Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules

 

LIVRE I — CHAPITRE II

De la division du peuple, laquelle avait lieu dans les Gaules au commencement du cinquième siècle.

 

 

Nous prendrons ici le mot d’habitants dans son acception la plus générale suivant laquelle il comprend tous ceux qui habitent dans un pays, quelque y soit leur condition. Quant au mot de peuple, nous l’entendrons dans la signification qu’il a communément en droit public, et suivant la définition que Justinien en fait, lorsqu’il dit : tous les citoyens, même les sénateurs et les patriciens, sont compris sous le nom de peuple.

La première division des habitants des Gaules était, comme par tout ailleurs, celle qui se faisait alors en hommes libres et en esclaves. Ces esclaves étaient de deux conditions différentes. Les uns, ainsi qu’il se pratiquait dans la Grèce et dans l’Italie, demeuraient dans les maisons de leur maître, soit à la ville, soit à la campagne ; et là ils travaillaient pour le profit de ce maître, qui de son côté devait leur fournir la nourriture, et tout ce qui est nécessaire à la subsistance de l’homme : les autres esclaves des Gaules avaient chacun, quoique serfs, leur domicile particulier, et une habitation à eux, soit dans une ville, soit sur les terres que leur maître leur avait assignées pour les faire valoir. Ces esclaves étaient obligés de se nourrir et de s’entretenir eux-mêmes : mais aussi les fruits de la terre qu’ils cultivaient, et le produit de leur travail leur appartenaient, moyennant qu’ils payassent annuellement à leur maître la redevance convenue, et qui consistait en denrées, en bestiaux, en étoffes, en fourrures ou en deniers. Suivant Tacite, le genre d’esclavage que je viens d’expliquer, était celui qui avait lieu dans la Germanie au temps de cet auteur, et dans cet ouvrage, nous l’appellerons la servitude germanique.

On voit par quelques lois des derniers empereurs romains, et par un grand nombre de lois contenues dans les codes publiés par les rois barbares établis dans les Gaules, et dont nous rapporterons des extraits dans la suite, que l’esclavage germanique était constamment en usage dans les Gaules dès le cinquième siècle. Il y avait même déjà des tenanciers de condition libre, c’est-à-dire, des citoyens à qui les propriétaires des terres en avaient abandonné une certaine portion, à condition de les tenir en valeur, et d’en payer une redevance. C’est de ces tenanciers de condition libre, qu’il est si souvent parlé dans les anciennes coutumes, sous le nom de serfs d’héritages ; au lieu que les tenanciers esclaves y sont désignés sous la dénomination de serfs de corps et d’héritage.

Dès qu’on a quelque connaissance de l’histoire romaine, on n’ignore pas, que dans tous les pays de l’obéissance de l’empire, le nombre des esclaves était beaucoup plus grand que celui des personnes libres ou des citoyens. La religion chrétienne n’avait rien fait changer à cet égard dans la constitution de la société, et nous voyons même que sous les derniers empereurs les églises avaient des serfs de tout genre, qui leur appartenaient. Nos rois de la première race et ceux de la seconde race, ne s’étant point fait un objet du dessein d’abolir les anciens usages concernant la servitude, il ne faut point être surpris, que sous les premiers rois de la troisième race, la France fut encore remplie d’esclaves dont il semble que le nombre excédait de beaucoup celui des citoyens. Il n’est donc pas vrai que la multitude de gens de pôte et de serfs de tout genre et de toute espèce, qu’on voit avoir été dans le royaume sous Hugues Capet et sous ses douze premiers successeurs, provenait comme quelques auteurs l’ont imaginé, de ce que les francs avaient réduit en servitude l’ancien habitant des Gaules, quand ils s’établirent dans ce pays. Elle provenait uniquement de ce que les Gaules, ainsi que les autres provinces de l’empire, étaient plus peuplées d’esclaves que d’hommes libres, quand elles passèrent sous la domination de nos rois. J’ai cru devoir ici prévenir mes lecteurs sur un point d’une si grande importance, quoique je doive en parler ailleurs.

