Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE I — CHAPITRE X

Des troupes étrangères que l’empire prenait à sa solde dans le cinquième siècle, et des Létes en particulier.

 

 

Nous avons vu qu’avant Caracalla les cohortes auxiliaires qui servaient dans les armées romaines, étaient composées de ceux des sujets de l’empire qui ne pouvaient point entrer dans les cohortes prétoriennes, ni dans les légions, parce qu’ils n’étaient pas citoyens romains. Dès que cet empereur eut donné le droit de bourgeoisie romaine à tous les sujets de l’empire qui étaient de condition libre, l’entrée dans les légions leur fut ouverte. Ainsi les troupes auxiliaires que nous voyons servir dans les armées romaines sous le Bas-Empire, n’étaient plus composées de soldats nés ses sujets, mais d’étrangers qu’il adoptait, pour ainsi dire, et à qui l’on donnait le nom d’alliés ou de confédérés ; en prenant ce nom dans une acception bien différente de celle qu’il avait eue sous le Haut-Empire.

Il n’y a point d’apparence que depuis Caracalla jusqu’à Constantin Le Grand, les empereurs n’aient point pris quelquefois des étrangers à leur service ; mais ce fut sous ce dernier prince, si j’entends bien Jornandés, que cette sorte de Milice devint un pied de troupes toujours entretenu, et qu’elle fut connue sous le nom de confédérés qui lui devint propre. Cet historien après avoir parlé des exploits des goths dans les temps précédents, dit que Constantin Le Grand les rechercha, qu’il fit alliance avec eux, et qu’ils lui fournirent, moyennant une capitulation, quarante mille hommes dont il se servit dans ses guerres contre différentes nations. La république entretient encore aujourd’hui,... ; les lois impériales mettent quelquefois en opposition le nom de soldat et celui d’allié, parce que le premier était regardé comme propre à désigner le romain qui servait l’empire en qualité de son sujet, et l’autre comme propre à désigner le barbare qui le servait, en vertu d’une convention faite volontairement. Un rescrit de Valentinien ordonne à Sigivaltus maître de la milice, de mettre des soldats et des alliés en garnison dans les villes de son département, et de garnir les rives et rivages de postes tirés des uns et des autres.

Sidonius Apollinaris pour exprimer que personne ne faisait sa profession à Ravenne où était la cour de l’empereur, et qu’au contraire chacun y voulait faire le métier d’autrui, écrit à son ami, les vieillards s’y divertissent à jouer à la paume... Ce même auteur dit dans une autre de ses épîtres, en parlant de Petronius Maximus, que cet empereur après avoir exercé heureusement les plus grands emplois, n’avait eu qu’un règne malheureux et troublé sans cesse, soit par des séditions populaires. Soit par les révoltes des alliés ou des soldats.

Procope écrit au sujet de quelques Hérules : qu’ils entrèrent au service de l’empire, et qu’ils furent enrôlés parmi les barbares qu’on nommait les alliés ou les confédérés.

On peut consulter encore sur la signification qu’avait le mot faederati dans le cinquième siècle et dans le sixième, le glossaire de Monsieur du Cange. On y trouvera plusieurs autres passages qui font foi que ce mot avait alors l’acception que nous lui donnons. Je me contenterai donc d’ajouter ici que faederatus, qui veut dire en général celui qui est lié avec un autre par quelque traité de confédération, avait si bien été restreint à signifier spécialement les barbares qui servaient dans les armées de l’empire, qu’il était devenu leur nom propre et particulier. Aussi voyons-nous que les auteurs grecs qui ont écrit dans ces temps-là ne rendent point faederatus par un mot de leur langue qui signifie la même chose. Ils ne le traduisent point, et ils se contentent de lui donner une terminaison grecque, en usant à son égard comme on en use à l’égard des noms propres des provinces, des peuples et des rivières. Rien n’a tant contribué à la ruine de l’empire romain que cet usage de prendre des étrangers à la solde de l’état. Il est vrai que dès le temps des premiers Césars, on tenait dans Rome même un corps de germains, destinés à la garde de la personne du prince. Mais ce corps était peu nombreux, et d’ailleurs rien n’empêche de croire qu’il ait été composé des germains qui habitaient dans les Gaules, et qui étaient sujets de l’empire.

