Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE III

 

 

CHAPITRE 1

Des droits que les empereurs d’orient s’étaient arrogés sur l’empire d’occident, et du partage qui s’était fait du peuple romain, en deux peuples.

Il convient d’autant plus de traiter ici des droits acquis à l’empire d’orient sur l’empire d’occident, que rien n’est plus utile pour l’intelligence de notre histoire, qu’une déduction de ces droits, puisqu’ils ont été reconnus par les francs, et par les autres barbares établis dans les Gaules en qualité de confédérés. Dans les temps où le trône d’occident était vacant, ou réputé vacant, ces hôtes se sont adressés à l’empereur d’orient, ils en ont obtenu des concessions, et même ils se sont fait pourvoir par ce prince des grandes dignités de l’empire d’occident. Enfin nous verrons que ç’a été la cession de tous les droits que l’empire romain avait sur les Gaules, faite aux enfants de Clovis par Justinien empereur d’orient, en vertu de son droit de souveraineté sur le territoire du partage d’occident, qui a consommé l’ouvrage de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules. Voilà pourquoi Théodoric, roi des ostrogots, comme on le dira plus amplement quand il en sera temps, écrivait, lorsqu’il était déjà le maître de l’Italie, à l’empereur Anastase monté sur le trône d’orient en l’année quatre cent quatre-vingt-onze : c’est de vous dont part la splendeur... examinons donc comment ces droits avaient été acquis à l’empire d’orient, et en quoi ils consistaient.

Avant le règne de Constantin le Grand, il y avait bien eu quelquefois deux empereurs en même temps dans la monarchie romaine, mais il n’y avait point eu encore deux trônes ou deux empires séparés par des limites certaines, et dont chacun eût sa capitale, son sénat et ses grands officiers ; de manière que le prince qui commandait dans l’un des deux empires, n’eût pas le pouvoir de rien ordonner dans l’empire où régnait un autre prince. Il y avait bien eu sous le règne d’Antonin Caracalla et de Geta son frère, un projet fait et arrêté pour diviser la monarchie romaine, en deux partages indépendants, dont chacun aurait son empereur particulier. Mais comme l’humeur incompatible de ces deux frères à qui Sévère leur père avait laissé son trône, était l’unique cause de ce projet, il demeura sans exécution par la mort de Geta.

Quelque temps auparavant, Marc Aurèle avait bien associé à l’empire Lucius Verus, et plusieurs des empereurs, successeurs de Marc-Aurèle, s’étaient donné en la même manière que lui des collègues. Mais le gouvernement de l’empire n’avait point été partagé entre ces collègues, de manière que l’un eût pour toujours, et exclusivement à l’autre, l’administration souveraine d’une moitié de l’empire, tandis que son collègue avait de même l’administration de l’autre moitié. Les deux collègues régnaient conjointement. Tout se faisait au nom de l’un et de l’autre. Ils gouvernaient, pour ainsi dire, en commun, ou par indivis ; et si quelques provinces de l’empire paraissaient durant un temps affectées particulièrement à l’un des deux, c’était parce qu’il s’y trouvait actuellement, et que son collègue s’en rapportait à lui de ce qu’il y avait à y faire. Cette espèce d’attribution de quelques provinces à un seul des empereurs, n’était donc qu’une appropriation passagère, occasionnée par les convenances et qui finissait avec les conjonctures, lesquelles y avaient donné lieu. Enfin sous Dioclétien il n’y avait point encore deux empires et deux sénats, mais un seul empire, un seul sénat, une seule capitale, et un seul trône. Les princes qui régnèrent ensemble immédiatement après lui, repartirent bien entre eux le gouvernement de l’empire comme si l’empire eut été partagé, mais ils ne le partagèrent point.

Constantin le Grand qui leur succéda fit entre ses enfants un partage de la monarchie romaine, permanent et durable. Ce fut après lui qu’on vit l’empire divisé en autant d’états qu’il y avait d’empereurs. Jusques à lui on avait seulement partagé entre plusieurs personnes l’autorité impériale. Constantin partagea la monarchie en plusieurs portions, dont chacune devait être régie par un souverain, qui eût son sénat, sa capitale, ses officiers particuliers, et qui n’eût point à requérir le consentement de ses collègues, pour faire ce qui lui plairait dans le district où il règnerait, mais qui n’eût rien aussi à commander dans les districts où règneraient ses collègues. Théodose le Grand réunit véritablement tous ces partages ; mais ce prince voulant laisser un empire à chacun de ses deux fils, il divisa de nouveau le monde romain, en suivant le plan de Constantin en tout, hors dans le nombre des parts et portions, s’il est permis d’user ici de ces termes.

Théodose partagea donc la monarchie romaine en deux empires, dont chacun aurait sa capitale, et il mit dans chacun de ces deux états un souverain particulier, un sénat, un consul, un trône en un mot. Cependant après cette division la monarchie romaine ne laissa point de demeurer unie à plusieurs égards. Les deux partages, celui d’orient et celui d’occident, étaient plutôt deux gouvernements séparés, que deux royaumes différents, qui dussent être regardés comme deux monarchies étrangères l’une à l’égard de l’autre. L’empire d’orient que Théodose laissa à son fils aîné Arcadius, et celui d’occident qu’il laissa à son fils cadet Honorius, continuèrent, quoique gouvernés chacun par un souverain particulier, et en forme d’états séparés, de faire à plusieurs égards, une portion d’un seul et même corps d’état, qui était la monarchie romaine.

Les citoyens du partage d’orient furent toujours réputés regnicoles, et capables de toute sorte d’emplois dans le partage d’occident, et ceux du partage d’occident furent toujours traités aussi favorablement dans le partage d’orient. En un mot, aucun des sujets d’un des deux empires, n’était tenu pour étranger dans l’autre. Les deux empires avaient les mêmes fastes, où l’on écrivait toutes les années le nom du consul nommé par l’empereur d’orient, et le nom du consul nommé par l’empereur d’occident. On vivait dans l’un et dans l’autre empire sous les mêmes lois civiles. S’il était à propos de publier quelque loi nouvelle, les deux empereurs la rédigeaient, et ils la publiaient ordinairement de concert. Les noms des deux princes paraissaient à la tête de cette loi. Pour me servir de l’expression usitée alors, ils étaient réputés gouverner unanimement, et dans le même esprit, le monde romain.

Dès que l’empereur d’orient et celui d’occident étaient regardés, non pas comme deux souverains étrangers l’un à l’égard de l’autre, mais comme deux collègues, et d’un autre côté dès que la monarchie romaine était réputée, du moins par ses maîtres, pour un état patrimonial dont ils pouvaient disposer, ainsi qu’un particulier dispose de ses biens libres, il s’ensuivait que les fonctions de celui des deux collègues, qui était hors d’état d’exercer les siennes, fussent regardées comme étant dévolues de droit à l’autre. Dès qu’un collègue est hors d’état d’exercer ses fonctions, c’est à son collègue, ou bien à ses collègues, lorsqu’il en a plusieurs, qu’il appartient de les remplir. Ainsi lorsque l’un des deux trônes venait à vaquer, parce que le dernier installé était mort sans successeur désigné, il semble que ce fût au prince qui remplissait l’autre à pourvoir aux besoins du trône vacant, et à le remplir, soit par lui-même, soit en y faisant asseoir avec le consentement de la partie du peuple romain qui ressortissait à ce trône-là, une autre personne. Il parait que ce droit dût être réciproque entre les deux empires.

Néanmoins cette réciprocité n’eut point de lieu. Le peuple de l’empire d’orient se mit en droit de disposer à son bon plaisir du trône de Constantinople, quand il venait à vaquer, et d’installer en ce cas-là un nouvel empereur, sans demander ni le consentement ni l’agrément du prince, qui était pour le temps empereur d’occident ; au lieu que le peuple de l’empire d’occident observa toujours, lorsque le trône de Rome devenait vacant, de ne point le remplir sans le consentement demandé, du moins présumé, de l’empereur d’orient. Ou bien les romains d’occident attendaient alors, la décision de l’empereur d’orient, ou si les conjonctures les obligeaient à la prévenir, ils demandaient du moins à ce prince la confirmation du choix qu’ils avaient fait.

Nous ne voyons pas que Martian, lorsqu’il fut proclamé empereur d’orient après la mort de Théodose le Jeune, dont il n’était à aucun titre le successeur désigné, se soit mis en devoir d’obtenir le consentement de Valentinien III qui régnait alors sur le partage d’occident. Il est vrai que Martian épousa, pour être fait empereur, Pulchérie soeur de Théodose, son prédécesseur ; mais ce mariage, qui ne fut même célébré qu’après l’élévation de Martian, ne lui donnait aucun droit réel à l’empire, puisque Pulchérie elle-même n’y en avait aucun. Lorsque Attila fit demander en mariage à Valentinien sa sœur Honoria, et qu’il prétendit encore qu’on donnât à cette princesse sa part et portion dans l’empire, comme dans un bien appartenant à la maison dont elle était sortie, Valentinien répondit : que l’empire ne tombait point en quenouille, et que les filles n’avaient rien à y prétendre. Ce furent les intrigues et non pas les droits de Pulchérie, qui firent asseoir son mari sur le trône. Si quelques empereurs ont déclaré leurs mères, leurs soeurs, et leurs nièces, augustes, ils n’ont point prétendu pour cela donner à ces princesses aucun droit de succéder à l’empire. Les princes qui sont parvenus à l’empire, à la faveur du mariage qu’ils avaient contracté avec des filles d’empereur, n’y sont point parvenus, parce que leurs femmes leur eussent apporté en dot un droit juridique à la couronne : ils y sont parvenus, en vertu de l’adoption de leurs personnes, faite par l’empereur régnant en considération d’un tel mariage.

Nous ne voyons pas non plus que Léon I qui ne succéda point à Martian par le droit du sang, et qui monta sur le trône de Constantinople, longtemps avant le renversement de l’empire d’occident, ait demandé le consentement ni l’agrément de l’empereur, qui pour le temps régnait à Rome. Enfin on ne voit pas que, lorsque l’empire d’orient est venu à vaquer, l’empereur d’occident se soit porté pour seul souverain de toute la monarchie romaine, et pour unique empereur.

Au contraire, nous voyons que les empereurs d’orient ont toujours prétendu que le droit de disposer du trône d’occident lorsqu’il venait à vaquer, leur appartenait, et que le prince qui régnait alors à Constantinople, s’est toujours porté pour être seul et unique empereur. Il y a plus, nous voyons cette prétention reconnue en occident, même après que l’empire d’orient fut sorti de la maison de Théodose Le Grand.

Après la mort d’Honorius, Joannes, qu’un parti avait proclamé empereur d’occident, envoya, comme nous l’avons rapporté, demander à Théodose Le Jeune qu’il voulût bien le reconnaître pour son collègue. Théodose le Jeune traita Joannes d’usurpateur, et il disposa de l’empire d’occident en faveur de Valentinien III que le peuple reçut à Rome comme un prince revêtu d’un droit légitime.

Nous ne savons pas ce que fit Maximus, dont le règne ne fut que de deux mois et demi ; mais nous venons de voir qu’un des principaux soins d’Avitus fut celui de demander à Martian l’unanimité. Nous verrons encore dans la suite de cette histoire, les successeurs d’Avitus en user comme lui, et nous rapporterons même qu’Anthemius, à qui l’empereur d’orient avait conféré l’empire d’occident, comme s’il lui eût conféré le consulat ou quelqu’autre dignité, dont la libre disposition appartenait à l’empereur d’orient, fut reconnu empereur dans tout le partage d’occident, en vertu de cette collation. En effet, quand l’empire d’occident venait à vaquer, il était réputé même dans l’étendue de son territoire, être dévolu de droit à l’empereur d’orient, et lui appartenir pour lors légitimement. Idace, évêque dans l’Espagne, après avoir parlé de la mort d’Honorius, à la place de qui un parti avait installé Joannes, écrit : Honorius étant mort,... Cassiodore dit expressément qu’après la mort d’Honorius, la monarchie romaine appartint en entier à l’empereur Théodose le Jeune. Nous avons rapporté ci-dessus un passage de Béda, où cet auteur, en racontant ce qui s’était passé dans l’empire d’occident, ne laisse pas de dater les évènements par les années du règne de ce même Théodose en occident, quoique Valentinien III, à qui Théodose avait cédé ses droits, y régnât actuellement, quand ces évènements étaient arrivés.

On ne peut point objecter, et nous l’avons déjà montré, que ce droit de réunion fut attaché au sang de Théodose le Grand, et non pas à la couronne impériale d’orient. Le même Idace dit sur l’an quatre cent cinquante-cinq : après la mort de Valentinien,... Nous avons déjà observé que Martian n’était point du sang de Théodose le Grand. D’ailleurs, il ne devint point de fait empereur d’occident, et il n’y fut jamais proclamé. Quand Idace s’explique comme il le fait, c’est donc uniquement par rapport au droit de ce prince.

On observera encore que les empereurs d’orient, à qui, comme il sera rapporté dans la suite, les successeurs d’Avitus demandèrent l’unanimité  n’étaient pas de la descendance de Théodose le père, non plus que Martian. Après avoir prouvé l’existence du droit des empereurs d’orient, voyons quelle pouvait être son origine.

Cette prérogative attachée à l’empire d’orient, venait, suivant mon opinion, de plusieurs causes. En premier lieu, c’était à son fils aîné que l’empereur Théodose le Grand avait assigné le partage d’orient, c’était à son fils cadet qu’il avait assigné le partage d’occident. En vertu de la disposition faite par Théodose le Grand, Arcadius remplit le trône de Constantinople, et Honorius celui de Rome. La prééminence attachée suivant le droit naturel à la primogéniture, parut donc aux yeux de tous les sujets de la monarchie avoir été annexée au trône d’orient. Une telle disposition, et les conjonctures changèrent ensuite cette prééminence en une véritable supériorité. Elles furent cause que l’empire d’orient, qui ne devait avoir que la prééminence sur l’empire d’occident, acquit sur lui une espèce de droit de suzeraineté. Quand Théodoric roi des ostrogots reprocha en l’année quatre cent quatre-vingt-neuf, à Zénon empereur d’orient, le peu d’intérêt qu’il prenait à la situation où se trouvait l’empire d’occident opprimé par Odocier, Théodoric dit à Zénon : que l’empire d’occident avait été dans les temps antérieurs gouverné par les soins des empereurs d’orient, prédécesseurs de Zénon. Voici, suivant mon opinion, comment ce droit aura été établi.

La première vacance d’un des partages qui soit arrivée, sans que le dernier possesseur laissât un successeur reconnu pour tel, survint en occident, lorsqu’Honorius mourut. Arcadius empereur d’orient était bien mort avant Honorius ; mais Arcadius avait laissé en la personne de Théodose Le Jeune, un fils capable de recueillir la succession vacante par la mort de son père. Honorius au contraire mourut sans laisser aucun garçon qui pût lui succéder, et comme son neveu Théodose se trouvait ainsi le plus proche parent paternel de l’empereur décédé, il prétendit avec raison que la succession de son oncle lui fût dévolue. Aucune loi ne s’opposait à sa prétention.

