Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE I — CHAPITRE IX

Des flottes, des corps de troupes composés de soldats romains, et que les empereurs entretenaient dans les Gaules au commencement du cinquième siècle.

 

 

Les Romains entretenaient des vaisseaux de haut bord et des galères pour la garde des côtes des Gaules qui sont sur l’océan ou sur la Méditerranée ; et ils tenaient encore à l’embouchure des fleuves un grand nombre de petits bâtiments, pour empêcher que les pirates barbares ne remontassent ces fleuves, et qu’ils ne vinssent ainsi faire des descentes dans les lieux où ils ne seraient point attendus. Le peu d’eau que tiraient ces petits bâtiments, est une preuve qu’ils n’étaient pas les mêmes dont on se servait dans les navigations en pleine mer. Or, suivant la notice de l’empire, la flotte destinée à garder la Meuse avait son bassin dans le lit de la Sambre, et ses arsenaux sur les bords de cette rivière. C’était dans Arles que venait désarmer la flotte destinée à la garde du Rhône. Quant à celle qui était chargée de garder la Seine, elle avait, comme on le lit dans la notice de l’empire, son bassin à Paris, suivant l’apparence, dans le lieu où est aujourd’hui l’église cathédrale. Cette conjecture est fondée sur ce que ce bassin était encore plus en sûreté au-dessus qu’au-dessous des ponts de Paris, et sur ce qu’en 1711 on trouva, en jetant les fondements du maître-autel nouveau qu’on construisait dans cette église, des inscriptions dédiées par le corps des matelots ou des mariniers de Paris. Elles furent publiées dans le temps de leur découverte avec des explications. Peut-être aussi la ville de Paris ne porte-t-elle un vaisseau dans l’écu de ses armes, qu’en mémoire de la flotte, laquelle y avait son bassin. Les nations, les villes et les états, avaient des symboles, par lesquels ils se désignaient, longtemps avant l’invention du blason et des armoiries. En effet, longtemps avant ce temps-là l’empire romain avait l’aigle pour symbole, la ville de Rome la louve allaitante les deux jumeaux, et Athènes la chouette ; c’est assez conjecturer. Je reviens à mon sujet.

Des bâtiments qui pouvaient remonter la Meuse jusqu’à l’embouchure de la Sambre, et la Seine jusqu’à Paris, n’étaient point, comme je l’ai déjà dit, des vaisseaux qui tirassent assez d’eau pour être capables de tenir la mer.

Nous ne voyons point que les officiers qui commandaient ces bâtiments de toute espèce, eussent, pour parler à notre manière, un supérieur particulier, ou un amiral qui ne commandât que sur mer. Dans l’empire romain le service de terre et le service de mer n’étaient point aussi séparés qu’ils le sont aujourd’hui dans les états de la chrétienté. Il parait seulement qu’il y avait des officiers et des corps destinés spécialement à servir sur les flottes, et que les soldats de ces corps croyaient monter d’un grade quand ils pouvaient passer dans les légions ; mais on ne voit pas qu’ils eussent un général particulier dépendant immédiatement du prince, et autre, que le duc, qui commandait dans les lieux à la défense desquels ces corps-là étaient destinés.

Venons aux troupes de terre que nous diviserons d’abord en deux classes. Les unes étaient les troupes romaines, ou celles qui étaient composées de sujets naturels de l’empire. Les autres étaient des troupes étrangères, et composées de barbares que l’empire avait pris à son service. Commençons par les premières.

Les troupes romaines étaient alors divisées en deux espèces de milices, et chacune de ces milices était destinée originairement à faire un service particulier, et différent du service de l’autre. Une partie de ces corps de milice, celle que nous appellerons dans l’occasion troupes de campagne, était destinée principalement à suivre le prince par tout où il allait, et à marcher incessamment où il jugeait à propos de l’envoyer. L’autre partie que nous appellerons dans l’occasion troupes de garnison ou troupes de frontière, et qu’on trouve désignée par la dénomination de milites limitanei ou riparentses, dans l’histoire de Bas-Empire, était spécialement destinée à la garde d’une certaine contrée, où la plupart de ses soldats avaient même leurs domiciles particuliers.

