Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE I — CHAPITRE V

Du chef des cohortes prétoriennes et des officiers nommés par l’empereur pour gouverner les Gaules, et pour y commander les troupes avec Constantin. De la manière dont ces troupes faisaient le service.

 

 

Pour bien expliquer les fonctions des officiers civils et des officiers militaires que l’empereur envoyait dans les Gaules au commencement du cinquième siècle, soit pour y diriger les affaires de justice, police et finance, soit pour y commander ses troupes, il est nécessaire de dire auparavant, quelle était l’administration de l’empire avant le règne de Constantin Le Grand qui introduisit la forme d’administration qui avait lieu au commencement de ce siècle-là. On conçoit mieux l’ordre nouveau, quand on est instruit de l’ordre ancien.

Avant le règne de Constantin le Grand, les empereurs confiaient à la même personne l’administration du pouvoir civil et celle du pouvoir militaire dans les provinces. Ils remettaient dans les mêmes mains l’épée de la justice et celle de la guerre. L’officier qui représentait le prince à la tête des troupes, le représentait aussi dans les tribunaux et dans les conseils. Bref, toutes les matières de justice, police et finance étaient autant du ressort de cet officier, que les expéditions militaires.

Les proconsuls dans les provinces dont le sénat nommait les gouverneurs, et les présidents dans celles dont les gouverneurs étaient nommés par l’empereur, avaient eu dès le temps d’Auguste le pouvoir de juger en matière civile avec une autorité pareille à celle que le prince avait lui-même. Quant aux gouverneurs de petites provinces, qui ne s’appelaient que procuratores, Claude le prédécesseur de Néron, leur avait dans le cours de son règne, communiqué ce pouvoir, et sa disposition avait été confirmée par un décret du sénat.

Le préfet du prétoire qui recevait et qui envoyait de la cour aux officiers servants dans les provinces, les ordres de l’empereur qui concernaient la guerre, était aussi celui qui leur envoyait les ordres du prince qui concernaient le gouvernement civil. Dans les affaires d’une et d’autre nature, les gouverneurs des provinces s’adressaient donc également au préfet du prétoire. Il était ainsi le premier dépositaire des volontés du prince, et il se tenait toujours auprès de sa personne pour recevoir ses ordres de quelque nature qu’ils fussent, et les envoyer ensuite à ceux qui devaient être chargés de les exécuter. L’officier dont je parle exerçait dans l’empire romain toutes les fonctions qu’un grand vizir exerce aujourd’hui dans l’empire ottoman. Ainsi quoique le préfet du prétoire, ne fît rien en son nom, et qu’il ne parlât jamais que comme l’écho du prince, s’il est permis de s’expliquer en ces termes, il gouvernait néanmoins despotiquement l’état, sous un empereur ou incapable d’affaires, ou dissipé ; il devait même avoir toujours un grand crédit sous les empereurs les plus sages et les plus appliqués : on peut bien sur ce point là en croire Macrin, qui après avoir rempli l’emploi de préfet du prétoire sous l’empereur Caracalla, vint à bout de faire assassiner son maître et de s’en faire proclamer le successeur. Macrin en écrivant après son avènement à l’empire, au sénat qu’il voulait engager à le reconnaître pour souverain, dit entre autres raisons. J’ai toujours été porté par mon inclination naturelle,... C’est le nom français que plusieurs de nos traducteurs donnent au préfet du prétoire qui commandait ce corps de troupes.

