien la construction irrégulière qui lui fait sous-entendre au nominatif ou bien à l’accusatif le nom qu’il vient d’employer à l’ablatif ; mais ce savant religieux a fait sur le style de Grégoire de Tours d’autres observations qui nous mettraient en droit de prétendre, que notre historien a entendu dire..., quand bien même nous n’aurions pas les preuves que nous venons de rapporter. Voici donc ce que dit au sujet du style de Grégoire de Tours, son savant éditeur.

Si du temps de Grégoire de Tours quelqu’un eût voulu... comme la remarque de Dom Ruinart favorise beaucoup mes sentiments, je l’appuierai ce qu’il a négligé de faire, en rapportant au bas de cette page, trois passages de Grégoire de Tours, dans lesquels il emploie un accusatif où il fallait un ablatif absolu.

Je doute beaucoup néanmoins que Grégoire de Tours ait fait par choix et par complaisance pour ses contemporains les fautes de syntaxe où il est tombé. Voici ce qu’il nous dit lui-même concernant sa capacité en grammaire : j’ai bien sujet de craindre,... Dans la préface de son livre de la vie des pères, Grégoire de Tours dit encore : [qu’il] n’a guère étudié la grammaire, ni songé à [se] former un style par la lecture des bons auteurs profanes, mais que suivant les conseils du bienheureux Avitus évêque d’Auvergne, [il s’est] appliqué principalement à l’étude des écrivains ecclésiastiques. Enfin notre historien dit dans le préambule du premier livre de l’histoire ecclésiastique des francs : qu’il commencera par demander pardon à ses lecteurs, si dans l’orthographe et si dans la diction, il viole quelquefois les règles de la grammaire qu’il n’a jamais apprises parfaitement. Or de quoi s’agit-il ici, n’est-ce pas de savoir si Grégoire de Tours n’a point sous-entendu au nominatif un nom qu’il venait de mettre à l’ablatif, ou ce qui revient au même, s’il n’a point employé un ablatif absolu pour un nominatif ? En un mot, si au fond il n’a point dit :... Ne pourrions-nous pas dire après avoir rapporté les trois passages de Grégoire de Tours qu’on vient de lire : ne cherchons plus d’autre preuve. L’accusé avoue ce dont il est chargé.

Je tomberai d’accord après cela que les vices dont le style de cet historien est rempli, ne doivent point être imputés à lui en particulier, il était celte, et nous avons vu dès le premier chapitre du premier livre de cet ouvrage que généralement les celtes parlaient mal latin, au lieu que les aquitains le parlaient bien. Dire que Grégoire de Tours n’était pas celte mais aquitain, parce que l’Auvergne sa patrie était une des cités de la province qui portait le nom de la première Aquitaine, ce serait faire une objection de mauvaise foi. Qui ne sait pas que dans la division originaire des Gaules, dans celle qui se faisait par rapport au pays des trois anciens peuples qui l’habitaient, comme par rapport aux moeurs, aux usages et à la langue de ces trois peuples, l’Auvergne a toujours été de la Gaule celtique. L’édit de l’empereur qui rendit l’Auvergne une portion de la première Aquitaine n’avait point changé dans cette cité-là, ni la langue ni les moeurs, ni les usages anciens. L’union de Lille et celle de Tournai au comté de Flandres, avaient-elles empêché que ces deux villes ne fussent toujours des villes de langue française.

La cession de Strasbourg que l’empire a faite au roi très chrétien et par laquelle cette ville est devenue une portion du royaume de France, empêche-t-elle que Strasbourg par rapport aux moeurs, aux usages nationaux et à la langue ne soit toujours une ville allemande. L’ordre politique, s’il est permis de parler ainsi, ne change point l’ordre physique, et les divisions arbitraires que les princes font d’un pays, n’anéantissent point, elles ne font pas même oublier les divisions fondées sur les différences sensibles qui sont entre les peuples. Nous avons sous les yeux cent autres preuves de cette vérité. Ainsi les auvergnats auront toujours été comptés, et ils se seront comptés eux-mêmes au nombre des celtes, bien que leur cité fût devenue une portion de la première Aquitaine. Sidonius Apollinaris né en Auvergne, ne dit-il pas en écrivant à son compatriote Ecdicius ; notre patrie commune vous a plusieurs obligations, dont l’une est que la jeune noblesse ait voulu à votre imitation se défaire des impolitesses du langage celtique, et qu’elle se soit encore adonnée à l’art oratoire comme à l’art poétique.

Enfin l’auteur ancien de la vie de Grégoire de Tours, qu’on croit être Odon l’abbé de Cluny, qui vivait dans le neuvième siècle, dit positivement que cet évêque était de la Gaule celtique et qu’il naquit en Auvergne.

Nous avons dit que deux raisons avaient été cause que les savants du seizième siècle et du dix-septième qui ont employé le passage de Grégoire de Tours dont il s’agit, ne l’avaient point entendu comme nous l’expliquons. L’une de ces raisons a été que le texte paraissait s’opposer à l’interprétation que nous lui donnons, et l’autre que les auteurs les plus voisins du siècle de Grégoire de Tours avaient donné au texte de ce passage le même sens qu’on lui a donné jusqu’aujourd’hui. Après avoir réfuté la première de ces raisons, il convient de répondre à la seconde.

Il est vrai que l’abréviateur de Grégoire de Tours qui a composé son épitomé dès le septième siècle, s’énonce très distinctement concernant le fait que la phrase de son original laisse dans l’obscurité. Cet abréviateur dit donc en faisant à sa manière l’extrait de son auteur. Childéric donna une bataille auprès d’Orléans contre Audouagrius roi des saxons,... ; l’auteur des gestes, qui peut avoir écrit environ cent ans après l’abréviateur, s’explique aussi clairement que lui concernant la prise d’Angers.

C’est à Childéric qu’il fait prendre la place. Alors Childéric ayant mis en campagne une grande armée,... On conçoit bien que le passage de Grégoire de Tours, veniente veron, etc. étant obscur et ceux que nous venons de rapporter étant clairs, tous les écrivains modernes ont entendu la phrase obscure de Grégoire de Tours, suivant l’interprétation que l’abréviateur et l’auteur des gestes avaient faite de cette phrase. Nos écrivains modernes ne méritent donc aucune censure pour avoir pris le parti auquel ils s’en sont tenus. Aussi mon intention n’est-elle point de les blâmer.

Je veux seulement détruire la conséquence qu’on pourrait tirer de l’espèce de jugement qu’ils ont rendu en prenant ce parti-là. Pour en venir à bout je vais prouver deux choses. La première est, que l’abréviateur entend ordinairement si mal le texte de Grégoire de Tours, que les interprétations qu’il fait d’un passage obscur de cet historien ne doivent être d’aucun poids, et par conséquent qu’on ne saurait prétendre qu’il nous faille déférer à l’autorité de l’abréviateur dans les occasions où nous avons de bonnes raisons pour entendre quelques endroits du livre dont il fait l’épitomé, autrement qu’il ne lui a plu de les entendre. La seconde est, que l’auteur des gestes et tous les écrivains qui sont venus depuis lui n’ayant fait que se conformer à l’interprétation de l’abréviateur, leur témoignage n’ajoute rien à l’autorité de son interprétation. Il s’ensuivra seulement qu’ils se seront trompés en s’en rapportant à lui.

Nous sommes pleinement en état de juger de la capacité de notre faiseur d’épitomé, puisque nous avons et son ouvrage et le livre qu’il a voulu abréger. Comme il intitule cet ouvrage :... On ne saurait refuser de croire que son dessein n’ait été de donner un extrait fidèle de l’histoire de Grégoire de Tours, et il est sensible par plusieurs exemples, que son extrait est souvent infidèle et dit le contraire de ce que dit son original. Entrons en preuve. Grégoire de Tours rapporte un passage de Sulpicius Alexander, dans lequel on lit : que Nannenus et Quintinus qui commandaient l’armée romaine dans les Gaules, ayant battu les francs en deçà du Rhin, Quintinus s’obstina à les poursuivre jusque dans leur propre pays. Quintinus passa donc le Rhin à Nuitz sans Nannenus, et il entra hostilement dans le pays des francs qui le reçurent si bien, qu’il perdit presque tous les officiers de son armée, entre autres Héraclius tribun des joviniens, et qu’il eut enfin beaucoup de peine à faire sa retraite. On voit par la notice de l’empire, qu’il y avait dans son service plusieurs corps de troupes qui portaient le nom de joviniens, et l’on apprend dans Zosime, qu’ils portaient ce nom, parce qu’ils avaient été levés par l’empereur Dioclétien, qui voulait qu’on l’appelât Jovien comme étant protégé spécialement par Jupiter. Ces corps étaient distingués les uns des autres par des surnoms.

Voici comment l’abréviateur rend cette narration : Nanninus et Quintinus maîtres de la milice rassemblèrent l’armée... les fautes de l’abrégé sont trop sensibles pour les faire observer. Chacun les remarquera de lui-même.

Voyons un autre exemple de l’exactitude et du jugement de notre faiseur d’épitomé. Grégoire de Tours dit, qu’Euric roi des visigots donna la quatorzième année de son règne, c’est-à-dire en quatre cent quatre-vingt-un, le gouvernement des sept cités au duc Victorius. Nous avons déjà vu que par les sept cités il fallait entendre ici les sept cités de la première des Aquitaines, tenues alors par les visigots, qui n’avaient pu se rendre maîtres de Bourges, qui était une des huit cités et même la cité métropole de cette province-là. Aussi notre historien comme je l’ai déjà observé, n’ose-t-il appeler ce commandement, celui de la première Aquitaine. Grégoire de Tours ajoute que ce Victorius peu de temps après avoir été pourvu du commandement dont nous venons de parler, se rendit en Auvergne qui était une des sept cités de la première Aquitaine soumises alors aux visigots, et qu’il y fit construire plusieurs édifices, entre autres les chapelles souterraines de l’église de saint Julien le martyr. Voici comment l’abréviateur travestit la narration de Grégoire de Tours, lorsqu’il en est venu à cet endroit de l’histoire ecclésiastique des francs : Euric roi des visigots bâtit à Brioude la quatorzième année de son règne, l’église de saint Julien qu’il orna de colonnes merveilleuses.

On observera en premier lieu, que ce ne fut point Euric qui fit construire les bâtiments dont il est parlé dans Grégoire de Tours, ce fut Victorius. La méprise marque même dans celui qui l’a faite, une ignorance grossière de l’histoire du cinquième siècle. En effet, supposer qu’Euric eût bâti à Brioude, l’église de saint Julien martyr c’est ne pas savoir que ce prince, comme nous le dirons, était un arien zélé et un persécuteur cruel des catholiques. En second lieu, et c’est une remarque de Dom Thierri Ruinart : l’abréviateur place mal à propos à Brioude l’église dont il fait mention. Celles des églises de saint Julien dont Grégoire de Tours entend parler, était dans Clermont même, comme l’ont prouvé les auteurs cités par Dom Ruinart. En troisième lieu, Grégoire de Tours ne dit point que l’église de saint Julien dont il s’agit, ait été construite la quatorzième année du règne d’Euric. Il dit seulement, ce qui est conforme à la vérité, que cette église qui était l’une des plus anciennes des Gaules, fut alors embellie par Victorius.

Il me serait facile d’alléguer encore plusieurs autres exemples de l’inattention et de l’incapacité de l’abréviateur ; mais comme les savants connaissent la portée de cet écrivain, je n’en rapporterai point davantage. En effet quoique les éditeurs soient enclins à louer ou du moins à excuser les auteurs dont ils publient les ouvrages, Dom Ruinart, qui dans son édition des œuvres de Grégoire de Tours a placé immédiatement après l’histoire ecclésiastique des francs l’abrégé dont il est ici question, ne saurait s’empêcher de reprocher à son auteur les fautes les plus grossières, et entre autres celle d’avoir confondu les deux expéditions du roi Childebert contre les visigots et de n’en avoir fait qu’une, bien qu’il y eût eu un intervalle d’onze années entre la première de ces expéditions et la seconde. Comme les deux expéditions de Childebert avaient été faites en des temps bien plus voisins de ceux où l’abréviateur écrivait que celle d’Audoagrius, il a été plus difficile qu’il se trompât sur les principales circonstances des deux expéditions d’Espagne, que sur celles de l’expédition d’Audoagrius.

Ainsi l’abréviateur a été très capable d’appliquer au roi Childéric ce que Grégoire de Tours avait dit d’Audoagrius dans le passage... Il peut bien y être tombé dans cette erreur, puisque certainement il y est tombé dans d’autres concernant ce même évènement. Telle est celle de dire que ce fut contre Audoagrius que Childéric combattit auprès d’Orléans, quoique Audoacrius ne soit point nommé dans l’original en cet endroit-là, et quoiqu’il soit sensible par toutes les circonstances de la narration de Grégoire de Tours, que ce roi des saxons ne remonta point au-dessus du pont de Cé en quatre cent soixante et quatre. Telle est encore la faute d’avoir dit expressément que la mort d’Égidius et la défaite des bretons au Bourgdieu étaient deux évènements arrivés dans le même temps. Nous avons montré que la mort d’Égidius appartient à l’année quatre cent soixante et quatre et que les bretons insulaires levés par Anthemius ne sauraient à toute rigueur, avoir été battus dans le Berri par les visigots avant l’année quatre cent soixante et huit, puisque ce prince qui les avait levés ne fut proclamé empereur qu’au mois d’août de l’année quatre cent soixante et sept. Nous avons vu même qu’il est très probable que les quartiers de ces bretons ne furent enlevés par les visigots que vers la fin de l’année quatre cent soixante et neuf. On ne saurait disculper l’abréviateur en rejetant cette faute sur Grégoire de Tours. Il parle de la mort d’Égidius avant que de parler de la défaite de nos bretons, et il ne dit point que ces deux évènements fussent arrivés dans le même temps. Il est vrai que les récits de ces évènements sont contigus dans Grégoire de Tours ; mais cet auteur ne dit rien dans sa narration qui induise à croire, qu’ils appartiennent l’un et l’autre à une même année.