Nous diviserons en premier lieu les citoyens, ou les habitants de la Gaule qui étaient de condition libre, en ecclésiastiques et en laïques. Il y avait dans chaque capitale des cent quinze cités des Gaules, du moins à l’exception de quatre ou cinq villes, un siége épiscopal. Les siéges qui étaient placés dans les métropoles de chacune des dix-sept provinces, s’appelaient siéges métropolitains, parce que ceux qui les remplissaient avaient une primauté de rang et de juridiction sur les évêques de la province, dont cette cité était la capitale. On ne donnait encore néanmoins que le nom d’évêques aux prélats qui remplissaient les siéges métropolitains. Ils n’ont pris le titre d’archevêque que longtemps après le cinquième siècle.

Le clergé séculier et le clergé régulier, étaient alors également soumis à l’autorité des évêques. Mais tout ce qui concerne l’histoire et la discipline de l’église gallicane, a été si bien expliqué par des savants illustres, et dont les écrits sont entre les mains de tout le monde, que je me bornerai à parler de nos évêques uniquement comme de citoyens qui tenaient un grand rang dans leur patrie, et qui avaient beaucoup de part aux révolutions. En effet les droits attachés dès lors à la dignité épiscopale, ne pouvaient pas manquer de donner à ceux qui s’en trouvaient revêtus, une grande considération et un grand crédit dans la société. Durant le cinquième siècle les évêques avaient le pouvoir de disposer ainsi qu’ils le jugeaient à propos, des biens de leur église ; et la plupart des églises étaient déjà richement dotées. Les évêques gardaient ou bien ils rendaient, suivant qu’ils le trouvaient convenable, les esclaves, et même les criminels qui étaient venus chercher un asile dans les temples des chrétiens.

Il y avait plus. Les lois impériales autorisaient les évêques à se rendre en quelque sorte les tuteurs des veuves et des orphelins, comme à prendre connaissance des jugements qui se rendaient dans les tribunaux laïques, à suspendre l’exécution de ces jugements, et même à les réformer en certains cas. Les personnes qu’ils avaient excommuniées étaient regardées comme mortes civilement, lorsqu’elles avaient laissé passer un certain temps sans faire les diligences nécessaires pour obtenir l’absolution. Ce qui donnait encore un plus grand poids à l’autorité dont les évêques des Gaules y jouissaient dans le cinquième siècle, c’est que la plupart d’entre eux ajoutaient à la considération que leur dignité leur attirait, le crédit sans bornes qui s’acquiert par un mérite personnel, éminent et reconnu de tout le monde. Si d’un côté nous voyons en parcourant le martyrologe, que l’église gallicane lui a fourni durant le cinquième siècle et le siècle suivant un nombre d’évêques mis au nombre des saints, plus grand que le nombre qu’elle lui en a fourni durant tous les autres siècles mis ensemble, nous voyons aussi d’un autre côté dans l’histoire, que ces évêques saints ont été des citoyens courageux et capables de faire tête à toute sorte d’orages. Il n’en faut point être surpris. Comme les premiers pasteurs étaient alors choisis par les ouailles, plus les temps devenaient difficiles, plus les diocésains avaient attention à n’élire pour leur évêque qu’une personne capable de les défendre contre toute sorte d’ennemis. Dans cette vue ils nommaient souvent pour être leur évêque, un concitoyen qui vivait actuellement dans l’état du mariage, mais qui avait fait voir beaucoup de mérite et de vertu, en exerçant les emplois du siècle, et on l’installait après qu’il s’était séparé d’avec sa femme. Aussi verrons-nous que les évêques des Gaules eurent du moins autant de part à l’établissement de la monarchie française, que l’épée de Clovis.

Quant aux citoyens laïques des Gaules, nous les diviserons d’abord par rapport à la religion qu’ils professaient. Les uns étaient chrétiens, et les autres étaient ou juifs ou païens.