En effet, lever des corps de barbares, et les faire servir dans une armée romaine, n’était-ce pas leur enseigner ce qui avait rendu les romains les maîtres du monde, je veux dire, la discipline militaire et l’art de la guerre ? Si l’empire encore florissant s’était trouvé si mal de les avoir enseignés à des peuples domptés, mais non point encore assujettis, s’il avait eu tant de sujet de se repentir d’avoir laissé servir dans ses troupes Arminius, Civilis, et quelques autres révoltés célèbres, qui ne battirent les romains que parce qu’ils avaient été leurs élèves dans l’art militaire, la raison d’état devait bien empêcher l’empire dans le quatrième siècle, de souffrir dans ses camps des corps entiers d’étrangers qui pouvaient d’un jour à l’autre devenir ses ennemis ? Ne devait-on pas prévoir aussi, ce qui est arrivé dans tous les temps, ce qui arriva pour lors, et ce qui arrivera toujours ; c’est qu’en faisant connaître à des barbares un pays meilleur que leur patrie, on leur fait venir l’envie de l’occuper. Ne devait-on pas faire réflexion que la supériorité que donne sur l’ancien habitant de ce pays-là, un corps plus robuste et plus capable de fatigue que le sien, en rend nos barbares les maîtres dès que cet avantage n’est plus balancé par une plus grande connaissance de l’art de la guerre. Mais Constantin et ses successeurs auront peut-être regardé cette milice barbare comme un des freins dont il fallait se servir pour retenir les troupes romaines dans la soumission, et les empêcher de proclamer de nouveaux empereurs. D’ailleurs, on ne trouvait plus, quand il fallait lever la quantité de troupes dont on avait besoin, un nombre suffisant de romains qui voulussent bien s’enrôler. Nous avons vu que dès le quatrième siècle on forçait quelquefois les fils des vétérans d’entrer dans le service, et nous verrons qu’il fallait souvent contraindre les communautés à fournir des hommes pour recruter les troupes romaines.

Quoiqu’il en ait été, il faut que les conjectures qui donnèrent lieu à introduire un usage aussi notoirement pernicieux que celui d’entretenir des corps de troupes composés d’étrangers, aient été bien pressantes. Mais il survient quelquefois des occasions où l’on ne saurait sauver un état sans aller contre les maximes fondamentales du gouvernement. Telle aura été la conjoncture qui aura fait lever le premier corps de troupes étrangères que les romains aient entretenus. D’autres conjonctures en auront fait lever un second. Enfin cet abus qu’on aura excusé par la raison qu’il fallait ménager le sang des sujets, et par celle qu’il valait encore mieux que les barbares voisins du territoire de l’empire portassent les armes pour les romains que contre eux, se fortifia à un tel point, qu’il devint plus dangereux d’entreprendre de le changer, que de continuer à le souffrir.

Il y eut même des empereurs qui marquèrent beaucoup plus de confiance et d’amitié aux troupes étrangères qu’aux troupes romaines. Gratien qui régnait environ quarante ans après Constantin, irrita les légions contre lui par sa prédilection pour les alliés. Toute son attention, dit Aurelius Victor, était pour un corps d’alains qu’il avait attirés à son service en leur donnant beaucoup d’argent, et il préférait hautement ces barbares mercenaires aux vieilles troupes composées de soldats romains. Enfin, ce prince avait tant d’affection, et même tant d’amitié pour nos barbares, qu’il retenait toujours auprès de sa personne, qu’on le voyait souvent dans les marches habillé comme eux. Rutilius qui partit de Rome pour revenir dans les Gaules peu de temps après que cette ville eut été prise par Alaric, dit que Rome même avant sa prise, était déjà remplie de soldats et d’officiers habillés de peaux, et qu’elle était aux fers avant que d’avoir été faite captive. Nous verrons dans la suite que les romains qui s’habillaient d’étoffes, désignaient souvent les barbares par la dénomination d’hommes vêtus de peaux.