Comme nous le dirons plus au long dans l’endroit du sixième livre de cet ouvrage, où il sera traité de la loi de succession établie dans la monarchie des francs, il n’y eut jamais dans l’empire romain une loi de succession bien claire et bien constante. Ainsi toutes les contestations qui pouvaient survenir dans cette monarchie, concernant la succession à la couronne, devaient se décider suivant le droit des particuliers, et ce droit était favorable à Théodose le Jeune dans la question : qui, suivant la loi, est le successeur légitime d’Honorius ? Aussi Joannes, qu’un parti avait proclamé successeur d’Honorius, fut-il, généralement parlant, traité d’usurpateur, et abandonné comme tel. Au contraire, Valentinien III, à qui Théodose le Jeune avait cédé ses droits sur l’empire d’occident, y fut reconnu pour empereur. Valentinien III n’avait aucun droit de son chef à l’empire d’occident : c’était par femme qu’il descendait de Théodose le Grand. Il est vrai que Constance le père de notre Valentinien, avait été proclamé empereur d’occident ; mais comme on l’a vu, Théodose Le Jeune alors empereur d’orient, et dont on vient de voir les droits, avait refusé de reconnaître Constance en cette qualité. C’était si peu comme fils de Constance, que Valentinien III fut reconnu empereur d’occident, qu’après le décès de Constance, mort avant Honorius, Valentinien ne se porta point en aucune manière pour successeur de son père. Valentinien fut aussi longtemps après la mort d’Honorius, sans prendre ni le titre d’empereur ni même celui de César. Il ne prit successivement et l’un et l’autre titre, que lorsqu’ils lui eurent été conférés par Théodose son cousin.

La manière dont les actes publics de ces temps-là, qui nous restent, se trouvent rédigés, nous autorise à conjecturer que dans l’instrument de la cession de l’empire d’occident faite à Valentinien III par Théodose le Jeune, et dans les autres actes qui se seront faits en conséquence, il n’aura point été énoncé en quelle qualité Théodose agissait, il n’y aura point été expliqué s’il faisait la cession, dont on parle, en qualité d’empereur d’orient, ou en qualité de seul héritier d’Honorius. Ainsi comme Théodose n’y prenait point apparemment la qualité d’héritier d’Honorius, et qu’il y prenait certainement son titre d’empereur des romains, le monde aura conçu l’idée que Théodose avait agi comme empereur d’orient, et par conséquent tous les esprits se seront laissés prévenir de l’opinion : que c’était à l’empereur d’orient qu’il appartenait de disposer du partage d’occident, lorsqu’il venait à vaquer. Cette opinion aura préoccupé tous les esprits d’autant plus facilement, qu’elle les aura trouvés n’étant point encore imbus d’aucun autre sentiment sur ce point-là du droit public de l’empire. Une suite nécessaire de cette opinion, c’était la croyance que l’empereur d’orient fût le souverain véritable et légitime de l’empire d’occident, tandis qu’il n’y avait point d’empereur à Rome.

La distinction entre ce que Théodose avait fait comme empereur des romains d’orient, et ce qu’il avait fait comme héritier d’Honorius par le droit du sang, aura paru dans la suite une subtilité, quand quelqu’un se sera avisé de la proposer, parce que depuis vingt ans les esprits étaient imbus de l’opinion que cette distinction combattait. On aura répondu que du moins Théodose avait réuni à la couronne qu’il avait portée, tous ses droits personnels, tous les droits qu’il tenait du sang dont il était sorti, et que cette couronne était celle d’orient, laquelle Martian portait actuellement. Les peuples s’imaginent naturellement qu’un prince qu’ils voient revêtu du même titre que son prédécesseur, ait aussi tous les droits qu’avait son prédécesseur.

Quoique plusieurs personnes aient protesté apparemment, pour la conservation des droits de l’empire d’occident, et qu’elles aient combattu l’opinion, dont nous parlons, cette opinion sera demeurée néanmoins l’opinion généralement reçue, parce que les conjonctures l’ont toujours favorisée. En premier lieu, la question avait été décidée en faveur de l’empire d’orient, la première fois qu’elle s’était présentée. En second lieu, depuis l’année quatre cent sept jusqu’au renversement du trône établi à Rome, l’empire d’occident fut toujours plus affligé et plus malheureux que l’empire d’orient. Ce dernier essuya bien plusieurs disgrâces ; mais sa capitale du moins ne fut point prise par les barbares, et ses plus riches provinces ne furent point envahies par des nations étrangères ; au lieu que l’empire d’occident vit trois fois dans le cours du cinquième siècle les barbares maîtres de la ville de Rome sa capitale, et qu’il vit encore les nations se rendre les seigneurs de ses meilleures provinces.

L’empire d’occident perdit, dans le temps dont je parle, la Grande Bretagne, une partie de l’Afrique, une partie de l’Espagne, et une partie des Gaules, où étaient ses plus grandes ressources. Ainsi Rome étant réduite souvent à demander du secours à Constantinople, qui lui en donnait quelquefois, soit en lui envoyant des troupes, soit en faisant des diversions en sa faveur ; il ne fut pas bien difficile à Constantinople de s’établir sur Rome un droit de suzeraineté, quelque légers qu’en fussent les fondements. Il est aisé de faire reconnaître ses droits par des suppliants. Enfin les romains qui ont vécu dans les temps postérieurs, s’étaient tellement accoutumés à parler de la supériorité que l’empire d’orient s’était arrogée durant le cinquième siècle sur l’empire d’occident, comme d’un droit légitime, et ils avaient si bien eux-mêmes donné ce ton-là aux barbares établis sur le territoire du partage d’occident, qu’Hincmar dans la lettre où il cite l’édit fait par Honorius en quatre cent dix-huit, pour convoquer dans Arles les sept provinces des Gaules, met le nom de Théodose le Jeune avant le nom d’Honorius, quoique Théodose ne fût que le neveu d’Honorius, quoique Théodose ne fût monté sur le trône que plusieurs années après Honorius, et quoique enfin il s’agît d’un décret donné pour être exécuté seulement dans l’empire d’occident. J’ajouterai même, ce qui rend le style d’Hincmar encore plus digne d’attention, que dans l’acte original qui fut publié en un temps où la supériorité de l’empire d’orient sur celui d’occident n’était pas encore établie, Honorius est nommé avant Théodose. Nous avons parlé fort au long de cet édit dans notre second livre.

Le célèbre Grotius, il est vrai, est d’un sentiment contraire à celui que nous venons d’exposer. Ce respectable savant, après avoir dit que la constitution d’Antonin Caracalla, laquelle donnait le droit de bourgeoisie romaine à tous les citoyens des villes et communautés renfermées dans les limites de l’empire, n’eut d’autre effet que de communiquer à ces nouveaux citoyens, les droits que le peuple romain s’était acquis par ses conquêtes, mais que la propriété de ces droits, que l’autorité de disposer du gouvernement, demeurèrent toujours affectées et attachées aux citoyens habitants dans la ville de Rome, où, pour ainsi dire, en était la source, ajoute ce qui va suivre : les droits du peuple de Rome ne furent point affaiblis,... Voilà tout ce que dit Grotius pour appuyer son sentiment. Cet auteur qui avait l’histoire ancienne et l’histoire moderne si présentes à l’esprit n’allègue point d’autres raisons. Il ne rapporte point d’autres faits que celui de la réprobation d’Irène, et de l’élection de Charlemagne. Or ce fait ne prouve point que les citoyens de Rome aient cru, après la division de leur monarchie, avoir aucun droit de disposer du partage d’orient. Il faudrait pour cela qu’ils eussent proclamé Charlemagne empereur d’orient, ce qu’ils ne firent pas. Ils se contentèrent de le proclamer empereur d’occident. Si les habitants de cette ville osèrent alors se soustraire à l’obéissance du trône d’orient, ce fut parce qu’on y avait fait asseoir une femme contre une des lois fondamentales de la monarchie. D’ailleurs cet évènement n’arriva que dans le huitième siècle, et après que les différentes révolutions survenues dans les provinces qui composaient durant le cinquième siècle l’empire d’occident, y eurent changé le droit public.

Je crois que l’erreur de Grotius, supposé que ce soit lui qui se trompe, vient de ce qu’en prenant son parti, il n’aura point fait attention que le droit de bourgeoisie romaine n’était point un droit attaché au domicile ni à l’habitation dans Rome, mais un droit attaché à la filiation, et pour ainsi dire, inhérent au sang de ceux qui en jouissaient. Je m’explique.

Il y a des villes dont on devient citoyen par la seule habitation. Le droit d’être un des membres de la communauté y est si bien attaché au domicile, que dans quelques-unes de ces villes il suffit d’y avoir demeuré un temps, et que dans les autres il suffit du moins d’y être né pour y pouvoir jouir des droits annexés à la qualité de citoyen. Dans les villes, où le droit de citoyen s’acquiert par l’habitation, il se perd par l’absence. Un citoyen de ces villes-là, qui a transporté son domicile dans une autre ville, ne transmet point le droit, qu’il avait apporté en venant au monde, aux enfants qui lui naissent dans son nouvel établissement. Ces enfants n’ont point le droit de citoyen dans la patrie de leur père. Ils y sont étrangers, bien que leurs ancêtres y aient été citoyens durant plusieurs générations. Les villes de France, d’Angleterre et des Pays-Bas où Grotius était né, sont de celles dont je viens de parler. On observera même que les restrictions faites par quelques-unes de ces villes, à la loi commune, afin de n’admettre aux emplois municipaux les plus importants, que les petits-fils des étrangers qui s’y seraient domiciliés, sont des statuts postérieurs au temps où Grotius écrivait, et d’ailleurs des exceptions qui prouvent la règle.

Il y a d’autres villes où le droit de citoyen ne s’acquiert point en y demeurant, ni même en y naissant. Ce droit y est attaché au sang et à la filiation ; il faut pour l’avoir, être né d’un père citoyen, ou du moins l’obtenir du souverain par une concession expresse. Un homme né dans une des villes dont nous parlons ici ; et même descendu d’ancêtres tous nés depuis dix générations dans une de ces villes-là, n’en serait point pour cela citoyen ; il n’y serait qu’habitant, si sa famille n’était pas au nombre des familles, lesquelles y jouissent du droit de bourgeoisie. Berne, et plusieurs autres villes de la Suisse, sont du nombre de ces villes, où le droit de citoyen est attaché au sang. Telles sont encore plusieurs villes d’Allemagne et d’Italie, principalement Venise et Gênes. Il n’y a, par exemple, dans ces deux dernières villes de véritables citoyens que les nobles, puisqu’ils sont les seuls qui aient voix active et passive dans la collation des principaux emplois de l’une et de l’autre république. Les autres habitants, quelque nom qu’on leur donne, n’y sont pas les concitoyens des nobles, mais bien leurs sujets. Comme ce n’est point la seule habitation, ni même la naissance dans l’enceinte des villes dont je viens de parler qui mettent en possession du droit de citoyen, aussi on ne le perd pas pour être domicilié, ni même pour être né hors de ces villes.

Le fils d’un citoyen conserve, quoiqu’il soit né dans une terre étrangère, tous les droits attachés au sang dont il est sorti, et il en jouit, dès qu’il a fait preuve de sa filiation, suivant la forme prescrite en chaque état. Combien y a-t-il de bourgeois dans chacun des treize cantons, qui non seulement sont nés hors de leur canton, mais encore hors de la Suisse. J’observerai même à ce sujet, que le droit de citoyen, lorsqu’il est inhérent au sang, y demeure attaché durant un très grand nombre de générations. Par exemple, lorsque la république de Venise possédait encore la Candie, et qu’il y avait plusieurs familles de ses nobles établies dans cette île, tous les mâles issus de cette espèce de colonie, jouissaient du droit de citoyens vénitiens, quoique leurs pères, leurs aïeux et leurs ancêtres fussent tous nés en Candie.

Pour revenir au droit de bourgeoisie romaine, il était entièrement attaché au sang et à la filiation. Il fallait, comme tout le monde le sait, pour être citoyen romain, ou bien être fils d’un père qui fût citoyen, ou bien avoir été fait citoyen par une loi générale ou particulière, émanée du souverain : d’un autre côté une famille qui était une fois revêtue de ce droit, ne le perdait point en se domiciliant dans une autre ville de l’empire, et même dans les provinces les plus éloignées de la capitale. Les rejetons de cette famille ne laissaient pas d’être citoyens romains, quoiqu’ils fussent nés hors de Rome et même hors de l’Italie. Comme il naissait tous les jours dans Rome des enfants qui n’étaient point citoyens romains, il naissait aussi tous les jours des citoyens romains auprès des cataractes du Nil, sur les bords de l’Euphrate, sur les rives du Guadalquivir, et dans les marais du Bas-Rhin.

Comment, dira-t-on, la plupart des citoyens romains, nés en des lieux si éloignés les uns des autres, pouvaient-ils prouver leur descendance, lorsqu’ils avaient un procès concernant leur état ? Je réponds qu’il est vrai que plusieurs inconvénients devaient résulter de l’observation du droit public de l’empire dès les premiers Césars ; mais on y avait mis ordre de bonne heure, et même avant que Caracalla eût multiplié les citoyens à l’infini, en donnant le droit de bourgeoisie romaine à tous les sujets de la monarchie. Marc-Aurèle Antonin avait déjà ordonné longtemps avant que Caracalla fit son édit, que tous les citoyens romains seraient tenus de donner un nom à leurs enfants trente jours au plus tard après qu’ils seraient nés, et que leurs pères feraient inscrire dans le même terme, le nom de cet enfant sur les registres publics ; que le nom des enfants nés à Rome serait inscrit sur les registres du temple de Saturne, où était le dépôt public, et le nom des enfants nés dans les provinces, sur le registre de celle où ils seraient nés, et qu’à cet effet on établirait un greffe dans chacune de ces provinces. Ces registres devaient avoir dans l’empire le même effet, que le livre d’or sur lequel on inscrit les noms des enfants qui naissent aux nobles vénitiens, doit avoir aujourd’hui dans leur république : un extrait de ces archives établies par Marc-Aurèle, était alors ce qui est à présent un extrait baptistaire, et faisait foi en justice dans les procès concernant l’état des personnes.

