Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE I — CHAPITRE VIII

Des officiers militaires qui commandaient dans les Gaules, sous les successeurs de Constantin le Grand.

 

 

Quand Constantin le Grand partagea l’empire romain en quatre préfectures ou diocèses, il avait établi à ce qui parait, et par l’endroit de Zosime que nous avons rapporté, et par la suite de l’histoire, un généralissime de la cavalerie, et un généralissime de l’infanterie dans chaque département, et nos deux officiers y commandaient en chef à toutes les troupes. Cet empereur avait cru qu’il n’en devait pas confier le commandement à un seul officier, et il avait jugé à propos de le diviser, afin que chacun d’eux eût un surveillant.

On conçoit bien comment le généralissime de la cavalerie et celui de l’infanterie pouvaient, quoique indépendants l’un de l’autre, remplir chacun ses fonctions sans se croiser, tant que les troupes étaient dans leurs quartiers ; mais il est difficile de concevoir comment il pouvait se faire que l’un des deux ne fût point subordonné à l’autre quand l’armée était assemblée.

Comment maintenir l’ordre dans une armée, comment la faire agir à propos, à moins que tous ceux qui la composent n’aient à répondre et à obéir à un seul et même chef ? était-il de droit, comme le dernier des passages d’Ammien Marcellin que nous avons cités, peut sembler le dire, que le généralissime de l’infanterie prît l’ordre du généralissime de la cavalerie ? Roulaient-ils entre eux, et chacun avait-il son jour pour commander en chef ? N’est-il pas plus probable qu’il n’y eut dans l’empire d’occident, qu’un généralissime d’infanterie et un généralissime de cavalerie, dont chacun commandait en chef dans un des deux grands diocèses ou départements, dont le partage d’occident était composé, de manière que les fonctions de nos deux officiers fussent réellement les mêmes, quoique leurs titres fussent différents : celui de ces deux officiers dont la commission était d’une date plus ancienne, commandait-il son cadet ? C’est ce que je ne puis décider affirmativement. Ce qui m’est connu, c’est qu’on voit les armées des Gaules commandées dans le cinquième siècle par des maîtres de l’une et de l’autre milice, c’est-à-dire, par des officiers qui étaient à la fois généralissimes et de l’infanterie et de la cavalerie. Tel fut Aetius sous Valentinien III. Tel fut Égidius sous Majorien. Cela me porte à croire que les empereurs après avoir cherché inutilement le moyen de prévenir les contestations auxquelles le partage du commandement, quel qu’il fût, donnait lieu journellement, et après avoir dans cette vue changé et rechangé plusieurs fois l’ordre établi, avaient enfin pris le parti de réunir sur une même tête les deux emplois dont il est ici question, en les conférant à la même personne. Nous verrons plus bas que nos généralissimes recevaient les ordres du prince par le ministère des chefs des soldats présents, institués pour exercer les fonctions militaires dont les préfets du prétoire avaient été dépouillés.

Quoique le maître de la milice dans le département de la préfecture du prétoire, dont le siége était à Trèves, eût sous ses ordres tous les officiers militaires qui servaient en Espagne et dans la Grande-Bretagne, aussi bien que ceux qui servaient dans les Gaules, nous ne parlerons néanmoins que de ceux de nos officiers qui étaient employés dans la dernière de ces grandes provinces de l’empire. Le sujet que nous traitons ne demande point que nous en fassions davantage.

Les principaux officiers qui servaient dans les Gaules sous notre généralissime, étaient le duc, c’est-à-dire le général, du commandement Armorique et Nervien, le duc de la province séquanaise, le duc de la seconde Germanique, le duc de Mayence, le duc de la seconde Belgique, et le comte militaire du district d’Argentine ou de Strasbourg. On trouve bien dans tous les temps de la république romaine et du haut empire, le titre de duc donné à plusieurs personnes, mais il se donnait alors relativement à l’armée que commandait l’officier à qui l’on le donnait. Duc signifiait simplement général. Ce ne fut apparemment qu’après les mutations faites dans la forme de l’administration de l’empire, qu’on donna le titre de duc, relativement à un certain pays, et qu’on appela l’officier, lequel y commandait les troupes, duc de cette contrée-là, tandis qu’on appelait ou proconsul ou président de la même contrée, l’officier, lequel y exerçait le pouvoir civil.