Quelles étaient les capitulations que les barbares qui s’engageaient à servir l’empire, faisaient avec lui ? Elles étaient apparemment que l’empire pourvoirait à leur solde, qu’il leur donnerait une récompense, et qu’ils ne seraient point obligés à servir dans des provinces éloignées de leur patrie. Cette conjecture est fondée. On voit dans Ammien Marcellin que les germains nés hors des limites de l’empire, faisaient, quand ils entraient dans son service, une espèce de pacte, qui devait ressembler en beaucoup de choses aux traités d’alliance qui sont entre les rois très chrétiens et le corps helvétique, comme aux traités faits entre les états généraux et l’état ou canton de Berne ; et qu’il y avait dans ces capitulations plusieurs choses de stipulées concernant la subsistance, la discipline, et les récompenses des soldats et des officiers. Nous voyons, par exemple, que comme les suisses sont exemptés par les traités qu’ils ont faits avec la France, de servir sur mer, de même les barbares, dont nous parlons, étaient dispensés par la capitulation qu’ils avaient faite avec les romains, d’aller servir par tout où il plairait à l’empereur de les envoyer.

Lorsque Constance eut pris la résolution d’aller faire la guerre aux perses, il donna ordre à Julien qui commandait alors les armées des Gaules, de faire passer en Grèce quelques-uns des corps de troupes étrangères qui servaient dans ces armées. Julien lui représenta qu’il convenait d’exécuter cet ordre avec beaucoup de circonspection, afin de ne point donner un sujet de plainte légitime aux barbares d’au-delà du Rhin, qui servaient dans ces troupes, et qui n’étaient venus s’enrôler dans les Gaules, qu’à condition qu’on ne les obligerait point à servir au-delà des Alpes. Julien ajoutait qu’il était à craindre, si l’on usait de violence ou de supercherie envers ces barbares, qu’on ne dégoûtât du service de l’empire les étrangers qu’on n’y pouvait engager que de leur plein gré, et qui exigeaient ordinairement la même condition avant que d’y entrer.

Tout ce que je sais concernant la solde que les romains donnaient aux barbares qui s’enrôlaient dans leurs troupes, se trouve dans une lettre que Théodoric, roi des ostrogots, écrivit tandis qu’il gouvernait déjà en Italie aussi absolument que s’il avait été empereur d’occident, et qui fut adressée à un essaim de gépides qu’il voulait employer à faire la guerre aux francs, qui pour lors étendaient les bornes de leur domination dans les Gaules. Mon intention, leur écrit ce prince, était d’abord de vous faire fournir l’étape... Comme il doit être parlé souvent de ces sols dans notre ouvrage, je supplie mon lecteur de se souvenir de ce que j’en vais rapporter. Les sols d’or que les derniers empereurs romains faisaient frapper, étaient à peu de chose près, du même titre que nos écus d’or, et ils pesaient un cinquième de plus que celles de ces dernières espèces qui avaient encore cours en 1689. Les sols d’or du bas empire, et ceux de nos premiers rois qui sont de la même valeur, passeraient donc aujourd’hui premier janvier 1730 s’ils étaient encore de mise, pour environ quinze livres tournois. Ainsi chaque Gépide touchait par semaine, tant qu’il était en route, à peu près quarante-cinq livres de notre monnaie. Suivant toutes les apparences nos Gépides se contentaient d’une moindre solde lorsqu’ils campaient, ou lorsqu’ils étaient dans leurs quartiers. Quelle était alors cette solde ? Je n’en sais rien, mais nous savons que dès le temps de Tibère le soldat romain touchait par semaine la valeur de quinze francs de la monnaie qui a cours aujourd’hui, et dans tous les temps comme dans tous les états, la paye du soldat étranger a toujours été aussi haute du moins, que celle du soldat né sujet du prince qu’il sert.

On voit par la notice de l’empire, qu’il y avait un grand nombre de corps de troupes composées de barbares, qui servaient dans les Gaules au commencement du cinquième siècle. La multitude de ces cohortes ou de ces corps fait même croire qu’ils n’étaient pas bien nombreux. Il est très probable que chacun d’eux n’était que de sept à huit cent hommes. Du moins il est certain que ce nombre était dans les temps précédents, celui des soldats qui composaient une cohorte, et nous ne savons pas qu’il y eût eu rien de changé à cet égard. Chacun de ces corps avait bien un commandant de sa nation, mais il est certain que ce chef était subordonné à ceux des généraux de l’empereur dans le département desquels il servait.