Est-il possible, répliquera-t-on, qu’une faute de la nature de celle que vous imputez à l’abréviateur de Grégoire de Tours, n’ait point été relevée dans le temps même qu’elle fut faite et qu’elle ait pu conséquemment être adoptée par les écrivains postérieurs ? Je crois bien que la faute de cet auteur aura été remarquée par quelqu’un de ses contemporains. La tradition conservait encore dans le septième siècle la mémoire des évènements considérables arrivés dans le cinquième ; mais ou personne n’aura mis son observation par écrit, ou l’ouvrage qui la contenait sera demeuré inconnu. Il aura péri comme plusieurs autres. Ainsi l’abrégé au bout de quelques années se sera trouvé sans contradicteur, et les hommes sont si sujets à se tromper qu’ils auront réformé la tradition pour la rendre conforme à la teneur de cet ouvrage. Tout le monde aura cru à la fin qu’il fallait éclaircir le texte de Grégoire de Tours, qui, s’il est permis de parler ainsi, ne se défend point par lui-même, en l’expliquant comme l’auteur qui en avait fait l’épitomé l’avait expliqué.

Je sais bien que tout cela parait impossible à croire, quand on veut en juger par ce qui arriverait aujourd’hui en pareil cas. On tirerait quinze cent exemplaires d’un ouvrage de même nature que l’abrégé de Grégoire de Tours. Une infinité de personnes remarqueraient une faute aussi sensible que celle dont il est ici question, et les journaux littéraires qui tous en feraient mention, seraient cause qu’on la corrigerait dans les éditions suivantes. Du moins ils préserveraient les écrivains des âges postérieurs d’adopter cette faute-là. Mais dans le septième siècle, on ne faisait que des copies à la main d’un ouvrage nouveau. On ne l’imprimait pas. Il se faisait donc une trentaine de copies du livre dont on imprime présentement en six ans quatre mille exemplaires. Au lieu que dix mille personnes ont d’abord connaissance d’un livre nouveau depuis que les livres se multiplient par l’impression, il n’y avait pas cent personnes qui eussent d’abord connaissance d’un livre nouveau dans les temps où les livres ne se multipliaient que par le moyen des copies manuscrites. Il n’y avait dans le septième siècle ni dictionnaires critiques, ni journaux littéraires ni d’autres répertoires des fautes des auteurs. Ainsi les observations que quelques personnes éclairées auront faites sur l’ouvrage de l’abréviateur n’auront pas été connues de l’auteur des gestes. Enfin comme ces observations n’avaient pas, pour ainsi dire, été enregistrées dans aucun dépôt public, elles n’auront point eu une durée plus longue que celle de nos traditions historiques. Les désordres et l’ignorance du dixième siècle auront fait perdre la mémoire de ces observations.

Qu’est-il encore arrivé dans la suite. Aimoin et les écrivains qui ont travaillé sur l’histoire de France au commencement du règne de la troisième race, auront pris leurs premières idées dans l’abrégé et non pas dans Grégoire de Tours. Cet abrégé étant dix fois plus court que l’original, il devait être, surtout dans un temps où l’on n’imprimait pas encore, bien plus commun que l’original. Nous sommes même trop heureux qu’il ne soit point arrivé aux dix livres de l’histoire de Grégoire de Tours la même aventure qui est arrivée à l’histoire de Trogue Pompée et à l’ancienne vie de s Remi archevêque de Reims. Hincmar un de ses successeurs nous apprend dans la vie de notre saint, laquelle il composa durant le neuvième siècle, qu’aussitôt après la mort de saint Remi arrivée en cinq cent trente-trois, on avait écrit son histoire fort au long. Mais, ajoute Hincmar, Fortunat évêque de Poitiers ayant fait à la fin du sixième siècle un abrégé de cet ouvrage ; l’abrégé a été cause qu’on a négligé l’original, de manière qu’il ne nous en est demeuré que quelques cahiers. C’est un fait dont nous parlerons encore plus au long ci-dessous. Ainsi Aimoin et ses successeurs qui avaient pris la première teinture de l’histoire de notre monarchie dans l’abréviateur auront entendu le passage obscur de Grégoire de Tours dans le sens que cet abréviateur et l’auteur des gestes lui avaient donné, et nos derniers historiens s’en seront tenus à l’interprétation qu’Aimoin et nos premiers chroniqueurs avaient faite de ce passage.

Il est bon de faire voir aux lecteurs de quelle manière Aimoin rapporte les évènements dont parle Grégoire de Tours dans le passage qui nous retient si longtemps. Ils connaîtront par les fautes dont la narration de cet historien fourmille, si j’ai tort de l’accuser d’avoir manqué quelquefois de pénétration et de jugement. " Childéric, qui était à la fois brave et prudent,... " comme on vient de lire la narration de Grégoire de Tours, on est en état de juger des fautes qui sont dans celle d’Aimoin. On verra donc que ce dernier, en voulant éclaircir ce qu’avait dit Grégoire de Tours, altère tout ce que le père de notre histoire rapporte, et qu’il confond ensemble des évènements arrivés en des temps différents. Néanmoins c’est ce passage-là d’Aimoin, qui a le plus contribué à obscurcir l’histoire de France. En premier lieu, il nous dépeint Childéric comme un ennemi des romains, et qui fait des conquêtes sur eux. En second lieu, l’étendue que le passage d’Aimoin donne au royaume dont Clovis hérita, rend presque inintelligible, ce que disent des auteurs du cinquième et du sixième siècles, concernant les progrès successifs de ce prince. On ne pouvait pas couvrir la vérité de nuages plus épais, que ceux dont Aimoin l’enveloppe.

 

CHAPITRE 12

Mort d’Anthemius. Olybrius qui lui succède, ne règne que sept mois. Mort de Gundéric, roi des bourguignons, et celle de Ricimer. Proclamation de Glycerius, qui ne règne que quatorze mois. Les grandes dignités de l’empire étaient compatibles avec la couronne des rois barbares. Euric continue à s’agrandir.

Tous les évènements dont il a été parlé dans les deux chapitres précédents étaient-ils arrivés lorsque Anthemius mourut ? L’histoire ne l’enseigne plus. Peut-être que la défaite des saxons dans l’Anjou, et la dévastation de leurs îles par les francs, sont des évènements qui appartiennent au règne des successeurs de ce prince ? C’est ce que nous n’avons aucun moyen d’éclaircir.

Ricimer le gendre et presque le tuteur d’Anthemius, se lassa de lui voir occuper le trône si longtemps. Il souleva l’armée contre son beau-père, qui succombant à ses disgrâces, mourut enfin le troisième juillet de l’année quatre cent soixante et douze. Son successeur ou plutôt le nouveau lieutenant de Ricimer, fut Olybrius, dont nous avons parlé déjà, et qui avait épousé une des filles de Valentinien III. Peut-être que Genséric, qui s’intéressait pour lui par le motif expliqué ci-dessus, avait promis de faire cesser pour toujours la guerre piratique qu’il faisait à l’Italie, moyennant que les romains prissent pour empereur, le beau-frère de son fils Honorich.

Ricimer, ce nouvel Attila travesti en romain, ne survécut que quarante jours à sa dernière victime. Olybrius suivit de près celui qui l’avait élevé à l’empire, et il mourut au mois d’octobre de la même année quatre cent soixante et douze. La mort d’Olybrius fut suivie d’un interrègne de cinq ou six mois. Ricimer qui était en possession de nommer les empereurs d’occident n’était plus au monde, et leur trône serait demeuré vacant peut-être encore plus longtemps, si Gondebaud roi des bourguignons et qu’Olybrius avait fait patrice des romains, n’eût engagé Glycerius à se laisser proclamer empereur.

Gundéric roi des bourguignons établis dans les Gaules, le même que le pape Hilaire appelle maître de la milice dans une lettre dont nous avons parlé ci-dessus, venait de mourir ; il avait laissé quatre garçons, savoir, Gondebaud, Godégisile, Chilpéric et Gondemar. Les états, ou pour parler avec plus d’exactitude, les soldats, les richesses et le pouvoir de leur père avaient été partagés entre eux ; et Gondebaud l’aîné avait été fait encore patrice de l’empire d’occident. Ce fut donc lui qui, comme on vient de le dire, persuada Glycerius de monter sur le trône, ce qu’il fit le cinquième mars de l’année quatre cent soixante et treize. Glycerius abdiqua involontairement l’année suivante, et il se réfugia en Dalmatie, où il fut fait évêque de Salone le vingt-quatrième juin de l’année quatre cent soixante et quatorze. Julius Nepos fils d’une sœur du patrice Marcellinus ou Marcellianus, dont nous avons tant parlé, fut proclamé Auguste. La même année Léon I empereur de Constantinople mourut. Son successeur Léon II ne régna que peu de mois, et Zénon qui remplit la place de Léon II fut reconnu dès la même année quatre cent soixante et quatorze empereur des romains d’orient.

Euric continua de profiter des facilités que lui donnaient pour s’agrandir, la confusion où ces fréquentes mutations de souverain, devaient jeter l’empire d’occident. Voici l’idée générale qu’Isidore de Séville nous donne des progrès du roi des visigots : Euric après avoir ravagé la Lusitanie,... Ce fut donc en ces conjonctures qu’Euric se rendit maître d’une partie des pays que l’empire tenait encore en Espagne, et dont la plus grande portion avait été remise sous son pouvoir par les armes des visigots. Mais ce qui se passa pour lors en Espagne ne nous intéresse point assez pour en parler ici davantage. C’est ce qui se passa en ce temps-là dans les Gaules, et dont nous avons donné déjà une idée générale dans le septième chapitre de ce livre, qui doit être l’objet de nos recherches.

On peut bien savoir quels sont les cités qu’Euric y occupa depuis sa rupture avec les romains jusqu’à sa mort ; je me flatte de pouvoir l’exposer à la satisfaction du lecteur ; mais il me parait impossible de débrouiller nettement l’année précise qu’il occupa chacune des différentes cités dont il se rendit maître successivement. Ainsi tout ce qu’il nous est possible de dire, concernant le temps où Euric s’appropria chaque cité des Gaules du nombre de celles dont il s’empara depuis quatre cent soixante et dix jusqu’à quatre cent soixante et quinze ; c’est que les premières de ces cités-là furent celle d’Arles et celle de Marseille, et la dernière celle de l’Auvergne. Je ne saurais tirer des monuments historiques qui nous restent, rien de plus précis concernant la date des acquisitions qu’Euric fit dans les Gaules depuis  l’année quatre cent soixante et dix jusqu’en quatre cent soixante et quinze.

C’est d’une note ancienne ajoutée à la chronique de Victor Tununensis, qui est une de celles que Joseph Scaliger nous a données, qu’on apprend qu’Arles et Marseille furent occupées par les visigots sous le consulat de Jordanus et de Severus, c’est-à-dire, dès l’année quatre cent soixante et dix. Voici ce que dit à ce sujet Jornandés. Euric roi des visigots voyant que le gouvernement était devenu vacillant dans l’empire romain,... Ainsi Genséric eut dans la guerre qu’Euric fit alors aux romains des Gaules, la même part qu’il avait déjà eue dans celle que leur avait faite Attila vingt ans auparavant. Il est vrai que Jornandés n’a placé le passage qu’on vient de lire, que dans le quarante-septième chapitre de son histoire, et que dès le quarante-cinquième chapitre il raconte l’occupation de l’Auvergne par les visigots, qui ne fut faite, comme on le verra, que vers l’année quatre cent soixante et quinze, et qui fut même la dernière conquête d’Euric ; mais cela n’empêche point que le passage de Jornandés que nous venons de rapporter ne soit applicable aux temps qui ont précédé l’occupation de l’Auvergne. La date de la prise d’Arles et de Marseille que nous savons positivement, et celle de l’occupation de l’Auvergne que nous savons à quelque mois près, le prouvent suffisamment. On connaît d’ailleurs la capacité de Jornandés. Je retourne aux années antérieures à l’année quatre cent soixante et quatorze.

Suivant l’apparence ce fut dans ce temps-là que les bourguignons s’emparèrent de toute la première Lyonnaise, d’une partie de la Séquanaise qu’ils ne tenaient pas encore, et peut-être de quelque canton dans les provinces voisines, et principalement dans la première Aquitaine. Ce n’était point l’intention de l’empereur que ces alliés étendissent leurs quartiers ; mais les conjonctures où l’on se trouvait, l’auront obligé à dissimuler la peine que lui donnaient ces nouveautés, comme à dissimuler les entreprises que les francs auront faites de leur côté sur le territoire romain. L’empire si respectable aux nations lorsqu’il avait en campagne des armées entièrement composées de ses sujets naturels, et dans ses coffres de quoi donner une solde exacte aux étrangers qui le servaient, avait bien perdu de sa considération depuis qu’il n’avait plus guère d’autres troupes que des corps de confédérés, dont la solde était souvent mal payée, parce que ses finances se trouvaient épuisées. Il était donc réduit à souffrir pour éviter, ou plutôt pour reculer de quelques années, sa ruine totale, que ces auxiliaires se saisissent des pays à leur bienséance, afin qu’ils leur tinssent lieu de nantissement. L’empire était réduit au point d’être obligé d’avoir pour ses alliés, toutes les complaisances qu’il exigeait d’eux dans le temps qu’il était florissant. Enfin les progrès des visigots réduisaient ses officiers à différer de montrer leur ressentiment, et même à faire leurs plaintes. Ce fut donc sous le règne des trois premiers successeurs d’Anthemius, qu’il est probable que les tribus des francs se saisirent de plusieurs contrées, dont on ne sait point quand elles prirent possession, et dont nous les verrons bientôt les maîtres, et ç’aura été dans le même temps que les bourguignons auront étendu leurs quartiers dans la première Lyonnaise, dans la Séquanaise, dans la Viennoise, et même dans la première Aquitaine. Rien de ce qu’ils firent alors ne donna lieu à une rupture, parce que Rome n’était point en état de leur faire la guerre. On vient de le dire ; ce n’était qu’avec le secours de ces amis dangereux, qu’elle pouvait se défendre contre les ennemis déclarez qu’elle avait déjà. Ne rappelez-vous pas trop souvent, me dira-t-on, l’idée de l’état où les romains étaient réduits sous les derniers empereurs d’occident ? Je tombe d’accord de ma faute, mais si ces répétitions fatiguent les lecteurs attentifs, elles seront utiles aux lecteurs un peu distraits, et j’ai lieu de croire, que ces derniers ne soient en plus grand nombre que les autres.