Il y a peu de choses à observer concernant les cinq derniers des officiers qui viennent d’être nommés, parce qu’il parait par le silence de la notice sur l’étendue de leurs commandements, que les bornes de ces commandements étaient les mêmes que les bornes de la province ou de la cité dans laquelle ils commandaient aux troupes. Comme les limites du district militaire étaient dans ces cinq lieux-là les mêmes que les limites du district civil, on pouvait, par exemple, désigner l’officier qui commandait les troupes dans la province séquanaise, par le titre de duc de la Séquanaise, aussi bien qu’on désignait par le titre de président de la Séquanaise, l’officier civil qui régissait cette province. Si la notice affecte de désigner par le titre de commandant de Mayence l’officier qui commandait les troupes dans une partie de la première Germanique, dont Mayence était la capitale, au lieu de l’appeler duc de la première Germanique absolument, c’est qu’on avait démembré une portion de cette province pour en former le commandement particulier de Strasbourg, dont le comte obéissait immédiatement au maître de la milice.

J’ai encore une chose à dire qui concerne le duc de la seconde Germanique, ou de la Germanique inférieure ; c’est que j’ai lu seconde Germanique, à l’endroit où les notices de l’empire qui sont imprimées disent première Germanique. Voici sur quelles raisons je me suis fondé pour faire cette correction. En premier lieu, la notice fait mention de ceux qui commandaient dans la Germanique supérieure, lorsqu’elle nomme le duc de Mayence et le comte, militaire de Strasbourg. On voit même par cette notice, que le duc de Mayence avait sous ses ordres, tous les quartiers de troupes placés entre le district de Strasbourg et la province nommée Germanie inférieure. Ce général commandait à Saverne, à Worms et même à Coblentz.

En second lieu, si l’on ne fait point dans la notice la correction que j’ai pris la liberté d’y faire, il se trouvera qu’elle n’aura pas fait mention du commandant de la seconde Germanique. Il n’en est parlé dans aucun autre endroit. Or il n’est pas croyable que les romains eussent laissé dans le cinquième siècle sans commandant particulier une province aussi exposée que l’était la Germanique inférieure. Dès le temps des premiers Césars, la seconde Germanique avait une armée destinée à sa défense, et commandée ordinairement par un général qui avait été consul. Il est triste que la notice de l’empire ait été tronquée à l’endroit où elle faisait mention du duc de la Germanie inférieure. Nous eussions eu sans ce malheur une connaissance exacte de tous les postes que les troupes qui étaient à ses ordres, devaient occuper depuis Coblentz jusque aux bouches du Rhin.

Nous serons un peu diffus en parlant du premier des officiers qui commandait dans les Gaules sous les ordres du maître de la milice, je veux dire de l’officier qui exerçait l’emploi de duc dans le commandement Armorique. Les romains en réglant les districts de leurs commandements militaires, ne s’étaient point assujettis toujours aux bornes qu’avaient les dix-sept provinces, par rapport au gouvernement civil ; en formant ces districts ils n’avaient eu égard qu’au bien du service. La même chose arrive tous les jours dans les monarchies, et il est même comme impossible qu’elle n’arrive pas. Ainsi d’un côté ils avaient pris une partie de la première Germanique pour en faire un commandement particulier, celui de Strasbourg ; et d’un autre côté ils avaient réuni cinq provinces entières, et le pays des Nerviens qui faisait une portion de la seconde Belgique, pour en former le commandement Armorique ou maritime. Ce n’était pas seulement dans les Gaules qu’on en avait usé ainsi. La Grande-Bretagne qui par rapport au gouvernement civil était divisée en cinq provinces, n’était, par rapport au gouvernement militaire, divisée qu’en deux commandements, celui du rivage saxonique, et celui du rivage britannique. Les cinq provinces civiles ne faisaient que deux provinces militaires.

Nous voyons par la notice de l’empire, que les romains donnaient le nom particulier de tractus  à ces commandements, dont l’étendue ne répondait point à celle de la province ou des provinces civiles comprises dans un commandement. D’un côté ils appelaient tractus argentoratensis, le démembrement de la Germanique supérieure dont on avait fait, en y ajoutant peut-être quelqu’autre canton de pays, le commandement de Strasbourg ; et d’un autre côté ils donnaient ce même nom de tractus à l’assemblage des cinq provinces, qui composaient le commandement Armorique. Je m’étonne que les savants qui ont si bien expliqué le sens des mots latins forgés dans le quatrième siècle, ou dans les siècles suivants, ainsi que la signification nouvelle qu’on y attacha à des mots plus anciens, n’aient rien dit de tractus pris dans l’acception dont il s’agit ici. Mais les détails où nous allons entrer prouveront suffisamment que tractus avait alors la signification que nous venons de lui attribuer.