Les cohortes prétoriennes, dont les soldats avaient une paye double de celle que touchaient les soldats des légions, et qui acquéraient le droit de vétérance par seize années de service, au lieu que les soldats légionnaires ne l’acquéraient que par un service de vingt années, faisaient un corps de neuf à dix mille hommes presque tout composé d’infanterie. Il avait un camp dans l’enceinte de Rome, et un quartier dans Albane, ville éloignée de trois ou quatre lieues de la capitale. L’emploi principal de nos cohortes était donc celui de servir de garde à la personne du prince, et de mettre en exécution tous ses ordres de quelque nature qu’ils fussent. Ainsi les prétoriens faisaient non seulement la fonction de gardes du corps près de l’empereur, mais lorsqu’il avait rendu sans forme de procès un jugement qui condamnait quelqu’un à l’exil ou à la mort, c’étaient eux qui se trouvaient chargés de l’exécution de la sentence, et qui souvent même l’exécutaient de leur propre main. Les prétoriens étaient officiers de justice aussi bien que soldats. Quand on ne trouvait pas indécent que le prince lui-même fît toutes les fonctions de juge, pouvait-on trouver étrange que les tribuns, les centurions et les soldats des cohortes prétoriennes, fussent assujettis à toutes les fonctions des ministres subalternes des tribunaux ? C’était sous Tibère que le gouvernement de l’empire avait achevé de prendre sa forme et qu’on s’était formé l’idée de la dignité impériale. Or Tibère lui-même avait montré plusieurs fois qu’il ne la croyait pas incompatible avec aucune des fonctions de la magistrature. Plautius Silvanus ayant précipité du haut d’une fenêtre sa femme qui mourut de la chute, Apronius le père de cette malheureuse rendit sa plainte à Tibère, qui fit en personne la descente sur les lieux, où il trouva des preuves du crime que le mari niait d’avoir commis, et il en fit son rapport au sénat. Nous verrons même dans la suite de cet ouvrage que nos rois ont pensé longtemps, comme les empereurs romains dont ils étaient les successeurs, et que les grands de l’état pensaient aussi comme eux. Voici ce que disent les grandes chroniques, concernant une exécution célèbre faite sous le règne de Philippe le Hardi fils de Saint Louis. Quand les barons furent assemblés,... aussi les prétoriens ne montaient-ils la garde auprès du prince lorsqu’il était dans la capitale, que vêtus de la toga, ou de cet habillement long affecté au citoyen romain, et que portait tout le peuple. Lorsqu’ils assistaient sous les armes à quelque cérémonie ; l’histoire en fait mention, comme d’une chose extraordinaire. Il est vrai qu’ils ne faisaient en portant les habillements ordinaires, que se conformer à l’usage observé par les empereurs qui ne paraissaient dans Rome que vêtus de long. Vitellius et Sévère n’entrèrent même dans cette capitale, qu’ils pouvaient se vanter d’avoir conquise, qu’après s’être désarmés et après avoir pris la toga.

Enfin l’on voit par un passage de Xiphilin, que c’était un officier des prétoriens qui avait la garde des états, des journaux et des autres papiers du prince. Il est donc évident, comme nous l’avons déjà dit, que sous un empereur sans expérience ou sans application, le chef des cohortes prétoriennes devenait le maître de l’état. Aussi les empereurs pour n’avoir point un maître dans leur premier officier, avaient-ils coutume de partager son emploi entre deux personnes, dont chacune exerçait l’un et l’autre pouvoir dans le département que le prince leur assignait. Il y avait donc presque toujours deux préfets du prétoire : celui qui a un collègue a un rival.

Commode partagea même entre trois personnes, l’emploi dont nous parlons, et il donna l’exemple à quelques-uns de ses successeurs, d’avoir en même temps trois préfets du prétoire au lieu de deux. Cette précaution n’empêchait pas néanmoins que les officiers dont je parle ne se servissent assez souvent contre le prince de l’autorité qu’il leur avait confiée. Dans les trois siècles écoulés depuis qu’Auguste eût donné une forme certaine à l’empire romain, jusqu’au règne de Constantin Le Grand, il y eut dix empereurs assassinés par les menées des chefs des cohortes prétoriennes, dont plusieurs s’assirent eux-mêmes sur le trône de leur maître et de leur bienfaiteur.

Les officiers que l’empereur envoyait dans les provinces pour les gouverner, et qui recevaient les ordres du prince par le canal du préfet du prétoire, étaient aussi, comme nous venons de le dire, revêtus du pouvoir civil et du pouvoir militaire. Il est vrai qu’il y avait des provinces qu’on appelait armées et d’autres désarmées, parce qu’il y avait toujours dans les premières un corps de troupes destiné à n’en point sortir, au lieu qu’il n’y avait point un pareil corps de troupes dans les dernières ; mais l’officier qui gouvernait les provinces désarmées ne laissait pas de commander quelquefois les troupes qu’on y faisait passer dans le besoin. C’est ce qui arrivait quand le besoin n’était pas tel qu’il fallût envoyer dans cette province un officier d’un grade supérieur à son gouverneur ordinaire.