La notice le dit en plus d’un endroit. Suivant la notice de l’empire, les troupes auxiliaires qui servaient dans les Gaules, étaient composées de francs ou d’autres nations germaniques, ainsi que de celles qui habitaient à l’orient du Danube, et au nord du Pont-Euxin. La notice met au nombre des nations qui composaient les troupes dont il s’agit ici, les létes dont il est fait aussi mention dans Zosime et dans Jornandés. Monsieur Du Cange et quelques autres de nos meilleurs auteurs, ont cru que ces létes étaient une nation particulière, et leur erreur, supposé qu’ils se soient trompés, n’est pas sans quelque fondement. Zosime dans un passage que nous rapporterons ci-dessous, semble dire que les létes fussent alors un des peuples de la Gaule. Mon sentiment est néanmoins, que léte n’était point le nom propre d’aucune nation particulière, mais un nom qui marquait l’état et la condition de ceux qu’on désignait par ce terme-là ; enfin un nom qui se donnait à tous ceux des barbares enrôlés au service de l’empire, auxquels on avait conféré des bénéfices militaires, ou quelqu’autre établissement, et cela de quelque nation que fussent ces barbares. En éclaircissant ce point de nos antiquités, qui semble d’abord appartenir à la géographie, nous ne sortirons point cependant de la matière que nous traitons actuellement, parce que les faits que nous allons alléguer pour justifier notre sentiment, enseignent plusieurs choses concernant le service des troupes barbares qui portaient les armes pour les romains durant le cinquième siècle et le sixième.

Notre première raison, c’est qu’aucun auteur ancien ne dit quelle était la première patrie des létes, ni dans quelle contrée particulière des Gaules ils avaient leur seconde patrie. Notre deuxième raison, c’est qu’on trouve dans la notice de l’empire, dont l’autorité est ici décisive, des létes de toute sorte de nation. Elle nous apprend qu’il y avait des létes teutons en quartier dans la cité de Chartres, des létes suèves et bataves dans la cité de Bayeux, et des létes francs dans celle de Rennes. Elle fait aussi mention de quelques autres létes dont elle ne dit point la nation, peut-être parce qu’ils étaient tirés de différents peuples. Enfin, il est encore parlé dans la notice, des létes de la cité de Langres, et des létes du pays des nerviens.

Il me parait donc que le nom de létes n’avait d’autre acception que la signification propre du mot latin laetus, et qu’il voulait dire simplement les contents. On leur aura d’abord donné indistinctement le nom de laeti ou de felices, et dans la suite celui de laeti  aura prévalu, et il sera devenu le terme propre. Ce qui avait fait donner le surnom de contents au corps de troupes auxiliaires qui le portaient, c’est que les officiers et les soldats de ces corps avaient été comme adoptés par l’empire, dans la collation des bénéfices militaires qu’il leur avait conférés, et qu’ils jouissaient ainsi de l’état heureux de sujet de la monarchie romaine. On les aura nommé les contents, par rapport à ce nouvel état. C’est ainsi que par une raison contraire, on appelait à la fin du dernier siècle les hongrois qui avaient pris les armes contre l’empereur leur souverain, afin de n’être plus opprimés par ses officiers, les mécontents. Il n’y a rien dans cette opinion qui soit contraire, ni à ce qu’on lit dans les auteurs anciens, ni à la vraisemblance, et d’ailleurs elle peut être appuyée par un passage d’Eumenius, et par une loi de l’empereur Honorius.

Eumenius d’Autun, dans son panégyrique prononcé devant Constantius Chlorus, dit à ce prince qui avait pacifié la Grande-Bretagne : comme on vit autrefois Dioclétien changer en des campagnes labourées les déserts de la Thrace,... ; si laetus dans ce passage était le nom d’un peuple, et non pas le nom d’hommes qui jouissaient d’un certain état, s’il n’était point employé ici comme l’adjectif de francus, mais comme substantif, francus et laetus seraient deux peuples, et Eumenius ne dirait pas, comme il le dit, excoluit, mais excoluerunt au pluriel.