La notice de l’empire après avoir donné le dénombrement des troupes qui servaient sous les ordres de la personne respectable qui était duc ou général du commandement Armorique et Nervien, ajoute : ce commandement renferme cinq provinces, savoir, les deux Aquitaines, la quatrième lyonnaise ou la Sénonaise, la troisième lyonnaise et la seconde lyonnaise. Notre commandement devait encore, suivant le titre qu’il portait, embrasser du moins une portion des côtes de la seconde Belgique, c’est-à-dire, la partie qui s’étendait le long de l’océan, depuis les limites de la seconde Lyonnaise jusqu’à l’embouchure du Rhin dans l’océan. Ainsi le commandement Armorique comprenait trois cités de la seconde Belgique, savoir, celle de Boulogne, celle des Morins, et enfin celle des Nerviens, qui était à l’extrémité des Gaules et touchait au Rhin, et que la notice désigne en général par l’expression, nervicanus limes. On avait apparemment renfermé dans le commandement Armorique et Nervien ces trois cités, situées entre le Rhin et les confins de la seconde Lyonnaise qui est notre Normandie, afin que toutes les troupes et toutes les flottes destinées à la garde des côtes de la Gaule celtique sur l’océan, fussent sous les ordres du même officier, du duc qui commanderait dans ce gouvernement militaire.

Dès que c’est un acte public aussi authentique que la notice de l’empire, qui nous apprend la grande étendue qu’avait le commandement Armorique ou maritime, nous ne saurions douter que cette étendue ne fût telle dans le cinquième siècle, temps où cet acte a été rédigé. Il serait fort inutile de contester ce fait, en alléguant que la partie des Gaules, à laquelle César et Pline ont donné le nom de pays Armorique, ne comprenait que celles des contrées qui sont à la droite comme à la gauche de la basse-Loire, et qui sont baignées par la mer océane. J’en tomberais d’accord, et j’avouerais même qu’en se réglant sur l’étymologie du mot Armorique dérivé d’armor qui signifie situé sur la mer en langue celtique, on n’aurait dû donner le nom d’Armoriques qu’à des contrées maritimes. Mais j’ajouterais qu’après la disposition faite par le prince, l’usage qui est le tyran des langues, et qui s’embarrasse peu, quand il lui plaît, de l’origine des mots, avait établi dans les Gaules la coutume d’y donner le nom de pays Armorique à toutes les cités comprises dans l’étendue du gouvernement maritime, quelqu’éloignées qu’elles fussent de la mer. On se sera donc habitué à dire qu’Orléans, que Chartres, et que Paris et les autres cités Méditerranées de la quatrième Lyonnaise, étaient dans le pays Armorique, parce qu’elles étaient comprises dans le commandement ou le gouvernement maritime. La raison veut que cela se soit passé ainsi, et voici une preuve de fait qui montre que ce que nous disons était arrivé réellement. Marius évêque d’Avranches, auteur du sixième siècle, dit dans sa chronique, qu’en l’année quatre cent soixante et trois, Égidius donna aux portes d’Orléans, et sur le terrain qui est entre la Loire et le Loiret, une grande bataille contre les visigots, et que Frédéric, un des princes de la maison royale de cette nation, y fut tué. D’un autre côté Idace, auteur du cinquième siècle, dit en parlant certainement de la même bataille qu’il caractérise, pour ainsi dire, et par la mort de Frédéric prince de la maison royale des visigots, et par l’année où elle fut donnée ; que cette bataille se livra dans la province ou commandement Armorique. Ainsi l’évêque Idace, dont le témoignage ne saurait être disputé, ni récusé, nous apprend positivement que l’Orléanais faisait partie du gouvernement maritime.