Voici l’origine des troupes de campagne. Lorsque Constantin Le Grand eut cassé les anciennes cohortes prétoriennes, il institua un nouveau corps de milice pour la garde de la personne du prince, et l’on donna aux soldats qu’on y enrôlait le nom soldats présents. C’est à mon sens ce que signifient toutes les dénominations sous lesquelles nous les trouvons désignés. Ce corps de troupes eut aussi son chef particulier appelé le maître des soldats présents ; et cet officier qui se tenait auprès de la personne de l’empereur, exerçait toutes celles des fonctions des anciens préfets du prétoire, lesquelles étaient purement militaires. Ainsi l’on peut croire que c’était par son canal que les généralissimes des diocèses des quatre préfectures du prétoire, érigées par Constantin, recevaient les ordres du prince. Soit que cet empereur eût mis sur pied un gros corps de cette nouvelle milice, soit que ses successeurs l’eussent augmenté, en y incorporant une partie des anciennes légions, il est certain que du temps d’Honorius, ce corps était assez nombreux pour suffire en même temps à monter la garde auprès de la personne de l’empereur, et à fournir des détachements qui servissent dans toutes les provinces. La notice de l’empire parle de plusieurs de ces détachements qui servaient actuellement dans les Gaules lorsqu’elle fut rédigée.

Nous pouvons comparer cette milice de soldats présents aux janissaires de l’empire turc. Le nombre de ces janissaires institués d’abord pour la garde de la personne du sultan, a tellement été multiplié depuis, qu’il n’y en a plus qu’une partie dont la fonction soit de rester toujours auprès du grand seigneur. L’autre partie des janissaires, et c’est la plus nombreuse, est partagée en différentes troupes, distribuées sur les frontières de l’empire ottoman, où elles sont le nerf de la garnison des places fortes. Des quarante ou cinquante mille janissaires que le grand seigneur habille et soudoie, il n’y en a ordinairement que treize mille de destinés spécialement à la garde de sa personne, et qui soient du collège de Constantinople. Les autres sont répartis sur la frontière pour la garde de laquelle ils ont été levés et ils sont payés. Ainsi comme le corps des janissaires est aujourd’hui partagé en janissaires de la porte, ou de la garde du grand seigneur, et en janissaires des provinces, il est très probable que dans le cinquième siècle le corps des soldats présents était divisé en soldats présents qui servaient auprès de la personne du prince, et en soldats présents qui servaient tantôt dans une province et tantôt dans une autre. Je crois donc que c’est de ceux des soldats présents qui gardaient le prince, qu’il est parlé sous le nom de soldats palatins, dans une loi d’Honorius que nous rapporterons bientôt, et que c’est de ceux des soldats présents qui étaient à la suite des commandants envoyés par l’empereur dans les provinces, qu’il y est parlé sous le nom de soldats accompagnants.

Suivant la notice de l’empire il y avait dans les Gaules, comme nous venons de le dire, un corps considérable de la milice des soldats présents, et il y était commandé par un lieutenant du chef ou du maître de cette milice qui ne devait pas quitter la personne de l’empereur. Comme c’était par le ministère de ce chef que les généralissimes qui commandaient dans les diocèses, recevaient les ordres du prince, le lieutenant dont nous parlons ne devait pas faire difficulté d’obéir aux généralissimes. Ils ne pouvaient lui commander que ce qui était contenu dans les instructions, que son supérieur particulier leur avait envoyées. Il était donc impossible que les ordres que recevait le généralissime, et ceux que recevait le lieutenant du maître des soldats présents, se croisassent. On voit bien que les soldats présents étaient le nerf des armées romaines. Ils étaient toujours au drapeau ; et comme on les faisait marcher par tout où il y avait occasion de combattre, ils devaient être plus aguerris que les soldats des troupes qui étaient destinées à la garde de quelque frontière, et qui ne voyaient pas si souvent l’ennemi. Aussi Ammien Marcellin remarque-t-il comme un évènement singulier, que durant le siége que les barbares mirent devant Autun, dans le temps où Julien commandait l’armée des Gaules, les troupes de campagne se fussent comportées mollement, et que le salut de la place eût été dû aux vétérans qui étaient de la milice domiciliée, pour ainsi dire, sur la frontière.