Si je ne fais que conjecturer dans ce que j’ai dit des francs, je suis fondé sur des faits, dans ce que je viens de dire des bourguignons. Nous avons vu que cette dernière nation était amie des romains dans le temps que se donna le combat du Bourgdieu, et nous allons voir que bien qu’elle portât toujours les armes pour eux sous les trois premiers successeurs d’Anthemius, elle ne laissa point d’étendre sous leur règne, ses quartiers, et même de s’y mettre en possession du gouvernement civil.

En premier lieu nous trouvons dans une lettre de Sidonius Apollinaris écrite à un de ses parents, qui portait le nom d’Apollinaris comme lui, que sous le règne des successeurs d’Anthemius, Chilpéric un des fils de Gundéric, et l’un des rois des bourguignons, était actuellement maître de la milice. Ce Chilpéric apparemment est le même dont il est fait mention dans Jornandés. Notre historien dit en parlant d’une campagne que Théodoric II roi des visigots fit en Espagne pour le service de l’empire, et contre les suèves, que ce roi y avait avec lui, Gundéric et Chilpéric rois des bourguignons. Lorsque Jornandés donne à Chilpéric le nom de roi du vivant de Gundéric père de ce prince ; Jornandés ne fait rien que l’usage de son temps n’autorisât. Nous justifions ailleurs cette observation. Voici l’extrait de la lettre de Sidonius laquelle nous venons de citer : j’ai vu à Vienne votre frère Thaumastus... Suivant toutes les apparences, Julius Nepos est le nouvel empereur dont il est parlé dans cette lettre. Ce fut en l’année quatre cent soixante et quatorze qu’il fut proclamé après que Glycerius eût été déposé, et nous avons vu que c’était à la sollicitation de Gondebaud, un des rois des bourguignons, que Glycerius était monté sur le trône. Ainsi nous pouvons croire que cette nation avec laquelle Glycerius avait des liaisons particulières, trouva mauvais qu’il eût été déposé, et qu’on lui eût donné un successeur. Il était donc naturel que les bourguignons fissent de leur mieux, pour empêcher que Nepos qui était ce successeur, ne fût reconnu par les romains des Gaules, et qu’ils ne trouvassent mauvais que l’Apollinaris, à qui Sidonius écrit, se fût intrigué pour faire proclamer Nepos dans Vaisons.

Si notre auteur qualifie simplement ce Chilpéric de maître de la milice, c’est parce qu’il croyait qu’il fût encore plus glorieux de porter le titre d’une des grandes dignités de l’empire, que le titre de roi, si commun alors ; car ce prince était certainement en quatre cent soixante et quatorze roi et de nom et d’effet. Sidonius lui-même donne dans une autre lettre, dont nous parlerons bientôt, le titre de tétrarque à Chilpéric, et Grégoire de Tours dit dans la vie de Lupicinus, abbé, et qui comme nous l’avons vu, était contemporain d’Égidius ; que ce saint fut trouver le roi Chilpéric qui régnait pour lors sur les bourguignons, et qui faisait sa résidence à Genève. On voit même dans la vie de notre saint publiée par les bollandistes, et dont nous avons déjà fait usage, que Chilpéric était roi, quoique ce fût seulement en qualité de patrice, qu’il avait l’administration des affaires civiles dans la partie du territoire de l’empire qui composait son royaume. Quel était ce royaume ? La portion des pays occupés par les bourguignons, laquelle était échue à Chilpéric, lorsque après la mort de Gundéric son père, il avait partagé ces pays avec Gondebaud, Godégisile et Gondemar, qui comme lui étaient fils du roi Gundéric. En effet ce fut à cause de la dignité de patrice dont Chilpéric avait été revêtu, ou qu’il s’était arrogée, que Lupicinus s’adressa à lui, pour l’engager à rendre justice, comme ce prince la rendit en effet, à des personnes d’une condition libre, qu’un seigneur puissant voulait réduire à la condition d’esclaves. Au reste je crois avoir raison de traduire ditionis regiae jus publicum, comme je le traduis ici, quand mon auteur lui-même a entendu certainement par ditio publica la monarchie romaine, en écrivant le passage dont j’ai fait usage dans le septième chapitre du livre où j’en suis. Que Chilpéric ait été fait patrice après avoir été fait maître de la milice, ç’aura été un avancement suivant les règles. Nous avons déjà vu à l’occasion d’Aetius et de plusieurs autres, que le grade de maître de la milice était inférieur au patriciat, et qu’il servait de degré pour y monter. Quand Chilpéric qui avait déjà le commandement des troupes, aura demandé le patriciat, pouvait-on le lui refuser, dès qu’il était maître de s’en arroger toute l’autorité.

Il n’est pas besoin d’expliquer bien au long, par quelles raisons les rois des peuplades de barbares établies à titre d’hôtes sur le territoire de la monarchie romaine, recherchaient les dignités de l’empire, et se faisaient un honneur d’en être revêtus. Ces dignités ajoutaient au pouvoir qu’ils avaient comme chefs d’un corps de milice, capable de se faire obéir par la violence dans le pays où ils étaient cantonnés, un pouvoir autorisé par les lois et respecté de longue main. Les anciens habitants des contrées où les francs et les bourguignons étaient cantonnés, ne devaient obéir que par force aux ordres d’un roi des francs, et d’un roi des bourguignons. Ces romains ne devaient rien exécuter de ce que leur enjoignait un roi barbare, dès qu’ils n’appréhendaient point une exécution militaire. Mais ces mêmes romains obéissaient volontiers à un roi patrice, ou maître de la milice, qui par sa dignité était revêtu d’une autorité respectée depuis longtemps, et qui faisait porter et exécuter ses ordres par les officiers ordinaires de l’empire. Un roi barbare ordonnait-il en son nom une contribution de quelque nature qu’elle fût, il fallait qu’il employât le fer et le feu pour la faire payer. Mais il était obéi par tout ; et même dans les grandes villes, lorsqu’il ordonnait cette contribution comme revêtu du pouvoir impérial, et que pour la lever, il employait les officiers du prince régnant. Aussi la plupart des rois bourguignons ont-ils voulu être revêtus d’une des grandes charges de l’empire.

Nous avons vu que Gundéric était maître de la milice, et que son fils aîné Gondebaud était patrice. Nous voyons que Chilpéric frère de Gondebaud avait été maître de la milice, et qu’il fut même patrice dans la suite. Sigismond fils de Gondebaud et roi des bourguignons après lui, fut aussi patrice ; voici même ce que dit à ce sujet notre Sigismond dans une lettre adressée à l’empereur des romains d’orient, Anastase : mes pères et moi, nous avons toujours été si dévoués à la monarchie romaine,... Nous avons parlé dès le premier livre de cet ouvrage de plusieurs rois francs revêtus des dignités de la monarchie romaine, et nous dirons dans la suite, qu’il est très probable que notre roi Childéric soit mort maître de la milice, et que son fils Clovis ait été revêtu peu de temps après de l’emploi de son père. Il est certain du moins, que Clovis fut nommé consul par l’empereur, et qu’il prit solennellement possession de cette dignité.

Quoique ces princes devinssent en quelque façon dépendants de l’empire, dès qu’ils devenaient ses officiers, ils ne laissaient pas néanmoins d’accepter ses dignités, et même de les briguer.

Nous venons de parler de l’autorité qu’elles leur procuraient actuellement, et d’un autre côté on avait encore dans l’occident durant le cinquième et le sixième siècles un extrême respect pour l’empire romain dont on avait vu longtemps les principaux officiers traiter d’égal à égal, et même de supérieur à inférieur avec les rois les plus puissants. Plusieurs de ces rois n’avaient même été que des chefs donnés par les empereurs aux nations barbares voisines du territoire de la monarchie romaine. Ainsi les princes dont nous parlons, ne croyaient point qu’ils se dégradassent, en remplissant des emplois qu’avaient exercés Aetius, Égidius, et d’autres romains dont la mémoire était encore en vénération. D’ailleurs les rois barbares qui acceptaient les grandes dignités de l’empire, ne laissaient pas de demeurer de véritables souverains. En qualité de chefs suprêmes d’une nation qui était alliée de l’empire, et non pas sujette de l’empire, ils étaient toujours des potentats, qui ne relevaient que de Dieu et de leur épée, et par conséquent des rois indépendants.

Qu’un prince indépendant puisse sans déroger à son rang et à son état, accepter un emploi qui le met dans la nécessité de recevoir une instruction et même des ordres d’une autre puissance, et qui le rend à certains égards comptable de sa gestion à un autre souverain, on n’en saurait douter. Dans les questions du droit des gens, et celle-ci en est une, le sentiment des potentats doit avoir autant de force qu’en a le sentiment des juges d’un district dans toutes les questions qui viennent à se mouvoir concernant le véritable sens d’un article de la coutume de ce district.

Or les exemples font foi que les souverains ne croient pas que ceux d’entre eux qui acceptent des emplois qui les subordonnent à certains égards, à un autre prince, se dégradent en aucune manière. Sans sortir de notre âge, ne vîmes-nous pas durant la guerre terminée par la paix de Ryswick, Guillaume III roi d’Angleterre, exercer l’emploi de capitaine général, et d’amiral général des provinces unies, et agir en cette qualité suivant les ordres que les états généraux lui donnaient ? Nous vîmes encore le roi de Sardaigne commander durant cette guerre-là l’armée d’Espagne et ensuite celle de France.

Ce même prince n’a-t-il point encore commandé durant la guerre terminée par la paix d’Utrecht, l’armée des couronnes de France et d’Espagne, et dans la suite celle de l’empereur. On a vu encore pendant cette guerre l’électeur de Bavière commander les armées de France et d’Espagne, lui qui n’était vassal d’aucune de ces couronnes, à l’égard desquelles, il était un souverain étranger et pleinement indépendant.

Je reviens au prince qui a donné lieu à la digression que nous venons de faire, à Chilpéric roi des bourguignons, et maître de la milice dans le département des Gaules en quatre cent soixante et treize. Nous avons fait lire ce que Sidonius écrivit à son parent Apollinaris, concernant les rapports qu’on avait faits contre lui à Chilpéric ; mais nous ne saurions faire lire la réponse que cet Apollinaris fit à notre lettre. Le recueil des épîtres de l’évêque de Clermont ne contient que celles qu’il a écrites lui-même. Malheureusement pour nous, on n’y trouve point les lettres écrites à l’auteur, comme on les trouve dans quelques-uns des recueils que les modernes ont faits des lettres des ministres, ou des savants des deux derniers siècles. Tout ce que je puis donc faire ici, c’est de donner le fragment d’une autre lettre de Sidonius dans laquelle il parle encore de l’incident dont il est question, et où il nous apprend aussi que les bourguignons étaient déjà maîtres dès lors de la première des Lyonnaises. Elle est écrite à Thaumastus frère d’Apollinaris, et voici ce qu’elle contient : je suis bien trompé, si je n’ai enfin découvert les délateurs,... Sidonius reproche ensuite à ces mauvais citoyens tout ce que l’histoire du haut empire reproche aux Narcisses, aux Pallas, aux Icelus, et aux hommes les plus odieux dont elle fasse mention. Des personnes de ce caractère,... ; on voit bien que Sidonius donne à Chilpéric le nom de Tétrarque, parce que ce prince partageait avec ses trois frères les établissements que les bourguignons avaient dans les Gaules. Le roi Chilpéric en possédait une quatrième partie. Tout le monde a entendu parler du crédit que Tanaquil avait sur l’esprit de son mari Lucumon, si connu dans l’histoire romaine sous le nom du vieux Tarquin, et de la confiance que Germanicus avait en sa femme Agrippine. Mais nous ignorons le nom de la femme de Chilpéric que Sidonius compare avec Tanaquil et avec Agrippine la mère. Nous voyons seulement que cette reine était bien intentionnée pour les romains, et par conséquent pour les catholiques, et qu’elle avait des liaisons d’amitié avec l’évêque d’Auvergne. Nous dirons ci-dessous que notre Chilpéric était père de sainte Clotilde, et qu’on doit croire que lui-même il était catholique, quoique ses trois frères fussent ariens. Comme les bourguignons étaient germains d’origine, on ne sera point surpris de voir que Sidonius appelle la première Lyonnaise, dont ils étaient déjà maîtres, lorsqu’il écrivit cette lettre, une portion de la Germanie.

Les mauvais citoyens dont il est fait mention dans notre lettre, étaient la principale cause des malheurs qu’essuyaient alors les Gaules leur patrie. Comme on a vu qu’Arvandus l’avait pratiqué, ils excitaient les barbares à s’emparer des cités voisines des quartiers que ces barbares avaient déjà, et ils donnaient continuellement à ces hôtes, des avis qui leur enseignaient à lever des contributions exorbitantes. Tel était un Séronatus dont Sidonius parle en plusieurs de ses lettres comme d’un factieux, qui sous prétexte de s’entremettre pour apaiser les contestations qui naissaient souvent entre les romains et les barbares, excitait les derniers à envahir les provinces qui n’étaient encore gouvernées que par des officiers romains. On n’osait même, et c’était le plus grand des malheurs, punir ces traîtres comme ils le méritaient. Sidonius dit concernant un voyage que Séronatus avait fait à la cour d’Euric, sous le prétexte d’obtenir une diminution des contributions que l’Auvergne payait à ce prince, ou quelqu’autre grâce. Quand on publie une super indiction,... Dans une autre lettre que cet auteur écrivit après que Nepos eût cédé l’Auvergne aux visigots, il dit pour montrer quel avait été l’attachement des habitants de cette contrée pour l’empire. Ils n’ont point craint d’instruire le procès de Séronatus,...