Enfin nous avons sous les yeux un exemple sensible de ces dénominations abusives, et qui semblent impliquer contradiction. On sait que l’état connu dans la société des nations sous le nom de Pays-Bas, a reçu cette dénomination, parce que la plus grande partie du territoire des provinces dont il fut d’abord composé, est un pays plat, et presque de niveau avec les eaux de la mer qui le baigne, et avec celles des fleuves qui l’arrosent. Qu’est-il arrivé dans la suite ? Les souverains de cet état y ont joint des provinces méditerranées et montueuses, comme le duché de Luxembourg, le comté de Namur, et quelques autres. Mais dès que ces provinces ont été comprises dans les Pays-Bas, l’usage a fait oublier l’étymologie de Pays-Bas, et quelle était la nature de ces provinces. L’on s’est accoutumé à dire que le duché de Luxembourg et le comté de Namur étaient dans les Pays-Bas. On dit tous les jours que Luxembourg est la plus forte place des Pays-Bas, et qu’on va dans les Pays-Bas quand on part de Champagne pour aller à Namur. Après l’établissement du commandement Armorique, on se sera de même habitué à dire que Sens, qu’Orléans étaient dans le commandement ou dans le pays maritime.

C’est donc dans la notice de l’empire, et non pas dans César, ni dans Pline, qu’il faut prendre l’idée de l’étendue qu’avait, durant le cinquième siècle, la contrée qu’on appelait alors dans les Gaules le pays Armorique, ou le tractus armoricanus ou aremoricus. C’est faute d’avoir consulté là-dessus la notice, que nos auteurs ont mal compris ce qu’ont dit les écrivains du cinquième siècle, concernant la république des Armoriques, déjà formée lorsque les francs s’établirent dans les Gaules.

Quoique nous n’ayons que de faibles lueurs de ce qui s’y passait sous le Bas-Empire, nous ne laissons pas cependant d’entrevoir les raisons qui portèrent Constantin, ou celui de ses successeurs qui avait réglé les districts de chacun des commandements sur le pied où ils étaient lorsque la notice fut rédigée, à mettre sous un seul et même chef presque toutes les forces destinées à garder les côtes de cette grande province sur l’océan, en un temps, où ses ennemis les plus incommodes, étaient les pirates dont nous parlerons bientôt. Comme les flottes ennemies n’avertissent point des lieux où elles prétendent faire leurs descentes, une seule flotte qui tient la mer avec un pareil dessein, donne de l’inquiétude à deux cent lieues de côtes. Aujourd’hui c’est un lieu qui est menacé, et demain c’en est un autre. Si tous les bâtiments et toutes les troupes destinées à la garde de la côte que range une flotte ennemie ne sont point sous les ordres du même officier, et s’il ne peut point à son plaisir les faire passer d’un endroit à un autre, le bien du service en doit souffrir beaucoup. Dire que l’officier qui commande dans le pays où l’alarme cesse, envoiera sur le champ ses forces dans le pays qui commence d’être menacé par l’armée navale des ennemis, c’est n’avoir point une idée juste de cette espèce de guerre ; c’est encore ne pas connaître à quel point la jalousie règne ordinairement entre des officiers de même grade qui commandent chacun en chef dans des départements voisins, et combien elle apporte d’obstacle au service du prince. Voilà donc ce qui aura fait comprendre dans le même commandement, non seulement la seconde et la troisième Lyonnaise, ainsi que la première Aquitaine et la seconde Aquitaine, mais encore une partie de la seconde Belgique, c’est-à-dire, toute la côte de cette province-là ; de manière que le commandement maritime commençait à l’embouchure du Rhin, et s’étendait jusqu’à la Garonne. Quant aux raisons qui auraient fait aussi renfermer dans ce gouvernement Tours, et plusieurs autres cités de la troisième Lyonnaise qui sont Méditerranées, aussi bien que toute la quatrième Lyonnaise ou la Sénonaise, dont aucune cité n’était baignée de la mer, voici celles que j’imagine.