Ainsi lorsque Constantin le Grand eût transporté dans Byzance une partie du peuple romain, il se trouva dans Byzance une partie de ces hommes à qui les droits que le peuple romain avait acquis, devaient appartenir. La portion du sénat et du peuple romain, laquelle se transplanta dans la nouvelle capitale, conserva les droits que le sang dont elle sortait lui avait transmis. Ce fut à cause de cela que bientôt Constantinople s’appela ville  absolument, ou par excellence, et comme Rome se l’appelait déjà. L’empire ayant donc été divisé pour lors en deux partages, chaque portion du peuple romain exerça tous les droits appartenants au peuple romain dans le partage où elle se trouvait établie. De-là je conclus que Grotius n’a pas eu raison de supposer que les droits du peuple romain fussent demeurés en entier à la partie du peuple romain qui resta dans Rome, lorsque la monarchie fut divisée en deux empires. Au contraire nous venons de voir que dans la suite la partie du peuple romain qui s’était transplantée à Byzance, s’arrogea une espèce de supériorité sur celle qui était restée à Rome. Il est temps de finir une digression qui ne laissera point de paraître longue, quoiqu’elle soit assez curieuse par elle-même ; mais j’ai cru ne devoir pas l’épargner au lecteur, parce qu’elle est nécessaire pour le mettre en état de porter un jugement sage sur plusieurs évènements que nous avons à rapporter, et principalement sur ce que nous dirons concernant le consulat conféré à Clovis par Anastase empereur d’orient, et concernant la cession des Gaules que Justinien, un des successeurs d’Anastase, fit aux enfants de Clovis.

 

CHAPITRE 2

Avitus est reconnu empereur d’occident par l’empereur d’orient, et il est ensuite déposé. Il meurt et il est enterré à Brioude. Majorien qui lui succède fait Égidius généralissime dans le département des Gaules. Qui était Égidius.

Les ministres qu’Avitus avait envoyés à Martian, pour lui demander l’unanimité, furent très bien reçus, et l’empereur d’orient reconnut pour son collègue le nouvel empereur d’occident. Les auteurs du cinquième et du sixième siècle nous apprennent très peu de choses du règne d’Avitus. Voici ce qu’on peut y ramasser.

Idace dit que Théodoric second roi des visigots, passa les Pyrénées à la tête d’une puissante armée de ses sujets, pour faire la guerre en Espagne, par ordre et sous les auspices de l’empereur Avitus, dont il avait pris une commission. La condition de cette grande province était à peu près la même que celle des Gaules. Les barbares en tenaient une partie, et celle qu’ils n’occupaient pas, obéissait aux officiers de l’empereur, ou bien à ces bagaudes de qui nous avons déjà fait mention. Mais les évènements de la guerre que Théodoric fit en Espagne, ne sont point de notre sujet. Ce fut encore sous le règne d’Avitus, que Ricimer battit dans l’île de Corse un corps considérable des vandales d’Afrique. Il y avait mis pied à terre, afin de s’y rafraîchir, dans le dessein de se rembarquer ensuite, pour venir faire une descente sur les côtes des Gaules ou de l’Italie.

Ce qui s’était passé à Rome, quand Maximus y fut tué, avait rallumé la guerre entre les vandales et les romains. Ricimer dont nous aurons tant à parler dans la suite, et qui fut alors fait patrice, en considération du service qu’il venait de rendre, était fils d’un homme de la nation des suèves, et de la fille de Vallia, roi des visigots, et le prédécesseur de Théodoric I. Ainsi Ricimer était un des officiers barbares qui servaient l’empire ; mais, comme nous le verrons dans la suite, les services de ce suève furent plus funestes à la monarchie romaine que toutes les hostilités des Alaric et des Attila. Ce fut lui qui souleva contre Avitus ce qu’il y avait alors de troupes en Italie. Le sénat de Rome qui ne voyait qu’avec répugnance sur le trône, un empereur installé par des gaulois, profita du mécontentement des soldats, et par des moyens dont nous n’avons point connaissance, il contraignit Avitus à abdiquer en l’année quatre cent cinquante-six. L’empereur déposé prit même le parti, afin de se mettre mieux à couvert de toute sorte de violence, d’entrer dans l’état ecclésiastique. Il reçut donc les ordres, et même il fut sacré dans Plaisance, évêque d’un diocèse entier. Avant que de parler de l’interrègne qui suivit l’abdication d’Avitus, et qui finit par la proclamation de Majorien, rapportons quelques circonstances de l’abdication d’Avitus, propres à donner une notion de la condition des romains des Gaules, et à faire connaître quel y était alors l’esprit des peuples. Si nous en croyons le récit de Grégoire de Tours, compatriote d’Avitus, ce prince eut avis que nonobstant le sacrifice qu’il avait fait de ses droits et de son nouvel état, le sénat de Rome voulait le faire mourir. Là-dessus il prit le parti de venir se réfugier dans les Gaules, et d’y chercher un asile dans l’église de Brioude, dédiée au martyr saint Julien l’auvergnat, lequel  y est inhumé. Avitus était en chemin pour s’y rendre, quand il mourut, et son corps y fut apporté pour y être déposé auprès du tombeau du saint qu’il avait choisi pour son protecteur. On voit encore dans un caveau de cette église une grande urne de marbre, dans laquelle on croit que le corps d’Avitus fut renfermé.

Suivant l’apparence, le dessein que prit Avitus, dès qu’il eut été informé que même après son abdication ses ennemis en voulaient encore à sa vie, fut de revenir dans les Gaules, pour y engager les visigots qui l’avaient fait empereur, à prendre sa défense. Il aura repassé les Alpes avec ce projet ; mais après que ceux qu’il avait envoyés pour sonder les intentions du roi Théodoric, lui auront eu rapporté que ce prince était dans la résolution de ne point tirer l’épée contre les romains, il aura changé ce projet en celui de se réfugier dans l’église de Brioude, où était le tombeau de saint Julien martyr. On sait à quel point ces asiles étaient alors respectés, et que les puissances séculières n’osaient rien attenter, du moins à force ouverte, sur la personne de ceux qui s’y étaient réfugiés. Avitus sera mort, quand il était en chemin pour exécuter cette dernière résolution.

Non seulement ce qu’Idace dit concernant la destinée d’Avitus, ne s’oppose point à notre conjecture, mais il la confirme. Le voici : la troisième année après qu’Avitus eut été proclamé empereur... En effet ce récit suppose qu’Avitus ayant été déposé en quatre cent cinquante-six, il eut alors recours aux visigots qui lui avaient fait mille promesses, lorsqu’il était monté sur le trône ; mais qu’à cause de son malheur les visigots refusèrent de tenir ces promesses, et que la mort d’Avitus, qui est le dernier des faits contenus dans le récit d’Idace, et celui auquel la date est relative, arriva la troisième année après qu’Avitus eût été proclamé empereur, c’est-à-dire, vers la fin du mois d’août, ou au mois de septembre de l’année quatre cent cinquante-sept. Avitus ayant été proclamé vers la fin du mois d’août en quatre cent cinquante-cinq, la seconde année d’après cette proclamation, finissait au mois d’août quatre cent cinquante-sept, et la troisième commençait au même temps. Ainsi Cassiodore, et Marius évêque d’Avanches, auront eu raison de dire qu’Avitus fut déposé dès l’année quatre cent cinquante-six, et de son côté Idace aura eu raison de dire que cet empereur n’était mort qu’en quatre cent cinquante-sept, et quand l’interrègne avait déjà cessé par l’élévation de Majorien à l’empire.

Peut-être le fait, dont nous allons parler, a-t-il eu quelque rapport avec la déposition d’Avitus. Marius évêque d’Avanches, dont le siège, après avoir été quelque temps à Lausanne, est présentement à Fribourg en Suisse, et auteur qui a continué les fastes de Prosper, finissants en l’année quatre cent cinquante-cinq inclusivement, dit que l’année de la déposition d’Avitus, les bourguignons occupèrent une partie des Gaules, et qu’ils y partagèrent les terres avec le concours des sénateurs du pays. La première des Lyonnaises, et plusieurs cités de la première Aquitaine et des provinces voisines, mécontentes du traitement que le sénat de Rome venait de faire à l’empereur Avitus, dont les Gaules regardaient l’élévation comme leur ouvrage, refusèrent, comme nous allons le dire, d’obéir aux ordres de ce sénat lesquels Ricimer, qui gouvernait durant l’interrègne, leur envoyait. Nous verrons même que Majorien, lorsqu’il eut été proclamé empereur, ce qui arriva en quatre cent cinquante-sept, fut obligé d’employer la force pour réduire ces mécontents à l’obéissance : ainsi Ricimer, pour gagner les bourguignons, et pour les détacher du parti qui s’était formé dans les Gaules contre le sénat de Rome, leur aura permis apparemment d’élargir les quartiers qu’ils avaient dans la sapaudia, et de les étendre sur le territoire des cités qui étaient entrées dans ce parti-là. L’accord aura été fait et exécuté l’année même de la déposition d’Avitus, et avant que Majorien eût encore été proclamé, c’est-à-dire, dès quatre cent cinquante-six.

Quelles furent les cités que les bourguignons occupèrent alors ? Vraisemblablement ils s’étendirent de proche en proche, et ils s’établirent dans les pays qui sont sur la droite du Rhône, et sur la gauche de la Saône, au-dessus de la ville de Lyon, où ils n’entrèrent, comme on le verra, qu’après la mort de Majorien. Quant au partage des terres dont Marius fait mention, comme j’en dois parler ailleurs assez au long, je me contenterai de dire ici que ce partage fut fait par égales portions. Une moitié des terres fut laissée aux romains, et l’autre fut abandonnée aux bourguignons, qui pour revêtir d’une ombre d’équité l’injustice qu’ils exerçaient, auront appelé à l’assemblée, qui se tint pour régler ce partage, quelques sénateurs des cités où l’on dépouillait l’ancien habitant de la moitié de son bien. Il n’y aura point eu trop de terres à donner, eu égard au nombre des bourguignons qui en demandaient. Premièrement, cette nation était nombreuse. D’ailleurs, il y a de l’apparence que les essaims de ce peuple-là, qui demeuraient encore au-delà du Rhin, lorsqu’Attila fit son invasion dans les Gaules, auront presque tous quitté vers l’année quatre cent cinquante-six, leurs anciennes habitations, pour venir partager la fortune de leurs compatriotes établis sur les bords du Rhône et de la Saône. Du moins je ne me souviens pas d’avoir rien lu dans aucun auteur ancien, qui donne à croire qu’après cette année-là il y ait eu encore des bourguignons dans la Germanie, si ce n’est un passage de la loi gombette, rapporté ci-dessous, et qui semble supposer que dans le sixième siècle il vint encore de temps en temps quelque barbare de la nation des bourguignons, demander d’être agrégé aux bourguignons sujets de la maison de Gondebaud. Mais il n’est pas dit dans cette loi, que ces nouveaux venus arrivassent de la Germanie.

Quoique Avitus eût été déposé dès l’année quatre cent cinquante-six, Majorien son successeur ne fut proclamé que l’année quatre cent cinquante-sept. Suivant une des notes du père Sirmond sur le panégyrique de Majorien, cet empereur n’était encore que maître de la milice au mois de mars de l’année quatre cent cinquante-sept lorsqu’un de ses lieutenants défit aux environs de Coire un parti considérable des allemands établis sur la droite du Danube ou dans les Alpes, et qui venait de saccager un canton de l’Italie, d’où il emportait un riche butin. Nous verrons en parlant d’une expédition de Childéric contre ces allemands, qu’ils faisaient souvent de pareilles incursions en Italie. Elles leur tenaient lieu de récolte.

Ce ne fut que le premier jour du mois d’avril quatre cent cinquante-sept, que Majorien prit la pourpre, suivant les fastes que cite le père Sirmond. Tout le temps qui s’était écoulé entre la déposition d’Avitus et l’exaltation de Majorien, avait été sans doute employé en négociations entre l’empereur d’orient et les romains d’occident, qui voulaient lui faire agréer le choix auquel ils s’étaient déterminés, avant que de le consommer. Jornandés dit dans son histoire des goths, que ce fut par ordre de Martian, empereur des romains d’orient, que Majorien monta sur le trône de l’empire d’occident. Il est vrai cependant que ce fut bien par ordre de l’empereur d’orient, mais non point par ordre de Martian, que Majorien fut proclamé empereur d’occident. Martian mourut, et Léon I son successeur fut proclamé dès le mois de janvier de l’année quatre cent cinquante-sept. Ce qui peut avoir trompé Jornandés, qui écrivait cent ans après l’évènement, c’est que la négociation que les romains d’occident firent à Constantinople, pour y faire agréer l’élévation de Majorien, aura été entamée dès le règne de Martian, quoiqu’elle n’ait été terminée que sous le règne de Léon I son successeur. En effet Jornandés lui-même a reconnu son erreur, et son histoire des révolutions arrivées dans les états durant le cours des siècles, dit expressément : Léon qui était de la Thrace,... ; on lit aussi dans Sidonius Apollinaris, que l’empereur Léon donna son consentement au projet de faire Majorien empereur. Sidonius dit, en adressant la parole à Majorien : après que le sénat,... On ne saurait douter que le collègue, dont parle ici Sidonius, ne soit Léon. En premier lieu, quelle personne pouvait-on appeler absolument le collègue de l’empereur d’occident, si ce n’est l’empereur d’orient ? En second lieu, et c’est ce qui lève tout scrupule, lorsque Sidonius prononça le panégyrique de Majorien en quatre cent cinquante-huit, ce prince était consul, et il avait pour collègue dans cette dignité, l’empereur Léon.

Grégoire De Tours, après avoir dit que Majorien fut le successeur d’Avitus, ajoute : Égidius qui était romain, fut fait maître de la milice dans le département des Gaules. Nous avons déjà parlé de Majorien à l’occasion de l’expédition qu’Aëtius fit dans la seconde Belgique contre le roi des francs Clodion, et même nous avons eu dès lors occasion de remarquer que ce romain était encore un jeune homme, quand il fut fait empereur. Nous avons dit aussi quelque chose d’Égidius, au sujet du siège qu’il mit devant Chinon durant la guerre d’Aëtius avec les Armoriques. Mais Égidius Syagrius, que nos historiens appellent le comte Gilles ou Gillon, et son fils connu sous le nom de Syagrius, qui était leur nom de famille, jouent un si grand rôle dans le commencement des annales de notre monarchie, qu’il convient de rassembler ici tout ce qui se trouve dans les auteurs contemporains, concernant la naissance et le caractère de ce maître de la milice dans le département des Gaules. Il était de la famille Syagria, l’une des plus illustres du diocèse de Lyon, et qui avait eu un consul en trois cent quatre-vingt-deux. Symmachus, auteur du quatrième siècle, dit, en parlant de ce consul, qui s’appelle dans les fastes, Afranus Syagrius ; que ce Syagrius avait son patrimoine de l’autre côté des Alpes, par rapport à Rome, c’est-à-dire, dans les Gaules. Nous savons encore par une lettre de Sidonius Apollinaris, qu’Afranus Syagrius, qui avait été consul, était enterré à Lyon sa patrie, et inhumé dans le monument de sa famille, qui se trouvait à un trait d’arbalète du lieu, où reposait le corps de saint Juste évêque de cette ville-là. Un auteur du cinquième siècle, Ennodius évêque de Pavie, dit en parlant d’un rachat d’esclaves que saint épiphane un de ses prédécesseurs avait fait vers l’année quatre cent quatre-vingt-douze, dans la partie des Gaules occupée par les bourguignons : après que les grandes sommes d’argent,...

