Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE I — CHAPITRE XII

Du tribut public, ou du subside ordinaire, qui comprenait la taxe par arpent, et la capitation. Qu’il y avait dans les Gaules, du temps des derniers empereurs, un nombre de citoyens bien moindre que le nombre de citoyens qui s’y trouve aujourd’hui.

 

 

Nous avons dit que la seconde source, ou la seconde branche du revenu de l’empire, consistait dans le produit d’un subside annuel et ordinaire, qui s’appelait le tribut public. Il se nommait ainsi, soit parce qu’il était spécialement destiné pour payer les troupes, comme pour acquitter les autres charges de l’état, au lieu que le domaine était destiné à l’entretien du prince et de sa maison : soit parce que généralement parlant, personne n’en était exempt. Il n’y avait que les citoyens possédants des terres domaniales qui fussent cotisés dans le canon, au lieu que tous les citoyens étaient compris dans les rôles du tribut public. Il consistait en deux sortes d’impositions, dont l’une était la cotisation de l’arpent, c’est-à-dire, une taxe réelle à raison de tant par arpent, et dont l’autre était une taxe personnelle ou capitation désignée souvent, comme on le va voir, par le nom de quote-part d’une tête de citoyen. Examinons présentement trois choses ; la première, comment ces impositions s’asseyaient ; la seconde, en quoi chacune de ces impositions consistait ; et la troisième, comment elles étaient levées.

Il suffit d’avoir une connaissance légère de l’histoire romaine pour ne pas ignorer que de temps en temps les empereurs faisaient faire un état général ou dénombrement du peuple, et que dans les registres de ce recensement, on inscrivait province par province, cité par cité, le nom des sujets, et qu’à côté de chaque nom, il était fait mention de l’âge, de la condition, comme des biens et des facultés de celui qui le portait. Je me sers ici du mot de recensement pour rendre celui de census, parce que la signification de celui de cens qui semble en être la traduction, a reçu de l’usage une signification si différente de census, qu’on ne saurait plus employer cens dans l’acception du mot latin dont il est dérivé.

Il est fait mention dans l’évangile de deux de ces descriptions ou recensements, dont la première qui était une description générale du monde romain, fut faite dans le temps de la naissance de Jésus-Christ. L’autre qui était une description particulière de la Judée, et dont la mémoire dut être longtemps récente dans cette contrée, à cause de la révolte et des maux dont elle y avait été la cause, fut faite quelque temps après, et tandis que Quirinus était président de Syrie. L’usage était que les rôles de ces descriptions fussent rédigés dans chaque cité par les officiers du lieu, qui les faisaient approuver ensuite par le gouverneur de la province, après quoi ils étaient déposés dans ses archives comme des actes qui faisaient foi en justice. On envoyait à l’empereur un double des rôles arrêtés par le gouverneur de chaque province. Dion raconte que Caligula ayant perdu une grosse somme d’argent au jeu, il se fit apporter la copie des registres du recensement des Gaules, pour repartir à son gré la perte qu’il venait de faire, sur les sujets les plus riches de cette province lesquels il fit mourir et dont il confisqua les biens. Ce même historien nous apprend aussi que sous le règne de Commode le feu ayant pris au palais des Césars, il y eut une grande partie des archives de l’empire qui fut brûlée. Nous avons déjà dit qu’outre cela il se gardait dans les registres particuliers de chaque cité, une copie authentique de son dénombrement particulier. Le lecteur verra même dans mon dernier livre de nouvelles preuves qu’on en usait ainsi.

Lorsque l’empereur voulait faire une imposition ordinaire ou extraordinaire sur toute la monarchie, il pouvait donc asseoir avec équité la somme dont il avait besoin, en la répartissant, comme nous disons, au sol la livre, sur toutes les provinces dont il avait sous les yeux les descriptions, et pour ainsi dire, la valeur. En effet, le tribut public avait tant de connexité avec le recensement, il en paraissait si bien une émanation, que le tribut public, c’est-à-dire, la taxe par arpent, et la capitation, sont désignées quelquefois par le mot census, non seulement dans les actes et dans les auteurs du cinquième siècle, mais encore dans les capitulaires de nos rois de la seconde race, ainsi qu’on le verra dans le sixième livre de cet ouvrage. Ces sortes de métonymies où l’on emploie la cause pour l’effet, et l’adjoint pour le sujet, sont encore en usage, et ils l’ont toujours été, en parlant des impositions.