L’amour de la patrie est une vertu, qui diminue de jour en jour dans les états qui tombent en décadence. Ainsi l’empire se trouvant sur son déclin, plusieurs des romains des Gaules oubliaient les devoirs de leur naissance, et ils épousaient les intérêts des rois barbares, qui suivant le cours ordinaire des choses, y devaient être bientôt les maîtres. Ces mauvais sujets se tournaient, comme on le dit, du côté du soleil levant.

Non seulement les auvergnats parmi lesquels il y avait de bons et de mauvais citoyens, avaient le malheur de ne pouvoir point par cette raison, être bien d’accord les uns avec les autres, mais cette division empêchait encore que les bourguignons, qui devaient les défendre contre Euric, ne prissent confiance en eux. Gozolas, juif de nation,... Sidonius en particulier était si fatigué des complaisances qu’il fallait avoir pour l’ivrognerie et pour la malpropreté des bourguignons, auxquels il aime à reprocher leur taille de six pieds, qu’il mande à une personne de ses amis ; que tant qu’il sera réduit à vivre au milieu de ces barbares, il ne pourra point avoir le courage de composer un seul vers.

On voit par une autre lettre de Sidonius que les visigots avant que de se mettre en possession de l’Auvergne en vertu de la cession que Nepos leur en fit vers l’année quatre cent soixante et quinze, avaient déjà tâché de se rendre maîtres de ce pays-là, les armes à la main vers l’année quatre cent soixante et quatorze. Mais l’Auvergne fut défendue alors par Ecdicius, fils de l’empereur Avitus, et beau-frère de Sidonius. C’est ce qui parait en lisant une lettre de Sidonius à notre Ecdicius, écrite depuis cette invasion de l’Auvergne tentée sans fruit par les visigots, et avant le temps où ils se mirent en possession de cette cité, en conséquence de la cession que leur en fit Julius Nepos. Sidonius l’écrit donc à son beau-frère pour l’exhorter à revenir dans leur patrie, et il lui mande que sa présence en Auvergne est plus nécessaire qu’elle ne l’avait jamais été. Notre auteur le fait souvenir en même temps de la belle action qu’on lui avait vu faire, lorsque suivi d’un gros de cavalerie peu nombreux, il avait passé à travers l’armée des visigots qui bloquait Clermont, pour se jeter dans la place. Il rappelle ensuite la mémoire d’un combat qu’Ecdicius avait gagné bientôt après contre les visigots, et dont la perte les avait obligés à lever leur blocus.

Ensuite il ajoute que les ennemis perdirent tant de monde dans cette action, que pour cacher leur disgrâce, ils avaient coupé la tête à leurs morts, afin qu’on ne pût point connaître si les troncs dont le champ de bataille restait jonché, étaient les cadavres des romains ou des barbares. Nous l’avons déjà dit, la différence la plus frappante qui fût alors entre les romains et les barbares, venait de ce que les premiers portaient les cheveux si courts qu’ils ne couvraient point entièrement les oreilles, au lieu que les autres portaient une chevelure si longue qu’elle descendait jusqu’aux épaules. On verra même dans la suite que nos premiers rois, lorsqu’ils voulaient dans leurs ordonnances désigner en général, et par opposition aux romains, tous les barbares sujets de la couronne de quelque nation qu’ils fussent, les nommaient les chevelus. Enfin Sidonius exhorte Ecdicius à revenir au plutôt dans leur patrie, et à ne point faire un plus long séjour à la cour du roi, où il était alors, et qui probablement était celle d’un des rois des bourguignons. Il ne faut, ajoute-t-il, s’approcher des princes, que comme on s’approche du feu.

Je crois que ce fut dans ce temps-là, que Sidonius écrivit celles de ses lettres qui sont adressées à Principius, évêque de Soissons et frère de saint Remy évêque de Reims, qui fait un personnage si important dans l’histoire de Clovis. Il était naturel que Sidonius entretînt des liaisons avec tous les romains de la Gaule qui obéissait encore à l’empire, et dont l’Auvergne pouvait espérer quelque secours par voie de diversion ou autrement. La première ne contient rien que nous devions rapporter, si ce n’est une plainte contre les difficultés qu’on avait à surmonter pour communiquer avec ses amis absents. On trouve quelque chose de plus remarquable dans la seconde. Sidonius y loue la fidélité de la personne qui avait été le porteur des lettres de Principius, et il dit qu’on peut bien s’y fier. Il ajoute qu’il espère du moins être joint à son ami dans la patrie céleste, puisque dans ce monde ils habitent des pays qui sont éloignés les uns des autres, quoiqu’ils se trouvent réunis à certains égards.

Le Soissonnais était alors ainsi que l’Auvergne, compris dans les provinces obéissantes. à ce prix, dit Sidonius, je consens que nous vivions esclaves des gabaonites, c’est-à-dire, des visigots qui avaient peut-être envoyé offrir leur alliance au sénat de Soissons, dans le dessein de le tromper.

Un long récit de ce qui se passa en Auvergne sous le règne des trois premiers successeurs d’Anthemius, pourrait bien paraître inutile dans une histoire de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules, puisque les francs n’étaient point pour m’expliquer ainsi, du nombre des acteurs. Mais je supplie ceux qui feraient cette réflexion de vouloir bien aussi en faire une autre. C’est que l’histoire ne nous apprend pas les détails de la réduction de plusieurs cités de la seconde Belgique, et de la Sénonaise, à l’obéissance de Clovis, et qui se fit, quelques années après le temps dont nous parlons. Or rien n’est plus propre à suppléer à ce silence, et à nous donner quelqu’idée de la manière dont les romains de nos provinces passèrent sous l’obéissance du roi des francs, que la connaissance des ressorts qu’Euric fit jouer pour s’emparer des provinces des Gaules dont il se rendit maître. On voit par ce qui s’est passé dans la première Aquitaine, à peu près ce qui a dû se passer ensuite dans les contrées des Gaules que Clovis soumit à son pouvoir. Ainsi non content d’avoir rapporté tout ce qu’on vient de lire, concernant les mouvements qui précédèrent la soumission de l’Auvergne aux visigots ; nous allons encore raconter aussi en détail qu’il nous le sera possible, de quelle manière cette cité tomba enfin entre les mains de leur roi.

 

CHAPITRE 13

Julius Nepos cède les Gaules aux visigots, qui se mettent en possession de l’Auvergne.

Tandis que Sidonius engageait Ecdicius à revenir en Auvergne, pour la défendre une seconde fois contre les visigots, saint Épiphane évêque de Pavie, négociait à Toulouse au nom de Julius Nepos, le traité par lequel l’empereur cédait cette contrée aux visigots, et même leur délaissait toutes les Gaules. Voici ce qu’on lit concernant cette négociation dans la vie de ce prélat, écrite par Ennodius, auteur né dans le cinquième siècle, et qui fut lui-même évêque de Pavie dans le sixième. Il y eut alors de grands démêlés entre Julius Nepos et les visigots,... ; avant que de continuer à traduire Ennodius, nous observerons trois choses. La première, c’est qu’Ennodius qui était sujet des goths, et qui voulait flatter cette nation, a tourné son récit de la cession des Gaules de manière qu’il y insinue sans le dire, que dès avant Nepos toutes les Gaules appartenaient déjà aux visigots, apparemment en vertu de la cession qu’ils ont prétendu quelquefois, qu’Honorius leur en eût faite, pour les obliger à évacuer l’Italie.

Cette convention avait été conclue peu de temps après la prise de Rome par Alaric I. En ce cas Euric n’était point un usurpateur, mais un possesseur fondé sur des droits légitimes, quand il voulait se rendre maître de toutes les Gaules. Euric n’était proprement usurpateur, que par rapport aux districts que l’Italie avait gagnés sur les Gaules, et que ce prince revendiquait parce qu’ils étaient, par rapport aux Gaules, en deçà des Alpes, qui de tout temps avaient été les bornes de chacune de ces deux grandes provinces ? Pourquoi si Ennodius n’avait pas cette vue-là, suppose-t-il en écrivant, que Nepos n’eût point été proclamé empereur de tout le partage d’occident, mais seulement de l’Italie ? La seconde, ainsi qu’on va le lire, c’est que les visigots, qui comme on l’a vu ci-dessus, avaient passé le Rhône, et s’étaient emparés d’Arles et de Marseille, sous le consulat de Jordanus et de Severus, marqué dans les fastes sur l’année quatre cent soixante et dix, tâchaient en quatre cent soixante et quatorze de se rendre maîtres des cités situées entre les Alpes et le bas-Rhône, et qui étaient encore soumises au gouvernement des officiers de l’empereur. L’inconvénient de laisser ces barbares se rendre maîtres des cités dont nous parlons, était d’autant plus grand, qu’elles leur ouvraient l’entrée de l’Italie. Notre troisième observation roulera sur ce que Nepos se contentait de pouvoir conserver l’Italie, résolu qu’il était d’abandonner les Gaules à leur destinée, mais qu’il prétendait néanmoins avant que de les abandonner, en démembrer les contrées qu’il jugeait nécessaire de garder, afin d’être toujours le maître des gorges des Alpes, et que dans cette vue il voulait faire reconnaître dans son traité les contrées dont il s’agit, pour être des annexes de l’Italie, parce que sous quelques empereurs, elles avaient véritablement été de ses dépendances et comprises pendant quelque temps dans ses limites légales.

Lorsque saint Épiphane eut audience d’Euric, il lui dit après les préambules ordinaires sur les maux de la guerre, et sur les avantages de la paix : l’empereur Nepos à qui la providence a donné le gouvernement de l’Italie,... l’ambassadeur de Nepos jugea par le maintien d’Euric, et par le ton dont ce prince proféra quelques mots en sa langue naturelle, qu’il avait été attendri. D’un autre côté, Léon, c’était un romain dont le roi des visigots se servait dans ses affaires les plus importantes, et dont nous aurons à parler au sujet des lettres que Sidonius Apollinaris lui a écrites, tenait la contenance d’un homme qui pense qu’il faille accepter les propositions qu’il vient d’entendre. Mais l’incertitude où pouvait être encore saint Épiphane ne dura pas longtemps. Euric répondit par le moyen d’un interprète. Que les traits de l’éloquence romaine l’avaient percé nonobstant le bouclier qu’il portait à la main, et la cuirasse qu’il avait endossée. Il ajouta ensuite : j’accepte les conditions que vous me proposez, et je jure de m’y tenir. Vous, de votre côté, promettez que l’empereur votre maître accomplira le traité tel que vous me l’avez offert, et que je viens de l’accepter. Je me fie à votre simple parole ; il serait superflu que vous la confirmassiez par un serment. Le traité fut donc rédigé et signé sur le champ, et le vénérable évêque ne songea plus qu’à s’en retourner en Italie. Il est fâcheux que nous n’ayons point ce traité, à l’aide duquel nous éclaircirions bien des choses. Mais nous n’en savons guère plus que ce que nous en apprend Ennodius, dont le but principal est encore de faire honneur à son héros d’avoir été l’entremetteur d’une convention, qui parait si lâche aujourd’hui.

Avant que d’en venir au récit des suites qu’eut le traité dont saint Épiphane fut le médiateur, il est bon de faire encore quelques réflexions sur la narration d’Ennodius. Je remarquerai d’abord que cet auteur n’a pas raison d’attribuer tout le succès de cette négociation à saint Épiphane. La négociation avait été du moins ébauchée par Faustus, évêque de Riez, par Grécus, évêque de Marseille, par Basilus, évêque d’Aix, et par d’autres prélats de leur voisinage, qui aimaient mieux voir le visigot maître de leurs diocèses, que de les voir mis à feu et à sang. C’est ce qui parait par une lettre de Sidonius Apollinaris, de laquelle nous rapporterons le contenu dans le quatorzième chapitre de ce livre. En second lieu, je remarquerai qu’il se peut bien faire que l’interprète dont Euric se servit pour répondre à saint Épiphane, n’ait point été un truchement, mais simplement un officier, dont l’emploi fut à peu près le même que celui des chanceliers des rois de France, ou des rois d’Angleterre, et dont une des fonctions aurait été par conséquent de faire entendre aux sujets de ce prince ses volontés, et de les leur interpréter. Après que le roi des visigots s’était énoncé avec la brièveté convenable aux souverains, cet officier disait le reste. Supposé que cet interprète ait été un véritable truchement, employé à redire mot à mot en latin, ce qu’Euric lui avait dit en langue gothique, il ne s’ensuivrait pas pour cela qu’Euric, qui suivant toutes les apparences, était né dans les Gaules, ou qui du moins y était venu encore enfant, ne sût point le latin. D’ailleurs il était fils de Théodoric I et nous avons parlé de l’éducation que ce prince avait fait donner à ses fils. Euric aura voulu se conformer à quelqu’article du cérémonial des rois visigots où il était dit, qu’ils ne répondraient qu’en leur propre langue aux ministres étrangers auxquels ils donneraient audience, dans la crainte que ces princes en parlant une autre langue que la leur, ne donnassent quelqu’avantage sur eux à un ambassadeur dont cette langue aurait été la langue naturelle. En effet on voit par la narration d’Ennodius qu’Euric entendit très bien saint Épiphane qui parlait en latin. Peut-être aussi les visigots avaient-ils assujetti leurs premiers rois à cet usage, afin que tout le conseil entendît ce que le roi traiterait avec les étrangers. Quand Annibal se servit d’un truchement dans le pourparler qu’il eut avec Scipion l’africain avant la bataille de Zama, croit-on que le général carthaginois se soit assujetti à tous les dégoûts d’une conversation où l’on ne répond, et où l’on n’entend qu’à l’aide d’organes empruntés, parce qu’il ne savait pas le latin, lui qui avait fait la guerre en Italie seize ans durant. Il n’y a point d’apparence ; il en aura usé, comme il en usa, uniquement pour se conformer à l’esprit d’une loi en vigueur dans la république de Carthage, et faite il y avait déjà longtemps, pour empêcher que ses officiers ne pussent communiquer avec l’ennemi, soit de vive voix, soit par écrit, sans l’intervention d’un tiers.

