Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE I — CHAPITRE XI

Des revenus que l’empire romain avait dans les Gaules. Des fonds de terre qu’il y possédait. Origine du droit de tiers et danger.

 

 

Avant que de sortir des Gaules pour faire le recensement des nations qui habitaient encore au-delà du Rhin au commencement du cinquième siècle, et qui allaient devenir les hôtes  des romains de cette riche contrée, il faut exposer quels y étaient alors les revenus de l’empire.

Nous avons vu déjà, que suivant Tite-Live, ce fut dans l’assemblée tenue à Narbonne vers l’an de Rome sept cent vingt-sept, qu’Auguste imposa un tribut aux Gaules. Tacite nous apprend aussi la même chose. Ce fut l’année huit cens vingt-deux, et par conséquent quatre-vingt quinze ans après l’assemblée de Narbonne, que Civilis prit les armes contre ceux des romains qui reconnaissaient Vitellius pour empereur. Or Tacite fait dire par Civilis aux gaulois que ce batave voulait engager dans son parti ; qu’il se trouvait encore dans les Gaules des hommes nés avant qu’elles eussent été assujetties aux tributs. Il parait donc qu’en l’année huit cent vingt-deux de la fondation de Rome, il y avait déjà près d’un siècle, que les Gaules avaient été rendues tributaires de l’empire, et par conséquent que cet évènement a dû arriver vers l’année sept cent vingt-sept.

Le tribut imposé à cette grande province de l’empire ne consistait pas seulement à fournir à Rome des troupes auxiliaires. Tacite oppose la condition des bataves qui n’étaient assujettis qu’à cette espèce de subside, à la condition des autres gaulois. Si nos bataves, dit Civilis, ont pris les armes, eux qui ne payent point d’imposition, et qui fournissent à Rome pour tout tribut, des soldats, à plus forte raison les gaulois qu’on charge d’impôts doivent-ils les imiter ? On peut douter que sous les premiers empereurs toutes les cités des Gaules fussent assujetties aux mêmes contributions. Comme nos cités n’étaient point alors de même condition, comme les unes étaient traitées en sujets et les autres en peuples alliés, il est apparent qu’elles ne payaient pas toutes les mêmes impositions. Ce qui est certain, c’est qu’Auguste avait rendu toutes les Gaules tributaires. Velleius Paterculus qui a écrit sous Tibère le successeur immédiat d’Auguste, dit en faisant le dénombrement des grandes provinces de l’empire, que les Gaules où Domitius avait fait voir le premier les enseignes romaines, furent soumises par Jules César. Ce vaste pays, ajoute-t-il, nous paye aujourd’hui un subside en deniers, ainsi que le paye presque tout le reste de la terre.

Mais dès que Caracalla eut donné le droit de bourgeoisie romaine à tous les sujets de l’empire, la différence qui était entre les tributs que payaient les cités alliées et les cités sujettes de la Gaule, dût disparaître. Elles durent toutes se trouver assujetties aux mêmes impositions : voyons donc en détail, quels étaient les subsides que payaient à Rome les cités des Gaules sous les successeurs de Caracalla.

On ne doit point au reste être surpris que j’approfondisse cette matière autant qu’il me sera possible. Les finances sont dans tous les états, ce qu’est le sang dans le corps humain. D’ailleurs je ne puis mieux donner à connaître quels furent d’abord les revenus de la monarchie française dont je veux décrire le premier établissement, qu’en expliquant le moins mal qu’il me sera possible, en quoi consistait le revenu dont l’empire jouissait dans les Gaules, lorsqu’elle y fut établie. Clovis et ses successeurs ne firent autre chose pour doter, s’il est permis de parler ainsi, leur couronne royale, que d’y réunir le patrimoine de la couronne impériale.

Le dernier livre d’Appien Alexandrin, le plus précieux des monuments de l’antiquité romaine que nous avons perdu, aurait bien facilité mon travail. Cet auteur nous apprend lui-même qu’il y donnait un état fidèle des forces que l’empire romain avait sur pied, et des revenus qu’il tirait de chacune de ses provinces, sous le règne de l’empereur Adrien. C’est le temps où vivait notre auteur. Un pareil ouvrage composé par un homme aussi bien informé et aussi judicieux que l’était Appien, nous aurait instruits à fond de l’état des finances de l’empire dans le second siècle de l’ère chrétienne, et il nous aurait donné de grandes lumières sur l’état où elles pouvaient être dans les temps postérieurs. C’est assez regretter une perte que le destin seul peut réparer. Tâchons de nous servir si bien des monuments qui nous restent, que nous ne laissions pas de donner une notion satisfaisante des revenus dont la monarchie romaine jouissait dans les Gaules durant le quatrième siècle et le cinquième.