Il serait inutile d’expliquer ici pourquoi les empereurs faisaient faire de temps en temps de nouvelles descriptions, soit de toute leur monarchie, soit de quelque province particulière. Les changements qui arrivent dans la fortune des sujets, et ceux qui surviennent dans la nature même des fonds de terre, rendent toujours nécessaire, au bout de quelques années, la confection d’un nouveau recensement. On verra que cet usage avait encore lieu sous nos rois mérovingiens. Rapportons présentement ce que nous pouvons savoir concernant la taxe par arpent, et concernant la capitation.

La taxe par arpent, jugeratio, était donc une taxe proportionnée à la valeur du fonds, et plus ou moins forte suivant les besoins de l’état. Elle s’imposait sur tous les arpents de terre, à qui que ce fût qu’ils appartinssent. Ainsi ceux qui jouissaient des terres domaniales se trouvaient payer deux redevances au prince, l’une comme au propriétaire du fond, et l’autre comme au souverain. C’est ainsi que les laboureurs qui ont pris à ferme des terres du domaine, payent en même temps au roi le prix de leurs baux comme au propriétaire du fond, et la taille comme au prince. Il était rare que les empereurs remissent la taxe par arpent ; par exemple, lorsque Théodose et Valentinien voulurent repeupler la Thrace, ils déchargèrent bien pour l’avenir ses habitants du payement de la capitation, mais ils ordonnèrent en même temps que ces habitants ne laisseraient pas de continuer à payer la taxe ou la cotisation de l’arpent.

Un état ne fait jamais plus de tort à ses sujets que lorsqu’il leur demande à l’imprévu des subsides auxquels ils ne s’attendaient pas, et qu’il leur faut payer avec précipitation. Ainsi comme la taxe par arpent n’était pas toujours la même, et qu’elle devait quelquefois se trouver très forte l’année où les peuples se seraient flattés qu’elle serait légère, elle pouvait, en les surprenant, déranger les sujets les plus économes et leur être très nuisible. Aussi l’usage était-il établi que les empereurs annonçassent d’avance aux contribuables quelle serait la taxe par arpent dans les années suivantes. Cette espèce d’annonce qui apprenait aux sujets quelle serait, durant un temps année par année, la somme à laquelle la contribution due par chaque arpent, est même, à ce qu’on croit, ce qui a donné lieu à calculer les temps par indictions, ou par révolutions de quinze années, parce que l’usage était de publier au commencement de cette espèce de cycle, l’annonce dont nous venons de parler. Théodose le Jeune et Valentinien III, disent dans une loi faite en quatre cent trente-six, et qu’ils adressent aux préfets des prétoires : nous vous enjoignons de notifier aux provinces,... Les indictions ne regardaient point la capitation, parce qu’elle était supposée, nonobstant les changements qui s’y faisaient quelquefois, et que nous expliquerons plus bas, être une imposition fixe et non variable. L’indiction, dit une loi des empereurs Dioclétien et Maximien,...

Quelle était, année commune, la cotisation d’un bon arpent de terre labourable, et de celle des arpents médiocres et des autres biens fonds ? Que payait chaque arpent, je ne dis pas pour le canon ? Nous venons de le voir ; mais à raison de cette partie du subside ordinaire, laquelle s’appelait jugeratio. Mes conjectures sont que cette imposition consistait ordinairement dans le vingtième des grains et autres fruits recueillis sur chaque arpent. Voici sur quoi elles sont fondées.