Pour revenir au latin d’Euric, ce fut lui qui, comme nous le dirons bientôt, fit rédiger par écrit la loi nationale des visigots, qui avant ce prince avaient vécu suivant une coutume non écrite. Or l’on n’a jamais vu ce code d’Euric qu’en latin, et les savants conviennent qu’il doit avoir été écrit en cette langue. Voilà ce qui n’aurait point été, si le législateur et même ses sujets naturels n’eussent su le latin.

Ma troisième réflexion concernera Léon, qui bien que romain et catholique, était employé par Euric dans ses affaires les plus importantes. Léon était parvenu à sa place par son éloquence qui lui avait fait remporter plusieurs des prix qui se distribuaient alors à ce talent. Il était arrière petit-fils d’un orateur célèbre nommé Fronton. Sidonius dit dans une des deux lettres qu’il adresse à ce Léon qui le pressait d’écrire l’histoire : vous êtes plus en état de composer les annales de notre temps,... On voit bien que cette lettre dont nous ne rapportons ici d’avance un extrait qu’à l’occasion de Léon, doit avoir été écrite après l’occupation de l’Auvergne par les visigots, et quand Euric était devenu l’arbitre des Gaules ; c’est ce que nous exposerons ci-dessous. Sidonius dans une autre lettre écrite vers le même temps, exhorte Léon à se donner du relâche, et il lui dit entre autres choses : suspendez pour quelque temps la composition de ces discours,... Ainsi Léon était non seulement l’homme de confiance d’Euric, mais il était encore son organe, et ce prince se servait de lui pour mettre en style oratoire ce qu’il avait à dire. La faveur de Léon ne finit pas même avec la mort d’Euric, et il fut l’un des principaux ministres d’Alaric second fils de ce prince. C’est ainsi que le qualifie Grégoire de Tours dans l’endroit de ses ouvrages où il rapporte que ce Léon perdit les yeux, pour avoir conseillé au roi Alaric de faire baisser le faîte d’une église qui cachait une belle vue.

Il se peut donc bien faire que Léon qui était présent à l’audience qu’Euric donnait à saint Épiphane, ait été l’interprète dont ce prince se servit pour faire sa réponse. C’est par la seconde des lettres de Sidonius que nous avons extraites, qu’on sait que Léon était catholique. Sidonius lui écrit en parlant d’Apollonius de Tyane, dont il lui envoyait la vie : ce philosophe, à la religion catholique près, était assez semblable à vous.

 Il est apparent par ce qu’Ennodius dit de l’accord fait entre Euric et Nepos, que la base, que le fondement de leur traité était une convention, qui laissait les visigots maîtres de garder tout ce qu’ils tenaient déjà dans les Gaules, et d’en occuper le reste s’ils pouvaient, à condition qu’ils laisseraient l’empereur jouir paisiblement de l’Italie et de ses annexes, telles qu’elles étaient spécifiées dans ce traité. Mais il reste encore une difficulté très importante. Nepos céda-t-il les Gaules aux visigots pour les tenir désormais en toute propriété et souveraineté, ou bien Nepos céda-t-il seulement cette grande province de l’empire aux visigots pour la tenir ainsi, et de la même manière qu’ils avaient tenu, ou dû tenir jusque là, une partie de la première Narbonnaise, une partie de la seconde Aquitaine, en un mot tous les pays où ils s’étaient établis par concession des empereurs ; c’est-à-dire, pour y jouir seulement d’une partie des revenus du fisc, laquelle leur tiendrait lieu de la solde qui leur était due, comme à des troupes auxiliaires, que la monarchie romaine avait prises à son service, et à condition d’y laisser toujours jouir l’empereur des autres droits de souveraineté ? S’il s’agissait d’une pareille cession faite dans le douzième siècle, nous dirions, a-t-elle été faite à condition que les princes, qui devaient en jouir, tiendraient les Gaules en qualité de vassaux et de feudataires de l’empire romain ; ou avec la clause qu’ils les tiendraient en toute souveraineté, et sans relever, ni être mouvants de personne. Voici mes conjectures touchant cette question. Véritablement elles ne sont fondées que sur les évènements postérieurs ou sur quelques mots échappés aux auteurs du cinquième et du sixième siècles ; je dis échappés, car ces écrivains n’ont pas songé à nous instruire là-dessus.

En premier lieu, Jornandés dit dans le quarante-septième chapitre de son histoire des goths, où il donne une idée générale des conquêtes d’Euric : ainsi Euric ayant accepté les offres d’amitié... ; il me semble plus je relis ce passage, qu’il signifie, qu’Euric avait acquis sur l’Espagne et sur la Gaule un droit que n’avaient pas les rois visigots ses prédécesseurs, et qu’il contraignit même les bourguignons, qui étaient après les visigots, le peuple le plus puissant qui fût alors entre les nations barbares établies dans ces deux grandes provinces de la monarchie romaine, à reconnaître ce droit, et à lui promettre au moins, de lui rendre les mêmes déférences, et les mêmes services qu’ils étaient tenus auparavant de rendre aux empereurs. En effet c’est dans ce sens-là qu’il faut entendre l’endroit de Jornandés, où il dit, qu’Euric soumit les bourguignons ; car on voit par la suite de l’histoire, qu’ils ne furent jamais sujets du roi visigot, et que leur monarchie subsista toujours en forme de corps d’état ou de royaume particulier, jusqu’à ce qu’ils furent subjugués par les enfants de Clovis. Il est certain en un mot, comme nous le dirons plus bas, qu’Euric était, quand il mourut, l’arbitre des Gaules, et que les francs mêmes lui faisaient leur cour.

En second lieu, le pouvoir législatif n’appartient qu’au seigneur suzerain, qu’à celui qui a le domaine suprême dans un territoire ; or Euric et son fils Alaric II, ont exercé dans les Gaules, du moins dans la partie de cette province où ils étaient les maîtres de l’exercer, le pouvoir législatif dans toute son étendue. Avant le règne d’Euric, les visigots bien qu’ils fussent établis depuis soixante années dans les Gaules, n’avaient point encore eu de loi rédigée par écrit. Euric fit rédiger le code que nous avons encore sous le nom de la loi des visigots. On ne saurait dire que cette loi n’étant que pour les visigots, Euric a pu, comme leur souverain particulier, la publier, bien qu’il ne fût pas seigneur suprême dans la partie du territoire de l’empire, où ils étaient domiciliés. Il est bien vrai que le code d’Euric est fait principalement pour être la loi nationale des visigots ; mais comme nous le verrons dans la dernière partie de notre ouvrage, ce code statue beaucoup de choses concernant les romains habitants dans les provinces où les visigots avaient leurs quartiers. Si ces romains eussent encore été sujets de l’empire, Euric ne pouvait point ordonner tout ce qu’il statue, concernant leur état et leurs possessions.

Alaric II, le fils et le successeur d’Euric, exerça encore d’une manière plus authentique le pouvoir législatif dans les provinces des Gaules soumises à son pouvoir. Il y fit faire par ses jurisconsultes, une nouvelle rédaction du droit romain. Jusque là les anciens habitants, les romains de ces provinces avaient eu pour loi le code publié par l’empereur Théodose le Jeune, et Alaric leur donna le code que nous avons encore sous le nom du code d’Alaric, à la place du code théodosien. Enfin, comme nous le dirons plus au long quand il en sera temps, Alaric II fit battre des espèces d’or à son coin. On sait que les rois barbares qui tenaient quelque province de l’empire seulement à titre de confédérés, n’en faisaient point frapper de ce métal. Nos rois francs eux-mêmes, n’ont fait fabriquer des monnaies d’or à leur coin, qu’après que l’empereur Justinien leur eût cédé la pleine et entière souveraineté des Gaules.

Venons présentement à l’exécution du traité conclu par la médiation de saint Épiphane entre Euric et Julius Nepos, et voyons d’abord ce qu’en écrit Jornandés : Euric voulant, comme nous l’avons déjà dit, profiter de la confusion... Cette qualité de fils de l’empereur Avitus nous fait connaître suffisamment que le Decius de Jornandés est la même personne que l’Ecdicius beau-frère de Sidonius Apollinaris. Notre historien reprend la parole : Decius disputa courageusement le terrain aux visigots ;... Il est sensible par ce récit qu’un des articles du traité de Nepos avec Euric, était que le traité demeurerait secret jusqu’à ce que l’Auvergne eût été remise aux visigots. Ecdicius qui ne savait rien du traité, défendit sa patrie de bonne foi, et ne pouvant plus faire mieux, il abandonna la plaine, et se jeta dans la montagne pour y attendre du secours d’Italie. Nepos qui ne voulait pas lui communiquer son secret, et qui ne devait pas compter sur lui pour l’exécution du traité, ne songe qu’à le tirer des Gaules. Il l’appelle donc à la cour, et il dit qu’il veut envoyer dans les Gaules son armée pour les défendre. En effet Nepos fait partir Orestés à la tête de l’armée d’Italie ; mais son intention n’était pas qu’elle arrivât dans les Gaules avant que les ordres secrets dont étaient chargés ceux qui devaient remettre l’Auvergne aux visigots, eussent été exécutés pleinement. Ainsi Orestés qui la commandait, n’avait point encore passé Ravenne, lorsqu’il apprit que les pays qu’on l’envoyait défendre, avaient été livrés à Euric. On verra dans le chapitre suivant quelles suites eut cette nouvelle, quand elle fut sue dans le camp d’Orestés.

L’explication que je viens de faire du passage de Jornandés est confirmée par les particularités qui se trouvent dans celles des lettres de Sidonius où il parle des circonstances de la cession de l’Auvergne faite aux visigots. Voici ce qu’il écrit à Papianilla qui avait été sa femme avant qu’il fût évêque, et qui était sœur d’Ecdicius : le questeur Licinianus, qui vient de Ravenne... Ce fut donc pour obliger Ecdicius à quitter les Gaules, et à se rendre plutôt à la cour, que Nepos le fit patrice de l’empire d’occident. Sidonius se serait bien donné de garde de louer Julius Nepos autant qu’il le loue, si lorsqu’il écrivit la lettre qu’on vient d’extraire, il eût été instruit du secret de ce prince.

Sidonius ne savait même rien encore de la commission de Licinianus lorsqu’il écrivit à Felix la lettre, où il le prie de lui mander quels ordres avait apporté de la cour le questeur, et si tout le bien qu’on disait de cet officier était véritable. Notre auteur après avoir parlé avec beaucoup d’éloge de Licinianus, ajoute donc : il a de plus la réputation d’un homme intègre,... Cependant l’instruction que Licinianus avait reçue, ne demeura pas secrète longtemps. Sidonius était déjà informé de cette convention, bien qu’elle n’eût pas encore été mise en exécution, lorsqu’il écrivit la lettre dont nous allons donner quelques extraits. Elle est adressée à Graecus, évêque de Marseille, et qui par reconnaissance du bon traitement qu’il avait reçu du roi des visigots, avait bien voulu entrer dans les intérêts de ce souverain, et même relever de lui. Euric après s’être rendu maître de cette ville, l’avait laissée en possession de son état, qui lui donnait le droit de se gouverner en république sous la protection de l’empire, et à peu près comme se gouvernent aujourd’hui les villes impériales d’Allemagne. C’est ce qu’on peut prouver par un passage d’Agathias qui sera rapporté en son lieu, et dans lequel il est dit expressément, que la ville de Marseille avait toujours été gouvernée en république, jusque aux temps où elle vint au pouvoir des princes enfants du roi Clovis.

Comme Marseille était une des premières villes dont Euric se fût emparé après la rupture, il avait voulu donner en la traitant bien, un exemple qui disposât d’autres villes à se soumettre à son gouvernement. Sidonius mande donc à Graecus dans notre lettre dont le porteur, à ce qu’il marque, était un homme de confiance : on achète le repos de l’Italie aux dépens de notre liberté... Sidonius ajoute ensuite, que livrer une province au barbare, c’est donner un maître cruel à ses habitants ; mais que livrer l’Auvergne aux visigots, c’est condamner ses citoyens au supplice. On a vu que les auvergnats étaient extrêmement haïs des visigots à cause que la longue résistance qu’ils avaient faite, avait empêché longtemps ces barbares d’étendre leurs quartiers dans les provinces voisines. Enfin dit Sidonius, si vous et vos amis qui entrez si avant dans cette infâme négociation,... Notre évêque dont les parents étaient les plus puissants citoyens de l’Auvergne, ne pouvait point voir sans horreur sa patrie livrée à un maître, qui peut-être en confierait le gouvernement à leurs ennemis particuliers. Cependant l’Auvergne fut remise aux visigots, et Euric y fit aller Victorius pour y commander en son nom. Nous avons déjà parlé de ce Victorius, et nous en parlerons encore dans la suite. Quant à Sidonius Apollinaris, les visigots qui le regardaient comme leur ennemi déclaré, soit à cause de ce qu’il avait fait pour les empêcher de se rendre maîtres de sa patrie, soit à cause de son zèle contre l’arianisme qu’ils professaient, le tinrent éloigné de l’Auvergne, et sous différents prétextes ils l’empêchèrent longtemps d’y résider.