Depuis le règne de Tibère il n’y avait dans les Gaules que deux provinces qui fussent véritablement des provinces armées, la Germanie supérieure et la Germanie inférieure. Les autres étaient originairement des provinces désarmées, inermes provinciæ, ou elles étaient devenues de cette condition-là, quelque titre que l’on continuât de donner à leurs gouverneurs. Rien ne serait plus inutile que de faire ici le recensement de es dernières, parce que leur condition a varié  plusieurs reprises, et qu’il n’est ici question que d’expliquer l’état des choses immédiatement avant Constantin.

Sans être trop versé dans la politique, on voit bien qu’il était facile aux gouverneurs des deux provinces germaniques, comme aux gouverneurs des autres provinces armées, qui chacun dans son district faisaient à la fois les fonctions de général, de juge et d’intendant, de se soulever contre le prince, et de se faire proclamer empereur. Il est aisé à un officier qui exerce ces trois fonctions de se faire aimer en même temps des troupes et des habitants du pays, où elles servent toujours, et l’on séduit sans peine ceux dont on est aimé. D’ailleurs la manière dont les troupes romaines étaient, pour ainsi dire, conformées, et la manière dont elles faisaient le service, les rendaient plus susceptibles de séduction, plus enclines à se révolter, et plus capables de se donner un nouveau maître, que ne le sont les troupes que les potentats de la chrétienté entretiennent aujourd’hui.

Jusqu’au règne d’Auguste, Rome n’avait pas tenu à son service, des troupes destinées à demeurer toujours sous leurs drapeaux, et qui dussent être conservées et entretenues durant la paix, comme durant la guerre. Tant que la république avait subsisté, on n’avait levé des troupes que lorsqu’il y avait eu occasion de les employer actuellement. On y enrôlait tous les citoyens de quelque profession qu’ils fussent, chacun à son tour, et l’on renvoyait ces citoyens à leurs foyers, dès que les mouvements qui avaient fait craindre une rupture étaient calmés, ou dès que la guerre était terminée. Il parait en lisant les auteurs contemporains qui ont parlé des guerres civiles entre le parti de César et celui de Pompée, que l’on supposait également dans l’un et dans l’autre parti, que les légions devaient être licenciées de part et d’autre, immédiatement après la pacification des troubles. En effet rien n’était plus opposé à l’esprit d’une république où la puissance suprême résidait dans le peuple, que de tenir une portion de ses citoyens toujours armée. Il aurait été impossible néanmoins à la république, supposé que les guerres civiles dont nous venons de parler, se fussent terminées sans détruire sa constitution, de se passer de troupes réglées. Ses frontières reculées à une très grande distance de l’Italie, confinaient encore en plusieurs lieux à des nations barbares avec lesquelles il était impossible d’avoir jamais une paix tranquille et durable. Il était devenu d’une nécessité indispensable d’avoir en tout temps des armées sur les limites de l’état.

Ainsi quand Auguste se fut rendu le maître dans Rome, il ne dut point hésiter à suivre le conseil que lui donna Mecénas, d’avoir continuellement sur pied un corps de troupes, qu’il pût faire agir d’un moment à l’autre, soit contre les ennemis domestiques, soit contre l’ennemi étranger.

D’ailleurs l’entretien des troupes réglées donnait le moyen d’employer les citoyens que leur caractère ou le train de vie auquel ils étaient accoutumés, rendait incapables de toute autre profession que de celle des armes. Il se trouve toujours dans tous les états et dans tous les temps un grand nombre d’hommes de ce caractère, mais ce nombre est excessif dans les pays où les guerres civiles viennent de régner et où elles ont duré plusieurs années. La solde qui donne aux hommes dont nous parlons, un moyen honnête de subsister, les empêche d’être exposés à la tentation de fournir à leurs besoins par des violences. Enfin Auguste en faisant du service militaire qui jusqu’à lui n’avait été qu’une des fonctions communes à tous les citoyens, une profession particulière, pouvait se promettre que ses soldats en sauraient mieux leur métier, et que les autres citoyens oublieraient le maniement des armes.