Voici la loi d’Honorius : d’autant que plusieurs étrangers de différentes nations continuent à s’établir... Les mêmes raisons qui dans le troisième siècle avaient fait donner le nom de laeti ou de contents aux francs, à qui Maximien distribua des terres dans les Gaules, à condition d’y vivre comme sujets de l’empire, et de le servir dans ses guerres, auront aussi fait donner ce nom-là aux autres barbares qui se seront domiciliés aux mêmes conditions sur le territoire romain. Les létes n’auront donc été autre chose dans le quatrième et dans le cinquième siècle que ceux des barbares servants dans les troupes auxiliaires, à qui l’on avait donné des terres et un domicile dans l’empire. On les aura distingués par ce surnom des autres barbares qui servaient dans ces mêmes troupes, mais qui n’avaient encore aucun établissement fixe sur le territoire de la monarchie, et qui, pour parler suivant nos usages, n’y étaient pas encore naturalisés. Ainsi l’on pourrait en traduisant, rendre les francs létes et les bataves létes, par les francs et par les bataves naturalisés et domiciliés dans l’empire. Quant au passage de Zosime, sur lequel les auteurs qui ont cru que nos létes fussent un peuple particulier, se sont fondés, il se peut très bien interpréter en suivant mon opinion. Le voici.

Zosime dit, en parlant du tyran Magnence : il était d’origine étrangère, et il avait vécu parmi les létes, nation gauloise. Mais le mot grec etnos dont se sert Zosime, et que j’ai rendu ici par celui de nation, en me conformant à la version latine, ne signifie pas toujours un peuple particulier. Il signifie encore quelquefois une société, une condition, un état, un ordre de citoyen, et suivant l’apparence Zosime l’aura employé dans une de ces dernières acceptions. Cet historien n’aura donc voulu dire autre chose, si ce n’est que Magnence avait été d’abord au nombre des létes qui servaient dans les Gaules. On verra, lorsqu’il sera question de l’invasion d’Attila dans les Gaules, un passage de Jornandés qui parle de ces létes, et qui favorise encore notre opinion.

Les barbares qui servaient dans les troupes auxiliaires parvenaient aux premières dignités de l’empire, comme nous aurons occasion de le dire plus d’une fois. Leurs fils nés dans son territoire étaient-ils réputés romains pour cela ? Je ne le crois point. C’était le sang dont on sortait, et non pas le lieu où l’on était né qui décidait alors de quelle nation on devait être réputé citoyen. Le fils d’un franc, bien qu’il fût né à l’ombre du capitole, était réputé franc, et le fils d’un romain était réputé romain, quoiqu’il fût né sur les bords du Rhin. C’est de quoi nous parlerons plus amplement dans la suite. D’ailleurs nous verrons que la postérité des teifales établis dès le commencement du cinquième siècle dans le Poitou, et que celle des saxons établis dès le commencement du cinquième siècle dans le pays Bessin, étaient encore réputées une nation barbare au milieu du sixième siècle. Elles y faisaient toujours chacune un peuple à part, et qui n’était point encore confondu avec les anciens habitants du pays, c’est-à-dire, avec les gaulois devenus des romains.

Voilà quelles étaient les troupes auxiliaires que l’empire entretenait dans les premières années du cinquième siècle ; mais les nouvelles disgrâces qu’il essuya bientôt après, le réduisirent à faire aux barbares ou déjà engagés dans son service, ou qu’il y voulait attirer, des conditions qui lui étaient encore bien plus onéreuses, et qui portèrent des coups mortels à ce corps politique dont les forces se trouvaient bientôt épuisées, par les maux et par les remèdes.

Il parait donc que sous le règne d’Honorius il arriva deux choses ; la première, c’est que l’état malheureux où tombèrent les affaires de l’empire, empêchant le gouvernement de pourvoir à la subsistance des troupes auxiliaires, comme de leur tenir tout ce qu’on leur avait promis, ces troupes se mutinaient et se cantonnaient dans une certaine étendue de pays. Elles s’en emparaient comme d’un nantissement qui leur répondait des arrérages de leur solde, de la sûreté de leur récompense, en un mot de tout ce qui pouvait leur être dû par l’empire. Elles se conduisaient en ces occasions comme les terces ou les régiments d’espagnols naturels qui servaient leur roi dans les guerres du Pays-Bas, en usaient à la fin du seizième siècle, lorsqu’ils n’étaient point payés. Ils se mutinaient, et après s’être choisi des chefs, ils s’emparaient ou d’Alost, ou d’autres places, et sans cesser pour cela de faire la guerre contre les ennemis de leur maître, ils gardaient le pays dont ils s’étaient saisis comme un pays de conquête, qu’ils ne remettaient à leur souverain, qu’après qu’il leur avait donné satisfaction sur leurs demandes.