Non seulement les saxons et les autres barbares qui exerçaient alors le métier de pirates, faisaient souvent des descentes sur les côtes ; mais comme nous le dirons plus au long quand il en sera temps, ils remontaient les fleuves sur leurs barques légères, et quelquefois il leur arrivait de mettre pied à terre à cinquante lieues de la mer. Il était donc nécessaire d’entretenir dans les rivières des flottes composées de barques et d’autres bâtiments plats, et il convenait que les bassins et les arsenaux de ces flottes fussent fort avant dans les terres, afin que les ennemis qui venaient par mer ne pussent point les surprendre. Ainsi la nécessité de mettre les petits bâtiments des flottes qui gardaient la Loire et la Seine, dans des bassins où ils fussent en sûreté, et la convenance qu’il y avait que les lieux où l’on leur donnait ces abris fussent dans le district du commandement Armorique, y auront fait comprendre la province sénonaise. Nous verrons que la flotte destinée à garder la Seine, avait son bassin et ses arsenaux à Paris, qui était de cette province-là. Il se peut bien faire encore que les différentes flottes qui étaient aux ordres du commandant de ce district, et qui étaient destinées, soit pour croiser sur les pirates, soit pour garder le lit des fleuves, tirassent de cette province des bois de construction, des chanvres, et d’autres matières dont elles avaient besoin journellement. Il avait donc paru convenable, d’en faire une portion du commandement Armorique.

Quand avait-il été formé ? Sous quel empereur son district avait-il été réglé tel qu’il est rapporté dans la notice de l’empire ? C’est ce que j’ignore : je sais seulement que plusieurs années avant le règne de Constantin le Grand, il y avait déjà dans les Gaules un district qui s’appelait, quelle que fut alors son étendue, le commandement Armorique et belgique. La nécessité de pourvoir efficacement à la sûreté des provinces des Gaules vexées par les déprédations des peuples septentrionaux, et dont il vient d’être parlé, aura engagé un des prédécesseurs de Constantin à mettre sous les ordres d’un seul général toutes les forces de terre et de mer destinées à repousser nos barbares. On aura cru le mal assez grand pour y appliquer ce remède, quoique ce fut donner atteinte à la forme ordinaire du gouvernement en usage pour lors. Eutrope nous apprend que sous le règne de Dioclétien on donna à Carausius, qui fut depuis proclamé empereur, la commission de nettoyer la mer des pirates francs, et des pirates saxons, qui pour lors infestaient les côtes du commandement Belgique et Armorique. Ce qu’ajoute notre auteur mérite d’être rapporté comme un des présages qui annonçaient la chute de l’empire romain. Eutrope dit donc, que Carausius fut soupçonné de trahison, et qu’on lui reprocha de laisser passer la Manche aux vaisseaux barbares qui allaient faire la course, vers le Midi, dans la vue de les attaquer lorsqu’ils la repasseraient, afin de les prendre chargés du butin qu’ils auraient fait sur les sujets de l’empire.

Nous voyons dans Ammien Marcellin, que du temps de Valentinien I qui commença son règne en l’année de Jésus-Christ trois cent soixante et quatre, il y avait dans la Grande Bretagne un officier dont le titre et l’emploi étaient les mêmes, que ceux du commandant dans le district maritime des Gaules. Valentinien, dit Marcellin, apprit dans le temps qu’il allait d’Amiens à Trèves,... L’emploi de comte du commandement maritime que Nectaridès exerçait dans la Grande-Bretagne, était apparemment le même dont la notice de l’empire fait mention, sous le nom d’emploi du comte du rivage saxonique. Il était subordonné au duc ou au général dont il est aussi fait mention dans cette notice.

Comme il y avait aussi dans les Gaules, au commencement du cinquième siècle, un rivage saxonique, qui était la côte de la cité de Bayeux, il ne sera point hors de propos de dire pourquoi le rivage saxonique qui était dans la Grande-Bretagne, portait ce nom-là. Ce qui avait fait appeler ainsi une partie du rivage de cette île, pouvait bien avoir fait donner le même nom à une partie du rivage des Gaules. Le rivage saxonique de la Grande-Bretagne était donc ainsi nommé, suivant mon opinion, parce qu’il s’était trouvé plusieurs saxons parmi les germains que Probus avait transplantés dans cette île vers l’année deux cent soixante et dix-huit. Probus remporta de grands avantages dans ce temps-là, sur plusieurs nations germaniques qui s’étaient emparées d’une partie des provinces septentrionales des Gaules, et les soldats romains firent dans cette occasion un si grand nombre de prisonniers de guerre, que les captifs ne se vendaient plus à la fin de la dernière campagne que sur le pied d’un sol d’or pour chaque tête de captif. Je traduis ici Vopiscus, en supposant que dans le commerce d’esclaves qui se faisait alors, il se pratiquait quelque chose d’approchant de ce que nous allons voir dans la levée de la capitation, où l’on ne comptait plusieurs personnes que pour une seule tête.