Les troupes romaines formées par Auguste et qui ont été si longtemps la terreur des nations, et même de leurs propres empereurs, étaient divisées en légions. Chaque légion était composée de cinq à six mille soldats, dont il n’y avait que quatre ou cinq cent qui fussent montés. Le reste servait comme fantassins. L’officier qui commandait en chef la légion, avait le titre de lieutenant d’une légion. Comme on n’y enrôlait que des citoyens romains, les soldats dont elles étaient composées ne reconnaissaient guère d’autre distinction entre eux, que celle qui provenait des grades militaires où chacun était parvenu. On n’y croyait pas que les uns ne dussent entrer dans un corps que pour commander, et les autres pour obéir toujours. Le dernier des simples soldats pouvait devenir à son rang le premier tribun ou le second officier de la légion : car il paraît véritablement que les empereurs ne suivaient ordinairement que leur inclination lorsqu’ils nommaient le colonel lieutenant, ou l’officier qui la commandait en chef sous le nom de legatus légionis. Du moins juge-t-on par l’aversion que les troupes avaient pour les officiers avancés contre ce que nous appelons l’ordre du tableau, que ces sortes de préférences étaient rares. Ainsi les officiers et les soldats ne passaient guère d’un corps dans un autre, ce qui leur avait fait perdre leur rang d’ancienneté. Il devait arriver aussi très rarement que ceux qui étaient encore en état de porter les armes, voulussent quitter le service. L’officier était soutenu par la satisfaction de monter de temps en temps d’un degré, et par l’espérance qu’en continuant à détruire les châteaux de bois des brigantes, et à mettre le feu aux cases des maures, il parviendrait avant que d’avoir passé l’âge de soixante ans, à commander le corps où il s’était vu le dernier compagnon. Quant au soldat, il était encouragé par l’idée qu’il deviendrait un jour l’égal de ceux qui actuellement étaient ses supérieurs, si sa santé lui permettait de rester dans les troupes ; et que s’il arrivait qu’après avoir acquis la vétérance par vingt ans ou seize ans de service, il se trouvât trop cassé pour continuer le métier de la guerre, il se retirerait alors avec une récompense, soit en terres, soit en deniers, qui le mettrait en état de subsister commodément le reste de ses jours.

D’ailleurs la paye que touchait le simple soldat légionnaire, et qui était de près d’un denier d’argent par jour, se trouve, toutes choses évaluées, avoir été une solde trois fois aussi forte que l’est celle des fantassins entretenus aujourd’hui dans la chrétienté, qui reçoivent la paye la plus haute. Enfin, la division des hommes en citoyens et en esclaves, laquelle avait lieu pour lors, donnait moyen au soldat romain de se faire servir, et de s’épargner ainsi bien des fatigues et bien des travaux, que nos soldats sont obligés d’essuyer. Aussi voyons-nous par ce que dit Tacite en parlant du sac de Crémone arrivé sous l’empire de Vitellius, qu’il y avait dans un camp romain plus de goujats et d’autres valets d’armées que de combattants.

La subordination est l’âme des corps politiques. C’est elle qui les conserve, et qui les met en état d’agir. Mais cette subordination est bien moins respectée lorsqu’elle n’est que l’effet de la fortune ou de la faveur, que lorsqu’elle est uniquement l’effet du mérite et de la justice. Telle était la subordination qui avait lieu dans les troupes romaines. Si quelquefois l’ordre du tableau y avançait quelqu’un qui ne méritât point de monter au grade où il parvenait, du moins personne n’était mortifié de son avancement ; sa promotion était autorisée par l’usage, et l’on exécutait toujours de bonne foi ses ordres, quoique l’on méprisât sa personne.