Priscus Rhétor dit aussi qu’Égidius était de la Gaule, et qu’il avait servi longtemps sous Majorien. Il n’y a point même lieu de douter que ce ne soit de notre Égidius qu’il est parlé dans l’endroit du panégyrique de Majorien, où Sidonius fait un éloge si magnifique du maître de la milice, qui commandait sous cet empereur, l’armée à laquelle il fit passer les Alpes pour la mener dans les Gaules, à la fin de l’année quatre cent cinquante-huit. À en juger sur le passage de Grégoire de Tours, que nous venons de rapporter, Égidius fut fait maître de la milice très peu de temps après l’élévation de Majorien, et le panégyrique où nous croyons que Sidonius Apollinaris désigne Égidius, fut prononcé environ un an après cette élévation. Voici ce qui se trouve dans ce poème : qu’il y a de louanges à donner à vos généraux,... Paulin de Périgueux, l’auteur de la vie de saint Martin écrite en vers, laquelle nous avons déjà citée, et qui, comme Sidonius Apollinaris, était contemporain d’Égidius, ne fait pas un moindre éloge de ce personnage : Égidius si célèbre par ses vertus militaires, dit ce poète, s’est encore rendu plus illustre par ses vertus morales et chrétiennes. D’autres auteurs du cinquième et du sixième siècle, parlent aussi très avantageusement du mérite de ce romain. Nous transcrirons leurs passages en parlant de ceux des évènements où il a eu part, lesquels nous sont connus.

Le père Sirmond n’est pas du sentiment qu’il faille entendre d’Égidius, les vers du panégyrique de Majorien par Sidonius, que nous avons rapportés. Au contraire il pense que Sidonius y veut parler ou de Ricimer ou de Népotianus, qui, suivant Idace, était cette année-là maître de la milice dans le département des Gaules. Quant à Ricimer, il est bien vrai qu’il avait été maître de la milice, mais c’était dans le département de l’Italie, et même il ne l’était déjà plus à la fin de l’année quatre cent cinquante-huit, et quand Sidonius prononça son panégyrique de Majorien actuellement consul. Suivant les fastes cités par le père Pétau, Majorien qui fut proclamé empereur le premier jour d’avril quatre cent cinquante sept, avait été fait maître de la milice dès le mois de février de la même année, à la place de Ricimer, qui venait d’être élevé à la dignité de patrice, et par conséquent avancé à un grade supérieur à celui qu’il laissa vacant. Ainsi ce n’est point lui que Sidonius désigne dans les vers dont il s’agit. Si cela était, Ricimer y serait appelé patrice, et non pas maître de la milice. Sidonius n’a point pu se méprendre sur ces choses-là.

Quant à Népotianus, je ne crois pas non plus que ce soit lui dont notre poète entend parler. En voici la raison. Sidonius très certainement veut parler ici du maître de la milice, qui commandait sous Majorien l’armée qui à la fin de l’année quatre cent cinquante-huit vint dans les Gaules, comme nous allons le dire, pour y dissiper le parti qui s’y était formé contre cet empereur, et pour les soumettre à son pouvoir. Or Népotianus ne saurait avoir été ce généralissime. En voici la raison. On voit par la chronique d’Idace que Théodoric II roi des visigots, qui soit à cause de la déposition d’Avitus, soit à cause de quelques circonstances de la mort de cet empereur, en était venu à une rupture ouverte avec le parti de Majorien, ne fit sa paix avec cet empereur qu’après avoir été battu dans un combat, et par conséquent quelque temps après que Majorien eut passé les Alpes, pour venir dans les Gaules. Cette paix n’a dû donc être conclue que l’année quatre cent cinquante-neuf. Or il parait par Idace et par Isidore de Séville que Népotianus servit sous Théodoric durant tout le cours de cette guerre, qu’il était encore attaché au roi des visigots, quand ce prince fit sa paix avec Majorien : enfin que lorsque cette paix fut faite, notre Népotianus envoya de concert avec Sunneric, qu’Idace a qualifié quatre lignes plus haut de général de Théodoric, une députation aux romains de la Galice. Idace après avoir parlé de l’élévation de Majorien, et après avoir ajouté, à ce qu’il en a dit, le récit d’un grand nombre d’événements, écrit donc : les habitants de la Galice reçurent les députés...

Isidore dit aussi très positivement, qu’alors Népotianus et Sunneric commandaient conjointement une des armées de Théodoric. Ainsi ce que nous venons de voir concernant Népotianus, et ce que nous verrons encore dans la suite, porte à croire que ce Népotianus avait été fait maître de la milice dans le département des Gaules par Avitus. Comme ce prince était maître de la milice, lorsqu’il fut salué empereur, son avènement au trône aura fait vaquer l’emploi dont il s’agit, et il y aura nommé Népotianus. Il aura ensuite envoyé ce général en Espagne avec Théodoric, lorsque, comme nous l’avons vu, il engagea ce roi des visigots d’y aller faire la guerre aux ennemis de l’empire. Après la déposition d’Avitus, Népotianus sera demeuré attaché à Théodoric. Népotianus aura continué de faire dans les armées des visigots et des romains de la Gaule, réunis contre le nouvel empereur, les fonctions de sa dignité. De son côté Majorien aura nommé un autre maître de la milice des Gaules. Il aura conféré cet emploi à Égidius. Il est donc très probable que ce n’est point ni de Ricimer, ni de Népotianus, mais d’Égidius que parle Apollinaris dans un panégyrique fait en quatre cent cinquante-huit.

 

CHAPITRE 3

Majorien vient dans les Gaules, où durant l’interrègne il s’était formé un parti qui voulait proclamer un autre empereur. Projet de chasser les vandales de l’Afrique formé par Majorien qui fait de grands préparatifs pour l’exécuter.

Majorien parvenu à l’empire en un temps où il était encore jeune, quoiqu’il fût déjà un grand capitaine, l’aurait rétabli dans son ancienne splendeur, s’il eût suffi d’avoir de l’esprit, du courage, et de savoir l’art militaire, pour être le restaurateur de la monarchie. Mais l’empire périssait encore plus par la corruption qui régnait à la cour, que par le mauvais état où se trouvaient les finances et les armées. Les vices de ses principaux sujets faisaient donc son mal le plus grand, et il était presque impossible d’ôter à ces hommes souverainement corrompus le crédit ou l’autorité dont ils s’étaient emparés sous les règnes précédents. Quoique l’envie et les autres vices les rendissent ennemis les uns des autres, ils ne laissaient pas de se trouver toujours d’accord, dès qu’il s’agissait d’empêcher qu’on ne sacrifiât les intérêts de la cour aux intérêts de l’état, en diminuant les dépenses, en mettant dans toutes les places importantes des gens de mérite, et en éloignant des emplois ceux qui n’avaient d’autre recommandation que leur naissance ou la faveur ; enfin, en déconcertant les cabales, et en ôtant aux méchants les moyens d’empêcher les bons de faire le bien.

Il était moins difficile de remettre quelqu’ordre dans les finances et de rétablir la discipline dans les troupes en y faisant revivre l’esprit d’équité et l’esprit de soumission par des récompenses données à propos aux subalternes justes ou du moins obéissants, comme par le châtiment des concussionnaires et des séditieux. Ainsi Majorien vint à bout de corriger les abus les plus criants qui fussent dans l’administration des finances, et de rendre aux troupes romaines leur ancienne vigueur ; mais il ne put venir à bout de réformer sa cour, et de corriger les vices qui étaient, pour ainsi dire, dans les premiers ressorts du gouvernement. Au contraire il fut, comme nous le verrons, la victime des mauvais citoyens qui conjurèrent sa perte, dès qu’ils eurent connu ses bonnes intentions, et qui réussirent dans leurs projets, parce que les méchants emploient toutes sortes de moyens pour perdre les hommes vertueux, au lieu que ceux-ci ne veulent mettre en œuvre contre les méchants que des moyens permis par les lois.

Le premier exploit que fit Majorien après avoir été proclamé empereur, fut de battre un corps nombreux des vandales d’Afrique, qui avaient fait une descente dans la Campanie, et qu’il surprit auprès de l’embouchure du Gariglan.

Après cette victoire, Majorien donna tous ses soins à faire un armement par mer et par terre, tel qu’il pût par son moyen soumettre le parti formé contre lui dans les Gaules, et reconquérir ensuite l’Afrique sur les vandales. Ces deux expéditions, dont la première l’acheminait à la seconde, étaient presque également importantes pour lui.

Le parti qui s’était formé dans les Gaules, où l’on était très mécontent du traitement que les romains d’Italie avaient fait au malheureux Avitus, et où l’on ne reconnaissait point encore pour lors aucun empereur, voulait placer sur le trône Marcellinus. Ce Marcellinus, ou comme quelques-uns l’écrivent d’après les auteurs grecs, ce Marcellianus était un homme de naissance, qui après le meurtre d’Aetius, dont il avait été l’ami, s’était révolté contre l’empereur, et s’était ensuite cantonné en Dalmatie. Il y faisait si bonne contenance, que personne n’osait entreprendre de le réduire, et il y régna en souverain, jusqu’à ce que Léon I qui, comme nous l’avons dit, ne fut fait empereur d’orient qu’en quatre cent cinquante-sept, eut trouvé moyen de l’engager par la voie de la persuasion, à se soumettre à l’autorité impériale, et à se charger même d’une commission qu’il voulut bien exécuter. Elle était de chasser les vandales de la Sardaigne dont ils s’étaient emparés. Nous aurons dans la suite d’autres occasions de parler de ce Marcellianus, et nous nous contenterons ici de remarquer qu’il n’avait point encore fait sa paix avec l’empire, lorsque Majorien fut proclamé, puisque ce fut seulement après des négociations commencées par Léon déjà empereur, et qui n’ont pas dû être terminées en un jour, que cet accommodement fut conclu.

Je ne doute point que les historiens que nous avons perdus ne parlassent au long du parti qui se forma dans les Gaules l’année quatre cent cinquante-sept, en faveur de Marcellianus, et contre Majorien ; mais tout ce que nous savons aujourd’hui concernant cet évènement, est ce que nous en apprend une lettre de Sidonius Apollinaris. Il y est raconté que sous le consulat de Severinus, (les fastes le marquent en quatre cent soixante et un, c’est-à-dire, trois ans après que Majorien eut été reconnu dans les Gaules) cet empereur fit manger Sidonius avec lui dans un festin, où il arriva un incident par rapport à une satire qu’on accusait à tort Sidonius d’avoir composée. Cet incident engage Sidonius à parler d’un Pœonius qui avait voulu l’en faire croire auteur, et ce qu’il en dit lui donne lieu de faire mention de la conjuration formée en faveur de Marcellianus.

Pœonius est un de ces hommes... ; on voit bien que l’interrègne dont il est fait ici mention, et qui est arrivé quand Sidonius était déjà dans l’âge viril, est celui qui eut lieu dans les Gaules entre la déposition d’Avitus et la reconnaissance de Majorien par les romains d’en deçà les Alpes à notre égard, et non pas l’interrègne, lequel eut lieu après la mort de Petronius, et avant la proclamation d’Avitus. L’interrègne, lequel eut lieu dans les Gaules depuis qu’on y eut appris la mort de Maximus, jusqu’à la proclamation d’Avitus, ne saurait avoir duré deux mois, comme on l’a vu en lisant l’histoire de l’avènement d’Avitus à l’empire, et Sidonius parle d’un interrègne qui avait duré un grand nombre de mois. Au contraire nous venons de voir qu’il s’écoula près d’un an entre la déposition d’Avitus et la proclamation de Majorien faite en Italie, et nous verrons encore que Majorien ne fut reconnu dans les Gaules que longtemps après sa proclamation en Italie.

Majorien devait craindre que le parti qui s’était formé contre lui dans les Gaules, et dont étaient certainement les visigots, et selon toutes les apparences les francs, ne proclamât enfin empereur ou Marcellianus ou un autre, ce qui aurait rendu le parti encore plus difficile à abattre. Le nouvel empereur ne pouvait donc faire mieux que d’attaquer la ligue dont on parle, avant que tous ceux qui déjà y étaient entrés fussent d’accord entre eux sur le chef qu’ils lui donneraient.

Nous avons dit que le second projet de Majorien, celui qu’il devait exécuter après avoir fait reconnaître son autorité dans les Gaules, était de passer en Afrique, pour y reconquérir les provinces dont les vandales s’étaient emparés à main armée. De tous les barbares qui avaient envahi le territoire de l’empire, les vandales d’Afrique devaient être les plus odieux au peuple romain, parce qu’ils étaient ceux qui lui faisaient le plus de peine. L’Italie et Rome surtout ne pouvaient subsister alors, qu’avec le secours des bleds d’Afrique. Ainsi l’on peut croire que même dans les intervalles de paix, le peuple romain avait souvent à se plaindre de toutes les vexations qu’un état maître de couper les vivres à un autre, ne manque guère à lui faire souffrir. En temps de guerre nos vandales désolaient l’Italie, soit en faisant sur ses côtes des descentes imprévues, soit en croisant sur la Méditerranée. Nous avons vu Genséric roi de ces vandales saccager Rome peu de temps après la mort de Valentinien III et l’histoire du cinquième siècle parle de plusieurs autres villes surprises par les sujets de ce roi barbare. Sidonius dans le panégyrique d’un des successeurs de Majorien, fait dire à l’Italie : d’un autre côté...

Procope dit en parlant des vandales d’Afrique, qu’il y avait longtemps, lorsque Justinien les attaqua, qu’ils étaient en possession de saccager chaque année les côtes de l’Illyrie, du Péloponnèse, de la Grèce, des îles voisines de ce pays-là, et les régions maritimes de la Sicile et de l’Italie. Un jour, ajoute notre historien, Genséric s’était embarqué sur sa flotte, sans avoir dit encore quel était son projet. Elle mettait à la voile, lorsque son premier pilote lui vint demander vers quelle contrée il voulait faire route. Abandonnons-nous aux vents, répondit ce prince. Ils nous porteront sur les côtes du pays contre qui le ciel est le plus irrité. L’air des côtes de l’Afrique sur la mer Méditerranée a-t-il quelque chose de contagieux, et propre à faire de tous ceux qui les habitent, une nation de pirates ? Est-il cause que plusieurs peuples qui dans différents temps se sont établis sur ce rivage, soient devenus corsaires de profession. Cela ne vient-il pas plutôt de ce que ces infâmes côtes sont remplies de syrtes et d’écueils, où les vaisseaux font souvent naufrage, et où ils deviennent la proie de l’habitant du pays, qui là, comme en bien d’autres lieux, croit que tout vaisseau qui échoue sur son rivage, est un présent que le ciel lui veut envoyer. La douceur que ce peuple trouve dans le profit qui lui revient du pillage des vaisseaux qui ont fait naufrage, le détermine à courir la mer pour s’y emparer de ceux qu’il y rencontrera hors d’état de se défendre, et la situation de son pays lui donne tant d’avantage pour exercer la piraterie, qu’il prend bientôt le parti d’en faire son métier ordinaire.