Dans la dernière dispersion des juifs commencée sous l’empire de Vespasien et consommée sous celui d’Adrien, plusieurs personnes de cette nation se retirèrent dans les Gaules, où elles firent le bien et le mal qu’elles y ont fait jusqu’à leur dernière expulsion par notre roi Charles VI et qu’elles font encore dans les pays où le souverain leur permet d’exercer leur religion, et de faire un peuple à part. Les juifs dans le cinquième siècle prêtaient donc à usure aux particuliers, comme aux communautés, et ils se mêlaient autant qu’ils le pouvaient du recouvrement des revenus du prince. Nous les verrons donner lieu par leurs exactions à plusieurs évènements. D’un autre côté le menu peuple à qui le secours même qu’il en tirait quelquefois, les rendait odieux, leur imputait déjà outre leurs véritables crimes, tous les malheurs dont il ne voyait point la cause. Il les rendait responsables de l’intempérie des saisons et de la corruption de l’air. Voilà pourquoi Rutilius, auteur du cinquième siècle, et qui a écrit en vers la relation de son voyage de Rome dans les Gaules, dit : qu’il serait à souhaiter que Pompée et Titus n’eussent jamais subjugué la Judée, parce que la dispersion des juifs dans tout l’empire, n’avait servi qu’à donner à cette nation le moyen d’exercer ses talents funestes dans un plus grand nombre de pays, où ces vaincus opprimaient tous les jours leurs vainqueurs.

Durant le cinquième siècle il y avait encore dans les Gaules, principalement dans leurs provinces septentrionales, plusieurs païens, nonobstant les conversions nombreuses que saint Martin y avait faites par ses missionnaires, et qui lui avaient mérité le surnom glorieux d’apôtre des Gaules, titre sous lequel il nous arrivera souvent de le désigner. C’est ce qui parait et par l’histoire et par la loi que publia vers le milieu du sixième siècle le roi Childebert, fils de Clovis, pour extirper les racines de l’idolâtrie. Nous la rapporterons en son lieu. Il est vrai que Théodose le Grand avait presque aboli le paganisme en orient, même avant la fin du quatrième siècle ; mais ce prince n’avait pas régné paisiblement dans les Gaules durant un temps assez long, pour y détruire entièrement le culte des idoles. Son fils Honorius qu’il avait laissé empereur d’occident, tâcha bien d’y abolir le paganisme en publiant plusieurs lois qui tendaient à la destruction de cette religion ; mais les troubles et les guerres qui ne discontinuèrent presque pas sous son règne, rendirent son zèle inutile et ses ordonnances sans effet. On peut juger par l’évènement que je vais raconter, de ce qui arrivait ordinairement à ce sujet-là.

Les complots de Stilicon, qui en ralliant les païens avait trouvé moyen de former dans la cour même d’Honorius une conjuration formidable, avaient déterminé cet empereur à publier son édit du mois de novembre de l’année quatre cent huit, par lequel il excluait des principaux emplois de l’état tous ceux qui ne faisaient point profession de la religion catholique. Dès que la loi eut été publiée, Généridus un des barbares qui étaient dans le service de l’empire, et qui faisait profession du paganisme, remit les marques de l’emploi dont il était actuellement revêtu, en déclarant qu’il l’abdiquait. Honorius exhorta lui-même d’abord Généridus, à garder son emploi. Ce prince soit que son dessein eût été tel, lorsqu’il avait fait sa loi, soit qu’il eût changé d’avis après en avoir vu les premiers effets, fit entendre à Généridus qu’elle n’était point une loi sérieuse, ni qui dût être exécutée à la lettre, mais bien une de ces lois d’exclusion générale que la politique regarde comme une des grandes ressources des souverains. En effet ces lois leur donnent à la fois et le moyen de pouvoir sans désobliger personnellement aucun particulier, se défaire des officiers suspects de trahison, et le moyen de s’attacher par une distinction honorable, et qui ne coûte rien, les officiers dignes de confiance, à qui l’on fait valoir comme une grande grâce la dispense qui leur est accordée. Généridus répondit, que la loi qui venait d’être publiée faisait tort à tant de braves gens, qu’il se garderait bien de contribuer à la mettre en vigueur, ce qu’il ferait s’il en obtenait une dispense. L’empereur convaincu que plusieurs officiers qu’il ne voulait point perdre, suivraient l’exemple de Généridus, révoqua son édit.