On aura introduit cette fiction dans le négoce pour faciliter le payement du droit qui se levait sur la vente des esclaves. Je crois donc qu’on en usait alors dans ce commerce, comme on en use aujourd’hui dans le commerce qu’on fait des esclaves nègres, où l’on compte par pièces d’Inde, ou par têtes fictives, parce qu’elles sont composées souvent de plusieurs têtes réelles. Un homme sain et dans l’âge viril, fait seul une de ces pièces d’Inde, mais il faut plusieurs personnes pour en composer une lorsqu’on vend des femmes, des enfants ou des vieillards. Il est vrai que le passage de Vopiscus semble pouvoir signifier que Probus donnait un sol d’or à ses soldats pour chaque tête d’ennemi qu’ils apportaient, et qu’il en usait comme on en use encore aujourd’hui dans les armées turques. Mais je ne me souviens pas d’avoir rien lû qui suppose que cet usage si opposé à l’esprit de la discipline militaire des romains qui punissaient le soldat qui s’était trop avancé, presque aussi sévèrement que le soldat qui avait fui, ait jamais eu lieu dans leurs armées.

Quoiqu’il en soit du sens de l’endroit de notre passage dont il vient d’être question, il est certain que Probus dans l’occasion dont il a été parlé, fit un grand nombre de captifs dont il enrôla une partie dans ses troupes, et dont il envoya l’autre, suivant Zosime, en colonie dans la Grande-Bretagne. Nos germains s’y établirent, et dans la suite ils y rendirent d’importants services à l’empire, en y faisant tête aux factieux qui voulaient remuer. Voilà, suivant mon sentiment, ce qui faisait appeler rivage saxonique une partie des côtes de la Grande-Bretagne, dès le troisième siècle, et longtemps avant que les saxons eussent commencé la conquête de cette île, ce qui n’arriva que vers l’année quatre cent quarante. Nous pouvons donc conjecturer que quelqu’événement semblable avait fait appeler aussi rivage saxonique la côte de la cité de Bayeux, à qui l’on donnait certainement ce nom-là dès le commencement du cinquième siècle, et qui le portait encore sous nos rois mérovingiens. Dans leur histoire, il est fait plusieurs fois mention des saxons bessins.

C’est peut-être de cette colonie de saxons établie dans les Gaules dès le temps qu’elles obéissaient encore à l’empire romain, que sortit le célèbre Robert Le Fort, de qui descend, de l’aveu général de tous les auteurs, la troisième race de nos rois. Notre supposition du moins, peut très bien accorder les écrivains du dixième siècle et des siècles suivants, dont les uns ont dit que ce grand capitaine, était de race saxonne, les autres qu’il était neustrien, et les autres l’ont réputé français. Robert le Fort aura été saxon, parce qu’il sortait d’une des familles de nos saxons bessins. Il aura été neustrien, parce qu’il était né dans la cité de Bayeux ; et il aura été regardé comme français, parce qu’il ne descendait pas des saxons soumis depuis peu par Charlemagne à la monarchie, mais bien d’ancêtres qui depuis quatre siècles habitaient dans le royaume où ils étaient sujets de nos rois. J’observerai à l’occasion de ces saxons bessins qu’on ne doit pas compter beaucoup sur la capacité de l’auteur du livre intitulé : dissertation sur la noblesse de France, puisqu’il écrit : il faut remarquer ici... On vient de lire la mention que la notice de l’empire rédigée dès le commencement du cinquième siècle, fait de nos saxons bessins.

Comme dans chaque cité, il y avait un comte subordonné au gouverneur de la province, et qui gérait sous lui les affaires de justice, police et finance, il y avait aussi dans chaque cité un comte militaire, ou un tribun qui commandait les troupes, et qui obéissait au duc ou au général du district dont était sa cité. Suivant l’apparence, il commandait les tribuns ou les chefs des corps particuliers qui s’y trouvaient. Nous avons dans Cassiodore la formule des provisions de l’expectative d’un de ces emplois. Il y est dit : l’équité veut que ceux qui ont bien servi soient avancés ;... On trouve encore de ces tribuns militaires dans les Gaules, sous le règne des petits-fils de Clovis.