Enfin ils lui permirent d’y revenir, et il eut la consolation de passer les dernières années de sa vie parmi les auvergnats, qui étaient à la fois ses compatriotes et ses diocésains. Il était apparemment déjà de retour dans son évêché, lorsqu’il dit en envoyant à Volusianus les vers qu’on l’avait pressé de faire à la louange de saint Abraham confesseur : je ne veux point différer à faire ce que l’on souhaite de moi... Nous parlerons ci-dessous un peu plus au long, des circonstances de l’exil et du retour de l’évêque d’Auvergne dans sa patrie. Sidonius ne traite ici Victorius que de comte, quoique Grégoire de Tours dise positivement qu’il avait l’emploi de duc. Mais comme l’observe le père Sirmond, Sidonius n’a égard ici qu’à celles des fonctions de Victorius qui regardaient l’Auvergne en particulier. Comme les rois barbares qui se formèrent des monarchies des débris de celle de Rome, conservèrent l’usage de mettre dans chaque cité un gouverneur qui avait le nom de comte, et de donner à plusieurs de ces gouverneurs un supérieur qui avait le titre de duc, ainsi que le faisaient les empereurs dans l’ordre militaire, Sidonius et Grégoire de Tours ne sauraient avoir pris une de ces qualités pour l’autre. L’évêque de Clermont ne qualifie donc Victorius de comte, que parce qu’il demeurait toujours en Auvergne, ainsi que le remarque Grégoire de Tours, et qu’il la gouvernait immédiatement par lui-même, comme il en avait le pouvoir en qualité de lieutenant d’Euric dans la première Aquitaine. Nous parlerons dans la dernière partie de cet ouvrage des comtes et des ducs institués par les rois barbares.

Comme il est certain que Nepos, qui avait été élevé à l’empire en quatre cent soixante et quatorze, fut déposé dès l’année suivante, et par conséquent que les officiers qui avaient reçu de lui leur commission, furent privés dès lors de leur autorité ; on ne saurait reculer la remise de l’Auvergne aux visigots faite par les officiers de Nepos, au-delà de l’année quatre cent soixante et quinze.

 

CHAPITRE 14

Nepos est déposé. Orestés fait son fils Augustule empereur. Odoacer se rend maître de l’Italie, et détruit l’empire d’occident. Il traite avec Euric. Euric fait aussi la paix avec les puissances des Gaules, à qui l’empereur d’orient avait refusé du secours.

Nous avons laissé à Ravenne Orestés que Nepos envoyait commander dans les Gaules, en même temps qu’il y faisait aussi passer Licinianus, avec ordre de remettre aux visigots tous ceux des pays cédés, dont l’empereur pouvait disposer. Orestés était encore suivant l’apparence à Ravenne, lorsqu’on y sut que l’Auvergne avait été livrée aux visigots, et par conséquent lorsque le traité conclu entre Euric et Nepos devint public par son exécution. Quoique l’amour de la patrie ne fut plus à beaucoup près aussi vif dans les romains sujets de cet empereur, qu’il l’était dans les contemporains des Camille et des Scipion, tout le monde se souleva contre un traité si pernicieux et non pas moins infâme ? Que n’aura-t-on pas dit alors sur ce qu’il en avait coûté pour dompter les Gaules, et sur les malheurs dont leur perte menaçait l’Italie. Ainsi toute l’armée que commandait Orestés se révolta contre un empereur qui trahissait la république, et il fut aisé au général de donner à Rome un nouveau maître. Ce nouvel empereur fut son propre fils connu sous le nom d’Augustule ou de petit Auguste, que l’enfance où il était encore lui fit donner.

L’évènement dont je parle arriva le 28 d’août de l’année quatre cent soixante et quinze. Nepos bientôt après fut réduit à se réfugier sur le territoire de l’empire d’orient. Il s’y retira, et il y vécut jusqu’en l’année quatre cent quatre-vingt ; se portant toujours pour empereur légitime d’occident, et toujours reconnu pour tel par l’empereur d’orient. Augustule n’est guère moins célèbre pour avoir été le dernier empereur d’occident qu’Auguste l’est pour avoir été le premier empereur des romains. Personne n’ignore que ce fut sous le règne d’Augustule que le trône de l’empire d’occident fut renversé. Voici de quelle manière Procope raconte ce mémorable évènement : dans le temps que Zénon était empereur d’orient,... J’interromps la narration de Procope pour dire, qu’apparemment ces auxiliaires alléguaient qu’il était nécessaire qu’on leur donnât des quartiers en Italie, afin qu’ils n’eussent plus de si longues marches à faire, quand il faudrait la défendre, soit contre les visigots des Gaules, soit contre les vandales d’Afrique : Procope va reprendre la parole : l’avènement d’Augustule à l’empire parut aux troupes... Cette distribution de terres n’avait pas pu se faire en un jour ; et il paraît qu’il eût fallu y employer quatre ans, quand on fait attention qu’Odoacer régna véritablement quatorze ans en Italie.

Voici ce qu’on trouve dans la chronique de Marcellin au sujet de ce prince : sous le consulat de Basiliscus et d’Armatus,... Ce ne fut donc point à la tête d’aucune nation particulière qu’Odoacer se rendit maître de Rome et de l’Italie, mais à la tête de celles des troupes auxiliaires de l’empire d’occident, qui avaient leurs quartiers dans les pays qui sont entre la pointe de la mer Adriatique et le Danube. Elles étaient, comme nous l’avons vu, composées de différentes nations, et Odoacer qu’elles firent leur chef, était auparavant le roi de quelqu’essain du peuple gothique, puisque Marcellin et Isidore de Séville le qualifient de roi des goths. On conçoit sans peine pourquoi ces troupes barbares demandaient des terres en Italie. Nous avons vu à quel point les peuples du nord aimaient l’huile et le vin ; et les pays où elles avaient eu jusque là leurs quartiers, n’en produisaient guère alors, au lieu que l’Italie produisait une grande abondance de ces denrées. Il faut que ces hôtes vissent les italiens dans une extrême faiblesse, lorsqu’ils osèrent demander le tiers des terres à ces vainqueurs des nations qui avaient été si longtemps en possession d’ôter aux autres peuples le tiers de leurs propres terres et quelquefois davantage. Suivant le récit de Malchus de Philadelphie, auteur qui a écrit dans le cinquième siècle l’histoire de son temps, dès qu’Odoacer fut le maître de Rome, il engagea le sénat d’envoyer des ambassadeurs à Zénon pour lui porter les ornements impériaux qui étaient dans cette capitale, et pour lui dire que les romains d’occident renonçaient au droit d’avoir leur empereur particulier, et qu’ils n’en voulaient plus d’autres à l’avenir, que l’empereur d’orient. Ces ambassadeurs devaient ajouter, que dans ce dessein, les romains avaient choisi Odoacer aussi habile politique que grand capitaine, pour les gouverner sous les auspices de Zénon : qu’ils le suppliaient donc, qu’ils le conjuraient de créer Odoacer patrice, et de lui envoyer une commission pour commander en occident au nom de l’empire d’orient. Zénon répondit à ces ambassadeurs : que des derniers empereurs que l’empire d’orient avait donnés aux romains d’occident, ils en avaient fait mourir un ; savoir Anthemius ; qu’ils avaient réduit Julius Nepos qui était l’autre, à se réfugier en Dalmatie ; que Nepos malgré sa prétendue déposition, n’était pas moins le légitime souverain du partage d’occident ; que c’était donc à ce prince qu’Odoacer devait s’adresser, s’il voulait être fait patrice, et que s’il pouvait obtenir de lui cette dignité, il s’habillât alors comme un grand officier de l’empire romain devait être vêtu. Surtout, ajouta Zénon ; qu’Odoacer ne manque jamais de reconnaissance envers Nepos, s’il peut une fois en obtenir la dignité qu’il demande. Je transcris ici le passage de l’histoire de M De Valois, où il est parlé de cet évènement, parce qu’on y trouve outre la  narration de Malchus, quelques circonstances curieuses, que l’auteur moderne a prises apparemment dans des garants, capables d’en répondre, mais que je ne connais pas.

Odoacer ne suivit pas les conseils de Zénon, ou bien il ne put pas obtenir de Nepos ce qu’il lui demandait. Cassiodore dit dans sa chronique, qu’en quatre cent soixante et seize, Odoacer après avoir tué Orestés et Paulus frère d’Orestés, prit bien le nom de roi ; mais qu’il le prit sans porter ni les marques de la royauté, ni les vêtements de pourpre, c’est-à-dire, sans prendre pour cela ni les marques de la royauté, qui étaient en usage parmi les nations gothiques, ni aucune robe de pourpre, ou qui fût ornée du moins, de bandes d’étoffe de couleur de pourpre. C’était à ces robes qu’on reconnaissait les personnes pourvues des grandes dignités de l’empire. Cassiodore qui n’a composé sa chronique que plusieurs années après la mort d’Odoacer, n’aurait point écrit ce qu’on vient de lire, si ce prince eût changé quelque chose dans ses vêtements ou dans ses titres durant le cours de son règne. Du moins cet auteur aurait-il parlé d’un pareil changement sur l’année où il serait arrivé ; c’est ce qu’il ne fait point.

Voyons ce qui pouvait se passer dans les Gaules dans le temps que l’Italie était en confusion, soit à cause des troubles qui durent accompagner la déposition de Nepos, soit à cause de l’invasion, et du nouveau partage des terres qu’y fit Odoacer. On peut bien croire que dès qu’Augustule eût été proclamé empereur, et Nepos déposé, Augustule protesta contre le traité dont saint Épiphane avait été le médiateur, je veux dire la convention par laquelle Nepos avait cédé aux visigots les droits de l’empire sur les Gaules. Augustule aura encouragé également les provinces obéissantes, les provinces confédérées, les francs et les bourguignons à s’opposer à l’exécution de ce pacte.

Les forces de toutes ces puissances réunies ensemble auront arrêté les progrès d’Euric durant l’année quatre cent soixante et seize. Elles auront mis des bornes à ses conquêtes d’autant plus facilement, que non seulement leurs troupes devaient être nombreuses ; mais que le pays qu’elles avaient à défendre contre l’ennemi qui voulait subjuguer toutes les Gaules, était comme remparé par la Loire, ou par d’autres barrières naturelles. On a vu qu’Euric avait d’un côté poussé ses conquêtes jusqu’à ce fleuve, et que d’un autre il les avait étendues jusqu’au Rhône ; qu’il n’avait passé que près de son embouchure, pour occuper les pays qui sont entre la Durance et la Méditerranée. Chacun des deux partis aura donc été assez fort pour garder sa frontière, mais il ne l’aura point été assez pour percer la frontière de son ennemi. Voilà, suivant les apparences, quel était l’état des Gaules, lorsqu’on y apprit qu’Odoacer était le maître de l’Italie, et le trône d’occident renversé. Dans cette conjoncture, chacune des puissances des Gaules aura pris les mesures qui lui convenaient davantage. Euric aura recherché l’amitié d’Odoacer, et les ennemis d’Euric auront proposé aux romains d’orient d’agir de concert avec eux contre Euric, et contre Odoacer, pour chasser le premier de la Gaule, et le second de l’Italie. Voici les faits sur lesquels notre conjecture si plausible par elle-même, se trouve encore appuyée. Procope dit au commencement de son histoire de la guerre des goths : tant que la ville de Rome demeura sa maîtresse,... En effet Odoacer et Euric ne pouvaient traiter ensemble, sans que le premier article de leur convention fût la confirmation de l’accord qu’Euric avait fait avec Nepos, dont Odoacer remplissait réellement la place, et sans qu’Odoacer approuvât et agréât tout ce qu’Euric avait fait déjà, et tout ce qu’il ferait dans la suite en vertu de ce traité.

En second lieu nous savons que les romains des Gaules eurent recours à l’empereur d’orient, mais qu’ils ne le trouvèrent pas disposé à s’unir avec eux, pour faire la guerre contre Odoacer, et pour la continuer contre Euric. Nous l’apprenons de Candidus Isaurus, qui avait écrit l’histoire de l’empire d’orient depuis l’année quatre cent cinquante-sept jusqu’à l’année quatre cent quatre-vingt-onze, et qui lui-même vivait dans ce temps-là. C’est une des grandes pertes qu’aient faite nos annales, que celle de l’histoire dont nous parlons ; car les fragments que Photius nous en a conservés, sont encore plus propres à nous faire regretter l’ouvrage, qu’ils ne le sont à nous instruire. Voici le contenu d’un de ces fragments : après la déposition de Nepos et celle d’Augustule,... ce fut donc avec Odoacer que Zénon s’allia, apparemment en l’année quatre cent soixante et dix-sept. On peut bien croire que les francs et les bourguignons étaient entrés dans le projet qui fut proposé à Zénon, et que les romains des Gaules se faisaient fort de ces deux nations. Il ne faut pas confondre les ambassadeurs d’Odoacer dont nous venons de parler avec la députation du peuple romain de l’empire d’occident, que ce même Odoacer avait envoyée à Constantinople dès qu’il se fut rendu maître de l’Italie, c’est-à-dire, dès l’année quatre cent soixante et seize, et qui comme nous l’avons dit, fut si mal reçue par Zénon. Mais Odoacer qui ne se sera point rebuté pour ce premier refus, et qui d’ailleurs était informé que les conjonctures rendraient Zénon, contre lequel il s’était formé en orient un puissant parti, plus traitable, lui aura envoyé une seconde ambassade, celle dont il est ici question, et qui fut traversée dans sa négociation par les députés des Gaules. Alors Zénon qui ne faisait que de rentrer dans Constantinople, dont il avait été chassé en quatre cent soixante et seize, peu de jours peut-être après avoir rebuté les députés d’Odoacer, ne voulut pas s’engager dans une entreprise aussi vaste que celle qui était proposée par la députation des Gaules. L’empereur d’orient avait encore eu le temps de s’informer de la véritable situation des affaires d’occident. Il se sera donc déterminé à traiter avec Odoacer, qui de son côté aura promis alors à Zénon bien des choses qu’il ne lui tint pas, puisqu’à quelques années de-là cet empereur donna commission à Théodoric roi des ostrogots, comme nous le dirons plus bas, de faire la guerre contre Odoacer, et de le dépouiller de l’autorité qu’il avait usurpée en Italie.