Voyons présentement ce qu’il nous est possible de savoir aujourd’hui des préparatifs que Majorien fit par terre et par mer pour assurer en premier lieu le succès de l’expédition qu’il voulait faire dans les Gaules, et en second lieu le succès de celle qu’il espérait de faire ensuite contre les vandales. L’empereur employa le reste de l’année quatre cent cinquante-sept, et une partie de l’année quatre cent cinquante-huit à ces préparatifs. On coupa les forêts de l’Apennin... ; il faut que les Gaules où Majorien, ainsi que la bonne politique le voulait, aura fait passer l’armée de terre qu’il mit sur pied dès qu’elle fut prête, aient été soumises, avant que la flotte fût encore en état de se mettre en mer, puisque Sidonius dit : quoique les Gaules fussent épuisées... L’armement que Majorien fit par terre se trouva plutôt prêt que celui qu’il faisait par mer, quoique ce premier armement ne fut pas moins considérable que le second. Outre les troupes romaines, il avait dans son camp des corps composés de tous les barbares qui pour lors s’étaient fait quelque réputation à la guerre. Il parait même par le dénombrement de ces corps qu’on lit dans Sidonius, que plusieurs barbares du nombre de ceux qui avaient des établissements dans les Gaules, et qui avaient été à portée de se rendre dans le camp de Majorien, avaient abandonné les quartiers de leur nation pour passer les Alpes, et pour aller joindre en Italie cet empereur, sous lequel ils avaient déjà servi, dans le temps qu’il était un des lieutenants d’Aetius.

Il est vrai que Sidonius dans l’énumération qu’il fait de ces barbares, ne nomme point les francs, et le père Daniel tire même une induction de cette omission, pour appuyer son sentiment qui, comme on le sait, est que les prédécesseurs de Clovis n’ont eu aucun établissement stable dans les Gaules, et que la déposition du roi Childéric, et le choix que les francs firent ensuite d’Égidius pour les gouverner, n’est qu’une fable inventée à plaisir. Mais voici ses propres paroles : Égidius, ou le comte Gilles, devait être roi... tout ce raisonnement porte à faux. Voici pourquoi.

Il suppose qu’Égidius régnât déjà sur la tribu des francs dont Childéric était roi, lorsque Majorien assembla l’armée dont Sidonius fait le dénombrement, et dans laquelle on ne trouve point les francs. Cela ne peut avoir été. En voici la raison. Cette tribu ne saurait avoir choisi Égidius pour son roi, qu’après que Majorien se fut rendu le maître des Gaules. Égidius ne fut reconnu pour maître de la milice dans les Gaules, que lorsque Majorien qui lui avait conféré cette dignité, y eut été reconnu pour empereur. Grégoire de Tours dit positivement, comme on le verra, que lorsque les sujets de Childéric choisirent Égidius pour les gouverner, Égidius était déjà maître de la milice. Or Majorien n’assembla point l’armée, dont il s’agit, dans les Gaules après les avoir soumises. Il l’assembla en Italie pour venir à sa tête subjuguer les Gaules. Sidonius, pour ainsi dire, passe cette armée en revue dans le vers quatre cent soixante et douze du panégyrique de Majorien, et dans les vers suivants. C’est-là qu’il en fait le dénombrement, et ce n’est que dans le vers cinq cent dix qu’il commence à la mettre en marche et à lui faire traverser les Alpes pour venir à Lyon. Ce n’est qu’au vers cinq cent dix que commence la narration du passage de ces montagnes, que Sidonius décrit éloquemment dans les vers suivants, qui conduisent enfin Majorien à cette ville-là. Ainsi lorsque ce prince assembla l’armée dont il s’agit ici, celle qui devait après avoir soumis les Gaules, passer en Afrique, il n’était point encore le maître de ce que l’empire tenait dans les Gaules, et son maître de la milice Égidius, n’y était point encore reconnu en cette qualité. Par conséquent il ne pouvait point avoir été déjà choisi par la tribu des francs, dont Childéric était roi, pour la gouverner. Le moyen de croire que cette tribu eût choisi pour son chef, durant l’interrègne, un général qui n’était pas reconnu sur leurs frontières, et qui était encore en Italie. D’ailleurs Sidonius dit positivement qu’Égidius ne passa les Alpes qu’avec Majorien, et que dans la marche ce fut cet officier qui commanda l’arrière-garde. Dès que l’armée de Majorien a été rassemblée en Italie, dès qu’elle a été rassemblée avant qu’Égidius régnât sur aucune tribu des francs, on ne saurait rien conclure de ce qu’il n’est point fait mention des francs dans le dénombrement de cette armée-là.

Il est encore très vraisemblable que les francs étaient alors aussi bien que Théodoric II dans le parti opposé à Majorien, et même que ce ne fut que quelque temps après la réduction des Gaules, qu’ils firent leur paix avec lui. Mon opinion est fondée sur l’imprécation que Sidonius fait contre les francs dans une espèce de requête en vers, qu’il présenta dans Lyon à Majorien, quelques jours après que la ville eut été réduite, comme nous l’allons dire, sous l’obéissance de cet empereur. Sidonius y expose en premier lieu sa demande, qui était d’être déchargé de trois cote parts de capitation, qu’on lui avait imposées en lui accordant son pardon. Nous avons dit dès le premier livre de cet ouvrage quelle sorte de taxe étaient ces cote parts de capitation. Le suppliant finit ensuite sa requête à l’ordinaire, c’est-à-dire, en faisant des voeux pour la prospérité du prince. Un de ces voeux est : que l’orgueil de l’une et de l’autre rive soit humilié, et que Sicambre tondu n’ait plus d’autre boisson que l’eau du Vahal. C’est-à-dire, en style simple ; que les francs, tant ceux qui habitent encore sur la rive droite du Rhin, que ceux qui se sont cantonnés sur la rive gauche de ce fleuve, et qui sont à présent si altiers, soient punis de leur orgueil, que le romain après les avoir fait captifs, leur coupe les cheveux aussi courts que le sont ceux des esclaves, et qu’ensuite ces barbares relégués tous au-delà du Vahal, n’aient plus que ses eaux pour boisson. Nous avons vu dans le premier livre de cet ouvrage, que l’envie de boire du vin était un des motifs qui attiraient les barbares sur le territoire de l’empire. Revenons au succès de l’expédition de Majorien dans les Gaules.

Ce prince, comme le dit Sidonius, passa les Alpes lorsque l’hiver était déjà commencé. Il arriva cependant à Lyon avant la fin de l’année quatre cent cinquante-huit avec laquelle son consulat expirait, puisque notre poète y prononça devant ce prince, tandis qu’il était encore consul, son panégyrique en vers. D’ailleurs Cassiodore dit dans ses fastes, que ce fut cette année-là que Majorien partit pour son expédition d’Afrique. Nous avons vu que l’expédition de Majorien contre les vandales d’Afrique devait succéder immédiatement à celle qu’il lui fallait exécuter la première, c’est-à-dire, à celle qui lui devait soumettre les romains de la Gaule qui refusaient encore de le reconnaître. Ainsi Cassiodore compte Majorien parti pour son expédition d’Afrique, dès qu’il est parti d’Italie pour entrer dans les Gaules. La diligence avec laquelle Majorien s’y montra, dût déconcerter le parti qui lui était opposé, et qui probablement ne s’attendait point à l’y voir arriver au coeur de l’hiver. Nous ne savons pas d’autres particularités de la guerre civile qui s’y fit alors, que celles qu’on peut ramasser dans les écrits de Sidonius, qui n’a point eu certainement le dessein d’en faire l’histoire.

On a déjà vu par l’extrait d’une de ses lettres que nous avons rapporté, que le dessein des ennemis de Majorien était de proclamer empereur Marcellianus, avec qui suivant l’apparence ils traitaient encore, quand le premier les surprit en passant les Alpes dans une saison que les armées ne prennent pas ordinairement pour traverser les monts. On voit encore par le panégyrique de Majorien du même auteur, que dans le cours de cette guerre civile, la ville de Lyon fut prise et saccagée par les troupes de cet empereur. Sidonius qui était de la cité d’Auvergne, n’aurait point parlé comme il parle du désastre de celle de Lyon, si ces deux cités n’eussent point été dans le même parti. D’ailleurs nous avons encore dans les écrits de cet auteur d’autres preuves que celles qu’on a déjà vues de l’engagement qu’il avait pris avec les ennemis de Majorien. Sidonius dit lui-même dans la préface du panégyrique de Majorien, qu’il avait été obligé d’avoir recours à la clémence de cet empereur qui lui avait pardonné. Notre poète compare même en cela, sa destinée à celle de Virgile et à celle d’Horace, à qui Auguste pardonna d’avoir été d’un parti contraire au sien, et d’avoir porté les armes contre lui. Vous m’avez, dit-il à Majorien, répondu avec la bonté d’Auguste victorieux, que je n’avais qu’à vivre en repos.

La prise de Lyon et les autres événements de cette guerre qui nous sont inconnus, joints au crédit qu’Égidius et les autres serviteurs de Majorien avaient dans les provinces obéissantes des Gaules, les lui auront soumises. Majorien qui avait alors pour objet l’expédition d’Afrique, aura de son côté rendu cette réduction plus facile en montrant beaucoup d’indulgence pour leurs habitants. Il en aura usé de même à l’égard des barbares confédérés. Aussi Majorien n’eut pas eu plutôt réduit les visigots, en gagnant une bataille contre eux, à lui proposer un accommodement, qu’il conclut la paix avec cette nation. C’est ce qui arriva dans le cours de l’année quatre cent cinquante-neuf. Il est fait mention de cette paix dans Priscus Rhétor. On y lit : les goths établis dans les Gaules,... ; il est hors d’apparence que cette pacification des Gaules, ait été achevée plutôt que l’année quatre cent cinquante-neuf, que nous avons marquée comme le temps de sa conclusion ; puisque Majorien n’arriva dans les Gaules, comme on l’a vu, qu’à la fin de l’année quatre cent cinquante-huit. Le renouvellement des anciennes conventions aura été la principale condition du nouvel accord, qui mit l’empereur en état de subjuguer par les armes, ou de ramener par la douceur les autres nations établies sur les frontières de l’empire. ç’aura donc été pour lors qu’il aura accordé la paix aux francs, et sur tout à la tribu des saliens. Ils auront été du nombre de ceux dont Priscus Rhétor a voulu parler, lorsqu’il a dit que Majorien après avoir fait la paix avec les visigots, la fit aussi avec les autres barbares qui habitaient sur la frontière du territoire de l’empire romain. En effet nous allons voir les saliens prendre pour roi le même Égidius, qui avait été fait maître de l’une et de l’autre milice dans le département des Gaules, par l’empereur Majorien.

 

CHAPITRE 4

Childéric parvient à la couronne. Il est chassé par ses sujets, qui prennent Égidius pour leur chef. Que dans ce temps-là les francs savaient communément le latin. Du titre de roi et de la facilité avec laquelle il se donnait dans le cinquième siècle.

Il convient d’interrompre ici le récit des expéditions de Majorien, pour parler de l’avènement de Childéric à la couronne, et des aventures qu’il essuya les premières années de son règne. Ce prince, suivant le passage de Grégoire de Tours que nous avons déjà rapporté, était certainement fils de Mérovée son prédécesseur, et suivant l’auteur des gestes il commença son règne vers quatre cent cinquante-sept. Cet auteur dit que Childéric avait déjà régné vingt-quatre ans lorsqu’il mourut, et il mourut, comme on le dira quand il en sera temps, en quatre cent quatre-vingt-un. Ainsi le règne de Childéric doit avoir commencé en quatre cent cinquante-sept, ou l’année suivante.

Nous verrons dans la suite que Tournay était le lieu ordinaire de sa résidence, ou si l’on veut sa capitale ? Pourquoi Cambrai qui avait été une des premières conquêtes de Clodion, n’appartenait-il pas à Childéric, et pourquoi trouvons-nous cette ville au commencement du règne de Clovis, sous le pouvoir de Ragnacaire, un autre roi des francs ? Peut-être Ragnacaire était-il fils d’un frère de Mérovée ; et peut-être ce frère avait-il eu Cambrai pour son partage à la mort de Clodion son père.

Les premiers évènements du règne de Childéric qui nous soient connus, sont sa déposition et son rétablissement. Voici ce qu’on trouve dans Grégoire de Tours concernant cette déposition : "Childéric irrita tellement contre lui les francs... Nous rapporterons le reste du passage, quand nous en serons à l’année quatre cent soixante et deux, qui suivant mon opinion, fut celle du rétablissement de Childéric.

L’abréviateur et l’auteur des gestes racontent ce fait, comme Grégoire de Tours. Ils disent même le nom du confident de Childéric, ils nous apprennent que ce sujet fidèle s’appelait Viomade.

Quoique Grégoire de Tours ne dise point que les intérêts de l’empire aient eu part au détrônement de Childéric, on est tenté néanmoins, quand on fait réflexion sur les conjonctures où il arriva, de croire que cette destitution aura été ménagée par Égidius, qui pouvait avoir des raisons de penser que Majorien ne devait point se fier à ce roi des francs. Cette déposition peut donc bien avoir été une des conditions du traité fait entre Majorien et les francs, qui étaient encore si mal avec lui en quatre cent cinquante-huit, lorsque Sidonius faisait contre eux les imprécations qu’on a lues, et qui peu de temps après étaient si bien néanmoins avec cet empereur, qu’ils choisirent pour les gouverner, Égidius qu’il avait fait son généralissime dans le département des Gaules, et qui lui était entièrement dévoué, ainsi qu’on l’a déjà vu et qu’on le verra encore par la suite de l’histoire.

Comme Grégoire de Tours naquit en l’année quatre cent quarante-quatre, et seulement soixante et trois ans après la mort de Childéric, il a dû voir plusieurs personnes qui avaient vu et ce prince et ses contemporains. Ainsi l’on ne pourrait point récuser le témoignage de notre historien sur un évènement aussi public et aussi mémorable que celui de la déposition du roi des saliens, et du choix que les saliens firent ensuite d’Égidius pour les gouverner, quand bien même les principales circonstances de cet évènement seraient de nature à paraître moralement impossibles. Il est vraisemblable qu’il arrive souvent plusieurs choses contre la vraisemblance. Mais la narration de notre historien ne contient rien que de très plausible, à en juger par les usages du temps, comme par ce que nous savons, soit concernant la situation où étaient alors les francs saliens établis sur le territoire de l’empire, soit concernant les relations continuelles où ils étaient depuis deux siècles avec les romains. Si Childéric a recours à l’expédient de la pièce d’or partagée en deux pour être informé avec certitude quand le temps favorable à son rétablissement serait enfin arrivé, c’est que l’art d’écrire en chiffres n’était connu ni de lui ni de son correspondant, et que ce correspondant ne voulait pas être obligé de confier un jour son secret, ou bien à un messager qui pourrait être infidèle, ou bien à une lettre écrite en caractères ordinaires, et qui pourrait être interceptée.