Il était très rare qu’on séparât, du moins pour longtemps, une légion, afin d’en faire servir cinq cohortes dans un pays, et cinq cohortes dans un autre. La légion servait toute entière dans la même armée. Une légion ne se séparait point même quand la campagne était finie. Souvent elle passait l’hiver dans le même camp, ou du moins dans des camps voisins les uns des autres. L’usage de mettre les troupes en garnison dans les villes, n’avait point lieu sous le haut empire. Jusques au règne de Constantin Le Grand, qui, comme nous le dirons dans la suite, changea l’ancien usage, les troupes hivernaient dans des camps qu’on appelait des camps d’hiver. Ils étaient placés dans l’intérieur du pays, et le soldat qui avait été obligé à passer l’été sous des tentes de peau, pouvait s’y baraquer, mais il fallait toujours qu’il s’y retranchât et qu’il y fît le service aussi exactement que s’il eût été au milieu du pays ennemi. Voilà ce qui a rempli les Gaules et les autres provinces de l’empire romain, de ces camps retranchés, qui s’appellent encore aujourd’hui camps de César, c’est-à-dire, camps de l’empereur en général, et non point camps de Jules César.

Il était même ordinaire avant le règne de Domitien, de faire camper ensemble dans le même camp d’hiver, plusieurs légions : ce fut lui qui défendit cet usage, parce que Lucius Antonius président de la Germanie supérieure, avait profité d’un pareil campement pour faire révolter les troupes qui étaient sous ses ordres.

Ainsi les soldats qui composaient une légion ne se perdaient presque jamais de vue ; et comme ils se connaissaient dès l’adolescence, ils savaient quels étaient ceux d’entre eux qui avaient plus d’esprit et plus de courage que les autres. Les officiers d’un mérite supérieur connaissaient encore la portée et les inclinations de leurs compagnons, et ils savaient ce qu’il fallait dire à chacun d’eux pour le faire entrer dans une cabale, ou pour le retenir dans un parti. Il était impossible que les empereurs ne vissent pas clairement que l’usage de faire camper toujours les armées avait ses inconvénients ; mais ils étaient si persuadés qu’on ne saurait maintenir une discipline exacte dans les troupes, à moins qu’on ne tienne toujours ensemble les soldats et les officiers, et qu’on ne réduise les uns et les autres à ne vivre qu’avec des personnes de leur profession ; que bien que Rome fût le séjour ou le quartier ordinaire des cohortes prétoriennes, ces princes ne leur permirent pas longtemps de loger dans la ville, où Auguste qui les avait mises sur pied, les avait éparses par chambrées de cent hommes chacune. Elles avaient donc pour leur principale demeure un camp entouré de murailles de briques, que Séjan leur avait fait bâtir à une des extrémités de Rome, dont il était en quelque sorte la citadelle. Dans la suite elles en avaient eu encore un second auprès d’Albe.

Non seulement il était rare qu’on séparât une légion plusieurs corps qui servissent l’un dans un pays, et l’autre dans un pays différent, mais il n’était pas ordinaire qu’on la fît passer de la province où elle avait coutume de servir, dans une autre province. Les empereurs ignoraient que la raison d’état veut, pour me servir de l’expression usitée, qu’on promène les troupes, et qu’on ne les laisse jamais trop longtemps dans les mêmes lieux ; ou bien ils craignaient de mécontenter les légions s’ils la mettaient en pratique. En effet, rien ne contribua plus à faire révolter en faveur de Vespasien, et contre Vitellius les légions qui avaient leurs quartiers en Syrie, que le bruit qu’on y sema, que le dernier pour récompenser les légions des Gaules qui l’avaient salué empereur, voulait envoyer ces légions sur l’Euphrate où le climat était plus beau et la guerre moins pénible, que sur les bords du Rhin, et que l’intention de ce prince était de remplacer les légions des Gaules par celles qui étaient actuellement en Syrie.

Ainsi les mêmes légions servaient presque toujours ensemble. Il y a plus, elles servaient presque toujours avec les mêmes cohortes auxiliaires, tant de cavalerie que d’infanterie. Ces dernières troupes entretenues et soudoyées par le souverain, étaient composées de ceux des sujets de l’empire, qui ne pouvaient point entrer dans les légions, parce qu’ils n’étaient pas citoyens romains. On ne voulait recevoir dans ces corps, le nerf de la milice de l’empire, que des hommes intéressés par leur état personnel, à la conservation de la monarchie. Le plan que Mecénas proposa à César Auguste pour servir de règle dans le gouvernement de l’empire, et que Dion nous a conservé, établit comme une maxime fondamentale, qu’à l’avenir les troupes seront entretenues, comme on dit, paix et guerre,  et qu’elles seront composées de citoyens, d’alliés et de sujets. Nous avons déjà observé qu’une partie des sujets de Rome ne lui obéissaient que sous le titre spécieux de ses alliés. Cette disposition excluait donc les étrangers du service de l’empire. On n’était point reçu dans les troupes qu’il entretenait, qu’on ne fût son sujet à l’un des trois titres dont nous avons parlé.