Dès que les puissances des Gaules auront vu qu’elles ne devaient plus se promettre que l’empereur d’orient voulût bien faire aucune diversion en leur faveur, elles auront dû songer à convenir d’une suspension d’armes avec Odoacer, et à faire leur paix avec les visigots ; il n’y avait plus d’autre moyen d’empêcher l’entière dévastation des Gaules. De son côté le roi des visigots avait plusieurs motifs d’entendre à un accord, pourvu que les conditions lui en fussent honorables et avantageuses. En premier lieu, les pays dont il était actuellement maître, étaient assez étendus pour y donner des quartiers commodes à tous ses visigots. En second lieu, ces visigots n’étaient peut-être point en assez grand nombre pour en former des armées capables de faire de nouvelles conquêtes, et pour en laisser en même temps dans les pays subjugués, un corps suffisant à les tenir dans la sujétion.

Cependant les visigots étaient presque les seuls des sujets d’Euric à qui ce prince, qui méditait déjà de faire fleurir l’arianisme dans ses états et de persécuter les orthodoxes, pût se fier. Presque tous les romains des Gaules étaient alors catholiques. En troisième lieu, les affaires qu’Euric avait en Espagne, qu’il avait entrepris de soumettre entièrement à sa domination, lui devaient faire souhaiter d’avoir la paix avec les puissances des Gaules. Enfin Genséric roi des vandales d’Afrique, qui lui fournissait des subsides, comme nous l’avons vu, était mort en quatre cent soixante et seize. Il avait laissé ses états à son fils Honoric ou Huneric, et Huneric qui avait épousé une fille de Valentinien III n’avait point autant d’aversion pour les romains qu’en avait son père. Ce qui est très certain, c’est que postérieurement à l’occupation de l’Auvergne par les visigots, il y eut un traité de paix ou de trêve conclu entre les visigots d’un côté, et les bourguignons et leurs amis ou alliés de l’autre ; et que les Gaules en conséquence de cet accord jouirent durant plusieurs années d’une espèce de calme.

 

CHAPITRE 15

De ce qu’il est possible de savoir concernant la suspension d’armes conclue dans les Gaules, vers l’année quatre cent soixante et dix-huit. Discrétion de Sidonius Apollinaris en écrivant les lettres où il en dit quelque chose. Que les francs furent compris dans le traité. Anarchie dans les provinces obéissantes des Gaules. État général des Gaules en ces temps-là, et comment elles étaient partagées entre les romains et les barbares qui s’y étaient cantonnés.

Aucun de ceux des monuments littéraires du cinquième siècle qui sont venus jusqu’au dix-huitième, ne nous donne ni le contenu, ni la date précise de l’accord dont il est ici question. Tout ce qu’on peut tirer de ces monuments, c’est qu’il fut conclu quelque temps après qu’Euric eût fait avec Julius Nepos le traité dont nous avons tant parlé, et qu’il se fut rendu maître de l’Auvergne. Cela parait certain en lisant les lettres de Sidonius, dont nous allons rapporter des extraits, et qu’il a écrites ou durant son exil ou immédiatement après son rappel. Ainsi les apparences sont que l’accord dont nous sommes en peine, soit qu’il ait été un traité de paix, soit qu’il n’ait été qu’un traité de trêve, ou même une simple suspension d’armes qu’il fallût renouveler toutes les années, aura été conclu vers la fin de l’année quatre cent soixante et dix-sept. Les romains des Gaules auront envoyé à Constantinople les ambassadeurs dont nous avons parlé, pour y proposer à Zénon de faire la guerre de concert avec eux contre Odoacer et contre Euric, allié avec Odoacer, dès que le dernier se fut rendu maître de l’Italie. Au retour de ces ambassadeurs revenus de leur commission avec une réponse négative, nos romains et leurs alliés auront traité avec Euric. Or autant qu’on en peut juger par le temps où le roi Odoacer se rendit maître de l’Italie, et par la distance des lieux, ces ambassadeurs seront partis des Gaules au commencement de l’année quatre cent soixante et dix-sept, et ils y auront été de retour vers la fin de cette année-là.

On ne saurait douter que Sidonius n’ait écrit la troisième lettre du neuvième livre de ses épîtres, lorsqu’il était à Bordeaux, où il parait que les visigots l’avaient mandé dès qu’ils furent les maîtres de son diocèse, et où ils le retinrent malgré lui durant trois ou quatre années. C’est le sentiment de Savaron, et celui du père Sirmond qui nous ont donné chacun une savante édition de cet auteur, et le contenu de la lettre suffit même pour le faire penser à tout lecteur attentif. Or dans cette lettre écrite pendant l’exil de Sidonius, qui commença vers quatre cent soixante et quinze, et qui finit vers l’année quatre cent soixante et dix-huit, on trouve plusieurs choses qui font foi que dès ce temps-là, il y avait ou paix ou trêve entre les visigots d’un côté, et les bourguignons et leurs alliés d’un autre côté. La lettre dont il s’agit, est adressée à Faustus évêque de Riez, ville de la seconde Narbonnaise, laquelle a été durant plusieurs années au pouvoir des bourguignons, qui probablement y avaient jeté du monde pour la garder, au temps qu’Euric faisait des conquêtes dans les pays voisins de cette place, et qu’il s’emparait d’Arles, de Marseille et d’autres villes. On lit dans cette lettre : vous continuez à nous donner des marques de votre amitié,...

On ne saurait lire cette lettre sans faire une réflexion. C’est qu’on n’est point plus en droit d’attaquer la vérité d’aucun fait rapporté par un auteur du cinquième siècle, en se fondant sur le silence de Sidonius Apollinaris, que nous avons vu qu’on était en droit de l’attaquer en se fondant sur le silence de Grégoire de Tours. On ne doit jamais dire, par exemple, si les francs eussent occupé un tel pays dans ce temps-là, l’évêque de Clermont en aurait dit quelque chose dans ses ouvrages. Il peut avoir eu les mêmes raisons de se taire sur ces évènements, en supposant encore que l’occasion d’en parler se soit offerte, qu’il avait de ne point entrer en matière avec Faustus concernant ce que cet ami lui avait écrit sur la dureté des traitements qu’Euric faisait à une partie de ses sujets. D’ailleurs il est plus que probable que nous n’avons pas toutes les lettres de Sidonius, soit parce que lui-même il n’aura pas jugé à propos de garder les brouillons de celles où il s’expliquait sur les affaires d’état en termes clairs et intelligibles pour tout le monde ; soit parce que l’éditeur n’ayant point crû devoir publier ces lettres-là, il les aura supprimées par égard pour les nations, ou pour les particuliers dont elles pouvaient intéresser la réputation. Le recueil des lettres de Sidonius, est un livre très ancien. Il peut bien avoir été publié dès le règne de Clovis, et lorsque du moins les fils des personnes dont notre auteur avait pu parler avec liberté, vivaient encore.

La grande réputation que Sidonius s’était acquise par son éloquence, et dont Grégoire de Tours rend un témoignage authentique, porte même à croire que les ouvrages de l’évêque de Clermont avaient été rendus publics peu d’années après sa mort, arrivée en quatre cent quatre-vingt-deux. En effet, Grégoire de Tours cite lui-même dans plus d’un endroit les lettres de Sidonius Apollinaris, comme on cite un écrit qu’on suppose entre les mains de tout le monde. Nous rapportons ci-dessous le passage où cette citation se trouve.

Je reviens à sa lettre écrite à l’évêque de Riez. On ne saurait douter que les deux royaumes rivaux qui venaient de faire un traité dont les conditions étaient si propres à donner lieu bientôt à de nouvelles brouilleries, et dans l’un desquels la ville de Riez se trouvait être comprise, quand Bordeaux l’était dans l’autre, ne fussent, quoique l’auteur ne les nomme point, le royaume des bourguignons, et le royaume des visigots. Toutes les circonstances de temps et de lieux le veulent ainsi. Mais quelles étaient les conditions de ce traité ? Fut-ce par un article de ce traité que les bourguignons s’obligèrent de rendre à Euric les services et les hommages qu’ils rendaient à l’empereur de Rome, avant que le trône d’occident eût été renversé ? C’est ce que nous ignorons presque entièrement.

Il parait en lisant deux autres lettres de Sidonius dont nous allons encore donner des extraits : premièrement, que les bourguignons avaient reconnu Euric comme tenant dans la Gaule un rang supérieur à celui de leurs rois, c’est-à-dire, comme revêtu en quelque sorte du pouvoir impérial, ce qui aura donné lieu à Jornandés de dire dans un endroit de son histoire des goths que nous avons déjà rapporté : qu’Euric avait soumis les bourguignons. Secondement, il parait en lisant ces deux extraits, que les bourguignons avaient, ainsi que la prudence le voulait, compris dans leur traité leurs alliés tant romains que barbares, et que les francs eux-mêmes y étaient entrés.

Voici le premier de ces extraits tiré d’une lettre écrite en prose et en vers par Sidonius, tandis qu’il était dans Bordeaux, et adressée à Lampridius. Sidonius mande d’abord à son ami : j’ai reçu votre lettre en arrivant à Bordeaux,... si l’on veut bien en croire notre poète, les perses eux-mêmes n’étaient retenus que par la crainte qu’ils avaient d’Euric. C’était elle qui les empêchait d’attaquer l’empire d’orient. Sidonius en changeant de maître, avait bien changé de langage. Pour peu qu’on soit versé dans notre histoire, on n’ignore pas que les chefs qui gouvernaient sous le roi une tribu des francs, s’appelaient les vieillards, en latin, seniores. Ce sont eux que Sidonius désigne ici par l’expression vieillards sicambres. La guerre étant le métier le plus ordinaire des francs, il n’est pas étonnant que la plupart d’entre eux eussent été faits captifs, qu’on leur eût coupé les cheveux, comme on les coupait aux esclaves, et qu’ayant ensuite recouvré leur liberté, ils les eussent laissé croître assez longs pour qu’ils pussent venir jusque sur la nuque du col.

Voici l’extrait de l’autre lettre de Sidonius. Elle est écrite à Léon un des principaux ministres d’Euric, et de qui nous avons déjà parlé à l’occasion du traité dont saint Épiphane fut l’entremetteur. Quoiqu’elle soit la troisième lettre du livre huitième, cependant je ne la crois écrite qu’après celle dont on vient de lire l’extrait, qui n’est cependant que la neuvième dans ce même livre.

Voici mes raisons : nous avons vu par la lettre de Sidonius à Faustus évêque de Riez, que ç’avait été sous prétexte de rendre des devoirs, que Sidonius avait été tiré de son diocèse. Ainsi l’on peut penser que les visigots l’attirèrent d’abord à Bordeaux, où était Euric qu’il y salua, comme il l’est dit dans la lettre à Lampridius, et que ce fut de Bordeaux, qu’ils l’envoyèrent à Livia. C’est le nom d’un château bâti assez près de Carcassonne, et où Sidonius fut longtemps relégué. Or la lettre dont nous allons donner l’extrait, est écrite par Sidonius après qu’il fut sorti de Livia, et les termes dont il se sert pour dire qu’il en est sorti, sont : qu’il est de retour. Or comme ces termes conviennent plus à un homme qui est sorti du lieu de son exil pour revenir chez lui, qu’à un homme qui n’aurait fait qu’aller d’un lieu d’exil à un autre lieu d’exil ; je me trouve bien fondé à croire notre lettre écrite par Sidonius seulement après qu’il eut été de retour en Auvergne sa patrie, et en même temps son diocèse. Il est vrai qu’en datant les lettres de Sidonius, comme je les date ici, je ne me tiens point à l’ordre où elles sont disposées dans les manuscrits ni dans les éditions qu’on nous en a données ; mais j’ai déjà fait voir que ceux qui les premiers ont publié ces lettres, n’ont point observé en les arrangeant, l’ordre des temps où elles avaient été écrites.

Sidonius commence sa lettre à Léon en disant : il m’a été impossible durant mon séjour à Livia... ; je passe ici l’endroit de cette lettre que j’ai déjà rapporté en parlant de Léon à l’occasion du traité d’Euric avec Julius Nepos. Sidonius reprend la parole. " oubliez pour un temps la composition de ces discours... " nous avons parlé trop de fois de Vahal et des francs pour nous arrêter à faire voir que c’est d’eux qu’il est ici question, et qu’ainsi ces francs étaient entrés dans le traité de paix ou de trêve que les bourguignons avaient fait les premiers avec Euric, parce qu’ils étaient les plus voisins de ses quartiers. Nous avons encore deux autres preuves pour montrer que les francs furent en paix avec les visigots, du moins les dernières années du règne d’Euric, mort vers l’année quatre cent quatre-vingt-quatre.