Les empereurs qui pouvaient s’aider contre leurs ennemis domestiques des troupes de campagne, bien mieux que des troupes de frontière, avaient tant d’attention à tenir ces premières complètes ; ils étaient si jaloux d’empêcher qu’il ne s’y glissât des mutins, qu’Arcadius et Honorius défendirent par une loi expresse à leurs comtes et à leurs autres généraux, non seulement de laisser passer aucun soldat palatin ou accompagnant du corps où il avait été enrôlé dans un autre corps, mais aussi de recevoir dans ces corps-là aucun soldat, soit des légions, soit des troupes qui gardaient les rives et rivages, soit des autres troupes de frontière. Ces princes déclarent même expressément dans leur loi qu’ils réservent à eux seuls le pouvoir d’accorder ces sortes de translations, et ils condamnent les officiers qui oseraient y contrevenir à payer autant de livres d’or d’amende, qu’ils auraient fait passer de soldats d’une milice dans une autre.

Quant aux troupes attachées par leur institution à la garde de quelque province frontière, et que nous trouvons désignées sous le nom de milites limitanei, riparentses, et autres, dans les historiens du Bas-Empire, et dans la loi d’Honorius qui vient d’être rapportée, elles devaient, suivant mon opinion, leur origine à l’empereur Alexandre Sévère. Ce prince, comme on le voit dans Lampridius, partagea les terres dont on avait chassé les barbares entre les officiers et les soldats qui servaient sur les frontières, à condition que l’état demeurerait toujours le véritable propriétaire de ces fonds-là, qui ne laisseraient pas néanmoins de passer aux héritiers du gratifié, lorsqu’ils voudraient bien porter les armes, et remplir la place de celui auquel ils succéderaient. Alexandre Sévère crut engager par-là les troupes dont il est ici question, à mieux défendre le pays qu’elles gardaient. Il fit plus, car il donna encore des esclaves et du bétail à ces soldats, afin que la culture des terres voisines du pays des barbares, ne fût point abandonnée, ce qu’il trouvait honteux pour l’empire.

Probus étant venu à bout de pénétrer dans une contrée de l’Isaurie, où s’était cantonné un reste des anciens habitants du pays, dit après avoir examiné la situation des lieux. Il est plus facile d’empêcher qu’il ne s’établisse des brigands dans ce repaire,... On trouve encore dans l’histoire romaine d’autres distributions de fonds de terres faites aux soldats, à condition qu’eux et leurs héritiers ils serviraient à la guerre, et l’on regarde même communément cette distribution comme la première origine des possessions si connues dans l’histoire des monarchies modernes, sous le nom de fief. Saint Augustin qui vivait au commencement du cinquième siècle, parle de ces concessions de terres faites à charge de servir, comme d’une chose déjà très ordinaire de son temps. Personne n’ignore, dit-il,... ; il arriva même dans la suite qu’on ne laissa plus aux fils de ceux qui tenaient de ces bénéfices militaires, la liberté qu’ils avaient d’abord d’opter, ou de se faire soldats, ou de déguerpir les terres tenues par leurs pères, à charge de servir à la guerre. Sévère Sulpice après avoir dit que l’inclination naturelle de s Martin le portait à embrasser l’état ecclésiastique, ajoute qu’il fut d’abord empêché de suivre sa vocation, par un événement arrivé lorsque cet apôtre des Gaules était à l’âge de quinze ans. L’empereur Constantin publia pour lors un édit qui enjoignait à tous les fils de vétérans d’entrer dans le service, et le père de saint Martin qui n’approuvait point les vues de son fils, le dénonça aux commissaires du prince, qui l’obligèrent à s’enrôler. Nous avons encore une loi d’Honorius qui ordonne la même chose qu’ordonnait la loi de Constantin.