Il est donc très croyable qu’une tribu de francs qui demeurait sur le territoire de l’empire en qualité de confédérés, ait, après avoir destitué son roi, choisi pour la gouverner dans ses quartiers, le même homme qui la commandait quand elle servait en campagne. Les personnes sensées de ce petit état durent représenter aux autres que c’était là ce qu’on pouvait faire de mieux. Childéric, auront-elles dit, est un prince brave et libéral, nous l’avons reconnu pour roi, et il ne sera pas toujours aussi jeune qu’il l’est aujourd’hui. Le temps et les malheurs s’en vont le rendre sage, et notre colère toute juste qu’elle est, ne durera point si longtemps. Nous serons donc bien aises un jour de rappeler le fils de Mérovée. Si nous élisons aujourd’hui un autre roi qui soit de notre nation, nous ne pourrions plus rappeler Childéric, sans allumer entre nous une guerre civile ? Qui nous gouvernera durant l’interrègne ? Prions Égidius de vouloir bien être notre chef pendant ce temps-là. Nous lui obéissons déjà quand nous sommes à la guerre. Nous lui obéirons aussi quand nous serons revenus dans nos quartiers. La réputation de justice et de probité qu’Égidius avait dans les Gaules aura achevé de déterminer les sujets du roi dépossédé à prier Égidius de se charger du soin de leur administrer la justice, et de décider les contestations qui naîtraient entre eux. D’un autre côté le romain à qui ce choix donnait encore plus de crédit sur la tribu des saliens, qu’il n’en avait en qualité de généralissime des troupes des Gaules, se sera chargé volontiers du soin de la gouverner. Comme il faisait son séjour ordinaire à Soissons, dont il laissa même la possession à son fils Syagrius, ainsi qu’il le sera dit dans la suite, le lieu de sa demeure n’était pas bien éloigné des quartiers des francs qui le prenaient pour leur chef politique.

Nous avons déjà dit à l’occasion du dénombrement que Sidonius Apollinaris fait de l’armée de l’empereur Majorien, que le père Daniel s’inscrivait en faux contre l’histoire de la déposition de Childéric, et même nous avons réfuté l’argument qu’il tire pour appuyer son opinion, de ce qu’il ne se trouvait point de francs parmi les barbares qui servaient dans cette armée-là, en qualité de troupes auxiliaires. Mais cet argument n’est pas le seul qu’il emploie pour montrer que l’histoire, dont il s’agit, n’est qu’une fable, et que la conduite qu’on fait tenir aux francs en cette occasion doit paraître aussi bizarre, que l’aurait été en mille six cent quatre-vingt-sept la conduite des turcs, si lorsqu’ils eurent déposé Mahomet IV ils avaient placé sur le trône des ottomans le prince Charles de Lorraine, qui commandait alors l’armée de l’empereur en Hongrie, et qui ne devait sa gloire qu’aux avantages qu’il avait remportés sur eux. Notre auteur met encore en oeuvre plusieurs autres preuves pour appuyer son sentiment. Il est vrai qu’aucune n’est du genre de celles qu’on nomme des preuves positives. Le p Daniel ne cite aucun écrivain ancien qui se soit inscrit en faux contre la narration de Grégoire de Tours, ou qui ait dit le contraire. Il est réduit à des preuves négatives. En premier lieu, allègue-t-il, le fait est incroyable. En second lieu, aucun auteur contemporain ne le rapporte.

Paraît-il possible, dit notre critique, que les francs qui étaient barbares et païens, aient choisi pour leur roi un romain qui était chrétien ; supposé qu’ils l’aient élu, ce romain a-t-il pu accepter leur couronne ? N’a-t-il pas dû en être empêché par la crainte de se rendre suspect à l’empereur. J’en ai déjà dit assez pour montrer que les francs sujets de Childéric se trouvaient, après la déposition de ce prince, dans des circonstances, où il leur convenait de choisir un romain tel qu’Égidius pour les gouverner. Il est vrai que ces francs étaient encore païens, et qu’Égidius était catholique, mais rien n’était plus commun dans ces temps-là, que de voir le soldat païen obéir à un officier chrétien, et le soldat chrétien obéir à un officier payen. Sans parler des romains qui, comme Litorius Celsus, étaient encore païens dans le cinquième siècle, la plupart des officiers barbares qui servaient l’empire alors, étaient idolâtres. Combien y avait-il de subalternes et de soldats de la religion dominante, qui pour lors était la chrétienne, dans les troupes que ces officiers commandaient. Les saliens qui choisirent Égidius pour roi, ne lui obéissaient-ils pas déjà auparavant comme au généralissime qui commandait dans le pays où ils étaient cantonnés ?

En quelle langue, dira-t-on, Égidius qui était romain pouvait-il se faire entendre à ses nouveaux sujets, dont la langue naturelle était la langue tudesque ou germanique. Je ne me prévaudrai pas de ce que nous avons vu de nos jours, des rois gouverner des sujets dont ils n’entendaient point la langue naturelle. Je puis alléguer des raisons plus satisfaisantes. En premier lieu, je dirai qu’Égidius né dans les Gaules, et qui toute sa vie avait servi dans des armées, où il y avait tant de troupes composées de soldats germains, pouvait bien avoir appris le tudesque, et probablement il le savait assez pour entendre ceux qui lui parlaient en cette langue, et pour s’y faire entendre. Égidius aura voulu savoir le tudesque par la même raison que les officiers français voulaient durant les guerres terminées par le traité de Munster et par le traité des Pyrénées, savoir l’allemand. Ce qui est certain, c’est que le fils d’Égidius, le Syagrius célèbre dans le commencement de nos annales, savait si bien, comme nous le verrons, la langue des peuples germaniques, que ces barbares appréhendaient de faire des barbarismes lorsqu’ils la parlaient devant lui.

Je dirai en second lieu, qu’il est plus que probable que les francs sujets de Childéric parlaient, ou du moins, que généralement parlant, ils entendaient tous le latin en quatre cent cinquante-neuf. Avant même que les francs eussent établi sur le territoire de l’empire aucune colonie indépendante, le latin devait être dans leur pays une langue aussi commune, que l’est le français dans la partie de la Suisse où la langue naturelle est l’allemande. La relation qui était entre les francs et les romains, et dont nous avons parlé fort au long, avait dû rendre la langue latine très commune dans l’ancienne France, et réciproquement celle des francs commune dans les pays qui n’en étaient séparés que par un fleuve. Il n’était guère plus difficile aux barbares d’apprendre à parler latin, qu’aux romains d’apprendre la langue germanique.

Aussi voyons-nous que dès le règne d’Auguste, il y avait déjà plusieurs pays où le latin était une langue sue de beaucoup de monde, quoiqu’ils ne fussent point sous la domination de Rome. Velleius Paterculus en parlant de la guerre que les habitants de la Pannonie et d’autres pays qui n’avaient point encore été réduits en forme de province, déclarèrent à l’empire, dit : que non seulement les pannoniens avaient connaissance de la discipline militaire des romains, mais qu’ils savaient encore la langue de ces derniers. Supposé néanmoins que les francs qui suivaient Clodion, lorsqu’il s’établit entre l’Escaut et la somme vers l’année quatre cent quarante-cinq, n’eussent point appris déjà le latin en fréquentant les romains, et en servant dans leurs armées, ils en auront appris du moins quelque chose dans le commerce continuel qu’ils eurent après cette occupation, avec les anciens habitants de la seconde Belgique, au milieu desquels ils s’étaient domiciliés. La langue latine était alors une langue vivante. Il doit encore être arrivé que les enfants de cette peuplade, qui en quatre cent quarante-cinq étaient au-dessous de l’âge de dix-huit ans, aient appris à parler la langue latine, même sans avoir pensé à l’étudier.

On sait combien à cet âge les hommes ont d’aptitude pour apprendre les langues qu’ils entendent parler sans cesse. Or ces enfants devaient faire déjà une grande portion des chefs de famille sujets de Childéric dans le temps qu’ils choisirent Égidius pour les gouverner.

Enfin on ne saurait douter que lors de la mort de Childéric, les francs ses sujets ne sussent tous, généralement parlant, la langue latine. En voici la preuve. Personne n’ignore que nos premiers rois ont pratiqué, pour donner l’authenticité et la validité à leurs diplômes et rescrits, l’usage des empereurs et de tous les romains : celui d’y apposer leur cachet gravé sur un anneau qu’ils portaient ordinairement au doigt. C’était, pour ainsi dire, à l’empreinte de ce sceau que déferaient ceux à qui les ordres étaient adressés, et ils ne devaient les exécuter qu’après l’avoir bien reconnue. L’usage commun était alors d’écrire sur des tablettes enduites de cire, et il était trop facile de contrefaire cette écriture, parce que les faussaires pouvaient retoucher chaque lettre à leur plaisir, sans qu’il parût sensiblement que les caractères eussent été altérés. Aussi l’anneau dans le chaton duquel se trouvait ce cachet, servait-il de lettre de créance et de pouvoir à celui à qui on le confiait. Quand Clovis envoya Aurélien négocier le mariage de sainte Clotilde, il remit un de ses anneaux à ce ministre, comme une marque suffisante à persuader qu’on pouvait ajouter foi à tout ce qu’il proposerait au nom de son maître. Grégoire de Tours, pour donner à entendre que le ministre en qui le roi Sigebert avait le plus de confiance, était Siggo le référendaire, dit que ce prince laissait son anneau entre les mains de Siggo. La loi nationale des allemands rédigée par les soins de notre roi Dagobert I dont ils étaient sujets, s’explique en ces termes pour statuer sur le châtiment de ceux qui manqueraient à obéir à leurs supérieurs. Si quelqu’un a méprisé le cachet ou le sceau de son général,... on voit bien qu’ici cachet est pris pour un ordre où un cachet avait été apposé.

Or nous avons encore aujourd’hui à la bibliothèque du roi, l’anneau dont Childéric se servait pour signer ses ordres lorsqu’il mourut, puisque c’est celui qui fut trouvé dans le cercueil de ce prince, lorsqu’on découvrit son tombeau à Tournay en l’année mille six cent cinquante-trois. C’est une matière dont nous parlerons plus au long, quand nous en serons à la mort de Childéric. On voit, et c’est ce qui est important ici, la tête de Childéric gravée sur le métal du chaton de cet anneau qui est d’or, et on y lit cette inscription écrite en forme de légende childerici regis. C’est sur quoi je renvoie aux livres qui nous ont donné l’estampe de ce cachet. Est-il croyable que Childéric eût fait graver l’inscription qui caractérisait son sceau, pour parler ainsi, et qui par conséquent en faisait l’authenticité, dans une langue qui généralement parlant n’était entendue par ceux qui devaient obéir aux ordres qui tiraient leur force de ce sceau ? Il est vrai que nos rois mettent autour des effigies et des écus qui sont sur leurs sceaux et sur leurs monnaies des légendes latines, quoique la plus grande partie de leurs sujets n’entende point le latin. Mais nos rois, n’en usent ainsi, qu’en continuant l’usage ancien introduit sous la première race, et quand le latin était encore dans les Gaules une langue vivante, et même la langue la plus en usage. Au contraire, Childéric aurait introduit une nouveauté odieuse. Si l’on suppose que la légende des sceaux de son prédécesseur fût en latin, il faudra convenir que dès le temps de son prédécesseur, les francs entendaient déjà communément la langue latine.

Enfin le séjour que les barbares firent sur le territoire de l’empire dans le cinquième siècle souvent comme ses soldats, quelquefois comme captifs, durent rendre la langue latine une langue commune parmi ces peuples. Aussi Priscus Rhétor, écrivain grec, rapporte-t-il que se trouvant en qualité d’envoyé de l’empereur de Constantinople à la cour d’Attila, il fut surpris de voir qu’un homme vêtu en scythe lui parlait grec, parce, dit-il, que les scythes ne se servent guère que de langues qui sont étrangères pour nous autres grecs. Nos barbares, ajoute Priscus, parlent la langue des huns, mais plus communément celle des goths. Ceux d’entre eux qui ont eu occasion d’avoir plus de commerce avec les romains, parlent latin.

Rien n’empêcha donc les francs sujets du roi Childéric de prier Égidius de leur rendre la justice, et de leur tenir lieu de roi durant l’interrègne. Je ne vois pas non plus ce qui pourrait avoir empêché Égidius de se charger de ce soin-là. Il a dû craindre, allègue-t-on, de se rendre suspect à l’empereur et à ses ministres, en acceptant la couronne qui lui était offerte par une nation étrangère. En premier lieu, je réponds qu’Égidius avait mérité, et qu’il parait avoir eu, toute la confiance de l’empereur Majorien. En second lieu, la couronne que les francs mettaient sur la tête d’Égidius, ne le rendait guère plus puissant qu’il l’était déjà. Cette couronne n’était point alors rien d’approchant de la couronne de France : ni même de la plus petite des couronnes qui sont aujourd’hui dans la société des nations. D’ailleurs, supposé que véritablement ces francs lui aient donné le titre de roi, je ne crois point qu’il l’ait jamais voulu prendre. Premièrement, le peuple qui l’avait proclamé roi, était, comme nous le verrons dans la suite, peu nombreux. Le territoire dont il était maître était peu considérable, tant par sa petite étendue, que par l’état où il était encore alors. Quel pays occupait la tribu des francs sur laquelle régnait Childéric ? La cité de Tournay et quelques contrées sur les bords du Vahal. Nous avons exposé déjà combien il s’en fallait que ce pays-là ne fût alors peuplé et cultivé ainsi qu’il l’est aujourd’hui. Secondement, le titre de roi ne devait guère honorer dans ce temps-là, un homme comme Égidius, qui en vertu de la dignité dont il était revêtu commandait tous les jours à plusieurs rois. Ce titre ne supposait point alors comme il le suppose aujourd’hui, une indépendance entière de celui qui le porte. Les romains étaient accoutumés depuis longtemps à compter des rois parmi les sujets de l’empire. Velleius Paterculus qui écrivait sous le règne de Tibère et dans un temps où il y avait un si grand nombre de rois en Asie, dit que parmi ces princes il n’y avait plus que le roi des parthes qui jouît de l’indépendance.