Ces revenus, ainsi que ceux dont elle jouissait dans ses autres provinces, émanaient de quatre sources. La première et la plus abondante consistait dans les profits qui se retiraient des fonds de terre, dont la propriété appartenait à l’état. La seconde, c’était le subside réglé, ou l’imposition personnelle et réelle que chaque citoyen payait soit à titre de capitation, soit à raison des terres et des autres biens ou effets qu’il possédait. La troisième source des revenus du prince consistait dans le produit des différents bureaux établis dans les Gaules, pour y faire payer les droits de péage ou de douane. Les revenus qu’on appelle casuels faisaient la quatrième source. Ils consistaient dans les réunions des domaines engagés, dans les confiscations, et dans les dons volontaires ou réputés tels, que les peuples faisaient au souverain en certaines occasions. Nous allons à présent parler séparément de chacune de ces quatre sources, ou de ces quatre branches du revenu de l’empire.

L’empire romain a toujours été propriétaire d’une grande quantité de fonds de terre. Une partie de ces fonds provenait de la portion des terres que les romains avaient coutume d’approprier à la république dans les pays qu’ils conquéraient. Ils en avaient usé dans plusieurs cités des Gaules comme en Sicile et ailleurs. L’autre partie de ces fonds provenait des terres réunies au domaine de l’état, soit par déshérence, soit par faute d’avoir acquitté les redevances dont elles étaient chargées, soit pour d’autres cas importants, réunion au domaine du prince.

On lit dans Appien Alexandrin, que les romains dès leurs premières conquêtes, avaient pratiqué l’usage d’ôter au peuple subjugué une partie de ses terres pour se les approprier ; et l’on voit par Tite-Live et par les autres historiens latins, qu’on lui imposait cette peine plus ou moins forte, à proportion de la résistance plus ou moins obstinée qu’il avait faite. Il arriva encore que dans la suite l’empire réunit à son domaine, les fonds de terre qui appartenaient en toute propriété aux princes ses alliés, ou plutôt ses sujets, lorsqu’il lui arrivait de réduire leurs états en forme de province. Voici, suivant Appien, l’usage que les romains faisaient de ces terres unies au domaine de la république. On les divisait d’abord en deux classes, dont la première comprenait les terres actuellement en valeur, et la seconde, les terres en friche. Quant aux terres qui étaient actuellement cultivées, et sur lesquelles il se trouvait la quantité d’esclaves et de bétail nécessaire pour les faire valoir, on en faisait deux lots, dont le premier se distribuait entre les citoyens des colonies que la république établissait dans le pays conquis pour le tenir dans le devoir. Le second lot se divisait en deux parties. L’une était vendue au profit de l’état, afin de l’indemniser des frais de la guerre, et l’autre était affermée moyennant une redevance fixe, et stipulée payable en une certaine quantité de denrées.

Tout commerce étant interdit aux citoyens de l’ordre des sénateurs dès le temps de la république, il ne leur a jamais été permis de se rendre adjudicataires de ces baux. Il parait donc que sous la république et sous les premiers empereurs, c’étaient les chevaliers romains qui les prenaient. Mais dans le Bas-Empire, il fut prohibé à tous ceux qui avaient quelque emploi au service du prince, et même à tout citoyen enrôlé dans les curies, de prendre à ferme les terres dont la propriété appartenait à l’état. On craignait que les personnes qui avaient du crédit ne trouvassent moyen d’avoir ces fermes à trop bas prix, ou d’obtenir des indemnités qui ne seraient pas dues. Une loi des empereurs Valens, Valentinien et Gratien, défend expressément aux citoyens enrôlés dans les curies, de prendre à ferme, même dans les cités autres que la leur, les métairies et les pâturages qui faisaient partie des domaines de la république. Néanmoins les personnes en crédit trouvaient le moyen d’éluder ces lois, en prenant les baux sous le nom emprunté d’un homme à eux. Voilà l’usage qui se faisait des terres actuellement en valeur.