Dès que le service des troupes romaines eût été changé, et dès qu’on leur eût donné des quartiers dans l’intérieur des Gaules, il aura fallu nécessairement y établir des bénéfices militaires de même nature que ceux qui étaient déjà sur la frontière. Les troupes romaines, comme nous l’avons remarqué, étaient bien plus stables dans leurs quartiers que ne le sont nos troupes dans les lieux où elles tiennent garnison. À peine y demeurent-elles deux ou trois ans, au lieu que les premières restaient dans leurs quartiers durant un si grand nombre d’années, que la notice de l’empire qui ne daigne pas marquer le nom des personnes qui remplissaient les plus grandes dignités, lorsqu’elle fut dressée, parce qu’elles ne les possédaient que pour un temps, a jugé à propos de marquer expressément en quels lieux étaient les quartiers de la plupart des corps de troupes dont elle fait mention. Ces corps étaient plus stables dans ces quartiers que les grands officiers de l’empire ne l’étaient dans leurs dignités. D’ailleurs nous verrons dans la suite, que les teifales du Poitou, et quelques autres corps de troupes, étaient encore à la fin du cinquième siècle dans les mêmes quartiers où les laisse la notice de l’empire rédigée dès le commencement de ce siècle-là.

Or comment un soldat qui avait son quartier auprès de Bourges, aurait-il pu faire valoir un bénéfice militaire situé auprès de Cologne ? Comment en aurait-il pu tirer les vivres et les autres commodités nécessaires à sa subsistance ? Que lui en serait-il revenu s’il l’eût affermé à notre manière, à moins que ce bénéfice n’eût contenu un si grand nombre d’arpents, que l’empire romain, tout riche qu’il était en fonds de terre, n’aurait pas pu en assigner d’aussi étendus, à la dixième partie des soldats attachés par leur première destination à la garde d’un certain pays. Ainsi dès que le service des troupes eut été changé par Constantin, il aura fallu établir dans l’intérieur du territoire de l’empire des bénéfices militaires, semblables à ceux qui étaient déjà sur ses frontières. Quelque temps après Constantin, les corps qui étaient sur pied avant son règne, seront devenus des troupes de frontière.

On n’avait point à craindre, il est vrai, que ces soldats domiciliés dans des cantons différents, s’attroupassent avant que d’être prévenus, en un nombre assez grand, pour leur donner la confiance de proclamer un nouvel empereur. On ne devait pas non plus craindre que l’esprit de désertion se mît parmi eux. On pouvait même se promettre que lorsque le pays où ils avaient leurs métairies seraient envahis par l’étranger, ils combattraient avec le courage que donne l’envie de conserver son bien. Mais d’un autre côté, le soldat ne s’appesantissait-il pas en menant le genre de vie qu’il devait mener dans une métairie où il avait des esclaves qui labouraient et moissonnaient pour lui ? Lorsqu’il s’agissait de prévenir une irruption des germains, en allant les attaquer dans leur propre pays, n’était-il pas bien difficile de faire marcher à temps des troupes composées d’hommes qu’il fallait tirer de leurs propres foyers ? Quelle différence entre ces légions toujours campées, qui gardaient le Rhin du temps de Tibère, et les troupes de frontière du Bas-Empire, dont les soldats épars dans toutes les Gaules, ne voulurent plus bientôt entendre parler d’entrer en campagne avant que le mois de juillet fût venu ? L’empereur Julien, lorsqu’il commandait dans les Gaules, forma le projet d’attaquer les allemands avant qu’ils se fussent attroupés. Mais ce prince malgré son activité et son impatience, se vit obligé d’attendre, pour assembler l’armée, que le mois de juillet fût venu, parce que les troupes destinées à la garde des Gaules, n’entraient pas plutôt en campagne. Pour parler le langage des temps postérieurs, les jours de service des troupes dont il s’agit, ne commençaient que dans ce mois-là.

Nous rapporterons encore dans la suite plusieurs lois impériales, concernant les bénéfices militaires, qui furent, suivant l’apparence, la principale récompense des francs qui suivaient Clovis.

Comme les janissaires de la porte, et les janissaires qui sont en garnison dans les places frontières de l’empire ottoman, nous retracent l’idée des soldats présents, dont les uns gardaient la personne du prince, tandis que les autres servaient tantôt dans une province et tantôt dans une autre ; de même les timariots qui sont une autre portion de la milice turque, nous donnent une idée des troupes romaines destinées spécialement à la garde d’un certain pays. En effet ces timariots sont des soldats à qui, pour leur subsistance, l’on assigne dans le pays, à la défense duquel ils sont spécialement attachés, la jouissance de certains fonds de terre, dont la propriété appartient toujours à l’état. Il est vrai que le grand seigneur tire quelquefois une partie des timariots des provinces qui ne sont point exposées pour les faire marcher aux endroits où la guerre se fait actuellement. Aussi doit-on croire que les empereurs en usaient souvent de même avec les troupes de frontière, mais cela n’empêchait pas qu’elles ne fussent principalement destinées à garder une certaine province, à la différence des troupes de campagne qui n’étaient chargées de la garde d’aucune province en particulier, et dont le service consistait à marcher indifféremment où l’empereur commandait de se rendre.