Le titre de roi si grand et si auguste aujourd’hui, n’était donc point alors aussi respectable relativement aux autres titres des souverains. Qui fait d’ailleurs la noblesse et l’éminence d’un titre ? Deux choses. Le petit nombre de ceux qui le portent, et le pouvoir qui s’y trouve ordinairement attaché. Or dans le cinquième siècle il y avait en Europe des rois sans nombre, parce qu’on y donnait le titre de roi à tous les chefs suprêmes des nations barbares, et même aux chefs des différents essaims de ces nations que l’envie de changer leur fortune contre une meilleure, faisait entrer au service de l’empire, souvent malgré lui. Procope dit en parlant de Théodoric roi des ostrogots et dont il sera fait souvent mention dans la suite ; qu’il se contenta toujours du nom de roi,... notre historien regarde comme une action de modestie, que Théodoric qui pouvait prendre le titre d’une des grandes dignités de l’empire, s’en soit tenu au titre de roi.

Il y avait donc plusieurs de ces rois moins puissants encore que ne l’était Childéric, qui du moins avait un territoire. Plusieurs rois n’en avaient aucun. La contrée où ils habitaient était du domicile de l’empire, et ils ne se disaient rois que parce qu’ils avaient quelques sujets. Ennodius, évêque de Pavie, et né dans le cinquième siècle, dit en parlant d’une armée que Théodoric, roi des ostrogots, et souverain de l’Italie, mena en personne contre des barbares qui lui faisaient la guerre : qu’il y avait dans cette armée une si grande quantité de rois,... Le titre de roi n’était pas plus commun dans la Grèce, lorsqu’elle entreprit la guerre de Troie, qu’il l’était dans l’empire d’occident pendant le cinquième siècle. Aussi les romains d’orient ne voulaient-ils pas donner à tous ces rois le titre de basileus, qui cependant signifie roi en langue grecque. Ils auraient crû avilir ce titre, qu’Alexandre, ses successeurs et les autres grands rois d’Asie avaient porté, et que prirent même les empereurs de Constantinople. C’est pour ne point tomber dans cet inconvénient qu’ils avaient, s’il est permis d’user de ce terme, grécisé le mot rex en lui donnant une terminaison grecque, et ils l’employaient ainsi travesti, lorsqu’ils avaient occasion de parler des rois barbares de l’occident, et même des rois des francs. Ce n’a été qu’à nos rois de la seconde race que les empereurs de Constantinople ont donné le titre de basileus au lieu de celui de regas. Les grecs furent longtemps sans vouloir changer leur ancien usage, quoique la condition des rois, pour parler ainsi, fût bien changée en occident.

À proportion que le Grand nombre de rois qu’il y avait dans le cinquième siècle vint à diminuer, et à mesure que leur pouvoir vint à s’augmenter, la société des nations se fit une plus grande idée de la royauté, et le titre de roi devint plus auguste. Elle en vint donc jusqu’à refuser ce titre respectable à des princes beaucoup plus puissants que ceux qui l’avaient porté dans les siècles précédents, mais qui cependant ne l’étaient point encore assez pour lui en paraître dignes, depuis qu’elle s’était fait une idée du nom de roi différente de celle qu’on en avait dans le cinquième siècle. Dès le quinzième on ne voulait plus qu’un souverain méritât d’être appelé du nom de roi, si son état ne renfermait pas au moins dix diocèses et une métropole. Les réunions de plusieurs couronnes sur une seule et même tête qui se firent en Europe dans le cours du seizième siècle, ou dans le commencement du dix-septième siècle, et qui diminuant le nombre des rois augmentaient en même temps la puissance de ceux qui restaient, donnèrent encore plus de splendeur aux têtes couronnées. À quel point le titre de roi ne devint-il pas respectable dans la société des nations en mille six cent quatre, qu’il ne s’y trouva plus que six souverains qu’on désignât par le nom de roi. élevés que nous sommes dans l’idée du titre de roi laquelle on se fit alors, notre premier mouvement nous porte à penser que tout prince à qui nous voyons qu’un historien donne le nom de roi, a été un prince puissant, dont la domination s’étendait sur une vaste contrée. Mais pour se mettre bien au fait de l’histoire du cinquième siècle, il faut se défaire de cette prévention, et se redire à soi-même en plusieurs occasions ce qui vient d’être exposé. Il faut se rappeler de temps en temps que ceux de ces rois qui servaient l’empire, et c’était la destinée de plusieurs d’entre eux, étaient subordonnés au maître de la milice dans le département où étaient leurs quartiers. Voilà pourquoi j’ai crû pouvoir avancer qu’il n’est point vraisemblable qu’Égidius ait jamais daigné se parer du titre de roi des francs.

Les rois barbares eux-mêmes regardaient le grade de maître de la milice comme une dignité supérieure à la royauté, et ils tenaient à grand honneur de parvenir à ce grade. L’histoire le dit assez, et c’est même, comme pénétré d’un pareil sentiment que s’explique un des rois des bourguignons dans une lettre qu’il écrit à l’empereur des romains d’orient, et que nous rapporterons en son lieu. Ici je me contenterai, pour confirmer la conjecture que je viens d’avancer concernant Égidius, que lorsque les romains avaient à parler d’un prince qui était à la fois l’un des rois de sa nation, et l’un des grands officiers de l’empire, ils dédaignaient de le nommer roi, et qu’ils ne le désignaient que par le titre de la dignité que l’empereur lui avait conférée. Quand le pape Hilaire dans une lettre qu’il adresse à Leontius évêque d’Arles parle, de Gundiacus ou Gunderic, roi des bourguignons, et maître de la milice, c’est par ce dernier titre qu’il désigne le roi des bourguignons. Quand Sidonius Apollinaris fait mention de Chilpéric, fils de Gunderic, et qui comme son père était à la fois roi des bourguignons et maître de la milice, il ne l’appelle point le roi Chilpéric, mais Chilpéric maître de la milice. Enfin lorsqu’Alcimus Avitus fait mention de Sigismond neveu de ce Chilpéric, et qui était en même temps roi des bourguignons et patrice, il l’appelle le patrice Sigismond et non pas le roi Sigismond.

Le titre de roi des francs, qu’Égidius aura pris ou qu’il n’aura pas pris, et le pouvoir que ce titre lui donnait, n’ont point dû par conséquent exciter la jalousie des ministres de Majorien, ni mériter que dans le temps même il en fût beaucoup parlé. Ainsi la seconde objection que le père Daniel fait contre la vraisemblance de l’événement dont il est ici question, et qu’il tire du silence des auteurs contemporains, se trouve réfutée suffisamment par les mêmes raisons que nous avons employées à combattre la première. Je me contenterai donc de faire une simple remarque sur cette seconde objection. On se figure d’abord en la lisant que nous ayons plusieurs volumes d’histoires, où les évènements arrivés dans les Gaules pendant le temps qu’Égidius gouvernait les francs établis dans le Tournaisis, soient narrés fort au long par des auteurs contemporains. Cependant tous les écrits composés dans ce temps-là, et que nous avons encore, se réduisent à la chronique d’Idace, et à quelques ouvrages, soit en prose, soit en vers, de Sidonius Apollinaris. Idace qui écrivait en Espagne, ou n’aura point entendu parler de la déposition de Childéric, ou bien il n’aura point jugé à propos de faire mention d’un évènement qui n’intéressait guère ses compatriotes, lui qui écrivait une chronique si succincte, que souvent elle n’emploie qu’une ligne pour raconter les batailles et les sièges les plus mémorables qui aient été données, ou qui aient été faits dans les Gaules. Quant à Sidonius Apollinaris, on sait bien qu’il n’a point écrit les annales de son temps, et que s’il parle dans ses ouvrages de plusieurs événements arrivés pour lors, c’est uniquement par occasion. Ou ce saint évêque n’aura point eu celle de parler de l’évènement dont il s’agit, ou ceux de ses ouvrages dans lesquels il en faisait mention, ne seront point venus jusqu’à nous.

Outre les objections que nous venons de réfuter, le père Daniel en fait encore deux pour montrer que l’histoire de la déposition de Childéric et de l’installation d’Égidius sur le trône de ce prince, n’est qu’une histoire apocryphe. Une de ces objections est de dire : que cette histoire est pleine de circonstances puériles et indignes de foi en même temps : l’autre objection est que cette histoire est démentie par la chronologie. On peut, dit-il, prouver par la chronologie qu’il est impossible que le détrônement de Childéric ait duré huit ans. En effet Égidius était déjà maître de la milice quand il fut choisi par les francs pour régner sur eux après la dépossession de Childéric, et cependant Childéric fut rétabli avant la mort d’Égidius qui mourut au plus tard cinq ans après avoir été fait maître de la milice par Majorien. Nous le prouverons dans la suite.

Je réponds à la première objection que les circonstances puériles, et si l’on veut, extravagantes qui sont dans la narration de cet évènement, telle que le père Daniel nous la donne, ne sont point dans la narration de Grégoire de Tours. On peut connaître quelles sont les circonstances que le père Daniel a tirées des écrivains postérieurs à Grégoire de Tours, et qu’il a insérées dans sa narration, en la comparant avec celle de Grégoire de Tours que nous avons rapportée fidèlement. Un fait attesté par un auteur presque contemporain en deviendra-t-il moins croyable, parce qu’il aura plu aux écrivains postérieurs d’ajouter à la narration de cet auteur des circonstances indignes de foi ? Quant à la seconde objection tirée de la chronologie, nous y répondrons lorsque nous traiterons du rétablissement de Childéric. Ici je me contenterai de dire que l’objection à laquelle je promets de satisfaire prouve bien que la destitution de Childéric n’a pu durer huit ans, mais non pas qu’elle n’ait point eu lieu, et de rapporter un passage du p Daniel lui-même, concernant les lois de l’histoire. Voici donc ce qu’il dit à ce sujet, après avoir raconté la condamnation et le supplice de la fameuse reine Brunehaut, femme de Sigebert premier roi d’Austrasie et petit-fils du grand Clovis. Un de nos célèbres historiens, Cordemoy, entreprit... notre auteur montre ensuite que les raisons du père Mariana et de M de Cordemoy ne sont rien moins que solides, et qu’elles se trouvent réfutées dans l’histoire de France par M de Valois. Après quoi il écrit : vouloir en faveur de cette reine...

 

CHAPITRE 5

Continuation de l’histoire du règne de Majorien. Mort de cet empereur, et proclamation de Severus son successeur. État de l’empire d’occident sous Severus.

Le dessein qui avait engagé Majorien à faire la paix le plus promptement qu’il lui avait été possible avec toutes les puissances des Gaules, était, comme on l’a dit déjà, le projet de passer incessamment en Afrique, et de reconquérir cette importante province sur les vandales. Nous avons vu que de tous les projets qu’il pouvait former, celui-ci était le plus avantageux à l’empire d’occident, et nous avons parlé des préparatifs que ce prince avait faits, même avant qu’il eût pacifié les Gaules. Dès que Majorien y eut rétabli l’ordre ou du moins la tranquillité, il se mit en marche pour passer en Espagne. C’était sur les côtes de cette grande province qu’il avait donné aux bâtiments de sa flotte, leur rendez-vous. Il semble d’abord qu’il dût prendre une autre route, et qu’il lui convînt mieux de s’embarquer en Sicile pour passer en Afrique. Du cap Lilybée qui est dans cette île, jusqu’au promontoire de Mercure qui est en Afrique, il y a moins de trente lieues. Lorsque les romains avaient envoyé des armées dans ce pays pendant la première, la seconde et pendant la troisième guerre punique, ils leur avaient fait prendre cette route-là, quoiqu’ils fussent les maîtres de les faire partir d’Espagne. Cependant on trouve en faisant réflexion sur les circonstances des temps et des lieux, que Majorien avait pris un parti judicieux.

En premier lieu, il n’était point à propos de faire passer à travers toute l’Italie et près de Rome l’armée qu’il conduisait en Afrique. Nous avons vu qu’elle était composée en grande partie de barbares. Il valait donc encore mieux que cette armée commît dans les Gaules et dans l’Espagne, les désordres qu’il était comme impossible qu’elle ne fît pas dans les contrées qu’elle traverserait, que de les commettre en Italie. En second lieu, les dispositions que Genséric avait faites pour se mettre en état de défense contre tous les romains qui voudraient entreprendre de le chasser de l’Afrique, obligeaient encore Majorien à prendre le parti auquel il se détermina. Ce roi des vandales avait démantelé toutes les villes de la province d’Afrique, à l’exception de Carthage dont il avait fait sa place d’armes, et dans les environs de laquelle il tenait le plus grand nombre de ses troupes, comme dans le lieu qui était le plus exposé en cas de guerre contre l’empire. Ainsi Majorien, s’il fût parti de Sicile, aurait été contraint à faire son débarquement en présence des ennemis, ou bien il aurait été réduit à ranger une côte fameuse par ses syrtes et par ses autres écueils, jusqu’à ce qu’il eût devancé ces ennemis qui n’auraient pas manqué de le suivre par terre, et de tenter l’impossible pour faire autant de chemin que sa flotte, afin d’être toujours à portée de s’opposer à la descente. Au contraire ce prince en partant d’Espagne, et rangeant la côte de cette grande province, n’avait qu’un trajet de quatre ou cinq lieues à faire pour aborder dans un endroit de l’Afrique, où il était comme assuré de mettre pied à terre sans opposition. Ce lieu-là qui était dans la Mauritanie, et en face de Cadix, se trouvait être à une si grande distance de Carthage où les vandales avaient leurs arsenaux, où ils avaient fait leurs dépôts, et dont par conséquent ils ne pouvaient pas trop s’éloigner, qu’on ne devait pas craindre de les avoir en tête quand on y aborderait. Il est vrai que Genséric avait dévasté la Mauritanie, dès qu’il eût été informé que c’était sur les côtes d’Espagne que l’armée romaine devait s’embarquer. Il avait même fait empoisonner les puits, et combler les fontaines. Mais l’empereur Majorien comptait qu’il aurait deux ressources pour faire subsister ses troupes lorsqu’elles auraient mis pied à terre en Mauritanie. L’une consistait dans les vivres qu’il ferait venir de l’Espagne, des Gaules ou de la Sicile, et l’autre dans les provisions que les anciens habitants de la Mauritanie seraient encore en état de lui fournir, quoique Genséric eût dévasté leur pays. Ces habitants devaient avoir sauvé une grande partie de leur grain, parce que l’usage de cette contrée est de les garder dans de grandes fosses recouvertes de terre, et qu’il était impossible que la plupart de ces caches n’eussent échappé aux recherches des vandales.

Enfin ce qu’il y avait de plus important pour Majorien, c’était de mettre pied à terre au plutôt. On ne saurait prendre de trop bonnes mesures pour épargner à une flotte nombreuse et qui doit transporter des troupes de terre, l’inconvénient dangereux de tenir la mer longtemps. Comme l’expédition dont il s’agit ici, est la dernière entreprise d’éclat que l’empire d’occident ait faite pour se relever, il doit être permis à un auteur qui écrit l’histoire de l’établissement de la monarchie française fondée sur les ruines de cet empire, de faire quelques réflexions sur les causes qui rendirent un pareil armement infructueux.