On lit dans Dion, qu’Auguste établit un droit de vingtième, qui se percevait encore dans le temps de la mort de ce prince, et qui se levait sur tout le peuple. Or, suivant mon opinion, cette imposition du vingtième, ne peut être autre chose qu’un droit de cinq pour cent, levé en nature ou par estimation, sur les fruits recueillis. L’imposition établie par Auguste sur les immeubles qui se vendaient, n’était pas un vingtième denier ; mais seulement un centième denier. Il fut même réduit au deux centième denier par Tibère, et puis aboli par Caligula. On ne voit pas d’ailleurs que l’imposition mise sur les effets mobiliers vendus, ait jamais été plus forte que le quarantième denier, ou que deux et demi pour cent. Ainsi je conjecture que l’imposition d’un vingtième dont il est parlé dans Dion, est la jugeration, ou la taxe ordinaire par arpent. D’un autre côté, Dion raconte en faisant l’histoire des dernières années d’Auguste, que ce prince bien informé que le peuple murmurait beaucoup contre le vingtième, enjoignit au sénat de trouver un moyen moins onéreux de lever la somme que ce droit produisait, soit en mettant une imposition d’autre nature sur les terres, soit en mettant une taxe sur les maisons, soit autrement. Le sénat, ajoute Dion, se fatigua vainement pour trouver une imposition moins onéreuse que le vingtième ; et comme Auguste l’avait bien prévu, il fallut s’en tenir à ce subside. On observera que notre auteur qui vivait plus de deux siècles après Auguste, et qui a coutume, lorsqu’il rapporte quelque établissement ordonné par les empereurs dont il écrit l’histoire, de faire mention des changements arrivés depuis dans ces établissements, ne dit point qu’il y eût eu encore de son temps rien de changé à l’imposition mise par Auguste.

Jusqu’ici tout a été bien compassé. Voici le désordre. La nécessité qui n’a point de loi, introduisit dans l’empire l’usage d’augmenter subitement, et au sol la livre, la cotisation de l’arpent, dans les provinces où il survenait tout à coup quelque besoin extraordinaire. Les super indictions, (c’est ainsi que s’appelaient les crues d’impositions dont je parle) furent d’abord si légères, et demandées sur des motifs si évidemment justes, que les empereurs avaient laissé à la discrétion des préfets du prétoire de les exiger chacun dans son diocèse, lorsque les conjonctures le demanderaient. Voyons ce qu’on lit à ce sujet dans Ammien Marcellin : quoique le quartier d’hiver que Julien passa dans Paris fût très court,... Comme les super indictions étaient réputées n’être imposées que pour subvenir à quelque besoin urgent où l’état se trouvait, ceux mêmes qui par une grâce particulière étaient exempts de la cotisation de l’arpent, n’étaient pas dispensés d’acquitter ces charges extraordinaires. Il dit dans une loi d’Honorius et de Théodose le Jeune : tous les propriétaires des fonds,... C’est-à-dire, dans le rôle des redevances dont étaient tenus ceux qui jouissaient des fonds appartenants à l’état en propriété. Une loi des empereurs Théodose le Jeune et Valentinien troisième, porte : à l’exception des biens de notre patrimoine,... Nous avons dit dès le commencement de ce chapitre que le tribut public consistait dans deux impositions ; l’une réelle, qui était la cotisation de l’arpent ; et l’autre personnelle, qui était la capitation. Après avoir parlé de la cotisation de l’arpent, il nous faut donc parler de la capitation.

Qu’elle fût un impôt purement personnel, on n’en saurait douter. Salvien dit, en parlant de la malheureuse condition où était le peuple des Gaules dans le temps qu’il écrivait, c’est-à-dire, vers le milieu du cinquième siècle : quand un pauvre citoyen a perdu tous ses biens-fonds, il n’est... Une loi du digeste ordonne qu’en faisant le recensement, qui était le rôle sur lequel s’imposait et se levait la capitation, on y marquera en quel temps chaque citoyen est né, parce qu’il y en a que leur âge exempte de payer certains tributs. Or l’âge du possesseur d’un fonds ne le dispensa jamais d’acquitter la charge mise sur ce fonds. C’est des impositions personnelles, et non pas des impositions réelles que l’âge peut exempter. Nous allons encore rapporter plusieurs passages qui prouvent sensiblement que la capitation était une taxe personnelle.

La capitation consistait donc en une taxe mise sur chaque citoyen, à raison de sa personne, à raison de ce qu’il était en tant que sujet, contribuable aux besoins de l’état, ou tout au plus à raison de sa profession, et cela sans égard à ses biens réels qui étaient chargés d’ailleurs. Ainsi tous les citoyens étaient employés dans le rôle de la capitation, au lieu que plusieurs d’entre eux qui n’avaient pas de biens-fonds, n’étaient point employés sur le rôle des possesseurs ni dans le canon proprement dit. On appelait les citoyens qui ne se trouvaient enregistrés dans les descriptions  qu’à raison de leur tête capite censi.

