Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE I — CHAPITRE III

Du revenu particulier de chaque cité, de ses milices, et de la manière dont elle était gouvernée.

 

 

Chaque cité avait ses revenus particuliers qui provenaient de deux sources. La première était le produit des octrois ou des droits particuliers que le prince permettait à chaque cité de lever sur les denrées et sur les marchandises, afin qu’elle fût en état de subvenir aux dépenses de la commune. Nous avons plusieurs lois impériales qui statuent touchant ces octrois, et entre autres une d’Arcadius et d’Honorius qui confirme les octrois accordés aux cités, et déclare que ceux qui voudront se pourvoir contre, ne seront pas écoutés.

La seconde source du revenu particulier des cités ou de leurs deniers patrimoniaux, était le produit des biens-fonds dont la propriété appartenait à la commune. Les lettres de Pline à l’empereur Trajan, le code et les autres monuments de l’antiquité romaine font foi que les cités acquerraient et qu’elles possédaient en propriété des fonds dont le revenu était employé, soit à faire de nouvelles acquisitions, soit à construire des bâtiments publics, soit à donner des spectacles.

Enfin rien ne manquait à chaque cité pour être en quelque manière un corps d’état particulier. Non seulement elle avait son sénat et ses revenus, elle avait encore sa milice. Quoique depuis la conquête des Gaules, Rome ait toujours exigé de leur peuple, une pleine et entière obéissance, néanmoins jusqu’au règne de Caracalla, elle a bien voulu épargner le nom de sujet à la plupart des gaulois, et les appeler ses alliés. Pour rendre son joug moins odieux, Rome donnait le titre spécieux de traité d’alliance, et l’acte par lequel plusieurs cités des Gaules s’étaient soumises à sa domination. On peut voir dans Pline quelles étaient les cités des Gaules réputées alliées, et quelles étaient les cités réputées sujettes. Cet usage est rendu constant par l’histoire. Lorsque plusieurs cités des Gaules qui avaient été sur le point de se révolter pour se joindre à Civilis, prennent enfin la résolution de demeurer fidèles à l’empire ; Tacite dit : qu’elles prennent la résolution d’observer les traités d’alliance. Quand il fait dire à ces cités par un officier romain, que les troupes réglées que l’empire entretenait, étaient suffisantes pour sa défense, et qu’il était inutile qu’elles fissent prendre les armes à leurs citoyens, il fait dire à cet officier, que les alliés n’avaient qu’à demeurer tranquilles dans leurs foyers. On trouve partout le même langage. Il est vrai que ces alliés étaient aussi soumis aux princes que les autres sujets. Ils étaient comme eux justiciables des officiers de l’empereur. Mais il suffisait à Rome d’être obéie. Il lui importait peu à quel titre.

On n’avait point pu laisser à nos alliés l’apparence de la liberté, sans leur laisser en même temps le maniement des armes, ni le leur laisser sans le laisser aussi aux sujets voisins des premiers. Aussi l’histoire fait-elle foi qu’on le leur avait laissé. Nous voyons que sous les premiers empereurs, et longtemps avant que Caracalla eût donné le droit de bourgeoisie romaine à toutes les cités de la Gaule, les officiers du prince avaient coutume dans les occasions de demander à ces cités des secours de troupes, et que les corps qu’elles faisaient marcher aussitôt, se trouvaient à des rendez-vous très éloignés des lieux de leur séjour ordinaire, peu de temps après qu’ils avaient été commandés. Cela n’aurait pas pu se faire s’il n’y avait pas eu dans chaque cité un certain nombre d’habitants qui eussent toujours leurs armes prêtes, qui fussent subordonnés à des chefs reconnus, qui fussent disciplinés en quelque manière ; en un mot, s’il n’y avait pas eu une milice semblable à celles qui sont aujourd’hui dans les états de la chrétienté, et semblable à celle que les rhétiens ou les grisons avaient certainement sous le règne de l’empereur Vitellius. Les helvétiens ou les suisses ayant commis quelques hostilités contre celle des armées de Vitellius, que Cécina conduisait en Italie, ce général résolut d’attaquer d’un côté son ennemi, tandis qu’il le ferait attaquer de l’autre par les troupes réglées qui étaient dans la Rhétie, et par la jeunesse du pays qui était accoutumée au maniement des armes et disciplinée.

Je vais rapporter quelques faits qui prouvent encore mieux ce que je viens d’avancer, après avoir néanmoins pris la précaution d’avertir ceux des lecteurs qui pourraient penser que j’approfondirais trop une matière étrangère à mon sujet, que je prétends faire voir dans la suite que les cités des Gaules avaient encore les milices dont je vais parler, sous nos rois mérovingiens, et qu’il est faux par conséquent que les francs eussent désarmé les romains de cette grande province de l’empire.

Tacite écrit, que lorsque la flotte d’Othon fit une descente sur les côtes de celle des provinces des Gaules qui s’appelait les Alpes Maritimes, et qui était sous l’obéissance de Vitellius le compétiteur d’Othon à l’empire : Marius Maturus qui commandait dans ce pays pour Vitellius, rassembla les habitants qui bordèrent aussitôt le rivage pour s’opposer au débarquement de l’ennemi.