Lorsque Clovis le fils et le successeur de Childéric eut défait en quatre cent quatre-vingt-seize les allemands à la journée de Tolbiac, Théodoric alors roi des ostrogots, et maître d’une grande partie de l’empire d’occident, écrivit à Clovis pour le féliciter sur sa victoire, et pour intercéder en faveur des allemands échappés à la fureur des armes. Dans cette lettre que nous rapporterons quand il en sera temps, Théodoric complimente Clovis sur ce qu’il avait engagé les francs à sortir de l’inaction dans laquelle ils avaient vécu sous le règne précédent, et à faire parler d’eux de nouveau. En second lieu, vers l’année cinq cent quatre, Clovis eut quelques démêlés avec Alaric II le fils et le successeur d’Euric. Le même Théodoric qui vivait encore, s’entremit pour accommoder ces deux princes. Le roi des francs était son beau-frère, et celui des visigots était son gendre. Nous avons encore la lettre que Théodoric écrivit à Clovis dans cette conjoncture, et nous la rapporterons en entier ; mais voici dès à présent ce qui concerne notre sujet. Théodoric y dit donc à Clovis : je vous envoie des ambassadeurs... ; nous voyons bien, dira-t-on, qu’après la pacification qui se fit dans les Gaules vers l’année quatre cent soixante et dix-sept, les visigots restèrent les maîtres des pays qui sont entre le Rhône, la Méditerranée, les Pyrénées, l’océan et la Loire, et qu’ils tenaient même au-delà du Rhône une portion du pays, qui s’appelle aujourd’hui la basse Provence. Nous voyons bien que les bourguignons tenaient les diocèses qui sont au nord de la Durance, et qui sont situés entre la Durance, le Rhône et les Alpes ; qu’il est même probable que dès ce temps-là leurs quartiers s’étendaient jusque à Langres et jusque à Nevers. On les trouve en possession dans la suite de l’histoire de ces deux villes, sans qu’elle dise en quel temps ils s’en étaient emparés. On conçoit bien que différentes tribus des francs avaient occupé les pays qui sont entre le Bas-Rhin et la basse-Meuse, et les pays qui sont entre le Bas-Rhin et la Somme. Nous voyons bien que les Armoriques ou les provinces confédérées se seront maintenues en possession du territoire qu’elles avaient, et qui se trouvait borné au septentrion par la Seine, au couchant par la mer océane, au midi par la Loire et le Loir, et au levant par des limites, dont la situation des lieux et le cours des rivières avaient apparemment décidé. Mais qui commandait dans les provinces obéissantes, c’est-à-dire, dans les pays qui sont entre la Somme et la Seine, ainsi que dans la première germanique, dans la première Belgique, dans une partie de la province sénonaise, dans le Berri, et dans les autres cités où les barbares n’avaient point de quartiers, et qui toujours avaient reconnu jusque là, l’autorité des officiers de l’empereur ? On voit par l’ambassade que ces provinces envoyèrent à Zénon, qu’elles ne voulaient pas reconnaître Odoacer pour leur souverain, et cependant il n’y avait plus sur le trône d’occident d’autre souverain qu’Odoacer. C’était lui que le sénat et le peuple de la ville de Rome reconnaissaient pour leur maître.

Le siège de la préfecture des Gaules établi dans Arles, ajoutera-t-on, avait encore été renversé par la prise d’Arles. Dès que cette place eut passé sous la domination d’Euric en quatre cent soixante et dix, les romains des provinces obéissantes des Gaules, n’auront plus voulu obéir aux ordres de ce préfet, qui ne pouvait pas leur en envoyer d’autres que ceux qui lui auraient été dictés par un roi barbare. D’un autre côté, nous ne voyons pas que le siège de la préfecture des Gaules ait été transféré après la prise d’Arles dans une autre ville. Il parait donc que la préfecture des Gaules demeura pour lors comme supprimée. Elle ne fut rétablie que par Théodoric roi des ostrogots, qui la fit revivre dans le siècle suivant ; qui suppléait alors aux fonctions du préfet du prétoire des Gaules ?

Les monuments littéraires du cinquième siècle ne disent rien sur tous ces points-là. Ainsi je ne saurais les éclaircir que par des conjectures fondées sur les évènements arrivés dans les temps postérieurs au règne d’Euric. Il parait donc qu’après la déposition d’Augustule, il y eut dans les provinces obéissantes des Gaules une espèce d’anarchie qui dura jusqu’au temps où ces provinces se soumirent à tous égards au gouvernement de Clovis. Elles auront été jusqu’à ce temps-là, sans avoir aucun officier civil, qui tînt lieu de préfet du prétoire, et dont l’autorité fût reconnue dans toute leur étendue. Les comtes et les présidents de provinces qui avaient des commissions d’Augustule ou de ses prédécesseurs auront continué d’exercer leurs fonctions au nom de l’empire, chacun dans son district particulier. Quelques-uns auront gouverné au nom de Zénon. Lorsqu’un de ces officiers venait à manquer, si c’était un comte, l’évêque et le sénat de la cité lui nommaient un successeur. S’il était président ou proconsul d’une des dix-sept provinces, son emploi demeurait vacant, et les fonctions en étaient dévolues à ses subalternes, ou bien les cités de la province convenaient entre elles sur le choix d’un successeur, qui envoyait demander des provisions de sa dignité à Constantinople. Les officiers militaires auront été ou remplacés ou suppléés en la même manière. En quelques contrées, l’officier civil se sera arrogé les fonctions de l’officier militaire au mépris de la règle d’état établie par Constantin, et toujours observée depuis. Dans plusieurs autres, l’officier militaire se sera arrogé les fonctions de l’officier civil. C’est par exemple ce qu’il parait que Syagrius le fils d’Egidius avait fait dans les cités que nous verrons Clovis conquérir sur lui, et dont Grégoire de Tours l’appelle roi. Qui peut deviner quel fut un arrangement dont le désordre même était la cause ?

Enfin tout se sera passé pour lors dans les provinces obéissantes, à peu près comme tout se passa dans les provinces de la confédération Armorique après qu’elles se furent associées. La crainte de tomber sous le joug d’Euric, l’appréhension de voir la moitié de son patrimoine devenir la proie d’un essaim de barbares, aura prévenu les contestations, elle aura apaisé les querelles si fréquentes entre ceux qui cessent d’avoir un supérieur et qui ont à vivre dans l’égalité. Cette crainte aura fait dans les provinces obéissantes, le bon effet que suivant Grotius la crainte des armes du roi d’Espagne produisit dans la république des Provinces-Unies des Pays-Bas lorsqu’elle était encore naissante. Je crois que c’est aux temps dont je parle, c’est-à-dire, aux temps qui suivirent la paix faite entre Euric et les puissances des Gaules vers l’année quatre cent soixante et dix-huit, et aux années immédiatement suivantes, qu’il faut rapporter le plan de la division et du partage des Gaules entre les différents peuples qui les habitaient alors, et qui se trouve dans le second livre de l’histoire de Grégoire de Tours. Cet auteur après avoir dit que Clodion faisait ordinairement sa résidence à Duysborch sur les confins de la cité de Tongres, ajoute : les romains habitaient dans les pays qui sont au midi de cette cité,... véritablement, c’est immédiatement après cette exposition, que Grégoire de Tours raconte l’histoire de la surprise de la ville de Cambrai par le roi Clodion, telle que nous l’avons donnée en son lieu.

Par conséquent l’exposition dont il s’agit ici doit être regardée comme relative à l’année quatre cent quarante-cinq, et aux années immédiatement suivantes. Il faut donc, je l’avoue, tomber d’accord que Grégoire de Tours a voulu lui-même rapporter le plan du partage des Gaules qui vient d’être détaillé aux temps où régnait Clodion ; mais ce plan ne cadre point avec l’état où nous savons certainement qu’étaient les Gaules quand Clodion régnait. Suivant la chronique de Prosper et nos meilleurs chronologistes, Clodion mourut vers l’année quatre cent quarante-huit. Ainsi Clodion était mort, Mérovée son successeur était mort aussi, et Childéric son fils qui monta sur le trône en quatre cent cinquante-huit, au plus tard, régnait déjà depuis longtemps, lorsque les visigots étendirent leur domination jusqu’à la rive gauche de la Loire. Comme nous l’avons dit, cet évènement n’a pu arriver que sous le règne d’Anthemius parvenu à l’empire seulement en quatre cent soixante et sept. Nous avons vu même que la bataille du Bourgdieu après laquelle les visigots se rendirent maîtres de toute la seconde Aquitaine, et puis de la Touraine, n’avait guère pu se donner que vers quatre cent soixante et dix. D’un autre côté le plan que nous donne notre historien, de la division et du partage des Gaules entre les différents peuples qui les habitaient, convient très bien avec l’état où nous voyons qu’elles se trouvèrent après la pacification de quatre cent soixante et dix-sept, et où elles restèrent neuf ans durant, puisque les francs tenaient alors la partie septentrionale de cette grande province : les romains, c’est-à-dire, les Armoriques et les officiers de l’empereur, la partie qui était entre les quartiers des francs et la Loire ; les visigots, la partie qui est entre la Loire et les Pyrénées ; et les bourguignons, la partie qui est à la gauche du Rhône.

Qu’il me soit donc permis de conjecturer ici, que Grégoire de Tours, qui comme je vais le dire, a pu voir l’ancienne vie de saint Remi, écrite peu de temps après sa mort, celle dont Fortunat a fait l’abrégé, et dont Hincmar s’est aidé pour composer la sienne, aura pris dans cette première vie de saint Remi, le plan du partage des Gaules qu’il nous donne, mais qu’il l’aura mal placé dans son histoire, où il le rapporte aux temps de Clodion, au lieu de le rapporter aux temps de Childéric et de Clovis, ainsi que le rapportait le livre dont il l’a extrait.

En effet, Hincmar dans sa vie de saint Remi nous donne bien le plan du partage des Gaules dont il s’agit, tel à peu près que le donne Grégoire De Tours, mais il le rapporte aux temps qui ont suivi le rétablissement de Childéric, et aux premières années du règne de Clovis, en un mot, aux temps où nous croyons qu’il faut le rapporter. Ce n’est qu’après avoir parlé du mariage de Childéric avec Basine, et de la naissance de Clovis qu’il écrit : en ce temps-là, les romains tenaient les pays qui sont entre les rives du Rhin et celles de la Loire,... En rapportant ce plan, comme le rapporte Hincmar, aux temps de Childéric, de Clovis et de Gondebaud et d’Alaric, c’est-à-dire, aux temps qui se sont écoulés postérieurement au rétablissement de Childéric, et jusque à l’agrandissement de Clovis, on ne trouve point dans notre histoire les difficultés qu’on y rencontre, quand on veut qu’il soit relatif aux temps de Clodion. On aplanit toutes ces difficultés qui font un des plus grands embarras de nos annalistes modernes. L’objection qu’on peut faire sur ce que dit Hincmar d’Egidius, mort avant les conquêtes d’Euric que ce plan suppose déjà faites dès lors, n’est pas sans réponse.

Ce n’est point à une seule année que ce plan est relatif, mais à plusieurs. Il est relatif à l’état où se trouvèrent les Gaules après la pacification qui mit fin aux guerres commencées quand Egidius vivait encore. D’ailleurs il se peut faire qu’Hincmar ait entendu parler ici de Syagrius le fils d’Egidius. Ce fils qui était de la nation romaine, pouvait bien porter le même nom propre que son père, quoiqu’on le désignât ordinairement par le nom de sa famille, qui était celui de Syagrius. Quelles étaient du côté de l’orient les bornes de la partie des Gaules demeurée romaine, c’est-à-dire, de celle où les barbares confédérés n’avaient point des quartiers qui les en rendissent les véritables maîtres ? Je ne le sais pas précisément. Procope dit dans un passage rapporté quelques pages plus haut, que tant que l’empire d’occident subsista, son pouvoir fut toujours reconnu jusque sur les bords du Rhin. On voit aussi dans une lettre écrite par Sidonius Apollinaris au comte Arbogast, que Trèves était encore une ville romaine, à prendre le mot de romain dans l’acception où nous venons de l’employer, quand cette lettre fut écrite, et il est manifeste par le sujet dont il y est question, qu’elle doit avoir été écrite après l’année de Jésus-Christ quatre cent soixante et douze. Ce ne fut que cette année-là que Sidonius laïque jusqu’alors, fut fait évêque de Clermont ; et l’on voit par le contenu de cet épître, qu’elle est écrite en réponse à une lettre dans laquelle il était consulté par Arbogast sur des questions de théologie. J’ajouterai que Sidonius ne se défend de prononcer sur ces questions qu’en les renvoyant à la décision d’autres évêques. Les francs qui avaient saccagé la ville de Trèves plusieurs fois, ne l’avaient point gardée. Avant que de rapporter l’extrait de cette lettre de Sidonius, il convient de dire qui était notre Arbogast. Nous apprenons d’une épître en vers adressée par Auspicius évêque de Toul, et contemporain de Sidonius, à cet Arbogast, qu’il était fils d’Arrigius homme d’une grande considération, et descendu d’un autre Arbogast franc de nation, attaché au service de l’empire, et parvenu à la dignité de maître de la milice sous le règne de Valentinien le Jeune. Nous apprenons encore par cette épître, que notre Arbogast était chrétien, et qu’il était revêtu de l’emploi de comte de Trèves. Ainsi cet officier né sujet de l’empire, ne commandait point vraisemblablement à Trèves au nom d’aucun roi franc. Voilà le préjugé dans lequel il faut lire la lettre que Sidonius lui adresse, et la lecture de la lettre change ce préjugé en persuasion.

Sidonius après avoir dit au comte Arbogast : que son style est plutôt celui d’un homme... Comme rien n’empêche de supposer que cette lettre, qui ne saurait avoir été écrite avant l’année quatre cent soixante et douze, n’ait été écrite après l’année quatre cent soixante et seize ; on peut bien croire qu’Arbogaste quoiqu’il commandât dans Trèves au nom de l’empire, ne recevait point pour cela les ordres de Rome, où régnait Odoacer, et c’est une nouvelle raison pour nous déterminer à penser qu’alors il y avait plusieurs officiers de l’empire servants dans les Gaules, qui n’obéissaient à aucun empereur. Sidonius à la fin de sa lettre envoie Arbogast à Auspicius évêque de Toul, à Lupus évêque de Troyes, et à l’évêque de Trèves pour être instruit de quelques points de religion sur lesquels ce comte avait consulté l’évêque de Clermont.

Ainsi je crois qu’après la pacification de quatre cent soixante et dix-sept, l’autorité des officiers de l’empire continua d’être reconnue dans les pays qui sont sur la rive gauche du Rhin, depuis Bâle jusqu’à la Moselle, et qu’elle n’y fut détruite, quoique ces officiers n’obéissent plus à un empereur, que lorsque la nation des allemands s’empara de cette contrée vers l’année quatre cent quatre-vingt dix.