Quant aux terres incultes et abandonnées, dont il se trouve toujours une assez grande quantité dans les pays qui viennent d’essuyer les maux de la guerre, comme il était impossible de faire au juste l’estimation de leur valeur, on ne les affermait pas, moyennant une redevance fixe et certaine, évaluée à tant, ou à tant de denrées, quelle que pût être la récolte, elles s’affermaient à des conditions telles que la république ne pouvait pas être trompée de beaucoup dans ces sortes de marchés, et que d’un autre côté ceux qui les prenaient ne couraient pas le risque d’y perdre excessivement. On adjugeait donc, en observant les formalités ordinaires, ces terres incultes, à ceux qui se chargeaient de les mettre en valeur, à condition de payer à l’état chaque année, non pas une redevance fixe et certaine, mais une redevance proportionnée à la récolte qui se pourrait faire. Cette redevance consistait ordinairement dans la dixième partie des grains et des légumes qui se recueilleraient sur les terres données à défricher, et dans la cinquième partie du produit, soit des arbres, soit de celles des plantes qui rapportent durant plusieurs années, lorsqu’une fois elles sont venues. Rien n’était plus équitable ni plus judicieux que l’appréciation de cette redevance incertaine. On n’obligeait le tenancier qu’à payer la dixième partie des grains et des légumes qu’il recueillerait, parce que la culture de ces fruits exige beaucoup de soins, et demande beaucoup de dépense, au lieu qu’on l’obligeait d’un autre côté à payer la cinquième partie du produit des arbres fruitiers, et de celui des plantes qui rapportent durant plusieurs années, sans avoir besoin qu’on les renouvelle, parce qu’on recueille ce produit avec moins de frais et moins de sueur. Il est vrai que suivant cette estimation les vignes se trouvent taxées au cinquième de leur produit, ce qui nous paraît d’abord une redevance bien lourde. Mais on la trouve plus légère dès qu’on a fait réflexion que la culture de la vigne ne coûte pas autant, à beaucoup près, dans les pays chauds où l’on la fait monter sur des ormeaux, que dans nos contrées. Il est à croire que lorsqu’on planta autour de Paris les vignes dont Julien dit que cette ville était environnée de son temps, les romains se contentèrent d’exiger de ceux à qui l’on donnait des terres en friche pour en faire des vignobles, une redevance moindre que la cinquième partie de la vendange.

Comme la moindre redevance que payaient les terres dont la propreté appartenait à l’état, était un 10e de leur produit, je crois volontiers qu’on aura donné le nom général de dixième, à cette redevance, quoiqu’elle fût en plusieurs occasions beaucoup plus forte. En effet nous venons de voir qu’elle était d’un cinquième du produit des arbres fruitiers et des plantes qu’il ne faut point renouveler chaque année. Mais on avait voulu désigner la redevance dont nous parlons, par le nom le moins odieux qu’on put lui donner, et on avait appelé généralement agri decumani, ou champs sujets à la dixme, des champs dont une partie était chargée réellement de payer le cinquième de son produit. Encore aujourd’hui, le mot de dixme qui signifie originairement le dixième, se donne quelquefois à des redevances ou plus fortes ou moins fortes que le dixième.

Quoique Appien ne dise point que la république n’affermait pas toutes les terres en valeur qu’elle s’appropriait par droit de conquête, et qu’elle en gardait une partie pour la faire valoir à ses frais, et à son profit, la chose ne laisse point d’être véritable. On voit et par l’histoire romaine, et par plusieurs lois des empereurs, que l’état avait beaucoup de métairies dont les terres étaient cultivées par des esclaves à lui, et dont tous les fruits lui appartenaient, ainsi qu’ils appartiennent au particulier propriétaire d’un héritage qu’il fait valoir par ses mains. Les empereurs faisaient encore nourrir dans ces métairies fiscales des haras et d’autres troupeaux, et suivant l’apparence, c’était avec les fruits qui s’y recueillaient qu’on faisait vivre les personnes qui travaillaient dans les manufactures et dans les ateliers publics. Ainsi comme la plupart de ces ouvriers étaient des esclaves qui ne gagnaient pas de gages, et comme ils étaient nourris par d’autres serfs qui cultivaient les terres des métairies domaniales, l’entretien des manufactures et des ateliers publics ne coûtait pas, à beaucoup près, autant que valaient les armes, les machines de guerre, les ustensiles, les toiles et les étoffes qui s’y fabriquaient. Si toutes ces choses ne se vendaient point dans des boutiques au profit de l’état, ce qui revient au même, elles lui épargnaient la dépense qu’il lui aurait fallu faire pour les acheter, afin d’en pourvoir les armées et les places. La diminution de la dépense enrichit aussi bien que l’augmentation de la recette.