Majorien eût peut-être été le restaurateur de l’empire, s’il eût employé les forces qui restaient encore dans ce corps politique à faire d’abord quelqu’expédition moins importante à la vérité que celle d’Afrique, mais aussi moins exposée aux contretemps. Pour rétablir la réputation des armes d’une monarchie qui depuis cent ans n’écrivait plus guère dans ses fastes que des jours malheureux, il était essentiel que son restaurateur réussît dans sa première expédition, telle qu’elle pût être. Majorien devait donc, quelques motifs qu’il eût de reconquérir l’Afrique sur les vandales, ne point débuter par une expédition dont la prudence et l’activité ne pouvaient pas rendre le succès certain, moralement parlant. Or ces flottes monstrueuses que le souverain qui veut s’en servir, ne saurait mettre en mer sans tirer de régions éloignées une partie, du moins de ce qui est nécessaire pour les équiper, et sans faire venir de loin les troupes qu’il y veut embarquer, ne réussissent presque jamais dans leurs expéditions. Comme l’ennemi contre qui l’armement se fait est instruit de la destination de ces flottes longtemps avant qu’elles puissent mettre à la voile, il a du moins le loisir de se préparer à se bien défendre. Quelquefois même il trouve le moyen de déconcerter le projet formé contre lui, avant que l’exécution en soit encore commencée. Tout le monde sait ce qui arriva au roi d’Espagne Philippe II lorsqu’il arma cette flotte si célèbre sous le nom de l’invincible, pour l’envoyer conquérir l’Angleterre. Ce prince ayant été contraint de tirer des régions éloignées une partie des matelots, des agrès, des bois, des voiles, et des autres choses nécessaires à l’équipement de son armée navale, les anglais eurent le loisir de se préparer à la combattre, et secondés par les tempêtes ils la défirent entièrement.

Du moins Philippe II eut la satisfaction de voir sa flotte mettre en mer, et d’entendre dire qu’elle menaçait d’assez près l’Angleterre qu’il lui avait ordonné de subjuguer ; mais celle que Majorien avait équipée dans les ports du même pays où dans la suite l’invincible fut armée, ne parvint pas jusqu’à faire voile. Voici ce qu’on trouve dans Idace et dans Marius Aventicensis à ce sujet : l’empereur Majorien vint en Espagne... Voilà quelle fut la destinée de la flotte dont Sidonius Apollinaris fait une si magnifique description. On croira sans peine que Ricimer et les autres grands qui haïssaient Majorien, parce qu’en voulant rétablir l’empire il voulait aussi par conséquent leur ôter la considération que leur donnaient le désordre et la confusion où l’état était tombé, profitèrent de la disgrâce de ce prince pour le rendre méprisable à ceux qui le respectaient auparavant. Ils lui auront imputé, suivant l’usage ordinaire des cours, toutes les fautes des subalternes et tous les contretemps dont le hasard était la seule cause. Rien n’est plus aisé que de persuader aux peuples que les affaires malheureuses dont ils ne savent point le secret, ont été mal conduites.

Dès que Majorien fut de retour en Italie, Genséric roi des vandales d’Afrique lui fit demander la paix. Ce prince barbare pensait que l’incendie ou la prise des vaisseaux romains sur les côtes d’Espagne ne faisait que reculer le danger, et qu’il ne pourrait point résister à un empereur aussi grand capitaine que Majorien, dès que l’armée romaine aurait une fois pris terre en Afrique. Nous ignorons s’il agréa les propositions du roi des vandales, ou s’il persévéra dans la résolution de passer la mer pour faire, s’il est permis de s’expliquer ainsi, une nouvelle guerre punique contre les barbares du nord. Il mourut avant que d’avoir rien fait qui nous apprenne à quel parti il s’était déterminé.

À peine Majorien était-il de retour en Italie, qu’il y apprit que la peuplade d’alains qui avait ses quartiers sur les bords de la Loire, avait pris les armes, et qu’elle commettait de grandes hostilités dans les Gaules. Il se mit donc aussitôt en marche pour passer les Alpes une seconde fois, mais il ne s’avança point jusque là. Son armée était encore campée sur la Scrivia, et assez près de Tortonne quand elle se souleva contre lui, et quand il périt de la même manière que la plupart des empereurs romains.

Comme on a déjà pu le remarquer, et comme on le verra encore mieux par la suite, Ricimer était à la fois le plus ambitieux et le plus dangereux des officiers qui servaient l’empire. S’il faisait des empereurs, ce n’était point pour leur obéir, mais pour régner sous leur nom. étant barbare, il n’osait entreprendre de régner sous le sien, et de se faire proclamer empereur. Y avait-il, demandera-t-on, une loi expresse qui exclût de l’empire les barbares ? Je ne le crois point ; mais si l’on n’avait point fait une pareille loi, c’est qu’il avait paru inutile de la faire. Les romains comme les francs supposaient que pour être le chef d’une nation, il fallait être de cette nation-là. Si Capitolin dit positivement que Maximin le successeur d’Alexandre Sévère était né barbare, il nous apprend aussi que ce prince cacha sa naissance avec soin, dès qu’il fut parvenu à l’empire, et que pour dérober aux romains la connaissance de son origine il fit mourir tous ceux qui la savaient par eux-mêmes.

Je retourne à Ricimer. Dès qu’il s’aperçut que Majorien qui était alors dans la force de l’âge voulait gouverner par lui-même, et rétablir l’ordre dans la monarchie, il conçut contre lui la haine que les esprits orgueilleux conçoivent contre un homme qu’ils ont élevé à une place éminente, dans la persuasion que son génie étant subordonné au leur ils le conduiront toujours à leur gré ; lorsque cet homme-là vient à démentir leur opinion, et qu’il ose leur tenir tête dans les occasions où ils ont tort. Ricimer avait crû en élevant au trône Majorien y faire monter un soldat qui n’ayant pour mérite que les vertus militaires, serait toujours obligé de se laisser guider, et cet empereur donnait à connaître qu’il avait aussi les vertus civiles. Les lois qu’il publia durant un règne de quatre ans, et qui doivent la plupart avoir été faites dans des camps et sous la tente, montrent seules qu’il connaissait à fonds les maux dont son état était affligé, et qu’il était capable d’y appliquer des remèdes efficaces. Nous rapportons dans cet ouvrage plusieurs extraits de ces lois, qui suffisent pour donner une idée de l’équité et de la prudence du législateur qui les a dictées. Ainsi Ricimer dont la conduite que Majorien tenait dans l’administration de l’état mortifiait à la fois la présomption et l’orgueil, résolut de se défaire de l’empereur, parce que cet empereur avait les vertus d’un souverain. Malheureusement pour l’empire d’occident, Ricimer ne trouva que trop de facilité à l’exécution de son projet. Les restaurateurs sont toujours haïs par la cabale des citoyens qui profite des désordres, et cette cabale est toujours composée des citoyens les plus corrompus, mais aussi les plus actifs et les plus entreprenants. Résolus à tout oser, afin de n’être pas bornés à la jouissance des biens et de l’autorité qui leur appartiennent suivant les lois, il n’y a point de crime qu’ils ne consentent de commettre et qu’ils ne soient capables d’exécuter, quand il peut les affranchir de la crainte de voir la justice et l’ordre rétablis. Le fondateur d’un nouvel état n’a pour l’ordinaire que des ennemis étrangers à combattre ; au lieu que le restaurateur d’un état tombé en désordre, a pour ses ennemis tous ceux qui l’approchent de plus près ; sa propre cour. L’histoire fait mention de plusieurs héros qui ont réussi à fonder des royaumes et des républiques. À peine y trouve-t-on deux ou trois restaurateurs qui aient réussi à raffermir les fondements ébranlés de l’état qu’ils avaient entrepris de rétablir. Une mort violente est ordinairement la récompense de leurs travaux. Il fut donc facile à Ricimer de soulever l’armée contre Majorien. Le second jour du mois d’août de l’année quatre cent soixante et un elle se révolta, et le septième du même mois elle massacra son empereur. Nous ne savons pas d’autres circonstances de ce meurtre, qui, comme nous l’avons déjà dit, fut commis dans le district de Tortonne.

Ce qui parait de plus probable après avoir conféré tout ce que disent les auteurs anciens concernant la révolution qui pour lors arriva dans l’empire romain, c’est que Ricimer ne fit point proclamer un nouvel empereur immédiatement après la mort de Majorien, et qu’il envoya proposer à Léon de donner son agrément au choix de Severus qu’on avait résolu en Italie de mettre sur le trône d’occident ; mais que Léon tardant trop longtemps à s’expliquer, Ricimer fit proclamer Severus avant que l’agrément dont il s’agit eût été donné. En effet, quoique Severus n’ait été installé que le dix-neuf novembre de l’année quatre cent soixante et un, cependant Jornandés observe que ce prince fut placé sur le trône avant qu’on eût encore reçu les ordres de Léon sur ce sujet là. Ainsi l’on ne doit point être surpris de la confusion et du désordre où cette proclamation précipitée acheva de jeter tout l’empire d’occident qui craignit à la fois d’être attaqué par l’armée de Léon, par celle que commandait Égidius et par les vandales. Expliquons cela.

Nous avons parlé de Marcellianus cet ami d’Aëtius que le parti qui s’était formé dans les Gaules pour empêcher qu’on n’y reconnût Majorien, avait voulu proclamer empereur, et nous l’avons laissé en Dalmatie où il s’était cantonné. Voici ce qui lui était arrivé dans la suite. L’empereur Léon l’avait engagé à passer à son service, et il lui avait donné le commandement des forces qu’il voulait faire agir contre les vandales d’Afrique. Ces barbares après s’être emparés de la Sardaigne, tâchaient encore de se rendre entièrement maîtres de la Sicile, dont ils avaient déjà pris la plus grande partie. Marcellianus après avoir obligé les vandales d’abandonner la Sardaigne, avait mis pied à terre en Sicile où il avait remporté plusieurs avantages sur ces ennemis. Ses forces étaient considérables, et il parait même qu’il avait réduit les vandales à traiter avec lui, avant la mort de Majorien. Les romains d’occident avaient donc sujet de craindre qu’il ne vînt un ordre de Constantinople qui enjoignît à Marcellianus de marcher contre eux, et de les contraindre à déposer l’empereur qu’ils avaient osé proclamer, sans avoir obtenu auparavant le consentement de Léon. D’un autre côté Égidius irrité du meurtre de Majorien menaçait de se servir de tout le crédit qu’il avait dans les Gaules sa patrie, et des troupes nombreuses qui étaient à ses ordres, pour venger la mort de son empereur dont la mémoire lui était d’autant plus chère qu’ils avaient été longtemps compagnons d’armes. Nous avons parlé plusieurs fois de ce que l’Italie avait à craindre des vandales. Il n’y eut qu’un de ces trois orages qui fondit sur l’Italie.

Ricimer conjura celui qui le menaçait du côté des Gaules en allumant la guerre, comme nous le dirons incessamment, entre Égidius et les visigots. Le patrice vint encore à bout de détourner celui qui se préparait du côté de la Sicile, en faisant enfin agréer l’élection de Severus à l’empereur d’Orient. Après cela Philarchus que les romains d’occident envoyaient traiter avec les vandales d’Afrique, n’eut pas de peine, lorsqu’il passa par la Sicile, à persuader à Marcellianus qui commandait dans cette île pour Léon, de s’abstenir de toute hostilité contre l’Italie. Mais Philarchus ne réussit pas aussi bien en Afrique qu’il l’avait fait en Sicile. Genséric lui répondit qu’il ne voulait point de paix ni de trêve que les romains d’occident ne lui eussent rendu tout ce qu’ils détenaient des biens qui avaient appartenu en propre à l’empereur Valentinien III et à Flavius Aëtius, ainsi et de la même manière que les romains d’orient lui avaient déjà rendu la partie de ces mêmes biens qui se trouvait située dans le district de leur empire. La prétention de Genséric était fondée sur ce qu’il avait auprès de lui Honoria fille de cet empereur, et Gaudentius fils du célèbre Flavius Aëtius. Le roi des vandales avait enlevé de Rome ces deux personnes, lorsqu’il la saccagea en quatre cent cinquante-cinq, et même il avait fait épouser à son fils Honoric la princesse Honoria. Quoiqu’il en fût de la justice de cette prétention, souvent elle avait servi de prétexte à Genséric pour faire des invasions dans le territoire des romains d’occident, et la situation où il les voyait le rendait plus fier. Il saccagea donc les côtes de l’Italie, où il pilla et brûla tous les lieux ouverts qu’il surprit. Les troupes de Severus ne pouvaient point se trouver dans tous les endroits où les vandales faisaient des descentes, et ce prince n’avait point de flotte qui pût disputer à ces barbares l’empire de la mer. Lorsqu’il voulut emprunter quelques vaisseaux à Léon, cet empereur répondit, que le traité qu’il venait de conclure avec les vandales lui défendait de donner à qui que ce fût, aucun secours contre eux. Les romains d’occident eurent ainsi beaucoup à souffrir à l’occasion du traité particulier conclu entre Genséric et l’empereur d’orient qui ne les y avait pas compris. Enfin Severus se vit réduit à envoyer de nouveau des ambassadeurs à Léon pour lui déclarer que s’il ne voulait pas du moins se faire médiateur d’un accommodement entre l’empire d’occident et les vandales, il n’y aurait plus bientôt d’empire d’occident. Sur ces nouvelles représentations, Léon fit passer à Carthage le patrice Tatianus. Le fragment de Priscus Rhétor qui nous instruit de tous ces détails, ne nous dit pas en quelle année Tatianus fut envoyé pour moyenner la paix entre les vandales et les romains d’occident, ni ce qu’il fut conclu par le patrice. Le texte de Priscus suppose cependant que la guerre ait encore duré plusieurs années après l’avènement de Severus à l’empire, entre lui et Genséric, et l’on verra par les faits que nous rapporterons sur l’année quatre cent soixante et trois que la paix n’était point encore faite alors entre l’empereur d’occident et le roi des vandales.

Comme nous l’avons dit déjà, Ricimer fut plus heureux à conjurer la tempête qui le menaçait du côté des Gaules, qu’à conjurer celle qui venait du côté de l’Afrique. Les visigots suscités apparemment par ses menées, donnèrent tant d’affaires à Égidius, qu’il ne fut point en état de passer les Alpes, pour lui aller demander raison du meurtre de Majorien. Voici ce qu’on lit dans Priscus Rhétor à ce sujet : la guerre qu’Égidius eut à soutenir dans les Gaules contre les visigots... ; mais avant que d’entreprendre d’expliquer et de ranger par ordre le peu que nous savons concernant les évènements de cette guerre-là, où Childéric eut tant de part, il convient de parler du rétablissement de ce prince sur le trône des francs, comme des motifs qui engagèrent Égidius à y donner les mains, et peut-être à s’en faire le promoteur. On ne saurait penser autrement quand on fait attention aux conjonctures où ce romain se trouva, lorsque Severus eut été proclamé empereur, et aux expressions dont se sert Grégoire de Tours en parlant de l’union qui fut entre Égidius et Childéric après le rétablissement du dernier.