Nous verrons encore Litorius Celsus, et d’autres païens commander les armées sous les successeurs d’Honorius. Plusieurs romains ne pouvaient prendre la résolution d’abandonner le culte de ces dieux, qu’ils s’imaginaient avoir soumis à Rome tant de provinces, et qu’Horace et Virgile avaient chantés. Peut-être fallait-il pour extirper le paganisme dans l’empire d’occident, que des barbares élevés dans des principes bien différents, s’en rendissent les maîtres.

Les citoyens des Gaules qui faisaient profession du christianisme, étaient encore de deux communions différentes. Les uns étaient catholiques, et les autres ariens. Véritablement ces derniers étaient en très petit nombre durant le cinquième siècle. Le zèle des évêques secondé de l’autorité impériale, avait ramené la plupart de ces hérétiques dans le giron de l’église. On ne voit pas du moins que durant le cours des révolutions arrivées dans les Gaules pendant le cinquième siècle et le siècle suivant, ceux des anciens habitants du pays qui étaient ariens, aient été assez puissants pour y former aucun parti en faveur des visigots ou des bourguignons qui étaient de cette secte-là, au lieu qu’on voit que ceux des anciens habitants des Gaules qui étaient catholiques, en formèrent souvent en faveur des francs, dès que les francs eurent embrassé la religion orthodoxe. Suivant les apparences l’inaction de ceux des romains des Gaules qui étaient ariens, venait de leur impuissance, et leur impuissance venait de leur petit nombre.

Après avoir divisé les citoyens des Gaules par rapport à la religion qu’ils professaient, il convient de les diviser par rapport aux trois ordres politiques ; ou pour parler le style de notre droit public, par rapport aux trois états, dans lesquels tous les citoyens laïques étaient distribués. Ces trois ordres étaient celui des maisons patriciennes ou sénatoriales, celui des personnes d’honnête famille, ou des bons bourgeois, et celui des citoyens qui exerçaient les arts et métiers. Cette nouvelle division du peuple romain aura succédé peu à peu à la division ancienne, suivant laquelle il était partagé en tribus et en classes. Cette division qui n’était plus d’un grand usage depuis que Tibère eût ôté au peuple le droit de nommer au consulat comme aux autres dignités, pour l’attribuer au sénat, devint entièrement inutile quand Caracalla eut donné le droit de la bourgeoisie romaine, à tous les sujets de l’empire.

À l’exemple de Rome chaque cité avait son sénat particulier, qui sous la direction des officiers dont la commission émanait de l’empereur, et dont il sera parlé dans la suite, gouvernait le district, et y rendait ou y faisait rendre la justice. Comme la juridiction des officiers municipaux qui composaient le sénat des villes, n’était pas restreinte alors, ainsi qu’elle l’est maintenant, à une banlieue très bornée : comme il n’y avait alors ni fiefs, ni terres seigneuriales, tout le plat pays d’une cité ressortissait de la capitale de la cité, et il était gouverné par les tribunaux résidents dans cette capitale. Ainsi les citoyens considérables d’une cité devaient être tous domiciliés dans sa capitale, au lieu d’être domiciliés dans des châteaux comme ils le sont aujourd’hui. C’était donc la ville qui faisait la loi à tous les habitants de la cité. Ainsi l’on juge bien qu’il se trouvait dans ces capitales un nombre de notables citoyens assez grands pour en former un corps respectable à tous les autres habitants.

Les sénats étaient composés de ceux à qui leurs dignités y donnaient entrée ; et l’on appelait familles sénatoriales, celles qui sortaient d’un de ces sénateurs. Elles faisaient donc le premier ordre des citoyens, et jouissaient de grandes prérogatives. Cependant nous verrons, en parlant des revenus que l’empire avait dans les Gaules, que les biens des sénateurs n’étaient pas exempts de l’imposition ordinaire mise sur tous les fonds, non plus que des subsides extraordinaires. Ils étaient seulement exemptés ordinairement de fournir des hommes pour la recrue des troupes, et des fonctions municipales les plus onéreuses.