Il est vrai qu’on trouve quelquefois dès le temps même des premiers empereurs, des troupes étrangères dans les armées romaines. On en voit par exemple dans l’armée de Vespasien qui faisait la guerre en Italie contre Vitellius, et dans l’armée de Titus lorsqu’il faisait la guerre contre les juifs. Mais ces troupes composées d’étrangers, n’étaient pas des corps à la solde de l’empire. Les étrangers qui servaient dans l’armée de Vespasien, étaient des sujets de Sido et d’Italicus rois des suèves.

Ces barbares avaient des volontaires qui accompagnaient leurs souverains. Il en était de même des étrangers qui servaient dans l’armée de Titus quand il assiégeait Jérusalem. Ces étrangers n’étaient point soldats de l’empire, mais des rois d’Asie. Ils n’étaient ni à son serment, ni à sa paye. Je reviens aux troupes composées d’alliés. Tacite dit, qu’Auguste laissa par son testament à chaque soldat des légions, dont les cohortes sont composées de citoyens romains, trois cent sesterces. Ce même auteur écrit qu’après la mort d’Auguste, Tibère lût en plein sénat l’état des forces de l’empire, dressé par Auguste, et que cet état contenait le registre des revenus, celui des dépenses nécessaires, une notice des provinces, et le nombre des troupes composées de citoyens, et celui des troupes composées d’alliés.

Ce qu’écrit notre historien dans la vie d’Agricola confirme bien ce que nous venons d’avancer. Après avoir dit qu’Agricola en faisant la disposition de son armée pour donner bataille aux bretons insulaires, avait placé, contre l’usage ordinaire, les légions en seconde ligne, et les cohortes auxiliaires en première ligne, il ajoute à sa narration : Suivant cet ordre de bataille,...

Comme les cohortes auxiliaires n’étaient point réunies en forme de corps militaire, ainsi que l’étaient les cohortes qui composaient les légions, et comme d’un autre côté les soldats des cohortes auxiliaires qui n’avaient pas les droits de citoyen romain, ne pouvaient pas prétendre d’avoir voix dans l’élection d’un empereur, on voit bien qu’elles étaient réduites à suivre l’impulsion des légions avec qui elles campaient. En effet, je ne me souviens pas d’avoir vu dans l’histoire des révolutions survenues dans l’empire romain par la révolte des armées, que les cohortes auxiliaires aient jamais commencé la révolte, ni qu’elles l’aient jamais empêchée. Il arrivait quelquefois que des armées qui servaient dans des provinces différentes, se confédérassent l’une avec l’autre. À quelque distance qu’elles fussent, elles se regardaient dès lors comme associées, et les intérêts de l’une devenaient les intérêts de l’autre. Le sceau de cette confédération était, deux mains d’argent ou d’un autre métal, qui se serraient l’une l’autre, et que les armées associées s’envoyaient réciproquement comme un gage de leur union. Si plusieurs des empereurs ont eu sujet de se louer de ces liaisons que les armées prenaient entre elles ; s’ils ont fait mettre sur leurs médailles la figure des deux mains jointes ensemble qui en étaient le symbole avec la légende, la concorde des armées, pour marquer que cette union avait été cause de leur élévation, ou qu’elle faisait leur sûreté, plusieurs de ces princes ont été les victimes de ces dangereuses confédérations. Enfin les troupes faisaient dans l’empire romain comme une république à part. Leurs camps étaient un état dans un autre état. On ne pouvait pas citer les militaires devant un tribunal, autre que celui de leurs officiers.