Toutes les quotes-parts devaient donc être égalés. Aussi la capitation des citoyens d’une fortune médiocre, était-elle originairement aussi forte que celle des citoyens riches. Une imposition assise sur ce pied-là parait avec raison, bien injuste, et sujette à bien des non-valeurs, si l’on en juge par rapport à l’état présent de la société, composée entièrement d’hommes libres, dont il est comme impossible que plusieurs ne soient pas dans l’indigence. Mais durant le cinquième siècle, la société était encore composée dans les Gaules d’hommes libres et d’esclaves. Ainsi il ne devait point y avoir de citoyen qui ne pût subsister commodément par son industrie comme par le travail de ses esclaves, et qui ne fût en état par conséquent de payer une somme raisonnable à titre de capitation. Si la mauvaise conduite, ou le malheur des temps faisait tomber un citoyen dans l’indigence, il perdait bientôt son état de citoyen. Il était comme impossible qu’avant que d’être ruiné, il n’eût fait bien des emprunts, et les lois ordonnaient en plusieurs cas, que le débiteur insolvable devînt l’esclave de ses créanciers. Il a même été un temps, où les lois impériales condamnaient à la servitude les mendiants valides.

Toutes les provinces de l’empire n’étant point également pécunieuses, il est à croire que la capitation qui se payait en deniers, n’y était pas également forte. Ce que nous savons certainement, c’est que dans le temps où Julien vint commander les armées dans les Gaules, qui passaient véritablement pour une des plus riches provinces de l’empire, les collecteurs du tribut public y levaient vingt-cinq sols d’or, à raison de chaque tête ou de chaque quote-part de capitation ; mais ce prince ayant diminué la dépense, et son économie ayant mis la république en état de diminuer aussi la recette, chaque quote-part de la capitation, se trouvait réduite à sept sols d’or lorsqu’il quitta cette province. Qu’on ne juge point de la somme que la capitation des Gaules levée à raison de vingt-cinq sols d’or sur chaque chef de famille, devait produire aux empereurs, par celle que produirait aujourd’hui une semblable cotisation. En premier lieu, tous les citoyens ne payaient pas, chacun à lui seul une tête, ou une quote-part entière de capitation. Tout citoyen ne payait point à lui seul, comme nous allons le voir, vingt-cinq sols d’or, dans le temps que chaque quote-part montait à cette somme. En second lieu, il y avait alors dans les Gaules, en supposant qu’elles fussent aussi peuplées qu’elles le sont aujourd’hui, un moindre nombre de citoyens, et par conséquent bien moins de personnes sujettes aux impositions, qu’il n’y en a présentement.

Suivant les calculs auxquels on ajoute le plus de foi, le royaume de France contient aux environs de treize millions d’âmes, et les pays qui faisaient sous les empereurs une partie des Gaules, et qui ne sont pas aujourd’hui compris dans ce royaume, en contiennent encore à peu près quatre millions. Or suivant les principes de l’arithmétique politique, ou de l’art qui enseigne à supputer quel nombre de peuple se trouve dans un pays, quand on n’a point le dénombrement de ses habitants, il doit y avoir parmi les dix-sept millions d’âmes dont nous parlons, quatre millions d’hommes, de veuves et d’autres chefs de famille, ou de personnes d’une condition à être imposées à une capitation de la nature de celle que les romains levaient dans les Gaules, parce que, comme on vient de le dire, notre société n’est composée que d’hommes libres. Mais dans le cinquième siècle, temps où la société était composée d’hommes libres et d’esclaves, qui même étaient en beaucoup plus grand nombre que les hommes libres, il n’y avait peut-être point parmi les dix-sept millions d’âmes qui habitaient alors les Gaules, cinq cent mille chefs de famille ou citoyens de condition à être imposés à la capitation. Je supplie le lecteur de vouloir bien se souvenir de cette observation, parce qu’elle est d’un grand usage pour l’intelligence de l’histoire du cinquième siècle et du sixième. Elle fait concevoir entre autres choses, comment il était possible qu’un essaim de barbares, dans lequel il n’y avait souvent que quatre ou cinq mille combattants, se cantonnât, malgré les anciens habitants, dans une étendue de pays, où il y a présentement quinze mille citoyens en âge de porter les armes, et qui ont en même temps assez d’intérêt à la conservation de l’état présent de leur patrie, pour se bien défendre contre des hôtes fâcheux qui viendraient s’emparer d’une partie de leur bien. Mais dans cette même étendue de pays, il ne se trouvait pas, durant le cinquième siècle, deux mille citoyens, ou deux mille hommes qui eussent intérêt, et qui fussent disposés à faire la même résistance que quinze mille y feraient aujourd’hui.