Le second ordre était composé de différentes décuries ou classes, dans lesquelles étaient distribués les citoyens qui possédaient en pleine propriété des biens-fonds dans l’étendue du territoire d’une cité, et qui étaient d’ailleurs d’honnête condition. On appelait curiales ceux de ces citoyens qui avaient voix active et passive dans la distribution de tous les emplois municipaux que faisait l’assemblée des citoyens ; ou pour parler à notre manière l’hôtel de ville ; au lieu que l’on appelait simplement possesseurs les personnes, qui bien qu’elles possédassent des fonds en toute propriété dans la cité, n’avaient pas néanmoins droit d’entrer dans les assemblées de la curie, soit parce qu’elles n’étaient pas encore d’une condition assez honorable pour cela, soit parce qu’elles étaient domiciliées ailleurs, et qu’on ne pouvait point être à la fois membre de deux curies, ou citoyen de deux cités.

C’était de ces curiales que se tiraient les décurions et les autres personnes qui devaient exercer les emplois municipaux, et qui composaient la seconde cour de la cité, ce que nous pouvons appeler le corps de ville. Quelques lois impériales et quelques auteurs, appellent ces curies le sénat inférieur. Du temps d’Honorius, le chef de ce second sénat était électif, et il restait cinq ans en place. Au reste l’autorité du corps de ville s’étendait comme celle du sénat, sur tous les bourgs et sur tout le plat pays, dépendants de la cité. Ainsi c’était lui qui était chargé de toutes les affaires pénibles du district. Il était tenu de faire le recouvrement des impositions, en se conformant au rôle ou au cadastre arrêté par les officiers de l’empereur, comme d’en payer les deniers à jour nommé, moyennant une remise accordée, tant pour les frais que pour les non-valeurs. C’était encore aux décurions à lever les hommes que leur cité devait fournir pour son contingent dans la recrue des troupes de l’empire. Enfin c’était à eux à répartir sur leurs compatriotes les contributions extraordinaires, soit en grain, soit en fourrages, que le prince demandait, et de faire fournir des voitures aux soldats, et à tous ceux qui avaient obtenu de l’empereur un ordre qui enjoignait de leur en fournir.

Dans le cinquième siècle la condition de ces curiales devint si fâcheuse par le malheur des temps, et par la faute du gouvernement, que plusieurs d’entre eux abandonnaient leur patrie pour se retirer, soit dans les contrées des Gaules qui étaient déjà sous la domination des barbares, soit dans une autre cité que la leur, quoiqu’ils ne dussent point tenir aucun rang dans cette cité où ils allaient être regardés comme étrangers ; dans laquelle ils ne pourraient point enfin parvenir au moindre emploi. Le code est rempli de lois publiées par les derniers empereurs, pour engager nos curiales à retourner volontairement dans leur patrie, et même pour les forcer à y retourner quand ils voulaient s’obstiner à vivre dans l’espèce d’exil, auquel ils s’étaient condamnés : personne n’ignore, dit l’empereur Majorien,...

Il arriva même dans la suite que ceux des curiales qui avaient du crédit, obtenaient du prince des rescrits, en vertu desquels ils étaient rayés sur les rôles des membres des curies, et inscrits sur le rôle des simples possesseurs ou possessores. Si l’état du curialis avait été plus avantageux que celui du simple possesseur, quand les emplois municipaux n’étaient pas trop à charge, l’état du simple possesseur se trouva préférable à celui du curialis, quand ces emplois furent devenus excessivement onéreux. Le possesseur en était toujours quitte, en payant comme il le pouvait, son contingent dans les impositions, au lieu qu’il fallait que les curiales fissent chacun à son tour le recouvrement des sommes dues par chaque contribuable, et qu’ils en fissent les deniers bons. Rapportons un exemple de cette translation d’un état à l’autre qui est dans les lettres de Cassiodore. On sait que Théodoric, roi des ostrogots, et son successeur Athalaric, se sont piqués de gouverner l’Italie suivant les lois et suivant les maximes romaines. Nous citerons encore dans la suite un assez grand nombre de passages de Procope et d’autres auteurs qui font foi suffisamment que nos deux princes se sont conformés à ces lois et à ces maximes tant qu’ils ont régné dans ce pays-là. Voici donc ce qu’on trouve sur notre sujet dans une lettre que Cassiodore écrit au nom d’Athalaric, au préfet du prétoire d’Italie, Abundantius, et cela pour lui enjoindre d’ôter Agénantia et ses enfants du rôle des curiales de la Lucanie, et de les mettre sur celui des simples possesseurs de la même province.