En second lieu, le désordre des affaires de la monarchie qui devenait plus grand de jour en jour, et qui la mettait souvent dans l’impuissance de faire les dépenses nécessaires pour lever dans un pays étranger des troupes auxiliaires, dont il avait un besoin pressant, le réduisirent à traiter avec les rois barbares, et si j’ose parler ainsi, à les prendre eux et leurs peuples à son service. Ces princes passaient donc à la tête de toute la tribu sur laquelle ils régnaient, au service de l’empire, qui leur assignait pour leur subsistance des quartiers stables dans un certain pays, avec la permission d’y vivre suivant la loi de leurs ancêtres, et dans l’indépendance de ses officiers civils. Ces colonies n’avaient à répondre qu’aux officiers militaires de l’empire qu’elles s’engageaient à servir. Une des premières conventions de cette nature-là, dont j’aie connaissance, est celle que fit Honorius avec plusieurs tribus de la nation scythique et de la nation gothique après la prise de Rome par Alaric. Nous rapporterons dans la suite plusieurs passages des auteurs anciens qui serviront de preuves à ce qui vient d’être avancé.

Le mal s’accrut à proportion que le désordre des affaires de l’empire s’augmentait. On n’avait donné d’abord des terres à ces peuplades indépendantes des officiers civils, et qui faisaient un état dans un autre état, que dans les extrémités des provinces de l’empire. Ensuite l’on fut obligé de souffrir qu’elles en prissent dans l’intérieur des Gaules, et même dans l’Italie. On fut obligé, par exemple, pour sauver une partie des Gaules, d’en délaisser une portion aux bourguignons et à d’autres barbares, qui s’en étaient emparés par force, et qui malgré l’empire se firent ses troupes auxiliaires. Il devait être bien dur aux empereurs de souffrir dans le sein de l’état, des peuplades qui faisaient un corps politique indépendant à plusieurs égards de l’autorité impériale, et dont le séjour rendait même précaire le pouvoir qu’elle conservait sur les romains du pays où ces peuplades s’établissaient. Mais, comme nous le verrons en parlant du progrès des colonies de ce genre, qui font le principal sujet de cet ouvrage, les conjonctures devinrent telles que les empereurs étaient souvent réduits à prendre le parti le moins mauvais. Le pouvoir des conjonctures obligea Rome, qui avait autrefois envoyé tant de colonies s’établir sur le territoire des barbares, à recevoir des colonies de barbares sur le sien.

Les barbares, dont il est ici question, prirent le nom d’hôtes de l’empire et c’est ainsi qu’ils se qualifient eux-mêmes dans leurs lois nationales. Le mot d’hôte qui ne signifie parmi nous que celui qui loge un autre, ou celui qui loge chez un autre souvent à prix d’argent, avait une acception bien plus noble chez les romains. On le donnait aux personnes qui bien qu’elles ne demeurassent point dans le même lieu, étaient jointes néanmoins d’une amitié si étroite, qu’elles avaient droit de loger réciproquement l’une chez l’autre. Ce qui rendait encore le nom que prenaient nos barbares, plus favorable, c’est que dès le temps du Haut-Empire les légions et les cités où elles avaient leurs camps, se traitaient d’hôtes, et il était d’usage qu’elles s’envoyassent la figure de deux mains jointes ensemble, pour marque de leur amitié. Les barbares des peuplades établies dans le milieu du territoire de l’empire, ne pouvaient donc faire mieux que de s’arroger le titre d’hôtes de l’empire. C’était un nom connu avec lequel le peuple de la monarchie était déjà familiarisé. Les temps devinrent mêmes si difficiles, que les empereurs furent obligés à conférer aux rois ou aux chefs de ces peuplades indépendantes, les plus grandes dignités de l’empire, et même à donner plus d’une fois à ces princes barbares la commission d’obliger par la voie des armes, les romains révoltés, à rentrer dans leur devoir. C’est de quoi l’on verra plusieurs exemples dans la suite de cet ouvrage.