Ce même historien fait souvent mention des milices fournies par les cités des Gaules à l’occasion des différents évènements de la guerre que Civilis fit aux romains la première année du règne de Vespasien. Notre Historien dit dans le récit du combat qu’Herennius Gallus donna près de Bonne contre les cohortes bataves qui désertaient du service de Rome pour aller servir Civilis contre elle ; qu’Herennius avait sous ses ordres trois mille soldats des légions, les cohortes des belges qu’on avait mises sur pied à la hâte, et un grand nombre de paysans et de valets d’armée. Tacite fait encore mention des secours des ubiens, et il fait dire dans le même livre à Civilis, que Virginius Rufus lorsqu’il avait battu Julius Vindex qui s’était révolté contre Néron, avait dû une partie du succès aux belges qui l’avaient joint : que dans cette bataille ç’avaient été les gaulois qui avaient défait les gaulois. Il est vrai que comme les empereurs qui n’admettaient dans les légions que les citoyens romains, levaient sous le nom de cohortes auxiliaires des corps composés de leurs autres sujets ; on pourrait croire que les secours des ubiens et ceux des belges signifiassent ici des cohortes auxiliaires de troupes réglées, levées par les officiers du prince dans le pays de Cologne, et dans la Gaule belgique ; mais suivant cette supposition, Tacite n’aurait pas dû dire, et il n’aurait pas dit ici, auxilia ubiorum, mais cohortes ubias. Il aurait dit les cohortes ubiennes, et non pas les secours des ubiens. Il n’aurait pas dit les belges, mais les cohortes belgiques.

Cet auteur prévient lui-même toutes les difficultés qu’on pourrait se faire à ce sujet, en écrivant que dans les commencements de la guerre de Civilis, les gaulois aidaient avec chaleur l’armée romaine et qu’ils lui envoyaient de nombreux secours.

Dans un autre endroit, Tacite écrit aussi en rendant compte de l’arrangement que Vitellius fit après avoir terminé à son avantage sa guerre contre Othon : Vitellius renvoya aux cités des Gaules leurs secours,... Tacite ne saurait mieux donner à connaître que sous le nom de secours fournis par les cités des Gaules, il n’entend point les cohortes auxiliaires de troupes réglées et soudoyées que Vitellius aurait pu faire lever dans les Gaules. Vitellius renvoie chez elles toutes les milices des Gaules dont il avait voulu seulement faire parade, mais il se contente de réduire à un moindre nombre les soldats des cohortes auxiliaires levées et soudoyées par l’empereur.

On voit même dans Tacite que les cités des Gaules ont fait quelquefois la guerre l’une contre l’autre dans le temps qu’elles étaient soumises à l’empire romain ; elles ne pouvaient faire ces guerres qu’avec leurs propres milices. Lorsque Galba eut été proclamé empereur, la cité de Vienne se déclara pour lui, et celle de Lyon se déclara pour Néron, qui avait rebâti la capitale de ce district après qu’elle eut été brûlée. Nos deux cités se firent ensuite une guerre sanglante, dont les évènements furent plus d’une fois funestes à l’une et à l’autre. Tacite dit même qu’elles la continuèrent avec un acharnement qu’on n’a point ordinairement quand on ne la fait que pour les intérêts de son prince. Cela suppose donc que l’un et l’autre parti pouvaient mettre en campagne des troupes parmi lesquelles il y avait quelque discipline, et qui étaient un peu aguerries. Durant la guerre de Civilis contre les romains, Julius Sabinus, le même qui est si célèbre par ses aventures, et par le courage de sa femme Éponine, ayant jeté avec mépris les monuments de l’alliance contractée autrefois entre la cité de Langres et les romains, il alla, suivi du peuple de sa patrie, attaquer la cité des séquanais qui voulait demeurer fidèle à l’empereur. Il se donna entre les deux partis une bataille, où ceux de Langres furent défaits.

Nous rapportons ci-dessous un passage de Joseph, qui fait foi que sous le règne de Néron les romains ne tenaient que douze cens hommes de troupes réglées dans l’intérieur des Gaules. Toutes les forces que l’empire avait dans cette grande province, étaient postées le long du Rhin ? Douze cens soldats auraient-ils suffi pour garder cette vaste étendue de côtes qui est depuis l’embouchure du Rhin jusqu’aux Pyrénées, contre ceux des barbares de la Germanie qui faisaient le métier de pirates, si chaque cité n’avait point eu une milice qu’on pouvait mettre sur pied, et faire marcher en peu de temps aux lieux menacés d’une descente ?

Je crois qu’il serait inutile d’aller chercher dans les historiens postérieurs à Tacite d’autres preuves de ce que j’ai avancé, d’autant plus qu’il s’agit d’une chose vraisemblable par elle-même. La raison d’état voulait que les romains obligeassent les cités des Gaules d’avoir chacune chez elle une milice qui pût dans les occasions accourir au secours des troupes réglées qui gardaient le Rhin et les côtes de l’océan. Si l’on veut faire agir ici les romains par les vues d’une politique plus subtile, ils devaient obliger les cités des Gaules d’avoir chacune sa milice particulière, afin que les contestations inévitables entre des voisins, y donnassent lieu à des hostilités que le prince serait toujours le maître de faire cesser, mais qui ne laisseraient pas d’entretenir entre ces cités une aversion capable de les empêcher d’être jamais en assez bonne intelligence, pour se révolter de concert. Quoiqu’il en fût, il est certain que les cités des Gaules n’étaient guère en meilleure intelligence sous les empereurs romains qu’elles l’étaient quand leurs dissensions donnèrent à Jules César le moyen de les assujettir l’une après l’autre. Nous les verrons même quelquefois en guerre ouverte l’une contre l’autre, sous les rois mérovingiens.

Chaque cité des Gaules avait un comte ou gouverneur particulier qui tenait son emploi de l’empereur, et qui avait soin d’obliger le sénat et les décurions à faire leur devoir. Cet officier était subordonné au président ou au proconsul de celle des dix-sept provinces où son district était enclavé. C’est de quoi nous parlerons plus au long, en exposant quels étaient les officiers que le prince envoyait pour gouverner les Gaules. Mais avant que de traiter cette matière-là, il est bon de finir tout ce qui regarde les droits dont jouissaient les cités.