Athalaric après avoir exposé qu’un des motifs de plusieurs lois sévères, publiées pour obliger les citoyens enrôlés dans les curies à demeurer dans leur état, et à ne point sortir de leur patrie, a été celui de fournir au prince, qui seul peut dispenser de ces lois, des occasions de faire bénir sa bonté, ajoute : c’est dans cette vue que nous vous enjoignons d’ôter... Cet ordre donné par le prince en termes clairs et précis, était suffisant pour faire exécuter sa volonté ; et les ordres que les souverains envoient à un de leurs officiers, concernant les cas particuliers, n’ont pas coutume d’être ni plus étendus, ni mieux motivés. Mais heureusement pour nous, Cassiodore qui a servi longtemps de chancelier aux rois ostrogots, ne croyait point qu’il dût faire toujours parler son prince comme un maître despotique, et qui dans ces sortes d’occasions n’a point à rendre compte du motif de ses volontés. Il le fait donc parler souvent dans les ordres envoyés à un officier sur une affaire particulière, comme les souverains ont coutume de parler dans le préambule qu’ils mettent à la tête d’une loi générale et nouvelle, afin d’instruire leur peuple des motifs qui les ont engagés à la publier. Il peut se faire que les contemporains de Cassiodore aient blâmé sa méthode ; mais nous ne pouvons que savoir gré à cet illustre ministre d’avoir affecté les styles raisonnés dont il s’est servi, puisqu’il nous instruit ainsi de plusieurs choses que nous ignorerions aujourd’hui, s’il eût fait parler toujours ses maîtres avec la brièveté d’un empereur : voici donc ce qu’ajoute Cassiodore à l’ordre donné en faveur d’Agenantia, et cela dans la vue de diminuer la jalousie, et de prévenir les plaintes, que le bienfait du prince pouvait exciter contre elle et contre ses enfants.

Cependant ils continueront à porter les charges...

Si j’ai été si long sur le second ordre des citoyens des Gaules, c’est que tout ce que j’en ai dit ici est absolument nécessaire à l’intelligence de deux ou trois sanctions des plus importantes des lois saliques, comme on le verra dans le dernier livre de cet ouvrage. Le troisième ordre était composé des citoyens qui gagnaient leur vie en exerçant les arts et métiers. Comme chaque art ou métier faisait un corps ou un collège particulier, on appelait cet ordre les collèges des métiers, collegia opificum. Il parait que l’empereur Alexandre Sévère a été l’instituteur de ce troisième ordre de citoyens. Ce prince, dit Lampridius, réduisit en forme de compagnie réglée les marchands de vin, les grenetiers, les cordonniers, et tous ceux qui exerçaient les autres arts. Il donna même à chacun de ces corps de métier, le droit de se choisir des chefs, pris dans le nombre de ceux qui le composaient. La plupart de ces citoyens étaient des affranchis, qui suivant les lois en vigueur dans le cinquième siècle, devenaient citoyens romains aussitôt qu’ils avaient été mis en liberté, ou les descendants de quelqu’un de ces affranchis qui n’avaient point encore fait assez de fortune pour entrer dans le second ordre. Il parait que les collèges d’artisans où les corps des arts et métiers s’assemblaient bien pour régler leur police particulière, et qu’ils pouvaient même imposer sur leurs membres quelques taxes légères pour fournir aux frais que toute la communauté est obligée de faire ; mais on ne voit point qu’ils eussent aucune part à l’imposition, ni à la levée des revenus du prince.