Bref, qu’on lise dans Juvénal combien il résultait d’inconvénients des privilèges dont les troupes s’étaient mises en possession. Le plus pernicieux était, qu’elles se figuraient souvent d’être en droit de destituer et de nommer l’empereur, peut-être parce qu’originairement la dignité impériale n’était autre que celle de général digne de son emploi. C’était ce titre, c’était le commandement de toutes les troupes qui avaient donné moyen à Auguste, le premier des empereurs souverains, de s’arroger aussitôt qu’il les eût usurpés, et l’autorité qui appartenait au sénat, et le pouvoir suprême qui appartenait au peuple romain.

On conçoit bien présentement avec quelle facilité le gouverneur d’une province armée, qui était à la fois audacieux et perfide, pouvait se faire proclamer empereur. Cependant dès qu’il avait été proclamé, il se trouvait le maître absolu de sa province, puisque les officiers qui devaient y rendre la justice et ceux qui maniaient sur les lieux les deniers publics, étaient dès avant sa révolte aussi soumis à ses ordres que les officiers militaires. Il avait mis en place la plupart de ceux qui lui étaient subordonnés, il connaissait de longue main les autres, et tous ils étaient depuis longtemps dans l’habitude de lui obéir.

Aussi voyons-nous que dans les trois siècles écoulés depuis Auguste jusqu’à Constantin, plus de cent gouverneurs de provinces armées se sont fait proclamer empereurs par les troupes qu’ils commandaient. Si quelques-uns ont succombé dans l’entreprise de se mettre à la place de leur maître, plusieurs autres y ont réussi. Parmi les cinquante princes qui ont rempli le trône depuis Auguste jusqu’à Constantin, on compte vingt de ces usurpateurs heureux, qui après s’être fait proclamer empereurs par une armée rebelle, ont été reconnus par le peuple romain. On ne trouve point dans la liste de nos cinquante empereurs un aussi grand nombre de princes qui aient succédé à leurs prédécesseurs comme leurs fils, soit adoptifs, soit naturels. Combien d’autres gouverneurs ont tenté de se faire saluer empereurs par leurs soldats, même sous le règne des plus grands princes, et n’en ont été empêchés que parce que le complot qu’ils tramaient aura été découvert avant qu’il fût entièrement ourdi. Si l’on ne lit point deux cent de ces conjurations dans l’histoire des empereurs, c’est parce que nous avons perdu la plus grande partie des auteurs qui l’avaient écrite. Vulcatius Gallicanus cite dans la vie d’Avidius Cassius, qui se voulut faire empereur sous le règne de Marc Aurèle, l’ouvrage d’un Æmilius Parthenianus un auteur qui avait composé l’histoire de ceux qui dans tous les temps, avaient tramé des conjurations, pour se rendre maîtres de la république. D’ailleurs l’histoire aime à supposer que plusieurs des gouverneurs de provinces armées dont leurs maîtres se défirent par toute sorte de voies,et dont elle rapporte la fin tragique, étaient morts innocents. On ne veut point croire qu’une conjuration qui n’a point éclaté ait été formée ; et si Galba la veille du jour qu’il fut assassiné, eût fait poignarder Othon, Othon peut-être serait dans l’histoire aussi peu coupable que Corbulon.

Nous avons déjà dit que suivant l’établissement fait par Auguste, et qui a eu lieu jusqu’au règne de Constantin, il n’y avait que deux des provinces dans lesquelles les Gaules étaient divisées alors, qui fussent véritablement des provinces armées, quoique les troupes passassent quelquefois dans les autres, et que ces deux provinces étaient la Germanique supérieure, et la Germanique inférieure. On n’en confiait ordinairement le commandement qu’à des personnes qui avaient été consuls. Il y avait dans chacune de ces provinces quatre légions, avec un nombre proportionné de cohortes auxiliaires, et ces troupes, comme on l’a déjà dit, étaient destinées à maintenir la paix dans les Gaules, et à empêcher que les germains barbares qui habitaient sur la rive droite du Rhin, ne fissent des courses. Il n’y avait que douze cens soldats romains dans l’intérieur du pays. Joseph fait dire aux juifs par le jeune Agrippa, lorsqu’il les harangua pour les dissuader de se révolter contre Rome : les Gaules obéissent aux romains...