On ne saurait douter que Constantin et ses successeurs en changeant, comme ils le firent, la forme ancienne de l’administration de l’état, et le service des troupes, n’aient pensé que les révoltes des armées étaient encore plus à craindre que les invasions des barbares, et que si l’empire avait à être détruit, sa ruine serait l’ouvrage de ses ennemis domestiques, et non pas de ses ennemis étrangers.

Il en est des monarchies ainsi que du corps humain : comme on y aperçoit presque toujours dès qu’il commence à vieillir, et souvent même plutôt, quelle est celle de ses parties nobles qui pèche davantage, et dont il a le plus à craindre, de même il n’y a guère de monarchie où l’on n’aperçoive, dès qu’elle a duré quelques siècles, un vice de conformation, qui est la principale cause des maladies qui lui surviennent, et qui la menacent souvent d’une destruction prochaine. Dans un état, ce vice de conformation est la pente naturelle du peuple à la fainéantise, et son aversion pour l’exercice des arts et des métiers les plus nécessaires à la société. Dans un autre, c’est la prévention où sont les principaux sujets, que la plus noble des distinctions est celle d’exempter ses biens de toutes les contributions qui se lèvent pour subvenir aux charges publiques. Dans un troisième, c’est la légèreté d’esprit des sujets qui fait que ceux mêmes qui sont obligés de faire exécuter les lois, se laissent tellement frapper par les inconvénients qui naissent quelquefois de l’exécution des meilleures, qu’ils mettent presque toujours en délibération si la loi dont il s’agit sera exécutée ou non, et qu’ils osent faire souvent la fonction de législateurs, au lieu de faire la leur, qui est celle de juge. Dans un quatrième état, c’est que le commun des citoyens a une prévention si folle en faveur des personnes distinguées par leur naissance et par leur faste, qu’il leur obéit plus volontiers, quoiqu’elles n’aient aucun droit de lui commander, qu’il n’obéit aux véritables dépositaires de l’autorité du souverain. Enfin, le vice de conformation d’un autre empire, c’est le dépeuplement des villes, c’est le plat pays réduit en solitude, par les précautions excessives qu’ont prises les fondateurs mêmes de cet état, pour empêcher que le peuple nouvellement subjugué, et qui était d’une autre religion que la leur, ne vint se soulever. Les révoltes des chrétiens ne sont plus à craindre, il est vrai, dans l’empire ottoman ; mais ceux qui entreprendraient de l’envahir, ne rencontreraient que sur la frontière une résistance capable de les arrêter : dès qu’ils l’auraient une fois percée, dès qu’ils seraient entrés dans l’intérieur du pays, le sultan n’y trouverait plus ni des hommes dont il pût faire une nouvelle armée, ni des villes de ressource sous lesquelles il pût la rassembler.

Nous avons vu quel était le vice de conformation de l’empire romain. Ainsi l’on ne doit point être surpris de tout ce que firent Constantin et ses successeurs pour changer, s’il est permis de hasarder cette expression, la constitution et le tempérament du corps politique dont ils étaient chefs. Leurs précautions ont-elles avancé la ruine de la monarchie romaine ? L’ont-elles retardée ? Peut-être que les romains qui vivaient au commencement du sixième siècle, et qui voyaient de près le progrès du mal et tous les effets du remède, étaient de sentiment opposé sur cette question. Peut-être les uns soutenaient-ils que les remèdes appliqués par Constantin aux maux résultants du vice de conformation de l’empire, n’eussent servi qu’à leur faire faire un progrès plus rapide, tandis que d’autres prétendaient que l’empire devait à ces remèdes-là, le peu de vie qui lui restait encore.