Revenons à la capitation. Les romains avaient imaginé, pour la rendre plus supportable, un expédient qui paraîtra bizarre, parce que nous ignorons tous les motifs qu’ils peuvent avoir eus de s’en servir. Tâchons d’expliquer quel était ce moyen, car il nous parait que faute de l’avoir bien compris, plusieurs savants modernes ont mal entendu Cassidore, et les auteurs ses contemporains. Cet expédient consistait à associer plusieurs personnes pour payer entre elles une seule tête ou quote-part de capitation. Il était bien plus simple, dira-t-on, de faire ce que Julien fit dans les Gaules, c’est-à-dire, de réduire cette quote-part aux deux tiers ou à la moitié. Mais si on avait pris le parti de baisser les quotes-parts, le riche eût autant profité de la diminution que le pauvre. Enfin, comme je l’ai déjà dit, nous ignorons les raisons que les empereurs peuvent avoir eues de mettre en usage l’expédient dont nous parlons, et dont il suffit ici de prouver que ces princes se sont servis.

Quelqu’un des prédécesseurs de Constantin le Grand avait-il eu recours à cet expédient ? Je l’ignore. Il est certain seulement que ce prince le pratiqua, et qu’il fut pratiqué depuis lui. Voici ce que dit, à ce sujet dans son panégyrique, le rhéteur Eumenius, dont l’on doit croire le témoignage, d’autant plus volontiers, qu’il parle de choses qui s’étaient passées à ses yeux.

Sous le règne de Constantin le Grand, il y avait dans la cité d’Autun, suivant le dernier recensement, vingt-cinq mille hommes, ou veuves, ou autres chefs de famille. Personne n’ignore qu’alors la cité d’Autun était bien plus étendue, que ne l’est aujourd’hui le diocèse d’Autun. Cette cité devait par conséquent vingt-cinq mille têtes, ou vingt-cinq mille quotes-parts de capitation. Son peuple étant hors d’état d’acquitter cette charge, elle s’adressa à Constantin qui lui en remit le quart et même plus, en la dispensant de payer sept mille de nos quotes-parts : les vingt-cinq mille quotes-parts furent donc réduites à dix-huit mille. Or, comme il parait en lisant la harangue faite à Constantin par Eumenius au nom de la cité d’Autun : que le bienfait de l’empereur tourna à l’avantage de tous les vingt-cinq mille contribuables : on voit bien que ce bienfait ne consistait pas en ce que Constantin eût exempté sept mille citoyens de la capitation, mais en ce qu’au lieu d’exiger de tous les contribuables vingt-cinq mille quotes-parts, il s’était réduit à exiger dix-huit mille quotes-parts : votre remise de sept mille quotes-parts, dit Eumenius,... Dès que la remise faite par Constantin avait opéré un soulagement général, ne faut-il pas que tous les contribuables, du moins ceux qui étaient surchargés, eussent profité de cette diminution. Il est aisé de concevoir que nos vingt-cinq mille contribuables n’étant plus obligés qu’à payer dix-huit mille quotes-parts, on aura pu associer ensemble deux ou trois des moins aisés pour payer une seule quote-part ; les plus aisés auront payé, les uns quatre cinquièmes, et les autres les trois quarts d’une tête. C’est ainsi que sous nos rois de la troisième race, les villes qui avaient souffert une diminution considérable de citoyens, obtenaient du prince une diminution de feux ; c’est-à-dire, la réduction du nombre des feux, sur chacun desquels le souverain percevait une certaine somme, à un nombre moindre. La ville, qui suivant le dernier cadastre, devait par exemple payer l’aide pour trois cent feux, obtenait une remise, en vertu de laquelle cette même ville ne payait plus que pour deux cent cinquante. Par là tout le monde se trouvait soulagé.