Appien dans le passage que nous avons cité, ne dit point que les romains eussent approprié à la république une partie des forêts et bois taillis dans les pays que ces conquérants avaient réduits sous leur obéissance. Il n’y en est fait aucune mention. Cependant il est bien difficile de croire que bons économes qu’ils étaient, ils aient oublié de s’en approprier une partie, puisqu’il n’y a point de fonds de terre, dont le revenu soit plus solide. Voilà peut-être ce qui a donné lieu à deux auteurs célèbres par les doctes ouvrages qu’ils ont composés sur le droit public du royaume de France, de penser que le tiers et danger qui se lève en Normandie au profit du roi, sur les deniers provenant de la coupe de plusieurs forêts, dont la propriété appartient aujourd’hui à des particuliers, est originairement un des droits établis dans les Gaules au profit de l’empire romain. Ce droit de tiers et danger consiste en ce qu’il appartient au roi vingt-six sols dans soixante sols du prix de la vente de ces bois, qui ne se peut faire encore que par les officiers du prince. Il est vrai que de tous les endroits de Cassidore que nos auteurs citent pour appuyer leur opinion, celui qui d’abord paraît être le plus positif, et dans lequel il est fait mention d’une imposition établie sous le nom de bina et terna, ne saurait être entendu du droit appelé aujourd’hui tiers et danger. Nous verrons dans la suite que cet auteur qui vivait au commencement du sixième siècle, entend parler sous le nom de bina et terna, non pas du tiers et danger, mais des tiers et moitié  de la quote-part à laquelle chaque tête de citoyen, pour m’exprimer ainsi, avait été taxée originairement. Lorsque la capitation fut devenue une imposition ordinaire, comme nous l’expliquerons dans la suite, il y avait des citoyens qui ne payaient qu’une moitié de la somme à laquelle chaque tête de citoyen avait été taxée, et d’autres qui ne payaient même que le tiers ou le quart de cette cotisation. C’est ce qui doit être exposé encore plus en détail dans la suite.

Mais je crois que d’autres passages de Cassiodore qui sont ceux où il est fait mention de tertia, doivent s’entendre d’une imposition, qui véritablement fût un droit de même nature que celui de tiers et danger. En effet, nous avons une lettre de Théodoric roi des ostrogots, adressée à Faustus, préfet du prétoire d’Italie, pour lui notifier qu’on a jugé à propos d’accorder aux habitants d’une certaine ville, la grâce qu’ils avaient demandée, et qui était d’acquitter dorénavant en deniers la redevance du troisième, laquelle se payait auparavant en nature. Sous le bas empire, les contribuables regardaient comme une grande grâce de pouvoir payer en deniers la somme à laquelle s’évaluerait la redevance en fruits, dont ils étaient tenus, parce qu’ils se rédimaient par-là d’une infinité de vexations qu’ils avaient à essuyer de la part de ceux qui recevaient les revenus de l’état, tantôt sur la qualité, tantôt sur la quantité des denrées, et tantôt sur le lieu où il fallait les livrer. On verra dans la suite, qu’il n’y avait sorte de concussion dont ces receveurs ne s’avisassent. Grégoire de Tours raconte que le bienheureux Illidius qui vivait dans le quatrième siècle, ayant guéri miraculeusement la fille de l’empereur Maximus, qui faisait son séjour à Trèves, ce prince offrit au saint confesseur des monceaux d’or et d’argent, et que le saint les refusa, mais qu’il demanda et qu’il obtint de l’empereur une grâce pour la cité d’Auvergne : c’était de payer en deniers la redevance en bled et en vin, dont elle était tenue ; ce qui épargnait aux auvergnats plusieurs vexations, et la peine de faire voiturer ces denrées dans les magasins de la république.