Nous avons une loi des empereurs Valens et Valentinien, qui régnèrent environ trente ans après la mort de Constantin Le Grand, laquelle change notre conjecture en certitude. Cette loi adressée au préfet du prétoire, dit : au lieu que jusqu’ici chaque homme a payé lui seul une quote-part entière..., quoique la remise faite ici par nos empereurs soit différente, quant à la valeur, de celle qui avait été faite par Constantin le Grand à la cité d’Autun, on voit bien néanmoins que l’une et l’autre remises sont faites sur le même pied, puisqu’elles aboutissent également à partager en plusieurs portions une tête entière, ou une quote-part complète de capitation, et à faire payer par deux et trois personnes, la somme qu’une seule personne devait payer originairement.

Après ce qui vient d’être déduit, on ne saurait douter que ce ne soit des tiers et moitiés d’une quote-part de capitation qu’il s’agit dans Cassiodore aux endroits où il y est parlé de bina et de terna, et non pas du droit de tiers et danger. Ces termes sont employés expressément dans la loi de Valens et de Valentinien, qui vient d’être rapportée, pour dire des tiers et moitiés de nos quotes-parts. En effet, dès qu’on associait communément deux hommes, ou trois femmes, pour payer une quote-part de capitation, rien n’était si naturel que de désigner vulgairement cette imposition, par la dénomination des tiers et moitiés. La conjecture est d’autant mieux fondée, que tout ce que dit Cassiodore concernant ces bina et terna, convient parfaitement à la capitation. Rapportons ces endroits-là.

Le premier se trouve dans la formule d’un ordre que Théodoric roi des ostrogots, et maître de l’Italie, envoyait aux officiers ordinaires, pour leur enjoindre de faire le recouvrement des tiers et moitiés. Il est dit : durant le cours de la présente indiction,... Cassiodore nous a encore conservé une formule de l’ordre qui s’envoyait aux officiers ordinaires d’un district, dans les cas où le recouvrement des tiers et moitiés y devait être fait par des officiers extraordinaires, afin que les premiers prêtassent main-forte aux seconds. Quoique suivant l’ancien usage, dit cette seconde formule,... Comme ceux qui gouvernent les finances d’un souverain, sont encore plus industrieux à inventer des moyens d’augmenter son revenu, qu’à imaginer des projets pour soulager les peuples, on n’aura point de peine à croire que si les romains avaient trouvé l’expédient d’associer plusieurs personnes au payement d’une seule quote-part, ils n’eussent aussi trouvé celui de faire porter à la même personne plusieurs quotes-parts de la capitation. En effet, nous avons encore une requête en vers que Sidonius Apollinaris présenta en l’année quatre cent cinquante-huit à Majorien, pour supplier cet empereur de le décharger de trois quotes-parts de la capitation auxquelles on l’avait imposé, en haine de ce qu’il avait été du parti opposé à cet empereur. Comme chaque quote-part s’appelait quelquefois une  tête absolument, Sidonius supplie Majorien de le défaire de ces trois têtes, c’est-à-dire, de les réduire à une, en lui représentant qu’il ne peut subsister sans cela. Il compare cette triple capitation à un nouveau Geryon. Si dans les deux vers que nous rapportons, Sidonius donne à la capitation le nom de tribut public, quoiqu’elle n’en fût qu’une partie, c’est qu’il est ordinaire à ceux qui parlent de ces sortes de choses, principalement s’ils en parlent en vers, de prendre souvent, comme nous l’avons déjà remarqué, la partie pour le tout. Sidonius d’ailleurs n’était pas un financier.

Non seulement l’âge exemptait, comme on l’a déjà vu, plusieurs personnes de la capitation, mais beaucoup d’autres encore étaient dispensées du payement de cette imposition par leur dignité, par leur profession, ou bien à titre de privilège accordé à quelques cités.