Ainsi quoique je sois persuadé que les termes de bina et terna soient relatifs à la manière dont s’imposait la capitation, je crois néanmoins que le terme de tertia bien différent de celui de terna, peut avoir le sens que nos auteurs modernes lui ont donné, et qu’il signifie un droit introduit dans les Gaules par les romains, et qui était de même nature que le droit de tiers et danger. Les romains auraient-ils négligé de s’approprier un revenu aussi certain que celui qui se tire des bois, eux qui ont toujours été si persuadés que la véritable richesse d’un état consiste dans la possession de biens en fonds, et de la nature de ceux qu’acquiert un père économe quand il veut établir solidement sa famille : eux qui pensaient que les finances d’un souverain, quelqu’abondantes qu’elles paraissent, ne sont jamais qu’un torrent sujet à tarir en plus d’une occasion, tant qu’elles n’ont point pour leur source principale, le produit assuré des biens de cette nature ?

Si le droit de tiers et danger est si ancien dans les Gaules, comment se peut-il faire, dira-t-on, qu’il ne subsiste plus que dans la province de Normandie ? Je vais répondre. Les usurpateurs, qui sous les derniers rois carlovingiens s’emparèrent, dans la plus grande partie du royaume, des droits et des revenus de la couronne, se seront approprié le droit de tiers et danger dans les lieux où ils se cantonnèrent ? Que sera-t-il arrivé ensuite ? En quelques pays, ces usurpateurs auront remis ce droit aux complices de leur révolte. En d’autres contrées, les successeurs des premiers usurpateurs l’auront laissé éteindre, parce qu’ils étaient trop faibles pour l’exiger. Mais il ne sera rien arrivé de pareil en Normandie, parce qu’aux temps où les désordres, dont je viens de parler, arrivèrent dans le royaume, cette province était déjà sous la domination de ses ducs, seigneurs assez puissants pour conserver les droits régaliens que nos rois leur avaient cédés en la leur inféodant. Ils auront su maintenir et garder contre les usurpateurs du dixième siècle le droit de tiers et danger, comme ils ont maintenu et gardé contre eux le droit de monnayage. Or ç’a été sur ces ducs qui étaient encore devenus rois d’Angleterre, que nos rois ont pris, et réuni à leur couronne la Normandie, qui par conséquent n’a jamais été sous un maître assez faible pour laisser perdre aucun de ses droits domaniaux. Voilà pourquoi le droit de tiers et danger n’y aura point été anéanti comme ailleurs.

Je conçois donc que ce droit aura été originairement la redevance d’un tiers du produit, moyennant laquelle la république romaine avait concédé à des particuliers les bois qui lui appartenaient, et dans la suite cette redevance,qui d’abord se payait en nature, aura été évaluée en deniers, et portée à plus d’un tiers et à un peu moins de la moitié du prix des ventes. Ce qui se trouve dans une ordonnance du roi Louis le Hutin rendue dans le quatorzième siècle, rend ma conjecture concernant l’origine du droit de tiers et danger, très vraisemblable. Il est statué ainsi dans cette chartre. Se aucun dit que ses bois aient été plantés d’ancienneté... Pourquoi les bois et forêts plantés de main d’homme depuis un temps connu ne devaient-ils rien, quand les taillis et forêts qui existaient en nature de bois de temps immémorial étaient tenus de ce droit-là ? Si ce n’est parce que ces derniers fonds étaient originairement du domaine du souverain, et que par conséquent ils avaient fait partie de celui des empereurs romains. Au reste, l’empire demeurait toujours le véritable propriétaire, tant des terres qu’il affermait pour un temps, que de celles dont, moyennant une certaine redevance, il accordait la jouissance non limitée, en faveur de ceux qui entreprenaient de les mettre, ou tenir en valeur.

On conservait avec soin un état ou cadastre de tous ces biens où il se trouvait spécifié quels en étaient les possesseurs actuels, quel temps devait durer leur jouissance, et quelle redevance chacun d’eux était tenu de payer. Cet état s’appelait le canon, et il devait faire la principale colonne dans l’état général des revenus de l’empire, puisqu’il était son patrimoine le plus assuré. Nous verrons même qu’on donnait quelquefois, par extension, le nom de canon à cet état général, quoiqu’il comprît, comme nous l’allons exposer, outre le canon proprement dit, les colonnes ou les rôles de plusieurs autres impositions.

Chaque cité avait une copie de la partie du canon général, laquelle contenait l’énumération des terres appartenantes à l’empire dans la cité, et c’était conformément à cette copie que les décurions faisaient payer à chaque particulier sa redevance annuelle, sur laquelle, ainsi que sur tous les deniers qu’ils percevaient, on leur accordait une remise. Les décurions disposaient ensuite, selon les ordres du prince, et sous la direction du comte, de celles de ces redevances qui étaient payables en denrées, et ils portaient dans le trésor public celles de ces redevances qui étaient payables originairement en deniers, ou qui depuis la première concession, avaient été évaluées en argent.

On voit dans le code de Justinien plusieurs lois faites par les empereurs, en différents temps, pour obvier à ce que les terres, dont la propriété appartenait à l’état, demeurassent incultes, et pour faciliter le payement des redevances dont elles étaient chargées. Quoiqu’il arrivât, le fisc était toujours le premier créancier de ceux qui jouissaient de ces sortes de terres. Il y a plus. En quelques mains qu’elles tombassent, elles étaient toujours tenues d’acquitter la redevance dont elles se trouvaient chargées dans le canon ; mais cette redevance n’empêchait pas que la condition du possesseur ne fût toujours assez bonne, du temps de la république et sous le Haut-Empire. Les états afferment le plus souvent leurs revenus à un prix moindre que celui auquel les particuliers propriétaires donnent à ferme les leurs. Dans le sixième siècle, la condition des citoyens qui tenaient ces terres décumanes était devenue assez chétive. On en peut juger par le passage de Procope que nous allons rapporter.

Cet historien raconte donc que l’empereur Justinien lorsqu’il avait jugé à propos de confisquer les biens de quelques personnes opulentes, commençait par s’approprier tous leurs effets mobiliers, et puis celles de leurs terres dont on pouvait tirer un revenu raisonnable ; mais presque toujours, ajoute Procope, Justinien laissait à nos malheureux leurs terres décumanes, sans leur faire pour cela une grâce bien considérable. En effet, c’était plutôt les condamner à mourir de langueur, que de leur donner de quoi vivre. Les impositions dont cette nature de fond est surchargée, et l’intérêt de l’argent qu’il fallait emprunter pour les acquitter à jour nommé, ne leur laissaient pas de pain. La condition des sujets de l’empire d’occident était dans le sixième siècle, encore plus malheureuse, que celle des sujets de l’empire d’orient. L’exemption des redevances dont il s’agit ici, ne se trouve point au nombre des privilèges que les lois romaines accordent aux vétérans ; et nous verrons même dans le sixième livre de cet ouvrage, que les rois barbares, qui dans le cinquième siècle fondèrent des royaumes sur le territoire de l’empire, obligeaient ceux de leurs compatriotes, qui tenaient de ces terres domaniales, à payer la somme dont elles étaient chargées par le canon.

L’état tirait encore divers profits des fonds de terre dont il était propriétaire. Un de ces profits était la taxe qui s’imposait sur le gros et sur le menu bétail, qu’on laissait aller dans les pâturages qui étaient du domaine de la république. Cette taxe s’appelait scriptura ou agrarium ; et nous avons encore plusieurs lois des empereurs, faites pour régler la manière de la lever, et surtout pour empêcher qu’elle fût augmentée sans un ordre exprès du prince. Si l’état ne possédait qu’une partie de la superficie de la terre, il semble qu’il s’était approprié, en quelque manière, les métaux, et toutes les matières profitables qui se pouvaient tirer du sein de cette terre. En premier lieu, il faisait valoir pour son compte les mines d’or et des autres métaux, et il employait ou des esclaves, ou des criminels condamnés aux travaux souterrains, qu’on regardait, avec raison, comme une espèce de supplice.

En second lieu, l’état prenait dix pour cent sur la valeur de tous les matériaux qui se tiraient des carrières de marbre ou de pierre ; savoir, cinq pour cent comme propriétaire du fonds, et cinq pour cent pour droit de souveraineté. C’était sur ce pied là qu’était fixé l’impôt que le prince levait sur les pierres et sur les marbres sortants des carrières.

Plusieurs lois des derniers empereurs font foi que la monarchie romaine a toujours conservé jusqu’à sa destruction la propriété d’un grand nombre de fonds de terre. Nous avons entre autres une loi des empereurs Arcadius et Honorius, dans laquelle il est statué que la troisième partie des revenus des biens fonds appartenant à la république, sera employée aussi longtemps qu’il en sera besoin, à la réparation des thermes et des murailles des villes qui tombaient en ruine par vétusté. On pourra observer dans une infinité de passages d’auteurs du cinquième siècle et du sixième que nous rapportons dans cette histoire, qu’il était encore alors en usage de dire la république pour dire l’empire.